1
1000
6
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/879cdeb713542f24d7cb1e9318c2a9db.pdf
211cf15c350aeabd7ce69719ebcb24c8
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Ouvrages remarquables des écoles normales
Description
An account of the resource
Document
A resource containing textual data. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
L'enfant
Subject
The topic of the resource
Education
Description
An account of the resource
Seconde édition revue et augmentée
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Mme de ******
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie de L. Hachette et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1860
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-02-22
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/167635514
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
1 vol. au format PDF (392 p.)
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG 37 126
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Lille
Rights Holder
A person or organization owning or managing rights over the resource.
Université d'Artois
PDF Search
This element set enables searching on PDF files.
Text
Text extracted from PDF files belonging to this item.
�l'iris.—Imprimé parE. Thunot et Gc, rue Racine,
�L'ENFANT
ARCHIVES
Puissent les femmes se persuader que le grand et noble but de leur vie ne consiste pas seulement à donner le jour' à leurs enfants, mais à les élever en les préparant à remplir dignement la mission à laquelle Dieu et la société les appelleront !
-ÉCOLE
REVI$
mmm ti LILLE
AJ
SECONDE EDITION
Î Efsj^Gst^f^/enbsire
-N#-de Cataloou Cote
LË3I1
PARIS
LIBRAIRIE
IU'E
DE
L.
HACHETTE
N°
ET
CIE
P1EKRE-SARRAZIN,
14
1860
Droit de reproduction et de traduction reserve.
v
��PRÉFACE
DE LA SECONDE ÉDITION.
Les mères ont lu et accepté ces pages écrites pour elles; et tandis que l'auteur recevait les ^touchants témoignages du sympathique intérêt ;éveillé dans leur cœur, senl succès auquel il lui fut permis d'aspirer, l'œuvre avait marché. Elle s'était fait accueillir par des écrivains et ,des penseurs qui n'ont pas dédaigné de manifester leur approbation d'une manière trop chaleureuse pour ne pas être l'objet d'une profonde reconnaissance. Revues , journaux, de toute?
�nuances se sont plu à signaler cette modeste production à l'attention de leurs lecteurs, et quelques mois ont suffi pour épuiser la première édition. Ne pouvant attribuer cette unanimité de bienveillance à son œuvre, dont personne mieux que celle qui Ta écrite ne connaît les imperfections, l'auteur, sans précédent d'aucune sorte, a dû la reporter tout entière sur le sujet même, et une pensée consolante a germé dans son âme brisée en voyant combien il est facile de faire vibrer les cordes les plus délicates du cœur aux seuls mots de
FAMILLE
et d'ENFANT.
La vérité des tableaux, la pureté des sentiments suffisent en effet; il n'est pas besoin de la profondeur de l'érudition, des recherches de la science, ni de la magie du style lorsqu'on aborde un tel sujet; les ornements ici, déparent ou cachent la nature, si belle dans sa majestueuse simplicité. Cependant des hommes sérieux, dont la conscience obéit à des tendances religieuses plus ou moins libérales, ont cru devoir faire quelques
�VII
réserves inspirées par la diversité de leurs appréciations. Les uns ont reproché à l'auteur de s'être tenu dans un milieu trop peu défini; les autres, au contraire, d'avoir tracé une direction trop exclusive. Ces critiques, partant ainsi de deux points opposés, et tempérées d'ailleurs par ce que toutes ont reconnu de solide dans le sentiment religieux qui a inspiré l'ouvrage, suffiraient pour faire conclure que l'auteur est resté dans cet esprit de tolérance et d'union qu'on doit inspirer à la jeune fille comme étant la pensée du présent et le but de l'avenir. On a paru regretter aussi que le livre manquât d'une conclusion nécessaire. La femme qui a vu s'écrouler l'édifice de ses joies d'icibas, et s'évanouir, l'une après l'autre, toutes ses espérances, doit-elle, repliant son âme, fermer le trésor d'amour que son cœur répandait avec tant de prodigalité sur les objets de sa tendresse ? Est-ce là ce que demande le maître de toutes choses? —Ou bien, la pauvre créature, ainsi déshéritée de tout ce que la famille lui donnait de bonheur, ne doit-elle pas chercher
�à s'en créer une nouvelle, fondée non sur les liens du sang, mais sur cette féconde et progressive idée de la fraternité humaine, sur ce grand esprit de charité qui embrasse dans un même amour tous les êtres souffrants? Qui mieux que la femme éprouvée par des pertes irréparables saura comprendre et secourir le malheur? Voilà ce qu'on disait à l'auteur, ou plutôt à la mère, et ce sentiment était si bien en elle que déjà, dans le silence de sa solitude, elle cherchait les moyens non de combattre sa douleur, mais de lui donner un aliment utile. Rien donc ne pouvait l'encourager davantage à combler la lacune indiquée, et à formuler sa pensée infime que de la voir comprise et présentée comme devant être la suprême consécration d'une vie de sacrifices.
Paris , 1" décembre 1839.
�INTRODUCTION.
Ceci n'est point un livre et n'en a pas la portée, c'est le reflet bien pâle d'un bonheur disparu , l'écho ien affaibli des joies du foyer ; c'est la douceur ineffable du premier sourire de mon fils, sourire, hélas! si près de son dernier regard; c'est, enfin, le souvenir des seize ans de ma fille, de cet ange qui adoucissait les douleurs du veuvage. Placée entre un présent plein de douleur et un avenir sans espérance ici-bas, j'ai cherché dans mon
âme les bienfaisantes émotions du passé, j'ai essayé de les faire revivre en révélant quelques-uns de ces mystères de tendresse qui faisaient ma joie, alors que je voyais ma douce enfant grandir et s'élever près de moi et par moi. J'ai voulu décrire ce chemin enchanté que non* avions suivi pour nous ai-
�mer. — Puissent d'autres mères plus heureuses y trouver aussi la source du vrai bonheur, de celui qui ne trompe jamais et dont le souvenir, en écrivant ces lignes, vient encore réchauffer et ranimer mon cœur !
Si, pour servir de titre à ces pages, j'ai choisi ce mot : L'ENFANT, c'est qu'il en indique à la fois le but et la pensée; si j'ai cherché, dans le charmant prestige qui l'accompagne toujours, un moyen d'appeler l'intérêt des mères, c'était pour me faire accepter par leur cœur. Elles comprendront que je me sois servie de ce talisman pour protéger une œuvre que j'aurais voulu rendre plus digne de leur amour. Ces essais auraient pu s'appeler aussi Yamour maternel, Y amour de la famille, dont ils retracent la tendresse et les joies ; puissent-ils en faire comprendre quelques-unes , et prouver surtout que c'est seulement dans le devoir accompli avec amour qu'on trouve le vrai bonheur.
L'amour de la mère pour ses enfants, c'est le dévouement sans bornes, la grande tâche de la femme, le but suprême de sa vie. Mais ce sentiment sublime,
�•
— XI —
dont Dieu a mis le germe dans nos cœurs, a besoin de s'exercer sans cesse pour se développer. Oui, l'amour maternel est perfectible ; il est soumis au développement des facultés du cœur et grandit avec elles. Chez tous les peuples, à toutes les époques , il s'est transformé ; il se montre tantôt fort et invincible, tantôt affaibli, indifférent, et tellement amoindri qu'il semble ne plus exister. Aujourd'hui même, des nations entières nous affligent encore par d'odieuses aberrations. — N'est-on pas porté à se demander si les femmes de ces contrées ont un cœur, ou quel est le narcotisme effrayant qui l'a rendu insensible? Si ces preuves vivantes ne nous permettent pas d'oublier que l'amour maternel, le plus noble de tous les sentiments, peut s'amoindrir et s'éteindre, qu'elles nous apprennent aussi à le conserver ardent et fort par un exercice constant.
Un poids cruel pèse lourdement sur ma pensée; pourquoi ai-je à dire que dans les pays civilisés, au milieu du monde chrétien même, il se rencontre encore des mères qui trouvent le barbare courage d'abandonner leurs enfants aux hasards d'une destinée
�— XII —
qu'elles veulent ignorer à jamais? Pourquoi en est-il d'autres qui, moins coupables, il est vrai, le sont encore trop en ne remplissant qu'imparfaitement les devoirs de la maternité.
La femme de la civilisation moderne, la femme régénérée par le christianisme , a donc besoin aussi de surveiller et de fortifier son âme, hélas! souvent de la relever. — Qu'elle ne l'oublie jamais, sa mission est double : elle doit travailler avec toute la -force de sa volonté , toute la puissance de son amour à donner le bonheur à l'homme dont elle est la compagne; comme mère, elle doit y préparer son fils, lui montrer qu'il est dans les joies modestes de la famille, souvent dans la médiocrité où l'on dédaigne de le chercher, où bientôt on ne le cherchera plus. A peine si de nos jours, l'homme ose essayer d'être heureux s'il n'a beaucoup d'argent pour payer son bonheur. Une compagne, des enfants sont devenus un luxe; il a calculé d'avance combien lui coûteront les jouissances qu'ils partageront avec lui. Il a fait le budget de ses joies; trop pauvre, il y renonce, et riche, il s'y résigne. — Son vœu le \ lus cher n'est pas d'aimer
m
�et d'être aimé, il aspire à d'autres biens ; des préoccupations incessantes le détournent d'un bonheur trop calme pour les agitations de sa pensée. — C'est à toi, Femme, de lui dire qu'il est d'autres horizons plus radieux et plus purs ; — c'est à toi de les lui faire découvrir, — c'est à toi de lui prouver que ce que tu désires, ce ne sont pas ces richesses pour lesquelles il sacrifierait sa vie, et perdrait peut-être son âme ; que ce qu'il te faut avant tout, c'est sa tendresse ; que ce que tu veux pour son fils, ce sont des caresses et des baisers ; mais seule tu y serais peut-être impuissante : il faut t'entourer de tous les charmes de la maternité. Garde - bien ce fils, cet enfant dans tes bras ; comme il va te servir pour retenir son père !.... Aujourd'hui un instant; demain, c'est un peu plus; puis le voilà qui reste tout le soir, et le matin il s'éloigne à regret. L'amour maternel commence avant la naissance, comme il persiste après la mort.—Désirer des enfants, c'est déjà les aimer; les regretter toujours, c'est les aimer encore.
ÊTRE MÈRE,
mystère d'amour et de vie; donner le
jour à un enfant, entendre son premier cri, contempler, pour la première fois, la frêle créature, dont
�l'existence ne nous avait été révélée que d'une manière incomplète, c'est avoir entrevu le ciel.
SAVOIR ÊTRE MÈRE
, c'est réchauffer sur son cœur le
fruit des entrailles, c'est l'y garder pour qu'il s'y développe, c'est fortifier le corps en même temps que l'âme, c'est donner à tous deux la nourriture qui leur convient.
ÊTRE MÈRE, ET SAVOIR ÊTRE MÈRE.
Œuvre deux fois
bénie, deux fois grande, deux fois sacrée, tous les trésors de la terre ne peuvent être comparés aux joies que tu donnes, et toute action de grâces est trop faible pour qui les a ressenties !
Rien donc de ce qui tend à rapprocher deux êtres si nécessaires l'un à l'autre, la mère et son enfant, rien de ce qui peut fortifier le lien qui les unit ne doit être jugé comme indifférent par tout homme qui s'inspire de Dieu et de la nature. Aussi, à toutes les époques, il s'est trouvé des esprits sérieux qui n'ont pas dédaigné de prêter l'appui de leur génie à cette chose regardée comme sans importance par tant d'autres ment par la mère l'allaite-
L'antiquité elle-même, n'était
pas restée indifférente à cette question, et alors que,
�comme de nos jours, la femme avait été détournée de son premier devoir, nous retrouvons, dans la
bouche de ses philosophes, les conseils les plus touchants, et les préceptes les plus positifs. Pourquoi faut-il que nous ayons à retourner dans le passé pour y chercher des arguments en faveur d'une thèse que le cœur de chaque mère devrait suffire à résoudre ? Pourquoi est-il besoin de répéter à des femmes chrétiennes ce qu'on disait à ces belles païennes qui divinisaient la beauté, et craignaient de la profaner en l'altérant par les fatigues et les devoirs de la maternité. Pourquoi, vous surtout, mères catholiques, qui invoquez la mère du Christ comme le modèle de toutes les perfections , qui lui demandez de vous inspirer quelques-unes de ses vertus, pourquoi ne l'imitezvous pas dans la manière dont elle a, dès le début, accompli sa tâche maternelle. Dites-moi s'il vous est, une seule fois, venu à la pensée, qu'elle ait pu éloigner d'elle l'Enfant divin, né au milieu des misères d'une étable, pour le confier à une mercenaire ? — Sans interroger la tradition, nos sentiments, nos inspirations, la poésie, les arts, tout est d'accord pour nous représenter cet Enfant divin au sein de sa mère.
�— XVI —
En le plaçant sur celui d'une étrangère, ne craindrionsnous pas qu'une vertu ne fût sortie d'elle ou de lui. Û femme qui oublies cela, ne crains-tu pas aussi que quelque chose de toi ne se perde dans ce contact auquel tu soumets ton fds. — Qu'il y a loin de toi à cette Reine, qui, apprenant qu'une autre qu'elle avait un instant allaité son enfant, s'empressa de le débarrasser de ce lait étranger ! Après la mère du Christ et la mère de saint Louis , quelle mère, fût-elle la plus élevée en dignité, dédaignerait de prendre place ? Quelle mère, fût-elle la plus humble et la plus pauvre, ne sentirait qu'elle a droit au même bonheur ?
La mère doit donc allaiter son enfant, par cela seul qu'elle le peut; elle doit l'élever; elle doit surtout faire l'éducation de sa fille, l'instruire elle-même, ou au moins la faire instruire sous ses yeux. L'instinct de son amour lui suffira pour lever les obstacles plus fictifs que réels, que nos habitudes ont créés. Si, par malheur, une séparation est impérieusement commandée, la douleur que la mère devra en ressentir servira à entretenir son amour pour l'enfant absent, et alors
�— XVII —
il ne sera pas moins aimé au retour. Mais l'indifférence d'une mère, au moment où on lui enlève son nouveau-né, ou quand, plus tard, elle se sépare de ses fils ou de sa fille, sera la preuve que le développement de son cœur est resté imparfait. Il faut qu'elle soit triste et malheureuse de toutes ces séparations ou, sans cela, elle donne le droit de douter de son amour. Pour qui ai-je écrit ces lignes? A qui s'adressent ces prières : gardez vos enfants près de vous, élevez-les vous-mêmes? A toutes les femmes qui n'ont pas les nécessités et les préoccupations d'une vie extérieure, qui peuvent vivre chez elles, qu'elles soient dans la condition la plus modeste ou la plus élevée. A toutes je dirai : cherchez le bonheur dans les devoirs de la famille. Cette famille n'existe pas réellement, lorsque la mère dépense follement ses heures au lieu de les consacrer à ses enfants. Il faut entretenir l'habitude de s'aimer, il faut que l'enfant voie que vous lui donnez votre cœur, pour lui apprendre à vous donner quelque chose du sien. Et si ce n'était pas assez de montrer le seul bonheur enviable à ces femmes qui s'oublient dans de perpétuels et dangereux loisirs, je leur dirais qu'elles transgressent la plus impérieuse des lois que Dieu a gravées
�dans nos âmes. Combien cependant s'endorment tranquilles dans les béatitudes que leur donne l'accomplissement scrupuleux de petits devoirs et oublient, dans la profonde ignorance de l'amour maternel où elles sont plongées, que, ce qu'il y a de plus sacré , c'est de vivre avec son enfant sur son cœur ou à ses côtés !
Pauvre femme, tu n'es pas encore sortie de l'engourdissement du passé ; tu n'es pas encore régénérée ; il reste en toi quelque chose de la belle esclave qui sommeille : ta richesse est peut-être une entrave, et je te vois cacher en vain la marque de tes fers sous les perles qui s'enroulent à tes bras. Plus tard, si ton cœur se réveille aux épreuves de la vie, tu reconnaîtras que tu t'étais trompée, mais tu chercheras en vain à rappeler ces enfants que tu as délaissés; ils ont aimé ailleurs, et ta fille que, pour tant de motifs, tu devais protéger de la plus tendre sollicitude, une autre femme a élevé son enfance, a pris soin de sa jeunesse... c'est cette femme qu'elle aime ; pour ne pas être ingrate, il a bien fallu qu'elle lui donnât la meilleure part de son cœur.
�-41 — XIX —
Qu'elles se rassurent, au contraire, les mères dont le dévouement est obligé de se transformer et de se manifester autrement que par des soins journaliers. Si elles sont forcées de se soumettre à la dure nécessité d'abandonner à d'autres ces devoirs si doux à remplir, pour gagner le pain de chaque jour ou pour assurer, avec le mari, le bien-être de la famille, leur mérite, auquel se joint le sacrifice, n'en sera que plus grand; elles n'en seront pas moins aimées; les larmes qu'elles auront versées leur seront comptées. L'enfant comprendra, en grandissant, que l'éloignement a été cruel pour tous, mais qu'il était nécessaire; il verra que, pendant son absence, on ne travaillait, on ne vivait que pour lui, on ne pensait qu'à lui; et que, présent, il n'aurait pas été plus aimé. La fille, plus heureuse, profitant de ce bien-être acquis pour elle, aura des loisirs qui lui permettront de garder ses enfants auprès d'elle ; ses joies de mère lui inspireront un sentiment de pieuse reconnaissance, et la chaîne sacrée de la maternité, lourde pour les unes, légère pour les autres, ne se rompra jamais.
�— XX —
C'est dans la condition moyenne de la société, c'est dans la classe nombreuse où, en général, le mari est obligé de s'absenter tout le jour, où la femme, restant chez elle, ne rencontre aucun obstacle qui l'empêche d'être tout à son ménage et à ses enfants, que l'éducation maternelle peut recevoir l'application la plus complète et atteindre les résultats les plus précieux. C'est dans cette condition , la seule vraiment privilégiée, que le bonheur est plus facile lorsqu'on a la sagesse de s'arrêter sur cette pente funeste où la folie du siècle précipite les hommes. C'est là que la femme, vraiment reine et maîtresse de sa maison qu'elle gouverne , de ses enfants qu'elle élève et instruit, peut développer toutes ses aptitudes. —
Qu'elle n'envie donc pas le sort des femmes que la fortune semble favoriser davantage. Dans ce grand confortable, on manque souvent de cette vie du cœur qui embellit tout : — la richesse sépare, la médiocrité rapproche; on a si souvent besoin les uns des autres !
•
Si j'ai pris dans la classe moyenne les types des heureuses mères dont j'ai cherché à retracer les joies,
�je n'ai pas voulu dire que celles-là étaient plus méritantes. Loin de moi cette pensée. Si j'avais voulu signaler celles dont le dévouement est le plus complet, parce qu'il a besoin de plus d'amour pour accomplir une tâche plus pénible, j'aurais pris au hasard dans les classes honnêtes et laborieuses du peuple; et dans la chaumière comme dans la mansarde, alors que les enfants sont endormis, que le mari se repose des travaux du jour, j'aurais trouvé la mère de famille achevant sa tâche, bien avant dans la nuit, et ne croyant pas avoir donné assez quand elle a tout donné; ses forces se sont épuisées dans le labeur du jour, mais elle seule a oublié que l'heure du repos a sonné depuis longtemps. Mère qui vous oubliez dans le luxe, pensez à cette femme, et à quelque hauteur que vous soyez, vous n'atteindrez jamais jusqu'à elle. Nous voudrions ainsi prendre au hasard dans les classes élevées, et sans nous préoccuper ni du rang, ni de la fortune ; nous voudrions être sûre d'y trouver aussi fréquemment ces types de la véritable mère de famille; mais, on est forcé de le reconnaître, celles qui sont le mieux partagées semblent oublier trop souvent leurs devoirs. — Le pauvre , au contraire, qui,
�— XXII —
fort et courageux, vit dans la préoccupation constante des besoins de ses enfants, trouve encore le temps de les soigner et de les aimer, ou plutôt il les .aime en travaillant pour eux. C'est dans cette nécessité de s'en occuper sans cesse qu'il développe son cœur. — Travail d'amour et de dévouement, travail vraiment béni, les millions du riche ne vaudront jamais l'humble salaire de ta journée !
Ai-je besoin de répéter encore que ces pensées sur l'enfant n'ont pas la prétention de tracer un plan d'éducation : un tel but m'a toujours paru d'une difficulté immense à atteindre. L'application scrupuleuse de règles tracées à l'avance n'est pas possible; cela est vrai même pour les célèbres penseurs, qui n'ont pas dédaigné de consacrer leur génie à écrire des traités sur l'éducation. Les deux plus illustres d'entre eux, Fénelon et Rousseau, tout en révélant un monde, l'un de grâce et d'harmonie, l'autre de profondes et ingénieuses théories, mais qui vont jusqu'à l'utopie, n'ont voulu être et ne seront jamais que des guides habiles qui font éviter les précipices, mais qui ne peuvent
♦
�— XXIII
—
avertir à chaque instant des accidents de la route, toujours nouveaux, toujours imprévus. La pensée plus humble qui m'inspire ne dépasse pas les limites de mon cœur; ce que je désire rappeler, c'est que je voudrais être comme ce signe indicateur qui montre le but et le chemin qu'il faut suivre pour y arriver, mais dont la mission n'est pas de diriger le voyageur pendant qu'il le parcourt. — Ce que je voudrais posséder encore, c'est le secret de cette boussole qui, tout en prouvant à chaque pas qu'on est dans la bonne voie, ne peut cependant remplacer le pilote habile qui sait éviter les écueils, abréger la traversée et la rendre plus facile. A chaque mère appartient le droit, ou plutôt le devoir de se laisser inspirer par son intelligence. On ne peut que lui dire : « Voici l'ensemble des lois, à vous de les appliquer selon la nature de chacun. »
Quelques mères me reprocheront peut-être d'avoir porté un jugement trop sévère sur cette habitude, qui n'est plus heureusement en harmonie avec nos mœurs, mais dont il reste encore des traces : les cor-
\
m
�.XXIV
rections corporelles. J'en appelle à leur cœur pour me juger: — l'accès de colère passé, — car je laisse de côté celles qui trouvent le triste courage de frapper froidement, — elles me donneront raison. Il n'y en a pas une qui, redevenue calme, ne soupire après le moment où il lui sera permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet instant.—Les chers petits le comprennent peut-être, c'est pourquoi ils peuvent oublier. — Il semble, à la force des caresses que vous leur donnez, au moindre signe de repentir, que votre amour a besoin de se faire pardonner.
Au nombre des devoirs qu'impose aux mères l'obligation d'élever leurs enfants, en est-il de plus sérieux que celui de développer le sentiment de la Divinité dans leur jeune âme? La mère doit à son enfant l'amour et la foi ; à elle appartient surtout la mission de cette première initiation religieuse qui doit commencer au berceau , grandir avec l'enfant pour qu'elle puisse soutenir l'homme pendant les épreuves de la vie et l'aider à mourir. Dans le jeune âge, la religion ne saurait être enseignée dogmatiquement; il faut qu'elle soit pressentie
�— XXV —
par le cœur avant d'être confiée à l'intelligence. Dans cette tâche, la mère pourrait-elle être remplacée ? Une étrangère aurait-elle l'intérêt puissant qui dirige celleci? Vous doit-elle cet intérêt? Est-elle à votre niveau comme pensée religieuse, et ce qu'elle dira s'harmonisera-t- il toujours avec vos croyances et avec celles que vous voudrez inspirer plus tard? Quand la raison plus développée permettra d'assurer sur des bases plus positives les vérités de la religion, dans laquelle a été élevé votre enfant, croyez-vous qu'elles ne seront pas recueillies et acceptées avec plus de fruit, qu'elles n'auront pas des racines plus profondes, si cette âme a été préparée par vous à connaître et à aimer Dieu? Ce que je viens de dire me permettra-t-il d'exprimer un vœu, — je voudrais que la fille restât longtemps sous la direction exclusive de sa mère, et que près d'elle les principes religieux pussent se développer et s'affermir. L'expérience tend à prouver que les choses sacrées ne peuvent que perdre de leur majesté et du respect qui leur est dû. si on y convoque des enfants qui, trop jeunes encore, ne peuvent les comprendre assez. Préparez les cœurs de ces êtres chéris, élevez-les vers Dieu par les sentiments que vous leur inspirerez ,
�XXVI —
et pour avoir attendu, les enseignements plus pratiques qui leur seront donnés en fructifieront davantage.
Avant de terminer, je voudrais dire encore une des pensées qui m'ont guidée en écrivant, ces pages. Dans ce moment où tout semble converger vers l'or, point unique, point brillant et fatal d'où semble venir la seule lumière qui éclaire ce siècle; lorsque tout en sentant, parfois, qu'on se trompe, que le but est mauvais, on n'en court pas moins sans s'arrêter sur cette pente glissante qui conduit à l'abîme ; ceux qui vivent à l'écart et laissent aller le monde, ne doivent-ils pas, dans la mesure de leurs forces et de leur intelligence, montrer, ne serait-ce qu'à une pauvre âme qui s'égare, les joies et le bonheur qui se rencontrent dans la route que la nature nous a tracée ! Si l'on disait davantage aux jeunes filles le côté sérieux de leurs devoirs; si on leur enseignait avec une religieuse exactitude en quoi ils consistent; si on développait en elles des qualités solides ; si on les éclairait mieux sur les véritables aptitudes de leur cœur, on en ferait des êtres vraiment dignes de la mission que Dieu lui-même leur a confiée
�— XXVII —
ici-bas, — mission si belle et si grande que je n'ai jamais compris que la femme pût avoir à envier quelque chose à l'homme. N'est-ce pas en elle que résident véritablement l'espoir et la force des nations? Quel héros, quel grand homme n'a pas conservé quelque reflet de sa mère? Un poëte l'a répété souvent et nous a prouvé qu'il lui devait ses meilleures et ses plus pures inspirations. — Sans vouloir s'élever en ces hautes régions, quelle est la mère qui n'imprime pas à son ffils le cachet presque ineffaçable de la distinction de sa nature? En sorte qu'à l'ensemble de ce jeune homme on devine qu'il doit ressembler à sa mère. Puissent toutes les femmes , dans toutes les conditions, comprendre d'une manière plus élevée, plus complète, le grand et noble but de leur vie; qu'elles ne fassent pas seulement semblant d'être mères, mais qu'elles apprennent à l'être véritablement ; qu'elles apprennent surtout à rendre le foyer si bon et si charmant que l'homme aspire dès sa jeunesse à venir toujours, comme fils ou comme époux, y réchauffer et reposer son cœur. Que la jeune femme poétise à force d'amour ce que
Ile mari pourrait trouver de vulgaire à tous les détails
|de la maternité. Cette poésie, dont elle sera l'aimable
�— XXVIII —
interprète, se reflétera sur ce siècle où le réalisme tend à décolorer toutes choses.
Ne craignons pas de les répéter ces mots si harmonieux d'enfant, d'amour et de dévouement. Ne craignons pas de trop parler du cœur et du bonheur dont il est la source. — Les rêveries sentimentales de cet ordre ne sont pas à redouter pour notre époque ; elle vit d'une autre nourriture, elle matérialise celle qu'elle donne à l'âme comme celle qu'elle accorde aux sens. — On redoute de s'émouvoir, on craint de s'ennuyer en faisant ce qu'on appelle du sentiment, — on préfère les plaisirs qui s'achètent, et chaque matin on compte sa bourse avant de régler l'emploi de sa journée, — folle journée qui ne laissera pas même un souvenir, — folle joie qui s'envole avec les dernières vapeurs de son ivresse !
Heureuse mère qui as une jeune fille à élever, quelle belle tâche te reste encore si tu as perdu ton mari, si même il te délaisse et t'oublie; sèche les larmes que cet abandon t'a fait verser, sèche-les à la chaleur des bai-
*
�— XXIX —
rs de cette enfant bien-aimée. Dieu te laisse encore e belle part de bonheur ici-bas; s'il t'accable, c'est our te récompenser avec usure. — Que cette enfant conserve près de toi cette candeur qui fait son charme ; qu'elle se montre timide parce qu'elle l'est réellement t'ayant si peu quittée; mais surtout fais qu'elle soit bonne, que ses inférieurs soient ses frères plutôt que des serviteurs; que sa religion soit douce et simple omme elle et se traduise surtout par des élans de chaité et d'amour. Qu'elle donne souvent : elle seule sait donner avec elte grâce qui fait tout accepter ; qu'elle soit la femme jtie toutes les saintes tendresses, de tous les dévouements et de tous les sacrifices ; et quand tu l'auras faite .tout cela, rends-la, si tu veux, cette parisienne qui ttire par ses talents et la finesse de son esprit; mais j'aimerais mieux qu'elle empruntât quelque chose à es rêveuses et blondes Allemandes qui fixent, enchaînent et restent si poétiques en se livrant avec une complaisance presque prosaïque à force d'être scrupuleuse, aux détails les plus intimes du ménage et de la maternité que nous dédaignons trop. Quelle est la femme brillante, bouffante, criante de notre époque qui aura jamais, quoi qu'elle fasse et quoi qu'elle dise, la poésie
�de cetle Charlotte de Goethe qui, tout en distribuant des tartines aux enfants, fait si bien rêver Werther qu'on se prend à rêver avec lui et à lui pardonner sa folie.
La femme saura-t-elle reconnaître enfin où elle est vraiment reine, non pas de cette royauté d'un instant dont l'éclat disparaît avec la bougie qui l'éclairé, mais de celle qui éclate à toute heure, qui vous attendrit le matin et le soir vous fixe et vous enchaîne. Quels diamants brilleront plus limpides, au sein de cette jeune femme, que les yeux de ce bel enfant qu'elle allaite? Quelle parure plus belle que les boucles dorées de ce petit lutin qui avance furtivement la tête pour donner un baiser et mêle ainsi sa blonde chevelure à celle de sa mère?— Il n'est pas besoin, pour compléter le charme du tableau de ce troisième, que je vois se rouler à ses pieds. — Comment les femmes, si coquettes en tout, n'ont-elles pas cette coquetterie de la maternité qui leur irait si bien ? —Jeune femme, voulez-vous être charmante, montrez-vous ainsi avec vos enfants : ils sont votre beauté, ils sont votre couronne. — Quel homme n'oubliera'pas, en vous voyant illuminée rie ce reflet, ce luxe d'emprunt
�*
XXXI —
qui le séduit et l'entraîne un instant, mais qui le ruine et le perd ? On peut se lasser de la femme, mais la mère attire et captive; elle se révèle sous mille formes toujours gracieuses, elle vit de toutes ces vies qui s'agitent autour d'elle; on croit l'aimer seule, et c'est tout cet ensemble qu'on adore. Quel fut l'objet de cet amour platonique qui ne trouve grâce, devant notre siècle incrédule, que parce qu'il fut chanté par Pétrarque? Aux pieds de qui ce poêle vécut-il plus de vingt ans dans une contemplation si respectueuse qu'il ne permit qu'à son génie d'exprimer son amour ? Ce fut devant une mère qui avait pour cortège onze chérubins bien aimés, vrai cortège de reine, auquel le grand poète ne dédaigna pas de se mêler. — Cette Laure et cet amour ne se révèlent-ils pas tout autres à la pensée ? ne comprend-on pas mieux le chaste sentiment qu'inspira cette femme quand on la sait gardée par tous ces anges?..*
Une triste pensée m'arrive en finissant; elle me suit et m'oppresse; — vous la dirai-je? Pauvres mères, gardez bien vos enfants, retenez-les longtemps à vos
�côtés. — Dieu, qui nous les donne, parfois nous les reprend!... Hâtez-vous,jouissez! —Qui sait si vos beaux jours vont durer bien longtemps? — N'en perdez aucun, et puisse leur souvenir ne pas vous apporter le regret du bonheur méconnu !
�L'ENFANT.
CHAPITRE I.
Ii'Amour maternel.
L'ENFANT A HEPRIS SA PLACE.
Et, ouvrant la corbeille qu'on lui apportait et voyant l'enfant qui pleurait, elle eut compassion de lui. (EXODE, ch. II, v. 6.)
L'amour maternel, ce sublime amour n'est pas ressenti par toutes les mères à des degrés égaux. — Dieu ne l'a pas départi si parfait à chacune, qu'il ne soit soumis comme les autres sentiments au développement plus ou moins complet des facultés du cœur.
�— 2 —
L'instinct maternel des êtres privés de raison n'offre-t-il pas aussi des variations qui semblent soumises à la même loi ? Si la Providence a voulu que les petits fussent réchauffés avec plus ou moins de sollicitude , si elle n'a pas enchaîné cet instinct dans un partage absolument égal, pourquoi n'aurait-elle pas laissé à l'intelligence humaine la même liberté? Pourquoi la mère n'aurait-elle pas en elle la puissance, et par suite le devoir, de travailler sans cesse à perfectionner son amour, à en reculer les limites et à chercher s'il en a d'autres que l'infini? L'enfant, dernier mystère de la création, don précieux que Dieu a fait à l'homme pour l'aider à supporter les maux qui devaient l'atteindre icibas, l'enfant, qui porte en lui les vertus, la force et l'espoir, est donc aimé à des degrés différents, on le nierait en vain, en raison du développement des facultés du cœur, et ces facultés elles-mêmes sont soumises à toutes les chances de la civilisation. Elles grandissent lorsque la société marche en avant, et dégénèrent lorsque les progrès moraux s'arrêtent. Le cœur enfin reçoit de nouvelles forces ou des entraves par les coutumes , les usa-
�ges et, je rougis de ie dire, par quelque chose d'aussi futile que la mode, dans les pays les plus civilisés. Sans interroger le passé , si je jette un regard sur le présent, je vois cet être innocent, fruit des entrailles maternelles, subir l'influence des lois qui le frappent ou le protègent. Là, dans le vaste empire de la Chine, il est enlevé sans pitié à ces femmes qui n'ont pas même, dit-on, la révolte de l'instinct contre une cruauté dont nous ne pouvons deviner encore la monstrueuse énigme. Plus près de nous, sous le ciel poétique de l'Orient, je retrouve des mères ou plutôt des esclaves qui, belles seulement de la beauté du corps, n'ont point encore entrevu, dans les longs rêves de leur éternel loisir, les joies et les devoirs de la maternité. Elles aiment, sans amour, ces enfants qu'elles abandonnent aux hasards de l'esclavage avec la même indifférence qu'elles les gardent auprès d'elles. Partout, au contraire, où le christianisme poursuit son œuvre, il réveille la femme de l'engourdissement dans lequel on la tenait captive ; il rend la vigueur à ses membres, soit en leur assignant un travail, soit en les soulageant du fardeau dont
�— 4 — on les accablait; il rend la vigueur à son âme ën lui révélant ses véritables devoirs, et en la débarrassant de ceux qui l'avaient amoindrie. A mesure que la femme a repris la part de liberté dont elle est digne, elle s'est sentie forte, et bientôt elle a deviné que son cœur battait à l'unisson de celui de l'homme qui avait été son maître; que l'amour profond qu'elle sentait en' elle la rendait son égale, et que désormais elle n'avait plus rien à lui envier. Sûre d'elle-même, fière de cette conquête, elle a compris que ce n'était que le premier pas dans la voie que Dieu lui avait tracée. Elle a compris aussi que le but de sa vie était de créer la famille et de rendre à l'enfant la place qu'il doit y occuper. Elle a compris enfin qu'il appartenait à elle seule de l'élever, et son bonheur lui a été révélé en même temps que son devoir. Si ce premier enseignement du bonheur dans le devoir qu'on accomplit avec amour n'a pas suivi une marche sans cesse progressive, si beaucoup d'entraves sont venues arrêter les élans maternels ; si des coutumes et de fâcheux usages ont ralenti ces efforts ; si le cœur a semblé désapprendre, il a toujours fait justice des entraînements frivoles qui
�l'avaient un instant détourné, et chaque fois la tâche interrompue a été reprise avec plus d'énergie. A notre époque, malgré le courant irrésistible qui emporte les homines vers les jouissances matérielles, malgré cette fascination effrayante qui leur fait prendre un brillant, mais dangereux mirage pour la réalité d'un bonheur qui les fuira toujours, il plane je ne sais quelle aspiration bienfaisante vers d'autres joies. La ruine, le déshonneur des uns, les déceptions de tous font réfléchir le cœur. Au milieu des regards effrayés qu'on jette autour de soi, quelques-uns s'arrêtent sur la famille. — Bien des femmes restées fidèles et attentives ont prévu cet instant, et préparent pour l'homme, brisé de fatigues et d'ennuis, un refuge où il puisse oublier, dans des joies intimes et pures, de trop vaines agitations. D'autres, au contraire, malheureusement entraînées, désertent le foyer, oubliant que les enfants y sont trop souvent seuls -, mais toutes y reviendront, elles reprendront l'ouvi'age interrompu, le feront mieux encore, et chacune apportant une part de son
�— G cœur, l'œuvre d'amour ira toujours se perfectionnant. Nulle ici n'a le droit de se dire inhabile ; chacune, dans la mesure de ses forces, doit accomplir sa tâche et payer son tribut, si faible qu'il soit. — L'obole sera reçue, et ces lignes elles-mêmes, fragment inaperçu ajouté à l'édifice, ne seront pas inutiles si elles trouvent une mère à qui elles révèlent l'omission de quelque devoir, l'oubli de quelque bonheur.
Pour préciser par un seul fait cette histoire de la maternité, qu'il serait si intéressant de suivre à travers le passé, et pour prouver qu'elle a eu ses jours de défaillance, reportons-nous au siècle dernier, alors qu'en France tout était menacé d'une ruine prochaine. L'amour maternel si affaibli luimême, se ralluma soudain, et la Providence, qui garde les mystères de ses voies, se servit, pour donner le signal de cette régénération , d'un homme qui, malgré ses erreurs, sut être en ce moment le fidèle interprète de la nature. Cet
�homme, dont on a dit, avec amant de justesse que de précision, qu'il agit comme un fou et pensa comme un sage, mais qui bien certainement écrivait avec son cœur, publia un livre pour lequel il fut tour à tour proscrit et admiré. Ceux-là même qui avaient protégé le livre aidèrent à le brûler; mais les cendres devaient en être fécondes. — En vain on persécute un homme, en vain on brûle son œuvre, elle résiste lorsque l'idée qui l'a inspirée répond à une nécessité, qu'elle frappe juste et arrive en son temps. — Du livre condamné jaillit une étincelle de maternité ; elle réchauffa bientôt le cœur de ces femmes qui, à cette époque de mœurs dissolues et de décadence sociale, n'étaient presque plus mères. Dans le flot où étaient emportés ce monde et cette société qui répétait avec son roi : que cela dure autant que
moi, c'est assez, l'amour de l'enfant avait presque
disparu, et avec lui la sainteté du foyer. — La maternité n'était souvent qu'un remords : on tâchait de l'oublier; la paternité elle-même, dans"ce grand naufrage de son honneur, avait laissé sombrer sa force avec sa dignité. L'entraînement semblait si fatal, que plus l'orage grossissait, plus ces hommes
�— 8 — sceptiques et frivoles" cherchaient à s'étourdir pour ne pas le voir s'approcher. Et, cependant, une lueur avait percé la nue, une voix avait retenti dans le cœur de ces femmes dont l'auteur avait dit : « Elles ont cessé d'être mères, elles ne peuvent plus, elles ne veulent plus l'être; » et ces femmes retrouvèrent assez de volonté, assez d'énergie, pour chercher à se relever de l'opprobre infligé par ce mot cruel. — La lecture du livre avait brûlé leur cœur, elle l'avait purifié. On se sentit outragé, et, pour repousser l'outrage, on s'occupa de ses devoirs, on brisa tous les obstacles, on retrouva ses enfants, on rapprocha de soi ces pauvres petits êtres qui avaient été relégués bien loin pour qu'ils ne pussent troubler ni le repos ni les plaisirs. — Ils rentrèrent en grâce. — On les contempla avec amour, avec l'intelligence du cœur, et, ce qu'à notre honte un homme avait deviné avant elles, les mères le virent, comme pour la première fois, c'est que l'enfant souffrait dans ces bandes serrées autour de lui; que c'était un supplice de l'immobiliser ainsi et de faire une momie vivante de cet enfant auquel Dieu avait donné le mouvement avec la vie. Des mercenaires seules avaient pu imaginer
�- 9 — cette torture, pour se délivrer de l'ennui d'une incessante attention. — Tout cela était si vrai, que la mère en fut saisie ; elle avait compris : le supplice cessa. — Les pauvres petits corps ne furent plus comprimés; l'enfant eut désormais le même privilège que les animaux ; il put remuer ses membres, écouter les désirs et les instincts de ses forces naissantes. — L'enfant reconquit la liberté de l'enfance. Quelle jeune mère, depuis lors, ne s'est agenouillée heureuse devant le berceau de son nouveau-né, en le voyant, dès les premiers mois, essayer ses forces? Elle ne se doute plus aujourd'hui qu'il fut un temps où cette joie lui eût été inconnue ; elle ignore le nom de celui qui, en brisant ces liens, rendit à ces malheureux petits êtres la liberté physique, symbole de cette autre liberté dont ces enfants, devenus hommes, devaient être tour à tour les apôtres et les martyrs.
1.
��CHAPITRE II.
J'en appelle à toutes les mères.
Elle ne sera jamais si digne de tous les respects et de tous, les amours que près de ce petit berceau qu'elle préfère au reste du mondé. 1.
SIMON.
A l'époque qui vient de nous occuper, il y eut comme une lièvre de maternité. — L'étincelle avait rallumé le feu sacré. — On comprit que la route suivie avait été mauvaise, et qu'on s'était écarté de celle qu'a tracée la nature. On voulut essayer d'y rentrer,
■0 '
�L'oracle avait dit : « La mère qui ne nourrit pas . ses enfants méprise la première loi que la nature lui impose. » Toutes sentirent que la vérité était là, et si toutes n'eurent pas le courage d'être heureuses en s'y conformant, toutes cherchèrent au moins à faire rentrer clans leur vie l'enfant qui en avait été séparé. 11 était très-reçu alors, même dans les familles les plus riches, d'envoyer le nouveau-né chez la femme qui devait l'allaiter. Cette coutume, qu'une dure nécessité impose encore trop souvent, cessa enfin dans les classes aisées. A cette indifférence succéda un premier mouvement de tendresse pour cet enfant que la mère éloignait d'elle au moment même où Dieu le lui envoyait. La pensée vint qu'on pouvait le garder et prendre la nourrice chez soi comme cela se fait encore aujourd'hui. C'était mieux, mais ce n'était pas assez. Et depuis, il faut le dire, ce réveil de la maternité est resté incomplet ; un siècle de tentatives, toujours trop rares, n'a pas suffi pour généraliser une loi qu'il est impossible de nier. Maintenant, comme à l'époque dont nous parlons, à peine un quart des mères pouvant nourrir, consentent-elles à le faire. Seules,
�— 13 — les pauvres femmes, celles du peuple dans les villes et celles des campagnes trouvent dans leur misère l'impossibilité de manquer à leurs devoirs ; — encore faut-il remarquer que, l'exemple venant toujours d'en haut, beaucoup regardent comme un luxe enviable de confier leur enfant à une nourrice. Vous êtes donc doublement coupables, vous toutes privilégiées de la fortune, vous qui avez les loisirs d'une vie indépendante, de ne pas accomplir un devoir dont il vous est impossible de nier l'évidence. La nature vous l'assigne d'une manière impérieuse par cela seul qu'elle vous donne les moyens de l'accomplir. Ah! comprenez-le enfin, elle veut, elle doit être écoutée, et si vous tremblez à l'idée de trangresser les lois établies par les hommes, combien plus encore faut-il redouter de désobéir aux volontés du Créateur. Vous venez de donner le jour à votre enfant, madame, rude tâche, n'est-ce pas? Celle-là, il a fallu l'accomplir seule. Ces neuf mois de fatigues, cette grande douleur qui rend mère, vous l'avez subie avec courage, je veux le croire. Brisée et presque morte, vous avez tressailli d'une allé-
�gresse profonde, à ce premier cri qui a dit à votre cœur ce que nulle parole humaine ne dira jamais. Gomme toutes les femmes enfin, dans la joie d'avoir mis un homme au monde, vous avez oublié la souffrance. Maintenant, tout est-il fini pour vous? On vous l'a dit, vous l'avez cru Le croyez-vous encore? Laissez-moi vous répéter ce mot sublime qui s'échappa un jour d'une grande âme outragée : « J'en appelle à toutes les mères ! » En est-il une seule dont le cœur ne se soit pas révolté et n'ait pas compris, lorsque le second cri, le cri de la ' faim s'est fait entendre, qu'elle n'avait pas le droit de refuser à son enfant, ce sein où la nature ellemême avait pris soin de mettre la nourriture.Par quel triste mensonge osez-vous donc lui substituer celui d'une étrangère ? Était-ce à elle d'achever ce que, dans sa bonté, Dieu avait permis que vous pussiez accomplir seule ? Qu'est-ce, en effet, que l'enfant qui vient d'être arraché de vos entrailles? cette chair de votre chair qui s'est développée en vous, n'est-elle pas encore comme une partie de vous-même? — Son corps tout à l'heure si doucement enveloppé dans le
�vôtre, est maintenant débile et souffrant; il a froid, il a besoin de chaleur ; qui mieux que vous le réchauffera ? Sa vue est faible et ne distingue rien ; qui donc verra pour lui ? — Par pitié, gardez-le, madame, complétez cette existence que vous lui avez donnée. Ne lui refusez pas ce doux héritage maternel auquel il a droit ; ne brisez pas volontairement un des anneaux de la chaîne qui l'attache à vous. — Prenez garde que si vous lui donnez deux mères, il ne choisisse entre elles. Dites-moi, au moins, que vous avez résisté longtemps ; qu'il a fallu vous arracher votre enfant du cœur comme on l'avait arraché dé vos entrailles, et que, comme elles, ce cœur en est resté meurtri. — Dites-le moi, madame, afin, pauvre riche, que je ne vous trouve pas trop à plaindre; car je crains bien, s'il n'en a pas été ainsi, que le cœur ne manque ou qu'il ne vibre plus sous les fins tissus et les dentelles qui vous enveloppent. Mais à défaut de ce cœur endormi dans le luxe , il fallait appeler à votre aide, il fallait laisser parler vos délicatesses maternelles, votre orgueil, que sais-je ? Voyez donc à qui vous livrez votre sang, plus que vous-même! — A une inconnue dont
�- 16 — vous ne savez pas môme la vie d'hier. Vous l'avez prise au hasard, comme cela se fait trop souvent. — Il ne faut pas s'enquérir d'où viennent ces femmes, afin de ne pas avoir à s'inquiéter où elles iront. — C'est plus simple. — Tant mieux donc si le sang est pur, si la vie a été régulière, si le caractère n'est ni emporté ni cruel ; car de tout cela vous n'en savez pas un mot. Elle a l'air d'êtie forte et d'avoir du lait, cela vous suffit. — Vous n'êtes vraiment pas difficile, madame, et vous vous contentez de peu. Hélas ! souvent de trop peu. On l'a dit, mais on ne saurait trop vous le répéter : cette femme va se mêler à votre enfant, nonseulement par son lait, mais par toute cette transmission, cette affinité qui va s'établir entre elle et lui. — Elle va lui communiquer sa chaleur; vous le savez, il a froid, elle va l'imprégner de sa sueur, de ses baisers, de ses caresses. Que lui restera-t-il donc de vous au bout de dix-huit mois, deux ans de cette vie intime ? Mais, je le vois, vous tournez la page, ces détails vous répugnent. D'ailleurs, dites-vous, c'est un instant, il passera vite ; ne le croyez pas. Vous hâterez le moment, je le veux bien ; vous chasse-
�rez cette femme, vous lui payerez, par un peu d'argent et beaucoup d'ingratitude, cette partie de sa vie qu'elle a donnée à votre enfant. — Elle est pour vous comme un reproche; à force d'ailleurs d'avoir vu votre fils lui sourire, vous êtes devenue jalouse (il fallait commencer par là), car il n'est point ingrat lui. C'est elle qu'il a entrevue la première; à peine ses yeux distinguaient-ils la clarté du jour, que déjà il la reconnaissait. — Il avait peur de vous, il lui tendait les bras. — Convenez-en, ces jours, ces mois, ont été longs : qu'ils eussent été courts si ces petits bras tendus, si ces caresses avaient été pour vous ! Croyez-moi, vous avez laissé passer le bonheur sans daigner en jouir. Quittez un instant votre hôtel et vos salons. Si grands qu'ils soient, l'âme ne s'y développe point à l'aise. Entrez avec moi dans cette demeure plus modeste, mais non moins élégante dans sa simplicité. J'y vois une jeune mère qui, toute brisée de souffrances et de bonheur, tient son enfant pressé sur son sein. — Voyez, ils font ensemble le doux apprentissage de l'allaitement; quelques difficultés d'abord ; l'enfant est inhabile, la mère ne
�— 18 — l'est pas moins, mais ils réussiront. Faudrait-il passer de longs jours, la force ni le courage ne vont manquer ici. — Le mari est là, attentif; il soutient, il aide de son amour ; il voudrait pouvoir abréger la tâche. — Pour des êtres chéris, tous ces soins n'ont rien de vulgaire. Il entoure de-ses bras ce nid charmant qu'il a créé; comme il tremble de ne pouvoir le préserver assez contre les mauvais jours et les orages! Ah! que la foudre tombe sur lui, mais que la mère et les petits soient sauvés. — Pour eux, les chauds rayons du soleil et la, douce chaleur du foyer. Heureuse petite femme! Vous ne savez pas toutes les richesses, toutes les prérogatives de sa condition modeste. Vous l'avez vu, son mari la soigne, et si bien! Au besoin, il remplace tout : la garde, la mère ou l'amie. Il voudrait être tout, et il est tout en effet. Mais la jeune mère est devenue attentive, elle ne s'est pas trompée, la joie monte de son cœur à ses yeux, se répand en douces larmes, en même temps que le flot est venu, que le lait s'est fait jour et a trouvé une issue. — Les chères petites lèvres pressent avec courage; le miracle est corn-
�— !9 — plet, la source a jailli dans la bouche du bienaimé.—Le voilà rattaché à sa mère par un lien suave et mystérieux. — La séparation avait été si cruelle! La douleur, presque la mort! — Cette fois, plus rien de semblable n'est à craindre; le sein sera pris et laissé au milieu d'un sourire. Doux sourire ! bonheur ineffable! voluptueuse et sainte jbié ! Quelle autre peut vous être comparée? Ah! pour celle-là, point de mystère, tout se montre au grand jour; la femme s'y est comme transformée et sanctifiée ; elle ne tient presque plus à la terre, et la plus pudique, dans le débordement de sa joie, laisse voir un si charmant désordre que l'on comprend qu'elle donnerait sans crainte, à l'univers qui la respecte, le droit de la contempler. Croyez-le, celle qui n'a pas ressenti ces choses n'a pas lu la plus belle page du livre de la vie. C'est en lettres d'or qu'elles se gravent dans le cœur dont l'amour profond a compris ces délires, et rien ne pourra désormais les effacer; ni les plus cruelles douleurs ni les plus affreux déchirements, jfc- Il est même, de ces créatures privilégiées, pour lesquelles Dieu prolonge le mystère, et qui, durant
*
�de longues années, jusque dans la vieillesse même conservent la sensation réelle de ce souvenir ineffable, au point que le lait , vivifié et rajeuni, remonte encore comme si la source en était restée dans le cœùr.
�1
CHAPITRE 111.
SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDERT.
Pour vous décider, madame, faut-il entrer avec vous dans des détails d'un autre ordre? faut-il descendre, ou plutôt faut-il monter encore? car dans cette science de l'amour maternel, science et art tout à la fois, rien n'est petit ni misérable, tout est grand et digne d'intérêt : Dieu lui-même en a posé les bases, formulé les principes. Faut-il vous retracer les accidents sans nombre auxquels vous vous exposez en vous efforçant, par je ne sais quel moyen, que j'appellerai barbare et presque crimi-
�nel, de tarir cette source de vie que vous portiez en -vous? Combien déjeunes femmes meurent des suites de Cette fièvre de lait qui devient si intense lorsqu'elles ne nourrissent pas. — Votre enfant vous l'eût épargnée; il vous eût débarrassée de cet excès de vie qui n'était pas pour vous mais pour lui. — On vous a persuadée que vous seriez fatiguée, malade, si vous le nourrissiez ; bien plus le serez-vous de ne pas l'avoir fait si vous le pouviez. On vous a dit aussi — et que ne vous a-t-on pas dit?—que vous y perdriez votre beauté, que votre mari vous aimerait moins; et l'on vous a trompée, car jamais vous n'aurez été plus charmante ni plus digne d'adorations. L'accomplissement du devoir par l'amour, mais c'est le rayonnement de la beauté dans toute sa splendeur ! et si votre mari ne vous aime pas mille fois plus sous cette nouvelle forme où vous vous révélez àlui, c'est qu'il ne vous a jamais aimée; et si par malheur cela était, qui sait? peut-être gagnerez-vous... Il commencera... Mais, je le veux bien, ces raisons et toutes celles qui se rapportent à vous et à votre bonheur vous touchent peu, ou plutôt vous n'y croyez pas : on
y
�vous a dirigée avec des idées si contraires ! Restez donc souffrante, mettez des mois à vous rétablir, courez les chances de ces mille accidents qui peuvent vous assaillir. Ces accidents connus sous des noms vulgaires, que la science peut ne pas admettre dans l'acception qu'on leur donne, prouvent au moins d'une manière incontestable qu'en ne nourrissant pas, les femmes rebelles aux indications de la nature s'exposent volontairement à des maux qu'elles eussent pu conjurer, en lui obéissant. Mais passons ; assez pour vous ; c'est de votre enfant, c'est en son nom que je veux vous parler. — Savez-vous à quoi vous l'exposez lui-même en lui refusant ce breuvage préparé pour lui, si bien approprié à ses premiers besoins ? Croyez-vous que la nature fasse rien en vain? «Où avez-vous vu l'inutilité, le hasard ou la snperfluité, là où avait passé la main de Dieu ? » Sachez donc, si Ton ne vous l'a pas dit, que ce mélange léger, plus médicinal que nutritif, est nécessaire pour chasser ce reste de nourriture qu'il trouvait en vous et qui ne lui convient plus maintenant qu'il est soumis aux influences extérieures.
�Vous seule possédez le remède, car, bien que peutêtre vous ayez eu le soin de la choisir récemment accouchée, la nourrice se trouvera-t-elle dans des conditions identiques à celles où vous vous trouvez ? et cette première, et toujours importante alimentation, s'harmonisera-t-elle avec cet être débile dont les organes ont besoin d'être soigneusement ménagés ? Si je vous ai montré à quoi l'on s'expose même en prenant des précautions souvent impossibles, que sera-ce si, comme cela arrive trop souvent, le lait qui remplace le vôtre a de six à dix-huit mois ? Combien de fois serez-vous obligée de changer avant de rencontrer juste : celle-ci a un lait trop léger; l'autre, au contraire, l'aura trop fort. — Rien de tout cela peut-être, mais une seule chose lui manque : il n'est pas le lait de la mère. Croyez-vous qu'aussitôt qu'il a vu le jour, cet enfant puisse être considéré comme vous étant complètement étranger? Concevriez-vous, en effet, que sans gradation, sans transition mitigée, il franchît brusquement, en quelque sorte, ce passage oolennel du néant à la lumière?,Non, la nature n'agit pas ainsi ; nous la voyons toujours soigneuse d'évi-
�— 25 — ter les secousses daus sa marche insensiblement progressive ! — Ah ! ne sentez-vous pas aux battements de votre cœur et du sien, que cet enfant n'est pas isolé de vous pour en avoir été séparé ; il tient encore à vous par des liens que vous ne briserez pas sans danger : l'instinct maternel est la divine expression de cette chaîne mystérieuse et sacrée. Peut-être direz-vous encore, les femmes de la campagne sont plus fortes, mieux constituées que celles de la ville. — C'est possible pour quelquesunes; mais ne pourrait-on pas vous répondre, en ce qui concerne les nourrices, que ce sont, en généra] , des femmes pauvres, qui font ainsi le triste abandon de leur enfant, pour aller vendre à un autre le lait qui devait être pour lui? Dès lors, ces femmes fatiguées et flétries par un rude travail, par la misère et toutes les privations auxquelles elle condamne, vous offriront-elles cette prétendue garantie d'une constitution fortifiée par le soleil des champs ? — D'ailleurs, transplantées dans un milieu qui n'est pas le leur, elles languissent et dépérissent vite ; beaucoup pensent au mari absent, aux enfants qu'il a fallu quitter. Comment
2
�tout cela va-t-il se passer d'elle? Comment ira ce ménage, cette famille qui, pour tant de choses, ne vivait que par elle? — Son cœur est là : elle ne l'a pas mis dans le marché, il est bien vite retourné sous le toit de chaume, si, un instant, il l'a quitté. — Donc, elle s'ennuie, la pauvre créature, dans cette chambre que par intérêt, non pour elle, mais pour votre enfant, vous avez cherché à lui rendre agréable. Puis, le lait devient tout au moins insuffisant. — La mère l'eût dit, la nourrice le dissimule, elle a recours à mille stratagèmes; elle fait trop manger l'enfant ; toute surveillance est incomplète en ceci. — Que d'embarras pour n'avoir pas suivi la route facile indiquée par le plus simple bon sens ! Sans doute, il est des circonstances fâcheuses, niais exceptionnelles, Dieu merci! et relativement rares, où la raison est forcée de décider contre l'allaitement par la mère. Cependant, qu'on y prenne garde, des causes qui amènent une dérogation aussi flagrante à la règle générale, les unes, vous eussiez pu les faire disparaître en régularisant votre vie, en évitant ces excès de sensibilité nerveuse qui font de vous, jeune femme, un être im-
I
�— 27 parfait; les autres, hélas) on ne peut vous les imputer, vous les subissez , vous les devez souvent à un héritage funeste auquel vous n'avez pu vous soustraire, mais elles n'en sont pas moins une de ces sévères leçons données par la Providence, pour nous apprendre qu'entre le père et les enfants, il y a une solidarité physique et morale qui appelle sur toute une suite de générations la colère ou la bénédiction. Hâtons-nous de terminer cette douloureuse exposition de nos misères. Je suppose, jeune femme, que vous étiez en dehors de ces tristes exceptions, quand vous avez bouché vos oreilles aux cris de votre enfant. Je viens de vous parler des inconvénients physiques attachés, à l'allaitement par une étrangère ; que serait-ce si, revenant sur un autre ordre d'idées, j'allais énumérer à vos yeux ce que la nourrice devrait être au moral. Il faut aussi veiller à cela dès les premiers moments où votre nouveau-né a respiré l'air du ciel. — Ce que demandait un ancien, à cet égard, constitue un programme bien difficile à réaliser, et combien peu de femmes nourrices pourraient être dignes d'allaiter votre enfant. Mais
�*
- 28 —
vous ne croyez peut-être pas, et à tort, eaux influences de cette espèce sur un être encore si peu formé. Je ne vous convaincrais pas; et j'ai encore beaucoup à vous dire. Si vous avez, dès le début de votre nouvelle carrière de mère, résisté à vos inspirations ; si même vous n'avez rien ressenti, je ne peux vous en accuser seule; d'autres avec vous doivent partager la faute, et, pour ne pas vous paraître injuste ou trop sévère, je vous dirai que j'accuse aussi l'éducation incomplète et fausse qu'on vous a donnée , la négligence coupable qu'on a mise à vous faire connaître la tâche sacrée qui vous est imposée ici-bas. — Heureux encore si l'on ne vous en a pas détournée! — Tout s'enchaîne dans la vie; c'est parce que votre mère a mal agi que vous agissez mal ; ce qu'elle n'a pas fait elle-même, elle ne veut pas que vous le fassiez : ce serait vous donner le droit de la juger; elle ne le permettra pas. Pour triompher de la bonne inspiration que vous aviez peut-être, elle n'oubliera rien, puis viendra la phrase habituelle : « Ton enfant ne s'en s6uviendra pas. » — Qui sait ?... Vous vous en souviendrez, vous! — Votre mari, jeune, insou-
�— 29 — ciant et frivole, à qui l'on a fait peur de tout cet attirail maternel, qui ne sait ni ses véritables intérêts ni les choses du cœur, se joint à votre mère pour vous en détourner; en faut-il plus? Non, hélas! moins peut-être eût suffi. Comment résister à des influences si directes, si intimes, si respectées? Ceux-là même qui devaient fortifier et agrandir votre âme l'ont fatiguée et comme amoindrie par de petites idées, de petites croyances ; ils ont oublié qu'ils devaient avant tout y graver, en traits ineffaçables, ce qui est inscrit au livre de la sagesse éternelle : l'accomplissement du devoir par l'amour. C'est par cette route qu'on arrive à Dieu, car l'amour c'est la foi. — On ne manque aux lois de la nature que faute de croire en elle. La mère n'aime-t-elle plus assez pour comprendre que, dans cet éncrvement du cœur, elle oublie la première loi de la maternité, loi si claire et si universelle que l'instinct suffit pour l'exécuter plus fidèlement que la raison humaine? Le cœur est-il tombé si bas que, pour s'y soustraire, il suffise de motifs égoïstes ou frivoles : pour les unes la fatigue, pour les autres l'amour du plaisir? Et,
2.
�— 30 —
•>
sans paraître s'en clouter, on commet un acte de barbarie restée fort à la mode. Loin de déplorer l'exception à laquelle la nature condamne quelquefois , on en méconnaît les faveurs, on les anéantit. «Heureux siècle, vraiment I où l'égoïsme et la « cupidité ont pris la place des devoirs les plus « sacrés ! où l'enfance, abandonnée à des soins « mercenaires , arrive à l'âge d'homme , avec des « principes puisés dans la vicieuse indifférence de « ceux qui sont chargés de lui inculquer les pre« mières vertus ! ! ! « Celle qui jouit d'une bonne constitution, d'une « bonne santé habituelle, et que des considéia« tions sociales empêchent de nourrir son enfant, « n'est pas digne d'être mère, car elle n'en a pas « et n'en aura jamais les vertus ; certes elle n'ex« posera point sa vie pour l'arracher à la mort, si « elle craint d'exposer ses plaisirs pour lui donner la vie. Ce peut être une femme accomplie « aux yeux du monde, mais à ceux de la nature ce « n'est plus qu'une femme imparfaite que la civi« lisation a pervertie. » Voilà ce qu'il faudrait dire , vous dont la voix se
�— 31 —
*
fait entendre aux moments solennels de la vie. Ne rejetez pas ces choses comme futiles et indignes de votre caractère; tant d'autres, moins sérieuses, trouvent grâce devant vous !... futiles, ces choses qui touchent de si près à l'honneur, à la paix du foyer domestique ! En effet, ce n'est pas seulement comme nécessaires au bien-êt re physique et moral de la mère et de l'enfant, qu'il faut les envisager, mais comme étant le vrai principe, ne l'oublions jamais, de Ja force et de la sainteté de la famille. N'est-il pas à remarquer, que là où celle-ci n'est pas édifiée sur ses véritables bases, la réclusion, les tortures même, ont été multipliées pour sauvegarder l'honneur et la fidélité de la femme? Mais là, au contraire, où la mère, après avoir conquis la place que sa mission lui assigne, ne se sépare jamais de ses enfants et ne vit que pour eux, il y a , entre elle et le mal, une barrière plus infranchissable que les murailles élevées ailleurs pour la garder. Aimez donc, élargissez votre âme, vivez de ce qui la fait vivre. Que les hommes centuplent les forces de la matière et enfantent des merveilles ;
�vous, centuplez les forces de votre cœur, et vous accomplirez des miracles. Ne vous laissez pas séduire par l'attrait du luxe et des jouissances que l'or peut donner. Prenez garde qu'en frappant, un jour, sur ce cœur pour l'interroger, il ne rende aussi le son perfide et métallique qui résonne partout , qui domine tout. Écoutez de plus pures, de plus saintes inspirations; que l'amour soit le mobile non-seulement du devoir maternel, mais aussi du devoir conjugal. Aimez le père des enfants qui vont naître, afin que ceux-ci soient des enfants bien-aimés, môme avant leur naissance. Alors vous ne les éloignerez pas, ils resteront à vos côtés pour y être votre joie -et les gardiens de votre honneur. Si le petit nouveau-né a vécu blotti sur votre sein, plus grand, c'est à vos pieds qu'il glissera; vous l'y retiendrez par un regard; au besoin, vous l'y rappelleriez... Il quittera si peu la chambre maternelle ! Avec lui, nul péril, le langage est pur et la vie toujours chaste. Restez donc, chers petits, qui nous gardez si bien; demeurez là, toujours là... Restez, enfants chéris ; vous êtes la sécurité de la famille, comme
���CHAPITRE IV.
lie» joies du berceau.
. Vois, couvant dus yeui son trésor, La mère coutempler, ravie, Son enfant, cœur sans ombre eucor. Vase que remplira la vie! V. HUGO.
Les jours ont succédé aux jours; s'ils ont paru trop longs aux mères indifférentes, ils ont été trop courts pour celles qui ont compris que le devoir est aussi le bonheur. Gomme ils ont passé vite ces mois charmants dont chaque heure, chaque instant voit éclore un
�— 36 — plaisir 1 Ce temps, si bien rempli, comme il s'est envolé avec rapidité ! La vie, alors, est un rêve enchanteur; elle rayonne d'une félicité si complète et si pure, qu'il semble que l'avenir ne pourra rien y ajouter. Que ne puis-je vous peindre avec le charme de la réalité, quelques-unes des joies du berceau, de ces joies adorables du chaud petit nid que la mère a préparé avec tant de bonheur!... Que de tendresse, que de sollicitude se sont concentrées là; son cœur n'est jamais satisfait du travail de ses mains ; ne l'entendez-vous pas se dire à elle-même : « Sera-t-il assez doux, assez soyeux? » Pour amortir l'éclat d'un jour trop vif, elle dispose des voiles de soie et de gaze, nuage vaporeux, vrai paradis au milieu duquel rayonnera le bel ange... Et la place., comme elle a été choisie avec soin ! « il sera bien là... mieux encore ici... tout près de moi : je pourrai le voir, l'entendre, même pendant son sommeil, et, le matin, j'aurai son premier regard.. . » Déjà elle croit le contempler cet enfant : « Comme il est beau!..» Illusion, ou plutôt vérité ; ne s'estelle pas sentie mère, dès ce premier mouvement
�qui a soulevé son sein, fait tressaillir tout son être, et lui a révélé le mystère qui s'est accompli en elle? — Ne l'aime-t-elle pas déjà cet enfant que ses yeux n'ont pas vu, mais que son âme devine? Ne va-t-elle pas désormais le suivre dans cette vie obscure qui tient à la sienne et en fait comme partie? 0 miracle d'amour! savoir qu'il y a là, en nous, un cœur qui ne bat pas encore, mais qui va se développer sous les battements du nôtre. Un seul cœur pour deux, voilà le secret de ce lien que* rien ne peut briser, voilà ce qui fait que cette femme est déjà mère. Et quand le serait-elle plus, en effet, que dans le moment où elle se donne elle-même? Et lorsque plus tard l'espoir est devenu une réalité, les soins assidus, les préoccupations inquiètes, les fatigues incessantes, comme tout cela a été payé par le sourire de l'enfant, par l'amour et la tendresse du père ! Lui aussi, ce père, il a veillé, prié près du berceau de ce cher bienaimé, dont on se disputait les caresses. Celles qu'il donnait à l'un, l'autre en était jaloux et cependant il en avait pour tous les deux à la fois. Absorbés dans ces joies infinies, ils s'aimaient autant sans penser à se le dire ; ils s'aimaient dans
�— 38 — cet enfant, et chacun, croyant retrouver l'image de l'autre sur le cher petit visage, chaque trait paraissait plus charmant. La gracieuse mère n'est plue jamais seule, est vrai ; son cœur est sans cesse occupé ; mais eselle m >ins aimée avec ce bel enfant dans les brasL'adorez-vous moins quand elle dit : « Ah ! par donne-moi, je ne pense qu'à notre fils, il me veu; tout entière ; et pourquoi serais-je avare de moi amour : lui, n'est-ce pas encore toi? » Quel est celui qui, témoin d'un sentiment si pur, oserait troubler ces joies ineffables que l'homme a toujours entourées d'un saint respect? Aussi beaucoup de peuples ont-ils fait de la femme, avec son enfant sur le cœur, un symbole révéré que le Christianisme devait rendre sacré. Ceux qui ont parcouru cette route bénie, semée de sourires et de caresses, ceux qui ont savouré tous ces bonheurs ont connu les meilleurs instants delà vie; comme de chauds rayons de soleil, ils se refléteront dans l'avenir et rendront moins sombres les mauvais jours qui peut-être les attendent. Le premier sourire , comme on se le rappelle !
1
�— 39 — Incertain d'abord, à peine s'il effleure les chères ".alites lèvres, à peine si la mère le devine ; demain sera plus marqué... Comme elle cherche à le fêré naître! comme elle voudrait le hâter par les •^ndres agaceries que son impatience imagine... Brifin il a ri, et c'est en la regardant!...; Et qui *'ouliez-vous qu'il regardât?... Ah! le ciel s'est Ouvert avec ce sourire... Ce ciel, elle l'avait rêvé, elle l'avait entrevu dans son cœur... Mais la nature devrait être joyeuse, l'oiseau trouver des chants plus tendres, la fleur exhaler des parfums plus suaves ! Elle est si heureuse qu'elle voudrait que l'univers entier reflétât son bonheur. Et que sera-ce donc lorsque cet enfant parlera, lorsqu'il dira ce premier mot qu'on lui a redit tant de fois? C'est toujours le même, c'est toujours cette courte syllabe qui, deux fois répétée, va vous dire tant de choses et rendre heureux spn père. Pour vous, jeune mère, un peu plus tard, il dira votre nom, mais si souvent!... Il faut avoir le temps de savourer toutes ces joies ; venues ensemble, elles étoufferaient le cœur. Oui, il est des heures bénies!... Voyez, c'est encore notre douce mère, l'heureuse femme que
�— 40 — vous savez ; l'enfant s'est développé : comme elle en est fière !... Il a un an, c'est presque un homme ; — il parle, il dit tout, du moins, elle le croit; elle devine si bien!... Le père écoute, elle lui traduit le petit langage... tout seul il ne l'eût pas compris. — La leçon répétée s'achève et recommence ; mais l'enfant indocile ne dit plus rien ; il cherche le sein maternel, le presse de ses mignonnes petites mains, le quitte, regarde sa mère et le reprend encore ; il semble se faire un jeu du désir que vous avez de l'entendre. Puis, de baisers en baisers, de sourires en sourires, il répète vingt fois de suite le mot qu'il ne voulait plus prononcer. Doux souvenirs, revenez souvent, revenez toujours à la pensée; retracez-nous ces instants où, dans chaque devoir, on trouve un plaisir! Heureux temps où le cœur conseille, où il rend tout facile, où les sacrifices de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute, sont changés en plaisirs qui n'ont pas de rivaux sous le ciel.
�CHAPITRE V.
lies deux sevrages.
Mais, voici le temps du sevrage ; pourquoi sitôt... Loin de hâter ce moment, la tendre nourrice voudrait l'éloigner. Il est si heureux, cet enfant ! comment lui ôter ce qui le console de tous ses chagrins, de toutes ses souffrances? — Et pour ellemême, ne devinez-vous pas qu'elle recule le jour où il faudra briser cette chère habitude. — Elle hésite, elle attend... aujourd'hui l'enfant est pâle, il doit être malade, — demain, elle aura du cou-
�_ 42 — rage, du moins elle le croit; mais une larme, un regard, peut-être une caresse, suffiront pour l'ébranler, et le cher nourrisson retrouvera le sein qu'on est si heureux de lui laisser encore. Pauvre mère! ne plus alimenter la vie qu'elle a donnée, le sacrifice est dur; c'est un lien qui se rompt, une joie qui s'en va. Cependant l'enfant va marcher : le petit ingrat fait mine de vouloir quitter le nid. Les jambes se fortifient, mais il essaye en vain : il fait quelques pas et revient ; il est trop faible encore... Dans deux jours, trois jours peut-être, il marchera seul, tout seul!... Décidément, c'est un homme; il va se sevrer de lui-même et presque sans regret. — Ne restera-t-il pas dans les bras qui ont toujours bercé ses douleurs? Pour vous, madame, qui avez déjà privé votre enfant de sa mère, vous l'en privez une seconde fois sans hésiter davantage. L'enfant que n'a pas allaité le sein maternel est arraché sans pitié de celui de la nourrice. Et cependant, vous le voyez, tout eût été facile si vous l'eussiez voulu; si vous fussiez restée à votre place, il eût souffert peut-être, mais si peu !...
*
�— 43 — mêmes caresses, même visage, rien n'eut été changé. — Pauvre petit, la chose devient plus grave : c'est encore une mère qu'il va perdre !... A son âge, en voilà déjà deux ; convenez que c'est beaucoup. C'en est une troisième qu'il faut lui trouver, car ce n'est pas vous qui allez reprendre le poste que vous avez déserté ; ce n'est pas vous qui allez essayer d'endormir ses regrets par votre amour. Comprenez-le, ses nuits vont être cruelles, il perd une si douce chose! Laissez-vous attendrir, madame, faites qu'il oublie que vous n'avez pas toujours été là. Cela est possible encore; plus tard, vous l'essayeriez en vain. Chez les anciens, à côté de l'insouciance du devoir, il y avait au moins de l'humanité pour l'enfant ; on gardait les nourrices, elles étaient comme de la famille; elles restaient longtemps près des jeunes garçons, et souvent elles ne quittaient pas, même devenue femme, la jeune fille qu'elles avaient allaitée. De nos jours, on a supprimé le sentiment ; on trouve plus simple de faire du jeune enfant un être en qui l'on ne reconnaît pas même l'instinct d'aimer. On oublie si bien, et tant de fois, qu'il a un cœur, qu'il lui sera bientôt
�_ Ai _ facile de l'oublier lui-même. — C'est une Anglaise souvent froide et roide que la mode vous impose; une Allemande eût été plus tendre, peut-être; mais que vous importe, la tendresse n'est pas en question. Elle va donc, cette bonne, s'emparer du cher petit. Laissez-la faire, elle n'aura qu'une pensée, c'est de changer les habitudes prises avec la nourrice ; elle en dira, pour vous plaire, le plus de mal possible : vous en avez été jalouse, elle le devine, elle le sait : « La pauvre femme, comme elle avait déjà gâté l'enfant ! comme il était temps qu'on le remît en d'autres mains! » Si encore il pouvait rester dans celles où il vient d'être placé, peut-être, avec le temps, apprendrait-il à aimer en s'habituant à ce nouveau langage, à cette nouvelle figure. Mais nullement, les bases de l'éducation sont déjà mauvaises; on ne regarde ces demi-gouvernantes, ces
nourrices sèches et très-sèches en effet, que comme
des servantes, que l'on traite et que l'on renvoie légèrement ; et cependant c'est une mère qui faudrait pour remplacer la mère dont elle va remplir les fonctions. N'est-ce pas elle, en effet, qui veille la nuit, qui soigne, promène et instruit l'en-
�fant à cette époque où il ignore tout? Les nouvelles impressions qu'elle va lui donner peuvent être ineffaçables, et ce ne sera pas de vous qu'il les recevra. Il peut devenir égoïste, méchant et dur, si elle est tout cela; heureux mille fois si elle a le cœur tendre et bon! Chez les personnes d'une classe élevée, et chez les riches en général, quoique les enfants entrent plus qu'autrefois dans la vie de famille, ils ne la partagent pas encore assez. On les voit peu, si ce n'est pendant l'exhibition de ces chères petites poupées que l'on pare deux fois par jour pour paraître au salon. La mère borne sa surveillance à venir quelques instants dans leur chambre, pour gronder au hasard. Je dis au hasard, car, n'étant pas souvent là, elle est mauvais juge de ce qu'elle voit en passant. Jalouse encore, presque toujours, elle aimera moins la bonne qu'elle n'aimait la nourrice ; cela est si naturel que je me sens presque l'envie d'être jalouse avec elle. Ces enfants qu'elle lui abandonne doivent nécessairement finir, s'ils ne sont ingrats, par s'attacher et être reconnaissants; c'est cette pensée qui la suit et qui lui fait mal. Dès lors, voyez-la mettre tout en œuvre,
3,
�— 40 petits moyens, beaucoup d'ingratitude surtout, pour diminuer cette amitié et cette autorité dans leurs cœurs. Elle deviendra injuste, et je n'ai pas le courage de lui en vouloir, envers cette femme qu'elle devrait aimer. Mais, prenez-y garde, bientôt les enfants vont juger, et personne n'est plus impartial qu'eux. La bonne se plaindra; ses larmes, à défaut de mots, révéleront une souffrance; on la gronde si souvent sans motif! Les petits prendront son parti contre leur mère, que dès lors ils aimeront moins. Ainsi, dès le début, l'unité manque, la mère est rejetée au second plan. — Pourrait-il n'en pas être ainsi ? Nous l'avons dit, ils sont toujours avec cette femme, c'est d'elle que viennent les plaisirs et les récompenses. Elle sait de si beaux contes qui font rêver; elle endort si bien par ses chansons! N'estce pas encore elle qui, le matin et le soir, apprend à aimer et à prier Dieu? Voilà donc cette loi éternelle de l'amour comme mobile du devoir, méconnue cette fois par l'enfant. Celui qui, aimé par sa mère, l'eût aimée d'instinct avant de savoir qu'il devait l'aimer par devoir, établit au contraire, dans son cœur, une différence
�— Al —
pénible entre celle qui l'oublie et l'étrangère qui le protège et le guide. C'est à l'amour de fortifier la voix du sang : les soins, l'habitude sont nécessaires pour la rendre toute-puissante. Le sentiment filial n'est pas le seul qui ait besoin de ces auxiliaires, puisque le sentiment maternel lui-même est plus fort et plus vivace, si l'on se consacre à ses enfants, et si l'on vit avec eux .et pour eux. — L'amour, c'est l'aimant qui attire tout amour. Mais comment rattacher l'homme à ce qu'il ne voit ni ne touche, à cette chose immatérielle, l'amour, dans ce siècle où il concentre toute sa force pour découvrir ou inventer des merveilles? Lorsque la matière prend vie et mouvement sous le souffle de sa volonté ; quand son corps est entraîné par la vapeur avec une vitesse .qu'égale à peine l'aile de l'oiseau; tandis que sa pensée franchit les mers avec la rapidité du désir, l'homme trouve-t-il un moment pour se fixer et dire.qu'il aime? « Il perd chaque jour « cette belle partie de lui-même que l'on nomme « la sensibilité ; l'amour, le besoin d'aimer dispa« raissent de la terre. Les calculs de l'intérêt ab« sorbent aujourd'hui tous les instants ; le feu in-
�— 48 — « térieur s'éteint faute d'aliment, la paralysie « gagne le cœur. » Il irait s'atrophiant de plus en plus, et bientôt il serait mort avant que de naître, si la femme n'était là pour réchauffer ce cœur au contact du sien, pour lui révéler les trésors de cet amour qui l'anime comme épouse et la dirige aussi dans la douce et noble tâche de la maternité.
�CHAPITRE VI-
lie premier langage.
Gomme cette chaîne de la maternité se déroule facile et légère, lorsque pas un anneau n'en a été brisé, lorsque tous les devoirs ont été bien remplis ! On dirait alors que l'enfant est guidé par un fil mystérieux qu'une tendresse intelligente et attentive attache à son berceau et laisse échapper avec art et mesure. Quelle autre que la mère, a le secret de ce lien si flexible et si fort en même temps? Quelle autre pourrait diriger aussi bien ce jeune être qui tient à elle parce qu'il s'est dé-
�— 50 — veloppé dans son sein, parce qu'elle l'a mis au monde au péril de sa vie, et parce qu'enfin, c'est elle qui lui a donné la nourriture nécessaire pour compléter l'existence imparfaite qu'il avait en naissant? Non ! ce n'est pas aux facultés physiques et aux joies qui en sont le fruit, que Dieu a borné la richesse des dons qu'il a départis à la mère. Cette moisson, quelque abondante que vous la supposiez, serait incomplète si elle n'était enrichie de trésors d'un ordre plus relevé, confiés par Dieu à l'intelligence du cœur maternel, et proportionnés à la noble tâche qu'il lui assigne. C'est la mère qui donne tout ; aidée par la nature, elle suffit à tout. Elle calme les cris par des caresses ; essuie les larmes par des baisers, et fait éprouver les premières sensations d'amour, les premiers sentiments de confiance qui commencent à éveiller l'âme de son enfant. Sous cette influence protectrice, apparaissent en même temps les premières lueurs de la pensée qui, pour se faire jour, aura bientôt besoin d'être-initiée aux expressions du langage. Nulle autre ne pourrait, comme la mère, enseigner à cette jeune créature un art sans lequel
�— M — tout développement resterait imparfait. Ce ne sont donc pas seulement ses sentiments, ses pensées qu'elle donne à "son enfant, elle lui transmet-en même temps le choix et l'innocence des mots qui servent à les exprimer. Ici s'applique dans toute sa force cette vérité, que la première éducation laisse toujours des traces ineffaçables. Si bien penser est un devoir, bien dire est un attrait qui en est déjà la récompense. On ne résiste point aux charmes de la parole : les orateurs entraînent les peuples, et le doux babillage d'un enfant attendrit et attache l'homme le plus insensible. Combien plus encore lorsque la bouche maternelle aura seule enseigné tous les mots de ces premiers essais ! Oui, pour cela, et beaucoup pour cela, élevez vous-mêmes vos enfants, ne les livrez jamais à nulle autre, surtout en cet âge où leurs sens incomplets et débiles, comme leur corps, reçoivent toutes les impressions, et les mauvaises peut-être encore d'une manière plus profonde et plus durable que les bonnes. — Peu importe que l'enfant soit né dans une famille où le dur labeur de chaque jour se décèle jusque dans la rudesse du langage :
�là encore, celui de la mère, adouci par l'amour, sera toujours le meilleur. L'exactitude de cette observation est plus sensible quand, favorisée par une bonne éducation, la mère n'a dans ses habitudes que des expressions douces et harmonieuses, vraies et simples. Ne négligez donc pas cette étude de tous les instants ; elle demande que, dès le début, vous y apportiez une attentive sollicitude. — Je ne voudrais pas entrer ici dans des détails trop minutieux, tracer des règles pratiques de l'art de la parole appliqué à l'enfance. C'est au cœur des mères que je m'adresse, et mieux que je ne pourrais la leur dire, elles comprendront ma pensée. Quelques indications suffisent. — Accoutumezvous à ne parler que très-correctement à votre enfant ; ne vous pliez pas à sa manière de dire, c'est lui qui doit prendre la vôtre. Ne changez rien aux mots, même pour l'aider. Tous sont nouveaux pour lui, et il n'aura pas plus de peine à les apprendre tels qu'ils sont, qu'en les défigurant. Articulez avec netteté et sans affectation. L'enfant, toujours imitateur, aidé par la flexibilité de ses organe3, cherchera à prononcer de même. Cela
�— 53 — suffit, ne lui en demandez pas davantage, ne l'intimidez pas en le reprenant avec une insistance trop rigoureuse, laissez la nature faire son œuvre, aidez-la, mais ne la forcez pas. Tout ceci pourrait se dire encore de l'intonation qui est la mélodie de la parole; Cherchez à ce qu'elle soit toujours juste et naturelle : rien de forcé ni de faux ne doit blesser l'oreille. — La vérité se décèle par le son de la voix. Il y a entre ces choses un rapport intime qui s'appelle l'accent de la vérité. C'est par l'application de tons les jours, les échanges de tous les instants, que ces habitudes sont transmises à l'enfant. Si la nourrice ou la bonne a passé par là, il sera facile de le reconnaître. Un mot mal sonnant, le timbre de la voix , le rire même diront bien vite que la mère fut trop souvent absente. Que de peines pour réparer le mal qu'elle a laissé faire ! Ici déjà, il faudra désapprendre pour apprendre autrement, double travail qui ne sera pas toujours possible. Vous avez raison, madame, de rougir lorsque votre enfant se sert d'expressions qui ne sont point les vôtres. Elles déposent contre vous ; elles me prouvent.
�— 54 — sans que je sois obligée d'entrer bien avant dans votre vie, qu'il y a eu, quelque attentive que vous vouliez paraître, un mauvais début, une lacune, un temps d'oubli clans vos devoirs de mère, peutêtre hélas ! dans vos devoirs d'épouse. Écoutez parler vingt enfants qui vivent chez leurs parents, et bientôt vous devinerez facilement s'ils sont restés sous l'aile maternelle, ou si on ne les en a pas trop souvent éloignés. Et à cela seul, il vous sera presque permis de conclure que les unes ont rempli fidèlement |eur tâche, et que les autres s'y sont soustraites trop souvent par une coupable légèreté. Que ces bouches si pures, toujours inspirées par vous, ne fassent entendre que ce qu'elles auront appris de la vôtre. Que tout révèle à tous une mère dévouée. La bonne éducation des enfants, même celle des premiers jours, dépose en faveur de l'honnêteté de la mère et la fait respecter. Ne dédaignez donc pas ce premier témoignage, il grandira avec vos soins assidus, avec votre bonheur. N'oubliez pas que vous faciliterez ainsi l'instruction plus sérieuse des années qui vont suivre. Votre
�— 55 — enfant apprendra près de vous sans qu'il s'en cloute et sans que vous vous en rendiez compte, mille choses qui, plus tard , lui deviendront utiles. 11 retiendra des mots, des tours de phrase qu'il a entendus au hasard et qu'il applique déjà avec une justesse qui surprend. Semez de bonne heure dans cette jeune intelligence, que les bonnes pensées y arrivent sous une forme gracieuse et toujours vraie, à l'aide de mots heureux. Qui mieux que vous saura éviter et corriger ceux qui peuvent produire un mauvais effet ? A vous seule appartient déjà de séparer le bon grain de l'ivraie. Qui mieux que vous jugera quelle semence convient ? Qui mieux que vous enfin, peut la faire fructifier dans ce cœur et cette intelligence où vous lisez sans cesse? « Il semble que la nature ait réservé à la mère « la double mission de soutenir nos pas chance« lants, et de diriger les premiers essais de notre «intelligence qui s'éveille. Elle seule sait com« prendre le délicieux caquetage du bambin qui « s'étonne , interroge et admire ; elle seule lui ac« corde une sérieuse importance ; elle seule sait y « répondre, rectifier avec tact une idée fausse.
�— 56 — « compléter avec bonté ou même deviner avec in« dulgence une question mal posée, et à chaque « pas, à propos de tout et à propos de rien, donner « une ingénieuse leçon , offrir un doux et saint « exemple. »
�CHAPITRE Vil.
lies impressions de l'enfance.
Je voudrais pouvoir indiquer une à une toutes les aptitudes de l'enfant, décrire toutes les exigences de sa nature , certaine de prouver qu'une mère attentive peut seule les développer et y satisfaire avec intelligence et amour. Qu'il s'agisse du corps ou de l'âme, elle sera toujours le meilleur guide : son tact si délicat lui permet de saisir et d'apprécier avec une justesse admirable les impressions variées, déjà si vivement ressenties par ce jeune cerveau. Qui devinera mieux, aussi bien,
�les mille sensations qui peuvent laisser des traces ineffaçables dans cet organisme si facilement ému? Celle qui, au moindre signe, comprend et apprécie les douleurs physiques, sera-t-elle moins habile lorsqu'il s'agit d'apprécier les souffrances de l'âme? Aussi active que dévouée, elle prodiguera des soins assidus pour en tarir la source. Combien de bonnes, de gouvernantes, au contraire , font naître chez les enfants des dispositions fâcheuses qu'ils n'auraient jamais eues. Ainsi on les rend souvent poltrons en leur parlant de la peur ; téméraires en exaltant leur courage ; et tout cela sans observer ce qui convient à la-nature de chacun. Celui-ci est bouillant et hardi, il faut le calmer ; cet autre est si doux et si tranquille, qu'il est besoin de stimuler son énergie. Ce sont des nuances qu'il faut saisir au vol ; un œil étranger les aperçoit rarement; mais, plus clairvoyant, celui de la mère est guidé par le cœur. Pour son fils, au besoin, elle se transformera ; voyez, c'est toujours cette jeune femme, autrefois si faible et si facilement impressionnable; elle frissonnait au bruit d'une feuille emportée par le vent, elle tombait anéantie sous l'effroi d'un orage; je ne pourrais
�— 59 — vous dire toutes les terreurs qui la faisaient se réfugier, éperdue dans les bras de son mari ; regardezla : maintenant son fils est près d'elle, elle pourra, pâlir de son courage, s'effrayer de sa force, mais elle ne vous laissera pas le droit d'en douter. Et, bien plus qu'autrefois cependant, elle a peur ; c'est pour lui qu'elle tremble; mais il faut qu'il soit brave, ce fils bien-aimé; et, pour l'aguerrir, elle a compris qu'elle 'ne devait pas même lui laisser entrevoir ses faiblesses de femme. ' Mystère adorable de ce cœur en qui tout est mystère : hier frêle roseau que le souffle faisait plier ; aujourd'hui, il résiste aux efforts du vent. Viennent la tempête, les éclairs, les éclats de la foudre : «Ce n'est rien, mon enfant, rien que le bruit de l'air dans le choc des nuages, c'est peutêtre aussi Dieu qui montre sa puissance pour que l'homme s'en souvienne. » Demanderez-vous à une étrangère, à une indifférente, ce difficile effort. Ce serait en vain, l'amour seul sait comprendre, sans avoir rien appris, tout ce qu'on doit cacher comme tout ce qu'il faut dire. C'est ainsi que l'enfant peut devoir à sa mère d'être un jour un héros. En attendant que cet non-
�— GOneur lui vienne, préparez-le à devenir un homme. Apprenez aussi de bonne heure à votre fille, et toujours par l'exemple, à fuir le ridicule de tous ces cris de mauvais goût, à la vue de certains animaux , de certains insectes dont bien des femmes ont la fâcheuse habitude de s'effrayer sans motifs. Ces grands effrois pour de petites causes seront toujours, sauf quelques exceptions, la preuve d'un mauvais début dans l'éducation. Quel enfant se serait imaginé d'avoir peur d'une pauvre araignée qui file paisiblement sa toile, ou d'une timide souris qui se sauve au moindre bruit, si l'on n'avait eu la maladresse de laisser voir qu'on est soimême effrayé à la vue de ces êtres inoffensifs? Il en est ainsi pour beaucoup d'autres faiblesses aussi peu justifiées; les défauts eux-mêmes ne semblent naître dans le cœur de certains enfants que parce qu'on leur a trop dit de les éviter ou qu'on s'est trop appliqué à les décrire. — N'est-il pas dange reux de parler de la gourmandise avec une complaisance minutieuse , et d'attacher trop d'importance à quelques petites fantaisies de ce genre? Le fruit défendu n'a-t-il pas un double attrait? J'ai toujours craint que la définition trop exacte
K
�— 61 — des sept péchés capitaux ne fût souvent, pour le jeune âge, une tentation , une révélation du mal qu'il ignore, bien plus qu'une leçon pour le fuir. Au moins faudrait-il se borner à lui parler seulement des tendances fâcheuses qui se font jour et se garder de fixer sa pensée sur celles qui sont endormies ou qui n'existent pas en lui. Tout ce que nous venons de dire est vrai, surtout , pour les enfauts élevés loin de mauvais contacts , près d'une mère ingénieuse à détourner le mal de leur cœur. Je ne sais si les chers petits en apportent le germe en naissant, mais, dans le doute, la sagesse commande de ne pas leur parler des défauts dont ils ont été jusque-là préservés. Attendez que leur nature vous éclaire ; si vous ne lui en laissez pas le temps, vous risquez de verser l'eau où il n'y a point de feu , ou de laisser brûler sourdement celui qu'il faudrait éteindre. Quelle tendresse pourrait être aussi ingénieuse que celle de la mère dans tous ces détails? Que de larmes épargnées à l'adolescence, si les premières années avaient été surveillées par elle ! Que d'imperfections de moins dans l'humanité, si toutes les mères s'appliquaient à remplir leur tâche avec la
4
�patience et le soin cpie mérite une œuvre si digne d'elles ! L'exemple, ce grand enseignement de l'enfance, qui pourrait le donner avec plus de suite; qui pourrait assujettir sa vie à des soins aussi assidus ; qui pourrait inspirer la vertu par ses actions mieux que cette mère qui sait au besoin dompter ses craintes et ses terreurs pour en préserver son fils? Élever ses enfants sera toujours le grand œuvre de la vie d'une femme ; avec du dévouement, nulle ne sera inhabile. Pourquoi sa raison et son amour seraient-ils moins parfaits, moins dévoués que l'instinct des êtres privés du flambeau de l'intelligence? Dans toutes les espèces, Dieu n'a-t-il pas voulu que la mère pût subvenir aux besoins et aux nécessités de l'être auquel elle a donné la vie? Ne proportionne-t-il pas les facultés qu'il accorde à l'importance du devoir qu'il assigne? Et dans toute la nature ne retrouve-t on pas les traces de cette prévoyante tendresse? N'est-ce pas elle qui inspire l'oiseau? La mère qui a déposé l'œuf dans le nid peut aussi le faire éclore ; celle qui a réchauffé le petit lui donne les premières leçons dont il a besoin pour diriger son inexpérience. Elle seule devine
�— 03 — que pour lui apprendre à voler, il faut mesurer l'espace à la faiblesse de son aile. Elle seule devine le moment où il est assez fort pour s'élancer avec elle dans l'air et dans la liberté, tandis que le père, qui a sans cesse secondé son amour, les suit et les protège encore.
��CHAPITRE VIII.
I/autortté paternelle.
« L'affection paternelle a été créée « par Dieu, non ponr recevoir, mais « pour donner, non ponr exiger des « sacrifices, mais ponr en faire.
SAINT-MARC GIRARDIN.
11 est un reproche que je voudrais éviter, une omission apparente que je voudrais justifier. — Si, jusqu'ici, l'amour maternel a été l'objet principal de notre étude et si, en développant nos pensées sur les devoirs que les parents doivent accomplir, nous avons été obligés d'invoquer plus souvent la 4.
�— 06 — tendresse de la mère, ce n'est pas que le cœur du père ne soit aussi .capable de tendresse, et si elle ne peut se traduire de la même manière près du jeune enfant, elle n'est pas moins profonde. Qui pourrait dire que la sollicitude et les sacrifices mêmes imposés à la mère ne seraient pas acceptés par le père? Nous l'avons donc associé, autant que la diversité des natures et des vocations le comporte, à toutes les joies, à toutes les péripéties de cette vie qui lui ouvrent des horizons nouveaux et enchanteurs. Nous l'avons aussi fait veiller, aimer, prier avec la mère, près du berceau de ce jeune .'•fenfant, fruit de leur amour. Comme elle, il a savouré la joie de ces ineffables émotions que donnent ^.e premier sourire, ces mille et une grâces charmantes, attributs de la première enfance. — Tant qu'ils n'ont eu que le plaisir d'aimer, sans que le mélange d'une pensée plus sérieuse soit venu les avertir que les tâches, quoique ayant un même but, doivent être différentes, le père n'a pu prendre une position distincte de celle donnée à la mère dans les tableaux que nous avons cherché à retracer. Ainsi, tout ce que nous avons dit de la femme doit, suivant notre pensée, s'appliquer au
�— 67 — mari, sauf ce qui, nécessairement, est du domaine exclusif de la mère. Loin donc d'avoir mis le père au second plan, nous l'avons toujours eu présent à l'esprit, et la place qu'il va désormais occuper, doit lui assurer un ample dédommagement de l'abandon qu'il a semblé faire, clans les premiers moments, à la compagne de sa vie. — Si sa tâche paraît commencer plus tard, elle n'en est ni moins grande ni moins rude. N'est-ce pas sur lui que repose tout cet avenir? N'est-ce pas de lui que dépend le bien-être de la famille ? Et, tandis que la mère ne pense qu'à aimer, lui, il cherche à lui rendre la vi. douce et facile. — Touchant et heureux concours que la Providence a voulu , pour que chacun donnât autant, l'une, un cœur tendre et dévoué, l'autre un cœur aimant et fort, sans qu'on pût décider lequel donnait le plus. L'enfant, ce trésor commun, qui le gardera ? Tous deux, sans doute ; mais tant qu'il réclamera une surveillance continue, par qui sera-t-elle le mieux exercée? Le père l'a compris, c'est par la mère, la mère seule. Il abdique donc, sans aimer moins, ou plutôt il réserve son amour pour le temps
�— 68 — où il pourra lui laisser prendre l'essor que comporte sa nature. Jusque-là, il se contente d'encourager, d'aider quelquefois sa compagne. Il sait que les mains maternelles, pour être plus faibles que les siennes, n'en sont que plus habiles à manier la frêle créature ; il sait que des leçons douces et vivantes comme le lait qui donne la vie, doivent être plus facilement et mieux acceptées par une raison naissante et incertaine encore. Il ne veut pas troubler cette divine harmonie dont il admire les charmants accords. Il sait que, comme sa tendresse, ses mains n'ont pas assez de douceur pour soutenir et diriger ce frêle roseau. « Ah ! laissons« le se fortifier, et quand tu pourras me compren<i
dre, cher enfant, tu sauras si je t'aime ! » Mais à côté de l'amour, bientôt un autre mot
doit venir caractériser la place du père dans la famille : c'est l'autorité qu'il y exercera. Si l'amour même a dû quelquefois être ajourné dans sa manifestation, combien plus encore l'autorité. Elle a besoin, pour rester forte, de ne pas se prodiguer. Pendant les premières années, il faut qu'elle n'apparaisse qu'à de longs intervalles. Cela n'empêche pas que dans sa maison, le chef de la famille
�comme mari et comme père ne soit toujours respecté; il laissera deviner par son approbation, qu'il avait indiqué d'avance la route suivie ; confiant et tranquille, il est toujours sûr d'être obéi. Il faut donc que la mère fasse comprendre, et que l'enfant ne cesse de voir que son père est de moitié dans tout ce qu'elle lui commande ; qu'absent, c'est encore sa pensée qui dirige. — Ainsi préparée, l'intervention directe de l'autorité paternelle se fera sans secousse à l'époque où elle devra se révéler plus active. — Mais que, même alors, elle ne se montre que dans les occasions où une direction plus précise, une répression plus ferme, deviendront nécessaires. — Pour les fils surtout, elle est indispensable ; mais plus elle est précieuse, plus il faut la ménager ; qu'elle soit comme une arme puissante dont on ne fait usage que lorsque d'autres sont trop faibles. Ici donc, la mère a besoin d'être prudente, attentive à ne pas faire intervenir trop souvent l'autorité paternelle, surtout dans les premières années. Je le lui demande pour l'enfant qui la redouterait moins peut-être en s'y habituant, et pour ce père qui a quitté si matin le foyer oii il va
�revenir si tard, fatigué et encore poursuivi par les soucis des affaires. Pourra-t-il, voudra-t-il, alors qu'il a besoin de repos, entrer dans les détails infinis de cette éducation du premier âge, qu'il a confiée à la mère et dont elle s'acquitte si bien ? Qu'elle lui en épargne les minuties et les petits ennuis, qu'elle tâche de lui dire souvent que l'on a été sage, dût-elle mentir un peu (mensonge innocent qui ne trompe personne), afin de lui laisser la joie de ce baiser qu'il tient là, dans son cœur, depuis si longtemps, et qui, pendant tout le jour, a soutenu son courage. A cause de lui, donc, et à cause de l'enfant, laissez-leur le plaisir des caresses , cachez les fautes qui ne sont que légères, laissez ignorer que l'on pouvait mieux faire. Alors le cher petit, tout honteux de ce bonheur qu'il ne mérite pas tout à fait, vous jette, à la dérobée, un regard de reconnaissance. Ses yeux vous disent à travers une larme qu'il essuie furtivement , que demain il sera sage. Et ne craignez pas qu'il vous trompe : il a hâte de décharger sa conscience et de mériter deux fois ce baiser qu'il n'avait pas gagné.. Arrive le jour où il faudra gronder, la leçon n'en
�sera que plus profitable, parce qu'elle n'aura pas été prodiguée. L'intelligence de la femme doit donc encore ici faire cause commune avec son cœur, elle doit sauvegarder l'autorité du père en même temps qu'elle la fait aimer; ne faut-il pas, nous l'avons dit, lui ménager du bonheur pour ce peu d'instants qu'elle le possède, l'indemniser si elle peut de sa longue absence par une double part de tendresse; ne fautil pas qu'il jouisse à son tour de ses enfants qu'il voit si peu; qu'ils lui racontent eux-mêmes les grandes joies du jour et les petits chagrins? Plus tard, ce doux parler se changera en causeries plus graves. Mais c'est ici surtout, que l'exemple aura force de loi ; instruisez ce mari de ce que l'on a dit, de ce que l'on a fait dans cette maison, toujours la sienne, même lorsqu'il n'y est pas. Ne lui cachez rien, ni sorties, ni visites, et prenez garde, l'enfant va vous aider si vous oubliez quelque chose. Vous le savez, il vous imite ; tâchez donc de bien faire ; et cela est si vrai que le mari aimé sera, par cela même, le père le plus chéri et le plus respecté. Si vous ne lui deviez pas tout votre amour, parce que vous êtes sa femme, vous le lui
�— 7<2 — devriez parce que vous êtes la mère de ses entants. C'est aiusi que dans la famille tout se tient et s'enchaîne; pour être indissolubles, les liens ont besoin de se fortifier l'un par l'autre en venant tous se rattacher au premier. — Si le point de départ est bon, le reste devient facile. Si vous bâtissez sur une base solide, je veux dire sur un amour vrai et profond, l'édifice résistera, il pourra affronter l'orage , et le torrent des passions essayerait en vain de l'entraîner.
�CHAPITRE IX.
lies châtiments.
Quand je pourrais me faire craindre , j'aimerais mieux me faire aimer. MONTAIGNE, L. XI, Chap. 8.
Je suis douloureusement embarrassée en commençant ce chapitre. Les châtiments!... Ce mot me fait mal, il m'oppresse. Longtemps, j'ai hésité avant de le prononcer. Je remettais toujours, je craignais de parler trop tôt ; l'enfant était si jeune ! lit maintenant, j'arrive tard, peut-être, tant il est
�encore de parents qui, tout en la réprouvant, se laissent emporter par cette triste habitude de châtier les enfants et de commencer de bonne heure. Autrefois, les corrections corporelles étaient à peu près l'unique moyen de répression employé dans l'éducation publique et dans l'éducation privée. Bien qu'aujourd'hui ce système barbare soit enfin banni de nos lycées, de nos pensions et de nos écoles — je n'en ai pas moins de honte pour notre époque — ces corrections, toujours dégradantes, n'ont pas encore été complètement rejetées de l'a famille. Lorsque nous avons rapproché l'enfant de nous et qu'il est rentré dans notre vie, c'était pour l'aimer davantage, pour le diriger par une sage et prévoyante sollicitude, et pour que, désormais, ce ne fût pas la peur du châtiment qui le fît obéir, mais la crainte de nous affliger. On se demande comment cette odieuse coutume, fondée sur la violence, a persisté si longtemps; comment aujourd'hui il peut encore en rester des traces , et comment un homme, un père , ne voit pas qu'il compromet sa dignité, quand il use, pour
�réprimer son fils, du moyen dont il se sert pour réduire l'animal qui lui résiste. Confondant ainsi par une coupable inattention l'être en qui la Providence a mis la faculté de raisonner, avec la brute qui cède à l'instinct, il croit que la rigueur seule peut lesmaitriser tous les deux. Il se trompe doublement. Si l'Arabe, plus sage et plus intelligent, dédaigne de recourir à la force, et n'en veut d'autre que celle de ses caresses pour dompter ce jeune et fougueux coursier, que lui envient toutes les nations, pourquoi la douceur aurait-elle moins d'empire sur le cœur de l'homme? Et cependant, chez nous, il a fallu, par des mesures protectrices, sauvegarder l'animal contre la brutalité du maître forcé de rester humain malgré lui; et, chose plus pénible! d'autres lois que celles de la tendresse ont été nécessaires pour protéger l'enfant !
« J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme tendre qu'on dresse pour l'honneur et la liberté, » a dit le sensible et véridique Montaigne.
�11 s'étonne que l'autorité paternelle puisse employer autre chose que douces paroles, pour se faire obéir. Le père peut-il, en effet, et surtout la mère, trouver le triste courage de lever la main qui ne doit que bénir, sur leur jeune enfant, sur cet être débile que Dieu leur a confié? Ah! que plutôt cette main, levée pour le châtiment, s'arrête et retombe sans force! Entre la sentence et l'exécution, la grâce ne devrait-elle pas toujours être accordée ? Malheureusement, il est triste de le dire, combien de parents n'écoutent pas la voix de la clémence ! Un trop grand nombre se laissent emporter par un mouvement irréfléchi—je l'espère mais toujours condamnable; et ce n'est pas seulement dans les classes où la rudesse des mœurs pourrait être une excuse, mais dans tous les rangs de la société, que cet usage se retrouve. En vérité, le droit de vie et de mort que les Romains avaient sur leurs enfants, était moins odieux que ces châtiments infligés aux nôtres et qu'ils réservaient à leurs esclaves. La mort n'avilit pas l'âme ; le châtiment la dégrade. Si nos verges sont plus douces, si la marque n'en reste pas empreinte sur le corps, elles n'en
�— 77 - . laissent pas moins une flétrissure dont le cœur se souvient. L'enfant qui a l'habitude d'être battu, prend, lorsqu'on le réprimande , une attitude de terreur qui m'a toujours fait peine. La crainte du mal physique le domine, et cette crainte tend à déprimer son être. Il écoute peu ce que vous lui dites en ce moment; ce qu'il suit de la pensée et des yeux, c'est votre main levée sur lui ; s'il le peut, il l'évite, et toujours il mesure sa faute à la force du coup ; prenez garde de frapper faiblement lorsque l'offense aura été gravé. Je le dis hautement, ce moyen de répression me semble, à tous les âges, aussi cruel que peu sensé. Dans la première enfance, il effraye sans corriger ; plus tard, il révolte ; le jeune garçon de douze à quinze ans qui reçoit un soufflet, a bien de la peine à renfermer clans son cœur un premier mouvement instinctif qui le porte à repousser l'outrage, et ce premier mouvement, je serais peut - être aussi peinée de ne pas l'entrevoir, que de ne pas le sentir aussitôt comprimé par le respect. Mais vient un jour que vous n'oublierez pas, ni lui non plus, un jour où vous redouterez l'effet
�— 78 — du châtiment. Lorsque vous lisez l'indignation dans les yeux de l'enfant que vous venez de frapper, vous entrevoyez le danger, et vous vous promettez de ne plus employer ce moyen de correction ; mais prenez-y garde, malgré cette prévoyance tardive, votre supériorité est amoindrie, vous êtes vaincu! L'enfant a senti que sa force égale la vôtre , et vous avez compris que la dignité de l'homme s'est éveillée dans l'âme de l'adolescent. Pour la jeune fille, plus douce et moins facile à se laisser emporter par ces élans de révolte intérieure, ce soufflet ira aussi jusqu'à son cœur, et la flétrissure de la joue interceptera, pendant longtemps peut-être, la douce sensation de vos baisers.' Je me suis toujours étonnée que des mères souvent très-jeunes femmes , eussent recours à ces moyens que je voudrais voir à jamais proscrits, et .* qui, cependant, se perpétuent, sans conteste, et comme chose toute naturelle, de la mère à la fille. Il est même de ces mères qui remettent, sans en craindre l'abus, la verge, cet instrument de supplice, dans' les mains de la gouvernante ou de la bonne, comme signe d'autorité et qui, au besoin,
�— 79 — administrent de leur main blanche et sèche comme leur cœur, cet étrange discipline maternelle. — Les unes l'appliquent sans emportement, froides comme-le juge qui prononce, mais qui, au moins, n'exécute pas la sentence ; d'autres se laissent aller à la fougue d'un caractère violent, et alors pardonnez-leur mon Dieu, car elles ne savent ce^qu elles font! — Pendant la lutte, elles n'aperçoivent pas
que leur colère allume bientôt celle de la petite victime qui tient à honneur de ne pas céder : certaine de ne pouvoir échapper à l'ignoble châtiment, elle semble mettre une sorte de courage à le braver. Toutes ces mères ne sont-elles pas également blâmables? Elles oublient que l'abus de la force sur la faiblesse n'amène jamais qu'une soumission apparente qui, si elle enchaîne le corps, est impuissante pour dompter l'esprit. Elles oublient que le grand, le seul mobile de l'obéissance, doit être cette union sympathique, cet amour réciproque de l'enfant et de la mère. C'est à conserver pure et forte cette sainte attraction, à repousser tout ce qui pourrait affaiblir ce lien sacré qu'elle doit tendre sans cesse. .
�- 80 — Redoutez non-seuleuieht d'appliquer une peine trop sévère, mais surtout de l'appliquer injustement. Que l'enfant ne puisse jamais se dire que vous avez pu être cruelle et injuste envers lui; si jusque-là vous avez été sa conscience, presque son Dieu, vous perdriez ce double privilège, car Dieu et la conscience sont l'expression de l'indulgence et de la justice. Dans la première enfance, d'ailleurs, avez-vous donc besoin de punir si souvent ce cher petit qui joue là autour de vous ? Ne le tourmentez pas en lui défendant des choses sans importance. Ne lui en commandez pas tant d'autres tout aussi indifférentes, afin qu'il ait moins souvent l'occasion de résister. S'il hésite avant d'obéir, et si vous le sentez peu disposé à se soumettre, attendez un instant si cela est possible , et répétez lui l'ordre comme si vous pensiez qu'il ne l'a pas entendu. Ne le fatiguez pas non plus à force de lui dire d'être sage, de se tenir tranquille, etc. Mieux vaudrait le laisser un peu à lui-même , non l'abandonner, mais le suivre des yeux ; lui parler beaucoup moins et le laisser croître dans cette liberté que surveille la prévoyance maternelle. N'est-il pas .né-
�— 81 cessaire de donner à la plante le temps de montrer de quel côté elle a besoin d'être soutenue et dirigée? A cet âge qui ne sait rien du bien ni du mal, la raison, comme la force brutale, peut, il est vrai, rester impuissante, mais la tendresse ne l'est jamais. Ne craignez donc pas d'aimer trop. L'enfant chéri ne sera jamais l'odieux enfant gâté auquel on accorde tout pour se débarrasser de ses obsessions incessantes, et qui bientôt, prenez-y garde, vous demandera l'impossible. Pour celui qui, au contraire, vit sous la douce influence de votre amour, vous aurez beau vous montrer empressée à satisfaire ses désirs, il saura, au besoin, se soumettre au refus que vous serez forcée de lui faire. Il sait si bien que vous l'aimez, qu'il devinera que vous aussi, êtes affligée de ce Cependant, parfois il faut punir direz-vous, et comment ? — Arrive alors une série de moyens qui ne sont pas toujours sans danger. Ce sont des friandises refusées... mais cela éveille la gourmandise ; la toilette promise que l'on ne mettra pas... mais cela fait attacher de l'importance à une chose dont
5.
�— 82 — il faudrait ne pas s'occuper. Enfin, la tâche doublée qui surcharge et fatigue. J'aimerais mieux, peutêtre, un plaisir ajourné. Mais de toutes les punitions, comme de toutes les récompenses, les seules vraiment bonnes sont celles dont la mère a toujours la ressource dans son cœur. Là est la force qui soumet comme celle qui relève. Que votre visage soit donc pour votre enfant un livre dans lequel il cherche de bonne heure l'encouragement ; que surtout il craigne d'y trouver le blâme. N'en doutez pas, tout petit il comprendra ce mystérieux langage que l'habitude aura vite établi entre vous. Parfois, se montre-t-il rebelle, laissez passer ce premier moment avec patience ; ne sortez jamais du calme, signe de la puissance que vous devez avoir sur vous-même. Votre douceur maîtrisera sa violence. Retenez quelques instants sa main dans la vôtre, si cette main indocile enfreint votre défense, ou s'il veut s'éloigner malgré vous. La colère s'empare-t-elle du petit despote, qui ne sait que quelques gouttes d'eau jetées au visage suffisent pour apaiser la tempête et faire cesser les cris ? — C'est par de tels moyens, et d'autres analogues,
�— 83 — que la force matérielle, lorsque cela, est devenu nécessaire, doit se manifester. N'avez-vous pas enfin, près de vous, une autorité dont la puissance sera d'autant plus grande et respectée, que vous aurez su la respecter vous-même? Le père, on redoute de l'affliger à son retour par le récit de quelque acte de désobéissance. On craint de lui un mot sévère et l'on aspire à recevoir ses caresses. Ces pensées, si vous avez su les inspirer à l'enfant, suffiront, croyez-le, pour dompter les mauvaises impulsions auxquelles il obéit. Que ce mot, employé avec sagesse : « Je le dirai à ton père, » fasse trembler le coupable, soumette le rebelle, et vous n'aurez besoin ni d'outrager la nature ni d'avilir votre enfant. — Dieu vous aidera; il vous donnera la force de rester clans cette voie du calme et de la sagesse ; sa présence invisible, mais connue de l'enfant, ne donnera-t-elle pas à vos paroles la force qui pourrait leur manquer ? S'il se rencontre parfois des passages épineux, des instants difficiles, ils deviendront, en suivant cette voie, plus aisés à franchir à mesure que la raison et le cœur se développeront. Alors l'enfant, qui d'abord ne faisait que commencer à vous com-
�— 8i —
prendre, vous devinera au moindre signe. Le son de votre voix, un de vos regards l'avertiront assez de votre mécontentement ou de votre satisfaction. Une caresse donnée ou refusée sera toute-puissante. S'il a offensé Dieu, si la faute est assez grave pour amener dans vos yeux une larme de douleur, il ne s'en consolera qu'après l'avoir transformée en une larme de joie, par une bonne action et par l'oubli du passé. Ne craignezjamaisdelui laisser deviner combien vous êtes heureuse, alors qu'il a bien fait ; il partagera votre satisfaction, comme il a compris votre peine lorsqu'il a mal agi. Il verra que votre amour ne l'abandonne jamais ; que par lui vous souffrez et vous jouissez ; que toutes ses actions laissent une trace dans votre cœur; que rien ne vous échappe; que votre vie enfin est en lui plus qu'en vous. N'estce pas la vérité en effet? Enfant béni ! tu es la pensée qui soutient, l'espoir qui fait vivre. Si vous ne le savez pas, si votre cœur ne vous l'a pas assez dit, madame, croyez-en celui de ces malheureuses mères, qui, lorsque Dieu les frappe, ne comprennent que trop qu'il ne leur reste plus qu'à pleurer assez pour en mourir. — Laissez-vous
�— 85 — donc attendrir, heureuses mères qui possédez ces doux trésors. Ayez pitié de ces chérubins à tête blonde, séchez leurs larmes au lieu de les faire couler : le temps de les répandre ne viendra que trop tôt pour eux, et vous ne serez peut-être pas là pour les consoler ! Ces chers petits corps, ces doux visages que Dieu a faits si frais, si beaux, comment les effleurer autrement que par des caresses? Par quelle anomalie vous, qui souvent redoutez pour cet enfant jusqu'au pli d'une rose; qui, si prévoyante par moments, imaginez mille recherches pour lui éviter l'ombre d'une souffrance, oubliez-vous toutes vos tendres inquiétudes comme si vous cessiez iout à coup de l'aimer à l'heure du châtiment? Que ses petites mains tendues qui, depuis si longtemps demandent grâce, ne vous implorent plus en vain ! — Faites une paix durable qui ne soit plus troublée par des orages indignes de vous.—Qu'un baiser, donné ou refusé, soit désormais la récompense ou la punition. — Plus tard, si par malheur l'adolescence vous révélait quelquesunes de ces fautes dont vous ayez sujet de vous alarmer, Dieu qui veille sur ce cœur que vous avez formé, aiderait votre amour â le rappeler au devoir.
��CHAPITRE X.
S'il faut que les fils s'éloignent, la fille doit rester.
Je ne suivrai pas l'enfant jour par jour, ni dans ses transformations successives, ni dans les soins incessants qu'il réclame pendant les premières années. Je ne chercherai pas davantage à reproduire l'exposé des méthodes diverses qui ont été proposées pour diriger cette première éducation de l'enfance. Ainsi, par exemple, je ne déciderai pas si, pour cette raison vacillante et incertaine, il est sage d'éveiller la curiosité, d'aller au-devant des questions afin d'éviter l'embarras que pourrait
�— 88 — amener quelquefois une réponse non préparée, 011 s'il vaut mieux attendre que l'enfant interroge; s'il est enfin plus raisonnable de l'habituer à réfléchir sur ce qu'on lui a dit, que d'en faire ce questionneur infatigable qui, pour se développer, s'agite sans cesse. Entre ces méthodes, je crois que la meilleure sera toujours celle que la mère appliquera ellemême, parce que d'avance , je sais qu'ayant pour unique désir d'arriver au but que lui a marqué son amour, elle saura modifier les préceptes selon la nature de celui qu'elle connaît si bien. Elle a veillé sans cesse sur cette jeune plante dont elle a suivi tous les développements avec une tendresse infinie. Rarement alors, elle a besoin de livres pour la guider. C'est ailleurs qu'elle cherche ses inspirations. Son cœur, qui, jusque-là, lui a indiqué son devoir, ne lui fera pas défaut. Elle sait par lui, ce qui convient le mieux. Quant aux mères qui abandonnent leur tâche à des mains étrangères , un livre sur ces détails intimes leur serait plus inutile encore. Elles n'en ont nul besoin : elles s'occupent si peu de leurs enfants ! — C'est d'ailleurs bien moins sur la ma-
�•- 89 — nière d'élever ces chers petits dans les premières années, que sur la nécessité et le bonheur de le faire par soi-même, que j'ai dit mes pensées. Si j'ai essayé d'en raconter quelques joies, si j'ai voulu en faire pressentir les douceurs, c'est surtout dans l'espoir d'inspirer le désir de les connaître toutes. Puissent les femmes se persuader que le grand et noble but de leur vie ne consiste pas seulement à donner le jour à des enfants, mais à les élever, en les préparant à occuper dignement le poste auquel Dieu et la société les appelleront plus tard ; à les rendre avant tout capables de comprendre par le sentiment tout ce qui est honnête et bon, à en faire des êtres dont l'âme, comme un sol habilement cultivé, soit disposée pour recevoir et faire fructifier toute bonne semence ! — Qu'elles se disent , qu'elles se persuadent bien surtout qu'en acceptant, sans en retrancher aucune, toutes les charges de la maternité, elles en recueilleront aussi toutes les jouissances, et que leurs maris ne les laisseront pas longtemps seules à travailler à cette œuvre bénie : à elle de la commencer et d'en aplanir les difficultés. Le temps de .garder ses enfants sur son cœur
#
�- 90 — fuit toujours trop rapide; huit à neuf ans à peine, si l'on n'a que des fils ! Comme il passe vite ce printemps de la vie! Ces joies de nos enfants, fleurs de notre jeunesse, comme elles tombent une à une devant la nécessité d'en faire des hommes! Grâce mobile du premier âge, ingénuité du cœur qu'allezvous devenir? Ah ! respectons au moins tout ce qui vient de Dieu, tout ce que donne une mère , tout ce qu'elle laisse éclore en liberté! Qui donc aura comme elle cette indulgence infinie, cette patience qui réprime ou qui encourage ; qui donc aura cette tendresse qui entoure l'enfant comme d'un invisible appui? Plus tard si la mère suit encore ses fils, c'est de loin, de trop loin hélas ! La vie n'est plus commune; le collège, c'est la séparation, c'est la loi, c'est la méthode triste et anguleuse substituée à l'amour ; c'est déjà le monde, avec ses entraînements, ses amitiés, ses relations extérieures qu'on préfère trop souvent à celles de la famille. Les fils, les voilà comme leur père, toujours absents pour travailler ou chercher parfois des plaisirs au dehors. D'autres idées les saisissent, une autre impulsion leur est donnée, une autre voie leur est ouverte, celle de la science, et tout jusqu'à
�- 91 — ce grec et ce latin, tend à les séparer de leur mère. Pauvre femme ! Si Dieu ne lui a pas donné de fille, elle va, malgré ses chers souvenirs et ses rêves d'espérance, rester bien solitaire assise à son foyer! Que le moment du retour arrivera lentement ! Mais qu'une fille, ange consolateur, soit là pour partager sa solitude, elle tient dans sa main un long avenir de bonheur, elle est riche d'un trésor qu'elle prodigue sans craindre de l'épuiser jamais. — Chère petite, c'est toi surtout, qui es l'âme de ce foyer que ton absence fait si désert et si triste. Comment oser t'en éloigner ! Quel couvent, quelle institution vaudrait mieux que cette douce place ? Où ton innocence sera-t-elle plus en sûreté, où pourras-tu recueillir de plus précieux exemples des vertus de la femme et de la mère de famille que tu dois être un jour ? Et pour ta mère aussi ta présence est un bien... N'es-tu pas la flamme vive et pure qui sanctifie tout? La pensée que j'ai exprimée sur l'enfant qui vient de naître, je la rappelle ici et je voudrais trouver de ces mots qui, graves et charmants à la fois, entraînent le cœur et le subjuguent, de ces
�- 92 — mots qui ont en eux l'autorité de la sagesse et imposent le devoir, pour faire comprendre que nulle femme n'a le droit, lorsqu'elle le peut, de refuser à sa fdle cette place que je réclame comme la meilleure et la plus sûre pour toutes deux. Aux mères assez favorisées pour avoir des loisirs , à celles aussi dont la vie se passe laborieuse et calme dans les soins et les ocçupations du ménage, à toutes je dirai : si vous éloignez volontairement cet ange qui donne joie et force, c'est le premier pas fait dans la voie du mal, et qui sait où il vous conduira ? Il faut toutefois être juste et reconnaître ce que les tendances du moment ont de bon. Beaucoup de mères semblent comprendre enfin que la nécessité qui leur fait abandonner leurs fils à une direction étrangère, n'existe pas pour leurs filles; qu'elles peuvent, qu'elles doivent les garder près d'elles. Pour un grand nombre, malheureusement, ce n'est encore qu'une affaire de mode : « J'élève ma fille. » Cette phrase sonne bien et pose une femme. Mais trop souvent, pour être vrai, il faudrait la traduire parcelle-ci : J'ai l'air d'élever ma fille, et, peut-être, l'abus des mots, chez la mère, est-il
�— 93 — plus funeste pour l'enfant, que ne l'était l'oubli du devoir. C'est donc sérieusement qu'il faut vous mettre à l'œuvre. Il ne suffit pas seulement d'avoir l'air : de faux semblants de maternité ne suffisent pas ici. Ce que vous devez donner, c'est ce dévouement des premiers jours, cette même sollicitude, et plus courageusement persévérante parce qu'elle sera réclamée plus longtemps ; ce qu'on vous demande, c'est votre fille sans cesse avec vous, reposant auprès de vous, là dans cette petite chambre qui touche à la vôtre, vivant de votre vie, et cela est facile, son père est absent presque tout le jour ; — combien il reste d'heures pour fortifier l'âme et développer l'esprit! Tout est là, pourquoi donc hésiter ? Le plan est simple, mais il faut accepter et remplir la tâche tout entière. Sinon, songez bien qu'en de telles choses, les à peu près sont dangereux; ne faites rien à demi. Mieux vaudrait suivre une autre marche bien franche : prendre une institutrice qui vous remplaçât complètement ; — tâchez de la bien choisir ; qu'elle soit une autre vous-même, à qui vous remettrez toute votre autorité.—Il faut entrer
�— 94 — dans cette voie sans réticence, il faut avoir le courage de votre abandon. A défaut d'institutrice, il vous reste encore le couvent, la pension, moyens auxquels il est toujours douloureux d'avoir recours, et que la nécessité seule doit imposer. C'est un parti grave que vous allez prendre ; y avez-vous sérieusement et assez longtemps pensé avant de vous décider ? Ah ! laissez, un moment encore, mon cœur parler au vôtre ; laissez-le vous raconter le bonheur plus sérieux des années qui vont suivre, comme il vous a dit les joies plus liantes de la première enfance. Si vous en avez été émue, si seulement une larme de regret de ne pas en avoir savouré les délices a mouillé votre paupière, vous comprendrez que la moisson n'est pas finie, qu'elle commence à peine ; qu'il vous reste l'espoir d'une récolte abondante ; et que l'avenir est là pour vous indemniser de ce passé dont vous n'avez pas su jouir. Croyez-moi;ne faites pas trop vite ce douloureux abandon. La première fois, le mal pouvait se réparer. En remettant le nouveau-né à sa nourrice, ce n'était pas son âme qui vous échappait ; maintenant
�— 95 — c'est elle que vous livrez ; ne prétendez plus désormais à sa possession absolue; puissiez-vous au moins en garder la meilleure part ! Cette fois, acceptez le côté sérieux de la vie, oubliez le monde, ses tentations et vos faiblesses, regardez cette enfant qui vous tend les bras; elle ne se souvient plus, en ce moment, que vous l'avez trop souvent délaissée ; elle serait si heureuse de vous aimer sans partage ; de tenir de vous toutes ses joies qui deviendraient les vôtres ; d'être consolée par vous, de toutes ses douleurs!... Regardez-la, et vous n'aurez pas le courage de vous en séparer. Si rien ne vous a touchée, si vous avez accompli sans larmes cette séparation, cruelle non pas pour vous, mais pour la pauvre enfant, peut-être un jour pleurerez-vous enfin, quand vous recevrez d'elle un baiser sans chaleur, une amitié sans élan et toute de convenance, pour répondre à votre tendresse tardive. — On lui dira, sans doute, qu'elle doit vous aimer, mais c'était à votre amour à le lui faire comprendre ; on lui enseignera qu'il est des formes respectueuses et prescrites pour vous prouver sa reconnaissance, et bientôt elle croira qu'il
�— 96 — est de mauvais goût de laisser déborder son cœur ; — vous en aurez bien peu de ce cœur et ce sera justice ;— qu'avez-vous fait pour y mêler le vôtre? — Redoutez l'avenir ; craignez que votre fille ne cède aux influences mauvaises contre lesquelles vous n'avez pas su la prémunir, et ne vous accuse un jour, dans le fond de sa pensée, de l'avoir abandonnée à des soins étrangers. Ah ! que cette enfant si pure reste sans cesse auprès de vous ! Qu'elle ne s'échappe de vos bras que pour être reçue dans ceux de son mari ! Gardez-la, pour être certaine que son âme n'a pas cessé d'être chaste et virginale. Ah ! gardez-la bien près de vous ; l'heure de la séparation viendra trop tôt pour toutes deux. Sentinelle attentive, aimez, veillez, priez près d'elle, afin qu'elle-même prie et aime avec vous. Aspirez avec ivresse les naïves révélations de cette âme qui s'ignore. Que chacun de ses élans soit le reflet de vos pensées et comme une aspiration de son amour qui va bientôt grandir à la hauteur du vôtre !
�CHAPITRE XI.
f»ardez«la parée qu'elle souffre.
Tour cire aimé du l'oml du cœur il faut être souffrant. La pitié est la dernière consécration de l'amour, peut-être l'amour même.
H. HEINE.
Jeune mère, je vous ai demandé de garder votre lille auprès de vous; je vous l'ai demandé au nom de votre bonheur et du sien. Pourquoi, maintenant, ai-je à vous dire : au nom de la souffrance, accomplissez votre devoir; gardez-la, cette enfant, non-seulement pour les joies qu'elle vous donne, mais pour les douleurs qui l'attendent.
�Souffrance ! douloureux problème, loi mystérieuse et fatale qui pèse sur l'humanité depuis les premiers jours! Si nous devons faccepter avec résignation et comme une épreuve nécessaire au complet développement de nos forces morales, ne nous est-il pas prescrit aussi de chercher à rendre tes blessures moins cruelles? N'est-il pas une voix qui nous crie de soulager ceux que tu frappes? Mais à qui donnerons-nous d'abord n s soins consolateurs? N'est-ce pas à ces êtres chéris dans lesquels nous souffrons, parce qu'ils font partie de nous-mêmes? N'est-ce pas, tendre mère, sur cette fille bien - aimée que vous répandrez les trésors de sympathie que Dieu a mis dans votre cœur? Si le premier acte de sa vie, si le premier cri en s'échappant de sa faible poitrine, vous a dit tout ce qu'il voulait vous dire ; si vous avez compris ce douloureux appel qui réclame assistance, vous comprendrez aussi, plus tard , la voix suppliante de votre fille ; vous vous rendrez à sa prière, lorsqu'au moment où vous songerez à l'éloigner de vous, elle vous fera entendre quelques - uns de ces mots qui, éveillant la crainte, ébranlent les résolutions, renversent tous les obstacles : «Ah!
�mère, garde-moi, je souffre tant! je suis si triste... — Pourquoi, je ne sais... mais toi seule peux me guérir et me rendre ma joie. » — Puissiez - vous alors la rapprocher de vous, la presser sur votre sein avec plus de tendresse, et sentir, comme elle, que cette place où, tant de fois, se sont endormies les douleurs qui accompagnent les premières années , est encore la meilleure pour calmer celles qu'amène un autre âge. La vie humaine, comme la nature, a des jours privilégiés et splendides où tout chante et nous dit d'être heureux. Il en est d'autres où le bonheur et le soleil se cachent, où la fleur qui vient de s'entr'ouvrir resserre tristement son calice; où la jeune fille déjà tout allanguie , entrevoit la souffrance. Alors qu'il leur faudrait un abri et de plus tendres soins, les éloignerez-vous des lieux où elles sont nées, pour les transplanter en de moins doux climats ? Ah ! plutôt faites leur une place et plus chaude et meilleure. — Elles s'inclinent, elles courbent la tête, elles n'ont plus la force de regarder le ciel ; l'une attend un air tiède et l'autre des caresses. — A la fleur un rayon, à l'enfant le sourire et
�- 100 — l'amour de sa mère, et toutes deux vont renaître sous le souffle de Dieu ! Oui ! croyez-le, nulle ne peut, aussi bien que vous, soulager cette enfant, parce que nulle ne peut, comme vous, comprendre ce qu'elle souffre. Vous deviniez si facilement, autrefois, le mal qu'elle ne pouvait vous dire ; vous avez si bien lu cette page difficile pour toute autre que pour vous; pourquoi auriez-vous moins de pénétration à l'heure de ce passage de l'enfance à la jeunesse? Jusqu'ici, le souvenir de la douleur s'effaçait comme un songe... ce n'était qu'une enfant!.,, mais son âme s'est développée, elle comprend!... elle se souvient. Voyez comme elle est triste à l'instant du départ... quitter sa mère, le foyer de la famille!... —Quel âge a-t-elle? douze ans, peutêtre... douze années à s'aimer!... douze années de tendresse et de soins?... Le sommeil était calme et le réveil si bon !... a Mais ce soir comment dormir sans t'avoir embrassée? J'en mourrai!... — Mourir! mais qu'est-ce donc? Ah! c'est ne plus te voir... — Tiens, mère ! garde-moi, je me sens si malade !... » Elle l'est en effet, et combien plus encore ; si
�— 101 — vous la repoussez, si vos bras se ferment alors qu'elle demande à s'y réfugier. — Voyez, elle est si frêle!... Bientôt il va falloir grandir, devenir une femme.... Par pitié qu'elle ne vous quitte pas. Les jours seront si longs et pour elle et pour vous!... Comme déjà son cœur est oppressé!... Loin de vous, comme elle va pleurer!... Qui la consolera? Ses beaux yeux comme ils sont tristes! — Je le vois, vous l'avez bien aimée; son chagrin me le dit... Son indifférence eût parlé contre vous... Son passé et le vôtre sont bien là tout entiers. Ce mot : « Garde-moi ! » il me dit ses regrets, il me dit votre amour. Écoutez-le ce mot qui contient tant de choses, et si l'obstacle n'est pas insurmontable, conservez près de vous cette fdle bien aimée... Mais j'en suis sûre, en lui disant adieu, vous manquerez de forces... Vous l'avez cru en vain, elle ne peut partir... Votre bonheur s'en irait avec elle... son père est là, il a tout vu, il a tout ressenti ; autant que vous , le voilà qui hésite... Ah! l'enfant restera... dans le dernier baiser, tous deux, vous l'avez retenue... Ouï! reste, cher trésor, reste là, toujours là' ".'<"'"■ a.
�— 102 crainte de ta souffrance a effrayé ta mère ; reste, tu né sais pas ce qu'elle a ressenti. Inquiète, elle va désormais te suivre du regard ; un peu plus de "pâleur, des mouvements moins vifs lui seront un effroi. — Que de soins pour toi seule ! — les fils, ils sont si forts ! Ici, il faut aider, seconder la nature ; que d'amour doit entourer cet âge ! Plus le roseau est faible, plus on le soutient; plus l'enfant est frêle, plus on s'y attache ; on dirait qu'on n'a commencé à l'aimer que depuis qu'on l'a vu souffrir. .'.-Mère! si tu n'as pas tremblé près du berceau de ton enfant, tu ne sais pas si tu l'aimes ; si tu n'as pas connu les heures cruelles où chaque regard dit une torture, chaque cri un déchirement, tu ne sais pas encore qu'il est, pour la maternité, des supplices devant lesquels la mort serait un bienfait. — Tu ne mesureras l'étendue de ton amour qu'à la force de ta douleur ; peut-être aussi à l'énergie de cette prière suprême qui s'échappe du cœur comme un dernier espoir : « Mon Dieu, sauvez-le! mon Dieu, ne le reprenez pas! » Et tu ignores aussi qu'il est des joies qui dépassent les limites de notre âme, s'il ne t'a pas été donné,
�— 103 — pauvre mère! devoir naître un sourire plus doux, peut-être, que le premier sourire, sur cette bouche qui garde encore la trace de la dernière angoisse ; de recevoir de cet enfant qui revient à la vie, des caresses auxquelles ne peuvent être comparées les plus tendres caresses ; de ressentir de ces élans qui remontent au ciel : «Mon Dieu, que je vous remercie!... Pauvre ange, comme il était malade ! » C'est pendant ces alternatives de crainte et d'espérance où la joie, trop souvent, fait place à la douleur, que le sentiment paternel et maternel grandit et atteint son suprême développement. — N'en est-il pas ainsi pour tout ce que nous aimons ? Ce que nous possédons ne nous devient-il pas plus 'précieux alors que nous craignons de le perdre? N'en jouissons-nous pas doublement après que le danger est passé ? — La moisson qui a résisté à Forage n'est-elle pas comme un double bienfait, et le navire qui a bravé la tempête, ne devient-il pas plus cher au marin qui le ramène au port ? L'incessante tendresse de la mère redouble pendant les mauvais jours; elle cherche, elle imagine
rp
qui le mieux, peut conjurer ou diminuer le mal ;
nulle main n'est plus adroite, nulle voix plus douce,
�— 10-i — nul pas plus léger. Elle ne sait pas elle-même ce que son amour peut lui inspirer quand elle voit souffrir l'être qu'elle adore ; cette mère, vous la trouviez bien courageuse lorsqu'elle lui donnait la vie ; vous trembliez pour elle ; ces heures ont été si terribles ! Puis ces années employées à le nourrir, ces fatigues pour l'élever! Quelle tâche pour une femme si faible ! — Mais qu'est-ce que tout cela? — Si vous ne l'avez pas vue pendant la maladie, vous ne saurez rien de ce dévouement inépuisable, de ces forces inouïes que Dieu lui envoie. — Les jours, les nuits, vous avez pu les compter, mais, à elle, ne lui demandez pas le nombre de ces veilles solitaires dont son cœur cependant vous dirait les douleurs. Des mois y ont passé, vous en voyez les traces sur ses traits altérés. —■ Elle résiste toujours! quelle autre aurait cette énergie?... Elle est forte de tout son passé, de tout son bonheur, de toute sa souffrance. Ces deux existences semblent de nouveau rattachées l'une à l'autre ; le lien invisible s'est resserré; le sentiment qui le rend indissoluble se montre dans toute sa grandeur. Des affinités inconnues jusque-la se dévoilent. — Un signe, un regard, un
�— 105 — soupir, — moins que cela, un souffle, moins encore, une pensée que l'on devine donnent la mort ou l'espérance. Les deux cœurs se répondent ; le courage de l'un ranime celui de l'autre ; la patience, la douceur de l'ange bien-aimé, calment l'excès des douleurs de la mère... La souffrance leur est commune, mais l'espoir les soutient... Le danger s'éloigne enfin... la vie renaît... l'amour fortifié par la lutte a reçu sa dernière consécration.
��CHAPITRE XII.
Qu'est-ce que Dieu pour l'homme ? Qu'est-ce que Dieu pour l'entant?
L'homme ne vit, pas seulement de pain, mais de toute parole qui soit de la bouche de Dieu. Saint
MATTHIEU,
ch. rv, v,
\u
S'il faut deux nourritures à l'homme, si pour son corps il a besoin de ce pain de chaque jour, fruit de son travail, et pour son âme, de ce pain de vie que l'on demande à Dieu, l'enfant luimême est soumis à la nécessité de ce double ali-
�— 108 — ment, pour arriver à l'entier développement de son être. Cependant, il vient au monde, incapable de subvenir aux exigences de sa nature ; la force lui manque pour chercher la subsistance qui apaiserait sa faim ; il meurt si vous l'abandonnez, et, plus tard, lorsque son âme s'éveille, lorsqu'elle réclame aussi la part dont elle a besoin, elle périt si vous la lui refusez. Cette faiblesse de l'enfant, cette impossibilité physique et morale de se suffire à lui-même, durant les premières années de sa vie, cet oubli volontaire de la Providence, cette imprévoyance apparente pour cet être débile appelé cependant à de si hautes destinées, ne font-elles pas de la mère une nécessité impérieuse qui relève encore l'importance de sa mission. — N'est-il pas évident que Dieu a voulu se servir d'elle pour achever l'œuvre qui a commencé en elle ? Si l'enfant est faible, s'il a froid, s'il a faim, si son âme sommeille, c'est que le Créateur a préparé dans le sein maternel ce iluide tiède et vivant, le lait, qui le réchauffe et le fortifie en s'assimilant à cette nature qui est sienne ; c'est qu'il a mis en même temps dans le
�cœur de la mère cette autre nourriture qui va s'en échapper, appropriée aussi à la faiblesse de cette jeune âme, lorsqu'elle sortira de son engourdissement. Que l'enfant, suivant la volonté de Dieu , puise donc à ces deux sources d'où jaillit incessamment la vie en même temps que la foi et l'amour. Si l'une se tarit, l'autre s'alimente et se transforme sans cesse pour se trouver toujours au niveau des besoins et de l'accroissement de la raison. C'est en commençant de bonne heure, et presque avec la vie, cette instruction de l'âme, c'est en développant, sans cesse, le germe qui y est renfermé, que l'enfant, grandissant sous ces révélations divines, croira, tant elles s'identifieront avec lui, les avoir apportées en naissant. Apprenez-lui, lorsqu'il bégaye encore, le nom de son Créateur, que ce soit le dernier mot qu'il entende lorsqu'il s'endort, et le premier qui le frappe au réveil ; qu'il vive et grandisse sous la pensée de cette puissance qui plane sur tout l'univers et l'enveloppe ; qu'il la sente en lui, qu'il la voie en tout et partout ; qu'elle le pénètre et le guide depuis son enfance jusqu'au déclin de ses jours.
*>•;
'
■'
":" V " '
�— 110 — C'est quand elles sont révélées à l'enfant tandis qu'il est encore sur les genoux de sa mère, que ces premières notions d'un Dieu juste et bon deviennent ineffaçables. Transmises dans un langage simple et naïf, elles seront toujours pures et assez vraies dès le début pour que si la raison plus tard vient à les compléter, elle n'ait jamais à en rien retrancher. Puisse l'homme retrouver toujours, dans le Dieu qu'il adore, le Dieu que sa mère adorait ! Rien ne peut remplacer ce premier enseignement. Qui mieux, ou même aussi bien que cette mère qui croit, aime et prie, dirait à ce jeune enfant qu'il faut croire, aimer et prier? Ce n'est pas une froide définition toujours incomplète, toujours impossible qui parlera à son cœur, et lui dévoilera la grandeur de ce mystère impénétrable de l'essence divine, mystère devant lequel s'incline la raison humaine, et qu'elle ne peut qu'adorer sans jamais le comprendre ! N'est-ce pas en vain qu'elle demande qu'est-ce que Dieu? Éternelle question que l'homme adresse inutilement au passé, qu'il répète sans espoir au présent, et que les races futures rediront vainement à l'ave-
�nir. — Question audacieuse, et insensée!.... — Définir Dieu, chercher à connaître sa nature, à percer le voile mystérieux qui iious le cache, c'est un rêve, un défi jeté d'un siècle à l'autre par l'humanité tout entière... Et cependant, l'humanité cherche... elle cherche parce qu'elle croit. Pour obtenir la réponse qu'elle attend, elle interroge la nature, embrasse la terre, fouille dans ses profondeurs, et bientôt impatiente, s'élance dans les cieux, en mesure l'étendue, s'y fraye une route, calcule le retour des astres avec une précision si parfaite que l'on serait tenté de croire que c'est à sa volonté qu'ils obéissent. Mais c'est en vain que la science a exploré la terre, qu'elle a lu dans les cieux ; Dieu, tout en se manifestant par ses œuvres, est resté invisible, et d'efforts en efforts, l'homme retombe épuisé, mais toujours plein de foi, il se dit : « Je n'ai pu le trouver et pourtant il existe... » Cette impuissance même et cette foi semblent grandir encore la majesté divine. C'est à notre âme seule qu'elle a voulu se révéler, et le sentiment de l'existence de Dieu est si profond et si fort que nous croyons en lui sans jamais l'entrevoir. iNous l'ai-
�nions, nous l'adorons, nous l'implorons du berceau à la tombe ; plus il se cache aux yeux, plus nous nous courbons sous sa puissante main. Sa voix que nous n'avons jamais entendue , nous croyons l'entendre retentir dans la nature entière; elle semble se mêler aux mugissements de la tempête, on dirait qu'elle éclate quand l'orage gronde, et peut-être, au moment suprême, l'homme la reconnaît-il encore dans le brisement lugubre de la vague qui l'engloutit, comme dans le bruit sinistre de la foudre qui le brise et l'anéantit. Partout, vous êtes présent, mon Dieu ; je vous sens en moi et autour de moi ; sans vous voir, mon âme vous deviné, elle vit en vous comme vous vivez en elle ; c'est en vous qu'elle souffre, c'est en vous qu'elle espère. N'est-ce pas l'âme, cet autre mystère, cette étincelle qui a jailli de la flamme divine , cette émanation du Dieu créateur, qui, retournant à lui, dégagée de son enveloppe périssable, pourra enfin le comprendre? Ces vérités que nous sentons en nous, ce n'est pas la science humaine qui nous les enseigne; elles ont une autre origine et sont accessibles à
�l'esprit le plus humble. En ceci les plus petits sont grands et les faibles sont forts. C'est pourquoi la femme et l'enfant sont au niveau de tous, puisqu'ils peuvent, autant et mieux que tous peut - être , croire, aimer et prier. C'est là ce que Dieu demande à l'homme , et ce qu'il faut apprendre à l'enfant. — Mais, pas de livres, pas de définitions qui disent froidement ce qui doit arriver chaud et vivant à l'âme. Ici la lettre tue, l'esprit seul vivifie. — Le meilleur des livres ne vaudra jamais le cœur d'une mère; c'est là que l'enfant trouvera les bases d'une croyance aussi impérissable que le Dieu qui l'inspire, c'est là qu'il puisera cette pensée salutaire que Dieu est partout et toujours avec nous, et que dès lors aucune de nos pensées, comme aucune de nos actions ne peut lui être cachée. Pour l'en convaincre, la mère attentive doit montrer par ses paroles et plus encore par ses actions, qu'elle ne l'oublie jamais. — Car l'exemple, voilà le grand enseignement de l'enfance ; — c'est bien plus parce qu'elle voit que par ce qu'on lui apprend que la conviction entre dans son esprit. Que Dieu soit donc toujours entre vous et votre
�■ *
— 114 —
enfant, non-seulement lorsque vous lui parlez, mais aussi lorsque vous parlez devant lui. Rappelezvous que la pensée du Créateur sanctifie le foyer domestique et en fait le centre béni de toutes les affections douces et honnêtes/ Puis un jour, alors qu'il aura grandi , ouvrez à ce jeune adolescent, ouvrez le livre sublime de la nature... Chacune des merveilles qui viendront le frapper lui rappellera son créateur. Ici tout pourra vous aider, vous n'aurez qu'à choisir parmi toutes ces splendeurs. Les plus petites, comme les plus grandes des créations de Dieu, sont toujours des chefs-d'œuvre. Admirez-le dans tout ce qu'il fait, admirez pour remonter jusqu'à lui. Rien n'est indifférent dans cette étude ; tout y est empreint de magnificence. — Aujourd'hui c'est un nid qui attire l'attention. Le travail et les soins de ceux qui l'ont construit vont recevoir leur récompense. Le petit sort de la coquille... quelle surprise I Cet œuf, hier inanimé, contenait un être plein de vie qui déjà demande assistance à sa mère. N'estce pas un miracle ? et il n'y a que Dieu qui puisse en faire.—Plus loin c'est une petite graine qu'hier on foulait aux pieds: mais la Providence veillait,
�-
115
-
la graine est devenue féconde, le germe s'est développé et a produit la plante dont bientôt va naître la fleur qui donnera le fruit. — Autre prodige : ici c'est l'humble chrysalide qui, tristement oubliée, quitte son enveloppe et se transporte tout à coup en un beau papillon qui, brillant, s'envole au ciel et disparaît loin des regards étonnés de l'enfant. Vous pouvez au hasard observer la nature, partout le Créateur s'y révèle, admirable et sublime, partout sa puissance se dévoile, rien n'est imparfait en sortant de ses mains. Pour trouver des merveilles, il n'est pas besoin de parcourir la terre. Ce gazon sur lequel je me repose, il me suffit d'en considérer avec attention la plus faible étendue ; tout un monde d'insectes, de plantes et de produits de toute espèce y abondent. Chacune de ces choses, en les analysant, renferme un secret qui dépasse bientôt les limites de l'intelligence. Je voudrais, si cela était possible, que tous les enfants fussent élevés à la campagne; comme leur cœur y gagnerait ! Les bois, les fleurs, le chant des oiseaux , toutes les beautés de la nature les développeraient si heureusement! C'est en les ai- .
�-1,6 mant, en les admirant qu'ils arriveraient à Dieu, et leur âme épanouie sous ces favorables influences, ressentirait chaque jour de nouvelles aspirations vers le Créateur. — Ne craignez donc jamais de vous livrer près de votre enfant à ces mouvements auxquels on se sent entraîné par la majesté des œuvres de Dieu. — Ne lui dites pas d'admirer, cela arrête tout élan, mais admirez devant lui. Il y a des heures, des instants où les choses déjà vues vous ravissent plus qu'elles ne l'avaient fait jusque-là. — Sait-on pourquoi? — Déjà dix fois, avec votre fille, vous avez contemplé lsr mer ; dix fois vous avez suivi avec elle ce petit sentier fleuri qui mène sur la falaise, et toujours, en le gravissant, vous l'avez trouvé charmant et embaumé; mais jamais il n'avait tant dit à votre cœur ni au sien peut-être. Les insectes folâtres jouent-ils mieux, brillent-ils davantage sur les haies, dans les buissons de roses ? Les oiseaux ont-ils des chants plus harmonieux et plus tendres ? Les rayons du soleil sous lesquels la vie semble éclore, caressent-ils la terre avec plus d'amour?... Je ne sais; mais on dirait que, parfois, nous aspirons Dieu avec l'air embaumé qui nous enivre, comme si une émanation
�divine s'échappait de la nature entière. Nous nous sentons transformés alors en quelque chose de meilleur et de plus grand sous l'influence mystérieuse qui nous saisit. Qu'un spectacle imposant, cette eau, ce ciel, pour nous l'immensité, apparaisse tout à coup à nos regards, de la cime de cette falaise que nous venons de gravir, nous restons anéantis sous la présence de Dieu ; les choses de la terre s'effacent, on les oublie, on se croit transporté dans une sphère où l'âme dégagée de ses entraves, goûte enfin le calme heureux vers lequel elle aspire. Ah ! ne résistez pas, cédez à cette émotion bienfaisante... ne craignez pas de vous laisser dominer par elle... Si vos regards s'élèvent, si vos genoux se ploient, si vous tombez anéantie devant Dieu, et que votre fille vous imite, remerciez-le, ce sera pour elle, comme pour vous, l'heure des révélations sublimes, l'instant toujours trop court où l'âme se rapproche de son Créateur pour y puiser l'amour, pour y chercher la foi... C'est l'instant du miracle, du vrai miracle, de cette communion céleste où Dieu est bien vraiment en nous et nous en lui. — Notre âme a trouvé des ailes pour s'élancer vers l'infini...
�— 118 — Priez alors, priez ensemble; nulle prière ne vaut celle-là, elle part du cœur, et soit qu'elle s'articule par des mots, soit qu'elle se fasse jour par des larmes, soit qu'elle se concentre en vous, elle arrive à Dieu. L'extase pourra cesser, le Créateur s'éloigner encore ; mais de ce contact divin il vous restera l'espérance, et dans les jours de découragement et de désespoir, quand tout vous manquera en ce monde, vous vous rappellerez cette heure bienheureuse où, avec votre enfant, vous avez été plus près de Dieu. Choisissez-la donc cette heure, pour parler à cette jeune âme qui vient de se transformer ravie et vivifiée avec la vôtre ; c'est l'heure de l'enseignement profond, toute bonne semence y fructifiera et donnera double moisson. Cette heure, bénissez-la et employez-la bien ; qui sait si vous la retrouverez jamais? Si fugitive qu'elle soit, elle laissera des traces ineffaçables. Tout ce qui vous entoure peut devenir, en ce moment, l'objet de méditations précieuses et d'instructions durables ; tout, jusqu'à cette pauvre barque que vous suivez des yeux ; les couleurs en sont ternies, les mâts et les agrès usés et misérables:
�elle a si souvent lutté contre les flots et les tempêtes ! plus qu'une autre elle doit vous intéresser... Dites à votre fille que là, comme partout sur la terre, il y a des malheureux qui travaillent et qui souffrent; qu'ils sont ses frères, tous enfants du même père, ayant apporté en naissant les mêmes droits comme ils recueilleront un jour la même part de l'héritage céleste. Puis, parlez-lui du devoir, dites-lui qu'il mène .au seul bonheur possible. Ah ! dites-lui cela, mais ne révélez pas encore à cette jeune âme innocente et heureuse que le devoir, dùt-il devenir un jour rigoureux et cruel, nous devons l'accomplir aux dépens même de nos joies d'ici-bas. Que ne peut-on profiter de ces moments où les magnificences de la nature prêtent aux paroles tant de force et de majesté pour faire pénétrer dans la jeune intelligence de l'enfant toutes les grandes leçons, toutes les vérités qui élèvent l'âme et la fortifient contre les désillusions et les revers de la vie ! Ne ressentons-nous pas alors des aspirations vers tout ce qui est beau, vers tout ce qui est bon ; et ne croyons-nous pas avoir chassé pour jamais les faiblesses et les misères qui entravent les élans de
�notre âme vers le bien pour lequel elle a été créée ? Douces et saintes émotions, vous êtes un bienfait ; vous êtes le rayon qui éclaire, l'étincelle qui fait jaillir la flamme. Toutes les pensées qui naissent sous votre influence sont des pensées bénies. Dites donc alors à votre fille bien-aimée ce que vous voudrez qu'elle retienne toute sa vie ; elle se le rappellera au jour de la souffrance qui, peut-être, hélas ! n'est pas éloigné, comme au jour du bonheur, s'il doit luire pour elle. N'oubliez pas, en la serrant encore sur votre cœur, de lui dire que vous l'aimez, jamais elle ne l'aura mieux compris, et jamais elle n'aura mieux senti que la pensée de Dieu rapproche l'enfant de sa mère;
�CHAPITRE XIII.
lia prière.
Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis an milieu d'eux. Saint
MATTHIEU,
ch. xvm, v.
20.
La pensée constante de la présence de Dieu suffirait à l'homme comme à l'enfant pour les éloigner de tout ce qui est mal, et les rapprocherait de tout ce qui est bien. Celui qui serait assez profondément religieux pour vivre sans cesse avec la pensée que Dieu est toujours auprès de lui, serait
�— 12-2 —
assez protégé pour ne pas succomber. Il n'aurait à redouter ni les défaillances de la vertu ni les séductions du vice. Entre la faute et lui, il y aurait un obstacle qu'il ne pourrait franchir, une puissance qui ne lui permettrait ni la réalisation d'un désir insensé ni l'exécution d'une pensée coupable. Mais l'homme est faible et plein de force tour à tour : s'il cède au mal, il se relève par l'effort de la vertu ; il lui a été accordé de combattre pour qu'il eût le mérite de la victoire. Si, par moments, il est assez malheureux pour se croire seul, parce que nul œil humain ne peut l'apercevoir, s'il succombe... bientôt sa conscience s'éveille et le remords lui crie au fond du cœur : Dieu t'a vu ! L'enfant, emporté par la légèreté naturelle à sou âge , oublie plus facilement encore cette présence invisible, et dans son premier essai du mal, s'il ne sent pas une main qui l'arrête, il se rassure, il s'imagine qu'il a pu se soustraire à l'œil de Dieu. Il importe donc de le ramener souvent à la pensée de la Divinité, nul moyen n'est plus efficace que la prière ; à quel moment nous sentons nous plus près
�—■ 123 — du Créateur que pendant cet acte d'adoration et d'amour? Prions souvent et que le jeune enfant apprenne que c'est à Dieu qu'il faut demander la sagesse et surtout la bonté. Qui ne se sentirait ému et recueilli devant ce cher petit qui répète attentif, les mots d'une courte et naïve prière que sa mère vient de lui dire? il la comprend, j'en suis sûre; c'est du cœur maternel qu'elle s'est échappée. Dis-la bien longtemps, cher enfant, dis-la toujours, cette simple et touchante prière; ce n'est qu'un mot, une parole, une pensée vers Dieu, et cependant, jusque dans l'âge mûr, elle te rappellera l'innocence des premiers jours de ta vie. — Heureux celui qui garde de sa mère un souvenir qui le rapproche de Dieu ! Que nous est-il permis de demander au souverain Maître, sous quelle forme la prière lui doitelle être adressée? La manne céleste nous est-elle accordée avec plus d'abondance et la rosée du ciel avec plus de largesse , nous sentons-nous mieux fortifiés, mieux rafraîchis, selon le moyen employé pour exprimer notre amour et dire nos misères? Je ne sais, mais quelle mère n'a pas com-
�— 124 — pris qu'il y a deux sortes de prières , l'une qui est tout instinctive, qui ne se commande ni ne se raisonne , et dont l'âme a seule le secret, l'autre que j'appellerai un devoir, celui de l'hommage à rendre à l'Auteur de toutes choses. Elle se traduit dans les formules que nous tenons de nos pères, et que nous devons apprendre à nos enfants. Rien de plus touchant que la sainte et antique coutume, trop oubliée parmi nous, qui chaque matin et chaque soir, rassemblait les enfants et les serviteurs autour du chef de la famille. — N'est-ce pas pour celle-ci surtout, n'est-ce pas pour la sanctifier que semblent avoir été dites ces divines paroles : « Lorsque vous vous réunirez deux ou trois en mon nom, je serai au milieu de vous. » Paroles consolantes qui assurent à la mère de famille qu'elle peut, sans quitter son foyer auquel le devoir la tient si laborieusement attachée, appeler sur ses enfants et sur elle les bénédictions promises à ces deux ou trois qui se réuniront pour prier! — Ce foyer ne va-t-il pas lui être plus cher puisqu'elle pourra y accomplir les devoirs les plus sacrés comme les plus doux... y concentrer tous ses amours ?
�Elle va créer ainsi l'unité dans la famille, elle va en cimenter l'union par quelque chose qui fortifie encore les liens du sang. Elle va réunir ses enfants dans une même pensée ; ils vont adorer Dieu de la même manière ; ils vont l'aimer et le prier avec la même foi. — L'action de grâces pour les joies accordées , comme la demande pour supporter leur perte avec résignation, va s'échapper de tous ces cœurs avec le même élan, parce qu'ils sont l'expression d'une même reconnaissance et d'une même douleur. Les enfants élevés dans cette communauté de prières resteront plus tendrement unis à ceux qu'ils doivent aimer, et si les serviteurs se joignent à la famille dans ce moment où tous sont également prosternés devant Dieu, vous vous souviendrez qu'ils sont vos frères ; la distance où vous les tenez, s'effacera pour vous, j'en suis sûre, pendant cet instant, et pour eux aussi, espérons-le. De ce contrat, il restera de votre côté plus de bonté; du leur, plus de résignation pendant les travaux du jour. — Le soir, ils oublieront que vous avez été parfois injuste envers eux, et vous leur pardonnerez les fautes qu'ils auront pu commettre.
�— 12(i —
Pourquoi aussi avoir trop abandonné l'usage qui assignait au père et à la mère le devoir d'appeler la bénédiction du Seigneur au commencement et à la fin de chaque repas ? Le Benedicile et les Grâce*, sont les élans les plus naturels d'un cœur reconnaissant. Comment se refuser de dire à Dieu ce que l'on exprime journellement si volontiers à la personne qui nous accorde la chose qu'elle ne nous devait pas ? Et d'ailleurs rien de ce qui réunit la famille dans une même pensée, rien de ce qui rappelle Dieu ne doit être omis dans l'éducation morale d'un enfant. Ce repas qui a commencé par une invocation et qui se terminera par un acte de reconnaissance, sera sage ; le calme et la paix se répandra sur tous. Qu'il en soit de même dans les principales actions de la vie, dans la souffrance, clans tout ce qui est indépendant de la volonté humaine : que l'enfant y voie Dieu, il apprendra à se soumettre. Priez lorsqu'il attend la santé : il croira, il espérera avec plus de confiance que si vous lui disiez seulement de croire et d'espérer. Cependant, parfois l'àme a besoin de solitude pour prier ; mais rarement l'enfant ressent cette nécessité. C'est plus tard que l'on a recours à cette
�— 127 —
/
prière que j'ai appelée instinctive. C'est en avançant dans la vie qu'on sent de plus en plus, que dans la journée de tout être qui pense, il y a bien des aspirations, bien des prières intimes. Gui, tout en comprenant que la volonté de Dieu est immuable, nous ne l'implorons pas moins; dans les moments suprêmes nous n'en disons pas moins : «Mon Dieu éloignez ce calice dont l'amertume m'épouvante ! » La prière est alors le dernier espoir, la dernière ancre de salut qui nous reste. Et qui voudrait ravir jusqu'à l'espérance à celui dont aucune puissance humaine ne peut conjurer le malheur? Qui pourrait d'ailleurs empêcher l'homme de s'écrier : « Mon Dieu, sauvez-moi ! » lorsque l'abîme s'entrouvre sous ses pas? Et la mère ne croirat-elle pas éternellement qu'elle peut, à force de prières et de larmes, obtenir la santé, peut-être la vie de son enfant ? Ces grands élans vers Dieu, ces solennelles invocations restent dans le cœur, nul ne les devine et Dieu seul les entend et les voit. Ils s'exhalent dans les nuits solitaires, dans les angoisses, dans les tortures de l'âme à l'heure de la souffrance de ceux que nous aimons. Enfin quand tout espoir est mort,
�— 128 — 1 y a encore une sublime prière : « Mon Dieu, faites que j'accepte ce calice, que je trouve la force d'en supporter l'amertume ; mon Dieu, envoyez-moi la résignation, puisque vous m'avez envoyé la douleur !
�CHAPITRE XIV.
lies meilleurs guides.
Prépare le cœur de l'enfant à l'entiée de sa vie, il ne s'éloignera pas de la sagesse dans ses derniers jours.
PHOVERBES,
ch. 22.
Si, jusqu'ici, nos pensées ont été acceptées avec quelque sympathie, si l'on admet avec nous que les meilleurs guides de l'enfant sont la mère, le père, en un mot, la famille, il est à peine besoin d'ajouter que toutes ces influences réunies seront encore les plus sûres pour diriger l'adolescent.
�— 130 — Nous avons vu comment la mère avait fait entrer, dès le berceau, la pensée de Dieu clans l'âme de son enfant; comment elle lui avait appris à le prier; comment elle avait développé en lui le sentiment de la Divinité, afin qu'il pût s'y réfugier dans l'avenir, comme en un port inaccessible aux tempêtes : à ces notions générales qui suffisaient d'abord, elle a dû joindre plus tard la connaissance des vérités de la religion à laquelle, dès sa naissance, l'enfant a été consacré. La mère donne cet enseignement avec tout ce qu'elle peut apporter de soins et d'attention ; elle le proportionne surtout aux forces de celui à qui elle s'adresse ; mais quelque sage, quelque complète que cette instruction puisse être, il vient un moment où il est nécessaire qu'elle soit plus sérieuse. — L'étude de toute religion demande l'intervention directe de ses ministres ; il est donc indispensable que les premières leçons soient une préparation à celles qui seront données avec une plus grande autorité. Ce dernier et indispensable complément viendra sanctionner ce qui aura été commencé au sein de la famille. Dans la religion catholique en particulier, in ter-
�— 131 — vient en même temps à cette seconde période de l'enfance, une direction plus intime. — A quelle époque invoquerez-vous cette autorité nouvelle ? à quel moment partagerez-vous celle que vous aussi, tenez de Dieu ? Enfin a-t-on fixé l'âge auquel doit se faire la première confession ? Réduite à ces termes, la question serait facilement résolue par le plus simple bon sens, si elle ne l'avait été depuis longtemps, par la sagesse de l'Église. — Pour qu'une faute puisse être imputée à son auteur, celui-ci doit être capable de discernement; et comme cette faculté est intimement liée au développe ment de l'intelligence soumis lui-même à des influences de toutes sortes, il n'aurait pas été possible de préciser un âge à partir duquel l'enfant serait nécessairement jugé capable de cette appréciation du bien et du mal. Le point important est donc de reconnaître si la raison est assez mûre, si la conscience est assez éveillée, et alors on se demandera qui en sera juge. Nous laisserons répondre le bon et tendre Fénelon. Nous respectons avec une pieuse reconnaissance sa pensée si bien d'accord avec nos inspirations ; c'est à la mère qu'il confie l'appréciation dont nous
�— 132 — venons déparier; c'est elle qui doit décider de l'instant où il convient de donner un nouveau guide à l'enfant; c'est à sa prudence éclairée qu'il s'adresse quand il dit : « Le temps de la première confession des enfants est une chose qu'on ne peut décider ici, il doit dépendre de l'état de leur esprit et encore plus de celui de leur conscience. » Mais ce que nous venons de dire serait incomplet si nous n'ajoutions pas la seconde condition que réclame celui que nous venons d'invoquer. 11 ne lui suffit pas que l'enfant ait acquis le discernement indispensable, il veut qu'on attende qu'il ait commis «ne faute un peu considérable, afin, ajoutet-il, que la première confession fasse un effet extraordinaire dans l'âme du coupable. Là, comme sur le premier point, il faut donc un juge, et c'est encore à la mère qu'il s'en rapporte pour cette importante décision. Il appartenait à un esprit aussi judicieux, à un cœur aussi tendre, de reconnaître que l'amour maternel doit être le meilleur guide en ces questions délicates et essentielles; Édifiés sur la mission de la mère, nous nous demanderons si ces préceptes sont toujours sui-
�*
— 133 — vis, ou si, plutôt, on ne se laisse pas diriger par un usage irréfléchi, par l'entraînement de l'exemple, par quelque chose de plus blâmable : le désir de se débarrasser d'une surveillance trop grande. Aux sages conseils de Fénelon , qu'il nous soit permis d'ajouter des considérations d'un autre ordre. — Ne doit-on pas tenir compte du milieu où vit l'enfant? — examiner s'il est élevé par des étrangers ou par des parents attentifs qui l'entourent de soins et d'amour? — Enfin la mère doitelle faire pour sa fille qui a toujours vécu à ses côtés, ce qu'elle fera pour son fils dont elle a été sitôt séparée ? A cette mère, je me sens heureuse de pouvoir dire : Vous, qui n'avez eu pour pensée constante que de rattacher votre fille à vous par tous les liens de la nature et de la plus tendre affection, qui avez su fortifier son corps par le plus pur de votre sang et développer son âme par les plus saintes inspirations de la vôtre, jouissez du privilège que vous avez conquis par tant d'amour ; vous pouvez conserver longtemps seule la direction de son âme et de sa pensée, parce que, guidées par vous, longtemps elles resteront pures.
8
�Oui, si vous n'avez jamais quitté cette enfant, si, depuis qu'elle est née , vous l'avez habituée à vous livrer son cœur, si sa vie a été comme, enlacée à la vôtre, vous l'aiderez, vous la soutiendrez encore au début de sa seconde enfance ; vous devinerez les côtés faibles de sa nature, vous l'empêcherez d'y succomber, 1— et la bouche maternelle pure, toujours chaste et craignant de passer le but, interrogera seule ce cœur qui s'ignore luimême. Ce ne sera pas vous, mère dévouée, qui, vous disant inhabile ou désirant vous décharger d'une responsabilité qui vous pèse, voudriez, dès que votre fille atteint l'âge de sept à huit ans, invoquer un pouvoir dont vous n'aurez pu lui faire comprendre l'étendue. A cet âge innocent encore, la faute peut-elle être assez grande pour qu'un père, une mère attentifs ne suffisent pas? Si vous le craignez, madame, c'est que vous n'avez pas élevé vous-même votre fille, c'est que vous n'avez ni surveillé ses actions, ni su lire dans sa pensée. Est-elle donc devenue, loin de vous, si coupable qu'il vous faille déjà recourir à une autre autorité pour la ré-
�— 135 — prime)1, la diriger dans une meilleure voie et la mener à bien ? Êtes-vous même bien certaine que cette enfant connaisse déjà le mal ? Avez-vous pris la peine de le constater? Ne craignez-vous pas de l'exposer à mentir en imaginant, pour avoir quelque chose à avouer, une faute qu'elle n'aura pas commise?. Souvenez-vous de vous-même ; votre expérience vous en dira assez. Reportez-vous par la pensée à ce moment où, petite fille, vous vous tourmentiez pour vous trouver coupable ; vous consultiez alors vos compagnes plus âgées ou quelques livres dont le cadre n'est jamais assez restreint pour l'innocence. Ne vous est-il pas arrivé d'y prendre au hasard et de répéter des mots dont vous étiez trop pure pour comprendre le sens et la portée? Dans quel étonnement douloureux ne jetiez-vous pas alors le prêtre qui vous écoutait? Heureux mille fois, s'il a pu deviner, sans vous interroger, que vous n'étiez qu'un pauvre petit écho fidèle, mais inintelligent qui répétiez une leçon incomprise ! Heureux surtout s'il s'est aperçu, alors que, pauvre enfant, vous vous accusiez de ne pas avoir
�— 436 — été assez chaste dans vos pensées, que la rougeur ne montait pas à votre front, et que votre innocence ignorait encore cette pudeur qui ne s'éveille et ne s'alarme que lorsqu'elle a compris le mal ! Laissez-vous donc guider en des questions si importantes par votre raison , c'est elle et non l'usage qui doit vous décider. 11 vous est permis aujourd'hui de croire à votre intelligence , car il est loin ce temps où l'homme ne craignait pas de blasphémer, en se demandant si sa mère avait une âme. Développez et appliquez vos facultés, non pas à découvrir des mondes ou à créer des œuvres de génie, vous y seriez impuissante. Il fallait être un homme pour deviner, en voyant tomber une pomme, les lois qui régissent l'univers ; mais il faut être une femme, une mère, pour trouver, dans son amour, ces choses intimes qui gouvernent et dirigent le cœur de son enfant, cet autre monde dont elle aussi a deviné le secret. Si toutes les mères n'ont pas encore compris l'étendue de leurs devoirs, elles les pressentent cependant davantage, et la femme du monde ellemême a beau s'étourdir clans le bruit et le mouve-
�— 137 — ment, quelque chose lui crie au fond du cœur : ce n'est pas là le but de ta vie. Donner le jour à des enfants, qu'est-ce cela? Les nourrir, les soigner tant qu'ils sont petits, qu'est-ce encore? Il faut poursuivre ta route, il faut achever ton œuvre en cultivant leur âme, et surtout, il faut élever ta fille, et si tu le fais, à toi seule appartiendra de chercher ce qui lui convient; et ce que tu auras jugé être le mieux dans la sincérité de ton cœur, dans la force de ton amour, qui pourrait le blâmer? Dieu, que tu invoques aux heures solitaires, t'apprendra le secret de ces influences intimes et mystérieuses qui s'établissent entre la mère et son enfant. Douce entente que le père lui-même se plaît à respecter, dans la crainte de troubler l'harmonie de leurs âmes ! Ainsi protégée par une sollicitude constante, par une ingénieuse et native tendresse, cette enfant peut grandir et rester innocente à l'ombre de cet amour maternel qui prévoit, cherche et s'alarme si vite. Laissons donc passer quelques années dans cette paix et dans cette ignorance du mal ; laissons se cimenter cette confiance qui doit être complète et
8.
�inaltérable, puisqu'elle est, pour la jeune fille, la meilleure sauvegarde de sa vertu. Mais, enfin, le moment solennel est venu, une voix plus sévère que la vôtre va s'élever ; elle va faire entendre des enseignements sérieux, des paroles graves. Votre fille va dévoiler ses pensées, faire lire dans son cœur, et, pour la première fois, ce ne sera pas à vous qu'elle va s'adresser. Puissiez-vous au moins savoir tout ce qu'il y a dans cette âme, de manière que pas un secret, pas une émotion, ne vous aient échappé ! Quelle mère , vraiment mère, n'a pas senti dans cet instant, que le devoir le plus sacré peut renfermer, je ne dirai pas une douleur, mais un sacrifice ?— Elle-même, cette enfant, la voilà bien tremblante à cette première épreuve, et cependant elle le sait, vous êtes près d'elle, vous ne la quittez ni des yeux ni du cœur; mais ne l'oublions pas, si son émotion est profonde, c'est qu'elle est ressentie par une raison plus complète, par une âme plus développée qui sent la portée d'une faute. — En tout ce qui touche aux pratiques religieuses, vous devez tendre surtout à ce que votre fille y apporte la croyance et le respect. Moins qu'ailleurs , avoir l'air, — un des
�— m —
grands traits du siècle, nous l'avons dit, —nonseulement ne suffît pas ici, mais serait une profanation, l'indifférence un malheur. Que votre fille sache que la sincérité du cœur doit être son unique mobile. Dites-lui, et dites-lui souvent, afin qu'elle ne l'oublie jamais, que sa mission ici-bas est toujours et en tout une mission de conciliation et d'amour, et qu'elle doit apporter dans l'expression de ses croyances cette douceur, cette tolérance qui tend à rapprocher et à unir : que là religion de celui qui a dit : « aimez Dieu et votre prochain, là est toute la loi. » est une religion de concorde et de paix. Dès que vous avez décidé qu'il était temps pour elle de pratiquer d'une manière plus active la religion qui lui a été enseignée, suivez-la comme par le passé dans cette nouvelle phase de sa vie ; qu'elle sente bien que c'est vous aussi qui la dirigez dans cette voie, et que votre présence et celle de son père lui fassent comprendre que votre autorité et votre amour l'accompagnent jusqu'au pied de l'autel. Elle se souviendra, en s'adressant à Dieu, que "c'est vous qui lui avez appris à le prier. - • - ,
�— 140 — Pour votre fille, il vous aura été facile de suivre encore ici le précepte de Fénelon ; il veut, par une sage prévoyance, que la première communion se fasse pendant que l'enfant est exempt de tout, défaut grave. Que votre récompense soit de vous entendre dire que sous votre garde, et malgré les périls de l'adolescence, la jeune âme de votre fille est restée pure comme celle de ces petits enfants que l'Évangile nous propose pour modèles. Tâchez, en un mot, d'avoir si bien empêché lé mal de l'effleurer, qu'il n'y ait point à en effacer la trace. Ce grand devoir accompli ne marque pas la fin de votre tâche ; ne croyez pas qu'après avoir confié au ministre de Dieu l'âme de votre fille vous soyez déchargée de la responsabilité de ses actions; elle pèse toujours sur vous. Continuez donc votre œuvre avec plus de courage, redoublez de soin et de tendresse, vous seule pouvez deviner le mal avant qu'il ne se révèle. Sachez-le, il pourra venir une heure où la passion restera sourde aux conseils de la sagesse, où l'aveu sera impuissant pour sauver. Il faut une main forte d'amour, il faut un cœur qui d'avance ait tout compris pour retenir sur le bord de l'abîme celle qui va y tomber ; il lui faut
�— 141 — ce dévouement sans bornes, que n'enchaîne pas la promesse d'un secret tellement inviolable et sacré, qu'il n'est pas même permis de vous avertir d'un piège où le déshonneur de votre fille est certain.— Comment ne pas comprendre dès lors qu'il faut, avant tout, tâcher de vous conserver la première place auprès de cette enfant, puisque sans cesse, avec elle, vous êtes appelée à la préserver? Qu'elle vous dise tout, qu'elle vous révèle les émotions et les entraînements qui l'assiègent, quelle que soit leur nature... La fille la mieux gardée peut trouver un péril : un instant a suffi. Oui, là tout près de vous, à l'ombre du foyer, vos yeux et votre amour sont restés impuissants pour le voir, mais elle vous a tout révélé, et c'est alors seulement que vous pourrez la croire à l'abri du danger. Celle qui confie à sa mère les premiers battements de son cœur, n'aura à en redouter ni les accélérations ni les défaillances. Ce que j'ai dit pour la jeune fille me semble devoir être modifié lorsqu'il s'agit des fils. Appelés loin de vous, loin de leur père si occupé ailleurs, les exemples fâcheux peuvent les séduire sans que vous soyez à même de les prémunir et de les éclai-
�rer. Il leur faut un soutien hors de la maison paternelle ; quel autre serait meilleur que celui que la religion leur assigne?— Sur qui pourriez-vous, avec une égale confiance, reporter la tâche que vous ne pouvez remplir ? — Cette nécessité a d'ailleurs, pour l'avenu?* de graves et de désirables conséquences ; celui qui est appelé à jouir sitôt d'une certaine liberté n'a-t-il pas besoin d'une influence salutaire qui l'empêche d'en abuser? — La fille passe toujours d'une autorité sous une autre : la mère, puis le mari ; ce sont de ces gardiens que Dieu lui a donnés qu'elle doit recevoir l'impulsion ; mais le fils doit, par sa nature même, aspirer à l'affranchissement. Je demande qu'on lui donne un guide pour qu'il ne s'égare pas au milieu des écueils. Sa mère, il l'aime bien, mais il la respecte trop pour lui confier les tentations et les faiblesses de son âge; son père, il n'est pas toujours là. — Pour le remplacer, nul ne peut valoir l'aumônier de collège, s'il a su se faire aimer assez pour que le jeune homme aille avec confiance chercher près de lui les conseils de la sagesse et de la raison. — Plus tard, ils peuvent encore se retrouver. La vie de l'homme a des périls inconnus à la femme ;
�— uy —
militaire ou maria,, ce père, cet ami va le suivre encore. Jeunes gens, aimez ce guide, ce conseiller de tous les âges ; enfants, il vous a enseigné la vertu; à l'heure du danger, il est encore là pour prier et bénir. Et qui pourrait faire oublier à ces pauvres orphelins, privés de la vivifiante chaleur d'un cœur maternel, la douce chose qui leur manque, mieux que les ministres de celui qui a dit : « laissez venir à moi les petits enfants ?»—Tâche immense, si l'on pense au nombre des mères qui font de leurs enfants, de pauvres déshérités de tendresse, et de celles que la mort enlève trop tôt. Chers enfants restés seuls sur la terre, ils n'ont que des indifférents autour d'eux ; que deviendraient-ils si Dieu qui veille sur le passereau et n'oublie pas même l'herbe des champs, n'avait aussi permis que l'orphelin retrouvât un cœur pour l'aimer, une autorité pour le diriger? Admirons la Providence qui, d'un malheur, fait naître une vertu; d'un besoin, un sacrifice ; remercions-la d'inspirer des dévouements qui acceptent avec bonheur les charges et les devoirs laissés incompris ou inachevés par ceux qui devaient les remplir.
�- 144 Pour vous, tendres mères, que je vois si attentives à les accomplir ces devoirs si sérieux, mais si charmants, n'abandonnez jamais le poste qui vous est assigné ; redoutez tout ce qui tendrait à vous rendre moins vigilantes. — Veillez, veillez, sans cesse sur cette jeune famille, afin que le danger soit toujours conjuré et que nul ne surprenne la snetinelle endormie.
�CHAPITRE XV.
Vous n'aimerez jamais assez.
Aiinez-vous les uns les autres. Saint
JEAN , 1"
ép., ch.
IV,
v. 7.
Ce que nous disions à la mère dans les chapitres qui précèdent : aimez, aimez beaucoup et vous n'aimerez jamais assez; nous le dirons maintenant aux enfants : aimez, anges chéris, ouvrez vos petits cœurs pour y faire une large place à la tendresse, à Ja sensibilité, à tous les bons sentiments. —
�Votre mine éveillée , votre regard lutin, me disent qu'il y aura toujours assez de délicatesse dans votre esprit, assez de finesse dans votre intelligence, si votre âme est aimante et bonne. Ne craignez pas d'épuiser, même en les prodiguant, ces trésors d'amour que votre mère y a déposés et que vous avez recueillis sous sa douce influence. —La source en est intarissable, elle est en Dieu, et c'est en passant par le cœur, maternel qu'elle a rejailli jusqu'à vous ; vous pouvez, sans craindre de la rendre moins abondante, la laisser s'échapper en la divisant chaque jour davantage. Je voudrais donc que l'enfant aimât beaucoup, qu'il fût accessible à tout ce qui est beau, à tout ce qui est bon ; que, péniblement ému à la vue de la douleur, il ne dédaignât rien de ce que Dieu a créé. Pour être sûre de son cœur, je voudrais le voir se détourner afin d'épargner l'insecte qu'il rencontre sous ses pas, je voudrais qu'il eût compassion de l'animal qui souffre, comme de la rose qui tombe desséchée en lui demandant un regret. Mais si, volontairement, il marche sur l'insecte et le broie, s'il frappe l'animal, s'il arrache la rose pour la jeter au loin , craignez
�que cet enfant ne soit un jour un méchant homme. Presque tous les enfants aiment à se rapprocher des animaux : serait-ce que la raison peu développée ressemble parfois à l'instinct? Loin de contrarier cette disposition, il faut la laisser à son développement naturel et même la favoriser. Vous pouvez vous en servir utilement pour apprécier les tendances d'un jeune cœur et en commencer l'éducation. Je crois qu'en a calomnié l'enfance en voulant l'excuser, quand on a dit : Cet âge est sans pilié. Joli mot, qui voudrait expliquer une laide chose dont heureusement le petit nombre seul se rend coupable. Mais n'est-il pas à craindre que celui qui ne se rapproche d'un animal que pour le faire souffrir, n'ait jamais un grand amour pour l'humanité? — Ici, c'est bien plus qu'un défaut à corriger, c'est une mauvaise voie qu'il importe de faire quitter au plus vite. J'aimerais mieux ces fautes qui préoccupent tant de mères, qu'un seul des petits crimes de ces chers bourreaux à tête d'ange, qui détruisent un nid, en brisent les œufs, ou arrachent sans pitié les plumes d'un pauvre oiseau qui semble leur demander grâce.
�— 148 — C'est donc vers le cœur de votre enfant que vous devez porter tous les soins d'une tendresse sagement dirigée. Rendez-le sensible, faites-le vibrer dans la mesure de ses forces, n'est-ce pas par le cœur qu'on vit, qu'on aime et qu'on est aimé, qu'on jouit et qu'on souffre? Ne craignez pas qu'il sente trop vivement ; assez tôt viendra le temps de l'indifférence qui arrête toute sympathique émotion, qui paralyse tout généreux élan. Cette direction du cœur n'est que la loi éternelle qui rattache à l'amour tout perfectionnement dans l'ordre moral. Yous avez beau la nier, cette loi vous presse et se révèle à chaque instant à Vous. Quoi qu'on fasse, on ne peut s'y soustraire, et l'homme le plus indifférent, qui rit le plus haut et le plus fort de ce qu'il appelle des idylles sentimentales, se laisse surprendre par la première émotion qui vient effleurer son cœur alors qu'il y pense le moins. S'il se met en garde contre ce qui pourrait l'attendrir lorsqu'il s'agit de lui ou de ses semblables, il cédera bientôt à quelque influence d'un autre ordre qu'il n'avait pas prévue. Cet homme se croyait bien fort, et peut-être ne saura-t-il pas même se maîtriser assez, pour qu'il ne lui vienne alors de
�— 149 — quelque coin du cœur où elle s'était réfugiée une larme qu'il cherchera vainement à cacher. Homme de peu de foi, si vous niez l'amour comme source de tout ce qui est bon, d'où vient cette larme qui vous a trahi? C'est sur elle que je compte ; elle me prouve que votre cœur n'est pas mort,—que seulement il sommeille etqu'onpeut encore le réveiller .■— Son engourdissement a été assez profond; l'intelligence a poursuivi seule depuis trop longtemps sa laborieuse veille ; elle a doublé sa tâche, bravé tous les obstacles et transformé toutes choses. Mais, dans ce grand travail, l'homme ne s'aperçoit pas qu'il s'est laissé entraîner par le monde matériel qu'il vient de créer; que ses œuvres le dominent, absorbent ses pensées ; et que, toujours vainqueur et jamais satisfait, il cherche vainement la réalisation des jouissances qu'il a rêvées. Si chaque époque a eu ses entraînements et ses fautes, c'est toujours au moment où on les croit le plus redoutables que le bien apparaît. Effrayé de la force du mal et de son étendue, on s'aperçoit enfin qu'il est temps de le combattre. Et cependant toutes ces grandes erreurs ont sans doute leur raison d'être dans les secrets de Dieu ;
�— 450 — ce sont de grandes leçons pour rappeler à l'homme qu'il est imprévoyant et faible jusque dans les sublimes hauteurs où parfois s'élève son génie. Ne subissons-nous pas, de nos jours, les conséquences de cette loi fatale; la course à pas de géant que fait l'humanité dans la voie du progrès matériel, ne l'a-1-elle pas entraînée loin des devoirs les plus sacrés, et par suite loin de toutes les joies que l'homme trouve dans l'amour de ses semblables? C'est à la femme qu'il appartient de rappeler au sein de la famille ce père, ce mari qui l'a trop oubliée, et de lui dire : « Depuis assez longtemps, dans l'ardeur de la lutte, tu suis une lueur trompeuse, tu te laisses séduire par des illusions qui t'égarent ; elles ont pu t'aider à trouver la richesse, la gloire peut-être, mais elles ne t'ont pas donné le bonheur. Ah ! viens, il est ici dans ce réduit modeste, .où moi aussi j'ai lutté pour garder le trésor que tu m'avais laissé ; pour élever nos enfants sous les yeux de Dieu et dans l'amour de tous. — Viens t'y reposer de tes fatigues, t'y guérir de tes blessures; —Viens m'aider, nous marcherons soutenus l'un par l'autre dans cette route que j'ai sui-
�— loi —
vie, guidée par une sainte et divine lumière ; cellelà ne trompe pas et nous aide à trouver le secret d'être heureux. » Hâtons-nous, préservons nos enfants de la folie du siècle ; qu'ils aient le génie de leurs pères sans en avoir les faiblesses, qu'ils soient grands par le cœur autant que par l'esprit. Oui! c'est toi, mère attentive et dévouée, qui ramèneras ceux que tu aimes à cet amour, source de tout bien. — l'ai confiance en toi, veille ; les destinées du monde te sont confiées. — Ta mission est double, il faut préserver les enfants du sommeil qui s'est emparé du cœur de leur père, et ramener celui-ci dans le chemin du bonhenr. Si tes fils s'éloignent emportés par le flot qui toujours monte, tâche au moins de retenir quelque chose de leur âme, afin qu'ils ne la sacrifient pas tout entière. Fais que si petite que soit cette part qui te reste, elle se conserve pure, gardée et augmentée chaque jour par l'attraction de ton amour. Qu'elle demeure à l'abri de cette tourmente qui menace de tout emporter. Puisse ton fils au moment du péril, quand la fougue des sens allumera en lui une ardeur dévorante, venh\te demander cette
�part qu'il t'a laissée de lui et puiser près de toi la force et l'espérance. Oui la force, il faut la chercher dans la réunion de tous ces sentiments tendres que la mère, abeille vigilante, est chargée de distiller et de répandre autour d'elle. Qu'elle les fasse passer dans le cœur de son fils ; qu'il sache d'elle que c'est en aimant beaucoup qu'on diminue cette dure loi d'inégalité qui pèse sur les hommes; qu'elle le fortifie contre ses propres douleurs et le rende sensible à celles de ses semblables. Ah ! pour qu'il soit fort ce fils, elle sera forte elle-même; pour qu'il résiste aux dures épreuves de la vie, elle y résistera. Et sa fille, pourrait-elle jamais la rendre trop sympathique à la souffrance : qu'elle aime ceux qui sont malheureux, quelle que soit d'ailleurs la nature de leurs peines ou de leurs besoins, et vous n'aurez pas ensuite à lui dire d'être charitable. A l'un, elle donnera quelque chose de son âme pour essayer de le consoler; à cet autre, l'argent qui lui manque; et toujours, avec tous, elle croira partager avec un frère ce que Dieu lui a donné de plus qu'à lui. — Véritable esprit de cette charité divine qui élève celui qui reçoit au niveau de celui qui donne !
�— 133 — Chanté fondée sur l'amour, tu n'offenses personne, — tu nous dis d'offrir au malheureux une main fraternelle pour avoir le droit d'y cacher un bienfait. Ne garde-t-on pas d'ailleurs quelque chose du bonheur qu'on répand autour de soi, ou plutôt ne récolte-t-on pas plus qu'on n'a semé, et n'est-ce pas travailler à son bien-être que d-être bon ? Enseignez donc à cette jeune enfant, que tout ce qui l'entoure, tout ce qui souffre surtout, a droit à son amour, à sa douceur, plus tard à sa protection. Si vous l'avez élevée dans cette pensée d'amour pour tout ce que Dieu a fait de bon et de faible, si elle n'oublie ni l'animal qui lui demande une caresse, ni la fleur qui attend un peu d'eau, combien plus encore prodiguera-t-elle les trésors de son cœur à cette mère, à ce père, à cette famille dont elle reçoit tant de soins et d'amour; — comme elle va leur rendre en tendresse ce qu'ils lui donnent en dévouement ! Quelle joie terrestre peut se comparer à celle que donnent ces caresses, l'expression de ce visage qui traduit un bonheur si vif et si vrai à votre approche, comme son chagrin à la pensée de votre absence ?
9.
�— 1S4 — — Qui peut dire ce qu'il y a d'ineffable au contact de cette âme si pure et si aimante ? Qui ne se sentirait doucement ému, près de cette enfant qui ne sait qu'aimer et être bonne ; qui, dans chaque serviteur, voit un ami bienveillant dont elle peut à toute heure réclamer les soins et même le dévouement? On dirait qu'elle sait que dans l'enfance, on est sous la garde de tous, et qu'on a besoin de tous. Ne l'oubliez jamais, vous, mères si prévoyantes, mille accidents peuvent atteindre les êtres que vous chérissez ; faites que vos serviteurs les aiment assez pour trouver le courage de les sauver de ces dangers que toute votre sollicitude ne peut ni détourner ni prévoir. Vous êtes une mère bien heureuse, si votre jeune fille vous prouve ainsi à chaque instant qu'elle a déjà la révélation de cette loi d'amour que Dieu a donnée aux hommes pour qu'ils puissent, aidés l'un par l'autre, supporter les maux de la vie, et s'unir de telle sorte que le fardeau, trop pesant pour un seul, soit fraternellement partagé entre plusieurs. Hélas ! ce n'est que dans les heureuses heures, quand notre âme s'élève au-dessus de tous les sen-
�— 15b —
timents d'égoïsme qui entravent ses élans généreux, que nous reconnaissons l'étendue et la sublime origine de cette loi trop souvent oubliée. Alors retentit jusqu'au fond de notre cœur, ce cri de la nature entière, que le christianisme nous répète, depuis bientôt deux mille ans, dans ces divines paroles encore trop peu comprises : a Aimez-vous les uns les autres. »
��CHAPITRE XVI.
I/amltlé fraternelle.
... Eh ! quels noms sur la terre Sont plus doui que ces noms et de sœur et de frère 1 Ducis, Abufar, acte
m,
scène 2.
Toute flamme a son foyer, — toute lumière *, un centre ; — l'amour que nous avons pour nos semblables n'est que le rayonnement de l'amour fraternel qui réchauffe et éclaire la vie. Nous en portons le principe en nous-mêmes; il naît avec nous et circule dans nos veines avec le sang qui
�— m —
fait battre nos cœurs. — Il demande de bonne heure à s'épandre au dehors, et au sein même de la famille, il trouve un aliment qui le développe et le fortifie assez pour qu'en sortant de ces premières limites, il finisse par embrasser l'humanité tout entière. — Comme ces plantes vigoureuses qui, après avoir étreint le tronc de l'arbre , trouvent, dans cette étreinte, la force de projeter des rameaux qui bientôt enlacent jusqu'aux plus faibles branches. Nier que l'amour fraternel soit inhérent à la nature humaine, c'est méconnaître un des plus grands bienfaits de la Providence, c'est refuser de puiser à la source de ce qu'il y a de meilleur dans la vie. — Quand nous ressentons, dans toute sa plénitude, le bonheur d'être unis par la fraternité du sang, nous croyons mieux encore en cette autre fraternité céleste qui nous dit que comme enfants d'un même Dieu, nous nous devons tous, par cela seul, aide et protection. 11 faudrait rester sourd à la voix de la nature entière, pour ne pas reconnaître cette énergique in fluence de l'amour fraternel. — L'instinct la révèle à chaque pas; nous pourrions la constater aussi
�— 159 facilement que nous l'avons fait pour l'amour réciproque de la mère et des petits. C'est dans leur berceau que sont renfermées les lois qui régissent ceux-ci. Ils y apprennent à s'aimer entre eux, en se sentant protégés par une tendresse également répartie, et quelques-uns restent unis par. un lien que ni le temps ni la distance ne peuvent briser. — Les tourterelles volent deux par deux, et vivent comme elles sont nées ; si l'une d'elles reste seule, elle appelle sans cesse, par de tristes gémissements, le frère unique que Dieu lui a donné. N'est-ce pas parce que les abeilles naissent d'une même mère, et sont élevées dans la même ruche, qu'elles vivent dans une si merveilleuse harmonie? C'est donc le sentiment fraternel qui crée la famille, d'où naît la société. Les bons frères font les bons citoyens, et l'amour de la patrie n'est que l'extension de celui de la famille. L'antiquité l'avait compris ; elle faisait de ses guerriers tout un peuple de frères, élevés ensemble et toujours prêts à sacrifier leur vie les uns pour les autres. — N'at-elle pas rendu immortels quelques-uns de ceux qui se sont aimés avec une tendresse et un dévouement qui a dépassé les limites que l'on croyait
�— 160 — assignées au cœur de l'homme? — Leur nom suffit encore pour éveiller en nous les pensées les plus nobles et les plus généreuses. — Ne voyons-nous pas, dans les contrées où l'amour maternel est trop souvent méconnu, le sentiment fraternel lui venir en aide pour fortifier les liens de la famille et assurer la durée de nations dont l'origine se confond avec celle du monde? Ainsi, c'est à l'aide de ce sentiment que l'homme apprend à aimer son semblable, à partager ses peines, à être heureux de ses joies. C'est parce que tout petit, il a souffert avec son frère, et qu'il a été soulagé par lui, qu'un jour il soutiendra le malheureux ; c'est parce qu'il aura ressenti la douceur de cette union qui, dans son jeune âge, le faisait s'endormir confiant dans les bras de son frère , joue contre joue, poitrine contre poitrine, qu'il cherchera, dans les traverses de la vie, un ami sur le cœur duquel il apaisera ses douleurs, — Sainte amitié, toi aussi tu es née de l'amour fraternel. Que saurions-nous de toi si nous n'avions pressenti ton charme dans l'harmonie de deux êtres unis par les liens du sang ? Ce n'est pas seulement pour que les enfants ai-
�- ICI ment leur père et qu'ils l'aiment elle-même , que la mère doit les élever auprès d'elle; mais c'est aussi pour qu'ils s'aiment entre eux; en ne formant qu'un seul faisceau, ils trouveront dans cet amour non-seulement la force, mais aussi la vertu. — Celui qui aime son frère le laissera-t-il s'égarer dans une route dont il connaît les dangers? Et si, malgré tous ses efforts, il n'a pu le retenir, il l'attend au retour, en lui tendant les bras sur le seuil de la porte que Dieu ouvre au repentir. L'homme qui a été fatalement entraîné loin de tous les siens, s'émeut encore au souvenir de son enfance; s'il a oublié ce qui l'eût fait bon, parlezlui au nom du frère qu'il a aimé, et son âme va renaître et rajeunir au doux reflet du passé, comme la plante, après un long hiver, se relève au souffle du printemps. — Il a pu rester insensible à tous les témoignages d'affection, mais il se rendra à la prière du frère dont tant de fois il a pressé la main. — Puissiez-vous la trouver toujours , cette main, prête à vous aider; c'est un malheur lorsqu'elle manque ; et la bénédiction divine qui s'attache aux familles nombreuses se traduit sans doute par l'appui de plusieurs accordé à chacun.
�— 162 — Resserrer les liens de la famille par une affection commune, c'est travailler au bonheur de tous ; et si jusqu'à présent, nous avons montré la mère édifiant le sien à l'aide du sentiment maternel, demandons-lui de fonder celui de ses enfants sur les bases solides et saintes de l'affection fraternelle : c'est à elle de fortifier la voix du sang ; c'est à elle d'aimer ses enfants d'une tendresse si égale que, sur ce point au moins, l'un n'ait rien à envier à l'autre. Assez d'inégalités impossibles à combler peuvent les séparer ; la tâche de la mère sera de les faire accepter, si elle ne peut les faire oublier, en développant de bonne heure le germe de l'amour fraternel. Que ces jeunes enfants , qui jouent autour de vous, apprennent à s'aimer et à se secourir au besoin ; que leurs jeux, leurs plaisirs soient, autant que possible, en commun. — Pour leurs jouets, vous l'essayeriez en vain. — Et cependant, ceux que vous leur donnez doivent toujours être donnés à tous ; veillez seulement à ce que chaque enfant puisse en trouver un approprié à sa nature et à son âge. Le choix sera bientôt fait et chacun recevra des autres l'objet que, clans votre pensée.
�vous lui destiniez. — Si lé désir de la propriété, qui apparaît sitôt chez le jeune enfant, lui a conseillé instinctivement ce partage, il s'y mêlera au moins un sentiment affectueux, et c'est en assurant le plaisir de ses frères qu'il aura trouvé le sien. — Ce qui est si naturel à l'enfant, ne peut être mal; Dieu fait bien ce qu'il fait, c'est l'homme qui gcâte tout. — Si nous apportons en naissant le désir de posséder, c'est pour nous assurer un bonheur au-dessus de tous les autres celui de
pouvoir donner. — La communauté de tous les biens nous ravirait cette joie , que le plus pauvre trouve encore le moyen d'éprouver, parce que toujours il rencontre un plus misérable que lui. Faites donc en sorte que l'enfant ressente, debonne heure, ce besoin de partager avec son frère, afin que dans sa vie il sache que la plus grande des jouissances que peuvent lui donner les trésors qu'il amasse, sera de les répandre autour de lui, d'être le dispensateur généreux dont Dieu se sert pour rendre la santé à celui-ci en lui assurant le repos qui lui manque ; le bonheur à celui-là, en réunissant autour de lui ses enfants dispersés au loin ; l'honneur à cet autre, qui, se voyant ruiné, va quitter
�— 164 — honteusement la vie, comme un soldat qui déserte au moment du combat. Ce que nous venons de dire sur l'affection des frères entre eux, ne se traduit-il pas d'une manière plus tendre encore, lorsqu'il s'agit de sœurs élevées ensemble. — La plus âgée protège la plus jeune; elle lui donne ses soins avec une sollicitude tout à la fois craintive et maternelle qui nous attendrit et nous charme ; on voit qu'elle essaye, qu'elle fait son apprentissage de mère, et si l'autorité lui manque, elle obtient par un baiser caressant ce qu'elle n'ose imposer ; nul sentiment n'est plus affectueux , nul n'est plus constant, plus désintéressé, nul cœur plus délicat ni plus attentif que le sien. Si l'amour fraternel n'est au fond qu'une union entre deux êtres faibles et malheureux, condamnés à des maux inévitables, n'est-il pas une nécessité plus impérieuse encore pour les femmes, qui ont tant de souffrances à supporter? Si elles n'ont pas à combattre, comme un frère pour son frère, dans les grandes luttes de la vie, elles ont à essayer d'adoucir l'une par l'autre les coups qui peuvent les atteindre par tant de côtés à la fois. — Combien
�— 163 — supportent ensemble les maux qui n'étaient réservés qu'à une seule ! Mais il y a quelque chose de plus touchant encore que les frères qui s'aiment, que les sœurs qui se dévouent, c'est l'amitié réciproque d'un frère et d'une sœur. — Ici le sentiment est augmenté par le contraste des natures. Si l'une a la grâce, l'autre a la vigueur. — Si l'une séduit doucement, l'autre dompte et entraîne. — Que la mère apprenne donc à son fils à protéger cette enfant plus jeune et plus timide que lui ; que ces doux noms de frère et de sœur, les plus saints, les plus purs qu'il soit donné à l'homme de prononcer après ceux de père, de mère et d'enfant, restent toujours synonymes de force et de douceur, de protection et de tendresse. Que, dans cette sœur bien-aimée, ce frère trouve les qualités qu'il recherchera un jour dans la compagne de sa vie ; qu'il instruise, qu'il fortifie et éclaire son esprit, pour le mettre mieux en harmonie avec le sien ; et qu'elle-même, cette jeune sœur, commence dans la famille cette mission de dévouement et d'amour qu'elle doit accomplir icibas ; qu'elle soit la paix du foyer comme elle en est la joie ; que sa présence calme les colères,
�— 166 — apaise les révoltes, sèche les larmes de tous, en obtenant le pardon de leurs fautes, et qu'au besoin elle supporte avec bonté les vivacités de ce jeune impétueux qui rachète ses impatiences par la bonté de son cœur; qu'elle le désarme à force de douceur; qu'elle le persuade à force de l'aimer : n'estce pas le rôle éternel de la femme ici-bas ? Pourrait-elle s'y habituer trop jeune? Heureuse celle qui a un frère sur lequel il lui est donné de pouvoir appuyer ses jeunes années ; elle apportera dans la maison conjugale une âme toute préparée, un cœur ouvert à la confiance et la charmante habitude de se laisser guider par un mentor qui, parfois, se soumet lui-même avec docilité à cette raison si clairvoyante et si tendre à la fois. Amitié fraternelle, tu es alors ce qu'il y a de plus suave en ce monde, tu nous attaches l'un à l'autre par une union aussi sainte qu'indissoluble ; tu réalises le plus beau de nos rêves : deux âmes qui n'en font qu'une, et deux êtres unis par un lieu mystérieux, comme celui qui enchaîne entre eux les anges, ces beaux enfants du ciel, — lien si fort et si pur à la fois, qu'on ne saurait jamais en imaginer d'autres.
�Jours d'innocence, les plus doux de la vie, si vous passez trop vite, comme tout ce qu'il y a de bon dans ce monde, vous laissez en nous des traces ineffaçables. Comment ne s'aimerait-on pas jusqu'au dernier soupir, quand on sait que le même sein vous a donné le jour, que le même lait vous a nourris, que le berceau de l'un a été le berceau de l'autre ! Heureux temps où les tendres regards sont toujours reflétés par des regards plus tendres, où les doux sourires font naître des sourires plus doux encore, où chaque baiser est rendu par un double baiser! Pour s'entendre, alors il n'est pas besoin de traduire les sentiments et les pensées par la parole ; on s'aime avant de savoir qu'on doit s'aimer...., on s'aime, et ce n'est pas le devoir qui unit on s'aime, parce que l'instinct du cœur a devancé la raison
i
��CHAPITRE XVII.
lia bonne part.
Elle a choisi la bonne part qui ne lui sera point ôtée. Saint Loc, chap. X, v. 42.
Vous, qui êtes restée dans cette route enchantée de la maternité, vous qui en avez savouré les parfums printaniers et qui avez laissé du monde et de ses exigences tout ce qui vous eût empêché de jouir de votre enfant, et de le suivre pas à pas dans tous ses développements, vous devez avoir
10
�— 170 —
compris , dès les premières aimées, que vous preniez la bonne part de la vie, — celle qui permet de se recueillir en soi pour écouter son cœur et se laisser guider par lui, et non cette autre où l'on s'agite sans cesse dans des soins stériles et mondains. Maintenant que votre tâche est à son milieu, que votre fille vous donne l'espérance qu'elle sera telle que vous l'avez rêvée, que, dans le bouton, vous devinez déjà l'éclat de la fleur, vous ne laisserez pas à d'autres le bonheur de concentrer sur elle les derniers rayons d'amour dont elle a besoin pour s'épanouir. Épiant d'un œil attendri les progrès de chaque jour, vous voudrez aider cette gracieuse éclosion et en jouir la première... Je ne vous demande qu'un peu de courage et de persévérance : la récompense est proche. Mais ici se reproduisent encore les mêmes difficultés de position que nous avons rencontrée au premier âge de l'enfant. — Rarement une grande fortune, un grand état de maison, permettent de suivre la voie de l'éducation maternelle. Bien peu de mères résistent aux entraînements de toutes sortes, pour prendre cette meilleure part qui ne cause ja-
�mais un regret. Il semble que tout concoure à les . en éloigner. L'or, qui, dit-on, rend tout facile, produit ici souvent l'effet contraire. Cette fortune qui permet et impose en quelque sorte une vaste habitation, isole presque toujours la mère de ses enfants, —son appartement est trop loin du leur, et surtout de celui de sa fdle. Elle a beau vouloir là rapprocher d'elle, ce château, cet hôtel sont si vastes! On y est séparé les uns des autres ! —■ que faire ? — L'intention est bonne, mais tout est difficile dans ce trop grand bien-être. Si difficile, hélas ! qu'on cède à cet ensemble de circonstances contre lequel on n'a pas le courage de lutter. Pour tenir lieu de la direction et de la surveillance maternelles, on recourt à des demi-moyens toujours insuffisants et quelquefois nuisibles. L'institutrice sérieuse et grave est complètement passée de mode ; la position qui lui était généralement faite est devenue impossible. La mère, tout en abandonnant ses devoirs, ne veut perdre aucun de ses droits. —Les contacts deviennent épineux, les luttes plus graves encore que celles dont nous avons parlé. Ici, ce n'est plus la bonne des premiers temps, que l'on tenait à distance , c'est une per-
�— m sonne instruite, souvent très-distinguée et tout à fait au niveau de sa mission. — Quel écueil pour elle ! on ne tarde pas à la trouver trop bien, mot terrible qui la perd ; grand défaut qui se pardonne beaucoup moins que d'être jugée nulle et insignifiante. D'ailleurs, nous le répétons encore, ne fautil pas aujourd'hui avoir Vair, non-seulement d'élever soi-même , mais aussi d'instruire sa fille ? Ce n'est donc plus une institutrice que l'on choisit, mais un peu plus qu'une femme de chambre, qui n'aura près de son élève ni l'autorité de l'une ni la soumission que l'on demande à l'autre. Elle ne peut à la fois diriger et obéir. — C'est cependant à cette personne que l'on confie ce qu'on a de plus cher. Elle a le grand mérite de ne pas compter aux yeux du monde, tandis qu'en réalité, c'est sur elle bien plus que sur la mère, que tout va reposer.— Les devoirs de société, si impérieux qu'ils passent avant tous les autres, ne réclament-ils pas celleci ; — peut-on les négliger et renoncer, quand on est jeune et agréable, aux succès auxquels on est habituée? — D'ailleurs,-tout va bien ainsi. ■—Le temps est bien employé, les leçons des maîtres occupent de longues heures. — Il ne s'agit donc plus
..m.
�— 173 — que de garder matériellement la jeune fille, et, à cette surveillance, une bonne suffit. — Que feraisje de plus, dites-vous? — Bien peu dans votre pensée, beaucoup, au contraire, pour son bonheur et le vôtre. — Vous resteriez dans sa vie ; chaque objet de ses études serait un lien de plus, et surtout vous la dirigeriez à travers ce dédale de connaissances nouvelles auxquelles on va l'initier ; vous seriez là pr ur lui montrer le but toujours présent au cœur d'une mère.—L'amour maternel doit être cet autre fil, qui, lui aussi, empêche de s'égarer dans un labyrinthe dont on ne connaît ni l'issue ni même les détours. Pour elle comme pour vous, rien ne remplacera jamais les heures d'épanchement et d'intimité où l'âme s'élève en même temps que l'intelligence se développe. Mais non ! vous fuyez le vrai bonheur ; vous préférez aller en chercher un ' autre au dehors.... c'est en vain, vous n'en trouverez pas qui lui soit comparable. Votre fille grandissant sous une direction étrangère, toujours incomplète, comprendra trop, peut-être , les choses qu'elle aurait dû ignorer, et ne saura certainement pas celles que vous pouviez seule lui dire. Ne vous trouvant
10. -
�pas auprès d'elle pour répondre aux questions que lui suggère son innocente curiosité, elle recevra de ceux qui l'entourent la réponse que vous auriez dû lui faire-, parce que seule vous auriez enveloppé la vérité de ce voile transparent, mais chaste qui, sans la cacher, empêche la pudeur d'en être jamais effleurée. — C'est surtout à cet âge qu'il faut craindre un mot. indiscret, redouter une pensée mal comprise, l'exemple d'une action légère et inconsidérée. Les impressions réagissent sur l'esprit plus encore que dans la première enfance; elles éveillent les réflexions, et si elles sont mauvaises, le cœur peut s'en trouver atteint. Sans vouloir faire une critique sévère d'un trop grand nombre des- jeunes femmes du monde, ne pourrait-on pas admettre, même pour les excuser, que le langage parfois peu distingué , que les expressions vulgaires qu'on est surpris de retrouver au milieu des habitudes élégantes de leur vie, sont un reflet regrettable de la bonne qui les a élevées, et qui leur a transmis en même temps les erreurs et les préjugés répandus dans les conditions moins éclairées de la société? N'est-ce pas là un des motifs de cette absence
�— 475 — de charme qu'on remarque dans la conversation?
On ne cause plus aujourd'hui, — on parle haut
(trop haut), on fait du bruit, on s'agite pour se faire remarquer ; mais que sont devenus ces salons, ornement d'une autre époque , où quelques femmes spirituelles et gracieuses savaient toujours ramener l'entretien sur des sujets élevés, dans un langage qui avait acquis de la pureté et dé l'harmonie en passant par leur bouche ? Puisse-1-on ne pas avoir besoin, un jour, de chercher des motifs de pardon, pour des torts plus graves, dans ces éducations vicieuses où la jeune fdle ne rencontre trop souvent qu'une complaisante servile où elle devrait trouver, à défaut de sa mère, un mentor sage et éclairé ! Évitez donc ces écueils funestes et cherchez, dans de plus sages inspirations, à vous attribuer cette bonne part, qui se reconnaît au bonheur qu'elle donne, à la vertu qui en est le fruit, et quand, au lieu de la dédaigner, vous l'aurez acceptée avec joie, ne craignez pas qu'elle vous soit jamais ôtée.
�,-
�CHAPITRE XVIH.
lia douce ftàelie.
On surprend un regard, une larme qui coule, Le reste est un mystère ignoré de la foule, A. DE MUSSET.
Où chercher cette mère se vouant à l'éducation de sa fille, et préférant une si douce tâche à tous les entraînements extérieurs? — Vous l'avez pressenti, celle qui a bien commencé persévérera et trouvera sans cesse un nouvel attrait dans l'emploi de sa vie, uniquement consacrée à
�- 178 — ses devoirs. Quoique plus sérieux maintenant, l'habitude les rend faciles et le travail devient de jour en jour plus fructueux. L'enfant qui a franchi les premières années, commence à rendre en intelligence et en progrès de cœur et d'esprit ce que la mère lui donne en amour et en soins assidus. — En même temps que l'instruction, elle achève quelque chose de plus précieux encore, l'éducation; c'est-à-dire le perfectionnement de l'être intellectuel et moral. C'est toujours dans la condition modeste, où rien n'est de trop, mais où rien ne manque, que nous rencontrerons la mère que nous voudrions pouvoir trouver dans tous les rangs de la société. C'est dans cette classe, la véritable classe privilégiée,— parce que, instruite et active par nécessité, elle vit du travail de son intelligence, — que se trouvent le plus d'éléments, pour favoriser l'éducation maternelle et pour savourer, sans eri rien perdre, les joies si attachantes qui succèdent à celles que donne l'enfance. Ici, rien qui sépare, pas d'obstacles à lever, tout semble, au contraire, faciliter cet heureux rapprochement, si nécessaire à la jeune fille et à sa
�mère. —On est si près-les uns des autres, on respire si bien le même air dans ce petit appartement, que les cœurs et les esprits doivent s'y rencontrer clans les mêmes pensées et dans les mêmes désirs. —Personne entre soi et sa fille ; on l'a tout entière ; cette petite chose, être près, ce petit point tout matériel va déjà aplanir une difficulté. — L'intermédiaire, indispensable ailleurs, il n'en est pas besoin ici. — Je trouve à cela toute une source de bonheur. La mère, toujours, cette mère si attentive dont nous avons parlé, surveillera tout, des yeux comme du cœur. — Quelles douces causeries dans cette intimité de tous les instants ! que de prières à Dieu ! Que de mots dits le soir, auxquels on va penser là nuit ! Comme à travers cette mince cloison vous allez encore la suivre, cette enfant, jusque dans son sommeil ! Peut-être entendrez-vous ses rêves, dans.lesquels vous retrouverez les pensées qui l'occupent. — Et quel joyeux l'éveil au son de cette voix argentine vous appelant et vous demandant une caresse douce comme le premier rayon de soleil qui ranime la fleur encore tout engourdie sous la rosée du printemps — Qu'il est ravissant ce cher visage, que chaque heure semble
�— 180 — embellir! Est-il jamais plus charmant que dans ce désordre matinal? — Cette nuit n'a-t-elle pas encore ajouté à sa grâce? — Tant d'heures sans se dire qu'on s'aime, mais c'est un siècle !..,. Que de baisers, pour réparer le temps perdu ? — Ah ! ne les comptons pas, ils se tiennent, s'enchaînent; pendant quelques instants, il y en a mille qui n'en font qu'un. — « Mais tu m'étouffes, assez, cher ange, assez! »—On dit cela, et l'on rapproche l'enfant encore plus près de soi.—« Décidément, laissemoi, ton père m'appelle, il va partir, il est tard. » Et ce père, que croyez-vous qu'il fasse ? il se hâte, il est vrai; mais il a mille prétextes pour rentrer dans cette chambre : il y vient rappelé par le bruit de ces tendres débats", puis, à la dérobée, bien souvent il regarde, il contemple ce gracieux tableau. — «Comme mafdle est belle !.. Non, ce n'est pas à moi qu'elle ressemble, on se trompe, c'est plutôt à sa mère... Comme elles s'aiment!.. » — Ne le voyez-vous pas, un peu plus il va être jaloux ; on ne pense pas à lui, à lui qui va partir. — Prenez garde qu'alors, une des mille petites misères de la vie ne l'atteigne, qu'il ne cherche quelque chose, qu'il n'attende ce qu'il a demandé,
�é
— 181 — moins que cela peut-être, qu'un bouton ne se détache, — maudits boutons, qui causez tant de querelles dans tous les bons ménages, quel orage vous amenez dans ce moment! La petite femme se fâche. Décidément, ce mari, c'est un ingrat! On le punit, on lui ferme la bouche avec le baiser qu'il attend... L'enfant, au milieu d'eux, pose sa tête au niveau de leur cœur.... Comment trouver le courage de quitter tout cela?.,. C'est tantôt une caresse, tantôt son avis, dont on ne peut se passer... « Quand rentreras-tu?... que ce soit de bonne heure! » Cette fois, il va se fâcher tout à fait; il sent qu'il n'a plus que ce moyen de s'arracher d'auprès de vous. — Les affaires, vilain mot qui fait taire toutes les joies, arrête tous les sourires, les terribles affaires ne sont-elles pas là? Est-il médecin?... c'est un malade qui le réclame. Ah! laissons-le partir, c'est peut-être une mère qui attend. Est-il avocat?... c'est un client qui lui a confié son honneur menacé, et dont le sort peut se décider dans ce rendezvous dont voici l'heure. Qu'il se hâte encore : il va accomplir de nobles missions. Mais, pauvre homme! quelle que soit la nécessité qui te pousse, tu as besoin de courage. Dans cette journée ,de
�— 182 — luttes et de fatigues, puisses-tu ne pas avoir à oublier les saintes et douces choses que tu avais entrevues à ton foyer si calme et si pur ! Ne faudrat-il pas, malgré toi, comprimer tes aspirations les plus chères, arrêter les élans de ton constant dévouement à tout ce qui souffre? La triste réalité ne viendra-t-elle pas te dire que tu dois mesurer tes soins, modérer ton zèle? Les exigences de la vie sont là, et, trop souvent devant elles, le cœur est forcé de se taire. Faites-lui, au moins, le foyer bien joyeux au retour; qu'il voie que vous l'attendiez 5 il y a laissé le bonheur, tâchez qu'il l'y retrouve. Vous voilà seule avec la chère petite, comment allez-vous employer votre temps?... Mais votre amour a tant de soins à donner, tant de devoirs à satisfaire !... Et sans vous parler des plus sérieux, sur lesquels nous reviendrons, voyons d'abord la
douce tâche.
11 faut soigner, habiller la petite personne qu'on chérit tant. — Qui le fera? — Vous, toujours vous. — C'est une joie de tous les jours, qu'il est permis de savourer à l'aise; ne la dédaignez pas; vous y trouverez mille détails enchanteurs. D'ailleurs, qui
�— 183 —
mieux, que dis-je! aussi bien que la mère, sait embellir sa fille de tout le charme de la simplicité? Qui deviuera comment ses beaux cheveux seront plus beaux encore? Quelle patience plus patiente pourrait démêler sans les rompre ces fils légers et soyeux? S'ils sont noirs et brillants, elle les tresse en nattes onduleuses; si la nature les a faits blonds et bouclés, elles les abandonne avec art et laisse toute leur grâce à ces anneaux qui se pressent et se multiplient sous ses doigts; quelques-uns sont rebelles, il faut les ramener; ceux-là vont si bien, qu'ils méritent au moins une caresse ; — tous en auront une. — La main passe et repasse sur ce Ilot doré; puis il faut essayer, recommencer encore; jamais ce n'est fini. — La chère petite s'impatiente, elle ne trouve pas, comme vous, qu'il soit nécessaire de prendre tant de peine. Elle n'est pas coquette, et pourtant on ne cherche pas à lui faire un secret des avantages que Dieu lui a donnés. — Lui cacher avec trop de soin qu'elle les possède, c'est l'exposer à être surprise un jour par tout le chal'me d'une révélation d'autant plus dangereuse qu'elle ést inattendue. — Tâchez d'avance d'en atténuer l'effet, en ne la trompant pas plus
�sur les grâces qui lui sont départies, que sur celles qui lui ont été refusées. Ce n'est pas la vérité dite par un mère, qui est jamais à craindre : elle sera toujours retenue dans de justes limites; ce ne sont point les éloges maternels qui sont à redouter : ils préservent la jeune fdle, parce qu'elle s'y habitue, et diminuent ainsi l'importance souvent funeste de ceux qu'elle entendra plus tard. Mais il faut tout le tact de la mère, en cette matière si délicate; nul, mieux qu'elle , ne saura dire que cela est peu , bien peu, si la bonté, du cœur ne rayonne pas sur ce joli visage. — Mille accidents d'ailleurs ne peuvent-ils pas le flétrir? — A ce sujet, il se dit, il se répond mille choses; les unes s'envolent, d'autres restent. Lesquelles? je ne sais. —Mais, répétées demain , puis encore, puis toujours, toutes se gravent dans le cœur. — Avec cette entente de chaque jour, avec cette causerie de tous les instants, quels défauts peuvent devenir menaçants? — Il seront presque tous étouffés à mesure qu'ils tenteraient de se montrer. Quelle nature pourrait s'égarer, soutenue par une mère qui surveille à la fois l'âme, l'esprit, le corps, et les tient réunis dans une harmonie charmante.
�— 185 — L'habitude, cette autre mère, ne vient-elle pas fortifier sans cesse la bonne direction? L'œuvre se perfectionne d'elle-même, et l'enfant bien-aimée devient chaque jour plus gracieuse et plus tendre. C'est donc sans cesse, c'est dans tous les détails crai peuvent sembler puérils à des indifférents, qu'il faut se montrer mère, afin que le bien, arrivant au cœur par tous les côtés à la fois, étouffe le mal et l'empêche de naître, comme ces semences généreuses qui, en couvrant le sol, le purifient de toutes les plantes mauvaises qui peuvent l'envahir. Si le travail est constant, s'il enchaîne, il devient doublement productif; c'est parce qu'on est resté dans la vie de sa fille, que celle-ci ne sera jamais de trop dans la nôtre; et, d'ailleurs, que ferait-elle sans nous, et que ferions-nous sans elle ? — L'absence du mari fait les heures si longues! c'est par les soins maternels qu'elles doivent être abrégées. Si l'on n'a pas su prendre la bonne part, si l'on n'accomplit pas la douce tâche, comment user le temps, alors si lent à marcher?... Le matin, passe encore... on pense à sa toilette... on se pare; mais au milieu du jour, la solitude pèse... heure fatale, heure des affaires , où le mari peut engager
�— -J8G — sa fortune ; heure des tentations, où la femme peut compromettre son repos, et peut-être aussi exposer son honneur. — Mais, que l'enfant rayonne, que la jeune fdle soit là, dans ce salon ou à côté dans cette petite chambre, elle viendra si souvent, pourquoi ?... peu importe, elle trouvera mille prétextes pour embrasser sa mère. Sa présence, ne ferait-on que la supposer, nous garderait assez; on devinerait bien vite que personne ne peut prendre la place de cette enfant . — Celle du mari, on pouvait le tenter, il est loin si souvent!... mais elle, qui pourrait l'éloigner? Chère petite, sentinelle, comme, sans le savoir, tu gardes bien ton poste ; comme ton amour t'y rappelle et t'y retient ! — Ah ! c'est bien dans ce moment de l'adolescence, que là, près de ta mère, encore dans toute la splendeur de sa beauté, tu es et seras toujours l'ange gardien du foyer domestique.
�CHAPITRE XIX.
lia chambre maternelle.
L'asile , . "
le plus sur est le sein d'une mère,
•• , KLOHUN.
Je viens de vous dire, en les prenant au hasard, quelques-unes de ces joies du matin, de ces plaisirs du jour que cache le voile mystérieux et charmant qui enveloppe la chambre maternelle.—Mais comment raconter toutes les félicités intimes de ce nid délicieux et chaud où se sèchent les larmes,
�— 188 d'où s'élancent les rires, où l'on pense tout haut, où le secret du jour n'a pas de lendemain? C'est de là que se sont déjà échappées les premières joies de la maternité dont nous n'avons fait qu'entrevoir les délices ; c'est encore de là que nous viennent celles des années que nous parcourons. — Rien ne vaudra jamais les ravissements de cette intimité dont on ne saurait peindre les ineffables douceurs. Ceux mêmes qui les ont ressenties se trouvent inhabiles à les retracer; ils craindraient d'en diminuer le charme en leur faisant franchir la porte du sanctuaire ; il les gardent en eux et les renferment comme ces liqueurs précieuses que l'on soustrait à la lumière qui en altérerait la pureté et la vertu. Oui, la vie de l'âme, cette vie qui ne se décrit pas, est là tout entière; elle s'y concentre, et si quelqu'un en nie les joies, c'est qu'il a dédaigné de les chercher dans cet étroit espace où se cache le bonheur. Prenons garde que nul bruit du dehors ne puisse en troubler le calme et la paix. Mère prévoyante , charmante femme, gardienne de ce séjour, fermez-en bien la porte, recouvrez-la de ces épais tissus, où vos habiles mains ont retracé des
�— 189 — fleurs ; — gardez-la cette porte ; — votre empire est ici. — Cet empire, si petit qu'un enfant le mesure, ne l'abandonnez pas ! — L'univers ne saurait vous en offrir un autre qui puisse lui être comparé. Pour ce réduit aimé, mille coquetteries sont permises; c'est là qu'il faut rassembler ses trésors; le luxe de la maison peut s'y montrer à l'aise, la médiocrité même doit encore s'y cacher sous la grâce. — C'est au milieu de tous ces riens charmants, devenus précieux, que sont nés, que grandissent les enfants; là, est encore leur berceau.— Cher berceau, qu'on a fait si joli autrefois, il est resté le même. — Chacun y a reçu une part égale de soins tendres et assidus, et le dernier qui vient y reposer recueille autant d'amour dans ce doux héritage. Tout ici révèle quelque bonne intention et réjouit le cœur ; le père y trouve sa place toujours prête ; en son absence même, elle sera respectée. — Puis, celle des enfants , celle de votre fdle à côté de la vôtre. — Qu'on est bien ici! — tout y est souvenir; là, c'est un jouet conservé avec soin, — il est du premier âge. — Plus loin, un beau dessin : la main qui l'a fait était bien inhabile... mais
il.
�— 190 — qu'importe, le cœur ne l'était pas. Chaque objet pourrait dire toute une longue histoire ; tout rappelle une joie, pas encore un regret. —Le bonheur du passé égale presque celui que promet l'avenir. — Espérance, aux ailes d'or, c'est ici que tu viens exercer le prestige de ton prisme enchanteur pour embellir les rêves d'une mère ! 0 poésie du cœur, dis-nous quelques-uns de ses rêves !—Son fds, que sera-t-il?... Militaire, peut-être; — marin, s'il l'aime mieux... mais toujours il devient un héros. — La gloire, il l'aime tant! — Oui, mais la mort est là ! — Ah ! chassons cette pensée... Il ne périra pas, elle priera tant pour lui. —Partout il brillera, il est bon, il est beau, il est brave, puis il a tant d'esprit!.. Quel enfant n'est pas tout cela dans le cœur de sa mère ? Chères et saintes illusions où s'égare la pensée maternelle, ne nous auriez-vous donné que l'espoir du bonheur, vous auriez assez fait ! Chambre bien-aimée qui les a vues éclore, que ton aspect ramène souvent ces douces rêveries, qu'elles renaissent dans les jours de doute, lorsque le cœur s'inquiète sur cet avenir de gloire qu'il avait entrevu, ou quand, petit chagrin, le fils, le
�héros revient, tout consterné, du collège, avouant une défaite , au lieu d'annoncer le succès qu'on avait espéré. Sanctifiée par tant d'amour, de dévouement, de sollicitudes dont la plus petite est encore respectable , la chambre maternelle doit être pour tous comme un lieu sacré.' ' Que les pensées y soient pures, que nulle parole douteuse ne S'y fasse entendre, que nul profane surtout n'en franchisse le seuil. C'est la chambre bénie, c'est l'arche sainte où la femme tient sous sa garde, pour les donner à tous, la tendresse, les vertus, le courage dont la famille aura souvent besoin. Pauvre chambre, aujourd'hui si gaie et si fleurie, reste ainsi longtemps ! — Puisses-tu ne t'assombrir jamais !—Que tous ces souvenirs, si pleins de joie, ne se changent pas en douloureux souvenirs ; que ces portraits d'enfants, que je Vois si radieux et si frais, ne deviennent pas un jour, hélas ! l'image d'un bonheur disparu !—Que les places ne restent jamais vides, ou que les absents soient toujours attendus! — Puisse lé malheur ne pas briser un jour les espérances que tu as vues si près
�— 192 — de se réaliser et détruire ce monde d'harmonie, cette paix, au sein de laquelle l'âme s'est saintement élevée. Et toi, pauvre femme ! pauvre mère ! puisses-tu ne pas demeurer seule au coin de ton foyer en serrant tristement sur ton cœur tes bras qui ne s'ouvriront plus pour y presser tes enfants!...
�CHAPITRE XX.
lia chambre de la jeune fille.
Dans ce mélancolique et chaste paradis, N'est-ce pas qu'il est pur le sommeil de l'enfance ? A.
DE MUSSET.
Tout près de ce réduit où nous venons de pénétrer et dépendant de lui, il en est un autre devant lequel nous nous arrêtons, doucement émue du parfum d'innocence qui s'en exhale... N'y entrons pas , tenons-nous à distance; la jeune fille au front candide, au regard chaste et bon, que
�— 194 — j'y aperçois, est seule cligne de ce sanctuaire virginal. On dirait qu'autour d'elle l'air est plus suave, le jour plus limpide, quoique adouci en passant à travers un tissu blanc et léger qui en diminue l'éclat. Tout ici repose la pensée, en calme les agitations, en éloigne l'amertume. Vous, qui avez été déchiré par les épines dont sont atteints beaucoup de ceux qui traversent le monde, la vue de cette enfant heureuse et cachée sous l'aile maternelle dans cette atmosphère de pureté, rafraîchira votre pauvre cœur comme une rosée du ciel. Rien n'a été jugé trop beau pour orner ce petit coin, qui est un monde pour celle qui l'habite,— riant séjour où j'entends chanter l'oiseau, où je vois s'épanouir des fleurs, dont le frais coloris atteste avec quelle attentive sollicitude on les soigne et on les aime. Cependant les plus charmantes ne le seront jamais assez pour rivaliser de candeur et d'innocence avec cette jeune fdle. Toutes semblent s'incliner à son aspect et lui dire : « Sœur bienaimée, Dieu t'a donné plus qu'à nous; on nous aime pour notre éclat qui ne dure qu'un matin, tandis que la vertu, fleur divine et impérissable,
�déposée dans ton âme, résiste au temps qui nous enlève nos charmes. » Qu'elle est bien là, cette enfant! Comme nous aimons à la voir ressentir déjà les prémices de cet amour pour tout ce qui se rattache aux douceurs de la vie intime. Sa mère lui en donne l'exemple : c'est d'elle qu'elle apprend le secret des soins ingénieux, du goût si délicat que l'on remarque ici. Elle aime ce qu'aime sa mère, et sa petite chambre a toujours un reflet de la chambre maternelle. Encourager ces goûts naissants, c'est assurer les plaisirs de chaque jour et préparer les joies plus sérieuses de l'avenir. Laissons-lui faire des folies, — celles d'un enfant, — pour ajouter quelques richesses aux trésors qu'elle a déjà rassemblés. Là aussi sont de chers souvenirs; la famille n'at-elle pas contribué à enrichir le petit réduit? La bibliothèque est remplie, et chaque livre garde la pensée ou le nom d'un ami ; les étagères sont trop petites pour contenir les objets qui ont causé une joyeuse surprise, ou réalisé un désir longtemps caressé. — L'enfant aussi raconterait son histoire en montrant tous ces riens ; l'un fut la récompense, l'autre l'encouragement. — Celui-ci, on ne le don-
�— 190 — lierait pas pour mille autres... il rappelle une bonne action. — Dans toutes ces choses, ou plutôt dans les sentiments qu'elles inspirent, j'entrevois la révélation de ce qu'il y a de meilleur ici-bas... heureuses influences qui déjà font pressentir où se trouve le bonheur. Pour la jeune fille, il est déjà dans l'accomplissement des devoirs de son âge; si légers qu'ils paraissent, aucun d'eux n'est assez indifférent pour être négligé, aucun détail assez petit pour être oublié. Il manquerait donc quelque chose à l'harmonieux ensemble que nous venons de décrire , si nous n'y apercevions les traces de ces travaux charmants auxquels des mains délicates se sont exercées dès l'enfance. — Peut-on habituer jamais trop tôt la jeune fille à devenir cette adroite et gracieuse ouvrière à qui l'avenir demandera tout ce qu'elle a pu acquérir d'habileté?—Devenue mère de famille, plus facilement, au besoin, elle doublera sa tâche, —Elle mettra quelque chose de son cœur dans ces vêtements qu'elle fait chauds et légers à la fois pour envelopper son enfant, quelque chose de son amour dans ces petits chefs-d'œuvre qu'elle crée dans ses heures de loisir pour l'embellir encore.
�— 197 — Qu'elle s'y essaye de bonne heure à ce charmant apprentissage maternel, cm'elle fasse pour l'enfant pauvre, les vêtements qui lui manquent Que cette pensée lui monte au cœur : «j'ai le superflu et il n'a pas le nécessaire, j'ai chaud et il a froid. » Mais c'est trop nous éloigner peut-être de la chambre virginale, et cependant c'est à sa vue que sont nées ces pensées; c'est en admirant ces broderies dans lesquelles tant de fois a passé cette aiguille, vraie baguette de fée dans les doigts d'une femme, que nous avons été entraînée vers ce point lumineux : la maternité. C'est en parlant des vertus et des goûts qu'il faut inspirer à sa fille que nous sommes arrivée à ce but unique vers lequel nous devons la guider, savoir être mère. Dès cpie nous touchons par le plus léger contact à quelques-unes des aptitudes qui révèlent la destinée de la femme, mille sentiments tendres et maternels s'éveillent en même temps, comme ces instruments sonores qu'il suffit d'effleurer pour en faire vibrer toutes les cordes. Jusque dans les jeux de la petite fille, nous pouvons entrevoir les premières lueurs de l'amour maternel. — Nous l'avons dit, toujours elle vous
�— 198 — imite; mais en ceci elle met plus de soin, elle est plus attentive, et, si j'osais, je dirais qu'elle aime sa poupée avec un peu de la tendresse dont elle se sent aimée elle-même. —Gomme elle essaye de faire tout ce qu'elle vous voit faire! Autant et aussi bien que vous, elle voudrait accepter son doux métier de mère. —J'en suis sûre, si elle a vu un berceau clans votre chambre, il-y en aura un clans la sienne... celui de sa poupée. Elle le garde, ce cher petit berceau, même lorsqu'il n'est plus un jouet... il intéresse encore... il reste là... Pourquoi? C'est que bien souvent, en jouant avec la chère poupée, alors même que l'on commençait à la dédaigner un peu... on rêvait... à quoi, direz-vous? — Mais, au rêve chaste, pur et lointain d'un enfant plein de vie. — La poupée a suffi si longtemps, on la conserve ; elle a été si aimée, si choyée, si grondée quelquefois! Si souvent on a tremblé pour elle ! On a tant pleuré sur ses chutes! — Croyez-vous que tout cela n'attache pas? — Et puis, y a-t-il bien longtemps qu'on sait enfin qu'elle n'existe pas, qu'elle ne vit pas de je ne sais quelle vie, que l'on comprenait alors et dont on ne se souvient plus? — Comme il a été
�— 199 — triste cê jour où l'on a été bien sûre qu'elle n'aimait pas cette petite mère qui l'aimait tant! — Comme le cœur a souffert de cette découverte! — Charmants jouets qui sitôt nous enseignez le bonheur, restez-là, et toi surtout, petit berceau : — ne faut-il pas aimer d'avance ces enfants qu'on doit aimer pendant le reste de la vie? Tout ce qui aura pour effet de préparer la jeune fille à cette grande mission, à ce grand dévouement maternel, doit trouver place ici. C'est là que j'aime à rencontrer ce symbole vénéré, cette mère bénie avec l'enfant divin. Saint emblème de la maternité ! ta place est bien ici ; près de toi, la jeune fille peut rêver. — Ton regard purifie toute pensée... et n'es-tu pas l'espérance?... Sois donc toujours en ces lieux où commence déjà le noviciat de la maternité; qu'en les quittant, la jeune fille emporte dans son cœur le souvenir des jours purs et paisibles qu'elle y aura passés ; qu'elle l'emporte avec cette couronne d'innocence que n'aura pas effeuillé le souffle des joies du monde. Son mari, en la recevant candide et chaste, aimera la mère qui lui confie ce trésor d'innocence qu'elle a si bien gardé.
�Que ne puis-je arrêter ma pensée sur ce doux espoir; faites, mon Dieu, qu'il se réalise pour cette mère qui aura veillé sur le dépôt sacré que vous lui aviez confié ! Ne le lui retirez pas. Ah ! ne le lui reprenez jamais! Que le sanctuaire de joies ineffables ne se change pas en un lieu de douleur; que tous ces riens charmants que l'enfant a aimés ne deviennent jamais ces reliques cruelles qui gardent la trace des larmes de la mère; que ne retentissent jamais dans son cœur ces mots, ces appels qu'on entend toujours! Et si la mère vient dans cette chambre penser parfois à cette fille mariée et maintenant heureuse loin d'elle, qu'elle n'ait point à y pleurer le souvenir de l'ange qui s'en est à jamais envolé !
�CHAPITRE XXI.
L'Instruction.
Une feniine peut aimer les sciences ; mais toutes les sciences ne lui conviennent pas.
LA ROCHEFOUCAULD,
Pensées.
Je le sens avec regret, nous sommes déjà bien loin des sentiers fleuris que parcourait l'enfant. Que ne nous a-t-il été permis de nous y arrêter plus longtemps, d'y cueillir comme lui, au hasard, toutes les fleurs qui le charmaient, trouvant à chacune tour à tour une grâce plus parfaite, un éclat
�brillant? — Heureux enfant! Parfois, dans son innocente joie, il se plaisait à reprendre celles qu'il avait laissées et à leur trouver de nouveaux attraits. Il s'emparait de toutes sans compter et sans craindre , comme si elles ne pouvaient le blesser, les épines qu'elles cachaient... Sa mère n'était-elle pas là?... Pour moi, je n'ai pu que glaner, dans ce champ si fertile, quelques fleurs oubliées et timides; puissent au moins ces pages fugitives, employées à les décrire, avoir retracé quelques-uns des charmes sans nombre du matin de la vie. Puissent-elles avoir rappelé quelques-uns de ces instants, trop fugitifs aussi, du bonheur disparu ! Puissent-elles surtout allumer au cœur une étincelle de cette maternité qui comprend que le deyoir commence avec l'amour, et que tous deux, ils doivent prendre l'enfant dès sa naissance pour le conduire jusqu'à ce que sa raison et son âme soient mises en harmonie avec les nécessités de la vie ! A l'éducation des premières années vont succéder bientôt l'éducation et l'instruction que réclament lés années qui vont suivre. — Ce sont encore des joies et du bonheur qui vous attendent clans I'ac-
�— 203 — complisement de cette seconde partie de votre tâche. — Si pourtant il se rencontre quelcpies épines dans cette nouvelle phase que vous allez parcourir, si l'une de celles qui ont épargné l'enfant vient effleurer la jeune adolescente , votre cœur en saignera plus que le sien, les larmes qu'elle va répandre vous les aurez bien vite séchées par une caresse, mais les vôtres!... il faudra les lui cacher. On doit instruire sa fille... Pourquoi ne suffitil pas de l'aimer? — Pourquoi, cette fois encore, ne pouvoir lui épargner la peine pour ne lui laisser que le plaisir? — Ce qu'elle a reçu jusqu'à ce jour s'est échappé du cœur maternel et a été compris entre une caresse et un baiser. Que ne peut-on prolonger une si tendre intimité? Pourquoi, lorsqu'il va falloir tenir à cette jeune intelligence un langage plus sérieux, demander à sa mémoire des efforts soutenus ; pourquoi, enfin, quand on Va s'adresser à ses facultés intellectuelles; ne pas suivre encore cette méthode qui s'adresse au cœur pour arriver à la raison, méthode qui, jusqu'ici, vous a été si utilement précieuse, et que vous avez suivie avec une persévérance si pleine de charmes?
�— 204 Essayez de continuer votre tâche, en employant les mêmes moyens qui vous ont si bien soutenue et encouragée jusqu'à ce moment. Si parfois cette tâche devient sérieuse et presque pénible, n'oubliez pas que le devoir commande, qu'il vous prescrit d'aider votre fille à s'instruire en lui servant de guide et d'appui dans cette carrière nouvelle où il ne faut pas qu'elle s'égare. Ne cherchez pas à vous soustraire à cette impérieuse obligation, en vous disant inhabile à y satisfaire; jusqu'à ce que l'enfantait atteint un âge plus avancé, cela est bien rarement réel. — Plus tard, ne pourrez-vous pas appeler à votre secours, des maîtres qui achèveront l'œuvre commencée par vous? — Depuis quarante ans, l'instruction des femmes a été poussée assez loin pour qu'elles puissent la déverser sur leurs filles, lorsqu'elles ont une position qui leur en laisse le temps. — Espérons que ce grand mouvement vers l'instruction, dont nous sommes témoins, est dû surtout à cette pensée, et que les jeunes filles qui passent des examens pour obtenir un titre et des diplômes sans aucun projet de les utiliser dans l'avenir, voudront sérieusement employer un jour, au profit
�— 205 — de leurs enfants, les connaissances qu'elles auront acquises, et non à la satisfaction d'une vanité puérile en elle-même. — On dit que c'est pour avoir la mesure de sa force; mais, malheureusement pour le mari, je crains que sur ce diplôme on n'ait omis plus d'une science à laquelle il sacrifierait volontiers plusieurs de celles qui y sont inscrites. La raison condamne en ceci comme en toutes choses l'exagération et le zèle aveugle. Trop souvent cette accumulation confuse de choses entrevues plutôt qu'apprises fausse l'esprit loin de l'éclairer. Cet ensemble offre trop de lacunes pour former un tout complet, dont les parties liées entre elles se prêtent un mutuel appui ; c'est un édifice souvent inachevé dont les matériaux fragiles ne sont nullement unis et qui bientôt tombent en poussière. Ces cours que la mode a adoptés, ne semblent point avoir un résultat aussi favorable que l'on espérait. — Si nous en approuvons la pensée en ce qu'elle cherche à répondre au besoin du moment et à favoriser l'éducation maternelle, nous ajouterons qu'en général, s'ils ne se parent pas d'un titre faux, ou s'ils ne sont pas de simples leçons comme
12
�— 200 — on en donne partout, ils sont beaucoup trop forts pour les petites personnes auxquelles ils s'adressent. — On y parle souvent à des petites filles de huit à dix ans comme on parlerait à des écoliers de troisième au lycée. — Il suit de là que ce sont les mères elles-mêmes qui prennent les notes et qui font les devoirs. Ce sont alors des assauts où ces dames s'exercent et où les élèves m'ont l'air d'être un peu trop oubliées. — Lorsque celles-ci sont plus âgées, elles y prennent, il est vrai, une part plus active; mais j'y trouve un autre inconvénient, c'est qu'une jeune fille de quinze à seize ans qui prend ainsi l'habitude de parler au public, — car il y a là tout un auditoire, — perd souvent en timidité charmante plus qu'elle ne gagne en instruction. —Le premier mérite d'une femme est souvent de cacher ce qu'elle sait : « Il faut avoir la pudeur de la science, » a dit un esprit judicieux. — Pourquoi donc donner aux jeunes filles l'habitude d'élever la voix pour déclarer ce qu'elles ont appris? — A notre époque, elles n'ont que trop, — et je ne sais si ce n'est pas à cette méthode qu'elles le doivent, — le détestable goût de se poser avec un aplomb pardonnable à peine chez
�— 207 —
de jeunes femmes : leur toilette, comme cette assurance, aide encore à l'illusion. J'aimerais donc beaucoup mieux, pour le pré^ sent comme pour l'avenir de la femme , que tout se passât davantage dans la maison paternelle. Malgré le travail auquel le père ne peut dérober que de trops courts instants, il lui est presque toujours possible d'en consacrer quelques-uns chaque jour à développer et à fortifier l'enseignement donné par la mère, — si cette précieuse direction manque à celle-ci, qu'elle la remplace par un aide étranger s'il lui est indispensable ! Rien ne saurait valoir ces leçons données sous ses yeux ; et, clans notre société, où la position de tant de femmes est précaire et incertaine, elle trouvera un grand nombre de jeunes personnes zélées et intelligentes qui lui offriront leur concorçflfs. . '•; '«à£L*,
:
-
Sans désirer que toute la science d'une jeune fille appelée à être, dans une position modeste, mère de famille à son tour, se réduise à savoir tenir une aiguille et à posséder les connaissances indispensables, je ne pense pas qu'il soit nécessairedé consacrer tant d'années à ce qu'il est convenable de lui apprendre. — Ri la progression continuait,
�— 208 — e serais effrayée, d'après ce qu'on exige à huit ans, de ce qu'elle saura à dix-huit. On commence l'instruction des filles au même âge que les études des garçons, et l'on oublie que ceux-ci ont un programme tracé d'avance, qu'il y a une série de matières qu'il faut voir chaque année, afin d'arriver ensuite à une somme de connaissances toujours à peu près la même, nécessaire pour se présenter aux examens qui leur ouvrent la porte de toutes les carrières libérales. Est-ce là le but et la destinée de la femme ? Évidemment non ; laissez donc se développer en liberté cette fleur d'innocence et de grâce qui redoute toute contrainte, et a besoin pendant longtemps encore de s'épanouir au soleil. Résumons-nous : le plus grand charme de la femme consiste dans la délicatesse de son esprit, dans la naïve expression d'une pensée qui, sans être jamais ambitieuse, peut rester toujours fine et juste et non dans une instruction profonde et trop virile. D'ailleurs, si votre fille a de l'intelligence, en quatre ans, de quatorze à dix-huit, elle pourra acquérir assez de connaissances pour que son instruction ait un développement suffisant. —
�— 209 — L'histoire, comme tout ce qui s'y rapporte, sera apprise dans des résumés dont beaucoup sonthabilementfaits, et, par la suite, des lectures suivies compléteront ce qui aura été ébauché dans la première partie de l'éducation. Si, au contraire, cette enfant a été moins favorisée, si son esprit est moins fin, ce sera en vain que vous voudrez y remédier en la faisant pâlir pendant dix années pour entasser dans sa tête, au hasard, une grande quantité de connaissances qu'elle ne saura pas utiliser et qu'elle délaissera bientôt. — Combien de femmes, même douées d'une certaine intelligence, oublient ce qu'elles ont appris trop jeunes ? — La semence, si elle est confiée trop tôt à la terre, meurt sans y avoir germé ; elle devient, au contraire féconde, si elle a été déposée à temps dans un sol convenablement cultivé. —Ainsi, la science acquise à un âge plus avancé est plus vivace, parce que, reçue par un esprit déjà préparé, elle s'est de suite emparée de l'intelligence assez forte pour la .recevoir. Je trouve encore cette méthode qui retarde poulies filles l'instruction vraiment sérieuse, un avantage indépendant de celui qui se rattache au physique, dont nous parlerons plus loin , c'est qu'il
12.
�— 210 — y aura bien des larmes épargnées, bien des moments mieux employés'. — On causera, on s'entendra avec l'enfant comme avec un autre soimême, — la lecture faite à deux sera toujours fructueuse. — L'histoire s'apprendra de cette manière. — Quel charme d'initier ainsi sa fille aux choses du passé! La mère redevient jeune; elle s'instruit une seconde fois, et bien mieux peutêtre, car maintenant c'est l'amour maternel qui lui sert de flambeau. Puis si quelque chose est resté incompris, le soir, le père l'expliquera, et la leçon donnée avec cette bienveillance calme et cette netteté qui rend-tout facile à saisir, restera gravée dans le cœur autant que dans l'esprit.
�CHAPITRE XXII.
Ija lecture.
S'il n'y a pas assez de bons écrivains, on sont ceiu qui savent lire ?
LABRDÏÈRE,
Savez-vous rien de plus agréable à l'oreille, rien de plus doux au cœur, que d'entendre bien lire une grande et belle page où de nobles sentiments se trouvent retracés? Ne les appréciez-vous pas mieux lorsqu'ils vous arrivent revêtus de l'indicible attrait d'une voix harmonieuse dont l'expression vraie vous transmet les impressions de l'âme ?
�212 Ne vous est-il pas arrivé quelquefois d'avoir été captivé par un lecteur sympathique qui savait abréger les heures en vous charmant? Combien mieux encore le fera cette jeune fille dont l'organe doux et pur a conservé les inflexions innocentes de l'enfance! Ne dédaignez pas l'art de bien lire ; s'il charme, il sert aussi à développer l'âme et l'intelligence de l'enfant ; c'est à ce double titre que je demanderais qu'on voulût bien l'admettre dans l'éducation, ne fût-ce qu'au nombre des talents d'agrément. Sans doute, tout le monde lit, mais rarement la voix est l'écho fidèle du sentiment et de la pensée de l'auteur. Que de dictions vicieuses impressionnent désagréablement l'oreille et la fatiguent comme les notes fausses d'un clavier discordant ! Pour bien lire, la première condition est de bien comprendre; il faut donc que tout ce qu'on exprime soit perçu par l'esprit en même temps que senti par le cœur. A cette condition seulement, celui qui écoute apprécie les beautés de l'ouvrage comme vous les appréciez vous-même : bientôt vos âmes se confondent sous le charme puissant de l'union des pensées et des émotions qu'elles font naître.
�— 243 — L'étude que nous demandons ne sera d'ailleurs ni bien longue ni bien difficile ; quelques leçons et l'habitude, surtout l'habitude journalière , feront aisément parvenir la jeune fille au degré de perfection que nous ambitionnons pour elle ; car ce n'est ni la déclamation ni rien qui y ressemble , mais seulement cette même netteté d'élocution que nous avons montrée être si désirable dans le langage ; ce même son de voix simple et naturel, toujours en rapport exact avec le sujet : la sensibilité du cœur et de l'esprit, la vive et rapide compréhension de ce qui les touche seront encore les meilleurs auxiliaires, et n'avez-vous pas soigneusement développé ces facultés clans l'enfant bien-aimé? Que d'instants enchanteurs vous passerez en l'écoutant; vous y goûterez un plaisir, que vous trouverez le moyen d'utiliser au profit de son instruction ! A l'aide de ce travail intellectuel, de cet effort d'attention si indispensable et en même temps si précieux, vous porterez ses pensées vers le but que vous aurez choisi ; et n'est-ce pas, dites-moi, une douce sécurité pour vous que de pouvoir ainsi diriger à votre gré cette jeune imagination vers des sujets qui peuvent le mieux la captiver
�— 214 — et l'empêcher de se livrer à de dangereuses rêveries ? Je voudrais encore, pour que les impressions fussent plus profondes et plus durables, qu'on cherchât, chaque fois que cela est possible , des sujets de lecture en rapport avec le milieu dans lequel on se trouve. Il s'établit alors entre le livre et les objets extérieurs une sorte d'harmonie secrète qui rend plus vives et plus frappantes la vérité des tableaux, les beautés du sujet. Il y a, pour ainsi dire, les livres du coin du feu et ceux qui demandent le splendide éclat du soleil, l'ombrage des forêts, le murmure des fontaines ou le mugissement de la mer. — Lorsque, sur le faîte de quelque colline, votre fille à vos côtés, vous pouvez embrasser de vastes horizons, faiteslui lire, si vous voulez qu'elles soient bien senties, ces pages où sont décrites quelques-unes des merveilles qui vous entourent ; que, parfois, elle écoule l'histoire de ces oiseaux qu'elle suit des yeux dans leur vol rapide ou qui folâtrent autour d'elle et dont elle veut connaître et les joies et les peines; qu'elle apprenne de ce livre charmant, éci'it par le génie d'un homme, inspiré par le cœur d'une
�— 215 — femme, la touchante épopée de ces amours qui, commencée dans l'espace et la liberté, s'achève sur la terre dans ce nid que nous entrevoyons. Heureux oiseaux du ciel, vous étiez rois des airs, il vous fallait l'infini, vous voliez clans les nuages, vous effleuriez l'Océan... Vous aimez... ce buisson vous suffit. Peut être, au milieu de cette contemplation, laissera-t-on la lecture interrompue ; mais on reprendra le livre qui vous dit tant de choses, et dont la poésie s'harmonise si bien avec celle qui vous enveloppe et vous ravit. Cette lecture devenue vivante, pour ainsi dire, ravit et entraîne ; la nature n'est plus muette, elle parle, et le livre a trouvé le moyen de mettre notre cœur et nos sens en rapport avec elle.
��CHAPITRE XXIII.
lie style.
Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses. LA ROCHEFOUCAULD, Pensées.
Nous avons déjà dit que si bien penser est un devoir, bien dire est un attrait ; nous ajouterons que bien écrire a un charme infini. De toutes les grâces dont vous chercherez à doter votre fille, nulle ne la rendra plus agréable et ne lui donnera de plus vives et de plus continuelles
n
�— -218 — jouissances que la pureté et la distinction qu'elle apportera dans l'expression de sa pensée, soit en parlant, soit en écrivant. Nous ne voulons certes pas faire ici un exposé des qualités de la diction et du style; telle n'est ni ne doit être notre prétention ; nous avons en vue un but plus modeste et plus convenable à l'éducation maternelle, qui doit avoir pour point de départ l'application en toutes choses, des notions les plus simples et les plus pratiques. Je dirai donc aux mères : attachez-vous, en vous imposant, comme eu tout, de sages limites, à perfectionner dans votre enfant non-seulement le don de la parole, cette faculté précieuse de pouvoir mettre son âme en communication intime avec l'âme de ceux qui sont présents, mais encore cette autre parole qui, fixée par l'écriture, transmet la pensée aux absents. — Si l'homme possède, par l'élévation et la force de son style, des armes auxquelles peu d'autres résistent, la femme, avec le tact délicat qu'elle apporte en toutes choses, sait trouver dans la gracieuse expression de ses sentiments des moyens de plaire, qui n'ont pas moins de puissance.
�— 219 — Ici encore la mère recueillera le fruit des soins que nous lui avons demandés pour former le premier langage de son enfant. Si, à son exemple, cet enfant s'est habitué à ne se servir que de mots choisis, simples et justes; dès que cela sera possible, facilement il fera un pas de plus, celui de rédiger par écrit ses pensées les plus habituelles. Ce sera sa première étude de style. — Quoique commencé de bonne heure, cet exercice ne fatiguera pas l'intelligence, parce qu'on ne demandera à celle-ci qu'un travail proportionné à ses forces et à son développement. L'enfant, livré à ses inspirations, n'écrira jamais que ce qu'il comprendra bien, et ces précieuses dispositions grandissant avec lui, il évitera cet écueil si commun d'écrire avant d'avoir une idée nette, et de faire ainsi passer dans le style l'incertitude et le nébuleux qui existent dans l'esprit. Il apprendra de bonne heure à grouper ses pensées avec ordre , à les réunir en un tableau qui les rende plus saisissables, soit qu'il leur donne la forme d'un récit ou celle d'une lettre. Ce petit système est d'une application si facile et si simple, que je ne sais quel inconvénient on pourrait y trouver. II peut, au premier abord, pa-
�raitre sans importance, mais il aura cependant d'heureux et de désirables résultats, surtout lorsqu'il s'agit d'une jeune fdle. Elle trouvera, dans cet exercice de chaque jour, l'obligation de se rendre compte de ses sensations, et l'occasion de vous faire connaître constamment l'état de son âme. Si tout y est encore un peu imparfait, vous viendrez en aide à ce qui pourrait manquer, vous réformerez ce qui serait mauvais et vous perfectionnerez à la fois le langage et le style, l'intelligence et le cœur. C'est par une répétition continuelle (qui ne l'a observé?) qu'on apprend les choses qu'on veut bien savoir. C'est par l'habitude d'écrire qu'on finit aussi par écrire sans efforts. Aussi demanderai-je que l'exercice de style ait lieu sans interruption. Il est intéressant de suivre les progrès de cet enseignement , qui se transforme de lui-même avec les années. Une seule page écrite ainsi, chaque jour, dèsletrès-jeuneâge, suffit pour amener, même avec une instruction ordinaire, d'heureuses inspirations. A ne les considérer qu'au point de vue de l'art du langage écrit, sans y attacher plus d'importance qu'à une étude de dessin ou de piano, la
�mère trouvera un grand charme dans ces essais littéraires. Elle y reconnaîtra les délicatesses d'expressions et surtout les sentiments qui sont l'heureux reflet des siens, — car je suppose qu'elle a su inspirer à sa fdle de l'attrait pour les émotions douces et vraies, avec le même soin qu'elle l'aura éloignée des frivolités qui ne disent rien de sérieux au cœur et ne lui enseignent pas la bonté. Quel charme dans ces compositions d'enfant ! quelle innocence dans cet abandon qui ose dire toutes ses pensées, parce que toutes elles sont pures, simples et candides ! Chère petite qui, justement, parce qu'elle n'a pas visé à l'esprit, en a si souvent, et qui étonne quelquefois par la profondeur des idées, la finesse d'observation dont on n'eût jamais soupçonné sa jeune tête capable ! — Favoriser ce développement, faire de ce travail l'objet d'une récompense, me semble aussi utile qu'agréable. — La petite correspondance avec les amis se fait sans difficulté. On ne cherche, on ne demande pas ce qu'il faut dire, on en sait plus qu'il n'est nécessaire pour leur écrire, et, le jour où on devra le.faire plus sérieusement, on n'y trouvera ni embarras ni peine. Les femmes ont, en
�général, il est vrai, une grande facilité pour le style épistolaire; mais est-ce une raison pour ne pas la diriger et la perfectionner : les fruits n'en seront que plus exquis. J'aime mieux qu'une jeune fdle me charme par une phrase touchante, par le récit d'une bonne action racontée avec grâce, que si elle m'étonnait par quelques mots de science retenus au hasard. — Le temps que l'enfant emploie au profit de son cœur ne sera jamais perdu. Lorsque le soir, à la veillée de famille, vous lirez quelques pages écrites par cette main aimée ; lorsque vous vous sentirez émue par cette pureté, cette élévation et cette bonté qui partout se font jour, vous ne serez pas la seule à avoir des larmes dans les yeux ; la jeune fille, intimidée, mais heureuse, se réfugiera dans vos bras; et, plus tard, ce sera encore avec joie qu'elle retrouvera les feuilles oubliées , où furent déposées les impressions de son enfance. Elle voudra être meilleure en y lisant combien elle était bonne ; elle sentira plus vivement les charmes de la nature en voyant combien elle aimait à les décrire, et se rappelant l'attrait, si puissant alors, d'un papillon ou d'une fleur, elle
�retournera par la pensée à cet heureux temps où elle racontait ses joies d'un jour et ses larmes séchées en un instant par les caresses de sa mère.
��I
CHAPITRE XXIV.
lies beaux-arts.
Dieu, que Platon, dans son langage si poétiquement profond, appelait l'éternel géomètre, est aussi le suprême artiste : son œuvre, c'est l'univers.
ESSAIS LE PHILOSOPHIE.
L'art, dans son aspiration la plus élevée, tend à remonter à Dieu en qui est sa source première. C'est donc, pour ainsi dire, rapprocher l'enfant du divin auteur de toutes choses, que de l'initier aux jouissances intellectuelles qui répondent aux besoins de son âme, et le font entrer dans une voie où se
�— 226 — complète la destinée de son être. 11 nous y invite d'ailleurs lui-même. Dès les premiers jours de sa vie, à peine son oreille est-elle sensible aux bruits extérieurs que déjà la mélodie des chants de sa mère le berce doucement et le met, pour la première fois, en communication avec le monde extérieur que ses yeux lui révéleront plus tard. L'ouïe et la vue sont les sens propres de l'intelligence; ils déterminent les deux grandes divisions des arts, parce qu'en effet tous se rapportent à l'un ou à l'autre de ces deux modes de sentir. L'enfant devenu plus attentif a étendu son domaine en exerçant sa vue, et, dès qu'il le peut, il se plaît à reproduire par le dessin les objets qui l'entourent ou dont il a gardé le souvenir. Il trouve dans ces premiers essais la source des plaisirs les plus vifs. Tout passera sous son crayon : la maison, l'arbre, le chien, le cheval ; il ne recule devant aucune difficulté ; bien que sa main soit inhabile, que son œil voie mal, ou que sa mémoire soit infidèle, à travers les imperfections du dessin, on peut déjà deviner quelque chose de l'artiste, c'est-à-dire de l'homme intelligent et sensible. Ce sont ces aptitudes naturelles que les enfants
i
|
�— 227 — possèdent, à des degrés différents, il est vrai, qu'il faut développer au profit de leur intelligence, de leur raison et de leur cœur. Si quelques-uns seulement sont appelés à créer des chefs-d'œuvre, tous peuvent, je crois, devenir capables de les comprendre. C'est dans cette pensée qu'il faut inspirer, dès le jeune âge, le sentiment du beau dans l'art et en toutes choses, parce que là est le vrai, et que le vrai conduit au bien. La nature est le livre toujours ouvert où l'âme peut chercher à toute heure ses plus sublimes inspirations ; le poète lui demande la pensée qu'attend son génie, le savant l'interroge sans cesse pour résoudre la mystérieuse énigme qui échappe à son intelligence, et l'artiste consume sa vie à reproduire quelques-uns des innombrables aspects toujours nouveaux de ce type éternel que Dieu propose à l'homme. Les richesses et les splendeurs de la création ne se dérobent à aucun regard. Ici, c'est une campagne verdoyante ; là, un torrent qui franchit le rcc et vient animer la plaine; plus loin, un site sauvage et imposant; et si l'on porte sa vue au-dessus de cette montagne derrière laquelle se couche majestueusement l'astre lumineux, quelle
�— 228 —
■SE ■ *
grandeur n'est pas empreinte dans l'immensité des deux? Nous aimons à suivre ces nuages rougis des derniers feux du jour. Vapeurs légères dans lesquelles nous découvrons tout un monde de nuances brillantes et variées, de tons fondus et harmonieux qui semblent se transformer, s'effacer et renaître avec la rapidité du désir : cités aériennes aux palais d'or, aux dômes d'argent, sommets couverts du neige qui font rêver l'homme et amusent l'imagination de l'enfant. Arrêtez souvent les regards du jeune adolescent sur de tels tableaux, son âme en comprendra bientôt les charmes et les magnificences. Un monument s'offre-t-il à lui, tâchez qu'il en saisisse, guidé par vous, la disposition et l'ensemble; habituez-le à juger ce qu'il voit, rectifiez-le s'il s'égare. Tout donc, en ceci, est à la portée de tous. Il ne faut qu'une volonté attentive, un désir profond pour développer chez l'enfant ces qualités précieuses qui, si elles ne lui donnent pas le génie de l'artiste, lui assurent au moins l'immense jouissance de se sentir ému par l'appréciation vraie des productions de l'art. La musique, cette langue mélodieuse qui ajoute
�un attrait si puissant à l'expression de la pensée, et fait naître dans l'âme des sensations si vives et en même temps si profondes, n'en retrouvez-vous pas le charme enchanteur dans les accents mélodieux de certains oiseaux? Rendez l'enfant attentif à ces accords qui animent et égayent la nature. Saisissez toutes les occasions de fixer son oreille et son cœur sur la musique que le hasard peut lui donner l'occasion d'entendre. Bientôt il cherchera à redire les airs qui l'auront frappé, comme il retrace les choses qu'il a vues. En un mot, rendez-le sensible, formez et développez ses organes, puis attendez l'inspiration, si Dieu la lui a départie. Voilà tout ce que je demanderais d'abord. — Le désir de pénétrer plus avant dans le domaine de l'art se manifestera lorsque l'enfant aura été mécontent de lui-même, et quand son œil et son oreille, exercés par l'habitude de voir et d'entendre, lui auront dit que sa main ne reproduit pas fidèlement sa pensée, ou que son chant diffère de la mélodie dont il a gardé le souvenir. C'est alors que la première leçon sera prise avec zèle et deviendra fructueuse. Les arts, qui, jusque-là, n'a-
�— 230 — vaient été compris que par le sentiment et l'instinct, deviendront l'objet d'un enseignement spécial, Alais ici la mère de famille, lorsqu'il s'agit de sa fille, a besoin de prudence. En lui apprenant à les apprécier et à les aimer, elle n'avait pas à redouter les écueils que peut avoiiieur étude pratique. L'admiration , l'enthousiasme même de ce jeune cœur pouvaient sans danger devenir les mobiles nobles et élevés de ses pensées, tandis qu'en présence d'un enseignement sérieux et toujours très-long, il est certaines exagérations qu'il est sage d'éviter. La mère qui veut donner à sa fille ce qu'on nomme des talents d'agrément, doit se conformer d'abord aux dispositions naturelles qu'elle a reconnues , et ne pas imposer un art dont la mode et non l'aptitude de l'enfant aurait déterminé le choix. Cette première question, dont on se préoccupe assez peu, une fois résolue, j'ajouterai qu'à moins de rencontrer une de ces organisations exceptionnelles qui renversent tous les obstacles pour s'élancer d'un vol rapide dans la voie où leur génie les emporte, il est sage de proportionner l'étendue des études à la position à laquelle on paraît appelé.
�— m —
Est il prudent, par exemple, lorsque la question se trouve réduite comme elle l'est généralement aujourd'hui à l'étude du piano, d'imposer à celle qui doit être une humble mère de famille, l'obligation d'un travail assidu pendant huit à dix ans? Elle arrivera peut-être à l'habileté mécanique des doigts ; mais n'est-ce pas attacher une importance trop grande à une chose que l'on acquiert si lentement et qui se perd si vite ? Ne vaudrait-il pas mieux rester en des bornes plus restreintes, et imiter un peu plus nos grand'mères? Leur exécution était moins brillante, mais elles avaient souvent une connaissance plus complète de la langue musicale, et elles comprenaient aussi bien que nous les charmes de la mélodie. Un talent modeste aime à se concentrer au sein de la famille dont rien ne doit tendre à nous éloigner ; s'il ne mérite pas les applaudissements du monde, il ne les recherche pas ; il convient à cette candeur, à cette simplicité timide qui seront toujours les plus beaux .ornements de la jeune fdle. — Craignez surtout que la vanité ou la jalousie ne se glisse dans son cœur et n'en altère la bonté ; soyez attentive à ce que ces défauts ne grandis-
�— 232 — sent pas en proportion d'un talent si péniblement acquis. L'ambition maternelle doit savoir s'arrêter à de justes limites. La pensée que ces talents seront peut-être une ressource contre les revers de la fortune , ne doit pas entraîner dans une voie qui peut avoir ses périls. Pour conjurer un malheur qui n'existe pas encore, est-il prudent d'employer des moyens qui ne sont pas sans danger ? Laissez les artistes briller des dons qu'ils ont reçus de Dieu ; leur travail est fécond parce que le génie en alimente la source. — Voyez d'ailleurs combien sont rares ces êtres privilégiés. Ayez donc pour l'enfant que n'a point frappée la divine lumière, de moins hautes prétentions; ne l'entraînez pas loin du but de sa vie ; le ménage, les enfants laissent si peu de temps ! — Les jeunes femmes qui veulent être vraiment mères délaissent bien vite le piano pour se livrer à leurs nouveaux et si charmants devoirs. Les doigts laborieusement occupés pour le cher petit n'ont plus le temps de chercher l'harmonie sur des touches d'ivoire ; les plus beaux airs sont ceux qui, simples et naïfs, endorment le mieux les douleurs; qui plus tard,
�— 233 — égayent les danses et harmonisent les chants et les jeux des enfants. Que le sentiment de la musique se développe donc à l'aise, qu'il grandisse et se répande dans toutes les classes de la société ; les moins favorisées y trouvent une consolation et un plaisir. Mais ne faites pas une trop grande place dans l'éducation de vos filles, à une étude dont le résultat, souvent éphémère, peut devenir dangereux pour un grand nombre. J'aurai moins à dire sur le dessin et la peinture. Ces talenfs s'allient plus facilement à une vie simple et calme, et n'ont pas, comme la musique, besoin du monde ; la récompense du travail est dans le travail même et dans le résultat plus durable qui en est le fruit. La solitude ne pèse pas quand on a un crayon ou un pinceau à la main ; les heures s'écoulent vite, lorsque entraîné par quelque délicieuse inspiration on parvient à la reproduire avec grâce et vérité. — Tout, dans cet art charmant, nous semble être en harmonie avec l'éducation que nous désirons pour la jeune fille. — L'œuvre pouvant së juger sans l'artiste, l'éloge même ne blessera
�— -234 — pas sa modestie, et plus tard, devenue mère de famille, il lui sera permis encore de créer auprès du berceau de ses enfants, de gracieux tableaux dont ils jouiront un jour, parce qu'ils seront pour leur cœur des souvenirs qui se rattacheront aux plus belles, aux plus innocentes années de leur vie.
�CHAPITRE XXV.
lie ménage.
Et le gâteau doré, délices du festin , Paraît plus savoureux préparé par sa main.
DEUIXE.
En laissant à la jeune fille plus de loisirs qu'à son frère, en conseillant de prolonger pour elle les joies de l'enfance et de reculer le moment de l'appliquer à des études sérieuses, nous n'avions pas l'intention de la laisser inoccupée. Cette oisiveté apparente n'est donc pas à redouter ; elle aura le salu-
�— 236 — taire effet d'aider au développement physique que l'on ne saurait trop favoriser. Il ne faut jamais perdre de vue la destinée de la femme ici-bas; pour l'accomplir dans toute son étendue, les forces sont nécessaires à son corps comme les vertus à son âme. Trouvons donc des occupations qui, secondant la nature par un exercice indispensable, deviennent ainsi doublement utiles. — Ces occupations nous semblent tout indiquées et doivent, suivant nous, consister dans l'apprentissage des devoirs imposés à la bonne et vigilante ménagère. Us sont nombreux et augmentent d'importance selon la position. —Dans la classe moyenne, la nécessité en est impérieuse ; il faut, au besoin, savoir y faire un peu de tout, et ne serait-ce que pour commander mieux, il est à désirer que la jeune fille connaisse mille petits détails qui bien souvent sont une très-grosse affaire dans une condition modeste. Us offrent d'ailleurs mille attraits variés, lorsque le commencement de l'éducation a été bien dirigé. — L'adolescence doit être consacrée à l'initiation des devoirs qui seront imposés dans le reste de la vie. Nous avons vu comment la poupée avait montré
�— 237 — à la petite fille la lueur lointaine de maternité qui déjà est venue éclairer son cœur ; comment sa petite chambre lui avait fait deviner les joies de l'avenir ; nous désirons encore que, dans tous les jouets qu'elle a reçus de vous, la même pensée ait guidé votre choix. — Maintes fois alors elle aura su, à l'aide de ces petits ménages que l'on fait si charmants, préparer de véritables festins que vous n'aurez pas manqué de trouver délicieux ; il restera de ces joies un souvenir qui lui fera désirer d'exercer ses talents sur une scène plus vaste. Je vou^ drais donc la voir se mettre à l'œuvre, au risque de vous effrayer un peu à cause de ces petites mains blanches, pour lesquelles je me sens, comme vous, tant de faiblesse. Laissez-la faire elle-même les mets que plus tard elle devra ordonner; elle saura mieux en indiquer certaines délicatesses qui les rendront meilleurs, plus sains et plus nutritifs; n'est-ce pas elle qui sera chargée un jour de pourvoir aux besoins de tous ceux qui sont autour d'elle ? Leur bien-être, leur santé même lui seront confiés ; il faut qu'elle puisse, au besoin, apprêter les aliments du malade qu'elle chérit, avec cette recherche intelligente, si j'osais, je dirais cet amour qui
�— 238 —
les fera trouver plus savoureux et les rendra plus réparateurs. Je voudrais qu'elle sût faire aussi les mille petites friandises qui égayent le goûter des enfants ; elles seront mangées avec un plaisir égal à celui qu'on a eu à les faire. — Que ce gâteau est bon! les plus beaux fruits du verger n'ont pas été trop beaux pour aider à sa confection qui a été tout un problème à résoudre. — Puis, ne riez pas de ce que je vais vous dire : ces petits talents que vous enseignez à votre fille seront peut-être pour l'avenir, des moyens de séduction très-puissants parmi tous les petits moyens en usage pour plaire à son mari. Usera très-reconnaissant de ces petites gâteries conjugales préparées pour lui-seul. — J'ai toujours cru cela depuis que j'ai lu dans le conte de Peau d'Ane que le fils du roi voulait mourir s'il n'épousait pas la belle princesse qui, de ses blanches mains, pétrissait de si bonnes galettes. Par quoi fut-il séduit? par la galette ou par les blanches mains? Le conte ne le dit pas; mais il ajoute que la belle princesse et qu'ils furent heureux fit souvent des galettes, Le mari qui vous aime
pourrait bien ressembler quelque peu au Gis du roi.
�Ce que nous demandons, on le comprend, devra se modifier selon la position où le hasard place chacun. Ce qui est à peine nécessaire ici sera indispensable ailleurs. Se soumettre aux devoirs qui nous sont imposés, c'est avoir l'esprit de son état, et cet esprit-là est le plus enviable. — Inspirez-le à votre fille, qu'elle sache par vous que, loin de tenter de se soustraire aux occupations matérielles qui lui seront assignées, elle doit les accomplir avec zèle en enveloppant ce qu'elles ont de vulgaire dans cette délicatesse d'exécution, cette recherche attentive qui les relève et les fait accepter. — Les Allemandes pourraient en ceci nous donner des leçons : leur éducation est sagement dirigée vers ce qui est utile, sans oublier ce qui est agréable ; elles apprennent tour à tour les principes de la littérature et les secrets de la cuisine : souvent elles deviennent fort habiles en ces choses, sans que les unes nuisent aux autres. Ces blondes et belles filles permettent à leur imagination de s'égarer dans les rêveries d'un conte fantastique et restent très-positives dans les soins du ménage. Tous ces devoirs, d'ailleurs, n'ont-ils pas de charmants détails.—Les fleurs à disposer; les plus
�— 240 — communes même, mariées avec art, vont orner la maison La jeune fille saura en assortir les couleurs. Elle les aime tant, ces fleurs compagnes de son enfance ; si toute petite elle les effeuillait sans pitié, un peu plus tard avec amour, elle apprit à les faire éclore dans ce gracieux parterre, son petit domaine si riant et si bien ordonné.—Comme à peu de frais elle va tout embellir ! — Pour ces fruits, elle imaginera mille moyens afin d'en rehausser la beauté ou d'en cacher les défauts; elle charme les yeux afin qu'on soit indulgent sur le reste. C'est le talent de la femme de donner de l'attrait à tout ce qu'elle touche. — Si elle est économe et industrieuse, avec peu elle saura faire honneur au mari de ce qu'il gagne avec peine. C'est toujours, même ici, l'intelligence du cœur qui l'éclairé et la soutient. Voyez cette active ménagère , nulle fatigue ne lui coûte; elle n'a qu'un ou deux serviteurs, on lui en croirait dix. — Tout est si bien ordonné chez elle que les riches eux-mêmes seraient tentés d'envier le luxe modeste de sa médiocrité. Reprocherez-vous à cette chère petite femme qui crée tout ce bien-être, en égayant la maison,
�— 2-il — et qui vous fait riche par le cœur en vous rendant heureux, d'être jugée par ces femmes si dédaigneusement, je voulais dire si sottement supérieures, comme une bonne créature qui a mis tout son esprit dans son ménage, comme elle a mis tout son bonheur en vous? Permis à la femme d'agrandir ses connaissances, de comprendre Virgile et de le traduire, si tel est son plaisir, pourvu qu'avant tout elle sache recueillir et préparer les choses utiles aux siens, comme l'abeille, .chantée par le poëte, sait tirer de chaque fleur le suc qu'elle renferme, et discerner celui qui fait le miel le plus pur et le meilleur.
14
��CHAPITRE XXYI.
Savoir Noigner ceux qui souffrent.
. . . C'est trop peu de soulager les nôtres, l'étranger a ses droits sur un cœur généreux.
DELIUE.
Il ne suffit pas d'avoir indiqué à votre fille les moyens de rendre la vie plus facile et plus agréable à ceux qu'elle aime; de lui avoir montré comment son intelligence peut l'embellir jusque dans la médiocrité ; par quelles recherches de bon goût il est possible de m rendre élégante, il est encore
�— 214 — un devoir, dont vous devez lui apprendre l'importance en lui enseignant, par votre exemple, comment il faut s'en acquitter. Il est dans la destinée de ia femme d'être appelée à soigner sa famille et ceux qui vivent autour d'elle. — Puisqu'une triste expérience démontre qu'on peut se trouver aux prises avec les maladies et les accidents, il faut que votre fdle se rende habile à faire tout ce qui peut soulager la souffrance. Chère petite Sœur de Charité de la famille! commence, dirigée par ta mère, ce noviciat, de soins vigilants et tendres, si intimement lié à celui de la maternité. — Essaye ta douce et salutaire influence sur celui des tiens que le mal a frappé, assiste avec bonté ce serviteur malade et le malheureux qui souffre Apprends de ta mère les mots qu'il faut dire pour relever le courage abattu. Imite-la, pratique, à son exemple, le dévouement sans bornes, la patiente douceur, et tu sauras bientôt que c'est l'amour qu'on a dans le cœur qui soutient et multiplie les forces au delà du possible, lorsqu'il faut veiller pendant des jours, des mois, quelquefois même des années, au chevet d'un être bien-aimé.
�— 245 — Hélas ! il n'est que trop vrai, la maladie, les accidents peuvent atteindre ceux qu'on aime le plus ; il peut venir un moment où l'on entendra sortir d'une bouche chérie un douloureux appel. Alors, pour répondre à ce cri qui déchire son cœur, la femme a besoin, quelque dévouée qu'elle soit, d'être guidée par certaines connaissances pratiques. Je voudrais donc que parmi cette multiplicité de notions générales qui sont données aux jeunes fdles, on leur apprît, sous la forme la plus convenable, à connaître quelques-uns des secrets de l'organisme humain; qu'on leur enseignât quelques-uns des moyens les plus propres à le soulager lorsqu'il est souffrant. Je voudrais même, —ne vous en scandalisez pas, — qu'en l'absence de tout autre secours, elle fût capable de soutenir, par les procédés simples et ingénieux qu'indique la science, un membre brisé; au besoin, mettre un baume bienfaisant sur une blessure. J'entends déjà certains esprits se récrier, et dire que ces connaissances ne sont point du domaine de la femme, et ne lui sont nullement utiles, que c'est trop exiger, d'ailleurs, d'une jeune fille sen14.
�— 246 — sible et délicate : qu'il me soit permis de penser qu'ils se trompent. Je crois que pour venir en aide en un danger pressant, les femmes sont, en général, pleines de bonne volonté, mais que l'habitude leur manque; et si, parfois, le courage leur fait défaut, c'est par l'exercice du devoir qu'elles apprendront à surmonter l'effroi, le dégoût même, afin de conserver le calme, la liberté d'esprit nécessaires pour secourir le malade ou le blessé qui l'implore, et lui donner en même temps les consolations et les encouragements dont il a tant besoin. Mais la volonté la plus zélée, le courage même le plus spontané seraient impuissants, s'ils n'étaient accompagnés des connaissances qui seules peuvent les rendre efficaces. C'est pourquoi je déplore que les femmes ne sachent pas assez tout ce qui est indispensable au but que je leur indique ici et vers lequel leur cœur aspire. Au moyen âge, les dames châtelaines n'étaient inhabiles en rien de ce qui pouvait adoucir les souffrances ; elles avaient un secret pour chacune, et préparaient elles-mêmes les baumes merveilleux composés à l'aide de fleurs choisies par elles. — Les femmes rie notre époque ne perdraient rien de
�— 247 — leurs grâces, et n'en auraient pas moins de délicatesse clans l'esprit ni de tendresse dans le cœur si on les initiait davantage à cette douce science de
guérir que ne dédaignaient pas les dames d'au-
trefois. Pour mieux faire comprendre ma pensée, et pour qu'on ne m'accusât pas d'aller trop loin , je demanderais, qu'on renfermât les connaissances que je crois nécessaires dans le cercle de celles qu'on exige des Sœurs de Charité. Ces créatures angéliques ne sont ni moins pures ni moins chastes parce qu'elles savent panser une plaie, reconnaître les mouvements du cœur, surveiller avec intelligence l'accélération ou le ralentissement des battements d'une artère. Femmes sublimes, qui ne prenez de la vie que la douleur et les angoisses, sans en désirer les joies, votre dévouemeat égale presque celui de la mère! Vous nous demandez le secret de la tendresse maternelle ; apprenez - nous en échange à imiter votre adresse intelligente; mettez-nous au niveau de votre science comme vous voulez être au niveau de notre amour. Est-ce trop demander? Est ce dépasser la limite
�— 248 — du possible que de vouloir faire de votre fille
rion-seulemeut une femme dévouée dont les forces
n'ont d'autres bornes que son amour, mais encore la femme qui soutient et rassure, en qui on espère au moment du danger?
�CHAPITRE XXVII.
lia toilette.
Les véritables grâces suivent la nature et ne la gênent jamais.
_ FÉNELON.
La mère attentive surveille, avec une sollicitude égale, l'âme, l'esprit et le corps. Cet harmonieux ensemble de soins est nécessaire, avons-nous dit, pour compléter son œuvre. — Ce ne serait pas, en effet, assez pour la jeune fille de posséder les précieuses qualités que donnent un cœur dévoué et
�une intelligence développée, si tout, dans sa personne et jusque dans ses vêlements, n'était disposé avec une attention qui semble être l'image du doux accord de ses sentiments. Dans quelque position qu'on se trouve, c'est un devoir de s'habituer dès l'enfance aux soins extérieurs de sa personne. Ce respect de soi-même est nécessaire, pour commencer à avoir droit au respect de chacun. Cependant à côté de ce devoir, et bien près de lui, se rencontre un danger contre lequel la sagesse maternelle doit se tenir en garde ; il faut qu'elle s'arrête dans de sages limites, afin que la jeune fille apprenne elle-même à ne pas les dépasser. Mais la tentation est douce : on veut embellir ce qu'on aime, en rehausser les charmes naturels,à l'aide d'ajustements gracieux. — Plaire aux yeux, d'ailleurs, c'est faire le premier pas dans le chemin du cœur, et l'on voudrait que sa fille fût aimée de tous; elle est bonne, spirituelle, est-ce un motif pour négliger ses autres avantages? Les fleurs nous ravissent avant de nous avoir révélé leur parfum ; si quelques-unes sont aimées
�1 sans être belles, c'est qu'elles ont été doublement
I dotées de ces émanations suaves qui les font deIviner sans le secours des yeux. — Les femmes {dont l'âme seule nous attire, ne seront jamais que I de rares et heureuses exceptions. Loin de désapprouver la mère qui enseigne à sa fdle le secret d'une mise élégante et soignée, nous lui ferons une obligation de diriger et d'éclaiIrer son goût. Sans doute cela n'est pas aussi esI sentiel que le reste, et nous avons à dessein attendu jusqu'à ce moment pour en parler, voulant d'abord achever de dire tout ce qui touche aux perfectionnements de l'âme et de l'intelligence. — Nous avons cherché à établir ce qui était indispensable , pour dire ensuite ce que nous pensions sur lia toilette qui n'est qu'un accessoire, dont nous «cherchons à démontrer l'utilité, en signalant les excès qu'on doit éviter.
là toilette ne doit être autre chose que le cadre
[élégant et simple dont l'artiste se plaît à entourer fia toile où il a déposé l'empreinte de son génie : il'œuvre a été étudiée, perfectionnée, les qualités |solides en sont évidentes, un coloris vrai les rend Jplus saillantes encore ; cependant il manque quel-
�— 252 — que chose pour faire valoir le tableau: c'est le cadre dont l'artiste va l'entourer. — Là encore, il fera preuve de tact et de goût, s'il cherche à harmoniser cet ornement avec l'objet principal, de manière à l'embellir sans le faire oublier. Mais si l'œuvre manque des qualités essentielles, si elle est commune et imparfaite, rien ne saurait y remédier, — Que la mère se persuade donc qu'elle doit avant tout cultiver l'esprit, agrandir les facultés du cœur de sa fille, et qu'elle sache bien que, si ces qualités indispensables manquaient, elle ne pourrait y suppléer par les charmes de la parure. Appeler le luxe à son secours serait encore un autre écueil où bien des femmes viennent échouer; mais être élégante, en restant simple, est un problème qu'on doit et qu'on peut essayer de résoudre dans toutes les positions; rien n'y aidera plus, dans une condition modeste, que cette adresse et cette habileté que nous désirions pour la jeune fille, et qui vont trouver ici leur application la plus utile et la plus gracieuse. Par elles, les enfants peuvent être si bien et à si peu de frais ! C'est la paix du ménage, c'est le moyen d'être toujours charmante sans dépenser beaucoup. Persuadez à
�vos filles que tout cela importe au bonheur dans ce siècle, où le luxe de la parure occupe tant de place, où le mari se plaint, souvent avec raison, de ne pouvoir y satisfaire. — Tâchez surtout de leur faire bien comprendre que ce n'est pas à force d'argent qu'on est élégante, et que la mise la plus modeste, lorsqu'elle est harmonieusement assortie, décèle, aussi bien que la plus riche toilette, tout le charme de la distinction qui tient souvent aussi à la personne même : —Elle embellit ce qu'elle porte est l'expression familière de cette pensée, que ce n'est pas le vêtement seul, mais aussi la manière de le porter qui donne droit à ce succès bien légitimement enviable de passer pour une femme comme il faut, qui, tout en se conformant à la mode, ne l'exagère ni la devance jamais. Sans vouloir assigner comme autrefois certains vêtements et certaites étoffes à chaque condition, je crois cependant qu'il ne serait pas inutile que les femmes sussent en cela se tracer des limites à elles-mêmes. Combien de tourments ne s'éviteraientelles pas? Combien de chagrins, de remords peutêtre n'embarrasseraient pas leur vie, si elles voulaient reconnaître qu'une dépense n'est plus permise,
15
�— 254 — alors qu'elle impose un sacrifice trop lourd à la famille. —Cette robe, cette parure, cause souvent d'un orage conjugal, dont, je l'espère, votre cœur aura gardé le souvenir, ne vous faudra-t-il pas les porter bien longtemps? Elles ont coûté si cher! La coquetterie, à défaut de la sagesse, aurait dû vous conseiller de les choisir plus simples, afin de pouvoir les renouveler plus souvent. Qu'il en soit de même pour les objets dont vous vous servez journellement. Choisissez-les en rapport avec votre fortune, afin que vous ne gémissiez pas sur leur perte comme sur un véritable malheur. Le charme du confortable ne réside que dans l'harmonie. Rien n'est plus pénible, à mon gré, que ces intérieurs où tout manque et d'où la femme s'échappe presque furtivement avec une toilette que réclamerait le salon d'une duchesse. Tout cela est si gros, si large, si bouffant, que c'est à peine si elle peut se retourner dans cette petite chambre qui se rétrécit chaque jour. Ne nous étonnons pas que le mari y entre moins ; à peine y trouve-t-il une place ; plus. Que vos grâces personnelles l'y retiennent; que, encore un peu, et il n'y viendra
�— 255 — vous suivant d'un œil attendri, quand il vous voit préparer de vos mains les élégantes et modestes parures dont vous êtes si heureuse d'embellir votre fille et vous-même, il se dise que vous êtes toutes deux plus charmantes dans votre simplicité que ces femmes qui étalent un luxe acheté trop souvent , au prix de leur bonheur et du bien-être de la famille.
��CHAPITRE XXVIII.
lie départ.
Sur mon cœur en partant Tiens encor te poser, Donne-moi tes adieux et ton dernier baiser. A.
DE
MnssïT.
Jeune fille, où vas-tu? Je vais prier pour qu'il me soit donné de comprendre les saintes lois du devoir et de la famille ; je vais prier pour ma mère qui, depuis ma naissance, m'a réchauffée sur son cœur et m'a enseigné la vertu ; pour mon père qui m'a nourrie avec honneur du fruit de son travail.
�— 2S8 — Que tes prières soient bénies, jeune fille 1.... mais prie encore pour ceux qui souffrent et qui aiment, car ceux-là se réjouissent de ton bonheur, et n'oublie pas de prier aussi pour les méchants, afin qu'ils te pardonnent d'être heureuse; demande surtout la force qui soutient, la charité qui console. Et nous aussi, jeune fille, nous prierons pour que Dieu bénisse ton union, pour qu'il t'envoie un enfant, ange bien-aimé, qui t'aidera à supporter les douleurs de la vie. Mais pourquoi quitter sitôt la maison paternelle? pourquoi déjà cette blanche couronne? Dix-huit printemps à peine ont passé sur ton front; jeune fille, où vas-tu? , Tu n'as point achevé d'être belle ; attends encore un peu ; il faut un chaud rayon pour dorer ta beauté, comme il faut le soleil pour mûrir les épis. — Mais déjà tu t'éloignes et tu m'entends à peine ; prête à franchir le seuil, tu devrais t'arrêter... Ah! j'en étais bien sûre, tu hésites; tu jettes un long regard sur cet asile où tout dit le bonheur, où tout fut espérance ; laisse aller ta pensée vers ce charmant passé ; laisse-la retourner
�- 259 — en arrière, avant de quitter cet asile bien-aimé; — tes joies d'enfant, tes souvenirs sont renfermés ici, ils vont tous à ton cœur ; là, tu grandis heureuse ; là, une main amie t'a toujours soutenue; là, ta mère a veillé pour que ton innocence fût toujours respectée ; son amour a sans cesse et sans relâche entouré ta jeunesse; toutes tes actions ont été sous sa garde, et ton sommeil lui-même était surveillé par son cœur. Je te le répète , jeune fille, où vas-tu ? pourquoi quitter ces lieux où tant d'amour te réchauffait, où ton père et ta mère, à l'envi l'un de l'autre, te prouvaient leur tendresse, où l'on vivait pour toi, où chacun t'apportait le bonheur, afin que ton enfance, et, plus tard, ta jeunesse n'eussent point à le chercher dans les hasards, dans les dangers du monde? Pour toi, tout fut facile ; à peine connais-tu les tourments de la vie, à peine as-tu compris ceux qu'on t'a révélés, Et cependant, tu pars, enfant, tu pars bien légère des soucis de la veille, inhabile à prévoir ceux du lendemain ; tu pars, et ta mère va rester ; tu ne sais pas encore ses tendresses inquiètes , tu ne pouvais comprendre des soins si
�— 260 — vigilants. Mais maintenant je veux t'initier à ses saintes alarmes, je peux te dire ce qu'elle a fait pour que rien n'effleurât la blancheur de ton front, pour qu'il te fût donné de quitter cette demeure, aussi pure qu'enfant tu laissas ton berceau, pour que pas un nuage, ne fût-il qu'une vapeur incertaine ou légère, ne troublât tes pensées ; et qu'il te fût possible de donner à celui qui t'attend, ton cœur en même temps que ta main. Pauvre mère, il est là ce mari Il vous trouve bien longues en vos derniers adieux ; — cachez-lui vos larmes ; — à toi il te faut du courage , ne trouble pas le bonheur de ta fille, laisse-lui toute sa force : sa tâche va commencer quand la tienne s'achève — Douce et noble tâche , si tu Tas remplie avec l'amour, avec l'intelligence que tu devais y mettre, si tu as tout fait pour assurer le présent et préparer l'avenir ! Laisse-la partir cette enfant bien-aimée ; qu'elle aille à son tour accomplir la mission que Dieu, dans un jour de clémence, daigna confier à la femme ; qu'elle aille courageuse et vigilante créer une famille; qu'elle aille répandre autour d'elle les joies de cet amour qui la fera et si forte et si faible à la fois, qui la rendra si brave
�— 261 —
dans la douleur, si craintive dans la joie.—Laissela partir, j'entends ce jeune homme réclamer cette enfant si pure; il a hâte de vivre sous sa douce influence pour connaître ces jours de calme et d'espoir qu'il avait rêvés au début de la vie.—Ah ! qu'elle parte, j'entends descendre du ciel des petites voix qui l'appellent et déjà murmurent à son oreille que des anges viendront la visiter. Pourquoi faut-il qu'à ce gracieux tableau se joigne dans ma pensée, celui des luttes et des peines de la vie, et pourquoi suis-je obligée de te demander, ô mère, si cette frêle enfant y est bien préparée ? Elle a marché jusqu'ici sur des fleurs dont tu avais eu soin d'enlever les épines ; celui à qui tu la donnes pourra-t-il, comme toi, les détourner sans cesse? Hélas! non, elles devront l'atteindre!... heureux si les blessures en sont toujours légères! Mais avertis-la qu'elles peuvent être parfois bien profondes, bien cruelles, et dis-lui que cependant son âme devra grandir autant que sa douleur. Combien n'ont pas trouvé dans la famille les préceptes qui pouvaient les guider, les sauver peut-être; combien, hélas! quittent, trop inhala.
�— 262 — biles aux combats de la vie, ce nid sans amoufoù la chaleur a manqué! Pauvres enfants, plus oubliés que le petit oiseau que l'instinct maternel fortifie et retient, parce qu'il ne peut encore braver les vents et les orages, vos mères imprévoyantes vous ont laissés trop tôt vous échapper, et ne vous ont pas dit que l'espace était immense et vos ailes trop faibles ; — elles ne vous ont pas avertis que pour franchir un abîme, il fallait et la foi et l'amour.
�CHAPITRE XXIX.
I*a vertu c'est le combat.
Vous ne la plaignez pas, vous, mères de famille Oui poussez les verroux aux portes de vos filles.
A. SE MUSSET.
Tu pars, jeune fille, tu pars heureuse et fière, tu te sens belle de ton bonheur, belle de tous ces amours cpui te suivent, belle surtout de cette candeur, qui rayonne dans ton être ; moi aussi, je m'incline devant toi, tu es bien la femme que l'on rêve, la vierge pure et charmante qu'on désire,
�pour son fils; oui, tu es tout cela, niais je te veux encore humble dans ta splendeur, modeste dans tes mérites. — Ne sais-tu pas que le lis qui a vécu à l'abri des orages ne saurait se comparer à celui qui, après y être resté exposé, peut relever noblement la tête, parce qu'il n'a perdu dans la lutte ni sa majesté ni son éclatante blancheur. Tu es l'innocence, jeune fille, mais tu n'es pas encore la vertu, car la vertu c'est l'épreuve, c'est le combat, et tu n'as pas combattu! La vertu ! Viens que je te la révèle, viens que je te la montre touchante et sublime; regarde, elle est là, dans le cœur de cette pauvre enfant qui, comme toi, a droit à la blanche couronne que vous portez toutes deux. Bien simple, bien timide est la sienne, bien chétives en sont les quelques fleurs, et pourtant comme elle est belle des larmes et de la lutte qu'il a fallu pour la conserver pure ! Ah ! je vais te dire ce qu'elle lui a coûté cette couronne; je vais t'apprendre combien elle a dû être brave, pour la défendre, et pour rester digne de la porter aujourd'hui. Tu ne le sais pas, — et qui aurait osé t'en in-
�striure? — Pendant que tu vivais cachée dans ton bonheur, pendant que des remparts de tendresse et d'amour t'isolaient du péril, pendant qu'à l'abri du foyer, sous l'œil de ta mère, ta jeunesse folâtre s'épanchait à toute heure, cette enfant n'avait pas de bonheur, pas de rempart pour la préserver, peut-être pas de foyer pour la recevoir, ou si elle en avait un, tu ne sais pas qu'elle fut contrainte de l'abandonner pour gagner le pain de chaque jour. Alors a commencé pour elle la rude tâche de la vie; en franchissant la porte, déjà il a fallu s'armer pour la défense ; à peine descendue dans la rue, où une surveillance inquiète te préservait sans cesse, la séduction lui est apparue sous toutes les formes. Ne respectant ni la jeunesse ni la douceur candide de cette enfant, elle lui a fait entendre de ces mots dont rien encore n'avait pu lui indiquer le sens ; mais il a bien fallu qu'elle les comprît enfin, tant on a mis de lâche persévérance à la faire rougir. — Ah ! que la honte retombe sur celui qui n'a pas craint d'essayer de la corrompre par cette première révélation du mal... On s'effrayait pour toi , à l'idée d'un signe qui
�— 266 — pouvait effleurer ta pudeur, pendant que sans pitié on glissait traîtreusement à son oreille de ces mots que l'on n'aurait osé faire entendre'tout haut... Mais elle tremble... elle fuit... elle restera pure... Elle a su résister à cette première épreuve qui lui a révélé le danger. Hélas ! ce n'est que le début de toutes les luttes qui l'attendent dans cette périlleuse journée qui commence et va ressembler à tant d'autres.
—
A
peine à son travail, de nouvelles obsessions vont la suivre ; des compagnes plus âgées sont là pour lui parler de plaisirs dangereux, pour lui offrir de les partager... Toutes essayent de l'entraîner, mais elle résiste... Restée seule, elle continue sa tâche, elle chasse ces idées, elle oublie ces plaisirs. Cependant la séduction veille encore, et se glisse sous le luxe des étoffes que la courageuse enfant embellit par son travail. Ce velours, ce satin qu'elle façonne de ses mains délicates, lui crient qu'il est une autre vie, qu'elle peut y prétendre, qu'elle est jeune, qu'elle est belle, cent fois plus belle que celle à qui ces choses sont destinées ; qu'il suffit d'un seul de ses regards pour évoquer
�— 267 — quelque enchanteur qui, d'un coup de baguette, transformerait ses modestes habits en splendides atours;.... mais elle résiste encore, le charme a
été impuissant, et l'enchanteur forcé de s'éloiIgner... Elle termine son œuvre, elle groupa des fleurs, elle achève une rose qui timidement lui dit :
[ « Essaye au moins de me poser sur ton front, que
I j'anime ta solitude,
que je double ta beauté par la
mienne, que je te fasse rêver à ce bonheur que tu
; as dédaigné, et entrevoir les joies de ce monde
que tu as méconnues. »
— a Ah! laisse-
moi, tu me trompes ; tu n'es que la fleur menteuse inventée parles hommes; la fleur de Dieu m'eût dit : nous naissons pour souffrir; vois, à peine détachée de ma tige, je m'incline, et déjà je languis ; tout ici-bas subit la douleur ; prie, travaille et esîpère, là est la force, là est la vérité. » — Alors son cœur vivant et ranimé n'a pas succombé; la jinisère est venue, elle l'a supportée; elle est restée presque morte , pauvre enfant, et de froid et de faim, quand le travail a manqué... Oui, voilà le combat ; oui, voilà la vertu. Faut-il te la montrer encore? Faut-il te dire
aussi les luttes de cette autre enfant qui, forcée
�— 268 — de subir la dure nécessité d'une position difficile, a été jetée seule au milieu du dangereux et trop séduisant entourage des gens de luxe et de loisir? Faut-il te dire les déchirements de ce cœur qui, dans cette enivrante atmosphère, s'est éveillé avant la raison? Veux-tu savoir les efforts de cette enfant pour résister à cet amour qui la conduirait à sa perte ? Cette fois ce ne sont plus seulement les plaisirs, les tentations du monde qui sont à redouter, c'est contre ellemême, contre ses larmes, contre son désespoir, qu'il lui faut trouver des forces;... mais son âme grandira dans la lutte : Dieu l'aidera! Elle brise sa vie, son rêve, son bonheur; elle fuit; elle pourra mourir de sa douleur, mais elle n'aura pas à rougir de sa honte de sa vertu. Et maintenant, jeune fille, que tu sais quelquesuns des combats de la vie, femme dans un instant, tu vas faire tes premiers pas dans ce monde dont ton innocence n'avait pas entrevu les abîmes, Ta mère t'a préservée, tu le vois maintenant ; elle a veillé sur toi, alors que tant d'autres luttaient Elle n'a pas succombé; elle aussi a trouvé la force du devoir dans la force
�— 209 — seules; remevcie-la, cette mère, qui t'a donné ces jours de paix, les plus beaux de la vie; remerciela et reste digne d'elle, digne de ce qu'elle a fait pour toi, sois cette femme qu'elle a rêvé que tu serais... Tu peux aussi un jour avoir de rudes épreuves ; tu peux, à ton tour, conquérir cette vertu, récompense de la femme qui a su résister. Quoi qu'il arrive, songe à ta mère, songe à ton passé pour rester toujours cette épouse fidèle, qui n'a jamais de secret pour le père de ses enfants. — Sois, à ton tour, cette mère qui garde religieusement l'honneur de son foyer, qui élève des citoyens dignes de la patrie, et dont la fille suivra les nobles traces.
��CHAPITRE XXX.
Qu'ag-tu fait de ta fille t
Savez-vous ce que c'est qu'un cœur de jeune fille, Ce qu'il faut pour briser ce fragile roseau - Qui ploie et qui succombe au plus léger fardeau ?
A. DE MUSSET,
Heureuse la jeune fille qui peut ainsi emporter dans son cœur le souvenir des vertus de sa mère ; heureuse surtout la mère qui peut se dire : «Soyez béni, mon Dieu, vous m'avez permis d'achever mon œuvre ; la réalité a dépassé mes espérances ! »
�Satisfaction ineffable du devoir accompli, pourquoi n'est-il pas donné à toutes les mères de te ressentir? Pourquoi, en partageant le bonheur des unes, faut-il mêler nos larmes à celles de quelques autres ? Pourquoi, enfin, ne pouvons-nous que plaindre , sans essayer de la consoler, cette mère imprévoyante qui, dédaignant la bonne part, a, dès le début de sa vie, abandonné par indifférence ou peut-'être pour des plaisirs frivoles, le poste qu'elle n'a pas eu le courage de reprendre plus tard ? Pauvre femme ! dans le tourbillon qui emportait son cœur loin des affections de la famille, elle ne songeait pas à cet avenir sans espoir qui ne lui gardait que des regrets! Puissent ces enfants, livrés à tous les hasarda d'une surveillance étrangère, ne jamais commettre de ces fautes qui ne trouvent d'excuse que dans l'insouciant oubli où leur mère les a laissés, oubli que le père lui-même aura bientôt imité! Puissent ces parents n'apprendre jamais qu'il est quelque chose de plus cruel que la mort de son enfant, c'est de la savoir coupable, et coupable peut-être parce qu'on a négligé de fortifier son âme, parce qu'on n'a pas même essayé de
�—■ 273 —
; combattre les funestes influences auxquelles elle la cédé! Et cependant, c'est peu à peu, c'est lentement que le mal parvient à corrompre l'innojcence;il eût été facile d'en suivre les progrès; — si l'on n'a rien vu , c'est qu'on ne cherchait pas là lire dans cette âme troublée, et que les yeux qui auraient dû veiller sur elle s'en étaient détournés pour suivre une autre direction et atteindre un I autre but. Privée de cette surveillance tendre et inquiète, ! qu'aucune autre ne peut égaler, la jeune fille ne I devient-elle pas trop souvent cette pauvre enfant Idont le cœur est déjà blasé par les égarements ■ d'une imagination mal dirigée? Appelant de ses I vœux la réalisation des rêveries dangereuses où
I elle a entrevu son avenir de femme, elle aspire au f jour du départ qui est pour elle celui de la liberté ;
i elle voudrait hâter le moment où elle quittera cette 'maison,... triste maison!... triste foyer qui ont si | mal abrité son innocence et si mal réchauffé son cœur, où elle n'a reçu ni les leçons, ni trouvé les ! exemples de la sagesse. Pour la préserver, on a cru qu'il suffisait de l'y retenir sévèrement gardée, [ et l'on négligeait de développer en même temps
�— 27-4
—
cette force intérieure qui rayonne au dehors, conjure le mal, préserve la vertu et l'empêche de tomber quand elle n'a plus d'autre défense qu'ellemême. Croyez-le, pauvre mère, votre présence assidue eût été nécessaire à cette enfant. Votre voix, votre cœur lui ont manqué ; vous n'avez acquis ni par l'habitude, ni par l'amour, ni par l'exemple, le droit de la diriger. Si elle méconnaît le but de sa vie, c'est que vous avez méconnu le but de la vôtre; si elle manque de tendresse, de dévouement, c'est que vous ne l'avez pas aimée. —Pourrez-vous lui dire qu'il faut résister aux séductions du monde alors que vous n'y aurez pas résisté, alors que la flétrissure de votre vie rejaillit jusqu'à elle, et que votre conscience vous dit enfin que le déshonneur d'une mère pèse lourdement sur la destinée de sa fille ; — qu'il isole celle-ci, la sépare de ce qui est honnête et l'enchaîne fatalement dans un cercle qu'elle parvient rarement à franchir? — On ne la choisit pas pour amie, on redoute de la prendre pour femme. Deux existences qui auraient dû se confondre
à
force d'être unies dans la double pensée du de-
�— 275 — voir, deux existences, dont l'une aurait dû être le reflet des vertus de l'autre, se sont séparées, et, pendant que la mère s'efforce vainement de cacher un passé dont le souvenir l'assiège, la fille dissimule mal les frivoles préoccupations qui la suivent Heureux! si déjà elle n'a pas compromis le bonheur de l'avenir, en donnant follement son cœur Et quand, pour obéir à ce sentiment irréfléchi, il faut consentir à une union qui n'offre aucune garantie, la mère entrevoit les dangers, elle reconnaît, mais trop tard, qu'elle n'a rien fait pour préserver sa fille ; tandis que celle-ci, dans la joie d'échapper à une surveillance gênante, n'a pas même un regret en donnant à sa mère le baiser d'adieu Malheureuse mère! puisse-t-elle ne jamais savoir qu'il est une honte plus cruelle que sa propre honte, une rougeur dont le front conserve éternellement la trace, parce que celui de la fille en est resté flétri. — On peut, à force de vertu, effacer sa faute : mais on reste accablé sous celle de son enfant. Et toi, pauvre enfant, quelle que soit la pensée qui t'entraîne, la destinée qui t'attend , quoi que
�— 276 —
tu fasses, nous l'avons dit, tu auras une excuse;.,, ta mère t'a oubliée!... Si tu succombes, elle t'a donné le droit de lui faire ce reproche arraché au désespoir : « Ma mère, pourquoi n'avez-vous pas entouré, dirigé ma jeunesse, pourquoi m'avezvous abandonnée?» Qu'elle tremble alors, cette mère, qu'elle tremble, Dieu fera bientôt retentir dans son cœur cette terrible parole : « Qu'as-tu fait de ta fdle ?... » Elle ne pourra pas même répondre : « Seigneur, vous ne me l'aviez pas confiée. » Prions pour que d'aussi funestes exceptions deviennent de plus en plus rares, et que chaque mère , en s'endormant du dernier sommeil, ait la consolation de dire : « Mon Dieu, je vous rends grâces, vous avez béni mes efforts, vous m'avez permis de conserver pure la fille que vous m'avez donnée, et d'en faire une honnête femme pour la terre peut-être, hélas! si telle est votre volonté, un ange pour le ciel. »
�CHAPITRE XXXI.
J'ai fait bien peu tout en aimant beaucoup.
Et Jésus ayant appelé ses disciples, il leur dit : En vérité, je vous dis que cette pauvre veuve a plus donné que tous les autres, car tous y ont mis de leur superflu ; mais celle-ci y a mis de son indigence, tout ce qu'elle avait, toute sa subsistance. Saint
MARC,
ch.
VHI,
v.
43
et
44.
C'est avec des teintes bien affaiblies, que nous avons reproduit les joies de ces heureuses mères qui, dans une position élevée, ou dans une condition plus modeste, consacrent leur vie à élever eurs enfants. Nous avons bien des fois répété u'elles arrivaient ainsi au seul bonheur possible,
16
�par cela même que ce bonheur est l'expression et la récompense du devoir accompli. En suivant cette route, dont nous avons décrit quelques-uns des gracieux aspects, il nous a été doux de nous arrêter pour saisir les trop rapides instants où l'enfant se développe au milieu des prodigalités d'une tendresse infinie. Dans ces conditions favorisées, la mère a pu donner à ses enfants tout ce qui était nécessaire à leur développement physique, intellectuel et moral, en même temps qu'elle a été assez heureuse pour leur accorder toutes les superfluités proportionnées à sa position. A peine ces riens charmants imposaient-ils parfois la privation de frivoles jouissances bientôt dépassées par la joie de ceux auxquels on faisait ces légers sacrifices. L'inégalité de la fortune entraîne nécessairement une différence dans les difficultés à surmonter pour accomplir la tâche imposée aux parents, Si le but est le même, tous ne l'atteignent pas par des efforts égaux. Douce et fleurie, pour les uns, la route est dure et douloureuse pour les autres, Comment donc, alors que tous sont arrivés au même point, que tous ont rempli dignement leur
�mission, ne pas reconnaître que le mérite est en proportion des difficultés surmontées et non du résultat obtenu? Jamais il ne sera permis, à une mère entourée de bien-être, fût-elle la plus tendre, de penser qu'elle a fait autant pour ses enfants que celle qui a nourri les siens du fruit de son travail. Ainsi, vous toutes qui n'avez à mettre dans la balance que l'accomplissement des devoirs faciles, y joindriez-vous les soucis, les inquiétudes, les douleurs que la tendresse la plus développée a pu vous apporter, vous resteriez, par le fait de votre condition, au-dessous des mères qui, dans un rude labeur, trouvent à peine le pain de leurs enfants, et qui joignent à cette dure nécessité, les mêmes inquiétudes, les mêmes douleurs qui vous accablent... Sublime dévouement, mais aussi précieuse bénédiction, nourrir ceux qu'on aime du meilleur de sa vie!... de son travail. Pauvre! que vous êtes riche avec un tel témoignage dans le cœur, et que vous serez riche surtout quand vous paraîtrez devant le Souverain Juge avec votre trésor de privations et de misères ! Ne vous enorgueillissez donc pas trop d'avoir accompli votre tâche ; au milieu des douceurs de
y
�— 280 — la vie, ne parlez pas trop de vos fatigues ni de vos sacrifices pour élever vos enfants. Vos sacrifices n'ont consisté que dans le renoncement à la satisfaction de besoins factices ou de plaisirs incomplets et souvent dangereux ; vos fatigues ! n'avez-vous pas eu autour de vous des serviteurs qui vous ont aidées et bien souvent remplacées ? Eussiez-vous dépassé la somme ordinaire des devoirs, eussiez-vous veillé avec une sollicitude constante, eussiez-vous vécu à l'écart, pendant des années entières, pour élever vos enfants, il y aura à côté de vous ces mères qui ont fait tout cela, et ont en même temps travaillé pour faire vivre les leurs. 11 y aura cette pauvre femme que je vois assise, douloureusement émue, près du lit de son enfant malade ; elle abrège à regret les soins qu'elle lui prodigue avec une ardeur inquiète; elle ne peut satisfaire à toutes les exigences que son amour lui suggère ; il faut que de nouveau elle reprenne et achèvele travail nécessaireet souvent interrompu... Ce n'est plus pour gagner le pain qui va manquer qu'elle se hâte avec cette précipitation fébrile, c'est pour se procurer ce qui peut rendre la vie à son enfant... Elle est seule... elle n'a plus ce mari
�qui rapportait au logis le prix de la journée, et qui aurait, dans cette phase cruelle d'une vie de privations, partagé ses veilles et ses angoisses. — Comprenez-vous ce qu'elle souffre, cette mère de douleur et de dévouement? Comprenez-vous maintenant l'impatience qui la dévore?... Arrivera-t-elle à temps?... Le soulagement indiqué ne viendra-t-il pas trop tard?... Trop tard!... Comprenez-vous combien ce mot qui, comme un glas funèbre retentit à son cœur, renferme de noirs pressentiments?... — Voyez-la comprimer ses larmes, étouffer ses sanglots... elle n'a pas le temps de pleurer !... Vous, madame, au milieu de vos inquiétudes, vous avez encore des consolations... Vous aussi, vous soignez votre enfant malade, mais vous pouvez lui consacrer tous vos instants... Vous souffrez beaucoup, je le sais, mais autour de vous chacun est là pour vous donner du courage... et elle est seule!... Un mot , un désir, et rien ne vous manque... Vous pouvez appeler à vous toutes les ressources de la science... et elle est obligée d'en être avare. — Pauvre femme ! si elle apprend que votre enfant a été sauvé par quelque moyen que ses faibles ressources ne lui permettent pas d'em1C.
�— 282 —
ployer, quelles seront ses tortures?... Elle pourrait se soumettre à la volonté de Dieu, mais elle se révolte contre cette entrave matérielle, le manque d'argent, seul obstacle, elle le pense, à la guérison de son enfant... Ah! quelles que soient vos douleurs, quel que soit votre martyre, soyez-en sûre, elle souffre plus que vous, sa douleur est plus amère, son martyre plus horrible. Mais le courage ne l'abandonne pas : plus sa mission est lourde, plus son amour redouble de forces ; elle accumule ses efforts, elle voit dans ses mains la vie de ce qu'elle aime, et ses doigts accomplissent des prodiges. L'ouvrage s'achève.,, le secours viendra... l'enfant sera sauvé!... Peut-être, madame, que cet ouvrage, terminé au milieu des plus pénibles pensées, vous rendra belle dans ces fêtes qui vous attendent. Respectez cet ornement; que le sentiment qui l'a créé monte à votre cœur et vous dise que, malgré les ombres qui ternissent parfois l'éclat de votre bonheur, votre part est encore meilleure que celle du plus grand nombre. Mères favorisées de la fortune, laissez passer avant vous toutes celles qu'elle traite avec rigueur; car il leur a été donné de faire plus, cent
�— 283 — fois plus que vous. Inclinez-vous devant ce mérite qui a dépassé le vôtre ; inclinez-vous souvent, car beaucoup ont droit à votre respect ; n'est-ce pas, en effet, l'humble condition du travail, sinon de la misère, qui est le sort commun ? Les heureux de la terre ne sont-ils pas des exceptions? Dieu a sans doute voulu donner à l'amour maternel, au milieu de la souffrance, un moyen de se développer davantage, et de mériter la sublime récompense d'un devoir difficile accompli avec courage.
Si j'ai reproduit ici de tristes pensées, si j'ai retracé de pénibles tableaux, ce n'était pas pour provoquer vos larmes, ce n'était pas même afin de vous inspirer un sentiment de charité pour ces pauvres déshéritées des biens de la terre ; car toutes, je veux le croire, jeunes et heureuses mères, vous êtes bonnes, vous pensez à celles qui souffrent, et vous avez, bien des fois, compati à leurs peines. Si j'ai voulu faire naître cette émotion ; c'était pour que , regardant en arrière et
�— 2S4 — comparant votre tâche à celle de tant d'autres, vous vous disiez, en présence de ces dévouements sans nom, tant ils sont immenses : « J'ai fait bien peu, tout en aimant beaucoup?.... Peut-être aurais-je pu faire1 davantage. » C'était encore pour provoquer le réveil du sentiment maternel, endormi au fond du cœur de ces belles oisives qui trouvent bien lourd et bien difficile d'utiliser leur vie à élever leurs enfants ; c'était enfin pour qu'elles devinssent non pas les égales, mais les émules de ces pauvres et dignes mères qui accomplissent courageusement leur mission. Et cependant Dieu a voulu unir les mères entre elles par un lien commun, par une angoisse terrible que toutes supportent avec le même courage, par une joie que toutes ressentent avec le même amour. Toutes ne font-elles pas le sacrifice de leur vie avec la même abnégation, dans ce moment où, donnant le jour à leur enfant, elles croient mourir avec le cri que leur arrache la suprême douleur, et toutes ne se senéent-elles pas renaître dans une ivresse ineffable à ce premier cri qui répond au leur.—Je me trompe! pour beaucoup il est encore une autre épreuve qui les unit, un autre sacrifice
�— 283 dont leur cœur est à jamais brisé, un autre instant où elles sont encore sœurs, et où elles peuvent se tendre la main C'est, hélas ! lorsque l'enfant a quitté son berceau pour retourner au ciel.
�i
�CHAPITRE XXXII.
Ils reviendront.
Elle est seule dans la maison déserte, quand le père est absent, plus libre elle pleure à chaque cbambré.
MICHELET.
Le sacrifice,.... tel est le mot sublime, le grand mystère de la maternité. Le sacrifice illimité, demande mères, amour. \oilà ce que Dieu
à toutes les femmes en les rendant voilà ce qui les initie, les consacre et l'étendue de leur
et leur révèle la force
�— 288 — Désormais leur destinée est tracée, la tâche, commencée par une douloureuse épreuve, se continue et s'achève dans une suite de sacrifices, et l'enfant qui déchire le sein de sa mère tout en le faisant tressaillir d'allégresse, déchire bien souvent aussi son cœur tout en lui donnant des joies ineffables. Oui ! bien souvent, il y a eu des larmes dans ce cœur, bien des fois la mère aura tremblé pour cet enfant ; puis un jour, après tant de soins et de tendresse, quand il sera près de devenir un homme, il faudra qu'il s'éloigne... Bien loin peutêtre!... Il faudra, cruel sacrifice où l'amour s'immole, mais grandit et triomphe, que cette mère dise à son fils: «Va, c'était trop peu d'être heureuse de ta vie, c'était trop peu de me sentir aimée, il faut encore que je sois fière de toi, — va où le sort t'appelle.... aime tes frères , soumets-toi comme eux aux sévères devoirs de la vie. Aime tou pays, apprends à le servir.... La patrie c'est encore une mère, mon fils ! Obéis à sa voix... Quittemoi en emportant mon cœur. Va_, que Dieu te garde et te ramène
�Pauvre femme, elle voudrait être forte contre elle-même, brave contre sa tendresse;... mais les larmes ont chassé le sourire... sa fille est partie! « Pourquoi sitôt je ne le voulais pas ; il eût été si bon de s'aimer, de vivre ainsi réunis tous ; c'est ta faute, ce gendre , ne pouvait-il attendre?... Qu'a-t il fait pour que nous lui ayons abandonné si vite notre trésor-. Pourvu qu'il l'aime bien, mon Dieu !.. On l'aimait tant ici?.. — Qu'elle était triste en nous quittant !.. mais pas autant que nous, j'en suis sûre... Les enfants... ce sont des ingrats ! — on leur donne tout : ici son cœur, là sa vie , et que nous donnent-ils en échange ?.... «Gomme le chagrin me rend ingrate, à mon tour ! N'est-ce pas par elle que notre passé a été si heureux? N'est-ce pas elle qui, de l'un de ses regards, illuminait ma vie ? Ces heures si utilement dépensées avec elle, comment les employer? — Que faire, maintenant? — Ah! je comprends que les mères s'ennuient quand les enfants sont loin : — Je ne le savais pas jours là. » Pauvre femme!.... elle n'avait jamais assez de temps pour aimer, la voilà qui s'ennuie. — Elle elle était tou-
�— 289 — Et pour sa fille aussi, nous l'avons vu, l'heure de la séparation, l'heure du sacrifice est arrivée ; l'enfant est une femme, elle a dit à sa mère un tendre et long adieu, elle a emporté la joie de la famille dans un dernier baiser. Triste séparation, plus triste lendemain. La maison est déserte, la vie en est partie, —• le matin est sans joie, et le soir... Ah ! ne parlons pas du soir... la place est restée vide, et bien vide est le cœur. «Quoi! déjà dix-huit ans, ami, le comprendstu ? Le temps a passé comme un songe, la tâche a été trop vite achevée; que n'avons-nous pu la continuer encore et rester dans ce pays enchanté, dont peut-être je ne t'ai pas assez révélé les délices. — Que de fleurs oubliées ! la moisson serait encore si belle ! — Pourquoi le bonheur dont on garde le souvenir, ne suffit-il pas pour consoler? — Pourquoi pleurer puisqu'elle est heureuse? — Pourquoi pleurer, ami, puisque tu es toujours là pour m'aimer?»
17
�est arrivée à cet âge où la vie est déjà plus sévère. — Ce n'est plus la charmante femme'd'autrefois : sa fille est mariée, — 11 faudra tout à l'heure se poser en grand'mère. ,
C'est ainsi que toujours trop rapide fuit le temps consacré aux soins de la maternité. Ce temps on le regrette alors qu'il est passé, et cependant, comme parfois on aurait voulu hâter sa marche ; combien peu pensiez-vous, ô mères ! aux charmes qu'il vous enlevait c'était pour ajouter mille grâces à celles de vos enfants ! Ah ! pour les voir entrer dans le printemps de leur vie, que vous importait de vieillir?.... Us ont rempli votre passé, ces enfants : vous leur donnez le présent, et vous allez encore leur sacrifier l'avenir charmant ou cruel. Cet avenir, c'est sur eux qu'il repose, ils le font ou
�L'enfant vit et voici le bonheur; il grandit, et, par ce seul rameau, la famille va s'étendre et se multiplier; ils étaient trois, le père, la mère et lui, bientôt ils seront davantage. Après la vierge blonde arrive la jeune femme ; puis vient la jeune mère. Pendant ces transformations adorables, les cheveux de l'aïeule vont, sans doute, blanchir, sa taille se courber, ses membres s'affaiblir et de vie dre ; Mais voici son petit-fils plein de force Dieu me donne, dit-elle, plus qu'il n'est-ce donc pas assez ?
ne m'a repris, je puis encore et le voir et l'entenRenaître ainsi l'un de l'autre, ce n'est pas mourir !
Oui ! te voir et t'entendre, enfant ! voilà d'où vient toute joie ici-bas. — Petit, dans ton berceau, ta mère, à deux genoux, se prosterne pour te contempler mieux ; plus tard, elle voudrait se grandir pour être à ta hauteur, lire encore dans
�— 293 — tes yeux, y surprendre une pensée , y deviner un désir. Tu pars et le bonheur est parti avec toi.
Quelle femme ne l'a pas éprouvé ce découragement qui suit les premiers instants du départ de la fille bien-aimée ?.... Mais celle-ci reviendra, elle n'a pas oublié les joies de son enfance : ses plus chers souvenirs la ramèneront près de sa mère ; ne faudra-t-il pas aussi qu'elle lui dise son bonheur? Puis, dans les mauvais jours, inquiète et tremblante pour ceux qu'elle aime, elle lui demandera de la rassurer, de la consoler comme autrefois. Ne se rappelle-t-elle pas encore cette chaleur qu'elle trouvait sous l'aile maternelle où elle est venue se réfugier tant de fois ? — Le passé, vous le voyez, garantit l'avenir. Des soins si assidus ont porté fruit. Toutes les femmes ne l'ont pas méritée et ne l'obtiennent pas cette part de joie qui vous reste ;
�— 294 celles qui n'ont pas semé avec abandon et amour, ne recueilleront pas cette tendresse qui soutient clans cette seconde partie de la vie où on a tant besoin d'être aimé. Heureuse mère ! sèche tes larmes, tu seras consolée. Dieu a béni tes efforts, il a préservé ta fille, et, si trop tôt elle est partie , souvent elle reviendra. . . .... .... . •. ' ''>". ; ■.
�CHAPITRE XXXIII.
Il survit à la mort.
Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes Le soir quand tout se tait', Comme si, dans sa nuit, rouvrant ses yeui célestes Cet auge m'écoutait. V. Hrao,
Pourquoi tant d'autres, hélas ! nous ont-ils quittés pour toujours ? Moins de soins et d'amour retenaient-ils ces enfants près de nous?—Pourquoi sitôt se sont-ils élancés vers les cieux ? Ont-ils donc trop souvent contemplé l'infini? Ont-ils entrevu clans leurs rêves un reflet du lumineux séjour
�vers lequel l'homme n'aspire qu'après avoir vainement cherché le repos ici-bas? — Pourquoi, mon Dieu, dans ces décrets terribles, où vous ne nous laissez pas même entrevoir le but de votre volonté, avez-vous décidé cette séparation sans retour? Comment avez-vous permis qu'elle pût s'accomplir malgré le lien que vous aviez fait si puissant et si fort dans le mystérieux enchaînement de la mère à l'enfant? Une première séparation , terrible aussi, l'avait laissée si morte et si anéantie, qu'il a fallu, pour lui rendre la vie, qu'elle sentît son enfant sur son cœur;... mais cette fois, c'est la mort sans la résurrection !
Pourquoi, mon Dieu , ces déchirements et ces larmes? Pourquoi séparer ce que vous aviez uni d'une si étroite union? Quel autre amour est fondé sur de telles bases? Quel autre que l'enfant peut, en prenant notre cœur, être ainsi réellement la chair de notre chair, le sang de notre sang, et tenir tellement à nous par ce double lien, que la jeune mère
�— 297 — qui perd son enfant qu'elle allaite, croit qu'une partie d'elle-même lui est ravie, et que son corps ainsi que son âme ont perdu quelque chose de ce qui les faisait exister.' Elle languit, elle souffre par ces deux côtés à la fois. — Le jeune rameau qu'on arrache de sa tige n'y laisse-t-il pas une blessure dont la cicatrice ne s'efface jamais ?
Oui, la mère vraiment mère, celle qui a compris tous ses devoirs, savouré tout le bonheur qu'ils donnent, est unie à son enfant par un double lien, lien de l'âme et lien du corps. Ils se développent et se fortifient l'un par l'autre; ils restent forts parce qu'ils sont unis. Oui, cet enfant tient à nous; il vient de nous ; c'est nous-même ; nous voyons par ses yeux, nous parlons par sa bouche ; nous ressentons ce qu'il ressent; mais, surtout, nous aimons par son cœur ; et lorsqu'il nous est enlevé, lorsque la mort le ravit à nos embrassements, nous en restons mutilées comme ces malheureux qui souffrent et éprouvent mille sensations dans le membre dont ils ont été douloureusement privés. —
17.
�— 298 — Ainsi en est-il de l'amour maternel lorsqu'il est immense et profond; la mort est impuissante à l'anéantir, impuissante à détruire le mystère de vie qui s'est accompli dans le sein de la mère. L'enfant restera toujours cette partie d'elle-même, dans laquelle elle continue à souffrir et à aimer. — L'enfant est retourné au ciel, mais l'indissoluble union a résisté. Cet amour, le plus grand de tous les amours, ne s'est pas éteint dans le cœur, il le fait tressaillir jusqu'au moment suprême, et le dernier soupir l'emporte dans le sein de Dieu où il puise l'immortalité.
Malgré cette incontestable puissance que possède la mère , d'aimer toujours, d'aimer au delà de la mort, bien cruelle, bien horrible est pour elle cette mort de la plus chère partie d'elle-même; si cruelle, si horrible que je ne sais comment son âme a été créée assez forte pour supporter une telle épreuve. — Mais Dieu n'est-il pas celui qui mesure toutes choses, qui soutient quand il accable , et qui d'avance a proportionné le poids du
�fardeau à la force de celui qui doit le porter? — N'est-ce pas lui qui a permis que le cœur de la mère pût ressentir des joies dont le père lui-même ne peut comprendre toute l'étendue, et des douleurs dont il ne saurait supporter la violence? Enfin Dieu n'a-t-il pas formé le côrps et l'âme de la femme pour que tous deux pussent résister aux grands combats de la maternité? N'a-t-il pas donné à son corps la puissance et l'énergie sans lesquels l'enfant n'aurait pu naître? N'a-t-il pas accordé à son âme la force sublime de recevoir le dernier soupir de cet enfant dont la naissance et la mort ont coûté à sa mère deux immenses douleurs dont elle garde à jamais les traces.
Le père ne résiste ni aux souffrances ni aux angoisses dont il est témoin ; il reste anéanti et peut mourir dans cet affreux moment. — Il aime, il adore cet enfant, mais autrement que la mère, — celle-ci se relèvera alors que tout lui manque — vivante, mais presque morte aussi, elle est là!... Dominant son horrible torture, elle lutte encore.
�— 300 elle veut sauver cet enfant, l'arracher au trépas. Savez-vous le secret des forces qu'elle trouve en elle pendant cette terrible lutte? c'est que, cette fois encore, elle a fait le sacrifice de sa vie, et qu'à chaque cruel devoir qu'elle accomplit, elle se dit : « Je ne peux qu'en mourir ! » Voilà où est la source de ce courage que vous ne comprenez pas : c'est le secret de la mère, —c'est celui des martyrs.
Énigme vivante ! mystère inexpliqué, créature incomprise dans sa double nature, faible et forte tour à tour et souvent à la fois! — Elle qui tremble à l'idée de braver le plus léger obstacle , mettezlui son enfant dans les bras, elle va, pour le sauver, franchir un abîme. — L'arme dont la vue seule jette l'épouvante en son cœur, va lui servir pour défendre cet enfant. Elle fera ce qu'il y a de plus opposé à sa nature. — Elle va essayer de donner la mort, elle qui n'avait été créée que pour donner la vie! — Pendant la lutte, elle a tous les instincts du courage; mais le péril passé, elle tremblera au souvenir de sa force et de son énergie.
�301 D'où vient qu'elle peut mieux que l'homme dompter la douleur, supporter les épreuves d'une destinée fatale, quand son cœur maternel a un but à atteindre? D'où vient que son corps si faible et si délicat semble devenir fort et plein de vigueur par le seul effet de son énergique volonté ? Comme son âme, il va braver toutes les souffrances, endurer toutes les tortures. Qui lui a donné cette double puissance? C'est celui qui a mis dans l'aile si délicate d'une faible hirondelle la force qui lui sert à traverser les mers; cette force dont elle peut redoubler l'énergie pour braver les vents contraires qui vainement essayent de l'arrêter.... La voyant emportée dans l'espace, vous vous fatiguez à suivre ces luttes qui vous paraissent insensées.... Vous tremblez pour elle.... vous tremblez parce que vous oubliez que c'est Dieu qui lui a départi la force pour voler, comme il a donné à la femme le courage pour souffrir.
Ne craignons jamais que son grand cœur faiblisse! Restée seule, la mère n'abandonnera pas.
�— 302 — son poste, quelque dure que soit sa mission; elle soutiendra son enfant aussi longtemps qu'elle se sentira un souffle de vie. Voyez-la lui sourire pour lui cacher la mort qu'elle voit s'approcher. — Je n'entends pas même le bruit de ses sanglots'; elle les étouffe dans les baisers qu'elle donne à cette tête si chère qui va lui être ravie. Ah ! je ne veux pas dire tout ce qu'elle accomplira pour cette fille bien-aimée, son dernier bonheur, son dernier amour en ce monde. Je ne veux pas vous révéler jusqu'où son désespoir va reculer les limites du devoir; — Mais Dieu la soutiendra. 11 permet peut-être qu'en présence d'une douleur aussi immense, l'âme ne puisse en embrasser toute l'étendue, et cette impuissance fait qu'elle ne succombe pas... Morte pour tous, l'enfant vit encore pour elle... ces yeux fermés elle les voit contempler l'infini; ce sommeil ne sera pas éternel....Est-il donc si profond, qu'à travers ce calme solennel et mystérieux, elle ne puisse lui faire sentir encore la douceur de ses baisers, réchauffer sous l'étreinte de la sienne, sa main glacée par la mort?.... Viennent alors ces tendresses navrantes qui feraient douter de sa raison si on ne connaissait
�— 303 son amour; elle veut lui rendre, morte, les soins qu'elle lui donnait pendant sa vie.... Ah! laissezmoi toucher encore ces cheveux si beaux et si doux, je veux les tresser en couronne sur ce front où rayonnent l'innocence et l'immortalité. — Gui, laissez-la faire.—C'est maintenant vous qui direz : « elle ne peut qu'en mourir. » — Laissez-la trembler qu'une autre main ne touche à cette enfant si pure. Laissez-la contempler la dernière, dans un regard suprême, ce bel ange adoré qui a plié ses ailes, et dort enveloppé dans ce long voile blanc qu'elle-même, pauvre mère, a fermé pour jamais. Assez!.... la nature a vaincu, — le devoir est rempli....... Pas encore, si ton cœur n'a pas cessé de battre... Relève-toi fant c'est ton dernier enAchève, Dieu permettra peut- être que tu
puisses en mourir.... Suis cette fille bien-aimée qui ne voulait jamais se séparer de toi. Ne la quitte pas avant qu'elle ne soit là où l'attendent et reposent les siens.... Et que ton amour veille encore sur sa tombe, comme autrefois il veillait sur son berceau.
�— 304 — Est-il ici-bas de plus grande douleur, de courage plus sublime, d'abnégation plus complète? Cette mère a -1 - elle épuisé le calice le plus amer? — A-t-elle accompli la tâche la plus lourde ? Hélas ! il est peut-être des épreuves plus dures, — vous ne savez pas toutes les misères des pauvres, vous ne savez pas qu'il est des femmes qui n'ont ni le temps ni même la liberté de pleurer leur enfant. A peine leur a-t-il été permis de les aimer, de jouir de leur vie, de recevoir leurs caresses et d'entendre quelques-uns de leurs rires , tristes rires qui cependant adoucissent la misère, pâles rayons de soleil qui cependant réchauffent. Trop tôt ils ont été remplacés par des larmes.—Trop tôt il a fallu les éloigner, ces enfants, arracher de leurs mains encore faibles les rares et pauvres jouets qu'on y avait mis avec tant d'amour, pour les remplacer par de lourds instruments de travail ; cruel travail, qui, si jeunes, les a séparés de leur mère ; cruelle nécessité, qui ne laisse pas même les loisirs de goûter le seul bonheur de la vie et qui abrège les heures où Dieu permet que les déchirements de l'âme puissent enfin se traduire par des larmes! Pauvres mères ! à peine si elles ont connu les
�— 303 — joies du berceau, et souvent elles n'ont pas même les consolations de la tombe ; celles de venir s'agenouiller près d'une croix qui marque la place où reposent les chères dépouilles! — L'abandon, toujours l'abandon de.ce qu'elles ont de plus précieux en ce monde.
Mais, nous n'aurions pas tout dit, si nous ne parlions aussi des tendresses infinies confiées à ces quelques touffes de fleurs et de gazon, qui séparent la mère de son enfant; de ces larmes, de ces extases que rien ne peut traduire ; de ces élans d'amour adressés à ce qu'on croit être encore l'être qu'on a aimé... u Regarde, cher ange, regarde bien mon cœur. — Maintenant tu peux voir ce qui s'y passe ; tant que tu as vécu, il était tout à toi, et maintenant il t'appartient bien plus encore Vois comme il se rappelle la joie de ton premier sourire et la douleur de ton dernier regard ! Où es-tu, mon enfant? tu m'entends, j'en suis sûre....... D'où vient que mon âme te devine et qu'elle ne peut briser l'enveloppe qui te cache à mes yeux Cette voix, c'est la tienne ; toujours
�— 306 — elle m'appelle, chaque instant la rapproche, tu es là Dieu va briser l'obstacle, il va nous réunir. » Alors elle oublie cette ..... Ah! te voilà
terre, elle n'y cherche plus le cher bien-aimé et regarde le ciel..... Son âme monte, s'élance vers l'infini; elle s'y perd un instant qu'elle aime , par quelques points invisibles elle a touché à ceux et elle ne retombe ici-bas qu'avec l'espérance et le gage de l'immortalité.
0 mère! qui t'a donné la foi? qui donc t'a faite
assez forte pour vaincre la douleur, pour aimer dans la mort autant que dans la vie? C'est un souffle de Dieu. C'est l'amour maternel.
���CONCLUSION.
De ce inonde de souvenirs que je viens d'évoquer, souvenirs si vivants dans mon cœur, je n'ai pu en retracer que quelques-uns, beaucoup y sont restés et n'en sortiront jamais ; ils y demeureront non pour s'éteindre, mais pour vivre autant que ma pensée. Toute mère , Dieu le permet, conserve ainsi en elle les joies de la maternité, trésor de sa jeunesse; toute mère peut en laisser entrevoir quelque reflet, mais aucune n'exprimera jamais ce qu'il y a d'énergie et d'amour dans le chant sublime qui l'a fait tressaillir dès l'instant qu'elle a été
�— 310 —
mère, jamais elle ne pourra le redire clans sa touchante et naïve grandeur, et toujours il reste un mystère pour qui ne l'a pas entendu en soi.
0 vous, jeunes mères, qui commencez la vie, écoutez-le ce chant, ne perdez aucune de ses harmonies ; une fois que vous l'aurez compris, vous ne pourrez plus cesser d'y être attentives; il vous fera fortes : c'est le chant de vie. La femme n'eu saura jamais de plus beau......
Dévouement et tendresse infinie , joies ineffables, que ne dites-vous pas? Et comme sont froides devant la réalité ces pages que nous voulions animer d'un souffle de cette vie de souvenirs qui déborde en nous. Combien de fois n'avons-nous pas senti que nos paroles étaient impuissantes à rendre nos sentiments. Ah! bien mieux que nous n'avons pu le dire, la bonne mère sait qu'en donnant beaucoup, elle reçoit sans cesse ; que cet amour dont elle nourrit son enfant, amour qui
�loin de l'énerver le fortifie, son enfant le lui rendra; et que dût-elle ne rien recevoir, elle donnerait encore. Aimez donc beaucoup si vous voulez être forte ; aimez avec dévouement, avec intelligence, et Dieu bénira votre œuvre. Dirigez vos enfants dans la voie progressive du bien où s'avance l'humanité. Montrez à vos filles le but élevé qui leur est assigné ; affranchissez-les de ces devoirs factices, dont l'accomplissement n'élève pas l'àme, et finit par amoindrir le cœur. Depuis assez longtemps on accuse la femme d'avoir perdu le monde ; c'est aux mères à le sauver. Qu'elles marchent calmes et dignes, soutenues, encouragées par le père de ces enfants, dont ils sont aussi le trésor et l'espoir. Qu'elles marchent confiantes surtout dans cette grande pensée d'amour, qui fait qu'on s'oublie soi-même pour donner sans cesse ; et chaque jo'ur, une bénédiction nouvelle s'ajoutera à celle de la veille.
Voilà le bonheur, voilà l'heureuse destinée réservée à beaucoup ; mais lorsque ce bonheur échappe,
�et que cette destinée est brisée par la mort de tout ce qu'on a aimé, que fera la mère que Dieu semble alors avoir oubliée ici-bas ? Dans cet appel solennel et fatal, elle seule n'a pas été nommée,., et tout a disparu autour d'elle ! Vous qui priez pour ceux qui endurent le martyre, priez pour elle, le sien sera peut-être si long et si terrible ! Au premier deuil, que n'a-t-elle pu mourir! C'était son premier né ! mais il lui restait un devoir qui l'attachait à la vie, son mari était là. Un second coup est venu la frapper Ce mari qui avait réalisé les rêves de sa jeunesse a disparu aussi : et cependant elle a résisté. Un autre grand devoir, un autre grand amour lui restait encore enfant, vivante image de son père! jour, ce dernier Une Puis un
devoir s'anéantit; ce dernier
amour lui échappe. Cette fois enfin, elle veut mourir, elle croit que Dieu aura pitié d'elle Vingt fois elle s'est offerte en sacrifice Le sacrifice n'a pas été accepté «Quand donc, mon Dieu! penserez-vous à moi? »
�— 313 —
Plainte déchirante que Dieu semble ne pas entendre , prière désespérée qu'il n'exauce pas toujours! Pourquoi veut-il qu'elle souffre encore?.... pourquoi? qui peut nous l'apprendre? Ce sera cette femme que nous avons laissée anéantie sur la tombe de ceux qu'elle a aimés. Y resterat-elle à tout jamais? Le monde a-t-il disparu à ses yeux, et en regardant le ciel, ne verra-t-elle plus les misères de la terre ? Est-ce dans une inactive contemplation qu'elle va achever sa vie? Ne lui restera-t-il plus à cette femme, que le sentiment égoïste de sa propre douleur ? Ne vivrat-elle plus que dans le passé? Ne voudra-t elle plus rien aimer ici-bas ; son cœur est-il donc mort à tout sentiment pour ses semblables? Tant que dure cette grande crise que subit toute âme qui a perdu ce qui la faisait heureuse, nul ne peut dire comment elle sortira de la lutte. Cette mère, cette épouse que nous avons vue si brisée, si détachée de tout, nous le demandons encore : Que va-t-elle devenir? — Pauvre femme, tout lui déchire le cœur, tout, jusqu'au baiser que vous donnent vos enfants ; leurs jeux, leurs rires, leurs joyeux ébats , elle les fuit, elle veut y
13
�— 314 — échapper. Mais ce bruit qui vous fait vivre et qui la tue, la poursuit jusque clans la solitude. — Ah! cette fois prions encore, prions avec plus de ferveur pour qu'elle entende alors la voix de ceux qu'elle a aimés. Ces voix mystérieuses vont peutêtre la diriger dans une nouvelle route , vers un but qu'elle n'avait pas entrevu C'est sa fille, ce jeune ange qu'elle pleure et qui bien bas lui dit : « N'aimeras-tu plus ce que j'ai aimé? Cette nature où je m'épanouissais , ces bois, que je parcourais légère et frêle enfant ne veux-tu plus les revoir encore, et chercher, en pensant à moi, si je n'y ai pas laissé quelque chose de mon amour pour toi? » «Ces ombrages dont j'ai joui, ne veux-tu plus, mère, aller t'y reposer un peu? Je t'y répéterai les douces choses que j'aimais à te dire, ton cœur les entendra Puis, reviens avec moi dans la maison déserte. Ne veux-tu plus aussi aimer tout ce que j'y aimais? Ne veux-tu plus entendre l'oiseau qui égayait mon réveil ? 11 te rappellera le baiser que je te donnais pendant que mes yeux cherchaient les tiens Laisseras - tu donc languir sans les relever cette clématite et cette vigne vierge qui en-
�— 315 — lacées, comme nous l'étions nous-mêmes, encadraient si gracieusement la fenêtre, où joyeuse je venais voir se lever le soleil? "Viens, regardons-le ensemble ! et puis, comme autrefois, à genoux devant Dieu, faisons notre prièreje suis là, toujours là ; tout ici ne me rappelle-t-il pas à ton cœur? Tout ne te parle-t-il pas de moi? Oui! tout jusqu'à cet hôte fidèle du foyer, ce bon chien qui, toute petite , me gardait en jouant avec moi. Souviens-toi comme plus tard, nous l'avons aimé si longtemps il avait suivi mon père ! Vois comme il te regarde, il gémit quand tu pleures, l'oublierastu toujours ? » Et la voix continuant, dit encore avec plus de tendresse et de force : « Ne veux-tu plus aimer les amies qui m'aimaient et qui, avec toi, ont entouré, protégé ma jeunesse? Et mes pauvres, ma mère! qui donc les soignera, si ce n'est toi? Qui donc leur parlera de nous qui ne sommes plus là? Reste encore pour soulager ceux qui souffrent J'ai tant souffert moi-même ! »
Pauvre mère! tu l'as entendue et tu lui obéiras. Souviens-toi de tout ce qu'elle a fait de bien, cette
�— 3 H! —
enfant, donne en son nom, et si tu t'arrêtes épuisée de ce premier effort, souviens-toi, comme impérieuse dans sa charité, elle t'entraînait vers l'être souffrant qu'elle voulait soulager. Toute petite, elle te prenait par la main et tu ne lui résistais pas. Ne la sens-tu pas encore cette main dans la tienne? Un jour, ton cœur s'en souvient, voyant un de ces petits qui chantent avec des larmes dans la voix, elle t'a dit, après lui avoir donné sa bourse d'enfant qu'elle trouvait trop légère : « N'a-t-il donc pas de mère ?..... comme il a froid ! comme je voudrais le réchauffer! » Accomplis donc ce qu'elle voulait faire, prends-le, ce pauvre oublié, abrite-le sous ton toit; n'as plus d'enfant il n'a pas de mère et tu
La première larme que tu auras séchée au nom de tes chers bien-aimés, rendra les tiennes moins amères. Cette journée te comptera; fortifiée , tu reprendras ta course, ton bon ange est toujours là pour te guider. Comprends le, elle veut que tu aimes pour elle : que tu continues la mission d'amour qu'elle n'a pu que commencer Ce mari que tu pleures, ne t'a-t-il pas laissé, lui aussi, l'exemple d'une vie de dévouement et de sacrifices ?
�- 317 — Dis-moi, ne sens-tu pas maintenant que Dieu ne t'avait pas oubliée ? Ne sens-tu pas que tes forces sont doublées ; si tu tombes encore sous la lourde croix que tu portes, le chemin du calvaire est devenu moins rude et chaque fois tu te relèveras plus courageuse.
Non ! Dieu ne t'avait pas oubliée ; il t'a marquée pour cette grande œuvre qui va rattachant les hommes entre eux, par une sainte et fraternelle charité, qui, active, élargit le cœur, cherche celui qui souffre, pour le soulager ou l'aider à souffrir. N'hésite pas, franchis cet escalier obscur ; en haut vit une pauvre famille ; entre sans crainte : tes vêtements de deuil, la douleur empreinte sur ton front, tout ici sera compris ; tu peux élever la voix pour encourager; entre tous les malheureux qui sont là , n'es-tu pas la plus à plaindre? Aide la mère de famille qui, faute d'un peu d'argent, va tomber pour ne plus se relever peutêtre. • Qu'un rayon de soleil entre avec toi et fasse
^gm
18.
�renaître la vie avec l'espoir ; dis-lui, et elle te croira, que tu envies sa pauvreté, que tu accepterais avec reconnaissance son malheur en échange du tien. Son mari, ses enfants sont là, elle travaille pour eux ; un jour meilleur peut luire, ses enfants vont grandir Comme elle te comprend! — Un peu d'or et voici la joie; quelques étoffes aux vives couleurs vont habiller la mère et les enfants ; il n'y a pas ici de deuil éternel. — Le bien-être ramène le bonheur. Que l'air et la lumière arrivent à flots pour les vivifier tous Agrandis cette étroite fenêtre; le demi-jour, clarté douteuse, dont trop souvent est éclairé le pauvre, favorise le désordre extérieur en le cachant; il assombrit son cœur déjà si sombre ; les mauvaises pensées s'y glissent plus à l'aise et l'entraînent fatalement au mal. De l'air, de la lumière, voilà ce qu'il faut donner aux malheureux ; le pain ne suffit pas. — Puis, ce qu'il leur faut encore, c'est le courage que donne une parole amie qui soutient et console ne pourrait la dire. Nulle mieux que toi
Le riche, l'heureux, peut-il, ose-t-il même se rapprocher du pauvre? — Celui qui vit dans l'a-
�— 319 — bondance et le plaisir a-t-il l'autorité nécessaire pour parler de résignation? C'est à toi, qui n'as plus aucun espoir dans les félicités de ce monde, de prononcer ce grand mot de résignation, dernier refuge du malheureux. De la place qu'il occupe , le riche laisse tomber l'aumône dans la main du pauvre ; toi, tu peux la presser cette main, en y mettant ce que tu donnes. — Celui qui souffre comprend qu'il est ton frère. Ah! donne, donne sans cesse; situ possèdes peu, si tes ressources s'épuisent, tends toi-même la main pour les augmenter, et surtout donne ton cœur, — ce cœur, qui a tant aimé, peut aimer encore. Tes bras, qui ne s'ouvriront plus pour presser tes enfants, peuvent servir d'appui à l'orphelin, au malade, au vieillard. Choisis entre toutes les misères humaines, celle qui t'attire le plus : il y en a tant ! Celles de l'honnête homme, ou celles de l'homme vicieux, ce sont toujours des misères à consoler ou à combattre. Combats donc dans cette grande lutte du bien contre le mal ; voilà désormais ta mission, ta pas-
�— 320 — sion ; le cœur le plus blessé peut y retrouver
force et vie. ' Soutiens cette pauvre créature qui, sous les âpres morsures du froid et de la faim, va céder aux suggestions mauvaises. — Sans la maudire, tends la main à celle qui a succombé. — C'est préserver, c'est ressusciter une âme — grande et fraternelle résurrection des uns par les autres ! Marche dans cette voie, toi qui n'as plus de famille , et devant tant d'angoisses, trop souvent de hontes, tu trouveras qu'il y a quelque chose de plus cruel que la mort des siens. — Du fond de ton abîme de regrets, une action de grâces s'échappera de ton cœur ; la coupe pouvait être plus amère ; tu n'as pas bu jusqu'à la dernière goutte : la lie y est restée. Dieu t'a donné une de ces vies, Où, pour toi comme pour les tiens, le devoir a toujours été inspiré par l'amour. Ta route était tracée dans un sillon facile ; si ton cœur est brisé, ton âme est restée pure Cette âme s'était trop renfermée peut-être dans les seules joies et les seules souffrances de la famille.
�Consacrée désormais, par la douleur, par ce quelque chose d'achevé qu'elle donne à qui sait la supporter courageusement, élève-toi par ton amour pour tous ; amour fécond comme les paroles qui alors s'échapperont de ton cœur. La mère qui, en pleurant ses enfants, essuie les larmes de ceux qui souffrent, n'a-t-elle pas au front nn reflet de l'auréole des martyrs. Chaque bonne action la rapproche de Dieu, et, montant ainsi de degré en degré, son âme a moins d'espace à franchir, moins peut-être de transformations à subir avant de se réunir à son Créateur avec tout ce qu'elle a aimé ici-bas.
CBâteam de Neuville, 1859.
��NOTES
ST
ÉCLAIRCISSEMENTS.
��NOTES
ET
ÉCLAIRCISSEMENTS.
NOTE 1.
Chapitre \, page 2. « L'instinct maternel est perfectible. » Il est facile de se rendre compte de ce fait en observant avec quelque attention les mœurs et les instincts des animaux qui vivent près de nous tout en conservant leur liberté première. Chez les oiseaux, par exemple, la première manifestation de l'instinct maternel est la construction du nid. Il ne faut pas une grande habitude pour reconnaître à quelle espèce un nid appartient ; tout enfant
19
�— 326 — do la campagne est expert en cette matière ; les différences sont tellement tranchées, qu'on ne peut s'y méprendre ; mais, si Ton observe plus attentivement, on ne tarde pas à signaler des différences plus délicates peut-être, mais tout aussi réelles, dans la construction de nids façonnés par des oiseaux de la même espèce. L'inexpérience ou l'habileté toujours croissante des parents se manifeste de la façon la moins équivoque, et plus on avance dans cette étude, plus ces différences apparaissent grandes et faciles à signaler. C'est tout un monde nouveau qui se découvre, et l'on se demande si ces constructions variées et si bien appropriées aux circonstances particulières des lieux, sont le résultat immédiat d'un instinct aveugle, ou si elles ne sont pas plutôt celui du développement progressif d'un germe d'intelligence déposé dans une créature capable de le faire fructifier. Ce que nous disons des oiseaux , nous poumons l'appliquer aux insectes. Ainsi, les fourmis, image du travailleur intelligent, et dont la vie est semée d'événements divers et imprévus, n'auraient-elles pour y répondre qu'un instinct borné et départi d'une manière uniforme dans tous les individus de l'espèce, — instinct auquel elles obéiraient en vertu d'une loi fatale ? Cela n'est pas croyable, et l'on a d'autant plus de peine à l'admettre qu'on observe ces petits êtres avec plus d'attention. Si donc Dieu a mis dans des espèces si inférieures à nos yeux . la possibilité de perfectionner la somme de leurs facultés, en en variant l'emploi suivant les besoins , comment pourrait-il en être autrement de cet
�— 327 — instinct maternel qui devient, dans l'espèce humaine, sentiment et vertu par suite de l'application des facultés du cœur? Toujours et en tout la Providence procède par gradation ; rien de heurté dans la création, pas plus dans l'ordre physique que dans l'ordre moral. Quand bien même les faits ne viendraient pas justifier cette pensée, nous devrions admettre que, comme tous nos sentiments, celui de la mère pour ses enfants se modifie en plus ou en moins, en raison du développement des facultés de l'âme et de l'action des circonstances extérieures, de la civilisation et des mœurs qui agissent si puissamment sur l'ensemble et la direction de notre vie.
NOTE 2. Chapitre I, page 3. «Elles aiment, sans amour, ces enfants qu'elles « abandonnent aux hasards de l'esclavage avec « la même indifférence qu'elles les gardent auprès « d'elles. » Voici ce que nous lisons dans des écrits dignes de confiance sur l'abaissement, ou pour mieux dire, sur l'absence du sentiment maternel en Chine : « Dans plusieurs provinces, l'infanticide est tellement commun, qu'on pourrait l'appeler un usage. Une grande partie des nouveau-nés sont mis à mort par leurs pa-
�— 328 — rents, et il n'est pas rare de voir une mère étrangler, de ses propres mains, la fille qu'elle vient de mettre au monde. Parfois, ces jeunes victimes sont immolées * à la superstition, et leur sang coule dans d'horribles expériences. Tout se passe alors dans le conseil secret du père et de la mère : c'est comme un privilège de férocité dont ils se réservent exclusivement le spectacle (1). » « Ceux qui ne se défont pas ainsi des enfants qu'ils ne veulent pas conserver, les exposent aux bords des fleuves, les jettent dans des trous fangeux, où ils périssent après avoir fait entendre des cris lamentables. — D'autres fois on les abandonne dans les rues, éï ils y deviennent la proie d'animaux immondes. Les passants ne paraissent pas émus à cette vue, il en est même qui témoignent une hilarité féroce. Chaque jour des milliers et des milliers d'enfants périssent ainsi : leur nombre s'est élevé, une année, à plus de cent mille dans la seule province de Su-Tchuen (2). » Aux Indes, dans les montagnes et les forêts habitées par les Rondes, on élève encore et on engraisse pour le sacrifice des troupeaux d'orphelins vendus par leurs parents ou dérobés à leurs familles. Ces enfants connaissent le sort qui leur est réservé et attendent le jour prochain de leur immolation.
(1) Extrait d'une lettre de Monseigneur Delaplace, insérée dans la Propagation de la foi. 1856. (2) Extrait d'une lettre de Monseigneur Perochcau. Voyez Nouveau conp d'œil sur l'OEuvre de la propagation de la foi. 1850.
�NOTE 3. Chapitre I, page 3. « Partout, au contraire , où le christianisme « poursuit son œuvre, il réveille la femme de l'enci gourdissement dans lequel on la tenait captive. » Ce serait une intéressante histoire que celle des différentes phases du sort des femmes dans l'antiquité et dans la société moderne ; mais ce sujet demanderait un travail spécial, et ici nous devons nous borner à conclure que la femme n'a vraiment reconquis sa place que depuis que le christianisme a porté le flambeau de la civilisation dans l'univers. Aujourd'hui, presque toutes les contrées qu'il n'a pas encore éclairées offrent, à ce point de vue comme à celui de la civilisation même, l'aspect le plus désolant pour l'humanité. — Là, le sexe le plus faible est réduit à un état d'abrutissement inconcevable. Aux Indes on achète une femme à peu près comme en Europe on se procure une bête de somme. — On lui apprend, dès le bas âge, à s'estimer d'une condition fort inférieure à celle de l'homme ; c'est à quoi se borne toute son instruction. L'opinion attache au front de toute femme qui sait lire le stigmate de l'opprobre et du déshonneur. Plus tard, elle est mariée sans même avoir été consultée ; elle ne mange avec son époux que le jour de ses noces, et pendant tout le reste de sa vie elle n'est plus en quelque sorte que son esclave.
�— 330 — Dans le royaume de Siam, la loi donne au mari le pouvoir de la battre, de la renvoyer ou de la vendre; il est même telle circonstance où il lui est permis de la tuer. Ses enfants en grandissant apprennent à mépriser leur mère, et s'ils s'emportent jusqu'à l'insulter et à la frapper, le père regarde avec indifférence et les laisse faire. NOTE A. Chapitre I , page 7. « Ceux-là même qui avaient protégé le livre, « aidèrent à le brûler. » Que n'a-t-on pas dit sur Y Emile de Rousseau, sur ce livre dont l'apparition eut un si grand retentissement, et qui devait avoir tant d'influence sur l'éducation? Que ne peut-on pas dire encore, soit pour le blâmer, soit pour y chercher un enseignement? il est aujourd'hui établi dans le monde, que les doctrines du philosophe de Genève sont empreintes de folie ou au moins d'exagération, et par suite pleines de dangers. —C'est ainsi que jugent de confiance beaucoup defemmes qui n'ont pas même lu ce qu'elles condamnent. — J'aurais donc peut-être à m'excuser d'avoir osé rappeler à leur mémoire un livre qui eut cependant la puissance de stimuler, de réveiller en quelque sorte la tendresse maternelle. — J'ai bien peur, pour ne pas avoir voulu être injuste, d'être traitée d'esprit fort, épithète dont on abuse aussi facilement aujourd'hui, qu'il y a vingt ans on abusait de celle de femme in-
�— 331 — comprise, pour caractériser toute femme qui osait révéler une douleur intime. On a répété que VEmile, comme traité d'éducation, était inapplicable, et cela est vrai, si on le considère comme une méthode qu'on puisse suivre dans tousses détails; mais il serait bien de dire que l'auteur l'avait reconnu le premier : «Il s'agit, dit-il dans la cinquième « lettre de la Montagne, d'un nouveau système d'édu« cation, dont j'offre le plan à l'examen des sages , et « non pas d'une méthode pour les pères et les mères, « à laquelle je n'ai jamais songé.»—Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que ce livre ne renferme une foule de vérités particulières et de pensées lumineuses dont notre siècle a profité, et qui seront toujours aussi actuelles, parce qu'elles sont le résultat de l'observation de la nature. Ce qui fait le mérite de Rousseau , ce n'est pas d'avoir trouvé le premier tout ce qu'il a dit, mais de l'avoir exprimé d'une manière aussi saisissante.— Aujourd'hui, bien des mères ne se doutent pas de l'influence qu'il a eue sur la manière dont elles dirigent l'éducation physique et intellectuelle de leurs" enfants, depuis l'instant de la naissance. — Telle qui frémit au nom seul du philosophe de Genève utilise bon nombre de ses préceptes, tant ils ont pénétré profondément dans les mœurs. Les singulières anomalies que présente J.-J. Rousseau expliquent les opinions si diverses exprimées sur lui. On le juge selon qu'on envisage seulement ses fautes ou qu'on admire les élans de son cœur, et ce désaccord entre cette faiblesse et cette élévation n'a pas encore trouvé grâce. On ne lui pardonne pas
�— 332 — qu'après avoir refusé d'accomplir lesdevoirs de la paternité, il ait voulu apprendre aux autres la grandeur et l'importance de ces devoirs. On n'a pas assez compris, peut-être, que son livre était le fruit de ses remords, et qu'il est comme le cri de la conscience et l'expiation de ce crime dont il a tant gémi. o II n'y a, dit-il, ni pauvreté, ni travaux, ni respect « humain qui dispensent le père de nourrir ses enfants « et de les élever lui-même. Lecteur, vous pouvez « m'en croire, je prédis à quiconque a des entrailles et « néglige de si saints devoirs, qu'il versera longtemps « sur sa faute des larmes amères et n'en sera jamais « consolé. » Et, pour qu'on ne se trompe pas sur le sens précis de ces paroles, il ajoute ailleurs : « En méditant mon o Traité de l'Éducation, je sentis que j'avais négligé « des devoirs dont rien ne pouvait me dispenser. Le « remords, enfin, devint si vif, qu'il m'arracha presque a l'aveu de ma faute au commencement de YÉmile, a et le trait même est si clair, qu'après un tel passage « il est surprenant qu'on ait eu le courage de me le « reprocher, B Quoi qu'il en soit de cette faute, de ce crime qui a pesé si lourdement sur son cœur et sur sa mémoire, ce n'est pas aux mères à en maudire l'auteur; il a trop bien décrit la tâche de la maternité, il en a trop fait comprendre les joies et les devoirs; sa voix, d'ailleurs, a été trop puissante, même dès l'époque où elle s'est fait entendre, pour ne pas avoir été , au moins en ces choses, l'interprète de la vérité. Quelle mère, d'ailleurs, en lisant Y Emile, pourrait reconnaître dans son
�— 333 —
auteur si profondément sensible et pénétré du sentiment religieux dans un siècle incrédule, cet homme, dont on a fait depuis l'émule et comme le pendant de ce sceptique qui attaquait tout avec le rire de l'ironie ? (Voir VILLEMAIN, Cours de littérature française.)
NOTE 5. Chapitre II, page 13. «.... Beaucoup regardent comme un luxe en« viable de confier leur enfant à une nourrice. » L'œuvre des crèches qui cherche à combattre la vicieuse et barbare coutume d'envoyer l'enfant en nourrice est une institution respectable entre toutes. Qu'elles aillent, celles à qui le courage fait défaut pour accomplir leur devoir de mère, qu'elles aillent dans ces asiles réservés aux enfants du pauvre et de l'ouvrier; qu'elles y suivent ces mères qui, profitant du court répit que leur laisse l'atelier, se hâtent de donner à leurs enfants cette heure qui devrait être consacrée au repos, à quelque chose de plus impérieux encore, à prendre une nourriture indispensable. Voyez cette femme, elle s'oublie, ou mange en courant; il ne faut pas que le cher nourrisson pâtisse, les minutes sont comptées, mais il les aura presque toutes.... L'heure va sonner, mais il a si faim, le cher petit!.... Prends encore, prends, prends jusqu'à la dernière goutte.... Je doublerai le pas, je travaillerai plus longtemps s'il le faut;
19.
�— 33-i —
— et l'enfant est ainsi nourri du meilleur de la vie de celle qui lui a donné le jour. A côté de l'œuvre des crèches, existe la société de charité maternelle dont le but est le même, donner à la mère pauvre les moyens de nourrir ;— tandis que la première s'adresse à l'ouvrière qui travaille hors de chez elle, la seconde s'applique à la femme qui ne quitte pas son intérieur. Fondée h une époque où les pensées de Rousseau avaient pu germer et porter fruit, la société de charité maternelle, dont l'idée première est due à une dame de Lyon, ne tarda pas à être adoptée par la reine Marie-Antoinette. Devenue mère, elle signala la naissance de son premier enfant en créant à Paris la société maternelle; elle en appliqua le bienfait à toutes les villes de France, et s'en déclara la protectrice et la présidente. Depuis cette époque, l'œuvre s'est perpétuée de souveraine en souveraine, et-son importance n'a fait que grandir. NOTE 6. Chapitre II, page 14. « Une grande âme outragée. » On nous pardonnera d'avoir rappelé, en lui faisant une autre application, ce mot arraché à la reine MarieAntoinette, pour repousser le plus grand outrage qu'on ait jamais fait à une mère.
�— 335 —
NOTE 7. Chapitre II, page 16. « Vous vous contentez de peu : hélas ! de trop peu ! » « Sous le rapport des qualités physiques, dit M. Mite chel Lévy, il faut encore être plus exigeant envers la
«nourrice qu'envers la mère. La nourrice doit être « examinée avec soin Le salut de l'enfant est à ce « prix Les maladies contagieuses peuvent pénétrer « dans les familles les plus pures, par la porte de l'allai« tement. » NOTE 8. Chapitre II, page 19. « Dieu prolonge le mystère. » Très-souvent la mère qui a longtemps allaité son enfant conserve pendant un grand nombre d'années, nonseulement la sensation qu'elle éprouvait en nourrissant mais encore et bien réellement du lait. NOTE 9. Chapitre III, page 21. Il est curieux de comparer ce que l'antiquité pensait et disait sur l'allaitement maternel avec ce
�— 336 —
que disent de nos jours les savants et les moralistes. On peut lire dans Aulu-Gelle [Nuits attiques, liv. XII, ch. I) les conseils que donne le philosophe Favorin à une femme de qualité, pour l'engager à ne pas détourner sa fille d'allaiter elle-même son enfant. NOTE 10. Chapitre III, page 25. « Peut-être direz-vous encore, les femmes de la
ci campagne sont plus fortes, mieux constituées que a celles de la ville. »
L'observation a constaté que mieux vaut à l'enfant le sein d'une mère d'une force moyenne que celui d'une nourrice robuste. (M. Lévy, Traité d'hygiène.) NOTE 11. Chapitre III, page 25. « Ce sont en général des femmes pauvres qui font ainsi le triste abandon de leurs enfants. » Ce qui est à remarquer, c'est que dans l'antiquité, du temps de Démosthène, par exemple, la femme qui nourrissait l'enfant d'un autre était notée d'infamie. — Mais alors l'allaitement maternel était la règle, et l'ai-
�— 337 — lailement étranger l'exception. — Quelle leçon pour la mère chrétienne ! (Dr Maire, page 59.) C'est ordinairement la pauvreté qui, de nos jours ; vient combattre le sentiment maternel dans le cœur des femmes de la campagne, qui se résolvent à quitter leur ménage et leur enfant pour aller dans les villes vendre la nourriture réservée à cet enfant. Avant de les juger, il faudrait donc, pour être juste, s'enquérir de l'étendue de leur misère, de ce que cet abandon leur fait souffrir et aussi de l'étendue de leur développement intellectuel. Mais que dire, lorsqu'il s'agit d'une mère dont les facultés aimantes ont pu se développer à l'aise, dont la position de fortune est favorable, la santé bonne, et qui cependant consent, non pas comme ces malheureuses femmes, à laisser un enfant étranger puiser la vie à cette source précieuse qu'elle possède (ce serait encore concourir à la volonté du Créateur), mais qui froidement dessèche cette source et prive volontairement son enfant de la substance qui lui est réservée. NOTE 12. Chapitre III, page 26. « Son cœur est là, elle ne l'a pas mis dans le marché. » Je ne puis 'résister au désir de citer, à ce propos, quelques phrases d'une lettre écrite par le mari d'une nourrice qu'on demandait en toute hâte pour un nouveau-né. Nous laissons au style toute sa simplicité et ses imperfections :
�— 338 — « Je vous dirai que vous allez trouver une femme très-mal disposée, dont voilà huit jours qu'elle s'attend de partir. Cela lui fait un grand effet ; mais principalement aujourd'hui qu'elle a reçu ces deux lettres pour partir de suite. Cela lui a porté au cœur grandement, à cause de son enfant qu'elle délaisse et de tout le reste, malgré qu'elle s'attendait bien de partir. Je vous assure, Madame, que ce sera, etc. » Naïveté touchante de langage, et en même temps justesse profonde d'expression : C'est une femme trèsmal disposée. Ce départ qu'elle attend et qu'elle redoute, a épuisé son courage, surtout au moment où elle doit se mettre en route ; elle espérait que ce jour n'arriverait jamais; mais enfin le voici, il faut partir, et de suite. Cela lui porte au cœur, mais ce n'est pas un coup léger, c'est grandement qu'elle l'a reçu. Et cette expression, si pleine de vérité, qui s'échappe du cœur: « cause de son enfant qu'elle délaisse. Quel sentiment dans ce mot ! elle ne le quitte pas seulement, cet enfant, elle le délaisse, elle l'abandonne.... Puis encore cet autre mot, sous lequel se cache modestement le mari, ce mot de tout le reste, que ne dit-il pas? C'est sa maison tout entière, sa famille, ses amis, c'est tout qu'elle quitte et pour longtemps. NOTE 13. Chapitre III, page 27.
« Ce que la nourrice devrait être au moral. »
Voici ce que dit Quintilien , liv. I, ch. 1 : « Avant
�- 339 — tout, faites choix de nourrices qui n'aient point un langage vicieux ; Ghrysippe désirait qu'elles fussent doctes, si cela se pouvait ; mais, au moins, qu'elles fussent les plus vertueuses possibles; car le soin des mœurs est ce qui doit principalement vous occuper. Tenez pourtant aussi à ce qu'elles parlent bien, etc. » Ainsi, être docte, vertueuse et parler bien, voilà le sommaire des qualités intellectuelles et morales de la nourrice. Que de choses ! — S'en occupe-t-on aujourd'hui ? Voici maintenant ce que dit de nos jours, sur ce sujet, le savant auteur que nous avons déjà cité : « La bonne humeur, l'enjouement, la sérénité du visage doivent être recherchés en elle (la nourrice). Joignons-y un certain degré d'intelligence, quoique le lait ne soit pas le véhicule de l'esprit ; mais, destiné à l'accroissement de tous les organes, resterat-il sans influence sur la constitution de l'encéphale? Désormeaux ne pensait pas ainsi, et nous admettons l'influence générale de la nourriture sur le moral et l'intellect.» (MichelLévy.) Ainsi l'antiquité, la science moderne sont d'accord en ceci que le moral de la nourrice n'est pas sans influence sur celui du nourrisson. Peu importe dans quelle proportion s'exerce cette influence, il suffit qu'elle existe pour qu'on doive en tenir compte. « « « « « « « « a « « « « « «
�— 340 —
NOTE 14 Chapitre III, page 29. « On ne manque aux lois de la nature que faute de croire en elle. » Si l'allaitement maternel est indiqué par la nature, parce qu'il répond le mieux aux besoins du nouveauné et entre dans les conditions d'équilibre physiologique de la mère ( l'enfant trouve dans le lait de sa mère la nourriture la plus appropriée à ses organes et dans sa sollicitude de tous les instants une sorte d'incubation qui mitigé ces premiers contacts avec la vie extérieure), il faut pour qu'il produise tous les avantages qu'on doit en attendre, qu'il réunisse certaines conditions. Il importe d'abord qu'il ne soit entrepris que par suite d'une détermination volontaire ou spontanée de la mère, non par contrainte ou par complaisance envers la mode ou le désir de l'entourage. — Il faut ensuite que la mère trouve en elle le calme, le sang-froid, la patience, sans lesquels elle ne peut entreprendre l'éducation physique de son enfant. L'état moral modifie le lait, et celui-ci réagit sur le système nerveux du nouveau-né Qu'on ne s'exagère point, néanmoins, les conditions de force et d'embonpoint nécessaires au rôle de nourrice ; il conviendrait à peu de mères, s'il exigeait une organisation très-robuste. Heureusement, beaucoup de fpmmes d'une force
�— 311 moyenne le soutiennent à merveille, malgré les oscillations que la vie sociale et les exigences de certaines positions ne manquent pas d'inspirer fréquemment à la santé. On voit même que l'allaitement réussit à des femmes chétives et maigres. ( Voir le Traité d'hygiène de M. Michel Lévy.) NOTE 15. Chapitre III, page 30. « Et, sans paraître s'en douter, on commet un acte de barbarie resté fort à la mode. » Ce mot, qui peut paraître trop sévère, est vrai cependant , surtout si on l'applique à la coutume encore trop répandue d'envoyer l'enfant en nourrice. L'observation, d'accord avec le sentiment, démontre, en effet, qu'en France, dans les départements qui entourent celui de la Seine, la mortalité des enfants du premier âge est relativement plus considérable que dans tous les autres. Tandis que, dans quelques-uns, on élève jusqu'à 900 enfants sur 1,000, ceux dont nous parlons n'en conservent que 770 à 832. Comment expliquer une aggravation aussi manifeste de la mortalité des nouveau-nés pesant si lourdement sur des départements dont la salubrité est d'ailleurs démontrée ? La régularité avec laquelle cette loi s'applique, oblige d'admettre une influence émanant de la grande ville, et qui est due surtout à l'envoi de Paris des enfants en nourrice dans les localités environnantes. Ré-
�— 342 —
sultat funeste révélé par la statistique, et qui se formule en chiffres par une augmentation annuelle de mortalité de 9,000 enfants environ, mortalité causée par l'éloignement du nouveau-né à une époque où sa vie est le plus exposée, à une époque où les soins maternels ne sauraient être remplacés par ceux d'une étrangère qui, sans passion, sans amour, ne peut prodiguer à la frêle créature les soins multipliés sans lesquels celle-ci périt. Voir un excellent article d'hygiène et de morale inséré dans r'Opinion nationale du 2 décembre 1859, par le docteur Bertellon qui a su donner à la science le langage du cœur. NOTE 16. Chapitre III, page 30. «Heureux siècle,» etc. Cette citation est extraite d'un excellent ouvrage, qui ne saurait être trop connu ; il est intitulé : Nonveau guide des mères de famille, par le docteur Maire, du Havre. — Nous conseillons aux jeunes mères la lecture de ce traité, écrit par un homme de cœur et de haute intelligence.
�— 343 — NOTE 17. Chapitre Y, page Ai. a Nourrices sèches et très-sèches. » Traduction littérale de l'expression anglaise dry nurse, opposée à celle de wet nurse, nourrice qui a du lait. La dry nurse est la bonne, la wet nurse est la nourrice. NOTE 18. Chapitre V, page 47. « Il perd chaque jour cette belle partie de luimême, » etc. Voyez Mémoires de d'Argenson, page 417. NOTE 19. Chapitre IX, page 73. « Des châtiments. » Voici ce que dit Montaigne : « J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme « tendre qu'on dresse pour l'honneur et la liberté. Il y « a je ne sais quoi de servile en la rigueur et en la cou « trainte, et tiens que ce qui ne se peut faire pour la
�— 3U — raison et par prudence et adresse, ne se fait jamais par la force : on m'a ainsi élevé. Ils disent qu'en tout mon premier aâge je n'ai tasté des verges qu'à deux coups, et bien mollement. J'ai deu la pareille aux enfants que j'ai eu : ils me meurent tous en nourrice; mais Léonor, une seule fille qui est échappée à cette infortune, a atteint six ans et plus, sans qu'on ait employé à sa conduite, et pour le châtiment de ses fautes puériles (l'indulgence de sa mère s'y appliquant aysément) autre chose que parolles, et bien douces : et quand mon désir y serait frustré, il est assez d'autres causes auxquelles nous prendre sans entrer en reproches avec ma discipline que je sais être juste et naturelle. J'eusse été beaucoup plus religieux encores en cela envers les mâles, moins naiz à servir, et de condition plus libre : j'eusse aimé à leur grossir le cœur d'ingénuité et de franchise. Je n'ai vu autre effect aux verges, sinon de rendre les âmes plus lâches, ou plus malitieusement opiniâtres.» Montaigne, en proscrivant les châtiments corporels, veut surtout qu'on les évite pour les garçons. Et à moi, mère, qu'il me soit permis de dire que je les regarde comme impies à l'égard des filles, dont l'âme est encore plus tendre, et qui,destinées non à servir, mais à être sans cesse sous la direction, soit de la mère, soit du mari, doivent conserver toute leur ingénuité et leur franchise dans cet état de soumission et de dépendance qui doit avoir pour règle la raison, l'honneur et non la crainte. « « « « « « « « « « « « « « « « « « «
�— 345 — NOTE 20. Chapitre XII, page Ho. « Je voudrais, si cela était possible, que tous les enfants fussent élevés à la campagne; comme leur cœur y gagnerait ! » Ajoutons que leur intelligence, comme leur corps, s'y développerait plus harmonieusement que dans l'atmosphère des villes, où l'imagination s'éveille souvent trop tôt pour le physique comme pour le moral. Puis encore là où abondent les ressources de toutes sortes, on ne sent pas la nécessité de se rendre industrieux , de suppléer par son adresse à ce qui manque; mais à la campagne, sans être, comme Robinson, obligé de tout créer autour de soi, on y est parfois contraint de l'imiter et de faire appel à des facultés qui, dans le cours de la vie, trouvent une application souvent fort utile. Mais le vœu que nous formulons ici ne peut être toujours accompli; la nécessité entraîne la famille au sein des villes. Si les enfants ne peuvent se développer et grandir sous la bienfaisante influence de l'air et de la liberté, au milieu de l'épanouissement de la nature; si leurs yeux, frappés sans cesse par les merveilles de l'art, ne peuvent admirer celles créées par Dieu; faites au moins que leurs promenades soient dirigées vers quelques points d'où ils puissent apercevoir celte belle et simple nature qui agrandit l'âme en la rendant meilleure ; — mais, en ceci encore, on oublie ce
�— 340 — qui convient le mieux à l'enfant. Sans prendre souci de ce que demande leur nature, on aime mieux suivre la foule qui va s'entasser dans l'étroit espace que le monde assigne et se plaît à rétrécir encore : parfois c'est une allée où l'on se presse, tandis que les autres-parties du jardin restent désertes : là c'est à peine si les enfants peuvent se livrer à leurs jeux. Ces jeux eux-mêmes sont-ils toujours tels que les demanderait une sage prévoyance? n'offrent-ils pas tous les travers, toutes les misérables exigences du monde. Qui s'attribue le premier rang parmi ces petits garçons que je vois là-bas? Soyez sûr que ce sera l'enfant le plus fastueusement vêtu, celui qui apportera un sabre, une apparence de supériorité puisée seulement dans ces accessoires éclatants. Et parmi ces jeunes filles, ce sera aussi la mieux mise qui trouverait fort déplacé de ne pas être la madame. Voyez plus loin cette pauvre petite qui, d'un œil attristé et envieux peut-être, regarde ces belles demoiselles, elle voudrait se mêler à leurs jeux, mais point.., on l'a repoussée lorsqu'elle s'est offerte. —Maman, a dit l'une de ces petites coquettes, nie défend déjouer avec les petites filles qui ne sont pas bien mises! Navrante déception! triste école où déjà l'enfant apprend le monde, et où il l'apprend comme ii ne devrait jamais le savoir. Ces enfants, jeunes fleurs à peine écloses, il y a si peu de temps que Dieu les a créés, qu'ils portent encore l'empreinte d'une même origine, leurs grâces ne sont encore que l'œuvre de la nature, et cependant comme déjà une barrière infranchissable les sépare 1
�— 347 — D'où vient qu'ils ne se mêlent pas, leur langage enfantin n'est-il pas le même? leurs plaisirs sont-ils si différents, qu'ils ne puissent se réunir et s'entendre? Rien de tout cela, ces enfants ont déjà les défauts des hommes. Mères ! vous avez déjà flétri la divine fleur, vous avez arrêté l'élan d'amour dont Dieu avait mis le germe en eux.—Votre fille, cette petite personne de huit à dix ans, si bien parée, ne refuse, avec tant de fierté, de jouer avec cette autre si modestement vêtue, que pour imiter l'insultant dédain avec lequel, au besoin, vous accueilleriez la mère de celte enfant. C'est vous qui avez dicté la réponse de votre fille. Cette réponse a blessé une jeune âme confiante et en a déprimé une autre— double faute dont vous ne comprenez pas même la portée — orgueul ridicule, impie, qui desséchera le cœur de votre fille. — Ah ! plutôt, rapprochez-les ces enfants ! —Moins de satin et de velours à ces jolies poupées, ce luxe ne leur vaut rien, — il est encore plus fâcheux pour celles qui ne peuvent l'avoir, et dont il excite l'envie. Trop tôt elles apprendront les tentations de la femme pour cet éclat qui trop souvent les perd. — Mères privilégiées de la fortune, laissez longtemps vos filles assez simples dans leurs vêtements pour qu'elles ne trouvent que des sœurs aussi bien partagées qu'ellesmêmes, qu'elles apprennent à se connaître, à s'aimer Plus tard, lorsque des barrières trop réelles, tendront à les séparer, peut-être les abaisseront-elles quelquefois pour tendre la main à l'amie du premier âge.
�NOTE 21. Chapitre XVI, page 157. (( De l'amitié fraternelle. » On trouve chez les animaux des exemples d'amour fraternel s'étendant sur toute l'espèce. Pour ne citer qu'un exemple, les hirondelles, qui voient leurs petits menacés par l'approche de quelque ennemi, poussent des cris désespérés, et toutes les hirondelles du voisinage viennent au secours de la famille en danger; de concert, elles harcèlent l'animal redouté. Souvent aussi on les voit s'aider mutuellement à la construction de leurs nids, et si un moineau, hardi voleur, vient s'emparer de l'un d'eux, toutes les hirondelles se rassemblent autour du domicile violé pour chercher à en expulser l'intrus, ou, ce qui est bien plus remarquable, pour l'y enfermer en en bouchant l'orifice avec de la terre. N'a-t-on pas raconté qu'une hirondelle, au moment du départ, fut retenue prisonnière par un fil qu'elle avait à une patte, et dont l'autre extrémité s'était engagée dans les ornements sculptés d'une des tours de Notre-Dame de Paris? Loin d'abandonner la captive, ses sœurs donnèrent en voltigeant tant de coups de bec, que le fil fut rompu et la prisonnière rendue à la liberté. Il n'est pas rare de voir, dans une volière, de jeunes oiseaux sortis du nid et séparés de leurs parents avant
�♦
de savoir manger seuls, aller demander leur nourriture aux oiseaux de leur espèce renfermés avec eux; ceux-ci comprennent leur demande et s'empressent d'y satisfaire. Certes, si tout cela est le fait de l'instinct seul, il faut en conclure que la Providence en a fait un instrument bien parfait pour répondre aussi loin, et mieux que l'intelligence, à des besoins et à des événements si variés. NOTE 22. Chapitre XVI, page 160. « Ne voyons-nous pas dans les contrées, » etc. La Chine nous offre un exemple frappant de ce fait; à côté du sentiment maternel, si horriblement méconnu , on a fait du sentiment fraternel un des cinq principaux devoirs de l'ordre social, c'est une des vertus qu'on enseigne aux enfants. C'est elle qui sert de base, de lien à la famille ; c'est la grande force de ce peuple, si inférieur en d'autres points, et ce peut être une des causes de sa longue existence. — Le Chinois reste, plus que tout autre, attaché au sol où il est né; en aimant son frère, il apprend à aimer, à rester uni à ses concitoyens. Chaque grand exemple de dévouement fraternel a été recueilli de tout temps par les historiens nationaux, et les inscriptions placées sur les monumentsontprissoind'en instruire la postérité. [Voyage en Chine.)
20
�— 330 — NOTE 23. Chapitre XVII, page 174. « Parce que seule vous auriez enveloppé la vérité de ce voile transparent, » etc. La jeune fdle innocente, et justement parce qu'elle est innocente, fait souvent à sa mère certaines questions embari'assantes, auxquelles celle-ci doit répondre avec ce tact instinctif qui atteint le but sans jamais le dépasser. — Imposer silence à l'enfant est un moyen fâcheux qui laisse l'imagination s'égarer à l'aise; répondre, comme on le fait souvent, par un conte absurde que l'évidence prend bientôt soin de démentir, est plus dangereux encore, et ne ferait qu'altérer la confiance. Qu'une sage réserve, qui ne s'éloignerait ni de la. vérité ni du bon sens, guide la mère; il n'y a qu'elle, on le comprend, à qui nous puissions demander ces choses. J. J. Rousseau, tout en ayant raison de blâmer les ridicules mensonges qu'on fait aux enfants sur la manière dont ils viennent au monde, n'a pas consulté, dans la réponse qu'il veut qu'on leur fasse, cette délicatesse maternelle que nous invoquons ici; elle lui aurait appris qu'on pouvait, sans en dire autant, en dire assez.
�NOTE 24. Chapitre XX, page 498. « Et puis, y a-t-ilbien longtemps qu'on sait enfin qu'elle n'existe pas?» etc. J'ai sous les yeux le journal d'une jeune enfant de dix ans, rempli de naïves révélations sur la nature du sentiment que l'enfant ressent pour sa poupée. J'y trouve ceci : a Ma poupée a mis sa belle robe* mais elle n'a pas voulu me donner la main pendant la promenade. ... je l'ai beaucoup grondée. N'est-ce pas que c'était bien mal de sa part de ne pas m'aimer autant parce qu'elle était belle j'ai mené ma poupée en voiture ; elle sautait de joie, et voulait aller plus vite encore, je ne savais plus comment la calmer et la faire rester en place Comme je l'aime ma poupée; je suis sûre qu'elle est un peu ingrate... » Charmante illusion! qui donne à l'objet aimé un cœur qui répond au cœur qui l'aime. Donnez des poupées aux petites tilles pour qu'elles commencent à ressentir ces douces sympathies; mais, prenez garde, dût ceci paraître puéril, de donner à celles dont la condition est modeste des poupées trop brillantes. Je n'aime pas le contact de ces dentelles, de ces riches étoffes, pour de petites mamans bien simples. Il peut éveiller la coquetterie Mais un jouet qui n'aura jamais ce danger et que préfère à tout autre la jeune enfant de dix à douze ans, c'est le charmant
�Baby, qui se ploie et se laisse si bien bercer sur les bras, endormir dans son berceau. — Ce qu'on lui dit à ce cher Baby, ce sont des mots si doux ! De si gentilles gâteries sont permises pour lui ! Il n'a pas de défauts, nulle coquetterie il est si petit!... Puis il est si frais, si joli dans sa gracieuse layette ! — Avec elle , plus tard , on apprend si bien à faire celle du petit enfant pauvre ! Plus tard encore celle de l'enfant qu'on aime tant. — La jeune mère se souvient alors de ses joies de petite fdle qui ont servi à l'initier aux devoirs si importants qu'elle accomplit avec tant de religion et d'amour.
�TABLE ANALYTIQUE.
PRÉFACE INTRODUCTION
.
CHAPITRE PREMIER.
L'amour maternel.— Il n'est point également réparti. — Se modifie selon les civilisations ; la Chine l'Orient, le christianisme. — Son développement souvent entravé. — Son abaissement au siècle dernier. — Comment s'opéra le réveil.—Qui en donna le premier signal.—L'enfant a reconquis la liberté de l'enfance
CHAPITRE II.
J'en appelle à toutes les mères. — L'étincelle ranime le feu sacré.—La mère nourrit son enfant.—Par qui le nouveauné peut-il être mieux allaité que par sa mère ? — La première séparation.—Inconvénients de la nourrice étrangère. —Tableau de la jeune mère allaitant son enfant. . . .
CHAPITRE III.
Suite du chapitre précédent.— Conséquences fâcheuses si la mère/ne nourrit pas.—Perd-elle sa beauté en nourrissant? — Conséquences quant à l'enfant. — Le lait de la mère est le seul qui soit approprié au nouveau-né. —Les nourrices de la campagne sont-elles plus robustes ?—Elles languissent, regrettent le ménage, le mari et les enfants. — Le lait tarit.—Il est des circonstances où la mère ne doit pas nour20.
�— 354 —
Pages
rir. Elles sont rares. — On peut en diminuer le nombre,— Inconvénients de la nourrice au point de vue moral.—Qui sont les vrai coupables?— Ce qu'on devra dire aux jeunes mères. — Conséquences du devoir accompli
-21 .
CHAPITRE IV.
Les joies du berceau.—La mère prépare le berceau avant la naissance de son enfant. — Ses soins sont partagés par le mari.—Le premier sourire.—L'enfant a parlé
35
CHAPITRE V.
Les deux sevrages.—La mère nourrice hésite à sevrer.—Pourquoi? — On hâte l'époque du sevrage quand l'enfant a été allaité par une nourrice étrangère. — L'enfant perd sa seconde mère.—Il faut lui en chercher une autre.—La bonne. —Les enfants l'aiment, la mère en est jalouse.—L'amour doit fortifier la voix du sang
41
CHAPITRE VI.
Le premier langage.~La mère doit l'apprendre à son enfant. — Principales indications pour diriger la mère. — L'influence maternelle est très-sensible en cela
49
CHAPITRE VII.
Les impressions de l'enfance.—Elles laissent des traces ineffaçables. — Savoir reconnaître les tendances naturelles de l'enfant. — La mère seule sait ce qu'il faut cacher comme tout ce qu'il faut dire. —Ne pas révéler le mal en voulant l'empêcher de naître.—Dieu a donné à toutes les mères les facultés nécessaiiesïpourtSubvenir aux besoins et aux nécessités de l'être auquel elles ont donné la vie
57
CHAPITRE VIII.
L'autorité' paternelle.— Le père n'a pas été oublié.—Sa tâche commence plus tard. — II cède dans les premiers moments sa place à la mère.— Son autorité apparaît.— Ce qu'il faut pour la rendre respectable et efficace
C5
�— 3S5 —
CHAPITRE IX.
Les châtiments. — Les corrections corporelles mauvaises.— Opinion de Montaigne. — Le châtiment avilit.— Il effraye sans corriger. — Plus tard il révolte le jeune garçon. — Il arrête les élans de la fille vers sa mère.—La verge comme moyen de se faire obéir.—Comment elle devrait être remplacée—Punitions qu'on peut employer.—Toutes cependant ont un écueil, excepté celles que la mère trouve dans son cœur. —L'autorité paternelle employée.—La satisfaction des parents est la récompense
Pagps
73
CHAPITRE X.
S'il faut que les fils s'éloignent, la fille doit rester. — Les livres sont inutiles à la mère qui remplit ses devoirs, comme à celle qui les néglige pour les laisser à d'autres. — Combien peu on garde ses enfants près de soi. — Les fils suivent l'éducation publique. — La fille console de leur absence—11 faut la garder, et pourquoi?—L'institutrice, le couvent, les pensions, tout cela ne vaut pas l'éducation dirigée et surveillée par la mère
87
CHAPITRE XI.
Gardez-la parce qu'elle souffre.—Éloignera-t-on sa fille au moment où la souffrance doit l'atteindre?—Elle restera ! — L'amour maternel grandit alors ; il devient ingénieux à force de tendresse.—Le dévouement sans limite se trouve dans le cœur de la mère 97
CHAPITRE XII.
Qu'est-ce que Dieu pour l'homme? Qu'est-ce que Dieu pour l'enfant?— Comme le corps, l'âme demande un aliment. — La mère est encore appelée à le donner à l'enfant. — L'instruction de l'âme doit commencer de bonne heure.— Parler de Dieu ; sans chercher à le définir.— La science y est impuissante—Le cœur d'une mère est le meilleur des livres pour apprendre à croire en Dieu.—La nature sera la seconde institutrice.—Savoir en admirer les merveilles. .
107
�— 356 —
CHAPITRE XIII.
T?ages La prière.—Effet de la pensée constante que Dieu est présent partout.—L'enfant ne doit pas l'oublier, et pour cela il faut qu'il prie souvent. —Que demander? Sagesse et bonté. — Comment prier? La mère est encore là pour l'enseigner. —Deux sortes de prières, la prière de l'instinct—et celle du devoir.—La prière en commun—avant et après les repas. — Dans les principales actions de la vie, dans la souffrance. — La prière intime
151
CHAPITRE XIV.
Les meilleurs guides.—A quel âge les guides naturels de l'enfant ont-ils besoin d'auxiliaires?—Ce n'est pas l'âge, mais l'état de conscience, suivant Fénelon, qui doit servir de règle pour décider le moment où devra se faire la première confession. — La mère en sera juge— et pourquoi?—Que fait-on ordinairement? Examen de la question et des précautions à prendre.—La mère doit toujours diriger sa fille dans la voie de l'éducation religieuse.—Première communion.— La responsabilité de la direction pèse toujours sur la mère; elle doit conserver la première place dans la confiance de sa fille. — Les filles éloignées de la maison paternelle ont besoin d'un guide, quel autre meilleur que celui que la religion leur assigne.—Les orphelius trouvent dans les ministres de la religion le père et la mère qui leur manquent
129
CHAPITRE XV.
Vous n'aimerez jamais assez.—L'enfant doit aimer beaucoup. — S'il n'aime pas il peut devenir un méchant.—L'enfance, comme on l'a dit, EST-ELLE SANS PITIÉ? Ne pas craindre de développer le cœur.—Source de tout perfectionnement dans l'ordre moral.—Souvent le cœur sommeille.—Il faut le réveiller, c'est à la mère qu'il appartient de le faire. — Ses fils doivent toujours venir chercher auprès d'elle la force et l'espérance. — La fille surtout doit se faire aimer par sa bienveillance et sa charité H5
�— 357 —
CHAPITRE XVI. Pages L'amitié fraternelle. — L'amour pour nos semblables est le rayonnement de l'amour fraternel.—Il est inhérent à notre nature. —Partout il se révèle, même chez les animaux.— L'amour fraternel crée la famille et la société.— Resserrer les liens de la famille, c'est travailler au bonheur de tous. —Apprendre de bonne heure à l'enfant qu'il doit partager avec son frère.—Amitié de deux sœurs.— Amitié de frère et de sœur, suprême expression de l'amour fraternel. . . CHAPITRE XVII. La bonne part.— Où est la bonne part?—Une fois comprise, on ne voudra pas la laisser à d'autres.—Obstacles.—L'institutrice remplacée par une femme moins distinguée, on la préfère. — La mère est absente, grave inconvénient.— Langage souvent peu en harmonie avec la classe à laquelle on appartient, pourquoi? CHAPITRE XVIII. La douce tâche.—La mère qui a bien commencé persévérera. — Elle fera l'éducation de son enfant, surtout dans les conditions moyennes de la société. — Avantages de ces conditions. —Joies et plaisirs du matin. — Le mari part. La mère avec sa fille. — Soins et coquetteries de la mère pour cet enfant.— Son tact et son habileté.—Nécessité de ces occupations pour la mère même CHAPITRE XIX. La chambre maternelle.—Ses joies, la mère y règne.—Rêves maternels. — Puissent-ils ne s'assombrir jamais. ... CHAPITRE XX. La chambre de la jeune fille. — Comment on la pare.—Elle dirait l'histoire de l'enfant.—Des jouets, la poupée.—Apprentissage de la maternité
157
169
177
187
193
�— 358 —
CHAPITRE XXI.
l'instruction.—La mère doit instruire sa fille elle-même.—
Pages
Les cours — leurs inconvénients. — L'instruction donnée dans l'intérieur de la maison paternelle est préférable. — La mère peut s'y faire aider. On commence trop tôt l'instruction des filles. — Moins de temps est nécessaire que pour les fils . 201
CHAPITRE XXII.
La lecture.—Savoir bien lire est rare. —Cet art contribue au
développement de l'intelligence.— Comment la jeune fille doit lire.—Choisir lalectureselon les lieux où l'onse trouve. 211
CHAPITRE XXIII.
Le style. — Bien parler et bien écrire sont la source des plus
vives jouissances. — Comment la mère doit y préparer sa fille. — Commencer de bonne heure à l'exercer. — Habitude journalière.— Charme de ces rédactions, plaisirs de la famille
CHAPITRE XXIV.
211
Les beaux-arts. — En Dieu est la source de tous les arts.—
L'enfant y est sensible dès sa naissance. — Comment on doit développer et régler le goût des enfants. — Apprendre à regarder et à comparer. — Bendre l'enfant sensible à la musique. — Ainsi disposé, il prendra des leçuns avec plaisir. — Le résultat en sera bon. — La mère doit éviter un excès dans l'étude de la musique. — Les dangers pour le dessin et ia peinture sont moins à redouter
CHAPITRE XXV.
225
Le ménage. — Les occupations du ménage doivent remplir
les moments inoccupés.—Elles sont utiles.—En quoi consistent-elles.—La cuisine même en fait partie.— Embellir la maison appartient ii la femme
23J
�— 359 —
CHAPITRE XXVI.
Tagcs
Savoir soigner ceux qui souffrent. — La fille doit être la sœur de charité de la famille. — On devrait lui apprendre à soigner les malades. — Réponse aux objections. — Jusqu'où doit aller leur savoir en ce point CHAPITRE XXVII. La toilette.—La mère doit être soigneuse de celle de sa fille. — En quoi consiste la toilette. — La luxe ne donne pas l'élégance. — Les femmes COMME IL FAUT. — Limites que devraient s'imposer les femmes CHAPITRE XXVIII. Le départ. — Jeune fille, où vas-tu? — Pourquoi sitôt? — Les adieux.—Cache-lui tes larmes.—L'as-tu bien préparéo? CHAPITRE XXIX. La vertu, c'est le combat.— Où est la vertu?—La jeune fille protégée par sa mère. — L'autre est seule, elle résiste. — Séduction de la rose. — Il faut résister ù son cœur. . . CHAPITRE XXX. Qu'as-tu fait de ta fille? — La mère imprévoyante, l'enfant coupable, la maison délaissée. — La mère et la fille sont divisées CHAPITRE X.VXI. Le mérite est-il égal?— J'ai fait bien peu tout en aimant beaucoup. — La mère pauvre. — L'enfant malade. — Le travail au milieu des angoisses. — Toutes les mères sont sœurs, au moment de la naissance et de la mort de l'enfant. ; . . . ; »!
243
2*9
257
263
27 1
2-7
�360
3t
CHAPITRE XXXII. "
Pages
Ils reviendront. — Le sacrifice, loi de l'amour maternel. La mère dit à son fils de la quitter. — Elle marie sa fille. — La joie de la famille est partie. — Le retour. . . .
CHAPITRE XXXIII.
287
Il survit à la mort.—Le lien indissoluble.—La mère résiste aux épreuves.— Dieu la soutient. —Je ne peux qu'en mourir. — Mort pour tous, l'enfant vit encore pour sa mère.—Le regard suprême.—Tout est-il accompli?—Estil une plus lourde tâche? —La mère pauvre. — La tombe de l'enfant. — Cette voix c'est la tienne. — Ah ! te voilà !
CONCLUSION
295 309
325
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
�
PDF Table Of Content
This element set enables storing TOC od PDF files.
Text
TOC extracted from PDF files belonging to this item. One line per element, looking like page|title
InfoValue: I.C.S. v1.4.1.9 Copyright © 2009-2013 ISAKO|InfoKey: Creator|InfoKey: Producer
InfoKey: ModDate|InfoValue: iTextSharp 5.0.5 (c) 1T3XT BVBA|InfoValue: D:20130220115601+01'00'
InfoValue: D:20130208104105+01'00'|InfoKey: CreationDate|PdfID0: 713d72eaa94ed86917531bab4e1a8648
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/4786fe573149dbb19fe622c3d1f949df.pdf
2137d9394f1896f91c38bf0c5470a26c
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Ouvrages remarquables des écoles normales
Description
An account of the resource
Document
A resource containing textual data. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
De l'influence de l'éducation sur la moralité et le bien-être des classes laborieuses
Subject
The topic of the resource
Education
Morale
Classe ouvrière
Description
An account of the resource
Ouvrage ayant reçu de l'Académie des sciences morales et politiques la récompense de 3.000 francs dans le concours du prix Beaujour.
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Deseilligny, Alfred Nicolas Pierrot (1828-1875)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie de L. Hachette et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1868
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-02-21
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/04601120X
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
1 vol. au format PDF (324 p.)
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG 37 002
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Lille
Rights Holder
A person or organization owning or managing rights over the resource.
Université d'Artois
PDF Search
This element set enables searching on PDF files.
Text
Text extracted from PDF files belonging to this item.
L'INFLUENCE DE L'ÉDUCATION
SUR
LÀ MORALITÉ ET LE BIEN-ÊTRE
DES CLASSES LABOKIEUSES
��PU EFA.GE
L'Académie des sciences morales et politiques a mis au concours, pour le prix Beaujour, en 1867, la question de Y Influence de l'Education sur la moralité et le bien-être des classes laborieuses. Elle a indiqué dans les termes suivants le programme à remplir dans le travail qu'elle demandait : « Etudier et comparer, dans leurs carac« tères généraux, les lois sur l'instruction « élémentaire actuellement en vigueur chez « les peuples les plus éclairés de l'Europe; en « constater les résultats immédiats et les
�PRÉFACE.
« conséquences morales; rechercher quelle « est l'iniluencc de l'instruction sur la mora« lité et de la moralité sur le bien-être. » En lisant ce programme qui soulève de si intéressantes questions, j'ai ressenti un vif désir d'en entreprendre l'étude. J'étais peutêtre mieux placé qu'un autre pour la tenter; car, après avoir appris à connaître pendant ma jeunesse, par les exemples et les leçons de mon père, tout le prix de l'éducation, j'ai été amené ensuite à participer pendant près de dix-sept aimées à la direction d'une grande industrie. J'ai eu là l'enseignement des faits, et j'ai pu voir et expérimenter par moi-même combien ont été féconds, pour la moralité et le bien-être, les efforts faits par les fondateurs dès le début de leurs travaux et continués depuis lors sans relâche pour développer l'instruction de la classe ouvrière. J'ai eu aussi l'occasion de visiter d'autres pays et de séjourner quelque temps dans leurs centres manufacturiers. J'ai recueilli en Angleterre, en Ecosse, en Bel-
�PRÉFACE.
III
giqiie et en Allemagne d'intéressantes observalions. Me trouvant inoccupé au moment où le programme du prix Beaujour m'est tombé sous les yeux, j'ai cherché à profiter de mes loisirs pour résumer dans cet ouvrage le résultat de mon expérience. L'Académie a bien voulu le récompenser, en indiquant toutefois l'utilité d'une révision et de développements complémentaires sur quelques points. Je travaillais à suivre ses avis et à réaliser les améliorations indiquées, quand les circonstances m'ont amené à me charger de nouvelles occupations industrielles. J'ai dû patsuite renoncer à perfectionner mon livre, et je le publie tel qu'il est, regrettant vivement de n'avoir pas eu le temps de le rendre plus digne de la bienveillante attention du lecteur et du suffrage si honorable que l'Académie a bien voulu lui accorder.
�DE L'INFLUENCE
DE L'ÉDUCATION
SUR LA MORALITÉ ET LE BIEN-ÊTRE.% DES CLASSES LABORIEUSES
INTRODUCTION Lorsque notre siècle paraîtra devant l'histoire, il pourra, pour témoigner de son œuvre, montrer de grandes conquêtes scientifiques et industrielles. Il pourra dire à juste titre que ces découvertes extraordinaires, les chemins de fer, la navigation à vapeur, le télégraphe électrique, et tant d'autres, n'ont pas eu seulement d'immenses résultats matériels, mais ont puissamment aidé aux progrès de la civilisation et à son expansion dans le monde entier. 11 montrera ces pays jusque là inconnus et cependant si peuplés, la Chine, le Japon, l'intérieur même de l'Afrique, ouverts à notre commerce et appelés à une rapide transformation; d'autres pays richement dotés par la nature et à
1
�2
INTRODUCTION.
peine habités, fécondés par la colonisation européenne, et ouvrant des horizons sans limite à l'avenir des sociétés modernes. L'histoire ne pourra être indifférente à ces grands progrès, et elle récompensera par ses éloges les nations occidentales qui ont été à la tête de cet admirable mouvement intellectuel et matériel. — Mais il est impossible qu'elle ne leur adresse pas une autre question et ne leur demande pas ce qu'a été pendant le dix-neuvième siècle le progrès social. A la suite de la révolution française qui a posé devant l'univers étonné les plus grands problèmes de l'humanité, qu'a fait notre siècle pour les résoudre?Par quels moyens a-t-il réalisé ou tout au moins tenté la réconciliation des classes élevées et des classes laborieuses? J'espère et j'ai toute confiance que la réponse pourra être la suivante : « A la fin du dix-neuvième siècle, il n'y avait « plus en France ni dans les nations éclairées de « l'Occident une seule personne qui ne sût lire et « écrire : cette diffusion des lumières, loin d'en« courager les révolutions, en a amené le terme ; « car le suffrage universel, critiquable et souvent « dangereux avec une nation ignorante et surtout « avec un peuple à demi lettré, est devenu un « élément d'ordre et de saine démocratie alliée « au respect de l'autorité, du moment que fin-
�INTRODUCTION.
3
struction a été généralisée. Les idées religieuses, un moment ébranlées par le doute, ont repris leur empire et ont été le fondement de l'éducation populaire ; le prêtre et l'instituteur ce ont compris qu'ils poursuivaient la même œuvre « et ils se sont mutuellement aidés. De meilleures « habitudes morales se sont répandues, et le goût « de la vie de famille est général. Il y a toujours « des exceptions : beaucoup de natures difficiles « ont résisté au travail de l'éducation ; quelques '« esprits ambitieux rêvent encore des chimères, a et n'ont pas trouvé leur satisfaction dans l'état « de la société; mais leur nombre est restreint, et « leur influence a diminué au fur et à mesure « que le bienfait de l'enseignement a été donné « à tous. En même temps le bien-être est plus « grand, le mouvement de dépopulation des cam« pagnes s'est arrêté, parce qu'avec la diffusion de « l'instruction agricole les idées de routine ont « perdu du terrain, et qu'on a trouvé à mieux « tirer parti du sol et à améliorer la condition de «l'agriculture. L'industrie, soutenue parlepro« grès intellectuel des populations ouvrières, a « continué à grandir, et a dévéloppé ses institu« tions de prévoyance et de patronage éclairé, en « même temps qu'elle a perfectionné l'instruction « de ses jeunes générations. Les caisses de se^
« « « «
�4
INTRODUCTION.
cours mutuels, les caisses d'épargne, les assodations coopératives sont tellement répandues, que le paupérisme, sans disparaître encore, a. diminué notablement. Les logements des ouïe vriers et des paysans ne sont plus ce qu'ils « étaient autrefois ; le progrès intellectuel a fait « comprendre combien il était utile de favoriser « la vie d'intérieur par de bonnes installations ; « la famille, heureuse chez elle, a perdu le goût « des distractions bruyantes du dehors. La « femme a pu présider au foyer domestique, « parce qu'au lieu d'être comme autrefois igno« rante et dénuée de ressources intellectuelles, « elle a puisé dans l'éducation le goût du travail « et les lumières nécessaires pour bien tenir sa « maison et la rendre agréable. La population « s'accroît, et le bien être de chacun va en se « développant. Les progrès de l'instruction pri« maire ne sont pas la cause unique de cette « transformation, mais ils y ont beaucoup aidé, « et sans une éducation générale, religieuse dans « son esprit, et appropriée aux besoins de tous, « ces grands résultats n'auraient pu être atteints. » Est-ce une illusion de penser qu'à la fin du dix-neuvième siècle ce tableau pourra-être vrai? Il reste encore plus de trente ans à courir, et, si l'on songe à ce qui a été fait depuis un pareil
« « « «
�INTRODUCTION.
S
nombre d'années, il est impossible de ne pas espérer que l'œuvre de l'instruction primaire sera terminée, et qu'une partie au moins de ses effets sur la moralité et le bien-être aura pu être constatée et aura récompensé les sages promoteurs de l'éducation populaire. H y a d'ailleurs déjà en Europe d'encourageants exemples. L'Allemagne du Nord présente le spectacle d'une nation éclairée dans laquelle tout le monde sait lire et écrire et connaît les premiers éléments des lettres et des sciences. D'autres pays, notamment la Suisse, ont suivi la trace de l'Allemagne. En France même, les progrès sont constants.—Je vais essayer d'étudier successivement l'organisation de l'enseignement dans quelquesuns de ces pays et dans le nôtre. Puis je chercherai à en déterminer l'influence sur la moralité, sur le bien-être et sur le développement agricole et industriel, élément si considérable delà prospérité publique. Mais, avant d'étudier en détail l'organisation de l'enseignement dans les pays les plus éclairés de l'Europe, je manquerais à ma tâche si je ne rappelais au début même de cet ouvrage l'influence toute prépondérante de l'éducation de famille. Il faudrait écrire un livre entier sur un si grand sujet. Je ne l'ai point essayé ; mais l'action
�6
INTRODUCTION.
puissante qui s'exerce par les leçons de la mère, par les exemples du père, par l'attrait du foyer domestique, apparaîtra dans tout le cours de mon travail. En traitant des institutions et de la situation morale de chaque pays, je ne manquerai pas de remonter souvent à cette source où l'enfant puise d'ineffaçables impressions dont on peut suivre plus tard la trace chez l'homme. Ce rôle de la famille s'exerce pendant toute la durée de l'éducation ; mais il aurait fallu peut-être consacrer une étude spéciale à la première enfance. Ici encore, et tout d'abord, nous aurions trouvé la mère préparant par ses leçons l'enseignement de l'école. C'est chez les populations laborieuses qu'on voit le plus clairement l'importance de ces leçons de la famille au début de la vie. L'enfant qui a grandi au hasard, dans la rue, sollicité par des exemples de mauvais langage et d'habitudes grossières, prépare pour l'école d'abord, pour la vie ensuite, un triste sujet, un ouvrier peu recommandable. L'enfant élevé avec amour et avec soin devient aisément un bon écolier, plus tard un homme distingué et un homme de bien. Que de fois, en étudiant l'histoire de ces enfants du peuple qui ont honoré leur profession et leur pays, n'a-t-on pas retrouvé, avant les salutaires enseignements de l'école, les premiers principes
�INTRODUCTION.
7
d'honnêteté, de religion, de discipline morale appris sur les genoux de leurs mères ! Heureuses familles où les parents se vouent avec ardeur à cette mission providentielle qui commence dès que la raison de leur enfant s'éveille' Mais ce sujet lui-même se lie intimement à la question du développement intellectuel et moral des populations laborieuses. Pour préparer la mère, il faut former la jeune fille. C'est donc en fortifiant l'éducation, en répandant les lumières qu'on pourra élever les parents à la hauteur de leurs fonctions. Ainsi parler de l'éducation des filles ce sera toucher en même temps au rôle de la femme dans l'éducation, au rôle de la mère dans la formation de l'enfance. Enfin je n'ai pu aborder ce problème si difficile de l'enseignement populaire sans constater l'impérieuse nécessité d'une éducation fortement religieuse ; mais placé entre des solutions qui changent avec les pays ; trouvant en Allemagne l'union intime de l'église et de l'école, ailleurs, et notamment en Hollande, leur séparation radicale, j'ai dû me borner à rendre compte des légistations, de leur influence, et me rattacher surtout à nos idées françaises si nettement opposées à l'immixtion de l'enseignement religieux dans l'enseignement scolaire. C'est donc de ce
�8
INTRODUCTION.
dernier que je me suis occupé presque exclusivement. Mais en demandant à l'instruction de former de nouvelles générations laborieuses et éclairées, je n'ai pu m'empêcher de reconnaître qu'il faut à l'enseignement le secours de croyances religieuses pour une moralisation complète des classes ouvrières. L'alliance intime de ces deux grands moyens d'action est seule capable de produire des résultats féconds et durables.
*
�PREMIÈRE PARTIE
ORGANISATION DE L'INSTRUCTION PRIMAIRE
CHAPITRE PREMIER
PRUSSE.
Les beaux travaux de M. Cousin et après lui de M. Rendu, de M. Baudouin, de M. Monnier et d'autres publicisies ont fait connaître à la France qu'il y a à ses portes un grand peuple chez lequel depuis un siècle tout le monde sait lire et écrire et possède les premiers éléments de l'instruction générale. Déjà, à une époque antérieure, M. Cuvier dans un rapport remarquable avait appelé l'attention sur les progrès extraordinaires de l'enseignement en Allemagne. Mais notre pays, qui abandonnait à d'autres nations, et particulièrement à l'Angleterre, la priorité de succès dans les arts in-
�iO
PREMIÈRE PARTIE.
dusli'iels, s'est regardé longtemps comme supérieur à tout autre peuple pour le développement intellectuel, et il avait tellement cette confiance qu'il ne croyait pas nécessaire de précipiter le mouvement de l'instruction primaire, et qu'il laissait au temps le soin de le développer et de le généraliser. Aujourd'hui encore que les progrès de l'Allemagne sont connus de tous les esprits éclairés, on offenserait gravement bien des Français peu familiarisés avec ce genre d'études en leur disant que nous avons beaucoup à faire pour égaler lés Allemands sous le rapport de l'instruction élémentaire. A dire vrai, il ne faut pas faire honneur de ce progrès si remarquable à l'esprit libéral des gouvernements allemands qui n'ont pas vu dans l'éducation tout ce que nous sommes amenés à y chercher nous-mêmes. La vulgarisation de l'enseignement primaire a été la conséquence nécessaire de l'établissement du protestantisme en Allemagne. Depuis que la réforme a supprimé la plus grande partie du culte extérieur, et que la lecture de la Bible est devenue la forme principale de la pratique religieuse, ne pas savoir lire, ce n'était pas seulement être en dehors du progrès, c'était être en dehors de la religion. Aussi Luther et tous les grands fondateurs du protestantisme furent des promoteurs ardents de l'instruction. Après eux, les gouvernements qui avaient à cœur le succès durable de la réforme firent du développement de l'éducation élémen-
�PRUSSE.
U
taire une question de premier ordre et une véritable loi d'état. Là se trouve encore la source de règlements et d'habitudes qui étonnent nos esprits français si habitués à se défier de l'intervention de la religion et de ses ministres dans l'éducation ou dans la politique. En Allemagne, on trouve partout le représentant du culte protestant et même du culte catholique chargé d'inspecter les écoles, de leur donner l'esprit qui doit les animer, de former les instituteurs primaires, et d'être l'âme des écoles normales qui s'appellent en Allemagne des séminaires et qui réalisent bien l'idée que ce nom éveille chez nous. Encouragée par l'idée religieuse dans les provinces qui ont adopté la réforme, l'éducation s'est étendue naturellement aux pays catholiques soumis aux mêmes lois de la monarchie prussienne. Aujourd'hui son œuvre est faite; elle ne s'est pas bornée à former des esprits religieux, elle a formé des hommes. Aussi, quand cette nation allemande a été amenée à paraître sur le grand théâtre de la politique européenne, elle s'est trouvée au niveau des nations les plus avancées, et on a pu voir toute l'efficacité du régime d'instruction auquel elle a été soumise depuis plus de deux siècles. Mais en même temps que le but s'est un peu déplacé, et que la culture religieuse des esprits a cessé d'être aujourd'hui l'objet presque unique de l'en-
�10
PREMIÈRE PARTIE.
dustriels, s'est regardé longtemps comme supérieur à tout autre peuple pour le développement intellectuel, et il avait tellement cette confiance qu'il ne croyait pas nécessaire de précipiter le mouvement de l'instruction primaire, et qu'il laissait au temps le soin de le développer et de le généraliser. Aujourd'hui encore que les progrès de l'Allemagne sont connus de tous les esprits éclairés, on offenserait gravement bien des Français peu familiarisés avec ce genre d'études en leur disant que nous avons beaucoup à faire pour égaler lés Allemands sous le rapport de l'instruction élémentaire. A dire vrai, il ne faut pas faire honneur de ce progrès si remarquable à l'esprit libéral des gouvernements allemands qui n'ont pas vu dans l'éducation tout ce que nous sommes amenés à y chercher nous-mêmes. La vulgarisation de l'enseignement primaire a été la conséquence nécessaire de l'établissement du protestantisme en Allemagne. Depuis que la réforme a supprimé la plus grande partie du culte extérieur, et que la lecture de la Bible est devenue la forme principale de la pratique religieuse, ne pas savoir lire, ce n'était pas seulement être en dehors du progrès, c'était être en dehors de la religion. Aussi Luther et tous les grands fondateurs du protestantisme furent des promoteurs ardents de l'instruction. Après eux, les gouvernements qui avaient à cœur le succès durable de la réforme firent du développement de l'éducation élémen-
�PRUSSE.
H
taire une question de premier ordre et une véritable loi d'état. Là se trouve encore la source de règlements et d'habitudes qui étonnent nos esprits français si habitués à se défier de l'intervention de la religion et de ses ministres dans l'éducation ou dans la politique. En Allemagne, on trouve partout le représentant du culte protestant et même du culte catholique chargé d'inspecter les écoles, de leur donner l'esprit qui doit les animer, de former les instituteurs primaires, et d'être l'âme des écoles normales qui s'appellent en Allemagne des séminaires et qui réalisent bien l'idée que ce nom éveille chez nous. Encouragée par l'idée religieuse dans les provinces qui ont adopté la réforme, l'éducation s'est étendue naturellement aux pays catholiques soumis aux mêmes lois de la monarchie prussienne. Aujourd'hui son œuvre est faite; elle ne s'est pas bornée à former des esprits religieux, elle a formé des hommes. Aussi, quand cette nation allemande a été amenée à paraître sur le grand théâtre de la politique européenne, elle s'est trouvée au niveau des nations les plus avancées, et on a pu voir toute l'efficacité du régime d'instruction auquel elle a été soumise depuis plus de deux siècles. Mais en même temps que le but s'est un peu déplacé, et que la culture religieuse des esprits a cessé d'être aujourd'hui l'objet presque unique de l'en-
�12
PREMIÈRE PARTIE.
seignement, l'ancienne organisation tout entière entre les mains du clergé allemand a subsisté. Une autre idée se retrouve dès le début de la législation de l'instruction primaire en Prusse, l'idée politique intimement unie à l'idée religieuse. Le respect du roi et des autorités est placé à côté du respect de la religion comme l'un des plus importants devoirs du maître et de l'élève et comme une espèce de dogme. Aussi, malgré les phases difficiles que l'Allemagne a traversées depuis trente ans, malgré les courants contraires qui l'ont agitée, l'autorité monarchique a conservé un grand prestige. Il faut remonter très-haut pour retrouver les premières traces de la législation sur l'instruction primaire. On possède encore et on lit avec intérêt les premiers règlements qui datent de latin du seizième siècle. Sans remonter jusqu'à ces sources mêmes de l'organisation de l'enseignement, M. Cousin dans son rapport, citeavec éloge des règlements datant de 1728 et de 1736. Mais la plus importante des pièces législatives du dix-huitième siècle est le règlement général du 12 avril 17G3. Frédéric le Grand venait de conclure la paix avec l'Autriche à la suite d'une lutte sanglante. Il s'était remis à l'administration intérieure avec l'ardeur qu'il avait portée dans les batailles. Cette loi sur l'éducation est l'œuvre d'une volonté énergique, en même temps qu'elle témoigne de l'union intime de l'idée religieuse et de l'enseignement. Ce n'est pas Frédéric le philo-
�PRUSSE.
13
sophe, c'est le roi d'un pays protestant, profondément imbu de la nécessité de lareligion, qui en a dicté toutes les dispositions. L'article i0r consacre l'obligation de l'enseignement pour tous : « « « « «
ce
« « « « «
« Avant tout, nous voulons que tous nos sujets, parents, tuteurs, maîtres, envoient à l'école les enfants dont ils sont responsables, garçons ou lilles, depuis leur cinquième année, et les y maintiennent régulièrement jusqu'à l'âge de 13 ou 14 ans. Les enfants ne pourront quitter l'école, nonseulement avant d'être instruits des principes essentiels du christianisme et de savoir bien lire et bien écrire, mais encore avant d'être en état de répondre aux questions qui leur seront adressées d'après les livres d'enseignement approuvés par nos consistoires. »
Je reviendrai plus loin sur le principe de l'obligation. Je me borne à le mentionner au frontispice de la loi du grand Frédéric. Le roi absolu s'y fait sentir. Une amende est prononcée contre les parents qui n'envoient pas leurs enfants à l'école. Les enfants ne peuvent en être retirés que pourvus d'une attestation du pasteur et d'un certificat du maître constatant une instruction suffisante. Le principe de la gratuité n'est pas admis, et il n'a pas triomphé jusqu'ici en Allemagne; on trouve au contraire utile et avantageux que les parents en
�14
PREMIÈRE PARTIE.
mesure de payer soient soumis à la rétribution scolaire. Mais la commune doit faire les fonds pour les familles peu fortunées « afin que l'instruction soit « donnée avec le même zèle et aux entants pauvres « et aux enfants riches.» [Règlement de 1763.) L'idée chrétienne exclusive se manifeste dans le règlement des études. La lecture doit se faire dans le Nouveau Testament; on apprend par cœur les épitres et les évangiles. L'instituteur fait réciter le catéchisme aux enfants, et est chargé à l'église d'une partie de l'école du dimanche. « Comme, dit le règlement, les bons maîtres « font les bonnes écoles, » les plus grandes précautions sont recommandées pour le choix d'instituteurs religieux et moraux. On leur demande une vocation de piété aussi grande que s'ils devaient être ministres du culte. Les pasteurs sont chargés de l'inspection des écoles, et l'inspection par cercle [kreis) est également confiée à des ecclésiastiques. Le chant entre pour une part importante dans le programme de l'enseignement, afin que les enfants puissent participer d'une manière convenable aux exercices du culte. Le but n'est pas celui qui a fait créer nos orphéons. Le point de départ a été exclusivement religieux. Mais là aussi la conséquence a été autre qu'on ne l'avait prévue, et de cette vulgarisation de l'enseignement musical dans les écoles primaires est résulté un goût général pour la mu-
�PRUSSE.
\'6
sique, qui est devenue un des plaisirs des classes laborieuses. Je me suis arrêté sur cet édit de 1763 dont M. Rendu a l'ait si justement remarquer l'importance.Car on s'y réfère encore dans les instructions plus modernes relatives à l'éducation primaire, et, à dire vrai, il n'y a rien dans l'organisation de l'enseignement en Allemagne qui ne se trouve en germe dans ce règlement, empreint de l'esprit puissant et énergique qui l'a inspiré. Le plus important document qui vienne ensuite dans l'histoire de la législation prussienne est Yallgemeines landrecht, code général prussien de 1794. Il ne s'écarte en rien des principes de 1763. L'article 14 porte : « « « « « Les ministres, dans chaque commune, sont tenus, sous la direction de l'autorité supérieure civile et ecclésiastique, d'exercer la surveillance sur l'organisation intérieure et extérieure de l'école. »
La législation s'est continuée jusqu'à ce jour clans le même esprit, et voici à quoi se résument les institutions en vigueur : éducation obligatoire; — pénalité pour les parents qui n'envoient pas leurs entants à l'école; — obligation imposée à toutes lescommunesd'avoir des écoles élémentaires auxquelles les villes doivent joindre des écoles bourgeoises {burgeschulerC]. En réglant la situation de l'instituteur, la loi
�1.6
PREMIÈRE PARTIE.
prussienne rappelle un usage patriarcal qui tait honneur à l'Allemagne. L'instituteur avait le droit d'aller dîner successivement dans toutes les familles. Il parcourait ainsi la commune, prenant tour à tour une place d'ami à chaque foyer. Cet usage portait même un nom spécial (ivandeltish). La loi explique que, là où il existe encore, il ne doit pas compter dans l'évaluation des revenus du maître qui est engagé à n'en profiter que dans les limites compatibles avec sa dignité ou ses devoirs. L'instituteur ne peut d'ailleurs se livrer à aucun travail étranger à ses fonctions; on excepte seulement les leçons particulières et les soins à donner au culte. Un point très-important est celui qui s'occupe de la perception. Elle ne doit pas être faite par l'instituteur, dans la crainte que son caractère de fonctionnaire et sa considération n'en soient amoindris. Les règlements -distinguent soigneusement les écoles élémentaires (elementarsc/iulen) et les écoles bourgeoises [burgescladen) qui conduisent l'enfant jusqu'au momentoùpeuvent commencer les études classiques, s'il doit les entreprendre. Ces écoles bourgeoises n'existent guère que dans les villes. La loi donne au maître des conseils religieux que je voudrais pouvoir reproduire dans leur entier, tant ils sont caractéristiques. On lui recommande l'attachement et la bienveillance pour les enfants
�PRUSSE.
17
qui lui sont contiés. On l'invite, même en dehors des classes, à une paternelle sollicitude, Vient ensuite l'organisation des études, la piété en est encore le fondement. Avant tout l'instruction religieuse, puis en deuxième ordre la langue allemande, la géométrie et quelques principes dedessins,l'arithmétiquepratique, des éléments de physique, de géographie et d'histoire générale, mais principalement de l'histoire nationale, le chant, l'écriture, la gymnastique, quelques travaux manuels des plus simples etquelques instructions sur les travaux de la campagne, variant suivant les pays. Des examens publics doivent avoir lieu tous les ans dans les écoles de garçons, pour y encourager le progrès. Sortis de ces écoles, les jeunes gens doivent suivre régulièrement l'école du dimanche pour entretenir et perfectionner leur instruction. Les règlements établis fixent l'organisation des écoles normales primaires avec un soin et une élévation de vues qui font regretter de ne pouvoir dans ce travail accorder à cette partie si importante de la législation allemande la place qu'elle mériterait. L'instruction religieuse joue encore le principal rôle dans ces écoles normales. La dernière année comprend un commencement d'enseignement pratique, donné par les élèves maîtres dans une école primaire annexée à l'école normale. En sortant de l'école les instituteurs sont nom2
�18
PREMIÈRE PARTIE.
mes maîtres adjoints ou instituteurs dans de petites communes. Ils ne reçoivent leur titre définitif qu'après un stage. Des conférences entré les maîtres ont lieu à des époquesrégulières sous la direction de l'inspecteur. C'est une institution dont on s'est trouvé très-bien en Allemagne. Si l'on constate qu'un des instituteurs n'est pas tout à fait à la hauteur de sa tâche, il peut venir se retremper dans les études de l'école normale. Toute école a son comité de surveillance composé du pasteur, des magistrats et de deux pères de famille.Ilya toujours ainsi au chef-lieu de lacommune un contrôle et un encouragement. La loi consacre l'organisation delà hiérarchie allemande qui de la commune remonte jusqu'au chef-lieu de la province. Là s'arrête l'édifice administratif. Le ministre qui est à Berlin correspond avec les chefs-lieux des provinces, mais seulement pour donner l'impulsion et recevoir des rapports sur la marche de l'enseignement. Dans le consistoire provincial est le collège d'école [Schul Collegium) qui a mission d'intervenir spécialement dans la haute direction des écoles primaires. Au-dessous de lui est le conseil de régence dont fait partie le conseiller pour les écoles [Schulrath). A un degré inférieur nous trouvons le cercle avec son inspecteur (KnEiscHULWSPECTon) qui s'entend
�PRUSSE.
19'
avec le landrath, équivalant au sous-préfet, pour certaines questions relatives aux écoles, et avec les consistoires provinciaux pour la direction de l'enseignement. Dans les provinces catholiques, le rôle de haute surveillance morale des consistoires provinciaux passe à l'évêque. Les maîtres formés par les écoles normales primaires sont choisis de préférence pour les fonctions d'instituteurs. Mais ces postes peuvent également être confiés à des instituteurs libres ayant obtenu un brevet de capacité. Par le même principe de liberté, à côté des établissements communaux peuvent exister des établissements privés dont les maîtres doivent seulement être brevetés et qui ne sont soumis à l'inspection qu'au point de vue delamoralitéetde la piété. On les voit sans défaveur: « Si les écoles publiques, dit-on, « craignent de souffrir par le voisinage des établisse sements privés, elles n'ont qu'à chercher à évite ter cet inconvénient en redoublant d'efforts pour ee se perfectionner. » Quant à l'éducation des filles, pour laquelle les institutrices rendent en France de si grands services, il a bien fallu en Allemagne, où l'on n'a ni le secours de nos admirables congrégations de sœurs, ni même abondance de maîtresses laïques, se contenter de maîtres, soit dans les écoles spéciales de filles, soit dans les écoles mixtes qui exis-
�20
PREMIÈRE PARTIE.
tent ea grand nombre. Nous verrons plus loin, en parlant de la moralité, qu'il y a là une lacune et que l'intelligence des instituteurs ne peut suppléer la délicatesse et la maternelle sollicitude des institutrices. Il fallait toutefois des mai tresses pour les travaux d'aiguille, et on a dû organiser des ouvroirs spéciauxpourles jeuneslilles déjà pourvues de l'instruction élémentaire. Ce sont aussi des femmes et le plus souvent des veuves d'instituteurs qui tiennent les salles d'asile pour petits enfants; cette institution s'est dans les vingt dernières annéesperfectionnéeen Allemagne. Ce sont les célèbres jardins d'enfants dont la bonne organisation a été citée comme modèle et imitée ailleurs. Telles sont les dispositions législatives résumées dans les instructions ministérielles et les circulaires des consistoires. Elles sont si bien étudiées dans tous lesdétails et si complètes qu'il semble difficile d'y rien ajouter. Des recommandations religieuses sont particulièrement faites dans le rescrit de 1821, dans les circulaires de la régence de Dusseldorf en 1839, de la province de Silésie en 1811, et de M. de Raumer, ministre des cultes et de l'instruction publique en 1851. Il y avait lieu en 1851 d'apporter une sévérité nouvelle dans la direction de la pensée religieuse, car le mouvement des esprits en 1848 avait révélé
�PRUSSE.
21
un état de trouble inattendu dans l'Opinion de l'Allemagne, et ce trouble ne s'était pas produit seulement dans la politique, il existait aussi dans la religion. Le souffle des doctrines hégéliennes avait altéré la foi religieuse dans beaucoup d'âmes, et un grand nombre de pasteurs étaient arrivés à un état tout nouveau de croyances, mélange de christianisme et de philosophie, qui, déjà embarrassant à définir et à comprendre pour des intelligences développées, présentait pour l'éducation des enfants des difficultés presque inextricables. Aussi l'enseignement primaire s'élait-il écarté des anciennes voies. Ce n'était plus la tradition religieuse pure, le christianisme plein de foi et de tranquilles inspirations, tel que l'avaient pratiqué au dix-huitième siècle Overberg et Francke, les patriarches de l'instruction primaire en Prusse. La pédagogie, science plus nouvelle, dont Pestalozzi avait été le premier apôtre, et qui sous ses successeurs s'était éloignée de l'idée chrétienne, avait tendu à se substituer dans les écoles primaires à la direction religieuse regardée depuis si longtemps comme la base unique de l'enseignement. Le danger pour les idées qui avaient présidé depuis plus d'un siècle à l'éducation populaire était donc très-grave ; car le principe même de liberté qui fait le fond du protestantisme rendait très-difficile la réaction contre les idées philosophiques, déjà profondément mêlées à la croyance d'un grand
�22
PREMIÈRE PARTIE.
nombre de pasteurs. Le gouvernement prussien s'en effraya d'autant plus qu'il y avait à craindre une altération sérieuse dans la foi politique si intimement associée jusque-là à la foi religieuse. Il se décida donc aux efforts les plus énergiques pour ressusciter les principes d'autorité; il encouragea par tous ses efforts le culte évangélique orthodoxe, et il prodigua les instructions rigoureuses pour ramener l'enseignement primaire dans la voie qu'il avait suivie pendant longtemps avec fidélité. Ces efforts ont-ils été couronnés de succès? Il serait téméraire de répondre affirmativement d'une manière absolue. Mais on peut dire néanmoins qu'il y a eu une réaction religieuse très-prononcée dans les écoles normales primaires, et qu'aujourd'hui dans l'enseignement même des écoles, sinon peut-être partout dans leur esprit, l'ancienne tradition a été reprise d'une manière générale. Quoi qu'il en soit de cette dangereuse tendance', l'enseignement est aujourd'hui plus que jamais répandu en Prusse. Il n'y a pas de petite commune qui n'ait son école primaire. Il n'y a pas de village considérable qui n'ait une école primaire et une école supérieure. Tous les enfants ont l'instruction élémentaire, tous peuvent avoir l'instruction la plus complète; ceux qui sont obligés d'entrer de bonne heure en apprentissage doivent revenir à certaines heures dans le cours supérieur, s'ils en ont un à leur portée, ou à défaut dans le cours
�.PRUSSE.
23
élémentaire, pour entretenir les connaissances qu'ils yont acquises et les développer. Des cours d'adultes sont organisés partout, et leur tâche est d'autant plus facile que le fond de l'instruction primaire est bon et qu'il n'y a qu'à tenir les esprits en haleine et à les rattacher à la fois à l'école et à la pratique religieuse. Tout ce mouvement est facilité par une grande activité de l'esprit communal. Tout le monde s'intéresse à l'école ; le pasteur qui la surveille est près d'elle; l'inspecteur du cercle en est voisin; ce sont des ecclésiastiques, déjà rémunérés pour leur ministère. L'inspection nécessite donc peu de frais, et les fonds restent libres pour les besoins mêmes des écoles. Tout cet ensemble d'organisation prussienne est vraiment digne d'admiration. Les statistiques attestent que le chiffre des illettrés est presque nul. Les exceptions sont si rares qu'il est permis de dire que l'instruction existe chez tous, souvent même à un degré élevé. Nous aurons occasion de voir dans la suite de ce travail la féconde influence qu'a eue sur la moralité et le bien-être de la Prusse ce développement si remarquable de l'éducation.
�CHAPITRE II
AUTRES PAYS DE L'ALLEMAGNE.
Je me suis plus particulièrement étendu sur la Prusse, d'abord parce qu'elle offre un ensemble complet d'institutions avec lesquelles celles du reste de l'Allemagne du Nord présentent les plus grandes analogies, ensuite parce que la législation prussienne va s'étendre sur une plus grande partie du territoire. En arrivant à Francfort, en 1833, au commencement du voyage qui a donné lieu à son célèbre rapport, M. Cousin avait été frappé de trouver partout dans les écoles ces trois livres : la Bible, le Catéchisme et l'Histoire biblique ; et lui, l'esprit philosophe, mais en même temps l'esprit élevé et sincère, écrivait ces lignes :. « Ces trois livres forment ici la base de fince struction populaire, et tout homme sage s'en « réjouira ; car il n'y a de morale pour les trois « quarts des hommes que dans la religion. Les « grands monuments religieux des peuples sont (( leurs vrais livres de lecture. »
�AUTRES PAYS DE L'ALLEMAGNE.
25
A Francfort il avait trouvé, outre les sociétés d'histoire naturelle, de dessin, d'arts, de physique, la société pour la propagation des arts utiles et des sciences, fondée en 4 816, ayant institué une école des dimanches pour les ouvriers en novembre 4 818 et une école des métiers en 4 828. Toutes les écoles l'avaient frappé par leur bonne organisation ; les enfants suivant celle dirigée par leur culte y recevaient une instruction religieuse très-soignée. Les plus pauvres, commes les riches, y étaient instruits, grâce à des fondations de bienfaisance permettant de suppléer à l'insuffisance de ressources de certaines familles. 11 y avait des écoles pour tous les besoins : l'école élémentaire, l'école moyenne (mittelschulë), école supérieure très-suivie, l'école modèle (musterschule). Il avait été très-satisfait de voir l'émulation de ces écoles, partout soutenue par des examens publics. L'enseignement à Francfort n'était pas alors obligatoire, le progrès des lumières avait suffi pour le généraliser. Passant alors dans le duché de Saxe-Weymar, M. Cousin y trouvait une situation analogue, et il constatait encore la prépondérance des idées religieuses et l'inspection aux mains du pouvoir ecclésiastique. « Il est inutile de remarquer, écrivait-il à M. le « comte de Montalivet, alors ministre de lTnstruc« tion publique, qu'une semblable organisation « ne convient nullement à la France; mais on est
�26
PREMIÈRE PARTIE.
forcé de reconnaître qu'elle a produit en Saxe d'excellents fruits. Le clergé s'est constamment montré zélé, passionné même, pour l'instruction publique. En revanche, les laïques ont une déférence naturelle pour l'autorité ecclésiastique. Une mutuelle confiance, enracinée dans les mœurs, met à la fois la religion sous la protection des lumières et les lumières sous celles de la religion. » Il trouvait là l'instruction obligatoire et s'exprimait ainsi sur ce sujet si délicat : « Cette loi remonte à l'origine même du protes« tantisme. C'était alors pour le protestantisme « une mesure de conservation, et de nos jours « même cette loi pourrait fort bien se défendre. « La mission de l'État est de répandre la morale et « les lumières; de plus il a le droit et le devoir de « protéger l'ordre social au dedans comme au dece hors, et l'on ne peut nier que de tous les moyens « d'ordre intérieur, le plus puissant ne soit l'in« struction générale. C'est une sorte de conscrip« tion intellectuelle et morale. » Nous avons été heureux de relire et de citer ces paroles d'un esprit si élevé sur une question qui divise de grandes intelligences, et que sa pensée a éclairée comme tous les sujets qu'elle a touchés. Dans le plus petit hameau de la Saxe, il avait trouvé un maître d'école; tous les enfants depuis
« « « « « « « « «
�AUTRES PAYS DE L'ALLEMAGNE.
27
J'àge de six ans recevaient l'instruction et en profitaient. Il y avait dès lors un fonds général pour les écoles de campagne (landschulfonds), alimenté par des dons, des legs et certains droits que l'État lui abandonnait. On y trouvait les ressources pour assurer le minimum de traitement de l'instituteur et lui donner une retraite dans sa vieillesse. La perception avait lieu par un délégué de ia commune, et on tenait beaucoup à ce que le maître n'eût rien à voir à ces détails de recouvrements. La surveillance était exercée par les pasteurs ; un des pasteurs, choisi pour sa distinction, étaitchargé de correspondre avec le surintendant du diocèse. M. Cousin cite l'instruction de 1822, adressée à tous les maures d'école de Saxe-Weymar, remarquable par son caractère ecclésiastique. Le même esprit règne dans l'ordonnance du grand-duc du 15 mai 1821. Les vacances avaient lieu pendant la moisson, et pouvaient, au gré du diocésain, être divisées comme elle. Il est inutile de s'étendre sur toutes les autres institutions usitées en Saxe-Weymar, comme en Prusse, le comité spécial de la commune s'occupant des affaires de l'école, la conférence des instituteurs, ayant lieu deux fois par an, un cercle de lecture leur envoyant des livres et des journaux, la division des écoles primaires en élémentaires,
�28
PREMIÈRE PARTIE.
moyennes et supérieures, la burgeschule donnant une instruction un peu plus soignée et un peu plus chère, l'importance de l'enseignement musical, et l'usage général de l'orgue assurant au moindre village un organiste exercé. Une école gratuite existait à Weymar pour les ouvriers. Il y avait le dimanche des cours de dessin linéaire et de sciences diverses. ,Qn n'en suivait les cours qu'après un examen préalable. Toutes ces écoles étaient pourvues d'excellents livres dont M. Cousin était très-frappé, comme de tout ce caractère allemand remarquable, disait-il, par sa solidité et sa gravité. Ces progrès se sont maintenus dans cet intéressant duché de Saxe-Weymar, qui a toujours été un centre si exceptionnel de civilisation intellectuelle et de goût éclairé pour les arts, les lettres et les sciences. Mais une transformation profonde a eu lieu dans l'esprit universitaire, et les prérogatives du clergé ne sont plus ce qu'elles étaient alors. L'administration, depuis 1848, est en grande partie laïque. Toutefois l'esprit religieux s'est maintenu, sauf les altérations partielles que les progrès de la philosophie hégélienne ne pouvaient manquer de faire dans un pays aussi tolérant et aussi préoccupé d'études élevées. Là, plus qu'ailleurs, s'est conservée une assez grande liberté de penser, même depuis la réaction essayée en Prusse. Mais le fond de l'édu-
�AUTRES PAYS DE L'ALLEMAGNE.
29
cation primaire appartient toujours à la pensée religieuse. Dans le royaume de Saxe, quand M. Cousin le visita en 4833, les institutions avaient beaucoup de rapport avec celles que j'ai déjà décrites. L'enseignement était obligatoire à partir de cinq ans, il n'était gratuit que pour les pauvres. Il y avait cependant encore quelques villages sans écoles. Mais on leur donnai t des maîtres d'enfants [kinderteliler). A Leipzig il avait trouvé la freischule, école gratuite pour les enfants pauvres, recevant mille enfants, la burgeschuln pour enfants bourgeois, trèsbelle construction fort bien entendue et non moins bien dirigée par un directeur voué au progrès des écoles chrétiennes populaires. Depuis lors, la loi du 6 juin 4833 et la loi et l'ordonnance de 1854 ont donné une nouvelle force à l'enseignement primaire en en confirmant la direction religieuse et en combattant les tendances philosophiques qui, en Saxe, comme dans le reste de l'Allemagne, avaient séduit beaucoup des meilleurs esprits. On retrouve les mêmes principes dans le Hanovre où l'ordonnance royale de 4850, sous l'inspiration des craintes qu'avait données au pouvoir royal le mouvement révolutionnaire, augmente l'influence du pouvoir religieux dans la direction de l'enseignement primaire. La Hesse électorale et le grand-duché de Bade
�30
PREMIÈRE PARTIE.
n'avaient pour atteindre le môme but qu'à faire appliquer la loi du 29 novembre 1835 pour la Hesse et celle du 15 mai 1834 pour Bade, toutes remplies de l'esprit religieux. Toutefois, le grand-duché de Bade est entré depu is quelques années dans un système nouveau. Le principe de la séparation de l'enseignement religieux y a triomphé, et a été consacré par la loi de 1867. Quelle que doive être l'issue de cette réforme qui a d'ardents promoteurs dans plusieurs parties de l'Allemagne, l'état de l'instruction dans le grand-duché de Bade est extrêmement satisfaisant. On ne peut parcourir ce beau pays sans être heureux de constater le degré de lumière auquel est arrivée son intelligente population. C'est dans la province de Hesse-Cassel que se trouve l'école normale de Fulda dont les remarquables dispositions ont été souvent citées. Elle a formé d'excellents instituteurs et contribué dans ce petit pays, aujourd'hui prussien, à un grand développement de l'enseignement élémentaire. Dans tous ces pays, l'obligation scolaire a passé dans les mœurs, et fait tellement partie des idées reçues que sa pratique n'offre aucune difficulté : elle est appliquée dans la commune même par le comité des écoles comprenant, outre le pasteur, des pères de famille dont la salutaire influence vient seconder l'action de la loi. Le Wurtemberg ne le cède à aucun pays de l'Ai-
�AUTRES PAYS DE L'ALLEMAGNE.
3)
lemagne pour le développement de l'instruction primaire. L'enseignement y est obligatoire depuis le 31 décembre 1810. Biais déjà à cette date l'éducation était générale ; car les bibliothèques populaires, de création si récente chez nous, ont été instituées en Wurtemberg par un décret du 6 décembre 1791, qui témoigne qu'il y avait déjà à cette époque une grande culture intellectuelle. Depuis, le règlement de 1824 est venu confirmer les mesures protectrices de l'enseignement et la loi du 1er juin 1864 a apporté une nouvelle pierre à l'édifice. Elle est spécialement remarquable par le soin qu'elle prend d'assurer aux instituteurs un minimum de traitement convenable. Il n'y a pas un maître d'école dans le plus petit village recevant moins de 800 francs par an, et ce chiffre est sensiblement dépassé dans les écoles quelque peu importantes. Cet intelligent pays a voulu témoigner ainsi de sa prédilection pour l'enseignement. Les* écoles du dimanche et du soir pour les ouvriers y sont répandues et donnent lieu à de grands progrès, remarquables spécialement au point de vue artistique. La Bavière n'a adopté que plus récemment le principe de l'obligation. Cette mesure date de 1856 et coïncide avec un vif élan donné à l'instruction élémentaire. Il n'y a plus aujourd'hui qu'un nombre extrêmement limité d'enfants échappant à l'instruction; il ne dépasse pas 5 0/0, et on pense qu'il n'y
�32
PREMIÈRE PARTIE.
aura bientôt plus d'exception à la règle générale. La loi de 1861 a donné à la Bavière un code d'éducation populaire comparable à celui des États les plus avancés. Les écoles du dimanche existent en Bavière depuis 1793 et se sont généralisées. L'étude du dessin y est en honneur, et le progrès artistique est l'objet d'une féconde émulation entre les jeunes ouvriers Il me reste à parler de l'Autriche, c'est-à-dire de cette agglomération de populations si peu homogènes, qui cherche depuis de longues années sans avoir pu la trouver encore sa formule constitutionnelle et politique. Le principe de l'obligation a été adopté en Autriche, mais il n'a été fécond en résultats que dans une partie de l'empire. Le Tyrol occupe le premier rang au point de vue de l'éducation : viennent ensuite l'archiduché d'Autriche, la Moravie, la Bohême et la Silésie; la Vénétie était à •un rang sensiblement inférieur; les préoccupations militaires y ont depuis longtemps le dessus sur les progrès moraux. La Hongrie est moins avancée encore. Enfin la Croatie et la Gallicie accusent une déplorable infériorité. Dans les pays allemands l'inslruction a été l'objet de soins assidus. Les résultats matériels sont bons; la proportion des jeunes gens illettrés est devenue très-faible, et cependant la culture intellectuelle et morale n'égale pas celle de l'Allemagne du Nord. On fait depuis quelques années de grands efforts à
�AUTRES PAYS DE L'ALLEMAGNE.
33
Yienne pour reproduire toutes les dispositions qui en Prusse, en Saxe, en Wurtemberg, ont été si fécondes. Jusqu'ici le succès, quoique réel, n'est pas à la hauteur des espérances. A quoi faut-il attribuer ce mécompte? N'y a-t-il pas une mauvaise fortune attachée depuis longtemps au gouvernement de l'Autriche, et une stérilité relative de ses efforts? L'obstacle a dû sans doute venir du principe même de la réunion sous un même prince de tant de races diverses, qu'on a successivement tenté de soumettre à un mariage forcé ou de laisser à leur antique individualité. Une partie des forces de la monarchie s'est usée à ces tentatives jusqu'ici inutiles, et l'œuvre du progrès intérieur n'a pas marché aussi vite que dans l'Allemagne du Nord, qui avait appliqué toutes ses forces au développement de la civilisation intellectuelle.
I
3
�CHAPITRE III
SU ISSE.
En franchissant les limites de l'Allemagne pour entrer en Suisse, nous sommes sur un tout autre terrain politique, nous trouvons un nouvel esprit et de nouvelles habitudes, mais nous sommes encore en Allemagne pour le goût de l'instruction primaire. Les, cantons du nord et de l'est de la Suisse ne le cèdent en rien aux parties les plus éclairées de l'Allemagne pour le progrès de l'éducation. Zurich mérite d'être cité en première ligne à cause des efforts qu'il a consacrés à cette noble cause. C'est dans la ville de Zurich que sont les deux écoles supérieures de la Suisse, l'École polytechnique et l'Université. Les écoles primaires n'y sont pas l'objet de soins moins attentifs. Elles ont adopté une division usitée en Allemagne; de six à neuf ans les enfants sont dans l'école primaire élémentaire; de neuf à douze ans dans l'école primaire réelle; parvenus à ce terme, ils peuvent aller ou au gymnase ou à une école primaire d'un degré plus
�SUISSE.
35,
élevé, nommée école secondaire, et y rester jusqu'à seize ans, ou-s'il n'y a pas d'école de ce genre dans leurs environs, suivre encore les cours de l'école primaire pendant quatre ans, en n'y allant qu'un petit nombre d'heures par semaine, de manière à concilier ce besoin d'un supplément d'instruction avec les nécessités de l'apprentissage. L'enseignement est obligatoire, et la loi a comme sanction des pénalités analogues à celles de l'Allemagne, quiheureusementne trouvent que rarement l'occasion de s'appliquer, tant l'esprit public s'est mis en harmonie avec la législation. Ici comme en Allemagne, c'est dans la commune qu'est l'âme du mouvement scolaire. Une commission nommée au scrutin secret s'occupe tles affaires de l'école : c'est la tradition de la Prusse accompagnée des habitudes d'un pays libre. Ici encore la pensée religieuse est la pensée dirigeante. Le pasteur et l'instituteur savent qu'ils travaillent à la même œuvre et unissent leurs efforts pour le perfectionnement moral des populations qui leur sont confiées. Pas plus en Suisse qu'en Allemagne on ne trouve aisément d'institutrices. Sur 514 écoles primaires il n'y en a que 28 exclusivementconsacrées aux filles, et 5 seulement ont une institutrice à leur tête. Il y a 461 écoles mixtes, et c'est la seule tristesse que l'on ait en étudiant cette belle organisation de la Suisse allemande, d'y voir enraciné un système que
�36
PREMIÈRE PARTIE.
nous regardons comme dangereux et comme contraire au vrai progrès des mœurs. Tant qu'il n'y âura pas en Suisse et en Allemagne des écoles de filles tenues par des femmes instruites, d'une haute moralité et d'une réelle élévation d'esprit, on ne pourra compter que sur des résultats incomplets, il manquera à la civilisation cette douceur que lui assure l'épouse pieuse et modeste, élevée par les mains pures et délicates d'une femme. Il faut se hâter de dire, pour atténuer autant que possible cette lacune de l'enseignement primaire, qu'il y a dans le seul canton de Zurich 320 écoles de travail tenues par d'habiles maîtresses, et que, grâce à ces cours si utiles, il n'y a presque aucune jeune fille du canton de Zurich qui ne sache coudre, tricoter, marquer, broder, laver et repasser, apportant ainsi en dot à son mari ces talents variés qui ont une incontestable influence sur la bonne tenue d'un ménage. C'est donc bien préparés au travail et aux difficultés de la vie par une éducation religieuse, forte et pratique, que les jeunes gens arrivent au moment du mariage, et quand d'après un touchant usage ils viennent le jour de leur union apporter leur offrande au fonds commun des écoles dont cette donation est une des ressources, ils rendent hommage à cette féconde organisation de l'enseignement qui a formé leur enfance, et qui doit les aider plus tard à élever déjeunes générations. Heu-
�SUISSE.
37
reux pays où l'esprit public s'intéresse unanimement au développement intellectuel, où dans les grandes villes industrielles comme Winterthur, on croit devoir faire des écoles élémentaires le premier monument de la commune. On ne peut voir sans envie ces grandes écoles qui ont coûté près de 600,000 francs, et qui ont été bâties avec le sentiment éclairé et libéral de tous les progrès modernes. On est frappé d'y voir des terre-pleins de gymnastique pour l'été, des salles de gymnastique pour l'hiver, et tous les exercices du corps encouragés à côté de ceux de l'esprit. Vous avez raison, industriels de la Suisse allemande ! vous ne sauriez trop faire pour fortifier ces enfants qui doivent être plus tard vos ouvriers; pour les amener à être à la fois des hommes vigoureux, des hommes instruits, des hommes éclairés. Ils vous en récompenseront par les progrès de l'industrie. Car pour faire prospérer les manufactures, ce qu'il faut avant toutc'est une population forte, intelligente et rangée, et elle ne se forme pas en recrutai! t dans d'autres pays des ouvriers habiles; ces étrangers peuvent quelquefois être utiles comme initiateurs de procédés nouveaux; mais c'est avant tout la masse de la population indigène qu'il faut transformer par une éducation perfectionnée, et c'est ce que vous avez si heureusement compris. Vous nous avez donné un grand exemple que nous sommes fiers de suivre. L'Alsace, notre riche et industrielle Alsace, nos pro-
�3,8
PREMIÈRE PARTIE.
vinces du Nord marchent sur vos traces et obtiendront les mêmes succès par les mômes courageuxet intelligents efforts. Le canton de Zurich n'est heureusement pas seul à offrir d'encourageants spectacles aux amisde l'instruction. Dans tout le reste de la Suisse l'enseignement est répandu; mais il est jusqu'ici moins développé et moins perfectionné dans la partie méridionale. Bâle marche à côté de Zurich pour son progrès scolaire. Il peut montrer avec orgueil ses écoles primaires communales, ses écoles de fabrique et d'industrie fondées par de grands manufacturiers, ses écoles des pauvres, ses écoles de perfectionnement du dimanche, son école d'arts et métiers. L'instruction est obligatoire. On visite avec plaisir les asiles pour les jeunes enfants, établis dans les différents quartiers de la ville et organisés, comme en Allemagne, avec une paternelle sollicitude. Les cantons de Berne et de Neufchàtel méritent également d'être cités pour le bon état des écoles et le développement de l'instruction primaire. Les écoles de Berne sont cependant bien au-dessous de celles de Neufchàtel, mais l'esprit en est bon. L'obligation de l'enseignement s'applique facilement comme dans le canton de Zurich. Une mention particulière est due à ce petit canton- de Zug, qui, avec ses 17,000habitants, possède un gymnase, une école normale d'institutrices, une
�SUISSE.
39
école supérieure pour les iilles et 72 écoles publiques ou privées de différents degrés. Il consacre plus de 30,000 francs de son modeste budget à l'encouragement de l'instruction, donnant ainsi un énergique exemple à tant de riches pays qui sont bien loin d'un pareil développement intellectuel. M.Baudouin, dans son intéressant rapport sur l'instruction primaire en Suisse, en arrivant à Saint-Gall dont les écoles sont aussi très-développées, rend compte d'une fête qu'il y a vue en 1864 et à laquelle étaient conviés les gymnastes de toute la Suisse. Il parle de l'entrain qui existait à cette réunion de jeunes hommes venus de toutes parts pour concourir à ces exercices virils, si populaires en Suisse, et qui y sont l'objet d'une noble émulation. Ce goût si général ne peut exister dans un pays que quand il a été préparé par l'éducation, et je n'ai pas assez dit combien, dans toutes les écoles de la Suisse comme dans celles de l'Allemagne, il y a unanimité pour donner une grande place aux exercices du corps, si utiles au développement de l'enfance et de la jeunesse, et si féconds dans l'avenir en saines et énergiques distractions. Je n'ai rien dit encore du canton de Genève, qui, pendant longtemps n'a pas marché à la tête de la Suisse pour l'instruction primaire. Il avait à triompher de difficultés considérables. D'une part la population était partagée en deux cultes; le protes-
�40
PREMIÈRE PARTIE.
tantisme était surtout la religion de la classe aisée et dirigeante, mais le catholicisme était très-répandu dans la classe ouvrière. Loin d'avoir l'unité d'action religieuse,' il nourrissait au contraire un perpétuel antagonisme très-défavorable au progrès. D'un autre côté, le canton de Genève est celui de la Suisse où arrivent le plus fréquemment des étrangers : il a donc constamment des éléments hétérogènes à assimiler et de nouvelles familles illettrées à instruire. C'est de 1846 que date l'élan donné à l'instruction primaire; à cette époque eut lieu la révolution de Genève, dont une des conséquences fut l'adoption du principe de gratuité. Celui de l'obligation ne fut pas adopté. Il n'a pas triomphé non plus dans la dernière loi, celle du 8 juin 1864, qui a réglé définitivement l'instruction primaire. Il y a dans le canton de Genève des écoles primaires élémentaires et des écoles supérieures, cellesci établies seulement dans les communes où elles ont été reconnues utiles. Les écoles de filles sont séparées de celles des garçons à Genève; on désire qu'elles le soient dans les campagnes; mais ce résultat n'a pas encore été généralisé. L'éducation est essentiellement primaire, et des instructions ont été données pour la maintenir dans ces limites. D'autres institutions et les cours du soir peuvent donner un enseignement complémen-
�SUISSE.
41
taire. L'inspection est nécessairement confiée au pouvoir civil qui doit tenir la balance égale entre les deux cultes. La situation des inspecteurs et des maîtres a été réglée de la manière la plus libérale et la plus propre à appeler des sujets distingués dans le corps enseignant. Sous l'empire de ces dispositions, les progrès qui ont eu lieu depuis vingt ans, dans le canton de Genève, au point de vue de l'instruction élémentaire, se sont maintenus et même développés dans les dernières années. Tel est l'état de cet intéressant peuple suisse qui, obligé par sa situation et par les traités à une heureuse neutralité, consacre toute son attention et une partie importante de son budget à l'instruction publique. Il a donné ainsi une garantie de plus à sa liberté intérieure, il a assuré le progrès moral, et quand l'industrie moderne s'est répandue en Suisse comme dans le reste de l'Europe, elle y a trouvé pour remplir ses ateliers un personnel d'hommes intelligents, instruits et rangés, qui- lui ont donné le premier de tous les éléments de succès, une bonne population ouvrière.
�CHAPITRE IV
BELGIQUE.
L'étal de la Belgique est loin d'être aussi remarquable que celui de l'Allemagne et de la Suisse. Il y a eu cependant de constants efforts et d'importants résultats; mais il reste encore beaucoup à faire. La loi belge de 1842 a posé d'une manière libérale les principes de l'instruction primaire; l'enseignement doit être général, mais il n'est pas obligatoire. Toutes les communes doivent avoir au moins une maison d'école. Le gouvernement les aide dans la proportion du sixième du prix de la construction, et la province donne une subvention égale. La surveillance des écoles est confiée aux gouverneurs de province et à leurs subordonnés. L'action de ces fonctionnaires est contrôlée par les états de province et par leur députation permanente. Il y a des écoles de tous les genres, des écoles communales, des écoles ^rivées adoptées, des écoles
�BELGIQUE.
43
libres. Ces dernières ne sont soumises qu'une fois par an à l'inspection civile et à l'inspection ecclésiastique; et encore les pouvoirs de l'inspecteur sont-ils très-limités. Les instituteurs sont formés dans des écoles normales dont les règlements ont reproduit ceux de l'Allemagne, tout au moins en ce qui touche l'enseignement. Le traitement des instituteurs est composé de deux parties : l'une fixe, l'autre mobile, réglée d'après le nombre des enfants ayant suivi l'école. Ils doivent toucher, les maîtres au moins 700 fr., les sous-maîtres au moins 500 fr. Sous l'empire de ces dispositions législatives, le mouvement s'est fait assez lent d'abord, puis plus accentué depuis dix ans. C'est spécialement à la suite de la loi de 1851 qui a ouvert un crédit spécial de 1 million pour encourager la construction de maisons d'école, que leur nombre s'est beaucoup augmenté. Il y a eu à ce moment un entrain général dans toute la Belgique. C'est par suite de cette vive impulsion que les communes qui n'avaient, il y a dix ans, que 1641 maisons d'école, en ont maintenant 2465. Dans une partie de ces écoles on s'est conformé au plan adapté par la députation permanente de la Flandre orientale, plan qui réunit dans le même bâtiment la classe, le logement de l'instituteur et la salle d'administration communale.
�44
PREMIÈRE PARTIE.
On a pu faire, au prix de 7,000 francs l'une, un assez grand nombre de maisons de ce type qui ont une bonne apparence. Mais dans le Hainaut, on a trouvé préférable d'éviter la réunion, et on a fait autant de bâtiments qu'il y a de destinations distinctes. Ce système, quoique d'une construction plus coûteuse, a trouvé des imitateurs. Le nombre des écoles normales destinées à former les instituteurs ne s'est pas étendu aussi rapidement qu'on aurait pu le souhaiter. Jusqu'à présent il n'y en avait que deux appartenant à l'administration, l'une à Lierres, l'autre à Nivelle. Deux nouvelles écoles normales ont dû s'ouvrir l'an dernier à Gand et à Huy. Jusque-là l'enseignement donné par l'État ou sous son inspiration était donc bien insuffisant. Mais sept écoles normales privées avaient été fondées par les évêques de Belgique dans leurs diocèses et fournissaient un assez grand nombre d'instituteurs distingués. Le système des conférences entre les instituteurs a été adopté en Belgique comme en Allemagne, et a donné de bons résultats. Pour les favoriser, une bibliothèque a été établie dans chaque centre de réunion. C'est un encouragement pour les maîtres et un excellent moyen d'émulation. On a de même organisé des concours entre les élèves des différentes écoles, et on s'est généralement félicité des effets de cette mesure, qui a été imitée en France. Nous avons l'occasion d'en parler
�BELGIQUE.
45
ailleurs et de dire le danger que nous lui trouvons. Il ne faudrait pas qu'une émulation exagérée gagnât les instituteurs, et les amenât, comme cela est arrivé dans nos lycées, à s'occuper avec prédilection des meilleurs élèves, en se résignant à ce que le reste de leur classe suive péniblement le cours. Ce serait fausser l'esprit de l'instruction primaire. Ces concours ont pu donner en Belgique des résultats comparables dans toute l'étendue d'une province, mais non pas au delà, les règlements et les cours d'études n'étant pas uniformisés pour tout le royaume. En somme cette organisation est bonne et devrait donner de fructueux résultats. Ils ne sont cependant pas ce qu'on devrait désirer, puisqu'il y avait encore il y a peu d'années près d'un tiers de la population illettré. La proportion variait suivant les provinces; les statistiques faites sur les conscrits étaient par exemple un peu plus défavorables en Flandre que dans le Brabant; mais partout le nombre des illettrés était.considérable, la moyenne, qui baisse heureusement chaque année, était évaluée à 31 pour 100 d'après l'un des derniers travaux publiés. Quelle en peut être la cause? D'abord le peuple belge est un peuple jeune; la Hollande semble avoir peu fait pour lui quand elle le gouvernait; il ne date, au point de vue de sa constitution actuelle et
�40
PREMIÈRE PARTIE.
de sa vie propre, que de trente-six ans. Cet élément du temps ne peut être remplacé ni par la vigueur do la législation ni par l'habileté avec laquelle elle est appliquée. Ensuite l'enseignement n'est pas obligatoire, et quand on a à lutter avec la routine et que la loi se borne à conseiller et à faciliter, le mouvement du progrès est nécessairement plus lent. Il a plus de dignifé, il est plus conforme à l'esprit d'un peuple libre, mais il guérit moins vite la plaie sociale de l'ignorance populaire. Aussi la Belgique est-elle souvent citée comme un exemple de l'impuissance de la législation et des mœurs quand l'enseignement n'est pas obligatoire, surtout dans les campagnes. Enfin, il faut bien le dire, l'antagonisme qui existe depuis longtemps en Belgique entre le parti catholique et le parti libéral a dû être un obstacle au développement fécond des institutions d'enseignement. Nous ne voudrions pas adresser ici le moindre blâme à ce peuple belge, qui, depuis la fondation de son indépendance, a mérité l'admiration de l'Europe par sa sagesse et son esprit politique et qui a donné le plus encourageant exemple de la pratique régulière et facile des libertés constitutionnelles. Mais il est impossible, en étudiant les progrès de son instruction primaire de ne pas regretter la défiance fâcheuse qui sépare tant de bons esprits dans ce pays, et qui a diminué sans doute jusqu'ici le succès des efforts tentés
�BELGIQUE.
47
depuis longtemps avec persévérance. Que nous sommes loin de l'union de l'enseignement et de la religion dans une même pensée, dans une même direction, comme nous l'avons trouvée en Allemagne! Mais si ces obstacles ont pu apporter quelque retard, le but n'en sera pas moins atteint, et les progrès des dernières années sont une garantie de l'avenir.
�CHAPITRE V
HOLLANDE.
La Hollande est depuis longtemps déjà citée comme un modèle pour son instruction élémentaire. Dès l'année 1811, M. Cuvier recevait la mission d'en étudier les institutions et en faisait l'objet d'un rapport auquel on s'est souvent reporté depuis. M. Cousin l'a visitée en 1 836, et son travail témoigne de toute l'admiration que lui avait causée l'état de l'enseignement en Hollande. Il a donné spécialement, les plus intéressants détails sur l'école normale de Harlem très-habilement dirigée alors par M. Prinsen. Il avait été heureux de trouver là des principes élévés, libéraux et en même temps religieux, sans que la direction ecclésiastique fût prépondérante comme en Allemagne. Il avait donc rencontré des idées beaucoup plus conformes que celles de la Prusse à notre esprit français; et, à ce titre, il est très-important pour nous de connaître cette organisation hollandaise
�HOLLANDE.
49
qui peut avoir avec la nôtre de grands rapports, malgré la différence de culte des deux pays. Et d'abord, c'est un point considérable à établir, au moment où se font chez nous de si énergiques efforts de régénération intellectuelle, qu'un peu avant la fin du siècle dernier, la Hollande, comme tant d'autres pays alors, était très-peu avancée comme instruction et que le progrès a pu y être très-rapide. En vingt ans la révolution a été complète. C'est à un ministre memnonitc de la Hollande septentrionale, John Newenhuysen, qu'est duo l'initiative du mouvement. En 1784, quand il fonda avec quelques amis l'association dite du Bien public, les enfants dont les parents n'étaient pas inscrits comme membres d'une Église ne pouvaient suivre aucune école; il n'y avait pas d'École normale, et les instituteurs, sans direction, presque sans contrôle, donnaient eux-mêmes trop souvent l'exemple de l'ignorance. L'association se livra à une enquête sur les principes de l'éducation, et quand elle crut avoir trouvé sa voie, elle mit en circulation des livres élémentaires et utiles, et établit des écoles modèles qui attirèrent l'attention de tous les esprits éclairés. Dès 1797, les magistrats d'Amsterdam construisaient leurs écoles publiques sur le modèle des deux succursales de l'association fonctionnant dans leur ville. En 1809, l'association comptait7,000 mem4
�50
PREMIÈRE PARTIE.
bres et était à la tête de très-nombreuses écoles. Le gouvernement avait peu à peu adopté les principes nouveaux, et c'est sous leur influence qu'en 1801 le fameux orientaliste M. Van der Palm, chargé de la direction de l'instruction publique, posa par une loi qu'il améliora en 1803 les bases de la législation définitive. Ses traditions furent continuées par M. Van den Ende, qui proposa la célèbre loi de 1806 et qui, par son habile administration, de 1806 à 1833, mérita d'être appelé le père de l'instruction publique en Hollande. La loi de 1806 est courte et simple. Elle adopte et consacre les écoles existantes, mais elle pose en même temps deux grands principes qui ont fait son succès et sur lesquels on ne saurait trop appuyer : l'examen préalable des instituteurs et l'inspection des écoles. Avoir de bons maîtres et tenir leur ardeur en éveil par un contrôle bienveillant mais sérieux, n'est-ce pas là en effet à quoi se résume ce que l'on peut demander à toute législation sur l'instruction primaire et ce qui doit suffire à son succès ? La tolérance religieuse était en même temps la base de cette organisation. M. Cousin, tout en doutant, d'après ce qu'il avait vu en Allemagne, delà perfection d'un enseignement populaire qui n'était ni complètement séculier ni complètement religieux, remarquait avec
�HOLLANDE.
51
satisfaction sur les bancs des écoles d'Amsterdam, de Rotterdam, de La Haye, des protestants, des catholiques, des juifs assis côte à côte et recevant un enseignement commun que ne troublait aucune animosité religieuse. L'esprit du christianisme y régnait, l'esprit de secte en semblait exclu. Tout le monde s'accordait à croire que ces écoles préparaient des populations honnêtes et morales ; les chiffres sont venus confirmer la supériorité de cette législation. En 1835, les écoles recevaient 1 enfant sur 8,3 habitants. En 1840, 1 sur 7, 78. Il y a peu de chiffres plus beaux, sinon aux Etat-Unis. On constatait, en 1852, que 21,000 enfants seulement dans tout le pays échappaient aux bienfaits de l'éducation. Il semble qu'il n'y eût rien à changer à une situation aussi llorissante, et cependant, à partir de 1848, de nombreuses réclamations s'élevèrent. Tout le parti catholique, enhardi par les idées de liberté qui faisaient alors le tour de l'Europe, assura que l'esprit de neutralité religieuse de la loi de 1806 avait été violé, et que peu à peu le protestantisme avait étendu sur les écoles son influence partout prépondérante en Hollande. « Ne croyez pas, dirent les catholiques, qu'en ap« pelant chrétien l'enseignement de vos écoles, « vous vous soyez défendus de l'esprit de secte. « Pour ceux qui appliquent la loi, chrétien veut « dire protestant. Bannissez donc tout dogme,
�52
PREMIÈRE PARTIE.
« « « « « «
excluez même la Bible, qui, lue à l'école devient l'occasion d'un enseignement religieux et non pas seulement d'un enseignement moral. Laissez franchement à chaque culte le soin d'apprendre aux enfants la religion dans laquelle leurs parents veulent les élever. »
Ces querelles passionnèrent le pays; mais comme la loi de I80<3 était incontestablement favorable à la neutralité religieuse, le gouvernement donna l'ordre de se conformer à ses principes; de là un grand mécontentement dans le parti protestant. II. lit valoir tout le danger d'écoles étrangères à l'esprit religieux, passant facilement de la neutralité à l'indifférence et de l'indifférence à l'incrédulité. La question dut être tranchée par les Chambres •et c'est.alors qu'eurent lieu les mémorables débats de 1857. On vit, d'une part, le grand parti conservateur appuyé sur la prépondérance de l'idée religieuse protestante, ayant à sa tête un des hommes les plus remarquables de la Hollande,-M. Groen Van-Prinsterer, soutenir avec force les vieux principes qui ont jusqu'aux dernières années triomphé ■en Allemagne. « Pas d'éducation sans religion, dit« il ; pas de religion sans l'adoption d'une conimu•« nion religieuse; autrement vous tombez dans un « vague déisme qui n'est qu'un premier pas vers « l'athéisme. » Ses adversaires, partisans de l'école neutre, répondirent avec non moins d'ardeur. : « L'enseignement
�HOLLANDE.
53
« doit être commun à tous, .sans'distinction de « culte. L'école, comme l'État^ n'a pas de parti pris « en religion. » ■ A ce principe se rallièrent les catholiques, les dissidents, les Juifs, et aussi les sectateurs de la nouvelle école rationnaliste dont l'université de Groningen est le centre. Ils avaient avec éux tout le parti libéral, et la loi de 1857 leur donna la victoire en coniirmant les principes de la loi de 1806.' Cette loi déclare 'que l'objet de renseignement primaire est de développer la raison de la jeunesse et de la former à l'exercice de toutes les vertus chrétiennes et sociales [Cristelyke en maats-chappehjke deugden). Il faut bien dire que ces mots un peu vagues, qui représentaient plutôt une transaction entre les différents partis, n'en satisfirent aucun, mais c!est là une conséquence à laquelle il faut se résoudre dans ces questions délicates qui diviseront éternellement les esprits. Pour les conservateurs protestants, ce n'était pas assez. C'était trop pour les libéraux qui auraient voulu éliminer toute expression religieuse de la loi sur l'enseignement. C'était trop aussi pour les catholiques qui redoutaient toujours l'abus qu'un maître zélé peut faire en parlant christianisme, lui protestant, à des enfants catholiques. Quoi qu'il en soit, on ne peut méconnaître clans la loi de 1857 un esprit de grande tolérance et des idées tout à fait
�54
PREMIÈRE PARTIE.
conformes à celles qui dominent en France, sur l'indépendance de l'enseignement religieux, réservé au prêtre ou au pasteur, et de l'enseignement primaire réservé à l'instituteur. Ces grands débats de la Hollande en \ 837 sont donc pleins d'intérêt pour la solution si difficile de ce problème, qui agite en ce moment l'Angleterre et l'Allemagne, et qui restera toujours la difficulté capitale de l'instruction populaire. La Hollande n'a pas adopté le principe de l'enseignement obligatoire. Une longue discussion eut lieu à ce sujet en 1837 au sein des Chambres. Les orateurs qui y prirent part se distinguèrent parleur éloquence et l'élévation de leurs pensées. Le principe de la liberté triompha. On avait proposé comme moyen terme de laisser facultative l'assistance à l'école, mais de rendre le payement obligatoire; cet amendement fut également repoussé. Ce régime libre a parfaitement réussi, et l'exemple de son succès est un argument sérieux en faveur des ennemis de l'obligation.
�CHAPITRE VI
SUÈDE.
Il y a déjà longtemps que les pays Scandinaves sont dotés d'une instruction primaire très-avancée. Comme en Allemagne, l'adoption de la religion réformée a été le point de départ de la diffusion de l'enseignement. L'instruction primaire est obligatoire en Suède et en Norwége, elle y est gratuite. Elle est générale dans toute l'étendue des deux royaumes. Elle est également répandue en Danemark, où les populations laborieuses sont depuis longtemps instruites et éclairées. Après les développements donnés sur l'Allemagne et sur la Suisse, il ne me paraît pas utile d'en-, trer dans de plus grands détails sur l'organisation de ces pays du Nord; mais ils méritaient d'être cités parmi les nations ayant tenu à honneur de favoriser le développement intellectuel.
�CHAPITRE VII
ITALIE.
Je ne veux pas passer l'Italie sous silence, et cependant son organisation unitaire est si récente que l'on ne peut encore tirer de conclusions sérieuses de l'étude de son instruction primaire. Depuis les dernières statistiques-publiées, le chiffre des personnes illettrées comparé à celui de la population était encore très-fa choux. C'est en Piémont que l'instruction étaitle plus avancée : venaient ensuite la Lombardie, laLigurie, la Toscane et l'Emilie. Dans la Basilicatc, les Calabres, la Sicile et la Sardaigne l'ignorance était encore générale. J'ose à peine citer, tant ils sont affligeants, les chiffres constatés en 1862; voici quel était alors le nombre des illettrés : En En En En En Piémont... Lombardie Ligurie... Toscane.. Émilie...
573 sur 1000. 599 703 778 803 — — — —
�ITALIE. En Basilicate, les Calabres ) ; . „:... r'o'j. ' la Sicile, la Sardaigne-)
57
OQÛ au moins sur 1000.
Depuis plusieurs années de grands efforts ont été faits pour améliorer les écoles, et en une seule année le nombre des enfants qui les fréquentent s'est augmenté de plus de 100,000. Les écoles normales ont été encouragées et se sont activement recrutées. Leur augmentation en un an a été de 568 élèves. On ne s'est pas borné à multiplier les instituteurs et à développer leur instruction ; on a cherché à former des maîtresses et on a utilisé leurs services, même pour l'éducation des jeunes garçons. C'est un usage dont l'expérience a consacré le succès en Amérique. M. Natoli constate dans son dernier rapport sur l'instruction primaire en Italie que l'essai qui en a été fait à Milan a pleinement réussi. Les écoles primaires préparent des générations instruites pour l'avenir. Mais il était urgent d'améliorer la situation dos adultes. L'enseignement des écoles du soir et du dimanche, qui leur est plus spécialement destiné, a plus que doublé d'importance depuis quelques années. Je n'ai voulu que saluer au passage cette heureuse aspiration vers le progrès, et souhaiter le succès d'une régénération intellectuelle qui ne peut être que féconde pour l'avenir de l'Italie.
�I
CHAPITRE VIII
ANGLETERRE, ECOSSE ET IRLANDE.
ANGLETERRE.
J'arrive à l'Angleterre, et, en abordant ce grand pays, je suis obligé de commencer par une observation qui se répétera partout dans l'étude de ses institutions : c'est qu'au lieu de trouver toute l'organisation créée par l'État et fonctionnant sous son inspiration directe, nous avons affaire à l'initiative individuelle émanant des classes supérieures du pays, et ne recevant du gouvernement que des encouragements. Il ne peut par suite y avoir d'obligation imposée, et les sociétés qui sont à la tête de l'enseignement n'ont pas cette régularité et cette unité qui caractérisent l'action gouvernementale. Les résultats sont très-bons sur certains points, défectueux sur d'autres, et leur ensemble ne répond pas à ce qu'on attendrait d'une nation placée aussi haut dans la civilisation européenne. Deux sociétés principales se partagent la direction de l'enseignement primaire, la National society fondée en \ 811, et la British and Foreign society créée
�ANGLETERRE.
59
en 4808. La première se place au point de vue des principes de la religion anglicane pure. La seconde, au contraire, admet toutes les communions chrétiennes, y compris le catholicisme, et, quoique se basant sur les croyances religieuses et par suite sur la Bible et le Nouveau Testament comme livres de lectures courantes, interdit à ses instituteurs tout commentaire et toute discussion dogmatique pouvant blesser les différents cultes dont elle reçoit les enfants dans son sein. Une troisième société, plus récente (elle date de 1847), s'est placée uniquement au point de vue catholique, c'est le Catholic poor school comittee, qui a dû surtout avoir en vue les besoins des Irlandais, répandus en grand nombre dans les diverses parties de l'Angleterre. Une institution spéciale, les ragged schools (écoles de haillons), s'est formée en 1844 pour combler les lacunes de l'éducation populaire parmi les classes les plus malheureuses dont le fâcheux état moral en Angleterre appelait des efforts particuliers. C'est au même besoin que répond l'institution des écoles des ivorkhouses. Le Wesleyan éducation comittee a été établi en 1840 pour l'instruction des enfants d'une des sectes importantes de l'Angleterre ; le Home and colonial school (1836) s'occupe plus particulièrement des écoles normales. Le gouvernement s'associe aux efforts de ces sociétés en pratiquant, sans toutefois l'imposer, un contrôle général de tout l'enseignement primaire.
�CO
PREMIÈRE PARTIE.
C'est là l'action' qui s'exerce sous les ordres du Comittee of council on éducation, qui représente avec de beaucoup moindres attributions notre ministère de l'instruction publique. C'est sous ses auspices qu'a été faite la grande enquête de 1861 sur l'instruction primaire^ et qu'a été rédigé, à la suite des rapports des commissaires, le revised Code qui est aujourd'hui d'une application générale en Angleterre. Le but de ce revised Code a été d'apporter plus d'unité dans la direction des écoles et de les maintenir dans le cercle des études élémentaires dont on a cru dangereux de les voir s'écarter. En vertu des principes de liberté qui continuent à être la base de la législation, ce n'est que par l'inspection que le comité peut agir. Il iixe avec le plus grand soin les détails de cette inspection, et comme elle est réglementaire pour les écoles subventionnées, il exerce son action par le retrait de la subvention accordée quand il le croit nécessaire. Plusieurs des inspecteurs anglais les plus compétents expriment la crainte que depuis le revised Code il n'y ait moins d'entrain dans l'enseignement à cause des limites peut-être un peu élémentaires qu'on lui a assignées. Mais l'expérience est encore trop nouvelle pour être concluante. Le chiffre des subventions distribuées par le comité, autrefois faible, est allé toujours croissant. Le budget de 1864 était de 17 millions 1/2 pour la Grande-Bretagne. Les dépenses réelles ont été d'un
�ANGLETERRE.
61
peu plus de 16 millions. L'Irlande n'est pas comprise dans ce chiffre, le Comittee of council on éducation n'y exerce pas son action centrale; mais le gouvernement contribue pour 8 millions environ au budget de son instruction primaire. Voici les principaux articles entre lesquels se répartit la subvention :
1700000 fr. pour augmenter le traitement des maîtres. 2406000 fr. pour les écoles normales. 1250000 fr. pour l'inspection. 700000 fr. pour construction et réparation d'écoles. 9650000 fr. pour subvention aux écoles inspectées.
L'importance croissante de ce budget témoigne que, si les hommes d'État de l'Angleterre ont voulu laisser aux mains de sociétés particulières la direction de renseignement, ils n'ont pas entendu déserter la grande cause du progrès intellectuel. Loin de là, toutes les fois que des craintes se sont élevées sur la situation intérieure du pays, et que la fréquence et la durée des grèves, embrassant souvent des districts tout entiers, sont venues inquiéter les esprits et ont fait redouter un antagonisme entre les classes dirigeantes et les classes ouvrières, il y a eu accord entre tous les hommes distingués qui influent sur les destinées de l'Angleterre pour recommander de la manière la plus pressante le développement de l'éducation populaire. C'est déjà cet esprit qui depuis longtemps a in-
�62
PREMIÈRE PARTIE.
spire la législation relative aux enfants employés dans les manufactures. L'instruction pour eux a été rendue obligatoire. On a reconnu le danger de l'abus du travail industriel prématuré, qui arrêtait le développement physique des enfants en les enfermant trop jeunes dans des ateliers souvent peu aérés, et entravait en même temps l'essor de leur intelligence en leur rendant trop difficile la fréquentation des écoles. L'intérêt qui s'attache à cette jeune génération a justifié l'exception à la règle de la liberté qui est le caractère des institutions anglaises, et l'adoption pour ces enfants du principe d'instruction obligatoire. 11 ne paraît pas toutefois que cette mesure ait eu tout le succès qu'on en attendait. Dans beaucoup de districts manufacturiers, le temps que les apprentis enlèvent à l'industrie pour le consacrer à l'école est très-insuffisant, et le nom qu'on lui donne de half-time représente mieux que la réalité. Les enfants se hâtent de retourner au travail qui leur assure un salaire, et, le plus souvent, le peu qu'ils ont appris est bien vite oublié. Il faut dire cependant que le half-time bien appliqué rallie d'ardents suffrages, et, au premier rang, celui de M. Chadwich dont l'autorité est si grande en pareille matière. M. Chadwich et ses amis soutiennent que rien n'a mieux réussi aux enfants d'ouvriers que le système du temps partagé entre le travail de l'atelier et celui de l'école. Ils
�ANGLETERRE.
63
affirment que la discipline de l'usine aide à celle de la classe et réciproquement, que l'enfant initié de bonne heure aux travaux professionnels devient plus vite habile et comprend mieux l'importance de ce qu'il apprend. Si l'expérience a souvent semblé contraire à cette opinion, c'est, disent-ils, qu'on a éludé la loi et que l'école n'a été qu'illusoire. Beaucoup de bons esprits en Angleterre se sont rattachés à cet avis; mais il faut attendre quelques années encore avant de pouvoir se prononcer. Toutes les fois que l'éducation primaire a été insuffisante, c'est aux écoles du soir et aux écoles du dimanche que les Anglais ont demandé de la compléter. Aussi les subventions gouvernementales leur sont accordées de préférence même aux écoles primaires. La salutaire influence de ces écoles de perfectionnement a été partout reconnue, même pour les jeunes gens ayant profité de l'enseignement élémentaire, et l'expérience a prouvé aux Anglais que, s'il est utile de donner l'instruction dès l'enfance, il ne l'est pas moins de l'entretenir chez les adultes, trop souvent exposés à la perdre au milieu des occupations matérielles qui les absorbent. Il faut faire plus encore, il faut chercher à développer les connaissances premières; il faut leur ajouter ces notions spéciales que demande l'industrie, en même temps que les études générales qui élèvent l'intelligence. C'est dans ce but qu'ont été
�64
PREMIERE PARTIE.
créées les Méchantes institutions qui correspondent à nos bibliothèques populaires et à nos cours publics. Fondées par les classes dirigeantes, ces institutions ont été très-appréciées des ouvriers qui sont arrivés maintenant à en être eux-mêmes les fondateurs. Elles sont répandues, sans avoir eu cependant partout un égal succès dans toute la GrandeBretagne. Le mouvement intellectuel est aidé par les publications nombreuses en Angleterre, qui mettent le progrès des sciences à la portée de tous. J'étais en 1856 à Greenwich; je venais de visiter l'admirable usine de M. John Penn, si intéressante par la bonne tenue de tous les ouvriers, par leurs habitudes de soin et d'ordre en même temps que par leur habileté. Entrant ensuite dans une taverne de Greenwich, je fus frappé d'y voir sur la table un de ces journaux scientifiques à bon marché, remplis de notions pratiques, qui sont d'une lecture générale pour les ouvriers de ces grands ateliers mécaniques, et qui contribuent à entretenir leur esprit et leurs connaissances à un niveau élevé, en même temps qu'ils concourent à leurs progrès industriels. On ne retrouvera pas partout en Angleterre de tels exemples; mais il faut les noter au passage pour apprécier la supériorité qu'apportent à l'industrie l'intelligence et les lumières de la population. A quelques jours de là, j'étais dans le Yorkshire
�ANGLETERRE.
65
à Bowling ; je causais avec un chef ouvrier de cette grande forge dont les produits sont si universellement estimés. Pour répoudre à quelques questions (juc je lui adressais, je le vis tirer de sa poche une de ces règles à calcul si usitées en Angleterre, faire avec une rapidité qu'une grande habitude peut seule donner quelques calculs diliieiles, et me répondre avec une précision et une intelligence dignes d'un chef d'industrie. C'était.cependant un homme très-simple, appartenant à la population ouvrière. J'ai eu occasion de rencontrer un certain nombre de chefs ouvriers de ce mérite ; ils ne sont pas rares en Angleterre, et c'est un des secrets de la force industrielle de ce grand pays. Transmis à de tels agents, les ordres du directeur ou de l'ingénieur sont toujours aisément compris et intelligemment exécutés. Mais on se tromperait bien si l'on voulait voir dans ces types la représentation moyenne de la classe ouvrière en Angleterre. L'éducation, très-répandue et élevée à un niveau remarquable sur certains points, est sur d'autres dans un état d'infériorité affligeant. Faut-il en conclure, contrairement à l'exemple de la Hollande, que le principe de l'obligation a seul le pouvoir de faire progresser rapidement l'instruction élémentaire ? Ne faut-il pas dire plutôt que cette insuffisance dans les résultats est la suite du régime tout spécial de l'Angleterre, de l'absence d'action centrale et par suite
5
�66
PREMIÈRE PARTIE.
d'unité dans les efforts ? Je suis tenté de le croire. Dans les grandes villes même, certaines parties de la population comptent encore beaucoup d'ignorants. A Londres, 20,000 enfants ne fréquentent aucune école. C'est au milieu de ces êtres abandonnés que se trouve la pépinière du vice, et c'est pour eux qu'ont été faites ces ragged schools dont le nom seul rappelle une classification douloureuse s'appliquant à toute une série de familles qui semblent vouées à l'ignorance et à une misère dégradante. On ne voit qu'à regret ces divisions qui mettent d'un côté les enfants aisés et do l'autre les fils de pauvres et de vagabonds; elles paraissent malheureusement nécessaires ; mais on y sent une civilisation malade dans laquelle manque l'harmonie des classes, et on se prend à repenser à ces écoles allemandes et suisses où tous les enfants sont appelés, riches ou non, et n'ont entre eux de différence que la gratuité pour ceux qui appartiennent à des familles peu fortunées. Quelle peut être la situation religieuse de ces pauvres enfants voués dès leur naissance à la misère ? On préjuge déjà qu'elle laissera beaucoup à désirer. En effet, bien que l'Angleterre soit dans ses principes généraux et dans les habitudes de ses classes éclairées une nation très-religieuse, il s'en faut que l'on puisse comparer à cet égard les pauvres aux riches et aue l'initiation des enfants du
�ANGLETERRE.
67
peuple aux croyances chrétiennes soit assez complète et assez générale. Le principe est cependant celui de- l'Allemagne, l'union intime de l'idée religieuse et de l'idée scolaire. Voici comment s'explique à ce sujet l'exposé de principes d'une des institutions de maslers : school-
« L'ordre au sein de la société a pour condition « première l'harmonie des forces morales, consé« quemment le développement simultané du senti
« « « «
timent religieux et de la vie intellectuelle. Ce développement harmonique doit être poursuivi à tous les degrés de la hiérarchie sociale; il est la loi du progrès moral d'un peuple, par suite la règle de tout système d'éducation. Le seul moyeu
« de l'obtenir est de nouer une alliance intime « entre les deux puissances qui y président, entre « l'instituteur et le prêtre. » Mais c'est là la théorie ; la pratique est rendue difiicile par l'inégalité des classes, et aussi, il faut le dire, par la diversité des cultes. Au milieu de tant de communions différentes, ce qui a préoccupé surtout l'administration supérieure, c'est la nécessité d'établir autant que possible des principes de tolérance, d'exiger pour les écoles nouvelles que les enfants n'appartenant pas au culte en vigueur fussent dispensés des exercices religieux. C'est là la conscience clause que l'autorité ecclésiastique n'admet qu'à regret, et rejette même, quand elle le
�68
PREMIÈRE PARTIE.
peut, parce qu'elle y voit une cause nouvelle d'indifférence religieuse. L'éducation chrétienne rencontre d'autres obstacles non'moins graves dans les conditions de la vie industrielle. Elle se prolonge pour les enfants jusqu'à l'âge de la première communion, assez tardif chez les protestants ; mais elle est nécessairemen t bien incomplète au milieu des travaux absorbants de l'usine ou de la manufacture, et les jeunes âmes ont peine à en garder la salutaire empreinte. Ce serait un long travail que d'essayer l'analyse de l'état de l'instruction dans les différents districts industriels de l'Angleterre. La grande enquête de 18G1 n'a procédé elle-même que par des exemples. En voici quelques-uns seulement, représentant à peu près la moyenne, autant qu'on peut l'établir dans un pays aussi rempli d'anomalies. Allons avec M. Foster dans les comtés de Durham et de Cumberland, visitons avec lui des villages de bouilleurs, nous trouverons que les enfants des deux sexes vont à l'école depuis six ans et n'y restent guère que jusqu'à dix ans. Leur assistance aux cours est toujours irrégulière. D'après une statistique faite sur les quelques écoles de houillères visitées, un. tiers des enfants travaille dans les puits, un cinquième ne va ni à l'école ni à la mine. Parmi les mineurs pères de famille, 78 0/0 savent lire, 64 0/0 savent lire et écrire, 22 0/0 sont complètement ignorants. L'instruction
�ANGLETERRE.
69
des mères est moins bonne; 28 0/0 ne savent ni lire, ni écrire. On constate cependant un progrès réel depuis vingt ans. Autrefois la plupart des mineurs ne signaient qu'avec une croix; c'est à peine si quelques-uns des contre-maîtres étaient capables de tenir un journal du travail des mines; aujourd'hui, on ne consentirait pas à prendre de tels hommes pour surveillants. Dans la fabrique de locomotives qui appartient à la Stockton et Darlington Company, l'instruction est, comme on doit s'y attendre, plus avancée que chez les mineurs. 94 0/0 des hommes et des jeunes gens savent lire; 90 0/0 savent écrire. L'ignorance complète n'est constatée que chez 6 0/0 des hommes et 10 0/0 des femmes. Dansd'autres districts visitéspar le mêmeM. Foster, le nombre des enfants assistant aux écoles comparé à celui des enfants en âge d'y aller est, pour Durham (population de bouilleurs), de 48 0/0 ; pour Aukland (houilleurs), de 66 0/0; pour Weardale mineurs, plomb et fer), de 30 0/0; pour Penrith et Wigton (population agricole), de 58 0/0. Un rapport de M. Coode sur les districts manufacturiers de Warwick et de Stafford est peu satisfaisant. Les enfants ne suivent l'école que très-irrégulièrement. Ils se placent dès que possible dans les industries, et l'indifférence des parents est générale. Là, comme partout cependant, il y a d'heureuses exceptions.
�70
PREMIÈRE PARTIE.
On raconte, par exemple, dans une des parties du Staffordshire que j'ai eu occasion de visiter, à Tipton, une histoire qui est pleine d'encouragement. Un M. Schmidt se mit en 1839 à la tête do l'école de Tipton. Il n'y avait alors aucun moyen d'instruction. Les enfants qui n'étaient pas en âge de descendre dans les puits restaient chez leurs parents ou jouaient dans la rue. La première semaine, l'instituteur eut trois élèves. Il exigea, dès le début, une obéissance exacte et active; en même temps,il se posa comme règle d'être aussi bon pour les enfants que l'autorité pouvait le permettre. En quinze mois, son école qui était mixte reçut 180 élèves presque tous pris à la rue. Après ces quinze mois, une grève eut lieu parmi les houilleurs ; elle dura six mois pendant lesquels les familles furent réduites à la misère et forcées de faire des dettes. L'école perdit environ 40 élèves; mais les enfants avaient pris le goût de l'instruction, les parents en avaient compris l'importance, et 140 enfants suivirent constamment les classes pendant une crise où la dépense de l'école dut être prise sur le nécessaire. Beaucoup de parents profitèrent de la permission qui leur fut donnée de retarder le payement de quelques semaines, mais, au passage de M. Coode à Tipton, tous lesdébiteurss'acquittaient; l'école était pleine, et on allait la diviser en deux sections, l'une pour lès garçons, l'autre pour les tilles. Malheureusement ces bons résultats sont
�ANGLETERRE.
71
rares. Il faut pour les amener qu'il se rencontre un homme distingué, aimantl'cnseignementet sachant le faire aimer. Il y a de grands progrès à réaliser sous ce rapport dans le Staffordshire et Lançashire. Le pays de Galles est resté à côté de l'Angleterre un pays spécial qui, jusqu'au milieu du siècle dernier, avait gardé ses mœurs rudes, sa langue et sa nationalité indépendante. L'agriculture y était surtout en honneur. L'instruction manquait, mais de honneshabitudes de moralité se transmettaient dans les familles. La découverte des mines de houille a modifié profondément cette situation. Les ouvriers sont venus en grand nombre, les uns d'Irlande, les autres d'Angleterre, et l'industrie a apporté avec elle le péril inhérent à ses brusques développements. Heureusement, dans le courant du siècle dernier, parurent deux hommes qui exercèrent sur leurs contemporains une influence exceptionnelle : je veux parler de Wesley et de Withheld. Ils produisirent une véritable révolution dans les habitudes intellectuelles du peuple gallois en réveillant chez lui le zèle religieux et l'amour de l'instruction. C'est sous leur inspiration que le lieu du culte est devenu l'école de la population galloise, et que l'idée moderne a pénétré dans les parties du comté les plus réfractaires aux innovations. Partout s'ouvrirent des écoles du dimanche
�72
PREMIÈRE PARTIE.
offrant l'instruction aux adultes comme aux jeunes gens. La littérature se réveilla, tout en se concentrant dans des discussions théologiques. Le goût de l'étude se répandit et fut encouragé par des concours. Ces progrès se sont continués, et, quoiqu'ils présentent, comme dans le reste de l'Angleterre, de grandes inégalités, ils n'ont pas peu contribué à maintenir dans les districts agricoles et industriels du pays de Galles des habitudes morales que nous serons heureux de constater dans la suite de cette étude. Ainsi, à Merthyr-Tydwil, ce vaste centre houiller et métallurgique, en même temps que j'admirais les usines qui ont fait la fortune du pays, je n'ai pas appris sans une vive satisfaction que le chiffre de la population assistant aux écoles s'était élevé de 1 sur 15 à 1 sur 11 depuis quelques années, grâce à d'intelligents efforts. Les écoles du dimanche avaient rendu, là aussi, les plus sérieux services. Leur action a été puissante surtout sur l'élément gallois, et la conviction des hommes éclairés du pays est qu'on aurait moins suivi les écoles du jour si on n'y avait été préparé par les écoles du dimanche. Ces résultats cependant sont loin d'être complets. La vieille langue nationale encore en usage sur bien des points a fait souvent obstacle à la diffusion de l'instruction. Les travaux agricoles et industriels ont empêché l'assiduité des
�ECOSSE.
73
enfants aux écoles. Mais tout en souhaitant de nouveaux progrès, il faut se réjouir de ceux déjà réalisés.
ECOSSE.
L'ÉcOsse a été longtemps citée comme la terre classique de l'instruction primaire. C'est à ce titre qu'elle recevait en 1811 la visite de M. Biot, et que le développement remarquable de son éducation populaire faisait l'objet d'un intéressant rapport. Elle mérite encore aujourd'hui une partie des éloges qu'on lui a distribués jadis. Nullepart peut-être le système d'éducation n'est mieux organisé dans les campagnes et la civilisation intellectuelle des classes laborieuses plus complète. Mais, placée en face des redoutables problèmes que soulève le progrès industriel de notre siècle, l'Ecosse a été beaucoup moins heureuse et a manqué jusqu'à présent à une partie des devoirs que lui imposait l'immense accroissement de ses agglomérations ouvrières. Dans les campagnes et plus particulièrement dans les Lowlands, c'est l'éducation paroissiale qui domine. On trouve là vivants encore, quoique transformés par le temps, les grands principes de l'enseignement national dont l'Ecosse a été pendant plusieurs siècles si justement hère.. Il remonte loin cet enseignement national. Il
�74
PREMIÈRE PARTIE.
est antérieur même à la réforme. Sous Jacques IV, en 1494, on signalait déjà des écoles florissantes dans tous les centres de population un peu importants. Le clergé catholique exerçait alors le droit de surveillance qui a passé depuis au clergé réformé. Les richesses de l'Église étaient en partie destinées à l'entretien des écoles populaires, et, dans les grandes luttes du seizième siècle entre l'Église réformée et la noblesse qui avait usurpé le patrimoine ecclésiastique, on justifiait la légitimité de ce patrimoine par sa destination aux dépenses de l'enseignement. C'est du seizième siècle que datent les grands édits auxquels on se reporte encore quand on remonte dans les annales de l'instruction primaire en Écosse. Un acte du parlement de 1567 (c'est la date de l'établissement légal de l'Église réformée écossaise) consacre le droit de surveillance du clergé sur les instituteurs. En 1581, en 1592, les mêmes règles sont posées. C'est en 1592 qu'est promulguée la grande charte de l'Église. Elle stipule que personne ne doit enseigner sans avoir été soumis à l'examen préalable des officiers ecclésiastiques. A la visite annuelle faite au nom des consistoires, on inspectait les écoles en même temps que les églises, on examinait les instituteurs, on s'efforçait d'établir des écoles partout où le besoin s'en faisait sentir. Cependant, malgré les efforts des tribunaux ecclésiastiques, le principe posé restait souvent sans application. On crut devoir le consa-
�ECOSSE.
75
crer par des disposai Lions législatives. En 1616, un arrêté du conseil privé d'Ecosse ordonnait la-fondation d'une école dans toutes les paroisses où cette fondation serait possible. Cet arrêté fut confirmé par le statut de 1633 qui autorisait en outre un impôt spécial destiné à faire face aux besoins de l'éducation. L'entretien des écoles devait donc être obligatoire dès 1633 : voilà certes des titres de noblesse qui remontent bien haut! L'acte de 1646 vint encore ajouter une nouvelle force à ces dispositions, mais il n'eut pas une application immédiate. L'Ecosse était alors livrée aux guerres civiles qui n'ont jamais été favorables au développement de l'éducation. Ce fut seulement en 1696 quel'acte de 1646 put être remis en vigueur. On trouve, dès cette époque, une sollicitude éclairée se préoccupant de la situation des instituteurs. Un minimum d'appointements leur était garanti, et, pour y pourvoir, chaque propriétaire était inrposé dans la proportion de ses revenus fonciers. Les écoles furent donc établies partout, et il semble qu'il n'y aurait eu plus rien à ajouter à la législation en vigueur à la fin du dix-septième siècle, si quelques difficultés n'étaient survenues à propos du droit de nomination et de révocation des instituteurs, et si la dépréciation graduelle de l'argent n'avaitrendu nécessaire la révision de leurs appointements. Les lois de 1803 et de 1861 ont eu pour objet de
�76
PREMIÈRE PARTIE.
fixer : 1° les appointements ; 2° la question de bâtiment; 3° les conditions requises pour la nomination; i° le droit de destitution; 3° la surveillance et la haute direction. Les appointements sont élevés, comparés à nos chiffres français. Le minimum est de 33 livres sterling quand il n'y a qu'une école dans la paroisse, de 50 quand il y en a deux. Le maximum varie entre 70 et 80. Ce chiffre lixe, établi par les propriétaires et le pasteur, s'augmente d'un casuel. Les bâtiments doivent être fournis par les propriétaires. On exigeait en 1803 au moins deux chambres pour l'instituteur. On demande maintenant trois pièces et une cuisine. Il doit y avoir en outre un jardin d'au moins dix ares. La nomination est faite par les propriétaires et le ministre réunis. L'instituteur est examiné par des inspecteurs nommés par chaque université, et signe une déclaration conforme à la confession de foi de l'Église écossaise. Il garde ses fonctions ad vitam autculpam. Il faut des actes d'immoralité ou de cruauté pour que le shérif prononce la censure ou la destitution. Quand il prend sa retraite, il jouit des deux tiers au moins de ses appointements. La surveillance est donnée par l'acte de 1803 au ministre établi dans la paroisse. Il peut y avoir en outre une visite annuelle faite au nom du consistoire.
�ECOSSE.
77
Tel est le système à la fois scolaire et religieux que la tradition a donné à l'Ecosse et que le progrès des institutions a constamment amélioré. Un des faits les plus considérables de l'époque contemporaine a été l'introduction de la conscience clause, qui permet aux parents n'appartenant pas à l'Église établie d'envoyer leurs enfants aux écoles, sans qu'ils assistent aux exercices religieux. Le conseil privé voudrait rendre cette clause obligatoire partout, mais il y a de grands dissentiments. Il faut reconnaître cependant que ce principe éminemment libéral et tolérant a été généralement adopté en Écosse, et il y a lieu d'espérer qu'il y triomphera. Voilà en quelques mots la situation de cette grande école paroissiale et nationale d'Ecosse, qui a donné de si féconds résultats, spécialement dans les districts agricoles. Elle n'a pas été seule à faire le bien. Il y a en dehors d'elle les écoles du consistoire général (519 écoles, 33,000 élèves); celles de l'Église libre (617 écoles, 49,000 élèves). Toutes ces écoles sont à la charge des églises et reçoivent quelquefois des subventions du conseil privé. Il y a encore les écoles de la Société pour la propagation des connaissances chrétiennes (202 écoles, 10,000 élèves); les écoles épiscopales au nombre de 74 ; les écoles catholiques au nombre de 61.
�78
PREMIÈRE PARTIE.
On aurait à se féliciter de l'émulation qui existe entre ces différentes Sociétés et de cet essor de l'initiative individuelle, s'il ne fallait constater en même temps son impuissance dans les grands centres de population où la dissémination des forces a stérilisé leur action. Le parlement n'a rien fait pour les écoles des bourgs royaux d'Ecosse, excepté poulies petites villes qui dépendent des paroisses de campagne. Nous allons nous en convaincre en visitant la grande ville de Glasgow avec les sous-commissaires chargés de faire en 1866 une enquête sur l'état de l'éducation en Ecosse. Elle méritait toute la sollicitude des amis du progrès cette importante cité industrielle qui avait 77,000 âmes en 1801, et qui en compte aujourd'hui plus de 400,000. Combien il eût été désirable de voir consacrer h la formation de l'enfance et de la jeunesse des efforts analogues à ceux qui, appliqués à l'industrie et à la science, leur ont donné de si remarquables développements. On a rendu le Clyde navigable aux plus grands vaisseaux : cette transformation a été surtout l'œuvre de l'initiative individuelle, et les millions ont été prodigués pour l'accomplir. L'extraction du charbon, la production du fer, la construction des navires et d'autres industries encore ont reçu la plus large impulsion, et l'Ecosse, à ce point de vue, peut soutenir la comparaison avec les premiers pays du monde. Mais les générations d'ouvriers qui doivent
�ECOSSE.
70
prendre leur place dans ce mouvement, comment se forment-elles? Quelles précautions a-t-on prises pour garantir leur moralité? Hélas! il y a là de tristes choses à dire, et il ne faut pas craindre de les dire pour démontrer que la démoralisation des classes ouvrières ne doit pas être attribuée à l'industrie seulement, et que l'ignorance y a la plus grande part. Il y a à Glasgow des écoles établies par des particuliers, soit comme entreprise individuelle (écoles de prived adventiire), soit sous le patronage d'une société religieuse fréquentant une église (sessionnal schools ou missions scliools). Il y a encore des écoles épiscopales catholiques, ou indépendantes des idées exclusivement religieuses et soutenues par des contributions. Nous allons visiter avec les inspecteurs du gouvernement quelques-unes des écoles particulières fréquentées par les enfants les plus pauvres. «Les maîtres d'école, disent-ils, sont souvent « ignorants et grossiers, les bâtiments en mauvais « état, mal ventilés, la propreté absolument insuf« lisante. » Voici, par exemple, la description qu'ils font d'une école de district. « L'école est dans le « sous-sol, ou y parvient par un escalier en pierre. « Au moment de la visite, le maître était occupé, « avec l'aide des enfants les plus forts, à inonder « d'eau le carreau de la pièce. En entrant dans la « salle d'étude, les inspecteurs furent frappés de
�80
PREMIERE PARTIE.
« l'odeur infecte qu'elle exhalait. Dans cette pièce « de8niètressur6,avec un plafond très-bas, 170 gar« cons et filles étaient entassés pêle-mêle; il était « tuès—difficile de se frayer un chemin au milieu de « ce troupeau, et les exhalaisons étaient si acca« blantes qu'avant de songer à examiner les enfants, « les inspecteurs anglais, habitués à plus de confort, « durent en faire sortir la moitié dans la rue. Et « comme ils exprimaient au maître leur étonne« ment de le voir tenir des classes dans un local où « on avait peine à se retourner, il leur montra un « coin où il pouvait, en écartant les enfants, con« quérir un petit espace de deux mètres carrés. C'est « dans ce coin que les inspecteurs ont essayé de « faire connaissance avec l'enseignement qu'il « donnait. « Cet enseignement était, comme bien on pense, »: assez triste. Le maître avait fait de mauvaises « affaires, et s'était réfugié dans son occupation « actuelle comme la seule dont ses goûts et ses ta« lents le rendissent capable. Il avoua que son «enseignement n'avait aucun résultat dans un « local si mal approprié et sans le concours d'un « « « « « « sous-maître. Il travaillait cependant péniblement depuis de longues années, et le nombre de ses élèves n'était limité que par l'espace. Il avait la conviction qu'un établissement convenable lui procurerait trois fois plus d'élèves. Quoique sa clientèle se recrutât dans les classes nécessi-
�ECOSSE.
81
«teuses, il n'avait pas d'enfant payant moins « de 3 pence par semaine; la moitié environ payait « 4 pence. » Hâtons-nous de dire que le conseil privéi.et les inspecteurs expriment le désir ardent de supprimer ces écoles particulières si déplorables. Voici un nouveau passage du rapport de MM. Harvey et Greig, les deux sous-commissaires. Il y est question de la meilleure, à leur avis, des écoles particulières pour les enfants pauvres qu'ils aient visitée à Glasgow. « Cette école était autrefois un « bâtiment d'habitation, et n'est pas appropriée à « l'enseignement. Les plafonds sont bas; la salle « d'étude mal ventilée; la discipline complètement « relâchée. Les enfants courent et jouent dans la « salle, sans souci de l'autorité du maître. « On se borne à. enseigner la lecture et l'ortho« graphe, et certainement sans aucun succès. Les « méthodes d'enseignement appliquées aux plus « jeunes élèves n'ont pu être choisies que par un « homme inexpérimenté ; sa conversation dénotait « d'ailleurs une absence complète d'instruction. Un « des maîtres avait été marchand de vin, un autre « teinturier, un troisième était failli. » Ce récit est triste, et cependant il y a 88 écoles du même genre; elles reçoivent 7,000enfants, 19 0/0 des élèves de la ville. Suivons MM. Harvey et Greig dans un autre quartier de Glasgow, à Bridgton. Voyons une de ces ; 1 " : ' " , a
f
�82
PREMIÈRE PARTIE.
écoles dont le maître ne craint pas de mettre sur son prospectus qu'il enseigne le latin et le grec, que toute l'instruction est donnée sous sa surveillance, et qu'on ne perd aucune occasion de former le caractère et l'esprit de la jeunesse. « C'est, disent les inspecteurs, une monstruosité « académique. L'école est située dans une sale'im« passe. Les enfants, entassés dans une petite pièce « incommode'et malsaine, font constamment des « fautes de prononciation et épèlent difficilement « les mots les plus faciles. Des trois élèves qu'on « nous a présentés comme les plus avancés, aucun « ne pouvait lire à livre ouvert. » Nous pouvons enfin détourner les yeux de ces tristes spectacles et suivre MM. Harvey et Greig dans des établissements bien supérieurs, les sessionnal schools. Ces écoles dépendent de l'Église d'Écosse et de l'Église libre. Une école sessionnale dans la ville correspond à une école paroissiale dans la campagne. Elle s'appelle sessionnale parce qu'elle est soumise à la surveillance du pasteur et du consistoire. Le maître peut être destitué après avertissement, mais, en fait, une fois nommé, il garde sa place sans grand danger de révocation. Il dirige l'école à son gré, nomme les moniteurs et les aides, et fixe le montant de la rétribution scolaire. En général, il n'a pas de loyer à payer, et les frais de chauffage et d'éclairage sont à la charge du consistoire de la
�ECOSSE.
83
paroisse. Il a rarement des appointements fixes pris sur les fonds généraux des écoles. Ses revenus dépendent beaucoup de ses. efforts et de son succès. On lui permet de gagner ce qu'il peut. C'est pourquoi on trouve à Glasgow des instituteurs comme nous en voudrions voir partout, touchant 200, 300 et même 400 livres sterling par an. Presque toutes les écoles sessionnales sont soumises à l'inspection du gouvernement. Le pouvoir ecclésiastique les examine aussi tous les ans. Souvent ces visites ne sont qu'une formalité; maison les maintient comme un rlroit, en cas de besoin. Une bonne école sessionnale est généralement divisée en trois sections : préparatoire, moyenne, supérieure. Il n'y a pas à Glasgow dans les écoles sessionnales de section spéciale pour les tout petits enfants, et l'introduction * de ces infant schools répugnerait extrêmement aux instituteurs. Les sujets d'enseignement sont les sujets habituels des écoles primaires. Outre la Bible et le petit catéchisme (avec la conscience clause), on enseigne la lecture, l'écriture et le calcul. Mais beaucoup d'instituteurs sessionnaux visent plus haut, font un peu de latin, de français, et cherchent à étendre le programme fixé par le revised Code. On tend à séparer les enfants des diverses classes. Les gens riches envoient les leurs à des écoles qui sont plus chères sans être meilleures. Le prix des écoles sessionnales est assez modique : de 2 à
�84
PREMIÈRE PARTIE.
6 pence la semaine ou de 2 à 6 shillings le trimestre. Dans beaucoup de ces écoles, la Session s'entend avec le professeur pour qu'un certain nombre d'enfants soient élevés gratuitement. On compte à Glasgow 46 écoles sessionnales avec 12,500 élèves, environ 36 0/0 de tous les élèves de la ville. La majorité n'appartient pas aux classes pauvres. Par suite de la popularité dont jouissent ces écoles, il y a depuis quelques années tendance à élever le taux de la rétribution scolaire, et à la faire verser par mois ou par trimestre. Les missions schools ne présentent pas un spectacle aussi satisfaisant, quoiqu'elles soient supérieures à la plupart des écoles particulières destinées aux enfants pauvres..Ce sont des écoles qui ne dépendent pas de l'Église établie et sont soutenues par des contributions et rétributions scolaires. Elles sont souvent subventionnées à l'aide de fonds spéciaux. Leur caractère distinctif est de chercher plutôt que d'éviter les quartiers pauvres, car elles se proposent de fournir l'instruction au prix le plus modique à des enfants qui en seraient privés sans cela. La rétribution est de un ou deux pence par semaine; mais bien des enfants sont élevés gratuitement. Il y a à Glasgow 25 écoles de ce genre recevant 4,500 élèves, soit environ 120/0 du nombre total des enfants. La haute direction est à peu de chose près la même pour ces écoles que pour
�ECOSSE.
8.5
les écoles sessionnales, mais au lieu du kirk session (consistoire) il y a un comité missionnaire. La meilleure de ces écoles inspectée par le gouvernement est à la hauteur de la moyenne des écoles sessionnales. Si les autres sont inférieures, la faute en est aux aptitudes insuffisantes des professeurs ou à leur défaut de surveillance. Les écoles prises comme spécimen par les sous-commissaires sont dans le district de Galton. Voici leur appréciation : « Dans deux écoles de ce quartier les maîtres « sont très-capables, pleins de zèle et d'intelli« gence. Il en est de même de deux autres dirigées « par des maîtresses. La première école contient « deux salles parfaitement aérées. Elle est fré« quentée par des enfants des classes pauvres. Les « appointements de l'instituteur sont de 12 liv. « 3 shillings; en tout, avec le casuel, il ne reçoit « que §4 livres, ce qui est peu à Glasgow. Il reçoit « aussi 3 guinées par an pour payer une instituée trice. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant « qu'il soit obligé de tenir une boutique de vivres « pour se procurer un gain supplémentaire. L'es« pace permet de recevoir 90 à 100 enfants. Il y « en avait 194 inscrits et 150 assistants en moyenne. « Malgré cet entassement, .le maître avait refusé « depuis le commencement de la saison 200 dece mandes. Il semble impossible qu'un homme mette « de l'ardeur à son enseignement, avec une telle
�Rfl
PREMIÈRE PARTIE.
« masse d'élèves et de tels embarras matériels. « Une autre de ces écoles située dans le Gallow« « « « « « « « « « gâte est beaucoup moins satisfaisante. Elle contient deux chambres qui servaient autrefois de logement, et sont mal appropriées à leur nouvel usage. La chaleur, l'obscurité, le bruit de la rue concourent à rendre l'enseignement difficile. On pourrait recevoir 80 enfants, il y en a 85 et on fait le soir une classe sexes employés aux teur n'a pas d'aide. grande énergie pour aux jeunes gens des deux travaux publics. L'instituIl faut à un homme une diriger dans ces conditions
« une cohue d'enfants ramassés dans les impasses « de Gallowgate. » Les sous-commissaires concluent à la nécessité d'un système national qui supprimera beaucoup d'écoles missionnales. Mais avant d'en supprimer, il est évident qu'il faut en créer et en subventionner un grand nombre de nouvelles, car les parents n'enverraient pas leurs enfants à des écoles particulières mal tenues et relativement chères, s'il n'y avait pas insuffisance de place dans les écoles convenablement établies. Il est probable aussi que c'est souvent une considération religieuse qui fait adopter par les parents les écoles particulières dirigées par des maîtres de leur culte. Les catholiques spécialement ne trouvent que très-peu d'établissements réguliers de leur confession, soutenus par les paroisses. L'ensemble des
�ECOSSE.
87
écoles épiscopales et catholiques ne reçoit en effet que 3,700 enfants. Je ne mentionne que pour compléter les renseignements relatifs à Glasgow les écoles charitables qui sont gratuites. Elles jouissent d'un revenu de 14,000 livres et élèvent 2,700 enfants. Il y a aussi des écoles pourvues de dotations s'élevant à 24,000 livres, et qui profitent aux maîtres; des trade sc/wols jouissant d'un revenu de 230 livres. Il y a encore 43 écoles aidées par les exécuteurs d'un testament. Mais tous ces établissements n'ont qu'une importance relativement faible eu égard à la population de Glasgow. Si on résume la situation de cette ville, on trouve que 36 pour 100 seulement des enfants en âge d'aller à l'école y assistent, chiffre déplorable et méritant toute attention. Le rapport des sous-commissaires s'exprime ainsi : « Si nous comparons le nombre des enfants en « âge d'aller à l'école au nombre des enfants in« scrits, nous trouvons que :
Le premier nombre est de Le second est de Le nombre des non-inscrits est donc de 98767 41248 o7ollJ
« Si nous abordons l'épreuve plus importante c< de l'assistance à l'école, nous avons :
�8s
PREMIÈRE PARTIE.
Nombre d'enfants Assistants Non-assistants .' ;
08707 3SS6f> 03202
« Il y a en moyenne, dans toutes les circonscrip« tions, assez d'espace pour les enfants assistants; « cependant si tous les enfants en âge d'aller à l'é« cole y allaient, on ne pourrait en recevoir la « moitié, faute de place. » On se demande en étudiant ces chiffres quels ont été les résultats de l'acte pour l'inspection des mines qui a eu précisément pour but de rendre l'enseignement obligatoire. Quand fut voté cet acte qui force les enfants de moins de douze ans de produire un certificat d'assistance à l'école avant d'être admis à travailler, il y eut grand émoi parmi les mineurs. On chercha le plus souvent à éluder cette exigence. « Ainsi, disent les sous-commissaires, clans l'é« cole d'une houillère, l'instituteur se plaignait « d'avoir été rudoyé par les mineurs toutes les fois « qu'il refusait un certificat. Un instituteur sans « énergie cède de suite et sacrifie sa conscience « « « « « à sa sécurité. Dans une autre école, les certilîcats avaient été donnés d'abord, mais ils ont cessé depuis longtemps d'être demandés. Dans une autre, il n'en avait pas été délivré depuis quatorze mois. Dans une houillère du Ayrshire,
« 46 pour 100 des jeunes gens employés ne savaient
�ECOSSÉ.
89
ni lire ni écrire; 80 pour 100 savaient un peu lire, mais ne pouvaient pas écrire une seule lettre de l'alphabet. On donna de tous côtés des détails déplorables sur l'ignorance grossière où croupissaient les gens employés à cette houillère. Les enfants y étaient reçus avant l'âge prescrit. « Je sais, disait un instituteur qui avait autrefois « dirigé une école dans le voisinage, qu'on les fai« sait descendre très-jeunes dans les puits, parce « qu'à mon école du soir il en venait de pauvres « petits blêmes, ne sachant pas épeler un seul « mot. c<. M.' Cellar, étant descendu dans la houillère, y « trouva 13 garçons qui ne paraissaient pas âgés de « plus de treize ans, et il y en avait qui étaient « déjà restés plus de cinq ans clans les puits. Sur « les 13, 6 savaient lire et écrire, 1 lisait un peu, « 6 ne savaient ni lire ni écrire. Sur les 6 instruits, « 4 étaient Écossais, 2 Irlandais. Sur les 7 igno« rants, o étaient Écossais, 2 Irlandais. 5 de ces « 7 enfants n'avaient jamais été à l'école. » Il y a donc en Écosse comme en Angleterre de bien gr'aves anomalies. D'une part, nous avons vu, en commençant cette étude, l'enseignement des écoles paroissiales fondé depuis plusieurs siècles, florissant, ayant formé des populations intelligentes et éclairées. D'autre part, nous avons trouvé dans de grands centres industriels l'inertie, la négligence, l'abandon. L'action du gouvernement, qui en
« « « « « «
�90
PREMIÈRE PARTIE.
Ecosse comme eu Angleterre ne se fait sentir que par l'inspection et les subventions, n'a eu qu'à encourager le développement si complet de l'éducation dans certaines provinces, et a été impuissant jusqu'ici à combattre l'ignorance sur d'autres points et spécialement dans de grandes villes manufacturières, où plus que partout ailleurs une instruction solide et générale aurait été nécessaire. Attendonsnous à trouver en poursuivant ce travail des différences correspondantes dans la moralité et dans le bien-être des classes ouvrières. Soyons heureux de penser que ce progrès agricole, qui depuis longues années a rendul'Écossecélèbre,estdû àla diffusion des lumières et à l'élévation du niveau intellectuel. Espérons aussi que les tristes spectacles dont s'affligent tous les amis de l'humanité, quand ils parcourent les quartiers populeux de Glasgow, disparaîtront peu à peu en même temps que l'ignorance, et que le progrès des écoles amènera celui des mœurs.
IRLANDE.
L'Irlande était, il y a une trentaine d'années, dans la plus triste situation intellectuelle. Cette antique patrie de la civilisation chrétienne, si célèbre autrefois par ces grands foyers monastiques de lumières dont M. de Montalembert vient de faire un éloquent tableau, était peu à peu tombée dans une
�IRLANDE-
91
affligeante ignorance. Il faut rendre au gouvernement anglais la justice que depuis lors il s'est occupé, trop tard il est vrai, mais avec beaucoup d'énergie et de persévérance, d'améliorer cette situation. Une somme très-importante a été portée chaque année au budget de l'Irlande, pour encourager le développement des écoles primaires. Ces efforts ont été merveilleusement secondés par les congrégations catholiques qui ont travaillé sans relâche à la régénération intellectuelle. L'Angleterre n'a pu leur refuser son admirationet a souventenvié de tels maîtres pour ses écoles protestantes. Mais la question irlandaise est si complexe que je n'ai pas la prétention de chercher dans ce malheureux pays des exemples de l'inlluence que l'éducation peut avoir sur les mœurs. Trop de causes concourent aux résultats pour qu'on doive demander à un seul élément de progrès la solution du problème social. J'ai voulu seulement signaler en passant les efforts incontestables faits depuis un quart de siècle pour améliorer l'état de renseignement primaire en Irlande. Puissent-ils préparer un avenir meilleur à cette intéressante population !
�CHAPITRE
ÉTATS-UNIS.
IX
On ne peut envisager celte situation assez complexe de l'Angleterre sans avoir la curiosité de traverser l'Océan et de voir ce que sont devenues les institutions anglaises sur le sol des ÉtatsUnis. Sur cette terre de liberté, l'enseignement obligatoire ne devait pas prévaloir; mais ce que n'a pas l'ait la loi, les mœurs l'ont accompli dans les parties les plus civilisées de l'Amérique. La Nouvelle-Angleterre, qui plus que toute autre a reçu l'empreinte de l'esprit anglais, a dépassé la métropole pour le goût, et je puis même dire, pour la passion de l'éducation. L'esprit public l'a comprise comme un progrès nécessaire à cette jeune société, et les gouvernements locaux ont alloué pour atteindre ce but des subventions qui n'ont d'égales dans aucun pays d'Europe. La seule cité de New-York a donné en 1861 8 millions de francs, c'est-à-dire 9 francs par tête.
�ÉTATS-UNIS.
93
En France, l'État donne 20 centimes par tête, auxquels il faut ajouter, il est vrai, les subventions locales et la rétribution scolaire. Voici les dépenses des différents États d'Amérique pour l'instruction primaire :
ÉTATS.
HABITANTS.
SOMMES.
PAR TÉTE.
fr.
fr. c.
État deNew-York.
1231066 3880000 23 3 il-o 02 749000 1711951 319994
7000000 24500000 13700000 11000000 11000000 2500000
6 6 5 14 6 7
15 50 85 70 30 80
Comment a-t-on pu trouver dépareilles sommes, et les maintenir sans en rien retrancher au milieu des dépenses de la guerre civile ? Il a fallu unebien grande conviction de la nécessité absolue de l'instruction. On a constitué depuis longtemps le fonds des écoles (school fand). Il est fourni ou par l'État ou par un prélèvement sur la vente des terres publiques, ce qui lui a donné dans les dernières années d'énormes ressources. Il s'augmente d'une contribution que doivent s'imposer les communes. Presque toutes ont de beaucoup dépassé le chiffre qui leur était demandé.
�94
PREMIERE PARTIE.
Avecde telles ressources, on a un développement d'écoles dont nous n'avons pas idée. Tandis que nous avons en France une école par 984 habitants, il y avait en 1851 :
Dans l'État de New-York.... Massachussets. Illinois
Oliio
école par 300 habitants. 270 — 190 — 160 150 130 — — —
Michigan Wisconsin
Ces États de l'Ouest dotent d'écoles leurs jeunes cités à peine fondées ; le moindre village en a une. A peine les pionniers ont-ils commencé à créer un nouveau centre d'habitation que l'instruction les occupe comme le premier besoin de leur établissement naissant. L'instruction est gratuite, et jusqu'aux dernières années elle n'a pas été obligatoire. On a citécependant comme présentant le caractère de l'obligation la loi de 1850 autorisant les communes du Massachussets à prendre des moyens de coercition contre les enfants ne suivant pas l'école, une loi du 30 avril 1862 du même État dans le même but, une loi du Connecticut de 1858 refusant le droit électoral aux citoyens qui ne savent pas lire, et des règlements de Boston et de quelques autres villes qui portent le caractère obligatoire. Mais le prin-
�ÉTATS-UNIS
93
cipe de liberté est trop vivant aux États-Unis pour qu'on puisse admettre que l'idée de contrainte vienne sérieusement à prévaloir. La fréquentation des écoles est d'ailleurs si grande qu'on ne sauraitvraiment demander mieux. Oùtrouver ailleurs depareilschitfres?On est stupéfait en les lisant dans les statistiques :
Dans le Massachussets les écoles reçoivent 1 élève par 4 habitants. — État de New-York. I élève par 4.2 —; — Ohio 1 — 3.2 — — ■ Wisconsin 1 — li.2 —
a.
V. '•. ' Nous n'avons en France qu'un élève par 8,6 habitants. On ne peut comprendre les chiffres américains qu'en supposant beaucoup d'enfants par famille, et l'habitude de fréquenter l'école depuis un âge très-tendre jusqu'à l'âge d'au moins seize ans. L'instruction religieuse est, comme en Hollande et en France, entièrement séparée de l'instruction scolaire. C'est un principe qui a depuis longtemps passé dans les moeurs. Il devait en être ainsi dans ce pays de liberté religieuse où existent côte à côte tant de communions différentes. Les bibliothèques des écoles atteignent en Amérique une importance bien digne d'attention. Pour citer le seul État deNëw-York. elles ont <l million 1/2
�96
PREMIÈRE PARTIE.
de volumes, ce qui donne 1 ,300 volumes à chaque école. L'instruction est la même pour tous, riches ou pauvres. Elle est généralement très-complète, et un Américain qui en a protité peut se trouver dans la suite au niveau des plus hautes situations. Les hommes sont rares en Amérique, leur journée vaut cher. Il n'est donc pas étonnant qu'on ait pensé a confier à des femmes les fonctions d'institutrices, même pour les écoles recevant des jeunes garçons. Elles instruisent en même temps des tilles, car en Amérique les deux sexes vont ensemble à l'école. On ne s'en étonne pas pour les petits hameaux* mais on en serait surpris pour les grands centres de population, si l'on ne se souvenait que l'Amérique est la terre classique de la flirtation, et (pie les mœurs permettent cette familiarité entre jeunes gens et jeunes filles qui nous paraît en France un grand danger. Quant au principe même de l'éducation par les femmes, il a donné les meilleurs résultats. Les jeunes personnes qui s'y consacrent ne regardent le plus souvent ces fonctions que comme momentanées. Elles se marient d'ordinaire après sept ou huit ans d'enseignement, et elles emportent, dit-on, du professorat les qualités nécessaires pour deve riirdes mèresde famille modèles. Que nous sommes loin des habitudes de l'Europe! L'Amériqueporte dans tout ce qu'elle fait le cachet de son origina-
�ÉTATS-UNIS.
97
lité. Elle agit autrement que nous, mais elle agit, elle marche, elle grandit, et toutes ses créations portent l'empreinte d'une incomparable énergie. Les bâtiments des écoles sont simples dans les campagnes, extrêmement soignés dans les villes. On en a rebâti un grand nombre depuis quelque temps sur des types perfectionnés. Quelques-unes de ces écoles peuvent être citées comme de vrais modèles. On y trouve non-seulement les classes les mieux organisées et pourvues du matériel scolaire le plus complet, mais de grandes salles de récréation couvertes , des salles de musique, en un mot le délassement le plus libéralement compris à côté de l'étude. La direction des écoles est entièrement confiée à des comités locaux électifs qui s'occupent de toutes les questions matérielles de l'école. A .côté de ce pouvoir est celui du Toivnship, qui joint à l'administration financière la direction intellectuelle et morale. Le surintendant qui est danscliaque État à la tête de l'instruction publique, est un personnage considérable aussi bien appointé que le gouverneur de l'État. Partout, à tous les étages, on retrouve la même importance donnée à l'enseignement. Je ne puis m'étendre autant que je le voudrais sur cette organisation si intéressante de l'Amérique; mais je renvoie les lecteurs qui voudront l'étudier
7
�98
PREMIÈRE PARTIE.
avec plus de détails à un très-remarquable travail de M. de Laveleye. M. Laboulaye a publié également sur ce sujet el sous le titre de Y Éducation en Amérique un article; plein d'élévation d'idées et d'éloquence. J'en détache un passage qui résume d'une manière éclatante cet état de l'instruction et ses conséquences. « C'est beaucoup que d'excellentes écoles où « toute la population se rend sans contrainte; nous « serions trop heureux si tous les enfants du pauvre « arrivaient chez nous jusqu'à ce premier degré « d'instruction. Aux États-Unis on est plus ambi« tieux; l'éducation y dure toujours, et plus encore « pour l'ouvrier que pour l'homme de loisir. Le « jour où l'ouvrier cesse d'apprendre, où son esprit « n'est plus occupé, ses mauvais penchants se mon« trent; c'est un citoyen qui va devenir dangereux : « aussi la société ne l'abandonne-t-elle pas d'un « moment. Là, suivant M. Everett, quinze cents « maîtres volontaires apprennent à quinze cent « mille élèves leurs devoirs comme chrétiens et « comme citoyens. Là commence une propagande « dont nous n'avons jamais compris la portée. C'est « par millions qu'on répand des petits livres de « toute espèce qui vont jeter un rayon de lumière « dans les plus chétives demeures, et moralisent « le peuple en l'instruisant. Chez nous où trop sou« vent la presse n'a servi qu'à incendier, on ne sait « pas quel bien infini fait cette croisade qui chasse
�IUFM LILLE
ÉTATS-UNIS. 00
« de partout l'ignorance et la brutalité. Il y a sans « doute aux États-Unis comme en Angleterre une « presse politique violente et passionnée ; c'est « celle-là dont les clameurs viennent jusqu'à nous ; « mais à côté de ces journaux mêlés de bien et de « mal, il y a un contre-poids qui nous a toujours «manqué : c'est cette presse bienfaisante, reli« gieuse, dévouée, qui parle au peuple un noble «langage, éclaire son esprit, apaise ses mauvais « instincts et l'élève en le consolant. » M. Everett, dont il vient d'être parlé et qui a été l'un des plus célèbres orateurs des États-Unis, a consacré une partie de sa vie à faire triompher ces grands principes d'éducation, et il en restera une auréole de pure gloire attachée à son nom. Plusieurs hommes très-distingués des États-Unis ont été instituteurs, et ont honoré cette carrière dont ils sont sortis entourés de considération, pour s'élèver à d'importantes fonctions dans l'État. On ne peut envisager l'ensemble de ces résultats sans admiration. Ils aident à comprendre comment ce pays qui a reçu incessamment tant d'émigrants, dont beaucoup illettrés, a pu aussi vite les assimiler et les fondre dans son intelligente population. C'est un des grands secrets du progrès extraordinaire des États-Unis.
�CHAPITRE
FRANCE.
X
Les lois qui règlent en France l'enseignement primaire sont relativement récentes, et c'est surtout à la loi du 28 juin 1833, à laquelle M. Guizot a attaché son nom, que remontent les règles fondamentales dont on ne s'est pas sensiblement écarté depuis. Toutefois il y avait eu antérieurement des efforts qu'on ne peut passer sous silence; et d'abord la loi de la Révolution française. A la suite de la négligence dans laquelle le dix-huitième siècle avai t laissé l'enseignement, la Convention avait voulu affirmer le droit de tout homme à l'instruction en ordonnant la fondation dans toutes les communes de France d'écoles obligatoires. Cette loi de 1793 n'eut pas de sérieux effets ; mais elle est la première expression solennelle de ce besoin de lumières qui est le caractère de notre siècle; et encore aujourd'hui beaucoup d'esprits distingués se rallient sans réserve à ce grand principe d'obligation qui avait été dès lors proclamé.
�FRANCE.
La loi de -1802 ne le conserva pas ; elle confirma la nécessité d'écoles dans toutes les communes, mais sans que l'enseignement y fût obligatoire. Elle admit la gratuité pour les enfants pauvres, sans que leur proportion pût dépasser un cinquième. Cette loi aurait pu être suivie d'un assez grand développement de l'instruction si des fonds suffisants pour l'encourager avaient été alloués. Mais jusqu'à une époque récente nous trouvons plus de réglementations que de subventions, et l'expérience a prouvé que, si on ne lui consacre pas des sommes considérables, l'enseignement ne progresse qu'avec lenteur. D'ailleurs à cette époque l'attention était portée ailleurs; ce n'était pas dans les écoles,mais sur les champs de bataille qu'étaient appelées les jeunes générations de l'Empire. Elles apprenaient, la géographie de l'Europe en la parcourant avec nos armées victorieuses. La guerre est aussi une grande école, et l'esprit français se ressent encorede la vive impulsion qu'il reçut alors ; mais la guerre ne peut durer toujours, et la réorganisation de l'instruction primaire devait être une des premières œuvres de la paix. La loi du 29 février 1816 se rapprocha beaucoup des idées religieuses de l'Allemagne. Il devait y avoir un comité cantonal, la surveillance des curés était une des bases de l'organisation nouvelle. Les congrégations religieuses furent encouragées, et c'est de la Restauration que date une PaJ^*?7Sïys|*L
�•102
PREMIÈRE PARTIE.
établissements. Les esprits libéraux d'alors ne virent pas sans crainte cette influence religieuse. Le progrès aurait pu être rapide dès cette époque, malgré cette défiance, s'il y avait eu plus d'argent consacré à encourager l'enseignement. Or le budget total n'était encore en 1827 que de 50,000 francs. Il fut porté à 100,000 francs en 1829, à 300,000 francs en 1830. — Les ministres d'opinion politique différente étaient d'accord pour stimuler le mouvement scolaire, et le dernier ministre de l'instruction publique sous Charles X, M. de Guernon-Ranville, avait préparé un projet de loi très-favorable à l'instruction primaire lorsque arriva la révolution de 1830. Elle trouvait une situation intellectuelle encore bien peu favorable, et on commençait à comprendre la nécessité d'allocations plus fortes pour hâter le progrès. C'est ainsi qu'en 1831 le budget de l'instruction fut porté à 700,000 francs, en 1832 à 1 million, en'1833 à 1 million 300,000 francs. J'arrive à la loi du 28 juin 1833; elle n'impose pas l'instruction à tous les enfants, mais elle oblige toutes les communes à avoir une école, et pour cela à la fonder si elle n'existe pas, à lui fournir un local convenable et à assurer un traitement au maître. Il devait y avoir des écoles primaires élémentaires et des écoles primaires supérieures, correspondant auxbesoinslesplus élevés de l'éducation populaire. L'action locale était favorisée par la création
�FRANCE.
103
d'un comité communal, au-dessus duquel fonctionnait le comité d'arrondissement devant se réunir une fois par mois et investi de grands pouvoirs. Le conseil municipal choisissaitl'instituteur après avoir pris l'avis du comité communal des écoles. Son choix devait être ratifié par le comité d'arrondissement. Il y avait là l'application de principes de décentralisation très-favorables au concours si utile de toutes les influences locales. On s'en est écarté depuis, et je crois qu'il faut le regretter, car le plus grand intérêt de l'État est de prendre comme collaborateurs les hommes les plus distingués de l'arrondissement et de la commune, qui le déchargent d'une part de sa responsabilité. Nous avons vu combien cette action locale a été efficace en Allemagne. L'article premier de la loi comprend dans le programme de l'instruction primaire l'instruction morale et religieuse, mais l'art. 2 stipule que le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l'instruction religieuse. C'est tout ce que dit la loi de cette grave question de l'intervention de la religion dans l'éducation, qui dans d'autres pays a été regardée comme fondamentale; l'esprit public en France a toujours tenu à cette indépendance de l'Église et de l'école. Il en
�104
PREMIÈRE PARTIE.
est résulté malheureusement trop souvent un isolement regrettable. M. Guizot l'avait pressenti ; mais il n'avait pas trouvé de solution à ce difficile problème qui agitera longtemps encore notre pays. Le progrès seul desesprits pourra détruire les défiances de l'opinion libérale, et la réconcilier avec l'action religieuse, pour donner à l'éducation populaire toute la valeur morale dont elle est susceptible. Les écoles normales primaires devinrent réglementaires dans toute la France ; plusieurs départements purent cependant s'associer pour en avoir une seule. Il y avait d'ailleurs liberté pour tous, sortant ou non de ces pépinières universitaires, d'exercer l'enseignement à la condition d'avoir obtenu un brevet de capacité. L'autorisation préalable autrefois nécessaire fut supprimée. Les congrégations religieuses purent donc continuer à développer leurs utiles établissements primaires,non plus, il est vrai, comme avant 1830 avec la protection de l'État, mais sous un régime de liberté. Telle est cette célèbre loi de 1833, qui a été en France le point de départ des progrès accomplis depuis 30 ans, et qui a attiré l'admiration même des autres pays par la netteté et la précision des principes et des règles qu'elle pose. Il faut lire dans les Mémoires de M. Guizot les magnifiques pages qu'il a consacrées à l'histoire de cette loi et de son applieaiion. Son nom y restera
�FRANCE.
10a
attaché et ce sera un de ses glorieux titres à l'admiration de l'avenir. Une inspection générale des écoles primaires eut lieu pour la première fois en 1833, et devint réglementaire en 1835. En 1837 furent organisées des conférences entre les instituteurs au chef-lieu de canton. En 1841, les écoles primaires supérieures furent annexées aux collèges communaux. C'est le germe de l'idée qui a été récemment appliquée dans la création de l'enseignement spécial. Malheureusement les budgets, chargés d'autres dépenses, ne comportaient pas encore les allocations qu'eût réclamées l'enseignement primaire. Le traitement minimum des instituteurs était encore de 400 francs dans les écoles supérieures et de 200 francs dans les écoles ordinaires, chiffres tout à fait insuffisants, qui ne pouvaient correspondre qu'à un état de véritable misère des maîtres dans les communes peu peuplées, donnant une faible rétribution scolaire. Après la révolution de 1848, M. Carnot, ministre de l'instruction publique, prépara un projet de loi pour l'enseignement primaire conçu dans l'esprit le plus large. L'instruction devait être obligatoire et gratuite et les écoles de lilles développées partout à l'égal de celles de garçons. Il fallait dei grandes dépenses pour l'exécution rapide d'un tel programme, et M. Carnot proposait de consacrer
�106
PREMIÈRE PARTIE.
■47 millions au budget de l'instruction primaire. On ne peut méconnaître tout ce qu'un tel projet avait de franchement libéral. Mais il ne tarda pas à rencontrer une disposition à la réaction ou tout au moins à la timidité dans le développement de l'instruction. Le mouvement socialiste qui suivit la Révolution de février, trouva, dit-on, des adhérents assez nombreux dans le corps des instituteurs, et il y eut contre eux un déchaînement de l'opinion. Je crois qu'il a été exagéré. Sans doute dans le nombre des instituteurs, comme partout ailleurs, on put trouver des esprits trop ardents et disposés à s'éprendre d'utopies chimériques. La situation si insuffisante faite aux maîtres était de nature à leur montrer sous un mauvais jour un ordre social qui rémunérait si inégalement les services rendus et prodiguait ailleurs la richesse, quand cette grande mission de l'instruction était si pauvrement rétribuée. Il y eut donc quelques égarements; mais pour le plus grand nombre des instituteurs dont on a signalé l'ardeur républicaine, il n'y eut réellement que cette généreuse aspiration vers le mieux, que cette espérance de régénération sociale qui séduisit beaucoup de nobles esprits en 1848. Quelques-uns y allièrent de fâcheuses tendances irréligieuses; il ne pouvait guère en être autrement au milieu de l'ébranlement des croyances; ils eurent le tort de ne pas sentir la nécessité de l'union intime de la religion
�FRANCE.
107
et de l'enseignement pour le bien des populations. Quoi qu'il en soit, la loi du 15 mars 1830 se ressent dans quelques parties d'une pensée de défiance contre l'esprit des écoles normales primaires. C'est "ainsi qu'au lieu de continuer à en faire une institution "obligatoire, la loi autorise les départements à leur substituer le stage des élèves-maîtres dans des écoles très-bien ténues, auprès de professeurs éprouvés. C'est ainsi que se forment en Allemagne, non pas les instituteurs, mais les candidats- aux écoles normales, écoles qui ont dans ce pays toujours été précieusement conservées, même quand on a cru devoir réagir contre leur esprit. L'expérience delà loi del830 a démontré l'insuffisance du stage, et l'administration s'attache maintenant à assurer à tous les départements les bienfaits d'une école normale. La France a été divisée par la même loi en autant d'Académies qu'il y a de départements. Les inspecteurs d'Académie dépendent des recteurs qui ne sont que dans un petit nombre de grandes villes. On a aussi beaucoup diminué l'importance de ces fonctionnaires départementaux, et depuis leur rôle a été encore en décroissant, car sous le régime de la loi de 1830, les instituteurs étaient nommés par le Conseil municipal qui s'entendait à cet égard avec l'inspecteur d'Académie. Le décret de 1832 a transporté le droit de nomination au recteur, et,
�10S
PREMIÈRE PARTIE.
ce qui est beaucoup plus grave, la loi du 14 juin 1854 l'a fait passer entre les mains du préfet. Le préfet remplace ainsi le recteur qui n'a plus à s'occuper que de la direction théorique des cours primaires, et l'inspecteur d'Académie est devenu réellement un simple chef de division de la préfecture. Avec un préfet éclairé et bienveillant il peut y avoir ainsi plus de rapidité et d'unité dans l'action; mais que l'administrateur change et qu'il n'y ait plus harmonie de vues entre lui et l'inspecteur académique, l'initiative de celui-ci est paralysée; il devient prudent et timide, et sa situation manque trop souvent de dignité. On est d'ailleurs en présence des inconvénients inévitables de l'intervention des pouvoirs politiques dans la direction scolaire. Un dissentiment sur une élection compromet la situation d'un instituteur, et il est à craindre que le recrutement des maîtres ne souffre gravement de la privation de cette indépendance qui était un des antiques privilèges du corps enseignant. Il y a d'heureuses compensations dans la situation matérielle qui n'a cessé de s'améliorer. La loi du 15 mai 1830 fixe le minimum réel à 600 francs. Le décret de 1853 a permis d'élever le traitement des instituteurs méritant cette faveur à 700 francs après cinq ans de service, et à 800 francs après dix ans. Le décret du 19 août 1862 a autorisé l'élévation du traitement à 900 francs après quinze ans..
�FRANCE.
109
Ces promotions doivent être données aux plus capables et être ainsi l'élément d'une constante émulation. C'est dans le même esprit de bienveillance qu'une indemnité de 100 francs a été accordée à tout maître allant se fixer dans sa résidence, que les communes ont été aidées par une subvention de la moitié de la dépense à constituer un mobilier à leurs instituteurs, qu'une caisse de secours mutuels a été établie entre tous les membres du corps enseignant primaire, et que les pensions de retraite ont été améliorées. La moyenne de ces retraites qui était de 37 francs en 1862, s'est élevée à 68 francs en 1863, 75 francs en 1864, 95 francs en 1865, sans compter les secours répartis entre les invalides de l'instruction primaire. Les inspecteurs primaires et les directeurs et maîtres des écoles normales ont vu aussi leur situation matérielle s'améliorer. On ne peut qu'approuver ces mesures qui sont pour les instituteurs un encouragement et une émulation, puisque tous peuvent être appelés par leur mérite à ces fonctions de confiance. Les études des écoles normales ont été l'objet de soins tout particuliers. Le récent décret du 3 juillet 1866 a cherché à leur inspirer de nouveaux progrès et à fortifier l'enseignement. L'étude du chant a été perfectionnée. Il ne faudrait pas cependant trop compliquer le cours d'études et on s'en
�110
PREMIÈRE PARTIE.
est gardé en Allemagne. Ainsi je ne suis pas favorable aux relations météorologiques, et au service de jour et de nuit qui a été fondé à cette occasion entre les écoles normales et l'Observatoire, malgré les services qu'il a rendus, assure-t-on. Les concours cantonaux entre les meilleurs élèves des écoles, établis il y a deux ans, présentent quelques avantages. C'est un moyen excellent d'émulation, et on peut y avoir aussi l'occasion de distinguer des sujets d'élite et de leur faire faire des études complémentaires. Il faudrait prendre garde cependant à l'abus qui est très près de l'avantage. Nos lycées ont beaucoup usé de ce principe d'émulation, et il en est résulté souvent parmi les bons sujets un sentiment d'ambition, une aspiration vers les situations élevées que la société n'a pu satisfaire. C'est là le danger de déclassement dont on a parlé, suivant moi à tort, à propos de l'instruction primaire, telle qu'elle a été donnée jusqu'ici. Mais si le fils d'un petit cultivateur, distingué dans le concours cantonal, se croit appelé à quitter la campagne et à aller finir ses études au lycée voisin, l'éducation élémentaire ne sera-t-elle pas un peu détournée de son but et n'y aura-t-il pas là un fâcheux écueil? D'un autre côté, le maître, qui sait que le succès de ses deux ou trois élèves de prédilection sera un succès pour lui, ne va-t-il pas se consacrer de préférence à eux et négliger la partie moyenne de la classe qui n'a pas chance de réussir dans les
�FRANCE.
\H
concours? Nos lycées n'ont pas été exempts non plus de ce danger, et je désire vivement que nos écoles primaires y échappent. Les cours d'adultes ont pris depuis quelques années un développement des plus remarquables. On ne saurait trop louer l'administration qui les a encouragés, les maîtres qui les ont faits dans presque toute la France, à peu près gratuitement, et les jeuns gens qui ont montré, en les suivant assidûment, qu'en France une idée juste et utile a toujours du succès.
En I8S0 il y avait 4037 de ces cours. En 1803 En 1864-65 — — 4394 783a — —
En 1866 le chiffre a monté à 20000, suivis par 600000 élèves.
Quand on voit une pareille affluence, on peut conclure que notre pays ne le cédera à aucun autre pour le développement des études primaires, quand les écoles seront étendues comme elles doivent l'être. Les bibliothèques scolaires et communales ont été également l'objet, depuis quelques années, des plus utiles encouragements. Leur nombre s'élevait l'an dernier à 10,423 dont 6,000 n'ont pas seulement le caractère scolaire et remplissent le rôle de bibliothèque communale. Il y avait là, il y a un an,
�112
PREMIÈRE PARTIE.
écoles normales comprises, 1,117,352 volumes, dont 460,000 ouvrages de lecture courante. La loi de 1850 n'avait pas adopté la gratuité, mais elle stipule l'admission des enfants pauvres sans rétribution sur une liste préparée parle maire et soumise au conseil municipal. Depuis la promulgation de la loi, deux courants d'idées contraires avaient dominé dans l'administration de l'instruction publique, l'un tendant à augmenter au tant que possible la rétribution scolaire et à en faire un élément de ressources et un moyen d'améliorer la situation des maîtres, l'autre plus ami de la gratuité et disposé à élargir plutôt qu'à resserrer les limites des listes d'admissions gratuites préparées par les maires. Le premier courant avait d'abord prévalu, mais le deuxième avait pris le dessus dans les dernières années, et c'était cet esprit qui avait inspiré la circulaire du 24 février 1864, qui règle la question au point de vue le plus libéral. Depuis lors la loi de 1867 a donné la faculté aux communes de décider la gratuité, et l'administration paraît favorable à l'extension de cette mesure. On avait encore fait bien peu de chose jusqu'aux dernières années pour les écoles de filles. On leur consacrait au budget 300,000 francs, ce qui est très-peu, eu égard aux besoins. Aussi 6,392 communes n'en ont pas. En 1850, on a cherché à combler cette lacune en
�FRANCE.
113
favorisant l'établissement de maîtresses de couture dans les écoles mixtes. C'est une institution importée de l'Allemagne, comme les asiles-ouvroirs recommandés par la circulaire du 31 octobre 1854. On s'en est très-bien trouvé au delà du Rbin, et il n'est pas douteux qu'on n'en tire aussi un utile parti en France; mais ces fondations ne remplacent pas les écoles complètes de filles pour la véritable éducation de la femme. Pour la première fois, la loi du 10 avril 1807 a proclamé l'obligation d'une école de filles pour les communes de plus de 500 âmes, et a assuré aux institutrices un traitement minimum de 400 francs. Le traitement de ces dernières était vraiment plus que modique. Les institutrices laïques touchaient en moyenne 481 francs et les religieuses 344 francs. Mais quelques-unes étaient bien audessous de la moyenne et dans une réelle détresse. De grands efforts ont été faits et continués depuis un certain nombre d'années pour construire des maisons d'écoles dans les communes qui en sont malheureusement dépourvues. Chaque année une somme assez importante, mais encore insuffisante, a été consacrée à cette œuvre qui demanderait 80 millions pour être achevée. Peut-être n'aurait-il pas été inutile d'étudier avec grand soin et de répandre, sans les imposer, des plans de maisons d'écoles types de différentes di-
�Hi
PREMIÈRE PARTIE.
mensions. Il arrive en effet souvent que des constructions nouvelles ne répondent pas par leurs bonnes dispositions aux sacrifices que les communes et l'État se sont imposés. Malgré ces efforts continus, la situation générale ne s'est pas améliorée autant qu'il le faudrait,, puisqu'un des derniers exposés de la situation de l'Empire contenait le passage que voici : « Près de 600,000 enfants restent encore com« plétement prrvés d'instruction, et beaucoup de « ceux qui figurent sur les listes de l'école, n'y « allant que pendant deux ou trois mois de la « mauvaise saison, oublient l'été ce qu'ils ont ap« pris l'hiver. C'est parmi ces enfants abandonnés « à l'ignorance et au vagabondage que le crime « lève plus tard sa dîme funeste. L'administration « de l'instruction publique le sait et porte sur ce « point sa plus vive sollicitude, mais il faut que le « pays se pénètre bien de cette vérité, que l'argent « dépensé pour les écoles sera épargné pour les « prisons. « Deux faits considérables se produisent au sein « de notre société, l'augmentation progressive de « la population ouvrière, qui s'est accrue depuis « 1848 d'un million d'enfants, et la diminution de la « criminalité qui, de 1847 à 1860, a baissé de près « de moitié, ce qui oblige en ce moment même « l'administration de l'intérieur à supprimer une « maison centrale.
�FRANCE.
H5
« Dansle département des Hautes-Alpes, la population a si bien pris l'habitude de donner l'instruction primaire à ses enfants, que les écoles sont pleines et que la prison de Briançon a été vide plusieurs fois cette année. » 11 faut, en résumé, pour être juste, tenir compte des progrès accomplis qui sont réellement énormes. Nous avions l'an dernier 36,692 communes en possession d'écoles, 818 en manquent. « « « «
Nous possédons 20703 écoles pour garçons seuls. — 17683 écoles mixtes.
Ensemble... 383S6 dont 3Î5634 payantes. 2572 gratuites. Elles reçoivent 2399293 garçons. Nous avons 14059 écoles de filles dont 11882 payantes. 2177 gratuites. Elles reçoivent 1014537 filles. C'est donc un total de Si on y ajoute les écoles libres pour Et les salles d'asile On arrive au total de reçus dans les écoles de France. 3413830 enfants. 922548 — 383235 4719612 — enfants
Quand on songe qu'en 1833 le nombre des garçons fréquentant les écoles n'était que de 1,200,000, et qu'il a doublé en 33 ans, on nepeut pas méconnaître un admirable mouvement, on peut souhai-
*
�H6
PREMIÈRE PARTIE.
ter seulement qu'il se complète promptement pour l'honneur et le bien de la France. On constate encore au moment des mariages, d'après le rapport de M. Duruy de 1867, 23 0/0 d'hommes et 41 0/0 de femmes, soit en moyenne 33 0/0 de notre population, ne sachant pas signer leur nom. Ces chiffres affligeants montrent toute la nécessité d'améliorations rapides. La loi du 10 avril 1867 doit être le point de départ de ces améliorations. J'ai déjà indiqué plus haut l'heureuse révolution qu'elle inaugure en consacrant l'existence d'écoles de filles dans tous les centres importants de population. Elle fera encore beaucoup de bien en introduisant, comme elle le veut, des instituteurs adjoints dans les écoles les plus fréquentées, en encourageant les cours d'adultes et les instituteurs qui se dévouent à cette œuvre utile. Ce sont autant d'excellentes réformes ; mais ce progrès de la législation ne suffira pas encore. Il faut un nouveau progrès dans les esprits, une conviction plus unanime de la nécessité de l'instruction, le concours de tous les hommes de bien, l'empressement de l'État et des communes à s'imposer de grands sacrifices pour donner une complète et définitive impulsion à l'éducation populaire.
�CHAPITRE XI
L'ENSEIGNEMENT INDUSTRIEL.
L'étude comparée de l'organisation de l'enseignement élémentaire dans les pays les plus éclairés de l'Europe ne serait pas complète si je ne disais quelques mots des mesures prises depuis quelques années pour créer ou perfectionner ce qu'on a appelé l'enseignement professionnel ou industriel. — Il y a eu quelques malentendus à ce sujet, parce qu'on a poursuivi parallèlement deux buts que l'on a quelquefois confondus. Le premier était de donner aux enfants de la classe aisée ne se destinant pas aux professions dites libérales une instruction moins littéraire et plus scientifique, moins élevée et plus pratique. C'est à ce besoin que répond l'enseignement spécial qui vient d'être développé en France, et qui paraît destiné à remplacer un certain nombre de nos anciens collèges communaux. Le second but est de donner aux enfants de la classe ouvrière une instruction un peu plus étendue à certains égards que celle de l'école primaire, les pré-
I
�118
PREMIÈRE PARTIE.
parant à s'acquitter plus habilement de leurs travaux industriels et à pouvoir avancer au besoin dans la carrière qu'ils auront choisie jusqu'à des postes de contre-maîtres ou de chefs d'atelier. C'est de cette seconde classe d'élèves que nous avons plus particulièrement à nous occuper dans cette «tude. Autrefois l'industrie ne demandait pas tant de ■connaissances; tous les procédés perfectionnés qu'a révélés la science moderne étaient inconnus, et l'ouvrier n'avait guère à apprendre qu'une pratique, le plus souvent facile, un tour de main, qui n'exigeait pas beaucoup d'études préalables: mais aujourd'hui que la mécanique a révolutionné toutes les fabrications, il n'est guère d'ouvrier qui ne puisse être éventuellement appelé à utiliser les motions plus étendues qu'il lui a été donné d'acquérir. Les realschulen de l'Allemagne, qui dépendent des écoles bourgeoises, correspondent à notre enseignement spécial, et sont destinées à préparerdes commerçants ou des employés d'industrie. Ce n'est donc pas là, mais daris les écoles primaires, si bien organisées d'ailleurs, que les ouvriers doivent trouver les connaissances suffisantes pour leurs travaux. Ils complètent leur instruction en fréquentant les cours du soir et l'école du dimanche qui est très-souvent consacrée au dessin. - ' Dans quelques centres manufacturiers on a ce^
�L'ENSEIGNEMENT INDUSTRIEL.
H9
pendant établi des écoles destinées à des enfants d'ouvriers et ayant un caractère plus particulièrement technique. Telle est la remarquable école industrielle de Barmen, dans les provinces rhénanes, qui a donné d'excellents ouvriers aux célèbres fabriques de cette ville. Dans certains cas, comme dans l'école de tissage de Brimer en Moravie, la spécialisation a été plus complète encore. L'organisation de la Suisse a beaucoup de rapports avec celle de l'Allemagne. Les reakelmlen de Zurich et de Bâle forment rarement des ouvriers ; ceux-ci s'instruisent dans les écoles primaires, qui aux environs de certaines fabriques prennent un caractère plus industriel. La Belgique a été plus loin et a constitué de véritables ateliers d'apprentissage, qu'on nomme Écoles de manufactures. Très-bien appropriés aux besoins des industries, patronés par elles, ces établissements ont formé de très-bons ouvriers, et on n'a eu jusqu'à présent qu'à se louer de l'institution. Pour l'Angleterre, il n'y a à ajouter à l'enseigne^ ment élémentaire, dont j'ai décrit plus haut l'organisation, que des écoles spéciales d'art, de dessin et de navigation créées sous le patronage de l'État. Les mechanics institution et les cours du soir permettent aux ouvriers adultes de consacrer à un complément d'instruction les loisirs que leur laisse îe travail.
�120
PREMIÈRE PARTIE.
La France est depuis longtemps déjà entrée dans la voie de l'enseignement industriel. Ses excellentes écoles d'arts et métiers forment des ingénieurs, des contre-maîtres et des ouvriers d'élite. Issus de la population ouvrière, ces jeunes gens sortent de Châlons, d'Angers ou d'Aix déjà exercés aux travaux manuels, et les continuent à l'atelier pour y trouver, soit leur carrière définitive, soit un complément d'apprentissage les préparant à des fonctions plus élevées. Les écoles de la Martinière à Lyon, de Lille, de Mulhouse, de Nîmes, de Reims, de Rouen, et de plusieurs autres villes, le Conservatoire des Arts et Métiers et les associations philotechniques et polytechniques à Paris, fournissent des ouvriers instruits et habiles. On ne peut que conseiller la propagation de ces écoles dans tous nos centres manufacturiers. Les écoles primaires feront le reste, et, dans la plupart des cas, il suffira d'ajouter à leur programme quelques notions spéciales appropriées à l'industrie locale pour les mettre en mesure de former une excellente population ouvrière. Je ne veux pas m'étendre davantage sur cet enseignement professionnel qui ne semble avoir qu'un rapport éloigné avec l'objet de ce travail, mais qu'il était difficile de ne pas mentionner dans une étude sur l'éducation et ses conséquences. Il n'est pas d'ailleurs stérile, caril crée parmi lesjeunesouvriers un esprit d'émulation qui est unegrandeforcecontre
�L'ENSEIGNEMENT INDUSTRIEL.
121
le mal. Satisfaits de se sentir instruits, et désireux de l'être davantage, ils prennent volontiers en dégoût les plaisirs dégradants. C'est ainsi qu'en nourrissant l'esprit on l'élève, et que les progrès de l'instruction préparent ceux des mœurs. Je ne dis rien ici de l'enseignement agricole, me réservant d'en dire quelques mots à l'occasion du bien-être dans la vie rurale.
�CHAPITRE XII
CONCLUSION.
§ I.
— Enseignement obligatoire.
Quand, après avoir traversé rapidement ces diverses législations do l'instruction primaire et étudié leurs résultats, on cherche à les comparer et à trouver la loi de leurs succès, on est immédiatement amené à toucher à cette grosse question de renseignement obligatoire. Je ne crois pas devoir la traiter ici en détail, et il ne me paraît pas qu'après les discussions si complètes qui ont eu lieu à ce sujet, il soit possible d'ajouter de nouveaux arguments à ceux qui ont été produits de part et d'autre. Mais je ne puis, en la rappelant, me dispenser de la placer au premier rang. Un homme a-t-il le droit de priver son enfantd'instruction? L'État, qui sait qu'il ne peut obtenir de progrès définitif dans la société que par l'instruction, ne doit-il pas user ici de sa faculté de commandement, qu'il a appliquée déjà souvent ailleurs en présence de besoins
�CONCLUSION.
f23
moins impérieux? N'est-ce pas ici le cas où se justifie plus que jamais le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique? Tous ceux qui connaissent nos campagnes, la routine de nos vieux paysans, leur indolence et leurs préjugés, ne doivent-ils pas craindre que sans obligation on ne puisse réussir à combler entièrement les lacunes encore si grandes queprésentel'enseignementdans les campagnes? Je suis pour ma part très-touchéde la valeur de ces considérations, et je serais disposé à me rallier sans réserve au principe de l'obligation. Je ne crois pas qu'on puisse lire les admirables pages que M. Jules Simon a consacrées à cette question dans son beau livre de l'École, sans être bien près d'être convaincu delà légitimité et de la nécessité de la contrainte à imposer aux pères de famille pour le bien de leurs enfants. M. Cousin, à son retour d'Allemagne, avait conclu comme M. Jules Simon, et beaucoup d'esprits élevés, dans notre pays et dans d'autres, sont attachés très-fermement à cette opinion qui est aujourd'hui celle de notre ministre de l'instruction publique. Néanmoins il faut bien dire que l'opinion publique en France ne s'est pas encore convertie à l'enseignement obligatoire. On y voit une violation dé la liberté du père de famille, et une fâcheuse intervention de l'État dans des questions qui ont été jusqu'ici réservées à l'autorité paternelle. On craint que de ce principe on ne soit entraîné plus tard par
�124
PREMIÈRE PARTIE.
une pente fâcheuse à l'adoption forcée des écoles de l'État, alors que beaucoup de familles donnent la préférence à des écoles privées dirigées dans un esprit plus conforme au leur. On se récrie contrela sanction pénale, et on ne verrait qu'avec une extrême répugnance appliquer à des pères de famille récalcitrants des amendes et surtout la prison. Enfin on assure que le progrès des mœurs et la diffusion des écoles dans tous les cas atteindront le même but sans violences, comme cela est arrivé en Amérique. M. Guizot a donné son appui à ces idées et il résume ainsi son opinion : « La hère susceptibilité des peuples libres et la « forte indépendance mutuelle du pouvoir tempo« rel et du pouvoir spirituel s'accommoderaient mal « de cette action coërcitive de l'État dans l'intérieur « de la famille; et là où les traditions ne la sanc« tionnent pas, les lois échoueraient à l'introduire, « carellesn'iraientpas audelà d'un commandement « vain, ou bien elles auraient recours, pour se faire « obéir, à des prescriptions et à des recherches ina quisitoriales odieuses à tenter et presque impos« sibles à exécuter, surtoutdans un grand pays. La « Convention nationale le tenta, c'est-à-dire le dé« créta en 1793, et, parmi toutes ses tyrannies, « celle-là du moins demeura sans effets. L'instruc« tion populaire est de nos jours en Angleterre, de « la part des pouvoirs nationaux et municipaux « comme des simples citoyens, l'objet d'un zélé et
�CONCLUSION.
125
« persévérant effort; personne pourtant ne propose « de la commander aux parents absolument et par « la loi. Elle prospère aux États-Unis d'Amérique, •<( les gouvernements locaux et les associations parte ticulières font de grands sacrifices pour multi« plier et perfectionner les écoles. On ne songe pas « à pénétrer dans l'intérieur des familles pour y « recruter forcément des écoliers. C'est le caractère « et l'honneur des peuples libres d'être à la fois « confiants et patients, de compter sur l'empire de « la raison éclairée, de l'intérêt bien entendu, et de « savoir en attendre les effets. » Je ne veux rien ajouter après ces belles paroles. Je maintiens cependant ma préférence personnelle pour l'enseignement obligatoire, surtout à cause de la nécessité de triompher rapidement de la routine dans les villages peu éclairés, qui sont encore chez nous en assez grand nombre, et que je crois nécessaire de conquérir de force à la civilisation. Je reconnais néanmoins que les efforts faits pour répandre les écoles, pour former de bons instituteurs et pour développer partout les cours d'adultes et les bibliothèques doivent atteindre le but, même sans la contrainte, mais plus lentement.
§ II. — Gratuité.
Après la question de l'obligation vient celle de la gratuité. L'Allemagne et la plus grande partie
�126
PREMIÈRE PARTIE.
de la Suisse en ont repoussé le principe et sont arrivées cependant à assurer la vulgarisation la plus grande de l'enseignement. L'Angleterre a résolu la question dans plusieurs villes, et spécialement à Londres, en créant des écoles gratuites pour les indigents. Ce système a été adopté dans quelques autres pays. Nous ne croyons pas que ce soit une institution à imiter. Je n'aime pas cette division de la population en deux parties, dont l'une plus fortunée fréquente certains lieux d'instruction, dont l'autre plus malheureuse est reléguée ailleurs. Je sais bien qu'il n'est pas agréable à bien des passants de savoir leur enfant propre et soigné assis à l'école à côté d'un enfant en haillons. Mais c'est au maître à exiger de celui-ci la propreté indispensable. Cette camaraderie sur les mêmes bancs ne peut être que féconde en heureuses conséquences; elle facilitepour l'avenir la vraie égalité, celle qui s'exerce au milieu des inégalités de fortune et de rang social, par la dignité humaine, la liberté et la participation aux mêmes droits politiques. N'ayons pas un pays de castes, tâchons que l'oubli des différentes classifications de la société existe au moins à l'école, et que ces enfants n'aient pas à se poser dès cet âge, en se voyant séparer les uns des autres, de redoutables problèmes qu'ils ne peuvent d'abord comprendre et résoudre, mais qui, à mesure que la clarté se fait dans leurs jeunes intelligences, préparent l'antagonisme de l'avenir !
�CONCLUSION.
f27
Le système adopté en France, et qui assure l'admission à l'école communale des enfants pauvres sans rétribution, est d'accord avec celui de la Prusse et de la Suisse, et me paraît présenter toutes garanties. On lui reproche d'opérer sous une autre forme la division pratiquée ailleurs par des écoles différentes. Il y aurait là en effet un danger, s'il arrivait, comme cela a eu lieu dans certaines écoles, que l'on séparât les enfants gratuits des enfants payants; c'est un détestable procédé dont on a bien fait d'interdire absolument l'application. Il faudrait, pour bien faire, que la liste de gratuité ne fût connue que du maire et du bureau de bienfaisance qui doitexister réglementairement dans chaque commune. La loi exige le visa par le conseil municipal, et je conclurais volontiers à ne faire voter par lui que la liste d'ensemble, c'est-à-dire le nombre des enfants admis et l'inscription de la dépense au budget communal ; car, pour peu qu'on ait à redouter la publicité, il faut craindre que tous les pauvres honteux, tous les cultivateurs gênés qui ne veulent pas faire connaître à tout le conseil municipal leur situation, ne préfèrent s'abstenir de demander la gratuité et ne s'abstiennent en même temps d'envoyer leurs enfants à l'école. Il y a là une question des plus délicates, qui touche à ce que l'amour-propre a de plus légitime, qui s'attaque même souvent aux intérêts les plus sérieux de la famille. Que de fois on rencontre des situa-
�128
PREMIÈRE PARTIE.
lions embarrassées qui ne peuvent s'avouer au grand jour, sans compromettre le crédit qui les soutient! Faisons donc tous nos efforts pour que le mécanisme de la gratuité pour les enfants pauvres fonctionne discrètement, sans exposer les familles qui la demandent à une notoriété inutile et souvent dangereuse, et sans permettre que les enfants puissent connaître cette inégalité nécessaire qu'il vaut mieux laisser ignorer à leur jeune âge. L'idée de la gratuité absolue a fait des progrès en France, et un certain nombre de communes l'ont adoptée; le département de l'Hérault l'a même généralisée. Les difficultés dont jeparlais tout à l'heure n'ont pas été sans influence sur ces déterminations. On a reculé devant la classification des habitants en riches et pauvres, surtout dans les campagnes où la limite est si difficile à établir, parce que personne n'est riche et qu'il y a peu de pauvres, les situations gênées étant cependant très-fréquentes. Mais pour obtenir la gratuité, on a dû recourir à des impôts, et nous en avons déjà assez en France pour désirer vivement ne plus les augmenter. Il y a d'ailleurs beaucoup à faire dans tous les départements pour achever avec les fonds dont on pourra disposer les chemins de petite vicinalité. Pourquoi donc se priver de cette contribution si bien justifiée qu'acquittent les parents aisés en envoyant leurs enfants à l'école? Elle procure en France 15 à 20 millions qu'il serait fâcheux d'avoir encore
�CONCLUSION.
129
à demander sous une forme nouvelle aux contribuables. Le payement des frais d'école n'est pas d'ailleurs seulement à envisager au point de vue financier. Il est d'expérience que les parents qui ont à payer pour leurs enfants s'intéressent davantage à leur travail à l'école, à leur assiduité et à leurs progrès. Ils tiennent à ce que le sacrifice qu'ils font ne soit pas perdu, et ils deviennent ainsi les auxiliaires naturels du maître. Il faut seulement désirer que les tarifs d'école adoptés soient très-modérés, et que la liste des enfants exempts du payement soit faite dans un esprit très-large et très-libéral. A ces conditions, la gratuité générale ne me paraît pas nécessaire, et cependant l'éducation pourra se vulgariser autant que doivent le souhaiter tous les amis du progrès;
m
§ III. — Budget de l'Instruction.
Même en repoussant le principe de la gratuité absolue, il faut s'attendre à ce qu'il reste à l'État, aux départements et aux communes de grandes dépenses à faire pour construire des écoles partout où il n'y en a pas, entretenir et réparer celles qui existent, et améliorer la situation des maîtres et des maîtresses. Pour cela il faut de l'argent et beaucoup d'argent.
9
�130
PREMIERE PARTIE.
Hé bien ! s'il est au monde un emploi utile de l'argent de la France, c'est celui-là. Que les autres intérêts cèdent devant celui de l'extension de l'instruction en France ! Qu'il y ait un accord unanime pour reconnaître que notre grand pays, placé si haut jusqu'ici dans le monde intellectuel, ne doit pas perdre son rang : qu'il voie ce qui est arrivé à l'Espagne et à l'Italie jadis si prospères ! qu'il regarde l'Allemagne et les États-Unis ! Les sacrifices énormes que les Américains du Nord se sont imposés pour la diffusion de l'enr seignement et qu'ils ont continués au milieu de la guerre la plus sanglante et la plus coûteuse, ne doivent-ils pas nous faire réfléchir sur l'insuffisance des ressources que nous consacrons à l'instruction primaire? Souvenons-nous que depuis le commencement du siècle c'est par là que nous avons péché ; nous avons donné beaucoup de paroles et peu d'argent. La semence que nous jetterons dans l'esprit de la jeune génération imposera une dépense qu'il ne faut pas dissimuler; mais elle germera et la récolte sera d'autant plus abondante que nous nous serons imposé de plus grands sacrifices pour la préparer.
§ IV. — L'Éducation des Filles.
Quand l'instruction primaire sera plus richement dotée, c'est l'éducation des iilles qui demandera
�CONCLUSION.
131;
d'ici à quelques années le plus de dépenses; car, nous l'avons vu, elle est à créer dans plus de la moitié de la France. Je montrerai, en parlant de l'influence de l'édu cation sur la moralité, toute l'importance du rôle de la femme dans nos ménages d'ouvriers. Je ne veux en parler ici qu'au point de vue de la mère appelée à préparer l'école dans les leçons du premier âge, et ensuite à aider et à compléter son action. Consultez tous les instituteurs, et ils seront unanimes à vous dire que sans l'appui de la famille, .et spécialement de la mère, leur œuvre n'est qu'incomplète. C'est même leur principale excuse quand on leur reproche de ne donner que l'instruction et pas assez d'éducation, de former l'esprit et de négliger le cœur. « Nous ne pouvons que bien peu, « répondent-ils, si nous ne sommes pas aidés par « la famille, si la mère n'a pas été l'affectueuse « institutrice de l'enfant avant l'école, si elle n'est « pas notre soutien pendant le temps' des études, « si après que l'enfant nous a quittés, elle ne veille « pas sur lui, avec une sollicitude éclairée. » Il faut pour cela à la mère de l'amour dont elle a des trésors, mais il lui faut aussi de l'instruction, sans laquelle son amour maternel est le plus souvent impuissant. Une mère qui ne sait pas lire est toujours une bonne mère; mais elle est privée d'une partie de l'action qu'elle peut avoir sur son enfant en lui donnant elle-même ses
�132
PREMIÈRE PARTIE.
premières leçons, en lui faisant répéter celles de l'école, et en s'associant à son travail. Puis il arrive un jour où l'enfant qui s'instruit considère un peu moins sa mère privée d'instruction. 11 la regarde toujours avec la même tendresse, mais avec moins de confiance : c'est là un grand péril ; car l'autorité de la mère est la plus grande sauvegarde de la jeunesse. Il est malheureusement trop tard pour répandre la lumière dans la génération des femmes qui remplissent aujourd'hui cette grande mission maternelle. On ne peut guère parler pour elles des cours d'adultes. Mais il faut se hâter de perfectionner l'éducation des lilles pour former les mères de l'avenir.
§ V. — Institutrices. — Écoles mixtes.
Pour l'éducation des lilles, ayons des institutrices. Suivons l'exemple de l'Amérique et non celui, de l'Allemagne, ou plutôt conservons la tradition française; car c'est en France que les congrégations de soeurs ont donné leurs plus beaux exemples de dévouement à l'éducation de l'enfance; c'est en France que les institutrices laïques ont le mieux réalisé ce type de désintéressement, d'abnégation et de travail modeste et patient, qui est si difficile à trouver en dehors des congrégations et dont la
�CONCLUSION.
133
France fournit de nombreux et remarquables modèles. Nous val ons mieux à cet égard que tous les autres peuples. Ne nous comparons plus à l'Amérique avec ses institutrices d'une faible vocation, remplissant leurs fonctions jusqu'au mariage dont la pensée doit souvent se mêler à celle de l'enseignement , et quittant leur école dès qu'elles sont mariées. Sans doute les États-Unis ont très-habilement utilisé leur concours ; mais nous n'avons à cet égard rien à envier à personne, et nous avons seulement à utiliser ce que nous possédons. Avec les ordres religieux, et nos institutrices laïques prêtes à consacrer leur vie entière à leur œuvre, nous pouvons régénérer en peu d'années l'instruction des jeunes fdles en France. Il me paraît seulement désirable de ne pas faire du brevet de capacité un épouvantai! qui fasse reculer les intelligences modestes, dont le concours est précieux pour nos communes rurales. Tout le monde est d'accord en principe à ce sujet, mais la pratique est souvent trop sévère. C'est ce qui oblige tant de sœurs à se contenter de la lettre d'obédience avant ou après des examens qu'il eût été sage de rendre moins rigoureux. J'ai examiné des programmes qui m'ont réellement paru un peu audessus du nécessaire. Je crois un léger abaissement du niveau indispensable pour faciliter le recrutement des institutrices dans toutes nos petites communes.
�' 134
PREMIÈRE PARTIE.
Quant aux écoles mixtes, il faudra y renoncer aussitôt que possible. L'expérience a montré partout en France leur insuffisance et leurs inconvénients. Les instituteurs qui les dirigent sont le plus souvent d'accord pour leur suppression. J'ai été trèsfrappé l'été dernier par l'exemple d'une commune voisine de celle où j'étais à la campagne. Il y avait là une école mixte qui recevait environ douze filles. Une école spéciale de sœurs a été fondée, 60 à 80 jeunes lilles la fréquentent. Il y avait donc répugnance des parents à envoyer à l'école mixte qui était cependant dirigée par un maître habile et honnête, et sans la création de l'école des sœurs, une partie importante de la population féminine aurait été privée d'instruction. Il reste à savoir ce qui est à faire dans les communes ou sections de communes tellement petites qu'il n'y a vraiment pas place à deux écoles. J'ai eu à résoudre un cas de ce genre, et j'ai adopté le principe de l'école mixte tenue par des sœurs avec classes séparées. Les garçons en suivent le cours jusqu'à leur première communion, puis, s'ils veulent ensuite une instruction un peu plus avancée, ils vont la chercher à une commune voisine. A11 ou 12 ans, un déplacement n'est plus un embarras comme à sept ans. J'ai entendu dire à toutes les personnes ayant adopté la même solution qu'elles s'en étaient bien trouvées; l'éducation des tilles était excellente, et celle des garçons terminée par l'insli-
�CONCLUSION.
135
tuteur voisin ne le cédait guère à celle qu'ils auraient eue en suivant son école depuis la première enfance. Beaucoup de bons esprits pensent que cette organisation vaudrait mieux pour les hameaux que celle de l'école mixte tenue par un maître. Dans tous les cas, les deux écoles séparées sont préférables, toutes les fois qu'on pourra les établir. § VI. — L'Éducation religieuse. — Le Prêtre. — La Congrégation. Pour achever l'œuvre de l'éducation en France, il faut absolument que nous nous guérissions de cette défiance, jusqu'ici incurable, qui sépare un très-grand nombre d'instituteurs de leurs curés, et aussi, il faut le-dire, quelques curés de leurs instituteurs. Cette formation de l'enfance est une œuvre commune pour laquelle on ne saurait trop réunir tous les efforts de l'enseignement scolaire et de la religion. Malheureusement notre siècle est issu d'une révolution qui a produit un tel ébranlement qu'on n'a pu encore réussir depuis a retrouver le calme et la modération. L'Église a perdu ses privilèges et une prépondérance d'action qu'elle regrette encore, non, pour l'immense majorité, par esprit personnel, mais par impuissance à faire le bien des âmes comme elle le voudrait. Elle gémit de ne pouvoir agir sur les enfants, comme elle le faisait
�136
PREMIÈRE PARTIE.
autrefois, en étant la véritable directrice de leur éducation. Elle ne les voit que trop peu à son gré, et une fois le catéchisme passé, l'influence du curé ne s'exerce que rarement et faiblement. De son côté, le maître d'école arrive dans sa commune avec la crainte d'être vu de mauvais œil; il ne veut pas abdiquer sa liberté et se tient sur la réserve. Il est cependant religieux, le plus souvent du moins (les jeunes gens que j'ai connus, sortant des écoles normales, avaient à cet égard, pour la plupart, les meilleures dispositions), mais il ne voudrait pas que ces sentiments religieux fussent pour lui un élément de dépendance. De cette situation réciproque résulte une attitude quelque peu diplomatique, qui n'est pas ce qu'il faudrait pour le bien de l'éducation. De temps en temps, la situation est plus mauvaise, l'instituteur est irréligieux; son enseignement n'a pas ce caractère, mais le curé se délie et craint que l'esprit du maître ne s'insinue, même à son insu, dans l'éducation qu'il donne. Ses craintes peuvent être quelquefois fondées, et alors l'antagonisme qui se produit est presque sans remède. Voit-on quelques solutions à ce problème si grave? La principale me paraît être de fortifier encore, si c'est possible, l'esprit religieux chez les jeunes instituteurs, en redoublant de précaution dans le choix des sujets pour les écoles normales et dans la direction religieuse de ces écoles. C'est
�CONCLUSION.
137
à quoi concluait M. Cousin, à son retour de Prusse, et, tout rempli de ce grand spectacle religieux que l'Allemagne lui avait présenté, il finissait par ces paroles, frappantes dans sa bouche : « Je n'ignore pas, monsieur le ministre, que ces « conseils sonneront mal aux oreilles de plus « d'une personne, et qu'à Paris on me trouvera « bien dévot. C'est pourtant de Berlin, et ce n'est « pas de Rome que je vous écris. Celui qui vous « parle ainsi est un philosophe autrefois mal vu « et même persécuté par le sacerdoce; mais ce « philosophe a le cœur au-dessus de ses propres « insultes, et il connaît trop l'humanité et l'his« toire pour ne pas regarder la religion comme « une puissance indestructiDle, le christianisme « bien enseigné comme un moyen de civilisation « pour le peuple, et un soutien nécessaire pour les « individus auxquels la société impose de péni« bles et humbles fonctions sans aucun avenir « de fortune, sans aucune consolation d'amour« propre. » Il faut agir aussi sur le corps ecclésiastique pour le décider à donner son concours affectueux et bienveillant aux instituteurs et aux écoles. C'est cet esprit qui inspire un important mandement de monseigneur Donnet, archevêque de Bordeaux, dont je détache quelques passages. « Multipliez, écrivait-il aux curés, vos visites à « l'école, ne vous présentez pas en censeur dési-
�138
PREMIÈRE PARTIE.
« reux de trouver des motifs de blâme; montrez« vous-y comme un ami qui vient apporter des « conseils et surtout des encouragements. Cherce chez à découvrir tout ce qui est bien ; saisissez « l'occasion d'adresser quelques éloges aux élèves « et au maître. La louange excite l'émulation; elle « est une récompense pour l'instituteur, à qui elle « prouve que ses efforts n'ont pas été stériles; elle « le dédommage de beaucoup de peines et rend sa « tâche plus facile, en augmentant son influence « et son action. « Avec quel bonheur nous envisageons dans « l'avenir les heureux etfets de ce mutuel concours « du prêtre et de l'instituteur; le prêtre attirant « les enfants à l'école, où l'instruction élémen« taire les prépare à recevoir la bonne semence de « l'Évangile ; l'instituteur montrant à la jeunesse le « chemin de l'église, et la disposant à écouter la « parole du prêtre comme celle de Jésus-Christ ! » La difficulté existe surtout quand le curé aurait désiré une congrégation et que le conseil municipal a demandé un instituteur ou une institutrice laïque. On ne saurait croire combien ces questions sont délicates dans les petites communes. Elles y occasionnent, en dehors même du curé, entre les esprits religieux et les esprits se croyant libéraux, des jalousies dont on ne se fait pas une juste idée quand on ne les a pas vues dans les campagnes. Ces luttes survivent à la cause qui les a amenées,
�CONCLUSION.
139
et elles empêchent le bien de se faire dans le pays ; car il ne pourrait être réalisé le plus souvent que grâce à l'accord de tous les habitants. Il serait digne de notre époque d'oublier ces habitudes d'antagonisme et d'abandonner toute autre préoccupation pour celle de la diffusion de l'enseignement et des croyances religieuses, quels que doivent être les instruments de cette propagation des lumières. D'ailleurs peut-il rester, quand on étudie les chiffres relatifs aux congrégations et aux maîtres laïques, quelque embarras dans l'esprit? Nous avons à pourvoir à 38,386 écoles de garçons; Sur ce nombre, 35,348 sont tenues par des laïques, et 3,038 par des frères. Ceux-ci ne peuvent s'étendre que faiblement, faute de sujets. La place reste donc libre aux laïques pour plus des onze douzièmes de l'enseignement. Il n'en est pas de même pour les filles. Il y a 8,061 écoles tenues par des sœurs, contre 5,998 tenues par des laïques. Mais, comme il reste 24,000 communes à pourvoir, il y a place pour les développements des congrégations, qui ne peuvent être qu'extrêmement limités et pour le placement d'un très-grand nombre d'institutrices laïques. Il faut donc que les amis des congrégations pensent qu'on ne peut pas se passer de laïques pour la majorité des besoins, et il faut que leurs antagonistes cessent de l'être, et ne voient en elles que des auxiliaires voués à la même œuvre d'édu-
�140
PREMIÈRE PARTIE.
cation, mais astreints à un lien religieux, plus étroit. J'ai confiance qu'avec le progrès du temps, si notre société n'est pas soumise à de nouvelles secousses, les efforts des évêques les plus éclairés, des recteurs, des inspecteurs, et des hommes considérables de chaque département, réussiront à rendre plus parfaite l'harmonie entre l'élément religieux et l'élément scolaire, et qu'il en résultera un'nouveau progrès dans l'éducation de nos enfants.
§ VII. — La Décentralisation.
Pour le progrès dont je viens de parler et pour tous les autres progrès de l'enseignement, nous négligeons trop un des moyens employés avec le plus de succès par tous les autres peuples, l'action locale, l'action communale, cantonale et d'arrondissement. Tout va au département. C'est encore heureux, dira-t-on, de ne pas aller jusqu'à Paris, et les mesures de décentralisation ont précisément consisté à renvoyer au chef-lieu du département un certain nombre de questions qui se traitaient auparavant à Paris. Je le reconnais, mais le département est encore bien loin de l'école primaire. Quel bon motif avez-vous donc eu pour supprimer ce comité des écoles qui, aux termes de la loi de
�CONCLUSION.
141
1833, devait fonctionner dans chaque commune, à l'imitation de l'Allemagne ? Vous avez créé le délégué cantonal, mais quel rôle lui avez-vous donné? J'ai été plusieurs années délégué cantonal, et je puis attester qu'à part le nombre des élèves indigents à admettre à l'école et leurs noms à viser, aucun document n'a passé par mes mains, aucune indication ne m'est venue de l'inspection primaire. J'ai visité de temps en temps l'école sans avoir jamais été appelé à aucune coopération sérieuse. Tous mes collègues peuvent en dire autant. Il y a donc là un organe de l'administration qui ne joue pas. La loi de 1833 avait prévu un comité d'arrondissement investi de grandes attributions. Il a été supprimé. Il n'y a plus maintenant qu'un conseil académique au chef-lieu. C'est au chef-lieu qu'ont lieu les distributions de récompenses aux instituteurs. Les conseillers généraux qui pourraient rendre des services au progrès de l'éducation pendant leurs tournées dans le canton qu'ils représentent ne sont investis d'aucun mandat. N'y a-t-il pas là un indice de la difficulté qu'il y a à décentraliser dans notre pays, puisque depuis 1833 nous avons rétrogradé, loin d'avancer? Mais, dira-ton encore, cette décentralisation estelle bien désirable? J'en suis pour ma part convaincu, parce que je ne crois pas qu'on puisse avoir de vie dans les communes, d'action intelligente, de sacrifices librement et joyeusement consentis
�142
PREMIÈRE PARTIE.
pour le progrès autrement que par le concours des hommes distingués de chaque localité. Vous vous étonnez que l'on n'habite pas davantage la campagne; mais donnez aux propriétaires qui v demeurent l'occasion de faire un peu de bien. Ils s'intéresseront aux questions communales, et ils seront heureux d'aider au mouvement par des dons personnels. Si au contraire il n'y a d'action ni à la commune, ni au canton, ni à l'arrondissement, les mesures arrivant toutes décidées du chef-lieu du département ne leur paraîtront pas plus personnelles que les décisions d'ordre général relatives à des villages voisins. Qu'on ne l'oublie pas! On n'aime que ce dont on s'occupe, on ne donne volontiers de l'argent qu'aux institutions sur lesquelles on a de l'action. Il faut donc développer la collaboration locale à l'œuvre de l'éducation, et imiter en cela l'exemple de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Amérique. On pourra espérer alors que, comme dans ces pays, il y aura dans beaucoup de communes des bienfaiteurs de l'enseignement primaire qui seront ainsi les vrais bienfaiteurs du peuple.
§ VIII. — Nécessité de fortifier l'Instruction.
On a souvent discuté sur le degré d'instruction le plus convenable aux classes laborieuses, et sur
�CONCLUSION.
143
le temps pendant lequel il est nécessaire que les enfants aillent à l'école. L'expérience de tous les -pays les plus avancés dans l'enseignement est unanime en faveur du développement le plus grand possible à donner à l'éducation. Il faut cependant s'entendre. Il ne s'agit pas de faire sortir l'instruction primaire de ses limites; on y verrait partout un danger. Mais ce que l'on est d'accord pour demander, c'est de ne pas donner aux enfants une demi-instruction, de leur faire bien apprendre ce qu'on leur enseigne, et de ne les livrer à la société et aux professions qu'ils doivent embrasser que fortement préparés par une solide éducation. Nous avons vu l'Allemagne conserver à l'école les jeunes gens jusqu'à seize ans, et, quand ils sont en apprentissage avant cet âge, les astreindre à venir encore suivre d'une manière régulière des cours faits pour eux à certaines heures. Nous avons trouvé le même usage fortement enraciné en Suisse. Au contraire, nous avons eu occasion de dire combien les enfants employés dans les manufactures anglaises sont insuffisamment instruits, et quelle lacune présente toute leur éducation à partir de leur entrée à l'atelier. Il faut malheureusement constater qu'en France notre situation, sans être aussi mauvaise sous ce rapport que celle de l'Angleterre, est loin d'égaler celle de l'Allemagne et de la Suisse. Il y aurait à revoir toute cette organisa-
�I4i
PREMIÈRE PARTIE.
tion de l'apprentissage, et à étudier comment le travail de l'atelier peut se concilier avec une continuation de l'enseignement. L'avenir de nos classes ouvrières est à ce prix. La demi-instruction, on le sait trop, ne réussit qu'à donner le moyen de lire quelques livres légers, souvent fort mal choisis, quelques journaux de rencontre dont on n'est pas en mesure de bien raisonner les théories, et de jeter sur la partie riche de la société un regard d'envie, sans qu'il y ait dans l'esprit et dans le cœur de solides notions morales qui puissent servir de contre-poids à ces aspirations malsaines. Il ne faut espérer de ces esprits incomplètement formés, ni lecture sérieuse ni confiance dans les maîtres et dans les ecclésiastiques qui les ont élevés dans leur . enfance et qui pourraient éclairer leur jeunesse. Ils arrivent à la grande bataille de la vie comme des soldats insuffisamment armés et vaincus d'avance. Ils céderont aux premières attaques des passions qui sont le fléau des ouvriers, l'intempérance et le libertinage, et ils appartiendront à l'armée de l'ignorance, car ils ne tarderont pas à oublier ce qu'ils ont mal appris à l'école. C'est dans cette classe d'hommes que se recrutent aussi leplusspuventles insurrections; ils sont plus volontiers que d'autres mécontents de tout ce qui est, par cela même qu'ils ne sont parvenus à rien et se voient devancés par des ouvriers plus
�CONCLUSION.
145
instruits et pius rangés qu'eux. Ils ont t'ait ainsi beaucoup de tort à la cause de l'enseignement; car leur demi-savoir leur adonné un aplomb que n'ont généralement pas les ouvriers complètement illettrés, et, par une fausse conclusion, on a rendu le progrès de l'instruction populaire responsable de ce qu'il aurait fallu imputer à son insuffisance. La seconde partie de ce travail montrera au contraire tout ce que l'on peut attendre de bon de nos jeunes générations, si elles peuvent recevoir dans toute sa plénitude le bienfait d'une forte éducation. Fortifions donc nos études élémentaires, prolongeons-les aussi tard que possible, et tâchons que les ouvriers qui entrent de bonne heure dans les usines restent encore pendant quelques années fidèles à l'école.
§ IX. —L'Enseignement religieux.
Je me serais bien mal fait comprendre dans tout l'exposé des institutions de l'Allemagne, de la Suisse et de quelques autres pays, s'il n'en était ressorti l'impression de l'influence prépondérante de l'élément religieux dans toute bonne éducation. Nous avons vu que la conviction a été à cet égard si forte qu'on n'a.pas craint de donner à la religion la direction de l'enseignement primaire. 11 ne peut être ques10
�HG
PREMIÈRE PARTIE.
tion de suivre cette voie en France ; les idées du pays ne le comportent pas. Mais on peut désirer ardemment que l'instruction religieuse donnée par les curés ou les pasteurs à l'église ou au temple soit aussi complète que possible, et laisse dans l'âme des jeunes gens des racines profondes qui leur permettent d'affronter avec moins de danger ensuite les orages de la vie. Il faut absolument à nos populations ouvrières, il faut à tous les hommes des notions morales qu'on ne, peut espérer trouver que dans un christianisme éclairé, dans une foi profonde et intelligente. Où chercher ailleurs une direction pour la vie? Les plus grands penseurs qui ont fait l'honneur de la philosophie n'ont pu même espérer qu'elle convînt à tous les hommes; ils l'ont destinée à un cercle d'esprits d'élite, et n'ont pas prétendu la substituer aux croyances religieuses pour l'ensemble de la nation. On connaît les belles paroles de Jouffroy à ce sujet. C'est donc le catéchisme, l'enseignement traditionnel de la religion, accessible aux plus simples esprits comme aux plus élevés, qu'il faut désirer pour toute la jeunesse; mais à l'état de connaissance parfaite, d'études mûries pendant plusieurs années, et non pas de simples notions rapidement apprises au moment de la première communion, et' non moins vite oubliées. Il faut donc faire des vœux, et plus que des vœux, des efforts, pour que nos en-
�CONCLUSION.
147
fants suivent de bonne heure le catéchisme et y reviennent aussi longtemps que possible, même et j'oserai dire surtout après leur entrée à l'atelier. C'est là un des grands avantages des écoles du dimanche chez nos voisins; quand bien même elles s'attachent à des études spéciales, l'élément religieux y revient toujours à l'état de prière ou de chant. Chez nous, avec la séparation des enseignements, c'est le catéchisme de persévérance et quelques retraites au moment des grandes fêtes qui peuvent être pendant quelques années le moyen de continuer l'influence religieuse sur toute notre jeunesse. Il n'y aura nécessairement qu'un temps bien court clans chaque semaine consacré à ces pieux exercices; mais il peut suffire, s'il y a eu auparavant une instruction sérieuse donnée à l'église pendant tout le temps de l'école, et si l'esprit de l'instituteur a aidé celui du prêtre, en maintenant l'enseignement scolaire dans une voie de respect pour la religion. Cette assistance de quelques années après la première communion aux catéchismes et aux retraites, est tout ce qu'on peut demander, avec les pratiques essentielles du culte, à nos jeunes générations laborieuses qui sont bien loin d'en donner autant. Si on réussissait à les obtenir d'elles, on assurerait une éducation vraiment religieuse, et on serait sûr alors de voir régner la moralité dans nos classes ouvrières et agricoles, et le progrès du bien-être suivre le progrès des mœurs.
��DEUXIÈME PARTIE
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION SUR LA MORALITÉ
CHAPITRE PREMIER GÉNÉRALITÉS Si l'éducation populaire, en se développant, avait seulement l'avantage de faire participer un plus grand nombre d'hommes au mouvement intellectuel, elle devrait déjà être regardée comme un immense bienfait. On se réjouirait de penser que les classes laborieuses ne seront plus déshéritées de ces tranquilles jouissances que donne la lecture, et que les grands chefs-d'œuvre de l'esprit humain ne seront plus perdus pour elles. On se féliciterait de savoir qu'elles peuvent trouver dans la correspondance avec des amis ou des parents absents une consolation dont elles étaient autrefois privées.
�150
DEUXIÈME PARTIE.
Mais ce n'est là qu'une faible partie des avantages qu'assure l'éducation aux peuples qui en ont le bienfait. Quand cette éducation a été complète et surtout religieuse dans son esprit, on peut espérer une heureuse transformation de l'existence des ouvriers. Toutefois, avant d'entrer à cet égard dans de plus grands développements, je dois me défendre contre la pensée de vouloir systématiquement tout rattacher à l'instruction et tout attendre d'elle. Il y a d'autres puissantes influences morales, et au premier rang de toutes, la religion. Elle trouve une grande force dans l'instruction; mais elle peut, même, sans son secours, travailler à la moralisation du peuple. 11 faut tenir compte aussi de l'action de l'industrie moderne. L'éducation favorise son développement, mais ne doit pas avoir ni tout l'honneur des bienfaits du progrès industriel, ni la responsabilité du trouble qu'une transformation quelquefois trop rapide apporte dans les habitudes morales. L'action du gouvernement, la conduite des classes dirigeantes, des guerres fréquentes et l'organisation militaire du pays, ont aussi une incontestable influence sur les mœurs. Il faut donc voir seulement dans l'éducation une des grandes sources de la moralité, mais se souvenir que d'autres causes peuvent aider ou entraver son action.
�GÉNÉRALITÉS.
151
C'est en relevant la dignité humaine que l'éducation répand surtout ses bienfaits. Elle fait sortir les hommes de l'état d'infériorité auquel ils se sentaient condamnés par l'ignorance; elle les grandit à leurs propres yeux, et leur permet de détacher de temps en temps leurs regards des travaux matériels qui les occupent pour voir plus loin et plus haut. Ils voient s'ouvrir devant eux les horizons du savoir et de l'intelligence ; ils comprennent le progrès dans la profession qu'ils ont embrassée et le progrès général qui intéresse la société tout entière. Quand l'esprit s'attache à ces idées élevées, il est impossible que toute la vie ne s'en ressente pas, et qu'il n'y ait pas une répulsion pour les -plaisirs grossiers, pour tout ce qui abaisse et dégrade. Toutefois, ces tendances nouvelles de l'esprit ne sont pas sans danger, et elles risqueraient de porter les classes laborieuses vers des utopies et des chimères , si l'éducation s'était bornée à ouvrir l'intelligence sans la remplir de notions saines et religieuses. Il faut que l'homme apprenne de bonne heure à comprendre le devoir et le sacrifice, et que des leçons paternelles et affectueuses allument en lui cette lumière morale qui doit le guider pendant toute son existence. Il entrera ensuite dans la vie pratique, il se mêlera aux autres hommes, il aura des succès ou des revers, mais il sera toujours ce que l'éducation l'aura fait. Si elle l'a laissé ignorant, il risquera de rester confiné dans une situa-
�152
DEUXIÈME PARTIE.
tion inférieure. Si elle a exalté son esprit sans le discipliner, sans le fortifier, sans le préparer à des habitudes chrétiennes, il sera exposé toute sa vie à des égarements qui compromettront le succès de ses efforts. Si, au contraire, l'éducation a été ce qu'elle doit être, et telle qu'on doit l'attendre d'un instituteur éclairé, associant ses leçons de l'école à l'esprit de celles que donne l'Église, c'est-à-dire ayant avant tout en vue la formation de l'homme moral, il pourra affronter les bons et les mauvais jours, il sera toujours à la hauteur des devoirs que la vie lui imposera. C'est ce que M. Guizot a si bien résumé dans ces simples et belles paroles : « Pour « améliorer la condition des hommes, c'est d'abord « leur âme qu'il faut épurer, affermir et éclairer. » La femme, la femme instruite, distinguée, intelligente, sera aussi un grand élément du progrès. Aussi tous les esprits supérieurs qui ont étudié l'éducation populaire ont-ils attaché à l'enseignement des jeunes filles une importance capitale, à l'égal de l'éducation des garçons. C'est à la femme qu'il appartient de retenir au foyer le mari fatigué du travail et les fils qui grandissent; c'est à elle qu'il appartient de rendre la maison assez agréable par l'ordre qu'elle y a introduit, par la propreté qu'elle y maintient, par la bonne humeur qu'elle y montre, pour que l'esprit de camaraderie n'entraîne pas trop souvent le père ou les jeunes gens vers les plaisirs faciles du dehors. C'est elle qui doit intéresser son
�GÉNÉRALITÉS.
153.
mari aux détails de l'éducation des jeunes enfants, cette grande occupation des ménages qui, remplie avec goût, ferme la porte à l'ennui. C'est elle qui doit l'animer fréquemment par des avis dont sa tendresse conjugale sait trouver l'à-propos, et surtout par so:i exemple, le zèle religieux qui tend toujours à s'attiédir au milieu des soucis d'une vie occupée. Telle est la femme dont j'ai souvent eu le bonheur de rencontrer des types distingués au sein de nos populations ouvrières de France, et qui peut nous aider à être encore supérieurs aux autres peuples. Car nous pouvons bien nous dire avec un légitime amour-propre que la jeune fille et la femme françaises, quand elles ont reçu le bienfait d'une bonne éducation, n'ont pas d'égales dans les autres pays. A son tour l'enfant qui s'instruit à l'école sous des maîtres éclairés est, sans le savoir, non-seulement une joie, mais un élément de progrès dans sa famille. L'ouvrier qui retrouve chez lui des enfants ignorants, trop souvent portés au vagabondage, démoralisés par l'oisiveté, prend en dégoût cet intérieur où il n'a que des reproches à faire et où le poursuit le sentiment de la condition inférieure à laquelle il est condamné, lui et les siens. Qu'il voie au contraire, au foyer, des enfants disciplinés par l'école, habitués à la politesse et au respect, parlant avec intérêt de leurs études, le père sera heureux de les écouter, il prendra le goût de l'instruc-
�154
DEUXIÈME PARTIE.
■tion, s'il n'a pas eu le bonheur de la recevoir, et peut-être sera-t-il désireux de combler tardivement les lacunes de son enfance. C'est ainsi que l'on a vu avec émotion dans l'une des dernières années, un père et un fils récompensés ensemble dans un cours d'adultes, pour avoir tous deux à la fois appris à lire. La jeune fille à son tour a une douce et délicate influence qui peut être bien utile pour ramener à l'harmonie un ménage divisé, à la religion des parents indifférents. Que de pères et de mères ont dû à l'émotion que leur a fait éprouver la première communion de leur enfant un retour durable aux sentiments de piété de leur jeunesse dont les agitations de la vie les avaient éloignés 1 Que de fois la présence d'une pure et chrétienne jeune fille a créé, pour un père égaré dans une mauvaise voie, la nécessité de s'imposer plus de réserve, d'éviter tout scandale et de renoncer à de tristes habitudes de libertinage, d'ivrognerie et de brutalité ! Heureuse influence de l'éducation qui ne prépare pas seulement à l'avenir une génération meilleure, mais qui réagit sur la famille tout entière pour la moraliser !
�CHAPITRE II
STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
Nous trouverons, en passant en revue les différents peuples, la confirmation de cette féconde influence de l'éducation sur les mœurs. Nous voudrions aller plus loin et demander à la statistique des indications précises. Elle peut nous en fournir quelques-unes ; mais il ne faut pas s'en exagérer l'importance et prétendre substituer cette méthode d'étude à l'observation directe et personnelle des populations. On peut faire connaître, par des résultats exacts et des tableaux de comparaison, ces grands éléments de la richesse publique, l'agriculture, l'industrie, le commerce ; il y a là des valeurs matérielles qui se prêtent à la supputation. La moralité habite une sphère plus élevée ; elle est du domaine de l'âme. Elle se refuse à se traduire en chiffres et à se soumettre au calcul. Les statisticiens eux-mêmes ont avoué à cet égard leur impuissance.
�150
DEUXIÈME PARTIE.
§ I. — Criminalité.
Mais on peut chercher à trouver dans des faits matériels, plus faciles à examiner et à comparer, des indications sur le progrès moral. Telles sont au premier rang les conclusions qu'on tire de la décroissance des crimes et des délits. Ce n'est pas qu'on puisse proclamer parfaitement moral un homme ou un pays qui échappe à la faute punissable par la loi. La moralité est plus exigeante ; elle demande des vertus plus hautes. Mais c'est déjà un grand progrès pour une société que de voir les actes coupables diminuer dans son sein. Malheureusement, même en se renfermant dans l'étude d'un seul pays, on trouve des éléments qui ne se prêtent encore qu'imparfaitement à la comparaison. Les lois ont subi d'une époque à l'autre quelques modifications ; elles s'appliquent avec plus ou moins de rigueur; la police est plus active ou plus tolérante ; il y a eu des temps de misère qui expliquent certains délits plus rares dans les années ordinaires. On éprouve donc quelque embarras pour bien lire dans ces tableaux judiciaires d'un même peuple; mais on peut cependant espérer en tirer des conclusions intéressantes, et il serait aussi injuste de les négliger que de vouloir y trouver un guide sûr et infaillible dans les questions de moralité.
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
137
Quand le problème se complique, et qu'il faut comparer deux pays l'un à l'autre, la difficulté devient beaucoup plus grande. La loi pénale a de profondes divergences; la classification des crimes, délits et contraventions change ; la police n'est plus la même; l'organisation de la police criminelle diffère; les transactions sur certains délits, tels que ceux contre les forêts ou le fisc, sont usitées dans une contrée et non dans une autre; les poursuites pour compte du Trésor ou pour la répression du vagabondage et de la mendicité sont adoptées par un pays et négligées par un autre. Quel parallèle sérieux établir par exemple entre la France et un pays comme l'Angleterre, où, sauf le cas de flagrant délit, la poursuite criminelle est abandonnée aux particuliers qui reculent souvent devant les frais d'une coûteuse justice? Enfin les statistiques même ne sont pas faites d'après'des bases semblables. M. Legoyt, dans son excellent ouvrage, énumère ces causes d'erreur et quelques autres encore, et il est obligé d'avouer les nombreux obstacles que rencontrent les études de criminalité comparée. Je m'appliquerai donc surtout à indiquer les résultats obtenus en France depuis un certain nombre d'années, et à faire connaître plus sommairement les faits observés dans d'autres pays. J'établirai peu de comparaisons entre les chiffres empruntés aux différentes nations. En me bornant
�158
DEUXIÈME PARTIE.
ainsi à étudier chaque peuple chez lui, je resterai clans les limites qu'il ne faut pas franchir, à mon avis, quand on veut tirer de la statistique judiciaire des indications relatives à la situation morale. La criminalité en France a beaucoup diminué depuis quarante ans. Cependant, saut la réforme pénale déjà ancienne en 1832, les lois n'ont pas subi de modifications importantes; elles ont été appliquées dans un esprit également éloigné de la rigueur et de la tolérance, et qui n'a guère varié pendant toute cette période ; la police a été aussi bien faite aux diverses époques et a plutôt redoublé de vigilance et d'habileté. On a donc le droit de penser qu'il y a eu réellement une diminution dans le nombre des fautes et un progrès dans la moralité. Ces chiffres sont si importants qu'il faut reproduire le tableau des affaires soumises au jury depuis quarante ans. Il ne comporte d'erreur que parce qu'il comprend jusqu'en 1853 les délits de presse avec les autres affaires soumises au jury. Depuis 1853, ils échappent à cette juridiction; mais leur nombre n'a pas été assez considérable avant cette époque pour beaucoup charger la moyenne. Le jury a jugé :
Affaires par an. Affaires par an.
De 1826 à 1830 1831 à 1835
7130 7466
De 1836 à 1840 1841 à 1845
788b 7104
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
Affaire.1! par an.
159-
Affaires par an
En 1846... . 1847... . 1848... 1849... . 1881... . 1852... . 1853... . 1854... . 1855... .
6908 8704 7352 6983 7071 7096 7317 7556 6480
En 1856... 1857... 1858... 1859... 1860... 1861... 1862... 1863... 1864...
6124. 5573 5375 4992 4651 4813 4990 4543 4252
On dit que les juges ont souvent cherché depuis quelques années à renvoyer devant la juridiction correctionnelle des crimes qui autrefois auraient été devant le jury; mais comme les affaires correctionnelles ont aussi diminué notablement, cette tendance des magistrats ne paraît pas avoir eu une influence assez prononcée pour empêcher les résultats d'être comparables. Les principaux crimes ont suivi la même marche descendante. Les assassinats qui avaient varié entre 200 et 267 par an jusqu'en 1835, sont descendus depuis lors à 192 et à 158. La baisse est encore plus marquée sur les crimes qualifiés meurtres et sur les vols soumis aux cours d'assises. Ceux-ci, de 3,000, moyenne annuelle, sont tombés à 1500. La statistique des délits présente les mêmes résultats le chiffre annuel qui était de 175,000 en 1850, et avait même dépassé 200,000 en 1853 et 1854, s'est graduellement abaissé au-dessous de 150,000.
�ICO
DEUXIÈME PARTIE.
Ainà chaque année apporte une amélioration de la criminalité. Il est naturel d'attribuer pour une part ce résultat à l'ordre qui a régné en France pendant cette période, à l'accroissement de la force publique et des moyens de répression, et surtout au grand mouvement de travail qui a eu lieu dans notre pays depuis quinze ans, et qui, diminuant le nombre des bras inoccupés, a heureusement combattu la misère et la tentation du mal. Mais ne fautil pas aussi faire remonter une part de ce progrès à l'éducation qui n'a cessé de se développer en France, et qui devait bien linir par amener un progrès moral ? On s'étonne quelquefois que ce progrès ne soit pas plus rapide, mais les germes semés par l'instruction mettent du temps à mûrir. Les enfants auxquels on a commencé à apprendre à lire à l'époque de la loi de 1833, par exemple, trouvaient dans leur famille une ignorance générale et un esprit d'indifférence pour le succès de leurs études. Ce n'est que peu à peu que la lumière s'est propagée ; il a fallu souvent attendre une seconde génération, et ceux qui avaient été péniblement et incomplètement instruits, il y a trente ans, sont aujourd'hui les plus ardents à demander pour leurs enfants l'éducation développée qu'ils n'ont pu recevoir eux-mêmes. Les progrès de l'instruction, outre l'influence générale dont je viens de parler, ont amené dans les statistiques judiciaires des changements parti-
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
10!
culiers qu'il n'est pas inutile de signaler. La proportion des jeunes gens de moins de 21 ans jugés pour crimes, qui était de 16 0/0 en 1851, n'était plus en 1861 que de 14 0/0. Les crimes tendent donc à s'éloigner de la jeunesse mieux instruite, et à se concentrer parmi les individus plus âgés dont l'éducation a été négligée. Quand on remonte plus haut dans les annales de la criminalité, et qu'on établit une comparaison avec les chiffres récents, la progression décroissante pour les accusés âgés de moins de 21 ans est plus marquée encore. Elle est très-frappante aussi pour les jeunes gens de moins de 16 ans, qui ont échappé de plus en plus à la flétrissure de la cour d'assises. En 1851, à l'époque où les crimes et délits étaient beaucoup plus fréquents qu'aujourd'hui et l'instruction moins répandue, on comptait parmi les accusés de crimes :
Complètement illettrés Sachant très-imparfaitement lire et écrire. Ensemble :
40.3 0/0 30 0/0 82.3 0/0
Il n'y avait que 13 p. 100 do personnes instruites et 5 p. 100 ayant reçu une éducation supérieure. Aujourd'hui que l'enseignement s'est répandu, la proportion d'accusés illettrés, quoique légèrement
H
�162
DEUXIÈME PARTIE.
plus faible, témoigne encore de cette alliance intime de l'ignorance et du vice. En 1864, 38 p. 100 des accusés ne savaient ni lire ni écrire, -43 p. 100 ne le savaient qu'imparfaitement, 81 p. 100 des criminels n'avaient donc reçu qu'une éducation trèsincomplète. En Prusse, les statistiques sont compliquées par suite de changements effectués en 1856 dans les lois de compétence. Mais on constate une diminution assez sensible dans le nombre des crimes. La criminalité en Saxe, rapportée au chiffre de la population, accuse une grande moralité; on y remarque seulement, comme en Prusse, l'importance des récidives, ce qui indique que dans ces pays les crimes sont surtout commis par ces natures mauvaises, rebelles à toute éducation, que la répression pénale a été impuissante à corriger. Si cette proportion des récidives attriste, on peut par contre en conclure qu'un moins grand nombre d'habitants a été atteint par le mal moral. Le reste de l'Allemagne, si on en excepte le Hanovre, dont les résultats doivent être chargés par quelque anomalie dans la statistique criminelle, présente des chiffres généralement très-favorables. Ainsi à Bade, en réunissant les crimes, délits et infractions, le chiffre des accusés n'est que de 1 sur 245 habitants ; c'est un des meilleurs chiffres de l'Europe. Cette faible criminalité paraît indiquer dans ces
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
163
populations une grande douceur des mœurs, et il y a lieu de penser que l'éducation si répandue en Allemagne est line des causes principales de cette heureuse situation. Dans plusieurs de ces États allemands, il y a eu progrès marqué depuis une dizaine d'années, et on l'a constaté spécialement à Bade, où depuis trente ans une vive impulsion a été donnée à l'éducation élémentaire, et où le bien-être a suivi en même temps une marche progressive. D'après le rapport de 1864 de M. Duruy : « Le « nombre des prisonniers dans le duché de Bade « est tombé de 1426 à 691 dans un espace de huit « ans (1854 à 1861) ; aussi est-on forcé de supprimer « des prisons. » La lettre d'un consul du Holstein, citée par le même rapport, contient ces mots : « Depuis vingt« cinq ans, c'est-à-dire depuis que l'enseignement « a été répandu dans tout le pays, les états de sta« tistique judiciaire ont donné 30 p. 100 de con« damnations en moins. » Ce serait aller trop loin que de faire à l'éducation seule l'honneur de ce progrès. Il y a eu depuis trente ans un grand développement de bien-être parmi les populations allemandes, et l'instruction n'y est pas étrangère ; cette prospérité a dû exercer une heureuse influence sur la criminalité; mais tous ceux qui ont étudié l'Allemagne sont d'accord pour constater que la diffusion de l'enseignement
�164
DEUXIEME PARTIE.
est un des motifs principaux de la diminution signalée dans les crimes et délits. En Suisse, les mêmes causes ont amené les mêmes effets. — « A la fin de juillet -1863, dit le rapport « déjà cité, il n'y avait personne dans la prison du « canton de Vaud, de même à peu près à Zurich ; « à Neufchâtel deux détenus. » Si on rapproche ces résultats de ce que nous avons dit plus haut sur l'état de l'instruction en Suisse, il est difficile de se refuser à croire à un rapport intime entre le progrès des lumières et la diminution de la criminalité. En Belgique, le rapport des crimes d'une période à une autre s'est modifié à la fois par le progrès de la moralité et parles dispositions nouvelles de la loi pénale, qui a renvoyé aux tribunaux correctionnels un certain nombre de faits que l'on traitait autrefois comme des crimes. On ne peut donc faire un travail sérieux que sur les grands crimes qui ont toujours été soumis au jury. Leur nombre, rapporté à la population, n'a pas beaucoup varié de 1830 à 1830, mais s'est un peu abaissé depuis. Il y a donc eu un léger progrès depuis le développement de l'instruction. La dernière statistique rapportée par M. Legoyt donne les chiffres suivants sur l'état d'instruction des accusés belges :
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
105
Complètement illettrés Lisant et écrivant imparfaitement.. Lisant et écrivant bien Ayant une instruction plus élevée..
58 0/0 27 0/0 11 0/0 4 0/0 100 0/0
C'est donc surtout, en Belgique comme ailleurs, la partie ignorante de la société qui a fourni le contingent des cours d'assises et des tribunaux. Les résultats de la criminalité sont aussi favorables en Hollande, où le nombre des accusés a suivi une marche constamment descendante. «En Suède, disait au congrès de Londres, en 1860, « M. le docteur Berg, délégué suédois cité par « M. Legoyt, les statistiques constatent, de 1852 à « 1857, une diminution de plus de 40 p. 100 pour <( les crimes graves ; le chiffre des condamnés défi tenus s'est abaissé de plus de 30 p. 100. Cette <c diminution est d'autant plus remarquable qu'elle « coïncide avec l'abolition des peines corporelles « afflictives, et leur remplacement par l'emprison« nement. » Une statistique de 1861 indique un nouveau progrès. Il est encore assez difficile de faire pour l'Angleterre la comparaison entre les diverses époques, parce que le bill de 1855 a étendu la compétence criminelle des juges de paix, en n'imposant comme condition que le consentement des accusés à ce
�168
DEUXIÈME PARTIE.
changement de juridiction. On voit seulement avec regret un accroissement des faits ou tentatives de meurtre; on l'attribue à l'abolition, en 1837, de la peine de mort pour des cas nombreux de blessures graves faites avec l'intention de donner la mort. D'autres diminutions dans les peines correspondent à des augmentations dans les crimes. Dans un pays où existent d'aussi grandes agglomérations, et où l'extrême opulence se rencontre fréquemment à côté de l'extrême misère, les tentations coupables peuvent être plus grandes et expliquer, sans les excuser, des résultats criminels défavorables. L'éducation a beaucoup à faire en Angleterre ; car il y a encore une classe inférieure de la population qui se soustrait aux écoles, qui vagabonde dès l'enfance et qui se ressent toute sa vie du manque absolu d'idées morales et religieuses. J'en reparlerai tout à l'heure dans l'étude spéciale consacrée à la moralité anglaise. En Ecosse et en Irlande, où le bill de 1855 n'est pas applicable et où par suite les comparaisons sont plus faciles, les résultats de criminalité sont très-satisfaisants. En Ecosse, le nombre des accusés, qui était de 4,300 de 1845 à 1849, est tombé à 4,048 de 1850 à 1854, et à 3,657 de 1855 à 1859. Il a donc baissé de 15 p. 100. L'Irlande avait eu un chiffre épouvantable dans cette période de famine de 1845 à 1849. Ne comptant que les condamnés, car il y a eu heureusement
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
167
la moitié des accusés acquittés, le nombre des arrêts du jury a été de 15,303. Depuis, l'Irlande s'est soulagée par l'émigration, et a beaucoup perfectionné son instruction primaire. On est donc heureux de voir les chiffres descendre, dans les deux périodes de 1850 à 1854 et de 1855 à 1859, à 8,583 pour la première, et à 3,248 pour la seconde. Un fait caractéristique dans tout le Royaume-Uni est la grande proportion des femmes traduites devant les Cours d'assises. C'est la suite de l'insuffisance absolue del'éducation des filles et de quelques vices dans l'organisation manufacturière. Quoi qu'il en soit, nous pouvons dire que ces études judiciaires, prises dans leur ensemble, indiquent nettement dans la diminution des crimes et délits un progrès parallèle à celui de l'éducation. Je n'ai pas besoin de revenir sur les autres causes déjà indiquées, telles que le développement de la prospérité générale, qui ont contribué à cette amélioration de la criminalité. Il n'en reste pour l'instruction qu'une part, mais elle suffit à fournir un important témoignage de son action salutaire sur la moralité.
§ II. — Naissances illégitimes.
En parcourant différents pays, je dirai quelques mots d'une autre statistique fort importante, celle des enfants naturels. Celle-là est facile à établir,
�163
DEUXIÈME PARTIE.
elle est comparable d'un pays à un autre, et on ne saurait assez désirer la guérison de cette plaie sociale. On ne doit pas seulement s'en attrister à cause du grand nombre d'unions illégitimes qu'elle atteste, mais surtout à cause des enfants qu'elle livre à la société privés du soutien de la famille. Il ne faudrait pas exagérer cependant l'importance morale de cette statistique. Le libertinage existe souvent dans certains pays sans entraîner beaucoup de naissances illégitimes, et il y a au contraire des peuples entiers qui, d'ailleurs remarquables par leurs habitudes morales, devancent trop souvent le mariage par des relations qui sont ensuite légitimées. Il arrive même souvent que lesobstacles apportés par certaines villes aux mariages servent d'occasion ou au moins de prétexte à ce désordre. Quand, par exemple, comme dans une partie de la Suisse, un homme ne peut se marier avec une étrangère qu'en achetant pour elle le droit de bourgeoisie, le prix à payer, souvent assez élevé, arrête beaucoup d'ouvriers. Ils devraient se borner à ajourner leur mariage jusqu'à la réunion des fonds nécessaires; mais ils se laissent facilement entraîner, et c'est là la source de nombreuses naissances illégitimes. Le moraliste, en présence de ces faits qu'il doit blâmer, ne peut leur accorder une importance aussi considérable qu'aux scandales de la prostitution répandus dans certaines villes, et qui n'entraînent pourtant que peu de naissances.
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
109
Il doit surtout faire des vœux pour que les législations et les usages puissent être modifiés en vue de faciliter autant que possible les mariages. L'instruction, aidée par la religion, devra obtenir les progrès si désirables dans cette branche de la moralité, et ce sera un des points où une meilleure éducation des tilles pourra faire le plus de bien.
§ III. — Ignorance alliée au vice.
Une autre statistique est également fort importante; c'est celle qui constate l'état d'ignorance de la majorité des personnes tombées dans une grande dégradation morale. Tous les travaux faits à cet égard sont unanimes pour constater cette alliance des habitudes dépravées et du manque d'instruction. Pour ne pas m'arrêter trop longtemps sur ce triste sujet, je citerai un seul exemple tiré d'un récent article de M. Levasseur. On a remarqué qu'à Paris, parmi les filles publiques, 52 p. 100 ne savaient absolument pas écrire et 40 p. 100 pouvaient à peine signer leur nom. C'est donc dans les parties les plus ignorantes de la société que se recrutent les classes vouées à la débauche.
§ IV. — Ivrognerie.
Les statistiques de l'ivrognerie sont fort difficiles à établir. Tous les rapports des différents pays s'ac-
�170
DEUXIÈME PARTIE.
cordent à constater une diminution marquée de l'ivrognerie partout où l'instruction a pénétré. Il y a encore sur bien des points un mal qu'on ne saurait dissimuler; mais il existe surtout chez d'anciens ouvriers illettrés. La jeune génération préfère d'autres plaisirs à celui de la boisson. C'est d'elle que le maître d'une taverne disait en Angleterre avec dédain : « Ces messieurs ne viennent plus au cabaret. » On a élevé quelques doutes sur ce progrès, on a mis en avant l'accroissement constant de la consommation du vin et des spiritueux, non-seulement dans les ménages, mais dans les établissements publics. Pour les ménages, l'explication est facile à donner ; il y a plus de bien-être, et, dans beaucoup de familles d'ouvriers et même de cultivateurs, on ne boit plus exclusivement de l'eau comme autrefois ; le vin et un peu de liqueur sont venus sur la table tous les jours de fête, et dans quelques cas même aux repas ordinaires. Il faut se réjouir de ce progrès de l'alimentation et y voir l'indice d'une plus grande aisance. Il y a quelquefois abus, mais assez rarement. En gagnant des salaires plus élevés, les ouvriers ne se sont pas bornés à vivre un peu mieux chez eux; ils ont conservé le goût d'aller chercher au dehors des distractions en commun. Le café s'est beaucoup substitué au cabaret depuis quelques années. On y fume, on y joue au billard, on
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
171
y lit les journaux, on y prend de la bière, de la liqueur, assez rarement du -vin. L'ivrognerie est là bien moins à craindre, et ce plaisir plus distingué attire aujourd'hui beaucoup les ouvriers. Il n'est pourtant pas sans quelque danger; c'est une dépense inutile, et un temps considérable enlevé à la vie de famille; mais ce n'est plus le cabaret et l'abrutissement de l'ivresse. C'est pourquoi j'ai voulu expliquer que la consommation du vin et de l'alcool dans les établissements publics pouvait s'élever malgré la diminution heureusement assez générale de l'ivrognerie. J'ai cherché à tirer tout le parti possible des éléments que la statistique fournit pour la moralité, tout en indiquant combien ce mode d'examen est insuffisant. Je vais maintenant passer en revue les faits moraux que l'observation et l'expérience ont révélés dans les différents pays. Il y a là nécessairement moins de précision apparente que dans les statistiques; mais l'étude ainsi faite mérite plus de confiance et est pleine d'utiles enseignements.
�CHAPITRE III
LES VILLES L'INDUSTRIE, LES CAMPAGNES.
Le progrès moral a aujourd'hui à s'accomplir dans trois milieux différents dont je crois utiled'indiquer en quelques mots les conditions d'existence. Les villes se sont beaucoup accrues et peuplées depuis le commencement du siècle. Ces agglomérations d'hommes ont effrayé, non sans raison, les moralistes, et c'est répéter aujourd'hui une vérité banale que de parler du danger auquel sont soumises les populations laborieuses habitant ces grandes cités. Les résultats qu'on y constate paraissent, au premier examen, plus mauvais encore qu'ils ne le sont réellement, à cause du grand nombre d'étrangers qui viennent habiter les villes uniquement pour leur plaisir, et qui s'y livrent souvent à la dissipation. De plus, les ouvriers qui s'yétablissent, quittant leur village ou leur petite ville, ne se sont généralement pas recrutés dans la partie la plus rangée de la population. Ils sont intelligents, désireux de parvenir; mais ils ont fréquemment une
�LES yïlYLES, L'tNDOSTRIE.
1*3
certaine inquiétude d'esprit qui les a éloignés de leur ancienne vie, en même temps qu'un peu de propension au désordre. Les voilà donc fixés dans cette grande ville, à laquelle ils rêvent depuis si longtemps. Le plaisir et les occasions de dépense s'y rencontrent à chaque pas, et ils risquent d'autant plus de céder à leur attrait qu'ils n'ont pas comme à la campagne ces distractions faciles que donnent les mille incidents de la vie rurale. Aux champs tous les progrès de la culture sont autant de petits événements; la fenaison, la moisson, la vendange, sont des occasions de fatigue, mais de fête. On est pauvrement logé, mais on vit beaucoup au grand air. A la ville, l'ouvrier passe sa journée à l'atelier ou au magasin ; il quitte tard son travail, pour rentrer dans une chambre modeste où. la soirée s'écoule sérieusement en famille. Quelle tentation d'aller s'égayer au dehors avec les camarades! Il sort, et le libertinage s'offre à lui sous ses formes les plus séduisantes. La ville resplendit de lumières, le luxe s'étale partout, et il laisse involontairement se glisser dans son âme un sentiment de jalousie et de révolte contre les inégalités sociales. Dans le lieu de réunion, des journaux nombreux mettent sous ses yeux des discussions ardentes, empreintes d'un esprit qui est le plus souvent contraire à sa croyance religieuse. Les discoureurs qui abondent dans les villes lui communiquent leur hostilité aux institutions existantes. L'ouvrier est
�174
DEUXIÈME PARTIE.
comme étourdi au milieu de tout ce mouvement. Qu'a-t-il pour y résister et se maintenir dans la voie du bien ? Rien que sa raison fortifiée par l'éducation, s'il a eu le bonheur d'en recevoir, par l'enseignement religieux de son enfance, s'il en a conservé le salutaire souvenir. Vaudrait-il mieux qu'il fût moins instruit? Il n'aurait pas, sans doute, le danger des mauvaises lectures, mais l'ignorance le livrerait désarmé à toutes les autres attaques. Combien doit-on plutôt désirer que son instruction soit assez complète pour lui permettre de distinguer le vrai du faux, que les principes qu'il a reçus de sa mère, de ses maîtres et du prêtre qui l'a élevé soient restés assez vivants dans son esprit pour le soutenir contre les séductions ! Et quelle reconnaissance ne doit-on pas à ces hommes dévoués qui, dans tous les pays, ont eu la généreuse pensée de se mettre à la tête des cours du soir, des orphéons, des bibliothèques, enfin de tout ce qui peut fortifier ou délasser au lieu d'égarer. Il y a heureusement beaucoup de ces institutions, et il n'y en a pas encore assez ; car le danger est sérieux, et on ne saurait accumuler trop d'efforts pour lui tenir tête. C'est aussi l'éducation seule, et avant tout une éducation chrétienne, qui peut protéger la femme et la jeune fille contre les écueils sans nombre qui abondent dans les villes. Que de séductions à craindre ! Que de comparaisons douloureuses à faire entre la richesse qui triomphe de toutes parts, trop
�LES VILLES, L'INDUSTRIE.
175
souvent alliée au vice, et la pauvre simplicité du foyer ! Il n'y a plus là l'encouragement du progrès intellectuel, ravivé par la parole d'habiles professeurs. Il n'y a que le devoir, l'austère devoir, soutenu par les principes d'une éducation demeurée trop souvent incomplète. La vie de l'industrie a beaucoup de rapports avec celle des villes. Souvent les manufactures sont réunies dans les grands centres; quand elles sont isolées, elles [constituent à elles seules de véritables petites villes. Il y a cependant alors un danger de moins ; ce contraste si redoutable de l'opulence et de la gêne n'existe pas. Mais l'industrie a ses périls qui lui sont propres. Cette grande agglomération d'hommes dans les ateliers, où. se rencontrent toujours quelques mauvais esprits d'une pernicieuse influence, cette vie spécialisée, uniforme et sans horizon, telle que l'a souvent constituée aux ouvriers l'industrie moderne, cette défiance contre les chefs, entretenue par de fréquentes discussions de salaires, sont autant d'obstacles à la moralité des classes laborieuses. Un danger plus grand est celui que fait naître le mélange d'hommes et de femmes ou de jeunes filles dans certains ateliers. J'avoue que c'est celui qui me touche le plus ; car les autres reproches adressés à l'industrie me semblent trèsexagérés, et je crois que si l'on se reportait aux anciennes conditions du travail dans les ateliers nonagglomérés, on y trouverait aussi bien des incon-
�176
DEUXIEME PARTIE.
vénients, et en les étudiant de près, comme on peut encore le faire dans les villes où ils subsistent, on serait beaucoup moins porté à les regretter. Quoiqu'il en soit, la grande industrie, quand elle a été libéralement comprise par ses promoteurs, a apporté avec elle le remède moral par les institutions de patronage et de prévoyance qu'elle a développées et par les efforts qu'elle a faits en faveur de l'éducation. Quand des écoles bien tenues, et fréquentées même pendant le début de l'apprentissage, ont préparé l'esprit des jeunes ouvriers, quand l'enseignement religieux a été solide et s'est fortement imprimé dans les âmes, quand les jeunes filles ont été élevées en vue de devenir- plus tard de bonnes épouses et de bonnes mères, alors l'industrie n'apparaît plus comme une source de danger moral, mais comme un élément civilisateur. Nous aurons le bonheur, dans le cours de cette étude, de la trouver souvent revêtue de ce caractère élevé et libéral; mais il faudra bien signaler aussi des cas défavorables; ce seront principalement ceux où les deux sexes auront été mêlés dans les ateliers, où la sollicitude des patrons et des communes n'aura pas créé assez tôt de puissantes écoles, et où l'instruction n'aura été donnée qu'à demi aux apprentis et aux jeunes filles. Quand à ces vices profonds d'organisation se joindra l'abus du travail ,des enfants qu'on ne saurait trop condamner, et que l'industrie sera établie dans une
�LES VILLES, L'INDUSTRIE.
177
grande ville, alors se présenteront tous les dangers, les maux, et les affligeants résultats qu'on a trop fréquemment imputés au régime manufacturier. Il a malheureusement mérité souvent ces imputations, mais plus souvent, encore il a donné les plus encourageants exemples, grâce à la sollicitude et à l'intelligence des hommes de progrès qui l'ont dirigé. Les campagnes ont à lutter contre un tout autre danger, c'est celui de l'affaissement moral auquel expose l'absence de ressources intellectuelles et d'émulation. On est confiné dans son village, rien n'encourage l'esprit et ne le relève. Les mauvaises habitudes, pour peu qu'elles soient en germe, se développent, et la vie devient aisément grossière et brutale. C'est lacondition debien des cultivateurs, dans tous les pays, et la pureté des mœurs qu'on suppose à la campagne a fait quelquefois place à un état voisin de l'abrutissement. Le remède, ici encore, est dans la culture de l'esprit ; il faut désirer que l'instruction des campagnes se perfectionne, qu'elle ne se borne pas à donner aux enfants quelques notions élémentaires, mais qu'elle les prépare à devenir des hommes, et pour cela qu'elle élargisse le cercle de leurs connaissances, et leur inspire le goût du progrès. La moralité se fortifiera en même temps que l'intelligence, car l'homme rempli de pensées utiles est rarement entraîné au mal.
12
�178
DEUXIÈME PARTIE.
Il y a donc partout, à la ville, clans l'industrie, à la campagne, un besoin commun d'instruction. Les situations sont différentes, les dangers varient: mais le principe du remède à leur opposer est le même, c'est l'homme qu'il faut former pour les travaux, les devoirs et les difficultés de la vie.
�CHAPITRE IV
MORALITÉ EN ALLEMAGNE.
L'ouvrier allemand a généralement les moeurs douces, paisibles, et affectionne la vie de famille. H n'a pas toujours été tempérant, et pendant longtemps le goût pour la bière et même pour l'eau-de-vie a été un dangereux ennemi de la joie du foyer domestique. Mais il y a eu à cet égard de notables progrès, sous l'inspiration de l'esprit religieux, et aujourd'hui on peut dire que l'ivrognerie a beaucoup diminué. Le libertinage proprement dit est fort rare: aussi, pour ces populations tranquilles, il semblerait que l'habitude de se marier de très-bonne heure ait dû se répandre. Le contraire a le plus souvent eu lieu. Cette anomalie s'explique d'abord par le service militaire qui est général, puis pour quelques-uns par le désir d'attendre, avant de s'établir, une situation plus indépendante, pour d'autres et spécialement pour des jeunes gens pauvres par des obstacles créés par la commune qui a eu
�180
DEUXIÈME PARTIE.
peur d'avoir à soutenir des familles peu fortunées, chargées de jeunes enfants. Dans le Hartz, l'ouvrier ne peut se marier avant 25 ans. Quoi qu'il en soit, comme il faut bien que jeunesse se passe, l'amour est venu souvent prendre la place du mariage et le moraliste est quelque peu décontenancé en trouvant une proportion d'entants naturels assez considérable. Elle ne dépasse cependant pas en Prusse celle de la France (1 naissance illégitime sur 14 naissances totales) ; ce chiffre est aussi celui de la Bavière, celui du Hanovre à peu près le même (1 sur 13); mais d'autres pays ont des résultats plus malsonnants. Le Wurtemberg a 1 naissance naturelle sur 7,5 naissances totales; la Saxe, 1 sur 8; Bade, 1 sur 9. L'Autriche (dans la population de l'archiduché) va beaucoup plus loin, 1 sur 5; c'est le plus mauvais chiffre de toute l'Europe. Ici il n'y a plus à pallier le mal ; il est complet. — Dans l'Allemagne du Nord, quoique la situation soit moins grave, il est évident qu'il y a beaucoup à faire encore pour améliorer l'état des choses. Je sais bien que les mariages suivent le plus souvent les naissances illicites; mais, tout en y voyant un bon symptôme de moralité, je ne suis pas tenté de m'en trop réjouir, parce que je .crains que l'impunité de la faute n'augmente la tentation. Je sais aussi que la débauche proprement dite est extrêment rare en Allemagne, et je m'en applaudis pour ce grand pays qui mériterait de donner là, comme
�MORALITÉ EN ALLEMAGNE.
181
ailleurs, une preuve de l'excellente influence d'une éducation perfectionnée. En pensant à cette éducation, et à la manière dont elle est donnée aux filles, j'ai été amené à deux conclusions relatives à l'Allemagne. La première touche aux écoles mixtes. On assure en Allemagne qu'elles n'ont pas d'inconvénients, et les observateurs qui les ont vues disent, pour les justilier, que le caractère allemand est plus froid que le nôtre, le tempérament plus tardif, et qu'on n'a jusqu'ici pas constaté de danger. Mais, en admettant que ce danger n'existe pas encore, n'y a-t-il pas dans ce mélange, dans ce contact, une préparation à la familiarité entre jeunes gens et jeunes filles, qui peut plus tard entraîner des conséquences fâcheuses? On va ensemble à la même école, on en revient; ces habitudes deviendront celles de l'adolescence et de la jeunesse, et le danger, s'il n'est pas actuel, me semble tout simplement ajourné. La seconde conclusion est relative à l'éducation des filles par des maîtres, telle qu'elle se fait souvent en Allemagne; n'y a-t-il pas là, comme je l'ai déjà fait comprendre plus haut, un élément d'infériorité par rapport aux écoles des filles tenues par une religieuse ou par de bonnes institutrices? L'Allemagne n'a pu jusqu'à présent se recruter aussi bien en institutrices qu'elle l'a fait en instituteurs. Il est probable que, quand elle aura réa-
�182
DEUXIÈME PARTIE.
lise de nouveaux progrès à cet égard, elle pourra espérer de nouveaux progrès dans les moeurs. Il faut demander aussi, pour guérir le mal, une action plus grande encore de l'esprit religieux. J'ai connu des jeunes gens sortis depuis peu d'années des universités allemandes, et ayant fait partie de sociétés dont un engagement de chasteté, pris par chaque jeune homme, était la première loi. Il y a là la marque d'une volonté énergique de réaction contre les plaisirs faciles de la jeunesse. Rousseau a parlé de la force d'un homme qui serait resté chaste jusqu'à trente ans. Si ces tendances se confirmaient en Allemagne, et si elles existaient dans la classe laborieuse comme dans la classe élevée, ce serait un nouvel élément de vigueur pour cette grande nation. 11 faudrait même ne pas être aussi ambitieux que Rousseau, et ne pas craindre des mariages un peu plus hâtifs entre jeunes gens qui se connaissent, qui se conviennent, et qu'il est dangereux de laisser s'aimer trop longtemps à l'avance, dans ces douces rêveries allemandes dont la statistique interdit de reconnaître le caractère exclusivement platonique. L'esprit religieux a donc à faire là de nouveaux efforts et à obtenir de nouveaux résultats, qui ne sont possibles que par suite de l'éducation si générale et si complète qui précède la jeunesse. Cet esprit n'a-t-il pas été altéré par le courant d'athéisme et de philosophie malsaine qui a traversé l'Aile-
�MORALITÉ EN ALLEMAGNE.
183
magne, et dont j'ai eu l'occasion de parler, en m'élendant sur l'instruction primaire en Prusse. J'ai quelque lieu de le craindre pour un certain nombre d'esprits et pour quelques parties de la population. Mais je crois que le mouvement rétrograde est arrêté et qu'un nouveau mouvement en avant s'est prononcé. Il sera fécond pour l'Allemagne. Beaucoup de provinces ont heureusement échappé à cette altération de la croyance. Les pays catholiques en ont été exempts, et leur foi est profonde. Un de mes amis, diplomate en Allemagne, m'a assuré avoir vu un régiment appartenant à la Prusse Rhénane, et composé de catholiques, se confesser et communier, presque sans exception, la veille du jour où ils devaient aller à la bataille. De telles croyances et de telles pratiques sont rassurantes. M. Louis Reybaud a porté le même témoignage en parlant de la population de Grefeld et de Viersen, livrées à l'industrie de la soie; il en fait le plus grand éloge. Le goût de la propriété est général en Allemagne comme en France ; on y voit fréquemment les ouvriers aimer à devenir propriétaires. M. Leplay a signalé spécialement cette tendance dans la Prusse Rhénane. Il cite également des exemples d'ouvriers médiocrement payés dans leur industrie, et trouvant dans une petite culture le complément nécessaire à leur existence et à celle de leur famille. Partout où a lieu ce mélange de la vie indus-
�184
DEUXIÈME PARTIE.
trielle et de la vie agricole et horticole, il produit, au point de vue moral, d'excellents résultats. Le tir et la musique sont les récréations les plus usuelles de l'Allemagne du Nord. Les tirs à la cible sont très-fréquents, et ils excitent assez d'amourpropre pour occasionner des déplacements assez considérables. L'administration a favorisé cette tendance qui profite à l'esprit militaire ; mais l'esprit moral en profite aussi, car ce sont des distractions viriles et saines. Il faut désirer pour toutes les populations laborieuses d'aussi honnêtes plaisirs.
�CHAPITRE V
MORALITÉ EN SUISSE.
J'ai eu occasion de parler plus haut de la Suisse allemande et de montrer combien elle se rapproche de l'Allemagne par ses institutions d'enseignement primaire. Il y a aussi beaucoup de ressemblance pour la situation morale, avec cette différence profonde qu'a amenée en Suisse l'esprit libéral depuis si longtemps en honneur. Les populations y sont plus indépendantes, l'initiative personnelle y a une plus grande place, et les habitants sont moins disposés à tout attendre des bienfaits de l'État. La vie de famille est le fondement de l'existence de la Suisse allemande. Dans ces belles contrées toutes remplies de souvenirs nationaux, l'homme vit heureux, fier d'appartenir à une nation libre, satisfait de prendre une part facile à l'organisation militaire du pays, qui plaît à son amour-propre sans l'enlever à ses occupations de chaque jour, jaloux de transmettre à ses enfants l'éducation qu'il a reçue lui-même et dont il a ressenti depuis sa jeunesse
�186
DEUXIÈME PARTIE.
la salutaire influence. M. Louis Reybaud fait de la population du canton de Saint-Gall un tableau qui peut s'appliquer à toute la Suisse du Nord. « Il suffît, dit-il, d'avoir vécu quelques jours « parmi ce peuple pour en emporter la meilleure « opinion. On ne s'y est pas entièrement défendu « contre la contagion la plus active de la vie de « fabrique; il y a des cabarets et en trop grand « nombre, mais les excès n'y sont pas fréquents. « Il est rare également que les jeunes filles abusent « « » « « « « « « « « « « « « « de la liberté presque absolue dont elles jouissent; l'inconduite n'est qu'une exception. Une surveillance mutuelle dans les hameaux où tout le monde se connaît suffit pour la police des mœurs. Ces mœurs sont d'ailleurs bonnes et saines; dans le premier âge, les enfants vont tous aux écoles; plus tard, le travail s'en empare et les préserve; il ne reste que peu de prise aux mauvaises habitudes qu'engendre l'oisiveté. Pour les jours fériés, il y a des divertissements préférés, des sociétés de chant, des réunions de danse, des tirs à la carabine; j'y ai assisté; ils respirent une gaieté franche qui ne ménage pas ses éclats; ils entretiennent l'instinct musical familier aux Allemands et ces goûts militaires qui distinguent le tempérament national. »
Si nous descendons au sud de la Suisse, en laissant de côté Genève qui est comme une continuation de la Suisse allemande, nous trouvons une
�MORALITÉ EN SUISSE.
187
civilisation beaucoup moins avancée, et un certain affaiblissement intellectuel. J'ai souvent entendu avec chagrin reprocher cette situation au catholicisme et en faire un argument en faveur de la supériorité des institutions protestantes. Ne serait-il pas plus vrai de dire que le protestantisme ayant posé en principe l'éducation comme la loi vitale de son existence, le progrès des lumières a entraîné celui des mœurs ? Nous avons vu en Allemagne que la Prusse Rhénane catholique ne le cède en rien aux parties les plus civilisées de l'Allemagne protestante. Pourquoi les cantons catholiques ne reprendraient-ils pas leur niveau dans la civilisation, par de nouveaux encouragements à l'enseignement populaire? Ils ont à vaincre sur quelques points des difficultés de climat et d'hygiène ; le crétinisme qui afflige le Valais et quelques autres pays de montagne présente des problèmes que la science n'a pas encore bien résolus. Mais j'ai confiance qu'on finira par en triompher, et que ces populations catholiques tiendront à honneur de se relever dans l'estime de l'Europe, en s'occupant de l'éducation comme du premier de leurs devoirs politiques.
�CHAPITRE VI
MORALITÉ EN BELGIQUE.
Le peuple belge a d'excellentes traditions morales qui lui viennent de loin; car, en remontant dans l'histoire, on retrouve ces grandes villes de Bruxelles, de Liège, de Namur,de Gand, qui étaient déjà il y a plusieurs siècles le centre d'une civilisation active. Le travail y a prospéré de tout temps et y a créé un remarquable esprit d'ordre et de discipline. Ces populations sont laborieuses, économes, sobres et très-aptes à l'industrie. Les mêmes qualités ont profité à leur esprit politique qui est excellent. Les rapports entre les ouvriers et les patrons avaient toujours été animés, jusqu'à une époque récente, d'une bienveillance réciproque. Pourquoi faut-il, qu'à l'imitation de l'Angleterre, l'esprit de grève soit venu récemment envahir les populations de ses houillères et y prendre le caractère de violence? Il faut souhaiter à la Belgique de ne pas développer cette dangereuse importation. Le progrès de l'éducation, auquel on s'ap-
�MORALITÉ EN BELGIQUE.
189
plique beaucoup depuis quelques années, pourra être un des meilleurs remèdes contre ces fâcheuses tendances. Il combattra en même temps la propension à l'ivrognerie et au libertinage qui existe encore dans quelques parties peu éclairées de la population. On a constaté 1 naissance naturelle sur 8 dans les villes, et 1 sur 18 dans les campagnes. Ce chiffre est trop fort et doit diminuer. C'est un des bienfaits qu'on peut attendre surtout des progrès de l'éducation des jeunes fdles.
�CHAPITRE VII
MORALITÉ EN
ET DANS LES PAYS
HOLLANDE
DU NORD.
La Hollande ressemble aussi beaucoup à l'Allemagne pour la situation morale et elle lui est même sur quelques points supérieure. Il y a longtemps que l'éducation a porté ce petit pays à un rang élevé de la civilisation européenne. Je dirai plus loin combien il s'est distingué par l'habile direction de ses colonies, par son commerce et par son intelligente agriculture. Ce développement matériel, puissant élément de bien-être, a puisé sa principale force dans l'éducation et dans la moralité ; puis, par une conséquence importante qui se retrouve partout, il a réagi à son tour sur les mœurs; car les populations occupées et florissantes sont plus facilement vertueuses que les populations désœuvrées. La vie de famille est ici encore très en honneur. Le plus grand soin est consacré dans les ménages les plus pauvres à embellir l'intérieur et à y apporter une propreté minutieuse. C'est là que se rencontrent, non comme des exceptions, mais
�MORALITÉ EN HOLLANDE.
101
comme une distraction aimée de tous, ces petits jardins si bien cultivés dont la réputation est européenne. Les fleurs les plus rares ont la Hollande pour patrie, et tous les voyageurs qui ont parcouru ce pays témoignent du charmant aspect que donne aux environs des villes ce développement de l'horticulture. Mais il n'y a pas là seulement un plaisir des yeux, il y a l'indication de mœurs paisibles et douces, dont une éducation soignée a été le principe. Une nation ignorante ne serait pas capable de ces cultures intelligentes et souvent même savantes qui n'appartiennent qu'à une civilisation perfectionnée. On est heureux de savoir que la Hollande est une des contrées du monde où les naissances illégitimes sont les plus rares. On ne compte que 1 enfant naturel sur 21 naissances, chiffre très-remarquable pour un pays contenant un aussi grand nombre de ports de mer relativement à son étendue, et par conséquent sujet à recevoir une population nomade. Amsterdam même, ville de 260,000 âmes, quoique ayant, comme on doit s'y attendre, une proportion supérieure à la moyenne en Hollande, conserve un chiffre très-inférieur à celui de la plupart des grandes villes d'Europe. J'ai rencontré, il y a une quinzaine d'années en Suisse, deux négociants hollandais qui, chaque année, quittaient pendant un mois leurs affaires
�192
DEUXIEME PARTIE.
pour venir se retremper dans la vue de la grande nature, et dans la saine fatigue des courses alpestres. C'étaient des hommes d'une bienveillance, d'une sérénité d'esprit et en même temps d'une culture intellectuelle que je ne puis oublier. En écrivant ces lignes sur leur pays, ma pensée se porte involontairement vers eux. Il y a un lien intime qu'on ne saurait méconnaître entre les classes élevées et les classes populaires d'une nation. Là où on trouve chez les hommes qui composent le commerce, l'industrie et l'administration, ces lumières, cette urbanité, ce goût profond de la nature, et cette douceur de mœurs, il y a bien à présumer que le peuple est gouverné avec sagesse, que l'éducation a été depuis longtemps encouragée, et que la masse du pays a progressé en moralité et en bien-être. C'est ce que j'ai été satisfait de constater dans tous les rapports relatifs à la Hollande. Puisse cet heureux pays, qui a eu le bonheur d'échapper depuis d'assez longues années aux agitations de l'Europe, continuer à y rester étranger et à présenter le beau spectacle d'une nation éclairée, vertueuse, livrée au travaux de la paix et consacrant au développement de ses colonies toute l'activité de son intelligente et morale population.
�CHAPITRE VIII
MORALITÉ EN ANGLETERRE.
J'arrive à l'Angleterre, et j'y trouve, comme pour l'éducation, une situation très-complexe. Certaines parties de l'Angleterre sont des modèles de moralité, certaines autres rappellent les pays les moins avancés. Singulier peuple où la liberté est appelée à faire seule son œuvre, mais où l'initiative appartient principalement à de grands propriétaires dont le dévouement ou l'indifférence créent la curieuse anomalie de la perfection la plus rare à côté du laisser-aller le plus regrettable. La population ignorante de l'Angleterre me xournirait des exemples nombreux d'immoralité. Ce spectacle est trop triste pour que je désire m'y arrêter longtemps, et cependant il est nécessaire de mettre quelques faits nouveaux en regard de ceux que j'ai indiqués déjà en exposant l'état de l'éducation. J'ai parlé du rapport de M. Coode sur les districts manufacturiers de Warwick et de Stafford. J'ai dit l'indifférence presque générale des parents pour
13
�194
DEUXIÈME PARTIE.
l'enseignement: Je laisse maintenant la parole à M. Goode. « Les enfants, dit-il, sont très-mauvais et très« immoraux. Ils arrivent de bonne heure à gagner « leur vie et à s'affranchir de la tutelle de leurs « familles, quoiqu'ils continuent à habiter la maice son paternelle et qu'ils prennent part aux dé« penses du ménage. Ces dépenses n'absorbent « qu'une partie du salaire, le reste est consacré « aux tavernes, aux spectacles, aux danses et au« très divertissements auxquels ils sont conduits « par l'exemple de leurs aînés. Les deux sexes se « livrent à ces divertissements. Il n'est pas rare « de trouver dans les tavernes des hommes et des « femmes, des garçons et des filles en nombre égal. « Les garçons et les filles se fréquentent de trèsce bonne heure, et les filles perdent la délicatesse « de leurs sentiments longtemps avant l'âge du « mariage. C'est dans leur propre maison ou dans « celle de leurs proches parents que le désordre « commence dès la jeunesse, et ensuite leur incli« nation ne trouve d'entraves, ni dans l'opinion « des parents, ni dans celle des voisins. » A côté de ces tristes spectacles, il y en a dans le même district de plus consolants, et ils se lient heureusement au progrès de l'instruction. Ainsi, je veux revenir à cette école de Tipton dirigée par M. Smith, dont j'ai parlé plus haut, et qui est précisément située en plein Staffordshire, au sein des
�MORALITÉ EN ANGLETERRE.
195
populations démoralisées dont M. Coode vient de tracer le tableau. On se souvient des efforts de M. Smith et de leur succès. La réaction sur les habitudes mauvaises des enfants ne s'est pas fait attendre. Ils ont pris le goût de l'ordre et de la propreté; M. Smith s'est applaudi d'avoir été constamment très-exigeant sur ce point; on a pu bientôt distinguer ses écoliers à leur tenue et à leur conduite. Il a constaté que la musique leur faisait le plus grand bien, il l'a donc encouragée et il a vu les enfants des rues venir écouter à la porte de l'école et demander à y entrer. Ceux de ces enfants qui sont aujourd'hui devenus de jeunes hommes, justifient, pour la plupart, par leur bonne conduite les espérances que leur éducation avait fait concevoir. Dans la première partie de ce travail, nous avons suivi M. Foster, un des commissaires de l'enquête de 1861, dans les districts de Durham et de Cumberland; nous avons vu que l'assistance des enfants aux écoles était des plus irrégulières. Voici maintenant ce qu'est la moralité des mineurs de ce pays : « Leurs salaires sont élevés, mais en grande par« tie consacrés aux plaisirs matériels, au jeu, à la « boisson. Les logements sont étroits, incommodes, « et l'ignorance des ouvriers s'est, jusqu'à une épo« que récente, opposée à leur amélioration. Les « fils, les filles et les pensionnaires couchent le plus « souvent dans une même chambre. On s'attend,
�d'JG
DEUXIÈME PARTIE.
« « « « « « «
dit M. Poster, à une immoralité profonde, mais elle dépasse toutes prévisions. L'adultère, l'inceste même sont fréquents et acceptés sans dégoût par une population plongée dans l'ignorance. Le langage est ordurier, les habitudes grossières. Ce triste état moral se fait surtout remarquer dans les familles dont les membres
« ont été privés de toute éducation. Abandonnés « dans leur enfance, ils sont devenus plus tard des « ivrognes et des fainéants. » Le spectacle change complètement chez les mineurs en plomb de Teesdale et de Weardale; nous trouvons là une excellente population, laborieuse, rangée, intelligente. L'assistance aux exercices du culte est générale. M. Foster a traversé une paroisse longue de sept milles sans rencontrer une seule taverne, ni un seul pauvre assisté. Le salaire de ces mineurs est cependant moins élevé que celui des bouilleurs. M. Foster n'hésite pas à attribuer à l'éducation ces heureux résultats. Il y a des livres dans presque toutes les maisons, et le niveau intellectuel est relativement très-élevé. Il est juste de dire qu'ici les écoles n'ont pas été seules à faire le bien. L'instruction est due surtout aux influences de la famille transmises de génération en génération. Quand ces efforts de progrès moral ont réussi, les ouvriers anglais peuvent soutenir la comparaison avec les meilleures populations industrielles
�MORALITÉ EN ANGLETERRE.
197
du monde. M. Louis Reybaud, dans ses études si intéressantes sur le régime des manufactures de laine, donne sur les ouvriers du West Riding des détails qui révèlent le meilleur état moral associé à la culture intellectuelle. Il y a cependant encore à Bradford et à Leeds une fraction de la population qui a conservé des habitudes grossières. Mais la grande majorité se plaît dans la fréquentation des cours publics, dans la lecture des bons livres et dans la vie de famille. Ce sont à la fois des hommes instruits et des hommes religieux. Les habitudes d'intempérance ont diminué, et l'argent qu'on dépensait à boire est aujourd'hui réservé pour l'embellissement du cottage et du jardin. « Ce sont, dit « M. Louis Reybaud, des hommes à l'esprit ouvert, « même raffiné, qui prennent modèle sur les clas« ses moyennes dans lesquelles insensiblement ils « se confondent. Le goût de la lecture est trèsci répandu, et les écoles qui se multiplient tendent « à le répandre davantage. Il n'y a des illettrés que « parmi les ouvriers .d'autrefois. Les nouveaux, ce ceux qui arrivent, rougiraient de manquer de ce « premier degré de culture qui est pour eux comme « un outil de plus et assurément le meilleur. » Ces districts de la laine auxquels s'appliquent à juste titre ces éloges de M. Louis Reybaud sont en général un peu plus avancés en civilisation que ceux du coton. On trouve cependant aussi chez une partie des ouvriers cotonniers d'excellentes habi-
�198
DEUXIÈME PARTIE.
tudes intellectuelles et morales. Ce sont eux qui, à Manchester, poussent si loin le goût de l'instruction, et fréquentent de véritables collèges fondés à côté des Mechanics institutions où ils reçoivent un enseignement supérieur. Pourquoi faut-il que dans cette même ville de Manchester, à côté de ce spectacle si consolant d'une population éclairée et amie du progrès, on trouve encore un nombre considérable d'ouvriers débauchés et de femmes livrées à la prostitution ! En voyant ces hideux désordres, on se sent saisi de doute et de découragement, et on se demande pourquoi cette partie de la population a échappé à l'éducation et aux influences religieuses, et par quelle fatale décadence elle en est arrivée jusqu'à cette dégradation. J'en causais récemment avec un inspecteur des écoles primaires anglaises qui avait été en mesure d'étudier de près ces tristes problèmes. Il attribue pour sa part ce mauvais état d'une partie de la classe ouvrière à l'insuffisance de l'instruction des apprentis, et à l'organisation tout à fait vicieuse des écoles de manufactures. « C'est « là, me disait-il, la conséquence ordinaire d'une « éducation incomplète, les enfants ont suivi les « classes pendant quelques années et très-irrégu« lièrement. Ils savent à peine lire et écrire. Leurs « notions religieuses sont très-faibles. C'est avec « ce misérable bagage qu'ils ont été lancés dans la « vie réelle, c'est-à-dire la vie des manufactures avec « sa spécialisation, avec le danger permanent de la
�MORALITÉ EN ANGLETERRE.
199
« réunion des sexes. Ils étaient condamnés à devenir de mauvais sujets, et ils le sont devenus. » D'un autre côté, l'éducation ne pouvait tout faire, et il y a d'autres puissantes influences dont il faut tenir grand compte. Y a-t-il eu à un degré suffisant à Manchester et dans les autres villes anglaises une sage intervention de l'autorité des classes dirigeantes? Ne faut-il pas craindre que les fabricants n'aient été trop absorbés par la direction de leurs grandes usines et le maniement de leurs affaires commerciales si étendues, et ne se soient trop aisément résignés à cette dépravation partielle dont ils ne croyaient pas devoir assumer la responsabilité? Le manufacturier en Angleterre ne vit pas comme on le fait généralement en France près de la manufacture et des centres ouvriers. Rentré chez lui, il se repose dans la vie de famille de ses travaux du jour et laisse à l'administration municipale et à la police la surveillance de la population ouvrière. Mais ces autorités locales ont à se conformer au grand principe du respect de la liberté individuelle, et, du moment que la sûreté publique n'est pas compromise, elles ferment les yeux sur les abus qu'elles sont impuissantes à prévenir. Quel peut donc être le remède au mal ? On est d'accord pour n'en voir qu'un seul, le progrès de l'éducation. Aussi tous les esprits distingués d'Angleterre unissent-ils leurs efforts pour développer l'enseignement, et beaucoup d'hommes considérables encouragent-ils les
ce
�200
DEUXIÈME PARTIE.
cours publics par leurs dons, par leur assistance, et souvent même en y prenant la parole. Dans une des nombreuses enquêtes faites en An gleterre sur Tétat de l'instruction populaire, celle de 1861 à laquelle j'ai déjà emprunté de nombreux renseignements, des faits très-significatifs ont été signalés, et confirment par des exemples précis, cette utile influence de l'enseignement sur les mœurs. En voici quelques-uns : Dans une école établie dans un district minier du Staffordshire, à Kidsgrove, aucun crime n'avait été commis, de 1839 à 1856, par un enfant ayant .appartenu à l'école. L'assistance à l'église avait augmenté; l'ivrognerie avait diminué, et la construction de nombreuses maisons témoignait du progrès de l'esprit d'épargne. Enfin la moralité des ménages s'était beaucoup améliorée. A Bristol et à Plymouth, depuis l'établissement d'écoles, on constatait que les rixes avec effusion de sang avaient cessé. Dans une manufacture de coton de Bristol, le règlement toujours si délicat des prix de marchandage était devenu possible, sans discussions fâcheuses. La même enquête rapporte une statistique faite dans l'armée; les soldats les plus instruits avaient eu une remarquable supériorité de conduite. 53 0/0 d'entre eux n'avaient encouru aucune punition, tandis que parmi ceux ne sachant pas écrire, mais lire seulement, la proportion des non punis n'avait
�MORALITÉ EN ANGLETERRE.
201
été que de 42 0/0, et était descendue à 3o 0/0 poulies illettrés. La moralité avait donc suivi la même marche ascendante que l'éducation. Un autre rapport cité par M. Rendu signale que, depuis l'établissement des ltagyed Schools, destinées aux petits vagabonds de Londres, les arrestations dans cette classe malheureusement si pervertie, ont diminué de 6 0/0 en peu d'années. Les mêmes faits se présentent dans le pays de Galles. L'éducation s'y est maintenue religieuse, et les saines traditions perpétuées dans les familles ont aidé à l'œuvre encore imparfaite des écoles. Aussi peut-on reconnaître que l'état moral de ces populations est généralement bon, malgré les dangers d'un très-rapide développement de l'industrie. Il y a cependant encore beaucoup trop d'ivrognerie, mais on la trouve surtout chez les ouvriers étrangers établis dans le pays; la population indigène presque entière est sobre, laborieuse, économe. On peut en dire autant des parties de l'Ecosse où l'éducation est depuis longtemps en honneur et où la civilisation intellectuelle est fort avancée. Mais le spectacle des villes industrielles est navrant. J'étais à Glasgow, il y a une dizaine d'années, tout émerveillé des transformations de ce grand centre commercial. Mais le samedi, après midi, me promenant dans des quartiers populeux, je fus épouvanté de voir les rues jonchées de gens ivres, hommes et femmes. J'appris avec douleur que le
�202
DEUXIÈME PARTIE.
même jour, à la même heure, cette orgie se reproduisait chaque semaine. L'ivresse de l'homme est triste, j'en avais été malheureusement témoin de temps en temps ; l'ivresse de la femme est un spectacle plus douloureux encore. Il choque toutes vos idées sur la femme, il révolte l'esprit et le cœur. On dit que les sociétés de tempérance ont depuis quelques années diminué cette plaie de l'ivrognerie à Glasgow, mais pour la guérir radicalement, c'est à l'éducation qu'il faut avoir recours. Qu'on se souvienne de l'état des écoles de Glasgow, qui a été décrit dans la première partie de cet ouvrage, c'est là qu'est le vice primordial dont il faut triompher. Ne dissimulons donc pas la situation de cette population, sa grossièreté, les habitudes d'ivrognerie qui la dévorent; sachons aussi que le libertinage et la débauche font de cruels ravages dans son sein, que toute délicatesse de mœurs en est bannie, et disons-nous que le remède est connu ; que pour préparer l'homme, il faut soigner l'enfant, entourer son éducation de toutes les surveillances, de toutes les sollicitudes qui ont jusqu'ici manqué presque complètement à Glasgow. Puissent l'Angleterre et l'Écosse, en redoublant d'efforts pour assurer les progrès de l'éducation populaire, voir s'éloigner de leurs grandes villes industrielles ce fléau du vice et du paupérisme qui contraste malheureusement avec tous les admirables résultats du génie anglais.
�CHAPITRE
IX
MORALITÉ AUX ÉTATS-UNIS.
Les États-Unis offrent comme l'Angleterre un assez grand contraste entre la vie des grandes cités commerciales et celle des petites villes et des campagnes. A New-York, par exemple, où l'élément étranger entre pour 47 0/0, où affluent incessamment les émigrants, les mœurs présentent d'assez graves désordres. Le spectacle des autres villes importantes est analogue, et il n'est pas rare de voir les fortunes faites rapidement se dissiper de même. Les classes laborieuses dans ces grandes villes sont généralement moins morales qu'ailleurs. Mais si on pénètre dans la véritable vie américaine, on y trouve des habitudes profondément religieuses, une vertu un peu grave et austère, et le goût de la vie de famille aussi développé que dans aucun pays du monde. Les mœurs changent naturellement de caractère, suivant l'origine des familles, et le temps depuis lequel elles sont établies aux États-Unis. Les cultes si divers qui se partagent l'Amérique ont une influence proportionnée à la ferveur des
�204
DEUXIÈME PARTIE.
idées religieuses. Mais au milieu de ces nuances, ce qui domine, c'est une foi profonde, un grand esprit de conduite et des mœurs pures. Ces principes ont pénétré dans l'industrie, et on peut, citer à cet égard l'exemple de Lowell, si remarquable à la fois par les habitudes morales et la culture intellectuelle de ses ouvrières. Il faut lire sur cette intéressante ville le charmant tableau qu'en fait M. Ampère, dans sa Promenade en Amérique. L'ivrognerie a cependant autrefois fait beaucoup de mal aux États-Unis; mais les sociétés de tempérance ont combattu énergiquement ce fléau, et, si elles ne l'ont pas fait disparaître entièrement, elles l'ont du moins beaucoup diminué. Les États du Sud présentent le spectacle d'un beaucoup plus grand relâchement que ceux du Nord ; l'éducation n'a pas encore fait son œuvre, et le contact de l'esclavage n'est pas bon pour les mœurs. Le remède proposé au mal, c'est encore l'éducation, et on a vu il n'y a pas longtemps un grand philanthrope, M. Peabody, donner deux mil lions de dollars ( dix millions de francs) pour développer l'enseignement dans le Sud. Ce sont là des dons princiers auxquels nous sommes peu habitués en Europe, et qui montrent, combien les Américains sont convaincus que c'est en instruisant le peuple qu'ils le moraliseront et l'élèveront à la hauteur des grandes destinées auxquelles ils croient leur pays appelé.
�CHAPITRE X
MORALITÉ EN FRANCE.
§ I. — Influence du passé. J'aborde la question si difficile et si controversée de la moralité en France. Il n'est pas rare d'ententendre des détracteurs de notre civilisation contemporaine reprocher aux populations laborieuses leur immoralité, et conclure que le progrès del'instruction n'a fait que surexciter les esprits, éloigner des mœurs simples et honnêtes d'autrefois et donner le goût des jouissances faciles. Les mêmes reproches sont adressés à l'industrie, et on la rend volontiers responsable du désordre moral qu'on regrette de trouver dans quelques grands centres de population. Il est d'autant plus difficile de répondre à ce genre d'attaques qu'il repose sur l'observation de quelques faits, malheureusement vrais dans certaines villes. De la certitude qui s'attache à la maladie on remonte hardiment à la certitudede la cause du mal.
�206
DEUXIÈME PARTIE.
Pour que ce raisonnement fût sérieux, il faudrait admettre que, dans les siècles précédents, la population française était exempte des vices qu'on rencontre de nos jours, et que notre siècle a vu surgir ces fléaux de l'intempérance et du libertinage qui étaient inconnus autrefois. Mais une telle allégation ne peut être soutenue; car l'histoire, bien qu'elle nous raconte les actes des souverains plutôt que ceux des classes laborieuses, nous fait comprendre que depuis plusieurs siècles il y a eu, dans toutes nos provinces et plus particulièrement dans les grandes villes, de fâcheuses habitudes de dépravation. Ce n'est pas à noti'e époque qu'on a parlé pour la première fois de fdles séduites, de femmes outragées dans le pillage des villes, d'ouvriers ivres ne rentrant chez eux que pour faire subir à leurs malheureuses femmes leur brutalité et leur tyrannie. Les historiens ont déploré ces misères sociales à toutes les époques. Mais ils n'auraient pas signalé cette antiquité du mal qu'on la retrouverait en consultant l'état moral des classes dirigeantes. Car l'humanité a toujours été la même, et toujours les mœurs des grands ont servi de modèle aux mœurs du peuple. Or, il faut avoir le courage de le dire, les classes supérieures ont manqué depuis bien des siècles à ce grand devoir de la propagande de la vertu par l'exemple, et c'est malheureusement des plus hautes situations que sont venues les plus déplorables
�MORALITÉ EN FRANCE.
207
leçons. Faut-il citer les noms d'un très-grand nombre de nos rois, François Ier, Henri II, Henri IV, Louis XIV et Louis XV, qui rappellent, à côté de grandes qualités dignes du trône, le souvenir de fâcheuses habitudes de libertinage qui du souverain se sont vite répandues dans toute la cour empressée à les imiter. Et il ne s'agit pas de quelques écarts connusd'un petitnombre d'amis, que le moraliste ait à condamner sans trop s'effrayer, et dont la politique n'ait pas à s'occuper. Non, la notoriété a été générale, au temps même du règne du souverain, et les noms des Diane de Poitiers, des Gabrielle d'Estrées, des Montespan, des Pompadour et des Dubarry sont arrivés jusqu'à nous, portés par la tradition populaire et non pas seulement par la voix discrète de l'histoire. Les scandaleuses aventures du Régent et de ses amis, les orgies des roués, la vie de galanterie des Richelieu et de tous les grands seigneurs du dix-huitième siècle ont eu le triste privilège d'occuper tous les contemporains. Des grandes villes, le mal s'est facilement étendu dans les provinces où chaque seigneur s'est fait gloire de porter les moeurs de la cour et de Paris. Ah ! ne nous étonnons pas, après que le dixhuitième siècle a accompli cette grande œuvre de démoralisation sociale, préparée par ses devanciers , après que les philosophes du même temps ont réuni toutes leurs forces pour saper la base des croyances religieuses, ne nous étonnons pas
�208
DEUXIÈME PARTIE.
que notre siècle ait reçu l'héritage, non-seulement des révolutions, mais de la licence et de la dépravation ! Et qu'on ne l'oublie pas, les plaies se fermeront avec plus de peine dans le peuple, si difficile à atteindre et à diriger, que clans les classes élevées, entourées de tant de ressources d'éducation, et vivant dans une aisance qui leur rend la vertu facile. Les populations laborieuses, plus lentes à dépraver, seront aussi plus lentes à guérir. Notre siècle a entrepris cette tâche, et j'ai confiance qu'il la mènera à bonne fin. Mais que d'obstacles à vaincre ! La société profondément remuée par la Révolution française s'était à peine rassise sous l'empire, que deux fois de suite le régime politique a été changé et toutes les institutions modifiées. Le progrès des voies de communication a appelé nos provinces, encore mal préparées par l'éducation, à venir voir dans Paris le type de la civilisation moderne auquel la France et l'Europe devaient tâcher de ressembler; et Paris, avec d'admirables grandeurs, avait bien des enseignements dangereux et des exemples corrupteurs. L'élan si rapide de l'industrie a amené une augmentation de salaire qui, féconde pour un grand nombre, a été périlleuse pour d'autres, en leur donnant la tentation de dépenser vite dans les plaisirs un argent facilement gagné. Voilà au milieu de quelles perturbations sociales notre siècle a eu à régénérer
�MORALITÉ EN FRANCE.
209
nos populations laborieuses. Et quel moyen a-t-il dû employer pour le faire? L'instruction, rien que l'instruction; mais telle est l'efficacité de ce grand élément moralisateur, quand il est appuyé sur l'idée religieuse, qu'il y a déjàeu beaucoup debien accompli et qu'on peut en attendre beaucoup encore. Il ne faudra pas oublier toutefois, pour juger l'œuvre, les difficultés qu'ellea eues à surmonter, et l'indulgence ne sera que de la justice.
§ II. — État moral en France.
Les écrivains qui ont étudié depuis quelques années la condition morale des ouvriers dans notre pays, M. Jules Simon, M. Louis Reybaud, M. Audiganne et quelques autres, sont d'accord pour attester une amélioration partout où l'enseignement a été développé. Il y a cependant encore des départements éloignés des voies de communication où l'ignorance domine et où se sont maintenues d'heureuses traditions de moralité; mais, pour toutes les parties de notre pays où le mouvement de la civilisation moderne s'est fait sentir, les habitudes morales n'ont pu se soutenir ou progresser qu'à la condition de beaucoup fortifier l'enseignement élémentaire et de raffermir les croyances religieuses. . L'ivrognerie a été un des fléaux les plus difficiles U
�210
DEUXIÈME PARTIE.
à déraciner. La génération nouvelle, mieux élevée, est heureusement moins portée que l'ancienne vers ce triste plaisir; mais depuis quelques années l'administration, dans un principe de liberté, a plusieurs fois levé les obstacles qui s'opposaient à la création de nouveaux cabarets. On a même reproché aux agents fiscaux de s'intéresser au développement d'un commerce qui assure des revenus au trésor. Quoi qu'il en soit, le nombre de ces établissements s'est beaucoup accru et il y a là une tentation permanente qu'il faut craindre surtout pour les campagnes. Les foires sont nombreuses, trop nombreuses même suivant les agriculteurs les plus éclairés. Chacune de ces réunions, sous prétexte d'achat ou de vente de bétail, est une occasion de visite à l'un de ces débits si répandus maintenant, où il est trop souvent d'usage d'entrer pour conclure une affaire. M. de Magnitot, dans son intéressant ouvrage de l'Assistance en -province, évalue à près de il millions de francs l'impôt que les habitants du seul département de la Nièvre payent annuellement à cette habitude de cabaret ou de café. L'expérience a montré partout que l'école fournit les meilleures armes contre le cabaret. La culture donnée à l'esprit tend à faire délaisser ce grossier plaisir en inspirant le goût des jouissances plus élevées. La proportion des naissances illégitimes est stationnaire à un chiffre qui n'a malheureusement pas
�MORALITÉ EN FRANCE.
211
baissé depuis 30 ou 40 ans, et qui appelle toute l'attention du moraliste. Sur environ 12 .1/2 enfants il y a un enfant naturel. Comme toujours, les villes fournissent le contingent principal de ces naissances hors mariage qui accusent un fâcheux relâchement des mœurs. Pour le combattre, le perfectionnement de l'éducation des filles est un des plus grands moyens d'influence. Dans plusieurs communes importantes, des écoles très-religieuses, tenues par des sœurs instruites, ont formé d'excellentes élèves que de pieuses associations ont soutenues jusqu'à leur mariage dans les meilleures habitudes morales. On ne saurait croire l'heureux effet de ces institutions sur l'état moral des jeunes filles, et-il est remarquable qu'il se soit même étendu sur les jeunes personnes ne faisant pas partie de ces associations, qui se sont trouvées encouragées par l'exemple. On a constaté par suite une grande diminution du nombre des fautes et un rapide progrès dans les mœurs de la population féminine. Il faut souhaiter que cet exemple se répande et fasse baisser le chiffre si regrettable qui s'inscrit tous les ans dans notre statistique. Il faut maintenant, pour mieux étudier cette situation morale dans ses rapports avec l'instruction, sortir des généralités, et parcourir rapidement quelques parties de notre pays, en cherchant surtout les classes laborieuses dans les centres industriels
�2(2
DEUXIÈME PARTIE.
où les transformations des mœurs ont pu être le plus sensibles. Les départements de la Seine-Intérieure et du Nord, qui occupent un rang si élevé dans l'industrie, auraient dû mériter d'être cités pour l'élan donné à l'instruction. Ils ne l'ont pas fait, et ils ont seulement, l'un le cinquante-quatrième rang, l'autre le cinquante-cinquième sur la carte intellectuelle de la France, dressée par le ministère de l'instruction publique. Ils ne sont pas non plus, au point de vue moral, à la place qu'ils devraient occuper. Nous verrons tout à l'heure d'heureuses exceptions; mais il y a encore à Rouen, à Elbeuf, à Louviers et aussi à Lille beaucoup trop d'ivrognerie et d'habitudes de débauche. A Rouen comme à Manchester, le travail du coton s'est présenté avec les difficultés qui lui sont propres, le mélange des sexes dans les filatures, le travail des enfants trèsjeunes et l'agglomération. L'ignorance n'est pas la seule cause du mal ; mais il aurait fallu combattre beaucoup plus énergiquement pour obtenir une réaction morale plus forte. Ce qui prouve qu'il ne faut pas imputer uniquement cette situation aux conditions nouvelles du travail des manufactures, c'est que dans les villes de Normandie ou du Nord, où existe encore l'industrie à domicile pour certains produits et où le peuple est resté ignorant, nous retrouvons le même goût du cabaret et du libertinage. C'est le cas de
�MORALITÉ EN FRANCE.
213
Fiers, de Laigle, de Saint-Quentin et d'Amiens. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu sur plusieurs points la lutte la plus honorable contre ces tendances. L'industrie, dans tous les pays, compte beaucoup de chefs éminents qui ont voulu le bien et l'ont cherché avec persévérance ; mais il n'y a pas eu jusqu'ici assez d'ensemble dans ces efforts pour en assurer le complet succès. D'autres villes ont été plus heureuses ; et, pour en citer une seule, je parlerai de Roubaix. Là l'instruction a été répandue à profusion et inspirée par l'esprit le plus religieux; il y a un enfant aux écoles par sept habitants; les écoles sont gratuites, universellement suivies, et donnent une excellente éducation. C'est en même temps une des villes de France où la moralité est la meilleure : « Les « mœurs sont bonnes à Roubaix, » dit M. Louis Reybaud, » les mariages y sont précoces. Sur une « population de 35,000 âmes, on n'y comptait, « en 1864, que 69 ménages irréguliers et 35 en« fants naturels; cette proportion est l'une des « plus réduites que l'on connaisse; elle dit assez « ce que sont les liens de famille et à quel point « la police de l'opinion s'exerce sur ceux qui y défi rogent par des habitudes notoires. » Le sentiment religieux préparé par l'éducation est très-fort à Roubaix; les ouvriers sont doux et rangés; ce n'est pas qu'ils échappent complètement au goût de la boisson, si fréquent dans le Nord. Il y a nombre
�214
DEUXIÈME PARTIE.
de cabarets, et on y consomme beaucoup le dimanche, mais sans que cette habitude de la population ait dégénéré en ivrognerie. Les ouvriers de Roubaix passent volontiers le dimanche à des jeux de boules, à des tirs; les sociétés chorales y sont goûtées; tous ces délassements honnêtes témoignent d'un excellent esprit moral, et montrent qu'on n'a pas prodigué en vain dans cette intéressante ville les bienfaits de l'éducation. Ce que je viens de dire de Roubaix pourrait s'appliquer à Sedan. La situation n'a cependant pas toujours été aussi bonne; mais les fabricants se sont tous unis pour obtenir le progrès, et ils y ont réussi. Les écoles à Sedan sont gratuites et très-suivies, l'instruction y est très-répandue; l'homme de trente ans qui ne sait pas lire est une exception rare. On est heureux de constater en même temps un grand sentiment religieux dans les classes laborieuses, les habitudes régulières, la vie de famille, et peu de penchant pour le cabaret. Les provinces de l'Est de la France sont celles qui tiennent le premier rang au point de vue du développemeut intellectuel. On est près de l'Allemagne, on a le même goût pour l'instruction. Les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Meurthe, de la Moselle, des Vosges, ont rivalisé d'efforts pour l'enseignement primaire; l'esprit des écoles est religieux. On est heureux de constater que c'est aussi la partie de la France citée le plus
�MORALITÉ EN FRANCE.
215
souvent pour les habitudes morales et les remarquables qualités de sa population. Je n'ai voulu que rappeler l'exemple de l'Alsace et de la Lorraine, sans croire nécessaire de m'étendre davantage sur leurs classes ouvrières, dont la réputation est faite. Lyon a aussi donné depuis longtemps tous ses soins à la question intellectuelle; il y a des écoles nombreuses, bien tenues, et religieuses. Cette bonne éducation n'a pas été stérile, et les habitants de cette grande ville peuvent être cités pour leur excellent esprit et leurs mœurs régulières. On a reproché quelquefois aux ouvriers en soie un esprit inquiet; mais on a trop oublié les cruelles vicissitudes auxquelles leur industrie a été exposée et la détresse dans laquelle les ont plongés souvent des chômages multipliés : « L'ouvrier de Lyon, dit M. Louis Reybaud, a des « goûts sédentaires; il aime la vie de famille, et ne « s'en laisse pas détourner par l'attrait des plaisirs « extérieurs. A peine a-t-il pu sur ses épargnes « acheter un ou deux métiers, qu'il cherche daus « sa classe même une compagne de son choix, ha« bile et laborieuse comme lui et pouvant le sup« pléer au besoin. Tout en veillant aux soins du « ménage, la femme préparera les soies, donnera « quelques coups de navette, maintiendra l'ordre « parmi les apprentis, hâtera la composition des « pièces, aura sa part de responsabilité. Dès lors, « pour l'ouvrier, tout se concentre dans la maison :
�216
DEUXIÈME PARTIE.
« pendant le jour, il ne s'en éloigne guère, et « quand le travail donne, on le retrouve à dix « heures du soir assis devant son métier. A-t-il des « moments libres et quelque argent à sa disposi« tion, il les emploie à orner son intérieur et à y « introduire quelques raffinements. L'atelier sera « blanchi et approprié, et la chambre contiguë « aura quelques meubles de plus, une glace, une « pendule, des estampes ; sur les murs un papier « neuf, même un tapis qui est le grand luxe de ces « ménages. Quand vient le dimanche, la transfor« mation est complète : des habits de ville ont rem« placé la blouse et la casquette de l'atelier; hom« mes et femmes se confondent par le costume avec « les classes bourgeoises ; les toilettes touchent « presque à l'élégance. Sur ce point, il y a excès, « et la dépense n'est pas constamment tenue au « niveau des ressources; mais c'est le défaut do« minant de l'ouvrier de Lyon, il veut s'élever, « il veut faire bonne figure. Aussi ne va-t-il pas « au cabaret; c'est dans les cafés qu'il s'installe, « et surtout dans les cafés chantants, où la musique « est l'accompagnement des consommations. Cherce che-t- il des jouissances plus grandes? Il s'établit, « longtemps avant l'ouverture, devant le guichet « des théâtres, afin d'avoir des places de choix. Et « il n'est pas seul à se donner ces divertissements; « il a sa femme avec lui, quelquefois ses enfants ; « c'est une partie de famille. La soirée finie, une
�MORALITÉ EN FRANCE.
217
« petite brèche a été faite à la bourse commune; « n'importe ! on a vu l'opéra ou le vaudeville nou« veau ; le souvenir en restera pour défrayer les « veillées de l'atelier, et on n'en aura que plus de « cœur à l'ouvrage. » Ce n'est pas là un portrait embelli à plaisir, un peu d'imprévoyance est indiqué. En poussant plus loin cette étude, nous trouverions bien quelques ombres à ajouter au tableau; les jeunes filles qui travaillent dans les ateliers sont exposées à des tentations auxquelles quelques-unes succombent; les apprentis conliés aux patrons ne sont pas toujours paternellement surveillés comme il le faudrait; mais on ne doit s'attendre à voir reproduit dans aucune société ouvrière cet idéal de sollicitude chez les parents et-les patrons, de respect chez les jeunes gens, et d'habitudes parfaitement morales et vertueuses que quelques imaginations aiment à se représenter. Il faut être satisfait quand on rencontre une situation moins irréprochable, mais encore très-supérieure à la moyenne comme est celle de la population lyonnaise, et demander de nouveaux progrès à l'éducation, qui peut et doit encore s'améliorer dans le département du Rhône. Le département de la Seine n'occupe que le treizième rang sur la carte intellectuelle de la France. Il y a cependant beaucoup d'écoles, la plupart trèshabilement tenues; nombre d'enfants en sortent très-complétement instruits et deviennent plus tard
�2f8
DEUXIÈME PARTIE.
l'honneur des classes laborieuses. Paris est un des points du monde où l'on voit le plus souvent des ouvriers s'élever au rang de patrons par leur intelligence que l'instruction a développée, et parleurs remarquables qualités morales. Mais, comme dans toutes les très-grandes villes, un certain nombre de familles indolentes ou malheureuses n'attachent pas à l'instruction de leurs enfants l'importance qu'elle mérite. En outre, il vient de quelques provinces à Paris tout un contingent jeune, vigoureux et préparé aux plus rudes travaux, mais ignorant, dont l'influence se fait sentir dans les chiffres représentant la moyenne de l'instruction chez les adultes. Les catéchismes sont faits dans les églises avec des soins et une habileté auxquels il faut rendre hommage. Mais bien des enfants n'y assistent que pendant un temps trop court, et le gamin de Paris ne fréquente guère les catéchismes de persévérance. Quoi qu'il en soit, c'est beaucoup moins à cette insuffisance de l'instruction qu'aux conditions exceptionnelles d'une agglomération telle que Paris, qu'il faut attribuer le désordre moral qui existe encore dans quelques parties de la classe laborieuse et qui contraste avec les bonnes habitudes d'un nombre heureusement supérieur de familles ouvrières. C'est à Paris qu'affluent les déclassés de toute la France, c'est là que se réfugient les jeunes filles qu'une faute chasse de la famille, c'est là surtout que le luxe et la pauvreté se coudoient,
�MORALITÉ EN FRANCE.
219
contraste frappant dans toutes les villes, mais périlleux à Paris peut-être plus que partout ailleurs. L'existence dissipée des jeunes gens riches qui y accourent de tous les points du monde, est un exemple qui, de proche en proche, s'étend jusque dans les familles pauvres. Ces fâcheuses influences nese sont heureusement exercées que sur une faible minorité de la population laborieuse ; et si quelquefois les chiffres tendent à prouver une plus grande diffusion du mal, comme par exemple le chiffre élevé des naissances illégitimes, il ne faut pas oublier combien d'enfants naissent à Paris de filles-mères arrivées de la province et combien de ménages irréguliers d'ouvriers étrangers ne se légitiment pas par le mariage dans la crainte des formalités à remplir, combien d'ouvriers nomades se mêlent toujours à la population parisienne, livrés d'avance plus que les ouvriers sédentaires aux dangers des unions passagères. Il faut donc dé-charger la vraie population ouvrière de Paris d'une partie des faits qui s'accomplissent dans son sein. Il faut surtout s'abstenir de reporter, comme l'ont fait certains esprits chagrins, sur les progrès de l'instruction la responsabilité des fautes commises. Ce qui est seulement à craindre pour Paris, c'est la demi-instruction, cet état de l'esprit ouvert à toutes les aspirations, mais mal préparé à se défendre contre les écarts et la contagion morale. C'est parmi ces jeunes gens et ces jeunes filles
�220
DEUXIÈME PARTIE.
n'ayant fait qu'un commencement d'études et n'ayant conservé de l'enseignement religieux que des impressions fugitives, que le vice précoce et l'esprit de désordre font le plus de victimes.
�CHAPITRE XI
L'INSTRUCTION ET LA MORALITÉ
DANS LEURS RAPPORTS AVEC L'ESPRIT POLITIQUE El AVEC LES QUESTIONS DE SALAIRE,
Je ne crois pas devoir clore cette étude de la moralité sans dire un mot de l'esprit politique des classes laborieuses. Il ne suffit pas, en effet, qu'elles s'élèvent dans le sentiment de la ^dignité humaine en repoussant loin d'elles les fléaux du désordre et de l'ivrognerie, il ne suffit pas que le goût de la vie de famille se développe et qu'elles y trouvent les plus sûrs éléments de bonheur ; notre siècle leur impose un autre grand devoir social. Le temps est passé où les gouvernements n'avaient à leur demander que l'obéissance, le respect pour les autorités établies, et se chargeaient eux-mêmes dérégler tous leurs intérêts. Tous les peuples de l'Europe ont été appelés un peu prématurément, eu égard à leur instruction, à participer à l'administration de leur pays. Ils seront dignes d'exercer ce droit nouveau s'ils sont éclairés, et si un esprit de justice, de patience et de conciliation les inspire. Mais si
�222
DEUXIÈME PARTIE.
l'ignorance devait subsister et si des passions envieuses venaient à se mêler aux légitimes aspirations libérales, il faudrait craindre que l'ère des révolutions ne fût pas encore fermée. En France, plus que partout ailleurs, l'instruction générale est devenue nécessaire pour l'exercice intelligent et réfléchi du droit politique, car tous les citoyens ont été appelés à participer au suffrage universel; cette fonction qui les élève les oblige impérieusement à savoir lire et écrire, et il semble que la loi qui a généralisé ce droit d'élection aurait pu avoir pour corollaire l'enseignement obligatoire. Il faut donc que tout homme qui va au scrutin puisse écrire lui-même, s'il le veut, le nom de son candidat, et surtout ne reçoive pas aveuglément un bulletin qu'il ne peut lire d'un des partis en présence. Mais ce n'est pas assez, il faut qu'il se soil assez intéressé aux affaires de sa commune, de son canton et de tout le pays auquel il appartient pour pouvoir juger quel est le véritable intérêt général dans l'élection à laquelle il participe, et se prononcer avec intelligence entre les conseils contraires qui lui affluent au moment du vote. Nous sommes loin encore d'une telle situation, et c'est ce qui avait fait l'opposition de la plupart des esprits libéraux au suffrage universel, qui exige cette diffusion des lumières pour être loyalement et intelligemment exercé.
�L'INSTRUCTION ET LA MORALITÉ.
'223
C'est d'ailleurs dans la famille et plus tard à l'école que se contractent ces impressions premières de l'esprit qui réagissent sur toute la vie et préparent l'homme politique en môme temps que l'homme moral. Que les principes d'autorité aient été enseignés par la famille et que l'enfant ait appris à ne les séparer jamais de la justice et de l'honneur; qu'il ait continué cet apprentissage de la vie sous un maître digne de sa mission, il y aura alors bien moins à craindre pour l'avenir. On aura prévenu ces aspirations malsaines vers l'indépendance qui détruisent le respect de toute organisation établie et qui entravent les progrès de la liberté en ramenant sans cesse la crainte des révolutions. Les problèmes sociaux, qui sont à notre époque tout remplis de dangers, n'ont pas non plus de solution possible sans une grande prudence chez les ouvriers comme chez les patrons. Les désordres qui accompagnent trop souvent les grèves on t presque toujours pour cause l'ignorance et les mauvaises passions. Les ouvriers plus instruits seront, il est vrai, amenés à discuter plus souvent les tarifs qui leur seront proposés, mais le danger n'est pas dans cette application légitime du principe de liberté. Il faut plutôt craindre ces sourdes agitations qui se propagent sans motifs parmi les ouvriers peu éclairés, ce mécontement qui leur vient, non d'eux-mêmes, mais d'un meneur sous l'empire duquel les place leur ignorance, ces préjugés habilement exploités
�224
DEUXIÈME PARTIE.
et dont l'éducation fait justice, ces fâcheuses violences que condamnent les bons ouvriers et qui ont donné un regrettable caractère à toutes les grèves quand elles se sont accomplies dans des populations peu instruites. Dans les centres éclairés et moraux, ces coalitions ont pu rester calmes et dignes, et elles se sont terminées sans troubles. Elles deviendront même moins fréquentes, et avec le progrès de l'instruction les ouvriers arriveront à substituer de libres et loyales discussions de salaires et de tarifs à d'inutiles et ruineux chômages. L'Angleterre a montré jusqu'ici un bon esprit politique qu'on a attribué à des causes diverses, aux qualités de la race anglo-saxonne, au patronage éclairé de l'aristocratie et aux institutions mêmes du pays. Mais jusqu'à présent les classes laborieuses n'ont pas eu à intervenir dans les affaires de l'État, et c'est surtout leur sagesse, leur patience et leur modération dans l'exercice de leur liberté qui ont pu mériter les éloges. Si elles sont appelées dans l'avenir à un rôle plus considérable, elles ne pourront le remplir, comme la France, qu'à la condition d'une éducation complète et générale. En attendant une plus grande extension des droits politiques, les ouvriers anglais ont été souvent, déjà trop souvent, amenés à s'occuper des questions de salaires, et les grèves sont devenues par leur nombre, leur étendue et leur durée une
�L'INSTRUCTION ET LA MORALITÉ.
22.'i
des plaies de l'industrie anglaise. Si le principe même de la discussion des tarifs par les moyens légitimes a droit au respect, l'abus des coalitions est profondément regrettable pour les ouvriers, pour le patron et pour le pays tout entier. Il est impossible qu'il n'y ait pas encore dans ces chômages prolongés et dans les désordres qui les accompagnent le résultat d'une éducation très-incomplète chez les uns, d'une fâcheuse ignorance chez d'autres, d'un réel aveuglement chez tous. On peut déjà citer des districts industriels où le progrès des écoles a réagi sur les habitudes, et où, à la suite d'une éducation meilleure, est venu le dégoût de ces stériles discussions. Les ouvriers, plus éclairés, ne se sont plus souciés des grèves et ont réussi à régler à l'amiable tous leurs différends avec leurs patrons. Ces agitations de salaires sont peu répandues en Allemagne, où les rapports des ouvriers et des patrons ont été jusqu'ici faciles, malgré le taux relativement modéré de la main-d'œuvre. Les discussions sont rares et généralement empreintes d'un bon esprit. M. Louis Reybaud raconte une grève très-courte qui a eu lieu à Crefeld, et qui ,n'a occasionné aucun désordre. Elle s'est conduite, dit-il, avec tant de calme et de bonhomie ! Les mœurs politiques présentent un caractère semblable, et, même en faisant la part de l'agita15
�226
. DEUXIÈME PARTIE.
tion qui a suivi 1848, il est impossible de trouver des populations qui aient mieux résisté à toutes les passions violentes du dehors et à tous les entraînements, et aient montré autant de patience dans les difficultés, autant d'aptitude à remplir les devoirs politiques. Ce peuple mérite d'être appelé à les exercer plus complètement et à occuper parmi les nations dotées d'une sage liberté le rang qu'il occupe dans l'instruction. La réputation de la nation suisse, au point de vue de l'esprit politique, est faite. On sait aussi tout ce que l'instruction, si générale dans ce peuple, a ajouté de force à la liberté. L'administration de la commune par elle-même, et cette organisation si curieuse dans laquelle le canton et la confédération interviennent si peu, ne pourraient fonctionner de nos jours avec un peuple ignorant. L'éducation donnée à tous a préparé la vraie égalité. LesSuissesont montré dans les crises industrielles une remarquable sagesse. Il a fallu alors demander de grandes réductions de salaires aux ouvriers. « Ils s'y résignaient, dit M. Louis Reybaud, plutôt « que de demeurer oisifs, et attendaient leur re« vanche à la reprise du travail. Point de mur« mures ni de plaintes: en hommes sensés, ils fai« saient la part des circonstances, et comprenaient « que les fabricants ne pouvaient tenir les mé« tiers occupés quand les étoffes ne donnaient que
�L'INSTRUCTION ET LA MORALITÉ.
227
« « « « « « « « «
de la perte. Au lieu de les accuser, ils leur sayaient gré des efforts qu'ils faisaient pour leur conserver un reste d'activité. Les peuples que la liberté favorise , et qui se montrent dignes d'elle, arrivent sans efforts à des sentiments de justice et de modération ; dans le respect d'euxmômes il puisent le respect des autres, et, quand ils souffrent, ils ne se trompent ni sur les causes du mal ni sur la nature de la responsabilité. » En continuant cette étude, nous trouverions en Belgique, en Hollande et ailleurs les mêmes vertus politiques associées au progrès de l'éducation ; nous verrions au contraire les pays où l'instruction a été négligée, tels que l'Italie et l'Espagne, soumis à de fréquentes révolutions. Ici encore il serait injuste de tout rapporter à ces progrès de l'enseignement ; il y a des différences incontestables entre les races du Nord et celles du Midi; il y a l'influence des institutions, celle des gouvernements et des classes dirigeantes; mais il faut faire une grande part aux lumières, et conclure, avec l'expérience de tous les pays, que les peuples éclairés sont plus aptes à remplir dignement leurs devoirs politiques.
�TROISIÈME PARTIE
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION ET DE LA MORALITÉ
SUR LE BIEN-ÊTRE.
CHAPITRE PREMIER
SITUATION GÉNÉRALE.
Le bien-être s'est développé en Europe depuis le commencement de notre siècle ; toutes les statistiques en font foi, et les esprits les plus divisés sur d'autres questions, sont généralement d'accord sur ce point. Le premier signe de cet accroissement du bienêtre est le changement survenu dans la durée moyenne de la vie. Il y a 60 ans, cette durée moyenne était en France de 31 ans 1 /2. Elle est aujourd'hui de 37 ans 1/2. On a donc gagné 6 ans, et ce résultat est énorme au bout d'une si courte période. Il ne peut malheureusement être généralisé
�230
TROISIÈME PARTIE.
et étendu à toute l'Europe; car, s'il y a eu des pays comme la Belgique et la Suède qui ont fait de grands progrès quant à la diminution relative de la mortalité, il y en a d'autres où par des causes diverses le chiffre est demeuré stationnaire. Cependant, dans ces pays comme en France, d'autres signes de bien-être révèlent une incontestable amélioration. Il est certain que partout on se nourrit mieux. La viande et le vin sont entrés dans la consommation générale. Les denrées de première nécessité sont abondantes dans tous les pays, et si l'on excepte une très-petite proportion de familles indigentes, on peut dire qu'il n'est pas de ménage dans les classes laborieuses dont la subsistance ne soit assurée. Les logements se sont beaucoup perfectionnés ; la population est aussi mieux vêtue. Elle a à sa disposition pour le chauffage, l'éclairage et les mille besoins de la vie, des ressources qui étaient inconnues au siècle dernier. La principale cause de ce progrès est le développement de la fortune publique par les grandes inventions modernes et par l'essor qu'a pris le commerce. Les découvertes comme celle de la houille ont enrichi le monde entier, et chaque famille en a profité pour sa petite part. Les nouvelles voies de communication n'ont pas eu une action moins féconde, chacun s'est ressenti de la facilité et de l'économie qu'elles ont assurées aux transports.
�SITUATION GÉNÉRALE.
231
Certaines transformations des lois commerciales ont aussi "profité au bien-être de tous, déjà favorisé dans son développement par la longue paix dont l'Europe a joui pendant près de 40 ans. Yoilà de puissantes causes qui n'ont avec l'instruction et la moralité que des rapports bien éloignés ; c'est cependant dans les pays les plus éclairés que ces grands changements matériels ont été le plus vite adoptés et sont le plus tôt entrés dans la vie des peuples. Mais l'éducation et le progrès des mœurs ont eu des conséquences plus directes, et qui, malgré leur caractère plus modeste, n'en ont pas moins eu une utile réaction sur le bienêtre. Je veux parler de ces institutions de prér voyance, qui tantôt sous la forme de caisses d'épargne, tantôt sous celle de caisses de secours ou de retraites, tantôt avec les noms nouveaux d'associations coopératives et de banques populaires, ont encouragé l'économie, ont paré aux funestes suites qu'entraînaient fatalement les maladies et les chômages et ont ouvert aux populations laborieuses une ère nouvelle d'indépendance et de dignité. C'est aussi le progrès intellectuel et moral qui a permis à certains peuples de devancer leurs concurrents dans la grande industrie et de s'assurer par la priorité du succès des débouchés faciles et un actif commerce. Il y a eu là un puissant élément de richesses dont les classes laborieuses ont eu leur bonne part. Le progrès agricole si nécessaire
�232
. TROISIÈME PARTIE.
de nos jours, a aussi, nous le verrons, d'intimes rapports avec la diffusion des lumières et les bonnes habitudes de la population. Enfin l'enseignement s'est chargé de faire une guerre opiniâtre au désordre ét à la dépense, ces mortels ennemis du bien-être, en rappelant l'ouvrier à des aspirations élevées, en lui faisant préférer au cabaretla lecture ou le cours du soir; en apprenant à la femme à bien tenir son intérieur, à calculer, à tirer parti de tout, et à substituer la vigilance de la ménagère à cette oisiveté stérile et dangereuse dans laquelle se passait autrefois sa vie. Je ne crois pas nécessaire de m'arrêter davantage sur ces idées générales, elle vont reparaître avec plus de détails dans l'étude du bien-être des différents peuples et de la France, dans l'examen de l'influence exercée par le développement industriel et agricole sur la prospérté des peuples modernes.
�CHAPITRE II
ALLEMAGNE ET AUTRES PAYS.
Le bien-être est assez grand dans l'Allemagne du Nord, quoique les salaires n'y soient pas jusqu'ici fort élevés. Les habitudes morales et religieuses qui y régnent, en retenant l'ouvrier et le paysan à son foyer domestique, écartent la tentation des dépenses inutiles, et le goût de la propriété est un actif stimulant d'économie. Souvent la vie agricole est alliée à la vie industrielle, dans la Prusse rhénane spécialement. M. Louis Reybaud indique l'avantage qui en est résulté pour le bien-être à Viersen et dans toutes les autres villes allemandes où les métiers ont pu s'établir à la campagne à côté d'une petite culture. J'ai visité moi-même avec un grand intérêt les environs de Dusseldorf et ces centres métallurgiques si intéressants de Ruhrort, de Dortmund et d'Essen. Là il n'y avait guère place que pour.la vie industrielle : car le travail des forges laisse peu de
�234
TROISIÈME PARTIE.
loisirs et permet difficilement qu'on s'occupe d'agriculture. Il y avait partout l'indice d'un grand bien-être; le taux des salaires était cependant modéré; mais la vie était à bon marché, et les ouvriers avaient généralement des habitudes de sobriété et d'économie; les ménages en avaient profité, et, tout en restant modestes, respiraient l'aisance. De grands efforts ont d'ailleurs été tentés pour améliorer la situation des classes laborieuses, et ces efforts ont réussi parce qu'ils ont été fondés sur l'éducation et sur la moralité. Les économistes qui se sont occupés des associations coopératives ont unanimement constaté que leur succès avait principalement tenu aux qualités morales des associés. Les heureux résultats du mouvement d'association en Allemagne témoignent donc des dispositions favorables qu'un enseignement solide et religieux avait cultivées dans les populations. M. Audiganne, dans son estimable ouvrage, les Ouvriers d'à présent, indique qu'en 1864, d'après M. Schultze-Delitsch, le nombre des associations ouvrières était de 1,130, dont 700 sociétés d'avances et de crédit, 250 de production, 200 de consommation. Le chiffre de leurs opérations était de 150 millions de francs et le capital roulant 50 millions, sur lesquels le crédit avait fourni 40 millions contre 10 millions appartenant au fonds social. Et cependant ces institutions ne datent que de
�ALLEMAGNE ET AUTRES PAYS.
235
1850, et avaient rencontré des obstacles clans les restrictions apportées à la liberté du travail par les corporations. Les banques de crédit allemandes, fondées par M. Schultze-Delitsch, et qui ne comptent que des ouvriers, ont constitué avec une cotisation mensuelle de 25 centimes, une force financière de premier ordre. Elles ont prêté aux associés en 1863 plus de 126 millions de francs. Elles sont aujourd'hui répandues dans toute l'Allemagne du Nord, rendent des services incontestés, et prouvent ce que peut l'initiative populaire, basée sur l'éducation et sur la moralité Je n'ai pas la prétention de résumer dans le succès du mouvement coopératif le progrès du bien-être de la Prusse; mais j'ai voulu surtout citer un exemple qui fait ressortir mieux que d'autres, peut-être, toute l'importance des connaissances premières sans lesquelles cette grande œuvre populaire aurait été si complètement impossible. On est porté à se demander comment se concilient les habitudes d'émigration avec l'état assez favorable du bien-être de l'Allemagne. C'est presque uniquement la population rurale qui a fourni ces émigrants. Les familles sont nombreuses, les propriétés à vendre sont rares, et très-souvent de jeunes cultivateurs se sont expatriés, non comme dans d'autres pays, par suite d'une situation misérable, mais pour trouver au delà des mers une
�236
TROISIÈME PARTIE.
condition meilleure. Beaucoup d'entre eux emportent un certain capital, et peuvent devenir petits propriétaires à leur arrivée en Amérique. On sait le succès très-remarquable de la plupart des colonies allemandes. L'émigration ainsi pratiquée n'est donc pas un argument à invoquer contre l'état du bien-être; elle prouve seulement que les salaires ne sont pas élevés et que les bras abondent. Elle apporte en même temps, par son excellente organisation et ses bons résultats, un nouveau témoignage en faveur de l'intelligence de la population. La Suisse arrive aussi sans salaires très-élevés à un assez grand bien-être. Les excellentes habitudes d'ordre et d'économie qui régnent parmi les ouvriers ont permis à beaucoup d'entre eux de faire de petites épargnes dans les moments de prospérité, et peu à peu de se rendre acquéreurs de leur habitation et du petit champ contigu. Dans les industries qui ont conservé le travail à domicile, ils sont généralement propriétaires de leurs métiers. — A Zurich presque tous les ouvriers ont des livrets à la caisse d'épargne ou à des caisses spéciales encouragées par les fabricants. La moyenne des dépôts à la caisse d'épargne est de 27 francs par habitant : elle est de 47 francs à Bâle. L'habitation à la campagne autour des centres manufacturiers s'est maintenue, et elle a aidé à la vie à bon marché. Les hommes sont vigoureux et bien portants, quoiqu'ils mangent peu de viande et
�ALLEMAGNE ET AUTRES PAYS.
237
que la journée de travail soit longue. Une existence régulière, la résidence si saine à la campagne, l'organisation des études, qui en se prolongeant tard dans l'enfance a prévenu les excès du séjour prématuré dans les manufactures, les exercices physiques que les écoles ont sagement mêlés à l'éducation et dont le goût a subsisté chez les jeunes gens et chez les hommes faits, la faiblesse des taxes facilitée parlerégime des communes s'administrant elles-mêmes, enfin des goûts simples chez les patrons comme chez les ouvriers, tels sont les moyens que la Suisse a employés avec succès pour assurer, malgré une main-d'œuvre basse, le bien-être de son intelligente population. Je ne m'arrêterai pas longtemps à la Belgique et à la Hollande. En Belgique il n'y a pas d'ailleurs de faits bien saillants à noter. La population est économe, généralement sobre ; le taux de la maind'œuvre est en moyenne supérieur à celui de la Suisse, inférieur à celui de la France. Il correspond à un état moyen de bien-être, un peu moindre dans quelques parties de la population chez lesquelles on trouve encore l'ignorance et des habitudes grossières, plus grand au contraire chez tous les ouvriers d'élite heureusement en grand nombre dans l'industrie belge. La Hollande, moins favorisée par la nature que la Belgique, doit aux qualités de ses habitants la prospérité dont elle jouit. Son sol a été en grande
�238
TROISIÈME PARTIE.
partie conquis sur l'eau, son agriculture ne s'est soutenue et n'a prospéré que par l'habileté de ses cultivateurs. Elle exporte aujourd'hui de son petit territoire pour plus de 100 millions de produits agricoles. Elle a plusieurs industries florissantes, notamment la construction des navires et la taille des diamants, pour laquelle la ville d'Amsterdam n'a pas de rivale en Europe. Son commerce, soumis à une si vive concurrence de la part de l'Angleterre, a continué à se développer, et l'excellente direction donnée à ses colonies n'a pas cessé de les maintenir dans une prospérité croissante. Toutes les cultures nouvelles ont été encouragées dans ces possessions lointaines avec une rare intelligence, et la marine néerlandaise y a trouvé un élément de transports et de profits. La population a secondé tous ces progrès par son esprit éclairé, et elle a été récompensée par un bien-être général qui frappe tous les voyageurs et leur laisse la plus sympathique impression. Nulle part on ne trouve des ameublements plus soignés, malgré leur simplicité, que dans les modestes ménages de la Hollande : on y sent des habitudes d'ordre et d'économie, un peuple instruit et heureux. Le bien-être en Angleterre présente les anomalies qui nous ont déjà frappé dans l'étude de l'instruction et de la moralité. Ici encore il faut dire qu'il n'y a nulle part, sinon peut-être aux États-Unis, des ouvriers aussi heureux, aussi confortablement
�ALLEMAGNE ET AUTRES PAYS.
23!)
pourvus de tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie que certains ouvriers anglais ; il n'y a pas non plus un pays où l'on trouve un paupérisme plus affligeant et une plus regrettable situation des classes laborieuses. A quoi tiennent des contrastes si étranges? Il faut sans doute les rapporter à des causes très-diverses. Mais la principale tient à la différence qui existe dans la culture intellectuelle et morale; c'est dans les classes ignorantes et livrées au désordre que se trouvent en même temps les plus grandes misères anglaises; et partout, au contraire, où on a pu constater des progrès dans l'instruction des classes laborieuses et d'heureux changements dans les habitudes, on a vu le bienêtre suivre la marche ascendante. Si je ne craignais de trop prolonger cette étude, je reprendrais les exemples déjà cités : je montre-, rais dans le Staflbrdshire, dans le comté de Durham, dans le Lancashire la gêne suivant l'imprévoyance, la famille mal logée, mal vêtue, mal nourrie parce que l'immoralité de son chef lui fait consacrer à des dépenses dégradantes une partie de son salaire. Mais je ne veux pas recommencer le tableau si attristant des habitations ouvrières dans les grandes villes anglaises, des work-houses, et de la pénible condition à laquelle sont réduites des familles malheureusement trop nombreuses ; des écrits éloquents ont suffisamment fait connaître ces plaies de l'Angleterre. J'aime mieux parler du
�■
540
TROISIÈME PARTIE.
spectacle que m'a présenté l'intérieur d'ouvriers instruits et rangés. J'ai vu souvent, par exemple dans le Yorkshire, des habitations de familles laborieuses qui me rappelaient, malgré la simplicité de l'ameublement, les ménages des classes bourgeoises. Au rez-de-chaussée était la pièce commune servant de parloir et de salle à manger; tout y respirait un honnête confortable. Les publications à bon marché si répandues en Angleterre, et même le dernier ouvrage en vogue, se trouvaient sur la table, attestant des goûts intellectuels et l'habitude de passer la soirée à lire à la maison. Les garçons et les filles avaient au premier étage leurs chambres séparées de celle des parents; partout on retrouvait des indices de moralité et d'aisance. J'ai vu aussi des intérieurs tout différents, mais j'ai voulu marquer par cet exemple heureusement fréquent en Angleterre l'état de la portion éclairée des classes ouvrières. Il n'y a pas de pays où l'imprévoyance soit plus grande et où on rencontre plus l'oubli du lendemain. Il n'y en a pas non plus où les institutions destinées à favoriser l'économie soient mieux appréciées de tous les ouvriers intelligents. C'est le pays classique des caisses d'épargne, et on sait les bons résultats qu'a produits leur diffusion sur tous les points du territoire. Cette idée si simple de les joindre aux bureaux de poste s'est prêtée à merveille au développement de l'institution. C'est un puissant auxiliaire de l'économie
�ALLEMAGNE ET AUTRES PAYS.
241
<|uc cette facilité de versements quotidiens pour de petites sommes. Toutes les autres institutions de prévoyance ont également réussi partout où elles ont rencontré des populations instruites et morales. C'est ainsi que dans le sud du Pays de Galles où régnent de si lieureuses habitudes d'économie, où le goût des habitations confortables est en même temps si répandu, une société de crédit établie à Swansea pour aider à la construction a reçu dans une seule année 30,000 liv. sterl. pendant que la caisse d'épargne de la même ville recevait environ 32,000 liv. sterl. Je ne veux pas essayer de refaire, après les belles pages de M. Jules Simon, l'histoire si pleine d'enseignements des Equitables Pionniers de Rochdale, cette grande institution humanitaire, qui, commencée dans une petite boutique, avec un capital de 28 liv. sterl., fonctionne aujourd'hui avec un capital de 16,000 liv. sterl. et fait annuellement pour plus de 80,000 liv. sterl. d'affaires. Le succès des associations coopératives n'a pas été partout aussi éclatant, mais leur développement continu appelle toute attention comme toute sympathie. Il s'en dégage en même temps une loi, c'est que ces institutions qui relèvent la dignité des ouvriers et peuvent beaucoup pour leur bien-être, exigent comme première et impérieuse condition l'instruction et les habitudes morales. L'association ressemble à ces arbres d'une végétation puis1G
�242
TROISIÈME PARTIE.
saute, mais d'une nature délicate, qui ont besoin pour grandir d'un sol convenablement préparé. Ce n'est pas au milieu des populations industrielles de Glasgow, livrées à l'ivrognerie, qu'on pourrait chercher à faire réussir ces grandes institutions humanitaires, tant que l'éducation ne les aura pas transformées. Les habitations ouvrières qui entourent les manufactures témoignent en général d'une situation misérable des classes laborieuses. Je me rappelle encore avec peine l'impression que j'ai ressentie à Monkland, près de Glasgow, en voyant les logements des ouvriers, l'absence de propreté et de soin et tous les signes du malaise dans des familles qui reçoivent cependant des salaires assez élevés. Je venais d'Édimbourg, ce grand centre intellectuel où tout est fait pour captiver le visiteur, l'aspect admirable des environs, les souvenirs du passé et les vives lumières de ce vieux foyer de civilisation; j'avais parcouru ensuite les belles campagnes de l'Ecosse : enlin j'avais vu, dans les riches quartiers de Glasgow, les habitations somptueuses des négociants groupées autour du parc pittoresque dessiné par Paxton. Je n'oublierai jamais le contraste désolant que m'offrirent les rues populeuses de Glasgow et la triste apparence des villages situés près des usines. J'avais peine alors à m'expliquer cette douloureuse situation, et je me demandais comment cette population si favorisée par la nature, toujours si bien
�ALLEMAGNE ET AUTRES PAYS.
243
pourvue de travail, grâce aux admirables conditions que la Providence semble y avoir préparées pour l'industrie, reste dans un état d'abaissement qui ne se rencontre d'ordinaire que dans les pays les plus arriérés et les plus pauvres. Je n'avais pas pénétré encore dans les détails de l'organisation de l'enseignement à Glasgow, je ne pouvais croire que tant d'opulence commerciale couvrît une telle incurie dans une question aussi capitale. Mais après avoir lu les rapports officiels de l'enquête de 1866, dont j'ai cité plus haut quelques extraits, la lumière s'est faite dans mon esprit. J'ai mieux compris alors que tous les éléments de prospérité matérielle ne suffisent pas à un pays, si l'éducation est complètement négligée, et que le développement de l'industrie devient un péril de plus quand elle emploie des populations dépourvues de toute culture intellectuelle et ne pouvant opposer le secours d'aucune préparation morale aux tentations du vice qu'accompagne bientôt la misère.
�CHAPITRE III
BIEN-ÊTRE EN FRANCE.
En France, partout où l'éducation a porté ses fruits, où la moralité a progressé, on a vu en même temps le bien-être s'accroître. L'ouvrier, plus instruit, a pu mieux tirer parti de son intelligence; plus rangé, il a évité les chômages inutiles, il s'est éloigné des distractions coûteuses et s'est plu dans son intérieur. L'alimentation est incontestablement meilleure en France qu'il y a trente ans. Des salaires plus élevés ont permis aux ouvriers de mieux se nourrir ; dans beaucoup de professions il est arrivé que ce supplément de dépenses n'a pas été inutile, et que l'homme, fortifié par une nourriture substantielle, a pu produire davantage. On sait qu'au début de la construction des chemins de fer en France, on remarquait la supériorité de travail d'ouvriers venus d'Angleterre, et qui continuaient en France leur habitude de manger de la viande. Les Français se nourrissaient beaucoup plus mal et faisaient
�BIEN-ÊTRE EN FRANCE.
245
moins d'ouvrage ; mais ils arrivèrent peu à peu à imiter les Anglais, et, en suivant la même méthode alimentaire, ils égalèrent leur puissance de travail. Ce qui s'est passé en petit dans ces chantiers, s'est reproduit en grand dans toute la France, et le rendement des ouvriers s'est accru partout. Cette transformation ne s'est cependant pas faite facilement, surtout dans les campagnes où règne un si grand esprit de routine. J'ai eu personnellement l'exemple de toutes les difficultés qu'on éprouve en voulant accoutumer à de rudes travaux industriels des hommes habitués à vivre de peu dans leur village et à fournir un faible labeur. On avait beau leur offrir des prix de journées élevés pour peu qu'ils voulussent augmenter leur tâche ; la mauvaise nourriture qu'ils prenaient ne leur permettait pas de développer plus de force, et le temps seul a pu les amener à améliorer leur alimentation. Ce changement, qui s'est produit déjà dans beaucoup de centres industriels, a développé le bien-être des familles ouvrières ; mais il n'est pas encore complet. Il a fallu des populations éclairées pour comprendre l'avantage de cette modification du régime, et de bonnes habitudes morales pour empêcher que les suppléments de salaires ne fussent dépensés au cabaret. Ces conditions étaient aussi nécessaires pour substituer à l'ancien travail à la journée le travail
�246
TROISIÈME PARTIE.
à l'entreprise, qui relève la situation des ouvriers en offrant une prime à leur intelligence et à leur habileté. La défiance est le plus sérieux obstacle à ce progrès. Pourquoi, dit le plus grand nombre, faire des efforts dans le but d'obtenir une plus forte production qui amènera le patron à réduire les tarifs? C'est là toujours l'argument des esprits arriérés. Un peu plus de réflexion et d'intelligence aurait pu faire comprendre que le patron n'a pas l'intérêt qu'on lui prête; car s'il vient à décourager ceux qui travaillent pour lui, il tarira bien vite la source de l'activité et du progrès. Les tarifs éprouveront peut-être une certaine baisse ; mais ils seront toujours calculés de manière à donner aux ouvriers une prime d'activité. Cette baisse partielle ne sera même pas complètement perdue pour la population, car elle aura permis à l'industrie de lutter avec plus de vigueur contre la concurrence, et d'assurer un travail constant aux ouvriers. Les préjugés ont empêché longtemps le nouveau système de triompher. Il a fini cependant par conquérir l'assentiment de presque tous les ouvriers instruits et rangés, et aujourd'hui, quand on leur offre de travailler à la journée, il semble qu'on les traite mal, et qu'on les empêche de profiter de l'habileté et de l'expérience qu'ils ont acquises. Certaines industries n'ont pu appliquer le travail à l'entreprise, soit qu'elles aient craint d'avoir ainsi moins de perfection dans les produits, soit qu'il y
�BIEN-ÊTRE EN FRANCE.
247
eût trop d'imprévu dans leurs opérations. Mais, dans la plupart des cas, il a suffi d'avoir des ouvriers honnêtes, laborieux, pouvant discuter une tâche et en régler les comptes, pour faire réussir ce mode de travail qui a amélioré la condition des classes laborieuses. C est dans un tout autre ordre d'idées que l'éducation des jeunes filles, en se perfectionnant, a déjà réagi sur le bien-être et est appelée à le développer encore davantage. Il est bien rare de nos jours de trouver répandues en France, surtout dans les campagnes, ces notions d'économie domestique si utiles à une ménagère. On sait un peu coudre et laver, moins bien repasser et à peine faire la cuisine. On tire un parti insuffisant des ressources dont on dispose, et on n'obtient pas tout le bienêtre qu'un peu plus d'habileté procurerait aisément. Des progrès dans ce sens ont déjà été faits ; il faut qu'ils continuent et que les jeunes filles, soigneusement élevées dans de bonnes écoles, rapportent dans le modeste intérieur de leur famille ces petits talents qui feront plus tard la fortune de leur simple ménage. J'ai eu le bonheur d'entendre plusieurs fois des ouvriers qui s'étaient élevés péniblement jusqu'à une petite aisance, me dire qu'ils la devaient à l'intelligence et à la persévérante économie de leurs femmes. L'amélioration des logements a été aussi dans les dernières années un des signes du bien-être. Une
�248
TROISIÈME PARTIE.
civilisation plus avancée en a fait sentir le besoin, et ce progrès matériel a eu une influence morale inattendue. Vous souvenez-vous de ce mot si frappant d'une femme d'ouvrier de Mulhouse, répondant à un éminent visiteur, qui était un inconnu pour elle, et qui lui demandait si son mari s'absentait le soir : « Autrefois, monsieur, il passait les soirées « dehors, mais depuis que nous avons notre mai« son, il passe toutes les soirées avec nous. » Il y a là une histoire d'une touchante vérité, et dont il y a heureusement en France beaucoup d'exemples depuis quelques années. Il faut souhaiter ardemment que cette amélioration des logements se continue sans relâche. Mais ce n'est qu'au sein d'une population éclairée et morale qu'on peut espérer voir la famille payer son loyer plus cher pour être mieux installée, ou s'imposer des privations pendant plusieurs années pour acquérir sa maison. Dans toutes les provinces arriérées l'ouvrier ne se préoccupe pour son loyer que du bon marché. Au fur et à mesure qu'il s'instruit et se moralise, il aspire à être mieux dans son intérieur, et peu à peu l'idée de propriété lui sourit et le captive. L'expérience de tous les pays industriels est là pour le constater. , Ainsi en France il n'y a encore de progrès que dans les départements éclairés. Citons avant tout l'Alsace, où l'amélioration des logements a été si
�BIEN-ÊTRE EN FRANGE.
249
rapide. Il faut reporter une part du succès sur les hommes distingués qui ont dirigé ce mouvement, et louer aussi les ouvriers qui s'y sont associés avec tant d'intelligence. Tout le monde est tellement d'accord aujourd'hui sur les heureux effets de ce goût de l'ouvrier pour la propriété, que je ne crois pas devoir insister après ce qui a été dit si bien à ce sujet par d'éloquents moralistes, et notamment par M. Jules Simon. J'ai dû seulement faire remarquer qu'un tel progrès n'est possible que dans une population éclairée et animée d'un esprit d'ordre et de moralité. ' On peut en dire autant des institutions de prévoyance. Quand elles arrivent avant le progrès de l'instruction et des mœurs, elles ont à lutter contre des préjugés, des habitudes de défiance dont il est très-difficile de triompher. On ne saurait croire quelle peine on a à persuader à un homme ignorant qu'il a intérêt à prélever 2 p. 0/0 sur son salaire pour payer le médecin, les médicaments et pourvoir aux chômages. Le médecin ! il n'en sent pas le besoin. Il s'en est toujours passé et s'en passera encore pour lui et les siens. Il n'a que faire des médicaments. Il ne prévoit pas d'interruption de travail. Ces sortes de retenues ne sont faites, dit-il, que pour diminuer le salaire de l'ouvrier, et ne profitent à personne, sinon peut-être au patron (pour peu que celui-ci intervienne dans la régie de la caisse). Même de nos jours, ces objections sont
�250
TROISIÈME PARTIE.
fréquentes, et il suffit d'aller dans quelques-unes des campagnes reculées et d'y proposer des caisses de secours pour y entendre un tel langage. Je viens de dire un mot du médecin, et je vais y revenir. On ne saurait croire à quel point les règles les plus élémentaires de l'hygiène sont encore méconnues dans nos campagnes, et combien de paysans sont mal soignés dans leurs maladies. Ils n'appellent le médecin qu'à toute extrémité; et quand il vient à temps, ils ne suivent que très-imparfaitement ses ordonnances. Je pourrais, dans un seul village situé cependant à peu de distance d'une grande ville et d'une grande industrie, citer plusieurs cas de femmes mortes en couches faute de soins intelligents, et de personnes estropiées pour la vie à la suite de fractures ou de foulures mal opérées par les sorciers ou rebouteurs dans lesquels elles avaient eu la folie de placer leur confiance. Il faut que l'instruction transforme les populations agricoles pour les faire participer plus largement à la civilisation. Qu'elles apprennent à mieux se soigner dans leurs maladies, et à avoir une meilleure hygiène, qu'elles conservent en même temps les salutaires influences de la vie rurale, et nous pourrons constater un nouveau progrès dans la durée delà vie moyenne. L'institution si utile des caisses d'épargne n'a pas dans les campagnes d'autres ennemis que la routine et l'ignorance. Peut-être n'a-t-on pas assez
�BIEN-ÊTRE EN FRANCE.
251
t'ait pour les propager dans les petits centres de population et les mettre à portée de tous. Mais ce n'est là qu'un des côtés de la question et le principal obstacle est dans la défiance incurable du vieux paysan illettré. Il ne croit qu'à l'argent qu'il a chez lui ou à la propriété. De là, dans beaucoup de campagnes, cette passion exagérée d'acquérir qui paraît si salutaire dans les populations ouvrières, parce qu'elle se limite à la possession d'une petite maison et d'un jardin, mais qui dans les campagnes est un sérieux obstacle au progrès de l'agriculture. Elle empêche en effet la formation du capital si nécessaire à la transformation de notre sol. Je ne vois pas d'autre remède à cette situation que la diffusion de l'enseignement. J'examinerai plus loin les avantages de l'instruction agricole, son influence possible sur l'agriculture et par suite sur le bien-être des campagnes; mais j'ai dû en passant signaler les difficultés que cette ignorance crée au développement des institutions de prévoyance et aux caisses d'épargne. Dans les populations ouvrières les caisses de secours mutuels ont heureusement beaucoup progressé. L'appel qu'elles ont fait à l'intelligence et à la moralité a été généralement entendu, et c'est un des meilleurs moyens qu'on ait trouvé de lutter contre le paupérisme. Quand on remonte en effet aux causes des misères en France, il est rare qu'on
�232
TROISIEME PARTIE.
n'y trouve pas ou des habitudes d'immoralité ou un chômage occasionné par une maladie qui a entraîné la famille à s'endetter. Une fois sur cette pente fâcheuse, on n'a pu s'arrêter; car les frais de justice doublent souvent les dettes, et, lorsqu'il est entre les mains de l'huissier, l'avenir de l'ouvrier est fort compromis. C'est l'honneur des sociétés mutuelles d'avoir, je n'ose pas le dire, tari, mais diminué cette source de misère, en assurant aux ouvriers malades une indemnité qui leur permette sinon de vivre à l'aise, au moins de pouvoir attendre sans trop de peine le retour de la santé et du travail. Nous pouvons être liers de la vive impulsion que notre France a donnée depuis vingt ans à ces honorables et utiles institutions. Les caisses d'épargne ont également beaucoup mieux réussi dans les populations ouvrières que dans les populations rurales, n'y trouvant pas au même degré l'esprit de déliance, et s'aidant au contraire du progrès des lumières. Elles ont fait le bien de plusieurs façons. D'abord quand on ne sait pas au juste où placer son argent, on risque d'avantage d'admettre la solution qui consiste à le dépenser. C'est souvent une dépense utile, mais ce n'est pas l'épargne. Quand on se décide à placer, il faut savoir comment le bien faire, et l'on n'imagine pas combien il est encore fréquent de voir des ouvriers peu instruits tomber dans des pièges grossiers tendus à
�BIEN-ÊTRE EN FRANCE.
233
leur crédulité. Ils prêtent encore sans titres, sans garanties suffisantes, et le jour arrive où le fruit de longues et pénibles économies est subitement englouti. C'est la ruine de toutes leurs espérances, et souvent ils ne s'en relèvent pas. Les caisses d'épargne ont mis à leur portée un moyen sûr de placement. Il est seulement à regretter, quand on examine la question à ce point de vue humanitaire, qu'elles ne puissent pas servir un intérêt légèrement plus élevé et qu'elles n'admettent pas un plus fort maximum. Les caisses convertissent en rentes une fois le maximum atteint; mais la rente et les autres valeurs mobilières sont encore une chose un peu compliquée pour les ouvriers; ils croient toujours la réalisation difficile le jour où ils auraient un besoin d'argent, par exemple, pour l'achat d'une maison, ce légitime objet de leur ambition. Les progrès de l'instruction auront l'avantage de vulgariser ces placements mobiliers; et il faut, sous ce rapport, s'applaudir des dispositions prises depuis quelques années par les compagnies de chemins de fer pour mettre leurs obligations à la portée du public dans un grand nombre de gares. Ce sera une excellente affaire pour elles, et en même temps pour les petites fortunes. Mais que ces progrès ne fassent pas perdre de vue l'inestimable bienfait des caisses d'épargne qui se prêtent à recevoir les économies les plus modestes. Que tous les honnêtes gens s'unissent
�2S4
TROISIÈME PARTIE.
pour propager les succursales en même temps qu'on répand les écoles, qui, en donnant l'éducation, préparent des clients aux caisses d'épargne ! L'influence sur le bien-être est d'autant plus certaine qu'une fois commencée elle a chance de se continuer. La première pièce de 5 francs déposée à la caisse est moins utile peut-être par sa valeur même que par la certitude qu'elle donne d'en voir arriver bientôt une seconde, puis une troisième. C'est pour cela qu'on a si bien fait de distribuer comme prix dans certains cours des livrets. de caisse d'épargne. On est sûr qu'ils n'en restent jamais au chiffre de la récompense donnée, et qu'ils se grossissent bientôt d'économies d'autant plus rapides qu'elles se font avec plaisir. La caisse des retraites pour la vieillesse n'a pas encore en France tout le développement qu'ont souhaité ses fondateurs. Il faut encore plus de lumières et de prévoyance pour se priver, non plus en vue d'un recouvrement à volonté, mais pour cette époque éloignée de la vieillesse à laquelle chaque homme ne pense que si rarement. Ce sera cependant l'utile complément de nos institutions; et en voyant les adhésions qu'elle a déjà rencontrées dans les populations éclairées, on peut espérer que les ouvriers plus instruits ne dédaigneront pas cette excellente source de bien-être pour leurs vieux jours.
�BIEN-ÊTRE EN FRANCE.
255
On ne peut pas donner encore aux sociétés coopératives une très-grande place dans l'histoire du progrès du bien-être en France. Il n'y en a encore que peu d'exemples. Comme je l'ai dit en parlant de l'Allemagne et de l'Angleterre, c'est le genre d'institutions qui demande impérieusement le plus d'instruction et de moralité. Mais quand il rencontre un terrain favorable, il peut être fécond en heureux résultats. Je n'ose pas me prononcer encore sur les sociétés de production, les plus difficiles de toutes, parce qu'elles exigent un grand capital, une gestion habile, des aptitudes commerciales que n'ont pas toujours les ouvriers, et une administration compliquée. Mais sans vouloir préjuger l'avenir, et surtout sans prétendre décourager des eiforts qui méritent toute sympathie, je parlerai avec une confiance beaucoup plus assurée des sociétés de consommation. Il y en a déjà plusieurs en France, dans des villes importantes, et les services rendus ont été considérables. Aujourd'hui surtout que les éléments matériels de la vie tendent à subir partout une hausse marquée, il est extrêmement désirable^de réagir avec énergie contre tout ce que cette hausse peut avoir de factice. On y est arrivé par d'autres moyens, et dans plusieurs usines les chefs d'industrie ont établi des magasins ou des réfectoires qui ont heureusement fonctionné et qui ont contribué au bon marché de la vie. On ne peut que voir avec plaisir cette initiative prise d'en haut
�256
TROISIÈME PARTIE.
dans des vues généreuses. Mais on peut espérer mieux encore de l'association entre les ouvriers pour obtenir des denrées à bas prix. Ce n'est plus le patron, maître des salaires, intervenant dans la consommation et paraissant ainsi régler les dépenses, c'est la libre intervention des classes ouvrières dans le règlement de leurs intérêts. La société française a abordé avec confiance l'examen de toutes ces questions encore nouvelles pour notre pays. Elle verra peu à peu se développer le bien-être dont les progrès sont déjà si remarquables, et elle n'oubliera pas que c'est parles soins donnés à l'éducation qu'elle pourra obtenir de nouveaux succès.
�CHAPITRE IV
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION
ET DE LA MORALITÉ SUR LE DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL.
Il est impossible de séparer la question du développement industriel de celle du bien-être. Car, s'il existait autrefois des doutes dans quelques esprits sur les avantages de l'industrie pour les populations au milieu desquelles elle grandit, ces doutes se sont aujourd'hui dissipés. Des objections tirées de la situation de l'Angleterre où on rencontre sur quelques points les plus tristes aspects du paupérisme à côté de la prospérité industrielle avaient causé de légitimes préoccupations. Mais l'expérience a parlé en France comme dans le reste de l'Europe, et a diminué l'importance des arguments basés sur la fâcheuse situation de quelques parties de l'Angleterre. Chez nous c'est un fait au. jourd'hui avéré que les départements industriels sont ceux où le bien-être est le plus grand, et que, par une réaction inattendue, la même féconde influence s'est étendue sur les populations rurales voisines des agglomérations industrielles. En Bel17
�258
TROISIEME PARTIE.
gique et en Allemagne les mêmes résultats ont été obtenus. Il y a eu cependant quelques mécomptes partiels. On a tenté sur plusieurs points des industries dont le succès n'a pas répondu à l'espérance de leurs fondateurs; de là des misères regrettables. Ailleurs la prospérité de certaines manufactures a amené à de trop rapides développements de la production, et l'encombrement des marchés a occasionné des souffrances. Souvent encore des événements imprévus sont venus entraver certaines industries auxquelles on ne pouvait reprocher aucune imprudence. C'est ainsi que la guerre d'Amérique a amené la crise cotonnière et a imposé en même temps à la fabrique de Lyon un chômage prolongé par la brusque suppression des débouchés que nos soieries trouvaient aux États-Unis. Mais ces faits, tout graves qu'ils soient, ne sont que des exceptions dans l'ensemble du mouvement industriel. Pendant qu'une ou deux branches souffraient, vingt autres heureusement continuaient à prospérer et ont pu le plus souvent donner asile aux bras inoccupés. On peut donc dire sans crainte aujourd'hui d'être contredit, qu'en France en Belgique et en Allemagne les progrès de l'industrie et les progrès du bien-être ont marché de pair. Il est facile d'en déterminer la cause. Quand une nation, qui jusque-là achetait au dehors des produits fabriqués ou naturels, arrive à les tirer de son sol ou à les créer par son industrie, elle aug-
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
259
mente sa richesse générale. Quand elle va plus loin, quand elle exporte de ces produits au dehors, c'est pour elle une nouvelle source de richesse. Cette richesse reste-t-elle dans les mains des producteurs? Oui pour une part ; mais une autre portion passe aux mains des ouvriers. Car, toutes les fois que l'industrie prospère, il y a une demande de maind'œuvre dont la conséquence est toujours une élévation de salaires. Or, il faut bien se le dire, il n'y a pas de bien-être possible sans salaires suffisants,' et tous ceux qui ont eu à étudier ce problème si difficile du budget d'une famille ouvrière savent combien on est embarrassé pour trouver, non pas même l'élément de l'épargne, mais la possibilité de vivre avec les salaires réduits qui existaient il y a vingt ans dans plusieurs de nos provinces et dans quelques États de l'Europe, et qui se maintiennent encore dans les pays peu avancés. Des publicistes ont soutenu qu'il y avait alors autant de bien-être que maintenant parce que le prix des denrées a augmenté dans un rapport correspondant à celui de l'élévation de la maind'œuvre. Je crois cette supputation exagérée. Mais, fût-elle vraie, est-ce l'élévation de salaires dans un pays qui y a seule amené l'augmentation du prix des denrées? Elle n'y est entrée que pour une faible part, par l'augmentation du taux de la maind'œuvre agricole. Il serait plus exact de dire que l'augmentation du bien-être dans le monde entier
�260
TROISIÈME PARTIE.
a amené une élévation générale de tous les prix. Tous les marchés étant aujourd'hui plus ou moins solidaires, quel serait le sort d'un peuple qui aurait fondé sur le bas prix des mains-d'œuvre toute sa prospérité ? Il serait évidemment réduit à un état de réelle souffrance, et dans la population ouvrière ce ne serait plus trop souvent la tempérance qui existerait, mais la privation et quelquefois la détresse. Réjouissons-nous de penser qu'en même temps que les salaires se sont élevés et avec eux le bien-être, le chiffre de la mortalité a diminué et que la vie moyenne est devenue plus longue. On dit encore que les ouvriers dont les salaires sont élevés ont une propension à la dépense inutile, à la débauche et l'intempérance. Oui, il y en a eu de fâcheux exemples, et trop souvent l'argent facilement gagné s'est facilement dépensé. Mais c'est précisément ce qui rend nécessaire l'instruction des populations laborieuses. Le plus grand ennemi du cabaret c'est le progrès intellectuel, c'est le cours d'adultes, c'est l'orphéon, c'est l'école de perfectionnement du dimanche, ce sont ces saines distractions, ces exercices du corps, dont la Suisse allemande nous a offert de remarquables exemples et dont les habitudes prises à l'école ont été le germe. Ne dites pas que les hauts salaires sont la cause de l'intempérance, dites plutôt que les causes sont l'ignorance populaire, l'impuissance des femmes mal élevées à retenir leurs maris et
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
2f.l
leurs enfants dans leur intérieur, et l'imprévoyance des administrations qui n'ont pas assez fait pour assurer aux classes laborieuses des plaisirs sains et honnêtes. Heureusement le nombre des centres ouvriers présentant ce fâcheux spectacle devient tous les jours plus rare. En France, en Allemagne, en Suisse, en Belgique et dans plusieurs parties de l'Angleterre, il est facile de citer de très-nombreux exemples de populations instruites et morales dans lesquelles les salaires, en s'élevant, ont amené le progrès du bien-être et ont aidé à l'amélioration des mœurs, loin de la rendre plus difficile. En effet, quand la journée de l'ouvrier est mieux payée, il peut, après avoir amélioré son alimentation et celle de sa famille, apporter aussi quelque agrément dans son intérieur, avoir des meubles un peu plus confortables, un logement plus spacieux, et dès lors se trouvant bien chez lui il n'a pas envie d'en sortir. J'ai eu souvent le bonheur d'entrer dans des ménages d'ouvriers bien tenus, je ne saurais assez dire avec quel plaisir la ménagère me montrait son mobilier brillant de propreté, sa vaisselle en ordre. Je voyais près d'elle des enfants vêtus très-simplement, mais convenables et soignés. Le mari était là, fier de son intérieur, se reposant agréablement de son travail et peu disposé à aller chercher des plaisirs ailleurs. On ne rencontre ce bien-être que quand le salaire atteint un
�262
TROISIÈME PARTIE.
taux suffisant pour mettre la famille au-dessus du besoin : ce n'est plus maintenant comme autrefois une exception, depuis le développement de l'industrie. Si donc je puis admettre comme établie l'heureuse influence du développement industriel sur le bien-être des classes laborieuses, il me reste à montrer le rôle que le progrès de l'instruction et celui de la moralité ont pu jouer dans l'heureuse extension de l'industrie. Ce rôle est constant; mais il est beaucoup plus marqué depuis les transformations modernes du travail et l'introduction des machines. Quand la main-d'œuvre était uniquement manuelle, on pouvait encore comprendre que des populations bien gouvernées pussent, non pas sans moralité, mais sans grande instruction , s'acquitter de la tâche qui leur était donnée, et concourir à la prospérité industrielle de leur pays. Mais aujourd'hui que les machines ont révolutionné toutes les industries et que la facilité des communications a supprimé le monopole dont jouissaient autrefois certains centres favorisés, la victoire appartient au peuple le plus instruit et le plus moral. Les perfectionnements mécaniques ne sont en effet pratiquement possibles qu'avec des ouvriers éclairés. Ne confiez pas ces puissants moteurs, ces instruments délicats à des hommes ignorants ou abrutis par la débauche; vous pourriez courir des
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
263
dangers constants, et en même temps vous ne tireriez de ces outils coûteux qu'un parti insuffisant. Souvent même ces instruments mécaniques, si bien étudiés qu'ils aient été par leur constructeur, demandent à être appropriés aux besoins spéciaux par l'intelligente observation de ceux qui les emploient. Les chefs d'industrie, les ingénieurs et les contre-maîtres font une partie de cette appropriation, mais une part en reste à l'ouvrier. C'est lui qui, en étudiant tout le jour avec patience le fonctionnement de l'outil, est en mesure s'il est instruit, de signaler ce qui pèche et ce qui pourrait être amélioré. Il n'est pas d'industriel qui ne sache par sa propre expérience combien de progrès de détail ont été ainsi obtenus. ' Prenons un travail en apparence des plus simples, le chauffage d'une chaudière. Il semble que le moindre manœuvre puisse suffire à cette tâche. Il le peut en effet à la rigueur. Mais il sera tout à fait inférieur à l'ouvrier instruit pour obtenir l'économie de consommation nécessaire à l'industrie perfectionnée.—Allons à Mulhouse, approchonsnous de ces foyers industriels si nombreux en Alsace. Le charbon est cher, et il importe de l'employer habilement. Pour cela tout est étudié, et les précautions les plus intelligentes sont prises. Il faut des chaudières très- parfaites, mais aussi plus difficiles à bien conduire, il faut un ensemble de dispositions délicates qui ne peuvent être confiées
�264
TROISIÈME PARTIE.
qu'à des mains soigneuses. Suivant les combustibles employés, ces dispositions se modifient. Pour se rendre compte des consommations, des tableaux sont journellement dressés. L'ouvrier doit être parfaitement au courant de tous les chiffres; son salaire en dépend; car on l'intéresse à l'économie obtenue. On attache tant d'importance à avoir des ouvriers habiles pour ce travail, en apparence si simple, qu'un concours solennel de chauffeurs a eu lieu il y a deux ans sous le patronage de la Société industrielle. J'ai parlé d'instruction. Yoici maintenant pour la moralité. Ce chauffeur, s'il a eu le malheur de passer sa nuit à boire ou à se débaucher, s'il cède au sommeil, peut compromettre la sûreté de tout l'établissement. On devra donc, pour la sécurité de tous, renvoyer sans hésiter l'ouvrier chargé detelles fonctions et enclin à se déranger. Voici mainlenant une houillère moderne. Il n'y a plus comme autrefois un grand nombre de puits aux installations imparfaites. Tout est concentré sur un seul orifice'muni de puissants appareils d'élévation au jour. Cette transformation a été nécessaire au fur et à mesure qu'il a fallu tirer le charbon de profondeurs plus grandes. Entrons dans le bâtiment de la machine, et voyons le travail de l'ouvrier qui en est chargé. Cet homme fait marcher une de ces grandes machines directes qui impriment au câble une vitesse de 6 mètres par
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
2<K)
seconde. Qu'il commette une seule erreur, un accident terrible en est la conséquence. Peut-on avoir là un ouvrier fatigué par l'intempérance? ce serait une imprudence bien dangereuse. Peut-on davantage avoir un ignorant et ne lui demander que cette habitude matérielle du métier qui s'acquiert sans connaissances premières? Consultez tous les industriels, et ils vous répondront qu'un tel homme doit parfaitement connaître sa machine, savoir l'entretenir et lui faire les réparations courantes sans le secours d'ouvriers étrangers. Car souvent ce puits est isolé, et il n'y a pas à sa proximité immédiate un atelier de construction pouvant envoyer un ouvrier spécial pour remettre en état l'organe mécanique qui s'est dérangé. Il en résulterait un retard, et cette grande installation dont dépend le travail de 200 mineurs ne peut attendre. Il faut donc que le mécanicien soit assez instruit pour faire lui-même une réparation légère qui fréquemment ne demande que quelques instants. Mais, me dira-t-on ces mineurs qui sont là, à quoi leur servira l'instruction? Elle peut ne pas être nécessaire à tous, mais elle est indispensable aux chefs de chantier, et comme sans émulation il n'y a pas de bon travail, il est très-désirable que les mineurs forment une pépinière d'hommes suf^ tisamment instruits pour que l'on prenne parmi eux les marqueurs et les maîtres mineurs. Pour se diriger dans ce labyrinthe souterrain, on a main-
�260
TROISIÈME PARTIE.
tenant des plans complets soigneusement tenus à jour. On n'avance que pas à pas et sûrement, et l'instruction non-seulement chez les ingénieurs mais chez les chefs ouvriers, a remplacé la routine. D'un autre côté on ne dirige ces grandes entreprises qu'avec une comptabilité minutieuse, et tous les marqueurs doivent savoir très-bien écrire et compter: le mineur qui ne sait pas lire est donc condamné à faire, toute sa vie, le même travail sans pouvoir avancer. Qu'il se hâte d'apprendre pour ennoblir sa modeste existence par une saine émulation ! Ce qu'il y a de plus triste pour un ouvrier, c'est la conviction qu'il sera éternellement condamné à la tâche présente, qu'un avenir meilleur lui est fermé. Il maudit alors sa destinée et la société qu'il en rend responsable. Mais quand du sein d'unepopulation intelligente et instruite sortent de temps en temps des contre-maîtres, des marqueurs, des chefs ouvriers, quelquefois même, rarement il est vrai, mais ces exemples font du bien, des chefs d'industrie, alors il y a pour tous ceux qui se sentent capables d'être appelés à leur tour à cet avancement une espérance qui les soutient et qui les moralise. Mais ce bien n'existe que dans des populations instruites. Je n'ai parlé là que des avantages directs de l'instruction. Mais il y a une iniluence indirecte incontestable de la culture intellectuelle, même sur les travaux qui n'exigent pas de connaissances spé-
�INFLUENCE SUR I/INDUSTRIE.
207
ciales. Un ouvrier qui sait lire, écrire et compter et qui peut entretenir ces petites connaissances par quelques lectures, fussent-elles rares, est presque toujours plus disposé au progrès et plus ennemi de la routine qu'un ouvrier ignorant. Je sais bien qu'il existe de très-remarquables exceptions, j'ai rencontré des hommes absolument illettrés doués d'un bon sens, d'une finesse, d'un sentiment de progrès très-remarquables. Mais je crois pouvoir dire que c'étaient des exceptions, et c'est pour cela même qu'on est frappé du mérite de ces ouvriers quand on les rencontre, et qu'on regrette pour eux l'absence d'une éducation qui aurait pu en faire des hommes de génie. D'une manière générale on a le ■droit d'affirmer que les populations ignorantes sont nécessairement routinières et peu disposées au progrès. Il en résulte que même pour ces professions de terrassier et de mineur, et à plus forte raison pour des industries plus élevées, une nation instruite a tout avantage sur une nation privée de lumières. J'en dirai autant de la moralité, et l'expérience a montré partout que des ouvriers rangés apportent plus de conscience, plus de soin, plus d'entrain même à ces travaux ordinaires qui sembleraient n'avoir aucun rapport avec les habitudes morales. Tous ceux qui ont dirigé des chantiers peuvent attester la fâcheuse iniluence qu'y exercent les ouvriers viveurs, quand on a le malheur d'en avoir, et toute la supériorité des ouvriers tranquilles cher-
�20S
TROISIÈME PARTIE.
chant leur bonheur dans les joies de la famille et de l'intérieur. La question des prix de la main-d'œuvre y est même intéressée. Car. s'il est utile, comme j'ai cherché à le démontrer plus haut, d'avoir des salaires suffisants, il est fort dangereux d'avoir des salaires exagérés. Or, avec une population immorale,, il faut payer finalement non pas seulement la dépense du nécessaire, mais celle du superflu. Le budget du vice vient s'ajouter à celui de la famille, et c'est presque toujours alors qu'arrivent, comme de tristes conséquences, les mécontentements, les réclamations et les grèves. Il suffit qu'un certain nombre d'ouvriers soient atteints de ces fâcheuses habitudes morales pour altérer l'esprit de tout un atelier. Trop souvent on a aussi à regretter les inconvénients pour le travail de la mauvaise nourriture de l'ouvrier, qui emploie à se dissiper une partie de son salaire. Cette alimentation insuffisante et mal raisonnée diminue ses forces et a une réaction fâcheuse sur la condition de l'industrie. J'ai pris tout à l'heure à dessein des exemples d'ouvriers placés à un degré peu élevé de l'échelle industrielle, et il m'a semblé qu'en montrant chez eux les bienfaits de l'éducation et de la moralité, je prouverais plus qu'en prenant pour type des ouvriers de professions plus délicates. Pour ceux-ci il serait bien aisé de démontrer la nécessité de l'in-
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
260
struction et même d'une instruction assez développée. Je pourrais multiplier les exemples. Je me bornerai à rappeler qu'après l'Exposition de 1835, l'Angleterre, frappée de notre supériorité dans les spécialités artistiques, n'a pas cru pouvoir trouver de meilleur moyen de perfectionnement que de créer des écoles de dessin et de vulgariser ce genre d'études. Elle avait compris que l'avantage finît toujours par appartenir à la population la plus instruite et la plus avancée. Dès l'Exposition suivante, en 1862, ses efforts étaient récompensés par des progrès très-remarquables. Je crois d'ailleurs que l'étude de la situation des diverses populations européennes au point de vue du développement industriel complétera bien cette démonstration et ne laissera pas de doutes dans les esprits impartiaux. Quand on remonte un peu haut dans l'histoire de l'Europe, on est frappé de voir la place élevée qu'ont tenue dans certaines industries les peuples du Midi. On se demande comment des villes de premier ordre, telles que Gènes, Yenise, des pays autrefois célèbres par leur industrie, comme l'Espagne, sont tombés à un rang aussi bas dans la production industrielle contemporaine. Cet abaissement tient à des causes diverses qu'il serait bien long d'étudier ici en détail. Mais je crois qu'on peut en indiquer une principale, c'est que
�270
TROISIÈME PARTIE.
pendant que ces pays restaient stationnaires, d'autres pays ont très-rapidement progressé. C'est moins une décadence des peuples méridionaux qu'un changement radical dans les éléments de concurrence par suite de la rapide transformation des populations du Nord. Ces villes, ces contrées, autrefois si riches, se sont endormies dans la sécurité du succès, dans la négligence et le dédain du mieux que donne une prospérité séculaire; et pendant ce temps, des nations jusque-là moins avancées et plus obscures ont fait une énergique tentative de régénération, et ont réussi à se placer à un rang très-élevé de la civilisation moderne. C'est là l'histoire de la Prusse, des autres États de l'Allemagne du Nord et de la Suisse allemande, et nous avons vu qu'aujourd'hui dans ces pays tout le monde est élevé religieusement, sait lire, écrire et compter, et porte dans toute sa vie l'empreinte de cette forte éducation, tandis qu'en Italie plus de la moitié de la population est illettrée. Je n'ai pas la prétention de chercher dans ces progrès de l'éducation et de la moralité la source unique de la différence si marquée entre les situations de ces peuples; je sais très-bien qu'il y a d'autres causes, les unes politiques, les autres religieuses, que les découvertes modernes ont causé de très-grands déplacements en assurant des avantages extraordinaires aux peuples ayant chez eux la houille, que les courants commerciaux se sont modifiés depuis
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
271
l'extension des relations avec l'Amérique et l'extrême Orient. Mais je ne puis me refuser à rendre justice aux efforts énergiques des nations du Nord; et, quand on s'appuie pour les expliquer sur des arguments spécieux comme celui du climat, je ne puis oublier qu'à une autre époque les beaux climats du Midi ont vu fleurir une civilisation industrielle supérieure à celle du Nord. Si le Nord a triomphé, il le doit pour une bonne part à sa courageuse initiative, à ses institutions et au perfectionnement de sa population ouvrière. Je ne m'étendrai pas longuement sur le développement industriel de l'Angleterre. Il est connu de tous. Le peuple anglais a été favorisé par de merveilleuses conditions naturelles qui, spécialement pour la houille et le fer, ces deux grands éléments de l'industrie, n'ont d'égales dans aucun pays du monde. Les bassins houillers, que le minerai de fer accompagne presque toujours, sont pour la plupart au bord de la mer à portée des transports. Les autres industries ont pu se grouper de même à côté des matières premières et des voies de communication. Malgré cette admirable situation et l'avantage que donne à l'Angleterre une pratique déjà longue de l'industrie, elle se sent atteinte par la concurrence dans toutes les branches, et elle aura besoin d'avoir un personnel encore plus éclairé pour ne pas être devancée dans le progrès.
�272
TROISIÈME PARTIE.
C'est ainsi que, dans l'enquête de 1861, l'ingénieur de deux grandes houillères du comté de Durham disait à l'inspecteur qui passait chez lui : « J'ai de grandes écoles, je m'impose des sacri« lices pour les entretenir, et je lais ainsi une « bonne affaire, car j'ai besoin d'ouvriers soigneux « et l'instruction seule peut me les donner. » Dans les houillères voisines on déclarait que les meilleurs maîtres mineurs étaient ceux qui étaient sortis de la classe des mineurs et qui avaient reçu une bonne éducation. Les compagnies de chemins de fer interrogées répondaient qu'elles trouvaient tout avantage à employer comme gardes-freins, chauffeurs, chefs de train, préposés aux gares, des hommes instruits de préférence aux illettrés, même en les payant plus cher. « Ce n'est pas, di« sait l'un des déposants, que la valeur absolue du « travail ne soit égale, mais l'homme instruit con« naît mieux le prix du temps ; on peut se fier « davantage à lui pour un travail prolongé. » Un autre témoin entendu s'exprimait ainsi : <; Les ou« vriers et les ouvrières instruits que j'ai le bonci heur d'avoir font un meilleur travail que les « autres, et ce sont eux qui par leur exemple re« tiennent la masse de la population dans l'hon<t nêteté et la bonne conduite. » Dans le Staffordshire, dans le Lancashire, même réponse de la part des industriels. Dans le pays de Galles, M. David Rees, ingénieur
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
273
inspecteur du district de Nées, déclarait en 1861 aux inspecteurs de l'éducation qu'il regardait comme une bonne fortune pour l'industrie du pays de Galles les habitudes d'économie, de prévoyance et de sobriété qui distinguent sa population. Je m'arrête toujours à dessein sur ces industries de produit brut où le rôle de l'homme paraît au premier abord moins considérable. Mais que n'aurais-je pas à dire si, passant à des travaux plus délicats, j'examinais de grands ateliers célèbres dans le monde entier, comme ceux de M. Penn à Greenwich, de MM. Maudslay et Field à Londres, de M. Napier à Glasgow, et si je voulais rechercher quelle y est l'influence d'un personnel distingué et instruit. 11 faut avoir vu de tels ateliers pour comprendre à quel point le progrès est facilité par les hommes qu'ils emploient. Ce sont, on peut le dire, chez M. Penn par exemple, de véritables gentlemen, d'une propreté scrupuleuse, habitués aux plus grands soins dans l'exécution et initiés à tous les perfectionnements que la science et la pratique amènent chaque jour dans leur difficile industrie. Mais aussi, quelle puissance pour le chef, quelle sécurité pour l'acheteur, et comme on s'explique bien ce lini de travail, cette perfection dans les détails, qui font demander les machines de Penn de toutes les parties du monde. Chez M. Withworth, le grand fabricant d'outils, chez MM. Platt qui fabriquent sur une échelle si vaste le matériel
(8
�274
TROISIEME PARTIE.
pour les filatures, on trouve des faits analogues, et la supériorité de ces importantes maisons est due en grande partie aux qualités de leur population ouvrière. Il en est de même à Sheffield où l'habileté des ouvriers joue un rôle si considérable dans le succès de la fabrication de l'acier. Quelle belle usine à Sheffield que celle de M. John Brown, et quels bons ouvriers elle exige ! Au contraire, on trouve en Angleteterre et en Ecosse des centres manufacturiers, des industries qui possèdent comme les autres tous les éléments de la production à bon marché, et qui cependant restent stationnaires. Les ouvriers sont routiniers; les anciens procédés se conservent, et, comme il se fait ailleurs des progrès rapides, ces pays souffrent , et on prévoit la décadence. C'est que les chefs, vivant sur leur passé, n'ont attaché qu'une médiocre importance à ces transformations qui, de nos jours, révolutionnent l'industrie. Ils se sont peu préoccupés de l'éducation. Ils ont admis comme un mal nécessaire l'ignorance, l'intempérance de leurs ouvriers, et un jour est venu où, à leui\ insu, ils ont été dépassés. Les commandes se sont faites plus rares, le travail moins fructueux, et ils comprennent aujourd'hui, un peu trop tard, qu'ils ont marché dans une fausse voie. Aussi la préoccupation de répandre l'enseignement est-elle devenue générale, même chez ceux qui ne l'admettaient pas il y a quelques années. Aujourd'hui, il n'y a presque plus personne
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
275
en Angleterre qui ne regarde le progrès intellectuel comme une impérieuse nécessité, qui n'associe son développement à celui de l'industrie et de la prospérité générale. J'arrive maintenant à l'Allemagne, dont la puissance industrielle est beaucoup moins connue. Quand, en 1855, on vit la supériorité des Allemands dans beaucoup de spécialités de premier ordre, l'étonnement fut général, et encore aujourd'hui, malgré l'éclat de ces révélations, on ne se fait pas en France une idée exacte de la force de l'Allemagne. Je vais choisir quelques exemples : Lorsqu'on examina comparativement à cette exposition les locomotives des différents constructeurs, l'Angleterre, la Belgique, la France, présentèrent leurs types les mieux étudiés, leurs échantillons les plus soignés comme exécution. Un suffrage unanime décerna une des grandes médailles d'honneur au Prussien Borsig. On constata que le premier il avait généralisé l'emploi de l'acier dans les machines, et qu'il était arrivé à réduire le poids de toutes les pièces en mouvement, en leur donnant sur une moindre section une résistance égale. On reconnut dans la création des types une expérience consommée, dans l'exécution Une précision et une perfection qui n'avaient pu être obtenues qu'avec un outillage exceptionnellement bon et une population d'ouvriers d'élite. On sut que M. Borsig avait
�276
TROISIÈME PARTIE.
porté la construction des locomotives dans ses ateliers de Berlin à une importance supérieure à celle de toutes les autres usines de l'Europe; qu'il avait comme clients tous les chemins de fer allemands qui constataient la marche irréprochable et la durée des machines construites chez lui. On visita ses usines, et l'on eut partout la trace d'une direction méthodique et éclairée; on remarqua le soin extrême avec lequel les matières étaient préparées par M. Borsig lui-même et appropriées à leur destination. De cette certitude de qualité naissait la sécurité d'emploi; mais ces soins extrêmes n'étaient possibles qu'avec une. population tout à fait supérieure, ayant des qualités que beaucoup de personnes ne supposaient pas aux Allemands, et dont le germe avait été puisé par eux dans cette excellente éducation générale dont j'ai rendu compte au commencement de ce travail. Un autre industriel prussien, M. Krupp, se trouva aussi avec une supériorité incontestée à la tête de son industrie. Avant 1853, bien peu de personnes connaissaient M. Krupp, et cependant ses produits jouisaient déjà d'une grande notoriété parmi les gens techniques. Depuis lors sa réputation a fait le tour du monde ; il n'y a pas un pays, y compris l'Angleterre, qui n'emploie ses bandages en acier fondu et d'autres articles de sa] fabrication. Cette préférence accordée par les Anglais, eux-mêmes grands fabricants d'acier à Sheffield, et l'obligation
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
277
souvent imposée par eux à leurs constructeurs d'employer les produits de M. Krupp, prouvent suffisamment toute la supériorité du fabricant prussien. A quoi cette qualité si remarquable est-elle due ? Peu de personnes ont pu le dire, et on s'est borné à penser qu'il fallait une bien grande expérience et un bien bon personnel pour arriver à donner à l'acier cette admirable texture qui a fait dans toutes les expositions l'admiration des yeux exercés. On n'a pu visiter la fabrication de M. Krupp qui est secrète; mais un rapport d'un ingénieur des mines très-distingué, M. Jordan, a jeté un grand jour sur ses moyens probables de supériorité. M. Jordan a constaté que les fontes qui lui sont destinées dans le district de Siegen sont essayées avec des précautions inconnues ailleurs, en dosant jusqu'à des proportions infinitésimales le phosphore et le soufre pour les exclure, le manganèse pour l'admettre dans les limites fixées à un dixième pour cent près et sérieusement contrôlées. Il faut, pour réaliser ces conditions, un étonnant esprit d'analyse et une bien grande habitude ; et si, comme cela est probable, les mêmes principes et les mêmes soins sont appliqués au reste de la fabrication, ils exigent un personnel d'ouvriers tout à fait remarquables, préparés par une solide éducation, et témoignent ainsi de toute l'efficacité des efforts faits en Prusse pour développer l'enseignement populaire.
�278
TROISIÈME PARTIE.
D'autres industries ont acquis une grande importance en Allemagne : on y fabrique à bon marché des draps ordinaires qui font aux nôtres une trèssérieuse concurrence. Les tissus en coton, les soieries, les velours, les peluches se font fort économiquement dans la Prusse rhénane, et sont aujourd'hui l'objet d'un commerce très-important. Les fabriques de toile de la Saxe sont renommées. Les verreries, les fabriques de porcelaine s'y sont répandues et y prospèrent. L'exploitation de la houille, cet auxiliaire si puissant de l'industrie, est devenue énorme, et la seule Westphalie alimente de charbon presque toute l'Allemagne. Beaucoup de mines allemandes sont organisées avec grand soin et pourraient servir de modèle. Il y a peu de mois les journaux industriels belges annonçaient que, par suite du renchérissement de la houille en Belgique, les industriels du pays avaient fait venir de grandes quantités de charbon de la Buhr, en obtenant des chemins de fer des prix de transport réduits. Ce résultat, que personne n'aurait attendu autrefois, tient au développement des exploitations prussiennes et au bas prix auquel elles ont pu maintenir leur charbon. La métallurgie est aussi en grand progrès. En dehors de M. Krupp, qui est tout à fait à la tête et travaille dans des conditions spéciales, d'autres fabricants d'acier se sont fait une réputation moindre, mais encore fort honorable. Les forges sont
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
27'J
nombreuses, florissantes et bien organisées, notamment celles des environs de Dortmund. Tous les progrès industriels ont reçu là, très-vite, droit de cité, dès qu'ils ont été connus, et plusieurs idées fécondes, notamment celle du laminoir universel, sont venues de ce district. Les produits sont estimés et témoignent à la fois de la bonne direction des usines et de l'intelligence delà population ouvrière. ' Les chemins de fer sont fort bien organisés, à l'égal de ce qui s'est passé de mieux en Europe. Quand l'Allemagne a eu à jeter des ponts sur le Rhin, ses ingénieurs, sortis de ses écoles nationales, se sont trouvés à la hauteur des meilleurs constructeurs de France et d'Angleterre, et l'exécution confiée aux usines allemandes n'a rien laissé à désirer. Ces exemples me paraissent établir que l'Allemagne, qui était il y a un siècle encore peu avancée dans l'industrie, y a fait des progrès extraordinaires, dont ses ouvriers, après y avoir concouru par leur intelligence, profitent aujourd'hui par le développement des manufactures et du commerce. L'Autriche allemande a participé à ce mouvement, bien qu'avec moins d'entrain. On peut signaler aussi des progrès dans son industrie, notamment dans la production des draps et des soieries. Ils récompensent les efforts faits dans ce pays pour propager l'enseignement primaire. Ces progrès sont nuls au contraire dans les parties de
�280
TROISIÈME PARTIE.
l'Autriche qui ont échappé jusqu'ici aux bons effets de l'instruction. La Suisse allemande offre le plus encourageant spectacle du succès de l'industrie, associé au progrès intellectuel des populations. Il faut lui en tenir d'autant plus grand compte, que ce petit pays n'a ni forte consommation intérieure, ni ports de mer, ni commerce extérieur développé, ni colonies, ni influence dans aucun de ces pays lointains qui offrent de grands débouchés à l'industrie moderne. Et pourtant ses exportations vont sans cesse en progressant, grâce à la bonne réputation de ses produits et à leur prix modéré, c'est-à-dire grâce à l'intelligence de ses fabricants et de ses ouvriers. Le charbon y est cher, le fer aussi, et cependant une bonne organisation industrielle triomphe de ces obstacles, tant l'influence de la main-d'œuvre est supérieure à tous les autres éléments de la fabrication. Les cantons de Zurich et de Bâle sont à la tête de ce mouvement. Les fabriques de cotons filés, de mousselines et de soieries communes, de tissus de soie et de rubans ont pris une importance dépassant toutes les espérances. En même temps, l'ancienne fabrication suisse, l'horlogerie des cantons de Genève et de Neufchâtel, s'est maintenue au premier rang. Honneur à ce courageux petit peuple qui a fait depuis longtemps delà diffusion de l'enseignement le premier de ses devoirs politiques, qui a encou-
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
281
ragé par tous les moyens la moralité et les vertus civiques, et qui aujourd'hui voit l'industrie grandir et lui apporter l'abondance et la richesse que ses conditions naturelles ne semblaient pas devoir lui promettre. En Belgique, les progrès de l'industrie remontent déjà bien loin et semblent moins se lier à une grande élévation du niveau intellectuel qu'à de bonnes traditions de travail et de bon sens pratique et d'économie. Peut-être faudrait-il précisément un peu plus de culture des esprits pour atteindre plus haut encore. Ce pays n'est, je crois pouvoir le dire, supérieur dans aucune des industries, et se borne à les faire toutes assez bien et dans des conditions de prix modérées. Dans les industries qui demandent une grande habileté de dessin, il est rarement original. Ses fers ne sont pas chers, mais leur qualité est ordinaire. Ses locomotives sont, de l'avis des gens compétents, légèrement inférieures à celles de la Prusse, de l'Angleterre et de la France. Seraing, qui a eu autrefois une grande réputation, n'est plus aujourd'hui une usine de tout premier ordre. Il faut sans doute à la Belgique un degré de plus dans la culture intellectuelle pour produire un nouveau progrès dans son industrie, en ajoutant aux nombreuses et remarquables qualités qu'elle possède cette délicatesse artistique et ce fini d'exécution qui lui manquent encore souvent.
�282
TROISIÈME PARTIE.
Je me hâte d'arriver à notre France; car je serai heureux d'y applaudir à des progrès sur bien des points. Avant tout, il faut parler de l'Alsace. Les efforts faits depuis longtemps déjà pour développer ses manufactures ont été couronnés de succès, et jamais l'industrie de ce pays, c'est-à-dire surtout la fabrication du coton sous toutes ses formes, n'a été plus active. La crise cotonnière n'a même que très-peu arrêté les grands établissements de ce pays ; les fabricants se sont procuré du coton comme ils ont pu, il y en a eu à tous les prix et de toutes les qualités; mais enfin ils ont marché et la diminution de travail n'a été que partielle. Les établissements de M. Dollfus, de Wesserling, et bien d'autres usines qui marchent sur leurs traces, offrent le plus magnifique exemple de prospérité industrielle associée au bien-être de la population et fondée sur l'éducation populaire et sur la moralité. Dans le Nord, les résultats ne sont guère moins satisfaisants. L'industrie sucrière a toujours été grandissant, et l'agriculture a fait à côté d'elle de constants progrès. Roubaix a égalé Bradford pour la fabrication des alpagas et exporte maintenant, même en Angleterre. La belle industrie fondée par M. Paturle au Gâteau continue à prospérer. Les houillères d'Anzin, de Saint-Étienne, du Pas-de-Calais, de l'Allier, du Gard et de Saône-etLoire ont accru constamment leur production, et
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
283
le bien-éire des populations qu'elles emploient s'est augmenté. Cette industrie est une de celles où l'instruction a eu le plus de peine à pénétrer, mais les progrès ont été notables partout, et partout aussi on s'est félicité de constater que les ouvriers plus instruits, plus intelligents et plus rangés, arrivent à produire plus de charbon par jour, et à élever leurs salaires par le meilleur des moyens, celui de l'activité personnelle. Je pourrais citer des faits analogues dans la métallurgie, dans la mécanique, dans le travail de la soie, dans celui de la laine et dans d'autres branches de l'industrie. Je pense préférable de prendre comme type une grande usine et de l'étudier avec plus de détails, pour mettre mieux en lumière les idées dominantes. Le Creusot offre un des plus remarquables exemples de ce que peut être la transformation d'un pays par l'éducation et le travail, et de la force que les qualités de la population ouvrière apportent à l'industrie. En 1780, il n'y avait rien que des forêts et quelques mineurs exploitant la houille à ciel ouvert. Les campagnes environnantes étaient pauvres et habitées par des paysans sans instruction. Il y a là aujourd'hui 8 à 10,000 ouvriers ; on y fait non-seulement du fer, mais les machines les plus puissantes, demandant la plus grande perfection de main-d'œuvre. Comment a pu avoir lieu un aussi rapide progrès? Est-ce en
�284
TROISIÈME PARTIE.
appelant des ouvriers de loin ? Il en est venu quelques-uns; mais presque toute la population est sortie des environs, ou est née au Creusot, et tous les hommes jeunes qui font la force de l'usine, ont été élevés dans ses grandes écoles. Au centre du pays, à côté de l'église et de la demeure du gérant, sont les bâtiments de ces écoles accompagnés du presbytère; ils reçoivent actuellement 1,200 garçons et 800 tilles. Les écoles de garçons sont dirigées par des instituteurs habiles, les écoles des tilles par des sœurs pleines d'intelligence et de dévouement. L'instruction est primaire, mais trèscomplète; elle est assez forte pour que les jeunes gens qui se présentent en en sortant aux examens des écoles d'arts et métiers soient facilement reçus dans les premiers. Des élèves de cette école primaire, qui sont entrés en la quittant dans les bureaux de dessin ou de comptabilité, ont fourni des employés supérieurs d'un grand mérite. Ce sont les élèves de ces écoles qui ont constitué toute la jeune population des ateliers de mécanique, dont les produits annuels sont de 12 millions de francs. Par son intelligence, ses bonnes habitudes et son ardeur, ce personnel égale aujourd'hui celui des ateliers anglais les plus réputés. Les progrès de l'éducation des tilles n'ont pas été moins remarquables et ont eu une puissante influence sur la moralité. Les idées religieuses qui avaient faibli au début ont repris du terrain ; et tous les ans l'intel-
�INFLUENCE SUR L'INDUSTRIE.
28o
ligent cure qui administre paternellement cette grande paroisse', constate un nouveau progrès. Il y a peu de pays où les crimes soient plus rares, les naissances illégitimes en plus petit nombre et l'ivrognerie moins répandue. Des cours d'adultes et une bibliothèque populaire ont eu, dès leur fondation, un grand succès. Une société instrumentale et un orphéon ont beaucoup d'adhérents parmi les jeunes gens. Les économies laites chaque année par les ouvriers sont considérables, et sont le plus souvent placées en construction de maisons. Ce ne sont pas de simples maisonnettes,, mais le plus souvent des maisons à trois ou quatre logements, bâties avec soin et souvent même avec élégance. Il s'en élève une centaine par an. Les locations sont faciles dans une ville qui a déjà 23 ou 24,000 âmes, et qui augmente tous les ans. Les jardins sont aussi très-appréciés ; c'est souvent toute l'ambition d'une famille d'en avoir un, et quand elle a pu le louer ou mieux, encore l'acheter, ce jardin devient la joie des dimanches et des soirs d'été. On comprend aisément combien l'industrie est heureuse de trouver ces bonnes dispositions dans la classe ouvrière. Elle n'a pas cessé de les encourager en patronant les écoles, en donnant l'accès de ses bureaux aux meilleurs élèves et en refusant l'admission à l'usine à tout enfant ne sachant pas lire et écrire. Elle a dépensé depuis longtemps une assez forte somme annuelle pour
�286
TROISIEME PARTIE.
les institutions humanitaires; elle en est récompensée maintenant par le succès. Jamais le Greusot ne serait arrivé à cet extraordinaire développement représenté aujourd'hui par une vente annuelle de 30 millions de francs (100,000 francs par jour), en produits très-divers, exigeant des ouvriers d'élite, sans les soins exceptionnels donnés à l'éducation et le progrès des mœurs qui en a été la suite. J'ai insisté un peu plus longuement sur le Creusot, parce qu'aucun exemple ne m'a paru plus frappant pour témoigner du rapport intime qui existe entre les qualités de la population et le développement industriel. J'ai d'ailleurs eu plaisir à exposer des faits qu'il m'a été donné d'étudier et de suivre de très-près. En parcourant d'autres grandes usines comme Saint-Gobain ou Baccarat, nous trouverions les mêmes progrès de l'industrie liés aux progrès de la classe ouvrière ; j'ai donc moins de scrupule à m'être étendu un peu longuement sur le Creusot, qui peut servir de type à ces grandes agglomérations manufacturières créées loin des villes, ayant échappé par suite à toutes les influences autres que celles de l'industrie. L'industrie, bien dirigée, a favorisé leur développement intellectuel. A leur tour elles ont aidé l'industrie dans ses luttes contre la concurrence et dans ses perfectionnements.
�CHAPITRE V
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION
ET DE
r.A
MORALITÉ SULl
LE PROGRÈS
DE L'AGRICULTURE.
§ I. — Transformation de l'Agriculture.
L'agriculture est appelée en Europe à une transformation complète déjà commencée depuis un siècle, mais lente à se généraliser à cause de l'esprit arriéré qui règne encore dans une partie des campagnes. Celte transformation a été rendue inévitable par la cherté de la main-d'œuvre qui a augmenté le prix de revient de tous les produits agricoles, sans que leur prix de vente pût s'élever proportionnellement à cause de la concurrence. La nécessité du bon marché et le progrès des idées de liberté commerciale ont fait ouvrir aujourd'hui les barrières qui protégeaient encore l'agriculture des nations occidentales, et la lutte est ouverte entre leurs cultivateurs et ceux du monde entier. On ne conteste pas que d'autres pays de production aient un beaucoup moindre loyer de terres à payer, une main-d'œuvre plus basse, un sol plus fertile et
�288
TROISIÈME PARTIE.
moins d'impôts. L'intérêt du consommateur l'emporte sur ces considérations; la liberté des échanges est acceptée aujourd'hui comme une loi nécessaire pour presque tous les esprits, et on y voit un utile stimulant pour l'agriculture qui ne progressait que trop lentement. Il faut aujourd'hui qu'elle accomplisse sa révolution en peu d'années sous peine des plus grandes souffrances. L'ancien paysan illettré n'est plus à la hauteur de ces idées nouvelles; mais les jeunes fermiers instruits, sans bien comprendre encore ces lois générales, reconnaissent que les résultats de leur culture, d'après les anciennes méthodes, empirent chaque année, et se décident à entrer dans la voie des améliorations. La pratique n'en est pas aisée, car il faut beaucoup de capital, et il manque presque partout dans les campagnes. On a embrassé une trop grande culture, il faut la restreindre, et c'est une des plus pénibles déterminations à prendre. Une fois les transformations commencées, rien n'est fait encore sans un travail opiniâtre qui est la condition de leur succès. La négligence n'entraînait autrefois qu'une perte de revenus; elle peut être une cause de ruine, aujourd'hui que le progrès a exigé de coûteuses avances à la terre qui ne peut les rendre qu'à force de soins. Il ne faut plus penser à aller se distraire dans les foires, à fréquenter les cabarets ni à céder aux entraînements du plai-
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
289
sir. La vie actuelle de l'agriculteur est plus digne, plus élevée, mais en même temps plus sévère et exige les plus hautes qualités. Combien il est difficile de trouver dans la campagne les hommes nouveaux que demande cette révolution agricole! La plupart des jeunes gens d'un esprit actif avaient quitté la vie rurale où il ne semblait pas qu'on pût appliquer Utilement son intelligence. C'est ce qui fait comprendre comment les plus simples progrès ont eu tant de peine à s'acclimater dans quelques parties de la France. L'emploi raisonné des amendements et des engrais et l'adoption d'assolements réguliers sont le principe de la réforme, et il y a encore bien des départements où on commence seulement à les introduire. Tous nos pays granitiques ne peuvent prospérer que par des chaulages énergiques; mais la chaux était chère, les transports coûteux; on a reculé devant la dépense, ou on ne l'a faite que dans des proportions très-insuffisantes. Les prairies artificielles ont été très-lentes à triompher. La routine des anciens, qui se couvrait du nom d'expérience, affirmait qu'elle ne pouvait convenir au pays. Le trèfle commence aujourd'hui à se répandre, et réussit presque partout, à la condition de trouver une terre convenablement amendée. Des objections non moins vives avaient été faites
19
�290
TROISIÈME PARTIE.
à l'introduction de la luzerne. Des agriculteurs, amis du progrès, l'ont essayée dans des pays auxquels on ne l'aurait pas crue destinée; elle y a donné des récoltes très-avantageuses et une excellente nourriture pour le bétail. La création des prairies naturelles s'est heureusement développée; la hausse de la main-d'œuvre en fait une nécessité. II n'est pas rare toutefois d'entendre les anciens paysans demander comment on récoltera assez de grains, si on fait autant de prés. Le système nouveau consistant à avoir beaucoup plus de bétail et par suite de fumier, et à obtenir par son emploi autant de grain d'une moindre surface, n'entre dans l'esprit que des agriculteurs instruits et habitués à calculer. Les prairies existantes pèchent encore par les irrigations. Il y a là toute une science pratique bien peu connue en France. Elle exige impérieusement chez les cultivateurs des connaissances élémentaires. Il faut pouvoir calculer un niveau et faire quelques opérations faciles sur le terrain. Les jeunes gens, même soigneusement instruits dans les écoles, manquent trop souvent encore de ces notions spéciales qu'il serait bon de vulgariser. Il faut donc appeler un étranger; mais cette dépense effraye. On se décide ou à ne pas entreprendre le travail, ou à le faire par à peu près. Les résultats sont alors souvent médiocres, et on en conclut que ces perfectionnements si recommandés ne sont pas
�INFLUENCE SUS L'AGRICULTURE.
291
à la hauteur de leur réputation. — Tout ce que je viens, de dire des irrigations s'applique également au drainage. Il demanderait pour réussir des hommes plus instruits. S'il s'est peu développé en France, il n'en faut pas chercher ailleurs les causes. Quand les propriétaires habitent la campagne, leur intervention peut triompher de ces obstacles. Ce n'est pas qu'ils soient eux-mêmes le plus souvent en mesure de prendre un niveau ou de calculer une pente; car cette éducation pratique n'est pas plus donnée dans l'enseignement secondaire que dans les écoles primaires, mais ils font venir un géomètre habitué à ces travaux, et prennent l'habitude de ces opérations, ou y font instruire le plus intelligent de leurs ouvriers ruraux. Cette présence du propriétaire, cette action si salutaire de sa part, sont l'exception chez nous. On sait combien l'absentéisme est encore répandu, malgré quelques progrès obtenus dans les dernières années. C'est donc, sauf quelques clauses trop souvent illusoires inscrites dans les baux, de l'initiative des fermiers qu'il faut attendre le progrès; et je viens de montrer, dans cet exemple des irrigations et du drainage, les obstacles que leur ignorance oppose trop souvent aux améliorations. L'amélioration des races de bétail a été beaucoup mieux comprise de nos cultivateurs qui ont déjà accompli de remarquables transformations dans
�292
TROISIÈME PARTIE.
plusieurs de nos départements. M. Léonce de Lavergne, dans son beau livre VÉconomie rurale en Angleterre, a merveilleusement expliqué ce qu'a été ce progrès chez nos voisins. Ce n'est qu'en appliquant à l'agriculture des hommes plus instruits qu'autrefois et plus persévérants que nous pouvons espérer voir généraliser chez nous des progrès comme ceux dont les Bakwell, les Ellmann et les Collins ont doté la GrandeBretagne. Mais trouvera-t-on en France de nombreuses fermes consentant à payer des prix de location de reproducteurs, tels que purent les obtenir ces grands réformateurs anglais? Il est permis d'en douter, malgré quelques brillants exemples, tant que les lumières n'auront pas régénéré nos campagnes; et il faut cependant que nous marchions rapidement dans cette voie, sans quoi notre agriculture déclinera bien vite. Souvenonsnous de ce qui est arrivé à l'Espagne, qui était autrefois à un rang plus élevé et qui l'a perdu. L'Angleterre lui demandait la moitié de ses laines; aujourd'hui sa production propre et celle de ses colonies lui suffisent. Les sacrifices accumulés par des volontés intelligentes ont réussi, grâce à Fin-, tervention des grands propriétaires anglais qui ont tenu à- honneur d'habiter leurs terres et de les améliorer. Ces utiles exemples se sont popularisés, et le progrès basé sur l'instruction est allé se répandre jusque dans une autre partie du monde, en
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
203
Australie, d'où reviennent aujourd'hui des produits perfectionnés. Les machines offrent un exemple plus frappant encore de l'application des mêmes principes. Il faut bien en venir à leur emploi pour suppléer à la rareté et à la cherté des ouvriers agricoles. Mais essayez de persuader à l'ancien paysan qu'il a intérêt à acheter, je ne dirai pas même une faneuse ou un râteau mécanique, mais un simple hache-paille et un coupe-racines ! La jeune génération plus éclairée devra aborder ce progrès, et y trouvera une source de prolits déjà féconde en Angleterre, mais à peine connue en France. L'amélioration de la culture de la vigne, son introduction dans les pays où elle n'est pas encore acclimatée sont encore des réformes que l'instruction facilitera. Il faut, pour ces transformations, que l'esprit des cultivateurs devienne non-seulement plus éclairé, mais plus agile et plus souple. Il peut être utile de persévérer en agriculture; il est souvent plus avantageux encore de modifier les procédés et de faire varier les produits suivant les convenances commerciales. Un puissant auxiliaire pour ces progrès, c'est l'introduction de la comptabilité dans les exploitations rurales. Dans un grand nombre de nos départements elle n'existe encore qu'à l'état de rare exception, ou bien souvent le cultivateur croit avoir apporté un ordre suffisant dans ses affaires en tenant
�294
TROISIÈME PARTIE.
un simple compte de caisse. Ne lui demandez pas compte des résultats rapportés à l'un de ses champs ou h l'une de ses cultures, n'essayez pas d'obtenir des chiffres précis sur l'effet des améliorations, sur le succès ou l'échec auquel ont abouti ses essais, il ne vous donnera à cet égard que des indications vagues, ou, s'il fait quelques calculs, ils manqueront de contrôle puisqu'il n'y a pas de comptabilité d'ensemble. C'est là un très-grand mal, car il ne peut pas y avoir de progrès sérieux sans cette patiente analyse des faits. La comptabilité seule peut rendre hardi ; souvent aussi elle rappelle à la prudence; elle signale à temps une erreur en arrêtant le fermier dans la fausse voie où il s'engageait ; elle l'encourage dans ses essais heureux, et quand au milieu de ces difficultés de la vie agricole la méliance et l'incrédulité de ses voisins le fait douter lui-même de la justesse de ses inspirations, elle lui donne la force de continuer son œuvre et de la développer. J'ai eu l'honneur de connaître quelques heureux novateurs en agriculture, j'ai été témoin de leurs efforts hardis, contestés au début par tous les habiles du pays. Ils auraient succombé à la tâche et reculé devant les obsessions et les timides conseils de leurs amis et souvent de leur propre famille, s'ils n'avaient tenu des comptes sévères leur montrant sans cesse le produit de leurs essais, et les rassurant sur l'avenir par la certitude des bénéfices réalisés et des progrès accomplis. Mais ce
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
295
n'est pas au jeune homme doté d'une instruction primaire insuffisante qu'il faut demander de tels efforts. Quand il a quitté trop tôt l'école et n'a pas entretenu par un peu de travail personnel ses connaissances premières, ses mains habituées aux ouvrages des champs ne tiennent plus la plume qu'avec peine, le chiffre l'effraye, il n'écrit plus que dans les cas d'absolue nécessité et se borne trop souvent à savoir signer son nom. C'est alors que, ne pouvant se rendre compte de la marche de sa culture, il se décourage de la moindre déception, il a peur de toute dépense pouvant conduire à un progrès, il se concentre dans la vieille routine et s'en console en déversant la critique sur les partisans des nouvelles méthodes. C'est là la situation d'une grande partie de la France, et on ne pourra en sortir que par un très-grand progrès de l'instruction. L'école élémentaire ne suffira même pas, il faudra le cours d'adultes qui sera fréquenté surtout par les jeunes gens, et qui leur permettra de conserver de bonnes habitudes intellectuelles. Ils garderont ou acquerront le goût de la lecture; écrire ne sera pas une difficulté pour eux ; enfin ils apprendront à tenir des comptes, et, par une conséquence naturelle, leur esprit sera ouvert à tous les progrès et se trouvera au niveau de toutes les exigences nouvelles qu'imposent à la nouvelle génération les transformations nécessaires de la culture moderne.
�290
TROISIÈME PARTIE.
M. de Lavevgne a très-bien résumé ces qualités qu'il faut demander aujourd'hui aux jeunes agriculteurs : , « Qu'ils n'attendent de personne ce qui ne peut « leur venir que d'eux-mêmes; qu'ils s'habituent « à tout calculer, à suivre de l'œil les moindres « variations du marché et à se conduire en consé« quence; qu'ils embrassent moins pour étremdïe « mieux. » Nous pourrons espérer voir se développer ainsi dans la vie rurale le bien-être qui momentanément, il faut bien l'avouer, manque dans une partie de nos campagnes. L'ancien paysan illettré auquel j'ai fait plus haut la guerre, vivait et vit encore fort mal. Ses privations et celles de sa famille sont constantes. Récoltant fort peu, il renonce à se faire aider. Ses enfants manquent souvent l'école, parce qu'ils ont dès leur jeune âge à garder les troupeaux. Les jeunes fdles le font encore, à l'âge où l'isolement loin de la maison et des parents les expose à des dangers nouveaux. Un tel état de choses mérite-t-il des regrets, et ne faut-il pas se dire au contraire qu'il doit être remplacé par un régime meilleur, comportant d'autres méthodes de culture, une production plus active sur un espace moins étendu et l'adoption de méthodes perfectionnées? La dignité de la vie rurale devra ainsi augmenter et le bien-être y progressera. Pour atteindre ce but, il faut, nous l'avons dit,
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
297
le développement de l'instruction, mais il faut aussi un esprit de sagesse qui repousse les aspirations vers les plaisirs de la vie urbaine et fasse pratiquer sans regret les vertus de la campagne. Si le jeune ouvrier rural rêve incessamment à quitter le village pour habiter la ville, si la jeune fille cherche à échapper par le mariage à l'existence des champs, les travaux seront faits avec dégoût, et ce sera un grand obstacle au progrès. Pour éviter ce danger, la campagne doit se défendre, d'abord par le bienêtre plus grand qui résultera certainement des améliorations, puis par une élévation du niveau intellectuel qu'assureront les développements des écoles de garçons et de filles, des cours du soir et des bibliothèques, enfin par les progrès matériels que de sages administrateurs devront y faire pénétrer. Il faut tâcher que les chemins soient meilleurs, l'intérieur deshameaux plus salubre, que l'eau abonde, et s'il est possible que l'aspect même s'améliore. Les modestes monuments du village, l'église, l'école; la maison commune, le presbytère peuvent, en étant l'objet de soins intelligents, concourir à rendre plus agréable cette physionomie souvent si triste de nos centres agricoles. À la suite des bâtiments publics, les logements des cultivateurs suivront le même progrès, et les paysans s'attacheront davantage à rendre propres et sains les abords de leurs maisons. Que les autres institutions dont j'ai déjà parlé en examinant les conditions générales
�298
TROISIÈME PARTIE.
du Lien-être se réalisent, que l'on encourage l'hygiène, que l'on s'arrange pour avoir un médecin à portée, que l'on fonde des caisses de secours mutuels, des succursales de caisse d'épargne, enfin que l'on emprunte à la ville ce qu'elle peut avoir de bon et d'utile, et l'on verra sans doute s'arrêter la dépopulation des campagnes, dont l'une des principales causes est l'absence de bien-être matériel et moral pour les ouvriers ruraux. Mais c'est par la diffusion de l'enseignement qu'il faut commencer, et même pour aider à la révolution agricole, l'instruction élémentaire ne suffira pas. L'instruction spéciale est nécessaire. J'ai donc cru utile de traiter tout particulièrement ici cette question de l'enseignement agricole qui se rattache si intimement au bien-être de l'agriculture.
§ II. — Enseignement agricole.
L'enquête qui vient d'avoir lieu en France sur l'état de l'agriculture a donné des résultats qui ne sont pas encore tous bien connus. Les vœux émanés des diverses provinces correspondent à des situations et des eultures variées, et par suite, à des besoins et à des aspirations qui ne peuvent être partout les mêmes. Mais je serais bien surpris si d'un bout de la France à l'autre ne retentissait un cri unanime en faveur de l'enseignement agricole.
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
299
Cet enseignement fonctionne depuis longtemps chez les Anglais, dont la conviction à ce sujet est faite. Dès 1826, un collège agricole avait été fondé en Angleterre. Il a eu une très-grande influence sur l'agriculture. Il n'y a pas aujourd'hui de comté qui n'ait plusieurs fermes-écoles : on ne se borne pas là; « on a organisé, dit M. de Lavergne, des cours « nomades où de nouveaux missionnaires vont por« ter dans les pauvres villages la prédication agri« cole; on répand jusque dans les chaumières de « petits livres à très-bon marché. Rien n'est épar« gné pour porter à la connaissance du peuple les « deux ou trois principes qui sont la base de la « bonne culture; la théorie des assolements, le bon « emploi des engrais et amendements, l'art d'éle« ver et d'engraisser le bétail. » Quand, il y a une vingtaine d'années, les administrateurs anglais ont cherché à remédier aux maux de l'Irlande, l'un des premiers moyens qu'ils aient mis en avant, c'est l'instruction agricole. • En Allemagne, les idées sont les mêmes, l'enseignement agricole est très-fortement constitué; il en est de même en Suisse, et l'agriculture de ce pays en porte la trace. Elle est beaucoup plus avancée qu'on ne le croit généralement. . Dans tous les pays éclairés, en Relgique, en Hollande, aux États-Unis, les mêmes principes ont été suivis. La Hollande surtout donne à cet égard un spectacle des plus instructifs.
�300
TROISIÈME PARTIE.
« Ce qui fait bien présumer de l'avenir de ce « pays, dit M. de Laveleye, c'est le nombre vraice ment étonnant des membres que comptent les « différentes associations agricoles qui existent en « Néerlande : ce nombre dépasse 20,000. La Société « d'agriculture des deux provinces de Hollande avait « à elle seule, en -1860, plus de 7,000 associés, sur « une population de d,141 ,000 âmes, tandis que la « Société Royale d'agriculture d'Angleterre n'en avait « que 5,000, et tous les comices et sociétés belges « réunis que 6,000. Chaque province de la Néer« lande possède au moins une société, ordinaire« ment divisée en autant de sections qu'il y a de « régions distinctes : ces sections se réunissent plu« sieurs fois dans l'année, pour examiner les ques« lions à l'ordre du jour. S'agit-il d'une améliora« tion nouvelle, chacun apporte le tribut de ses « lumières, expose le résultat de ses expériences, et « s'instruit en prenant connaissance de ceux qu'on « a obtenus ailleurs. Petits et grands fermiers, cul« tivateurs et propriétaires se rencontrent; la fu« sion des classes tend à s'établir; des notions pra« tiques appuyées d'exemples et présentées sous « une forme vivante pénètrent peu à peu dans les « campagnes; tous les griefs peuvent se produire, « se discuter librement ; une opinion publique « éclairée se forme parmi l'élite des populations .« rurales. L'esprit de routine est attaqué sur son « propre terrain et ne tarde pas à perdre son em-
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
301
« pire; les bons effets de ces modestes institutions « sont donc incalculables, et on ne saurait trop en « encourager la multiplication. » L'enseignement agricole n'est encore chez nous qu'imparfaitement constitué. Nous avons quelques écoles spéciales qui ont formé des sujets distingués. Les fermes-écoles répandues dans nos départements ont rendu d'incontestables services. Elles ont préparé des hommes instruits et modestes, qui, en portant dans les fonctions auxquelles ils ont été appelés l'esprit d'analyse et de progrès, ne se sont pas trop laissés aller, comme on l'a dit à tort souvent, aux entraînements des améliorations trop hâtives. Ils ont conservé presque tous des habitudes de vie simple et de travail personnel sans lesquelles on ne peut réussir en agriculture. Sur beaucoup de points ils ont donné des exemples qui ont réagi sur toutes les cultures environnantes et ont concouru à déraciner les idées de routine. Il faut dire cela très-haut; car en France nous sommes malheureusement disposés à faire toujours le procès aux institutions existantes pour vanter celles que nous n'avons pas. C'est le plus souvent une injustice et une faute; et dans le cas particulier, il faudrait bien se garder, en encourageant l'enseignement primaire, de diminuer le concours sympathique que méritent nos excellentes fermes-écoles départementales, pépinières de cultivateurs sérieux et progressifs.
�302
TROISIÈME PARTIE.
Mais on peut dire, sans en rien atténuer leurs services, que leur action, limitée au rayon qui les avoisine, est nécessairement insuffisante pour vulgariser les idées de progrès, et que, là même où elle se l'ait sentir, elle trouve son principal obstacle dans l'ignorance des paysans. Pour arriver à la détruire et à triompher des préjugés, l'introduction de l'enseignement agricole dans nos écoles primaires, a paru à presque tous les hommes de progrès la meilleure solution. Mais comment l'organiser? — Le premier point est de pourvoir nos écoles normales primaires d'un cours d'agriculture convenable, approprié aux cultures du pays et dirigé autant que possible dans un esprit pratique. Il faudra en même temps encourager la création de livres élémentaires appropriés au pays auquel ils sont destinés. On doit exiger surtout qu'ils soient simples et concis. C'est le mérite qu'ont dans les études classiques quelques anciens ouvrages qu'on n'a pas dépassés depuis, comme le vieux Lhomond, et sans lequel les livres agricoles courraient le risque de donner aux enfants qui les apprennent un amas de connaissances indigestes. Des efforts heureux ont déjà été faits dans cette voie. Ainsi, dans le département de Saône-et-Loire, M. Rey, président de la Société d'agriculture d'Autun, a composé depuis une dixaine d'années, sous le nom de XAgriculteur praticien, un livre élémen-
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
303
taire parfaitement approprié aux besoins de l'Autunois et du Morvan, et dans lequel sa longue expérience l'a amené à réunir des leçons pratiques et simples accessibles à tous les esprits. Cet ouvrage a rendu de grands services. M. Rey vient de lui donner une forme nouvelle convenable pour l'enseignement des écoles, en publiant sous le nom de Catéchisme agricole, un abrégé, par demandes et par réponses, traitant d'une manière suffisamment détaillée toutes les questions qu'un agriculteur du pays doit connaître, et ne dépassant pas cependant les limites d'un livre élémentaire pouvant être appris par cœur. Le conseil général de Saône-etLoire, dans sa dernière session, en a ordonné l'impression aux frais du département et sa propagation dans les écoles. Ce petit traité pourrait servir de modèle, même en dehors du pays pour lequel il a été fait. Il serait très-facile d'y apporter les quelques modifications que les besoins spéciaux de la contrée motiveraient, en conservant les principes généraux communs à toutes les cultures. Faut-il aller plus loin et joindre la pratique à la théorie? Les esprits son tassez divisés sur ce point. Les uns croient que les études pratiques laisseront dans l'esprit des enfants des impressions beaucoup plus durables qu'un livre qui ne s'adresse qu'à la mémoire. Les autres objectent que les enfants de la campagne, habitués dès leur plus jeune âge aux travaux des champs, en savent plus long sur les
�304
TROISIÈME PARTIE.
opérations courantes de l'agriculture que n'en sauront les instituteurs, lors même qu'on aura renforcé leur instruction spécialè. On dit encore qu'il y a déjà bien assez à apprendre dans les écoles primaires, sans y ajouter des travaux manuels. M. Louis Reybaud a donné à cette dernière opinion l'autorité, de son appui. J'ai quelque hésitation pour ma part sur l'efficacité de cet enseignement pratique; mais je lui reconnais de tels avantages, s'il réussissait, que je: voudrais au moins le voir essayer. 11 faudrait pour cela commencer par les écoles normales en leur donnant la jouissance de terrains convenables et suffisamment étendus. Quoique l'on ait souvent assuré que les écoles normales en sont maintenant dotées, j'ai lieu de croire que ce n'est jusqu'ici que fort peu de chose. J'ai visité l'an dernier une école normale départementale nouvellement établie et fort bien tenue. Elle n'avait qu'un jardin convenable tout au plus pour l'horticulture, et demandait en vain un agrandissement. Comme les élèves maîtres sont à l'école normale au moment du développement de leur jeunesse et de leur force, on pourrait voir avec plaisir pour eux ces saines occupations au grand air. Leurs heures d'étude diminueraient un peu, et il faudrait plutôt s'en réjouir. Leur santé se fortifierait. Ils seraient encouragés dans des habitudes modestes et simples; car les travaux agricoles pratiques sont assez
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
305
durs, et ne peuvent que contribuer à ramener l'esprit vers la vie réelle, en le détournant des aspiralions vagues, souvent malsaines à cet âge, et plus particulièrement dangereuses pour des hommes voués à cette existence honorable, niais peu bril.ante, de l'enseignement primaire. Si l'on se décidait à entrer dans cette voie, pourquoi n'annexerait-on pas à chacune de nos écoles normales une ferme d'une vingtaine d'hectares, dans laquelle les différentes espèces de cultures seraient représentées, et qui serait dirigée par un bon élève d'une fermeécole? Une légère subvention suffirait pour le décider à se charger de cette culture en utilisant à de certains moments le concours des élèves maîtres. Us sont assez nombreux pour pouvoir assurer en tout temps l'exécution des travaux agricoles nécessaires, sans enlever un temps trop long à leurs autres études. Le jardin consacré à l'horticulture serait conservé et encouragé ; car on ne saurait trop recommander au point de vue moral le développement de ce goût dans les campagnes, et l'instituteur devra faire ses efforts pour y préparer ses élèves. Une fois installé dans son école, on lui assurerait du terrain autour de sa maison ; et, s'il n'est pas désiraLle qu'il en ait beaucoup, comme l'école normale, il faut qu'il en ait assez. Les Allemands, auxquels on revient toujours pour chercher des exemples, recommandent qu'il ait au moins deux arpents, soit sans doute 66 ares, c'est-à-dire l'espace 20
�306
TROISIÈME PARTIE.
nécessaire pour avoir quelques échantillons de culture de légumes, de fruits, et même de fleurs dont il serait très-désirable que les agriculteurs apprissent à égayer un peu les environs de leurs habitations. Pour peu qu'on voulût avoir un peu d'agriculture, même en miniature, les 66 ares seraient bien vite remplis et ne suffiraient même pas. Mais, pour certaines cultures demandant plus déplace on pourrait s'entendre avec un agriculteur éclairé du voisinage pour aller prendre chez lui des leçons pratiques de ce qu'on n'aurait pu faire dans le jardin de l'école. Si ce jardin était un peu grand, il faudrait s'en réjouir à la fois pour l'instruction des élèves et pour l'instituteur. Ce serait pour lui un moyen d'améliorer un peu sa situation matérielle qui sera toujours bien modique, même avec les récentes augmentations de traitement. Ce ne serait pas grandchose, dira-t-on peut-être? Détrompez-vous. A la campagne un jardin bien cultivé est une grande ressource. Il y a souvent au village bien peu d'approvisionnements, et fréquents sont les jours où les légumes remplacent le reste. Il serait donc fort heureux, si cela était possible, que le terrain appartenant à l'école pût être de quelque étendue, d'un hectare par exemple. Il pourrait être loué si Ton craignait la dépense de l'achat, et à la rigueur il ne serait pas nécessaire qu'il fût attenant à l'école, pourvu qu'il n'en fût pas trop éloigné. Pour peu que l'instituteur eût profilé de ses le-
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
307
çons de l'école normale et eût cherché depuis à entretenir son instruction et à observer avec soin les faits qui s'accomplissent dans la commune, il serait en mesure, non-seulement d'instruire les enfants, mais de faire quelques conférences aux adultes ; elles ne peuvent être que très-utiles. Il ne faut pas se dissimuler toutefois- les difficultés qu'elles présentent; car, ici plus que pour les enfants, apparaît l'embarras d'enseigner à des hommes pratiques ce qu'ils pourraient enseigner eux-mêmes au maître, quoiqu'ils soient moins instruits en théorie. Aussi, s'il existait dansla commune ou dans le canton un ancien élève d'une ferme-école ou un cultivateur très-distingué, et qu'il voulût bien se charger de quelques conférences, l'effet serait meilleur encore; car les agriculteurs qui l'écouteraient sauraient qu'il joint l'expérience au savoir, et seraient plus disposés encore à profiter des leçons. Sur la proposition de M. le ministre de l'agriculture et du commerce, une commission vient d'être nommée pour l'étude de ces importantes questions. Il faut souhaiter ardemment qu'il sorte de ces délibérations une bonne organisation de l'enseignement agricole. Les livres agricoles dans les bibliothèques des communes rurales pourront rendre aussi des services en initiant au progrès les hommes déjà nombreux dans les campagnes qui savent lire, et que le manque de connaissances spéciales rend aujour-
�308
TROISIÈME PARTIE.
d'hui peu accessibles aux idées d'amélioration. On a dit que ces hommes ne liraient pas ; je veux pour répondre à cette allégation me borner à citer un exemple tout récent, tiré d'un village de Bourgogne. La commune'est pauvre, elle s'est endettée pour faire des chemins; le conseil municipal refuse systématiquement toute nouvelle dépense. Le maire aurait désiré fonder une bibliothèque; mais le ministère de l'instruction publique, qui donne très-volontiers des livres, impose comme condition absolue l'achat par la commune d'un placard pour les renfermer; le prix de ce placard réglementaire est de 50 francs. Impossible de proposer au conseil municipal une allocation quelconque. Force fut donc d'ajourner la bibliothèque. Il était cependant bien regrettable de ne rien faire; car la commune de B...., est une de celles où le progrès agricole est le moins répandu. Je connaissais cette situation, et je me décidai à dire à l'instituteur fort intelligent : « Passons-nous du placard et ne dece mandons rien à personne, je vais vous prêter « quelques livres d'agriculture, et l'expérience « nous dira si le goût de la lecture existe. » Voici deux lettres que j'ai reçues de lui depuis le commencement de cet essai :
B , 30 décembre 18C6.
« Les livresque vous aviez fait déposer chez moi « ont parcouru toute la commune; ils ont été lus
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
309
« et relus avec plaisir; la veille de Noël plus de « vingt personnes m'en ont demandé ; nous n'avons « pu qu'avec peine satisfaire les plus pressés. »
B
, 8 février 1867.
« « « « « « « « « « « «
a
« J'ai reçu les trois volumes Gazette du Village1; ils seront lus avec intérêt, toute personne qui les voit demande à les lire. M. C... m'a renvoyé la Routine vaincue par le progrès*, ce livre est maintenant à la ferme de M... » « Vos livres ont fait un effet surprenant sur les habitants de B Non-seulement ils les lisent avec intérêt, mais ils ne s'en contentent pas, et plusieurs m'ont demandé de les abonner à un journal du département. Les L... seront trèscontents de voir le journal d'agriculture pratique que vous m'annoncez ; il m'en avaient demandé un depuis le mois de janvier. « Je vous disais dans ma précédente lettre que j'avais eu 25 élèves au cour d'adultes; j'en ai eu 36 dans le mois de janvier. »
Cet exemple m'a paru caractéristique. J'ai pensé qu'en le citant je prouverais plus que par des rai-
1. C'est une publication illustrée a bon marché relative à l'agriculture. 2. C'est un roman agricole très-intéressant de Madame Millet-Robinet.
�310
TROISIÈME PARTIE.
sormements en faveur de la possibilité de répandre l'instruction agricole chez les adultes. Puisse ce mouvement se développer en France! Le progrès de notre agriculture est à ce prix, et c'est seulement en en favorisant la transformation que nous pourrons voir s'arrêter la dépopulation des campagnes et s'y développer le bien-être.
�CONCLUSION
Arrivé au terme de ce travail, je n'ai pas besoin d'en résumer longuement les conclusions; car, presque à chaque page et dans l'étùde de chaque pays, la même idée est revenue et s'est comme imposée, celle de l'influence de l'éducation, de la supériorité morale des peuples éclairés, et de leurs progrès dans l'industrie et dans l'agriculture, opposés à la décadence des nations qui n'ont pas suivi le même mouvement. Ces principes ont d'ailleurs été ceux de tous les grands hommes d'État : « Instruisez le peuple, » telle avait été la parole léguée par le fondateur de l'indépendance des États-Unis à ses concitoyens, et on sait de quel développement intellectuel elle a été "suivie. « Plus tôt vous traiterez l'enfant en « homme, avait dit Locke, plus tôt il commencera « de l'être. » « Les lumières, a dit Tocqueville, « sont les seules garanties que nous ayons contre « les écarts de la multitude. » Tous les hommes de génie qui ont laissé leur empreinte dans l'histoire
�312
CONCLUSION.
de l'esprit humain ont été unanimement d'ardents promoteurs de l'instruction. Il semblerait donc que la démonstration est faite, ét qu'il n'y a plus rien à ajouter pour fortifier, sur ce. grand sujet de l'enseignement, la conviction de tous les amis du progrès social. Mais depuis quelque temps, à la suite du trouble profond qui a agité notre société, une doctrine différente a trouvé dans des esprits loyaux et consciencieux de zélés défenseurs. Elle a été exposée dans des ouvrages remarquables par de merveilleuses qualités d'analyse, par l'élévation des idées et par l'éloquence que donne la conviction. On n'a pas contesté la nécessité de l'éducation, mais on a élevé des doutes sur son efficacité. On a cherché à trouver dans un régime emprunté à des sociétés ou des époques autres que la nôtre des solutions applicables à la France du dix-neuvième siècle. C'est ainsi que la reconstitution de l'autorité paternelle sur des bases plus solides, la concentration des fortunes entre les mains de l'héritier chef de famille, le développement de l'esprit de patronage entre les chefs et les ouvriers, et la préférence à accorder au travail à la campagne sur les agglomérations des villes, ont été indiquées comme des solutions plus efficaces, destinées à ramener l'ordre dans les esprits. Le retour à la foi religieuse a été en même temps recommandé avec ardeur; tout le monde est d'accord sur ce dernier point, et c'est la pensée qui
�CONCLUSION.
I
3i3
s'est reproduite dans tout le cours de cette étude. Mais les autres remèdes proposés ne sont-ils pas bien discutables? Et en supposant que toutes les tendances soient bonnes, comme l'esprit élevé qui les a inspirées, y a-t-il là des idées bien pratiques dont on puisse sérieusement espérer l'application à notre époque? Est-il réellement possible de reconstituer ces familles patriarcales qui ont pu faire du bien autrefois, mais qui, il faut l'avouer, constituaient entre les mains du chef de famille une puissance véritablement despotique, dont l'abus peut être à craindre ? Peut-on croire que la suppression de l'égalité entre les enfants d'un même père puisse rentrer aujourd'hui dans nos mœurs, sans y froisser des sentiments qui se sont profondément gravés dans l'esprit français? Et cette inégalité, fût-elle aujourd'hui possible, est-elle réellement désirable ? Trouve-t-on des avantages bien certains dans le monopole constitué au profit d'un héritier présomptif dont les autres enfants ont à subir l'influence dominante? Ce régime a réussi, dit-on, à l'Angleterre, qui a envoyé dans ses immenses colonies les membres de la famille moins favorisés de la fortune; mais aurions-nous en France quelques résultats analogues à espérer, et ne doit-on pas plus attendre chez nous d'une justice également répartitive entre tous, qui permet à tous les enfants de s'élever avec les mêmes ressources, etde n'avoir entre eux d'autre inégalité que
�314.
CONCLUSION.
celle du travail et du talent? Le patronage est une grande force sociale qui a rendu de grands services à l'humanité; mais peut-on espérer y voir la loi de l'avenir, et n'est-ce pas plutôt vers la justice et l'indépendance réciproques, tempérées seulement par la bienveillance, que nous entraîne le mouvement des idées contemporaines? Quant à ces grandes agglomérations que l'industrie moderne a imposées, il faut vivre avec elles et reconnaître qu'en France le courant manufacturier tend à les accroître, et à s'éloigner des usines placées autrefois dans les campagnes, à portée des cours d'eau. On vient dans les villes, ou tout au moins l'on s'en rapproche, précisément pour y trouver les lumières, cette vivacité d'esprit qu'on n'a pas dans les villages, et cette émulation que fait naître le voisinage des industries. Ce courant si général ne peut aujourd'hui se modifier; mais on doit le diriger et le moraliser par l'éducation. Ne regrettons pas trop le passé, rappelons-nous ce qu'en a dit le grand historien Macaulay : «Plus on examine avec attention l'histoire du « passé, plus on voit combien se trompaient ceux « qui s'imaginaient que notre époque a enfanté de « nouvelles misères sociales; la vérité est que ces « misères sont anciennes. Ce qui est nouveau, c'est « l'intelligence qui les découvre, et l'humanité qui « les soulage. » , Portons nos regards vers l'avenir, et développons
�■ CONCLUSION.
315
avec confiance l'instruction dans les générations nouvelles, en fortifiant encore son caractère moral et religieux. La destinée de notre chère France y est attachée, et nous ne pouvons assurer sa grandeur qu'en y répandant les lumières.
FIN.
�TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE INTRODUCTION ;
PREMIÈRE PARTIE
ORGANISATION DE L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
CDAP.
—
—
I. Prusse H. Autres pays de l'Allemagne 111.
Suisse
— — —
IV. Belgique V. Hollande VI. Suède
— VII. Italie — ViiL Angleterre, Écosse, Irlande — — — IX. Etats-Unis X, France XI. L'Enseignement industriel
— XII. Conclusion., § § i. Enseignement obligatoire il. Gratuité
§ m. Budget de l'Instruction..
�318 § § §
TABLE DES MATIERES. iv. Éducation des filles v. Institutrices; — Écoles mixtes vi. L'Education religieuse. — Le Prêtre. — La Congrégation § vu. La Décentralisation § viiïi Nécessité de fortifier l'Instruction.. .
§ IX.
L'Enseignement religieux
DEUXIÈME PARTIE
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION SUR LA MORALITÉ.
CDAP.
1. Généralités II. Statistique de la moralité § § i. Criminalité
—
il. Naissances illégitimes.
§ ni. Ignorance alliée au vice § iv. Ivrognerie — — — — — III. Les Villes, l'Industrie, les IV. Moralité en Allemagne V. Moralité en Suisse VI. Moralité en Belgique VII. Moralité en Hollande et dans les pays du Nord. Campagnes .
— VIII. Moralité en Angleterre — — IX. Moralité aux Étals-Unis X. Moralité en France § § — i. Inlluence du passé il. État moral en France ......
XI. L'Instruction et la Moralité dans leurs rapports avec l'esprit politique et avec les questions de salaire
�TABLE DES MATIERES.
310
TROISIÈME
PARTIE
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION ET DE LA MORALITÉ SUR LE BIEN-ÊTRE.
GHAP.
I. Situation générale II. Allemagne et autres pays III. Bien-être en France IV. Influence de l'Education et de la Moralité sur le développement industriel. V. Influence de l'Éducation et de la Moralité sur le progrès de l'Agriculture § i. Transformation de l'Agriculture ,.. .
229 233 2ii 257 2S7 2S7 298
311
—
S il. Enseignement agricole.. ,
CONCLUSION
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Paris.
—
Imp. de P.
BOUHDIEH, CAPIOHOHT
fils et Cie, 6, rue des Poitevins.
. (Médiathèque] ) 1 Archives-
�
PDF Table Of Content
This element set enables storing TOC od PDF files.
Text
TOC extracted from PDF files belonging to this item. One line per element, looking like page|title
1|Preface|3
1|Introduction|6
1|Premiere Partie|14
2|Chap. I. Prusse|14
2|Chap. II. Autres pays de l'Allemagne|31
2|Chap. III. Suisse|41
2|Chap. IV. Belgique|49
2|Chap. V. Hollande|55
2|Chap. VI. Suède|62
2|Chap. VII. Italie|63
2|Chap. VIII. Angleterre, Ecosse, Irlande|65
2|Chap. IX. Etats-Unis|99
2|Chap. X. France|107
2|Chap. XI. L'enseignement industriel|124
2|Chap. XII. Conclusion|129
3|I. Enseignement obligatoire|129
3|II. Gratuité|132
3|III. Budget de l'Instruction|136
3|IV. Education des filles|137
3|V. Institutrices - Ecoles mixtes|139
3|VI. L'Eduction religieuse - Le Prêtre - La Congrégation|142
3|VII. La Décentralisation|147
3|VIII. Nécéssité de fortifier l'Instruction|149
3|IX. L'Enseignement religieux|152
1|Deuxieme Partie|156
2|Chap. I. Généralités|156
2|Chap. II. Statistique de la moralité|162
3|I. Criminalité|163
3|II. Naissances illégitimes|174
3|III. Ignorance alliée au vice|176
3|IV. Ivrognerie|176
2|Chap. III. Les Villes, l'Industrie, les Campagnes|179
2|Chap. IV. Moralité en Allemagne|186
2|Chap. V. Moralité en Suisse|192
2|Chap. VI. Moralité en Belgique|195
2|Chap. VII. Moralité en Hollande et dans les pays du Nord|197
2|Chap. VIII. Moralité en Angleterre|200
2|Chap. XI. Moralité aux Etats-Unis|210
2|Chap. X. Moralité en France|212
3|I. Influence du passé|212
3|II. Etat moral en France|216
2|Chap. XI. L'instruction et la Moralité dans leurs rapports avec l'esprit politique et avec les questions de salaire|228
1|Troisieme Partie|235
2|Chap. I. Situation générale|235
2|Chap. II. Allemagne et autres pays|239
2|Chap. III. Bien-être en France|250
2|Chap. IV. Influence de l'Education et de la Moralité sur le développement industriel|263
2|Chap. V. Influence de l'Education et de la Moralité sur le progrès de l'Agriculture|293
3|I. Transformation de l'Agriculture|293
3|II. Enseignement agricole|304
1|Conclusion|317
1|Table des Matière|322
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/67f88b1f529328773e46eeaa16baa10e.pdf
f7ab2cf0f2522148c461afa4a4d05fc8
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
An account of the resource
A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
Document
A resource containing textual data. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Histoire grecque
Subject
The topic of the resource
Grèce antique
Description
An account of the resource
Quatrième édition
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Duruy, Victor (1811-1894)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie de L. Hachette et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1864
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-18
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/106711016
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG DD 92 126
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai - Fonds Delvigne
Rights Holder
A person or organization owning or managing rights over the resource.
Université d'Artois
PDF Search
This element set enables searching on PDF files.
Text
Text extracted from PDF files belonging to this item.
��•M
�HISTOIRE
UNIVERSELLE
publiée par une société DE PROFESSEURS ET DE SAVANTS
sous la direction DE V. DURUY
�AUTRES OUVRAGES DE M. DURUY
PUBLIÉS PAR LA MÊME LIBRAIRIE. Sfistoirc île la Grèce ancienne, ouvrage couronné par l'Académie française. 2 volumes in-8, brochés. 12 fr. Histoire des Romains et des peuples soumis à leur domination depuis les temps les plus reculés jusqu'à Dioclétien. 3 volumes in-8. (2" édition, en préparation.) De Paris à Bucharest: lume in-18 jésus, broché.
1"
partie de Paris à Vienne. 3 fr.
1 vo50 c.
Histoire île France, édition illustrée d'un grand nombre de gravures et de cartes géographiques. 2 forts volumes in-18 jésus, brochés. 7 fr. 50 c. Cours d'histoire, rédigé conformément aux derniers programmes officiels, à l'usage des classes de grammaire et d'humanités. 6 volumes in-12, avec cartes géographiques, cartonnés : Abrège d'histoire ancienne. Classe de Sixième. 1 vol. 2 fr. 50 c. ' Abrégé d'histoire grecque. Classe de Cinquième. 1 vol. 2 fr. 50 c. Abrégé d'histoire romaine. Classe de Quatrième. 1 vol. 2 fr. 50 c. Histoire de France et du moyen âge du v° au XIVe siècle. Classe de Troisième. 1 vol. 3 fr. 50 c. Histoire de France, du moyen âge et des temps modernes du xivc au milieu du xvn° siècle: Classe de Seconde. 3 fr. 50 c. Histoire ~d,c France et des temps modernes, depuis l'avènement de Louis XIV jusqu'à 1815. Classe de Rhétorique. 3 fr 50 c. Petits cours d'histoire. géographiques', cartonnés :
7 volumes in-18, avec cartes
Petite Histoire Sainte, contenant l'Ancien et le Nouveau Testament. ^AffaX. 75 c. ' ' Petite histoire ancienne. 1 vol. 1 fr. Petite histoire grecque. I vol. 1 fr. Petit? histoire romaine. 1 vol. 1 fr. l'élite hiftoire du moyen âge. i vol. 1 fr. ^Petiieliistoire des temps modernes. I vol. i fr. Petite histoire de France, depuis les temps les plus reculés jusqu'à 1863. 1 vol. 1 fr. Pour ceux des ouvrages de M. Duruy qui l'ont partie do l'histoire universelle voir l'annonce sur la couverture.
Paris. — Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, !).
�HISTOIRE
GRECQUE
— 3 & * -©U-R-^Jf^EQUATRIÈME ÉDITION
.U.F.M. Nord - Pas ée-Gc!c*„
Médiathèque Site de Douai 161, rue d'Esquerchin B.P. 827 58508 DOUAI Tél. 03 27 93 51 78 •''
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C'°
��CARTES, PLANS ET GRAVURES.
CONTENUS DANS L'HISTOIRE GRECQUE.
CARTES.
Pages.
Grèce ancienne Attique et Mégaride Péloponnèse Grèce centrale Expédition de Cyrus.., Macédoine Empire d'Alexandre PLANS. De Sparte D'Athènes Des Thermopyles De Syracuse De la bataille de Salamine De la bataille de Platées De Pylos GRAVURES. L'acropole d'Athènes L'acrocorinthe Temple d'Olympie Temple de Thésée Le Parthénon L'Érechthéion Les Propylés
■
1 50 63 64 -272 348 395
32 32 106 106 111 111 198
;
!
....
50 63 78 142 162 163 164
��HISTOIRE GRECQUE.
CHAPITRE PREMIER.
GEOGRAPHIE PHYSIQUE.
Nom, étendue et configuration générale. — Montagnes et cours d'eau. — Divisions géographiques. — Productions ; caractère général du sol grec. Soin,
étendue et configuration générale.
v « Qu'entendez-vous par la Grèce ? demande ironiquement Philippe de Macédoine aux Étoliens, quand ceux-ci lui reprochent d'être un roi barbare. Où placez-vous ses limites? Et vous-mêmes, pour la plupart, êten-vous Grecs? » Ce nom eut la même fortune que celui d'Italie ; tous deux voyagèrent d'une extrémité à l'autre de la Péninsule qu'ils servirent plus tard à désigner tout entière. Un petit canton de l'Épire s'appela d'abord ainsi ; mais le mot gagna de proche en proche, et s'étendit peu à peu sur la Thessalie', les pays au sud des Thermopyles et le Péloponnèse. Dans la suite, il comprit encore l'Épire, l'Ulyrie jusqu'à Épidamme, enfin la Macédoine. Par une autre singularité, le nom de Grèce était inconnu à la Grèce. Elle s'appelait elle-même Hellas, le pays des Hellènes.Nous ignorons les motifs qui ont fait prévaloir le mot de Grœcia dans la langue romaine. Mais nous-mêmes ne désignons-nous pas les peuples d'outre-Rhin par un nom qu'ils ne connaissent point? La Grèce est l'une des trois péninsules qui terminent l'Europe au sud. Si l'on mesurait son étendue au bruit qu'elle a I11ST. GR. 1
�2
CHAPITRE PREMIER.
fait dans le monde, elle serait une vaste région; en réalité, elle est le plus petit pays de l'Europe. Sa superficielles îles comprises, est loin d'égaler celle du Portugal ; mais ses rivages sont si bien découpés que leur étendue surpasse celle de tout le littoral espagnol. Au nord, elle tient au massif des Alpes orientales qui la séparent de la vallée du Danube, une des grandes routes des migrations asiatiques en Europe. Au sud, elle plonge par trois pointes dans la Méditerranée, presque sous la latitude de Gibraltar et en face d'une des plus fertiles provinces de l'Afrique. Séparée par la mer, de l'Asie, de l'Afrique et de l'Italie, elle s'en rapproche par ses îles. Les Gyclades, qui commencent près du cap Sunion, vont se mêler aux Sporades qui touchent à l'Asie. De Gorcyre on voit l'Italie, du cap Malée les cimes neigeuses de la Crète, et de cette île les montagnes de Rhodes et de la côte asiatique. Deux journées de navigation mènent de la Crète à Cyrène; il en faut trois ou quatre pour atteindre l'Egypte. Comment s'étonner que la Grèce ait rayonné bien au delà de ses frontières par son commerce, ses colonies et sa civilisation, quand tant de routes s'ouvraient devant elle !
Montagnes et coui-g tl'cutl.
Ce que l'Apennin est pour l'Italie, le Pinde l'est pour la Grèce. Il se détache des Alpes orientales, comme l'Apennin des Alpes maritimes, et descend au sud, séparant l'Illyrie de là Macédoine, l'Epire de la Thessalie, et couvrant la péninsule d'innombrables ramifications. Les monts Cambuniens s'appuient, au nord des sources du Pence, sur cette chaîne centrale et courent droit à l'est, vers les bords du golfe Therma't'que, où ils se relèvent pour former la masse colossale de l'Olympe. Cette montagne, haute de plus de 3000 mètres, se présente, du côté de la Macédoine, comme une immense muraille taillée à pic. Au midi, ses pieds baignent dans le Pénée; de l'autre côté du fleuve se dresse l'Ossa, le rival de l'Olympe, qui garde presque aussi longtemps que lui, dans l'été, les neiges de l'hiver. L'issue que le Pénée s'est frayée entre les deux monts est la vallée de Tempe, célèbre dans
�GÉOGRAPHIE PHYSIQUE.
3
l'antiquité par le charme et l'imposante beauté des sites qui la décorent. Cette vallée sauvage, si resserrée en quelques endroits, que dix hommes y pourraient arrêter une armée, était cependant le seul passage fréquenté qui menât de Macédoine en Thessalie. Comme les monts Cambuniens ferment la Thessalie par le nord, le mont OEta la ferme par le sud et se termine aussi, sur le golfe Maliaque, par un défilé fameux, celui des Thermopyles. Entre les monts Cambuniens et l'Œta s'étend YOthrys, qui sépare le bassin du Pénée de celui du Sperchios, et qui va rejoindre sur la côte le Pélion, prolongement de l'Ossa; ainsi presque toute la Thessalie est vraiment ce que l'appelait Xerxès, un vallon facile à noyer sous les eaux, si on leur fermait la seule issue par où elles s'échappent, la vallée de Tempé. La poésie avait trouvé dans cette région quelques-unes de ses plus gracieuses et de ses plus terribles légendes. Cette vallée de Tempé, le bras du fils d'Alcmène ou le trident de Neptune l'avait ouverte. Sur la cime de l'Olympe et ses neiges presque éternelles, au milieu des nues qui l'enveloppent et que déchire la foudre, s'élevaient les trônes des douze grands dieux. G'est dans la Thessalie que les géants avaient combattu les maîtres de l'Olympe"; là que les Muses vinrent, aux noces de Thétis et dePélée, prédire la naissance d'Achille et la ruine de Troie. Le laurier d'Apollon croissait d'abord à Tempé; et sur le Pélion furent coupés les arbres dont on fit le navire Argo, auquel Minerve donna pour mât un des chênes fatidiques de Dodone. Au sud de la Thessalie et de l'Épire, un inextricable réseau de montagnes couvre la .Grèce centrale. Une chaîne qu'on peut regarder comme la continuation du Pinde descend jusqu'au golfe de Corinthe entre l'Étolie et la Locride. Une autre qui se détache de celle-ci dans la Doride court à l'est et comprend les monts célèbres du Parnasse où Delphes 'élevait, de l'Hélicon, le séjour des Muses, du Githéron ù Œdipe tua Laios, du Parnès, du Pentélique qui passe errière Athènes et porte son acropole, de l'Hymette enfin ont le Laurion et le cap Sunion sont comme les dernières errasses.
�k
CHAPITRE PREMIER.
Cette chaîne, souvent brisée, envoie vers le sud, entre les golfes Saronique et Corinthien, un puissant rameau qui forme une seconde péninsule à l'extrémité de la première, s'y étale- circulairement, et donna presque au Péloponnèse la figure d'un cône tronqué dont le sommet est à cinq ou six mille pieds au-dessus de la mer. Par cette disposition de ses montagnes, la Grèce est, si j'ose dire, un piège à trois fonds. Les monts Cambuniens et l'Olympe s'élèvent au nord, comme une première barrière. Si ce difficile obstacle -est franchi ou tourné, l'assaillant sera arrêté par l'Œta aux Thermopyles et enfermé dans la Thessalie. Ce passage encore forcé, la Grèce centrale n'est plus défendue, parce que les hauteurs n'y forment point une chaîne continue ; mais la résistance peut reculer jusqu'à l'isthme de Corinthe, où elle trouve de nouveau une formidable position, des montagnes inaccessibles ne laissant, entre leurs flancs abrupts et la mer, que deux routes dangereuses suspendues au-dessus des flots. Les eaux intérieures de la Grèce pouvaient être également fermées aux navires des peuples anciens sur trois points : au nord de l'Eubée, pour couvrir les Thermopyles; près de l'Euripe, pour défendre les approches de l'Attique; dans le détroit de Salamine, pour protéger l'isthme de Corinthe. La mer se trouvant partout à une faible distance des montagnes, la Grèce n'a que des cours d'eau peu étendus. Les plus considérables sont le Pénée et YAchèloûs (130 et 175 kilom. de longueur). Plusieurs de ces fleuves, l'Eurotas, l'Alphée, le Styx et le Stymphale, ont sous terre une partie de leur cours ; presque tous ont le caractère capricieux des torrents. Les pluies d'automne et d'hiver tombant sur des montagnes décharnées, descendent rapidement vers les vallées qu'elles inondent. Avec l'été arrive la sécheresse, car le calcaire compacte des montagnes ayant peu absorbé, ne rend rien, les sources s'épuisent, et le torrent, naguère furieux, coule à sec.
�GÉOGRAPHIE PHYSIQUE.
Divisions géographiques.
5
A voir le grand nombre de divisions politiques faites en ce petit pays, on les croirait arbitraires ; presque toutes ont été dessinées par la nature même sur le sol. La Thessalie a formé une seule région, malgré l'Othrys, parce que cette montagne , assez haute pour être la ligne de partage des eaux, ne l'est pas assez pour être la ligne de démarcation des hommes. Seulement la vie a été bien autrement active aux bords des golfes Maliaque et Pagaséen, qui s'ouvrent sur la Grèce, que dans le bassin solitaire du Pénée. Les villes s'y. pressent comme les légendes. Les deux Locrides opuntienne et épienémidienne couvrent les pentes qui descendent à la mer eubéenne, la Béotie celles qui s'inclinent à l'intérieur vers le lac Copaïs. Mais la Béotie a deux jours sur deux mers : par le paysd'Aulis sur l'Euripe, par la vallée de Greusi sur le golfe de Corinthe. La Phocide, plus haut dans la montagne, enveloppait la Béotie, et, comme elle, touchait aux deux mers. La Doride, haute et froide vallée entre l'Œta et le Parnasse, aurait pu n'être que le commencement de la Phocide. Le canton montagneux des Locriens Ozoles offrait à ce peuple d'inexpugnables retraites. Pausanias tire leur nom de l'odeur de leurs vêtements en peaux de bêtes non préparées; un de leurs poètes, des fleurs qui embaumaient l'air de leurs montagnes. J'ai peur que le poète n'ait tort ; leur vie grossière donne raison à Pausanias. Leurs voisins à l'ouest, les Étoliens, habitaient un pays sauvage, où les villages, bâtis sur la pente des rocs, restaient l'hiver sans communications entre eux. Ces hauteurs sont les dernières ramifications du Pinde et de l'Œta qui viennent mourir d'une part sur les bords du fleuve Achéloûs, de l'autre, sur ceux du golfe. de Corinthe, au point le plus étroit de cette mer, là où la côte du Pélopponèse n'est qu'à 1600 mètres de distance. C'est par là que les Étoliens iront, dans les derniers temps, ravager si souvent la presqu'île, comme ils passeront entre le Pinde et l'Gïta pour piller la
�6
CHAPITRE PREMIER.
Thessalie, Us n'ont que ces deux portes ouvertes sur la Grèce. L'Achéloûs, dont le delta grandit sans cesse , les séparait de VAcarnanie, autre région montagneuse renfermant quelques lacs, avec de vastes pâturages, et entourée de trois côtés par la mer. Le nord-est de l'Acarnanie, seul, n'était pas défendu; les tribus de l'Épire y pénétrèrent. Les Amphilochiens, qui habitaient de ce côté, étaient à demi grecs et à demi barbares. A l'extrémité opposée s'étendait une presqu'île bien mieux dessinée, l'Attique', que le Cithéron et le Parnès séparaient de la Béotie, que le Pentélique et l'Hymette partageaient en deux versants, et qui s'inclinait vers trois mers. Malgré ces directions divergentes, c'était une des contrées les mieux faites de la Grèce. Beaucoup de villages, mais une seule ville, l'asile commun, le marché, le comptoir et la forteresse du pays : Athènes, entre l'Ilissos et le Géphise ; au pied de rocs escarpés qui portaient sa citadelle, à huit kilomètres du Pirée, qui dans ses trois ports pouvait abriter 400 vaisseaux. Toute la vie de l'Attique devait se porter en ce point ; elle s'y concentra. Tous les échos de l'Asie vinrent y retentir, toutes les affaires du monde s'y traiter, toutes les doctrines, tous les arts s'y épurer et y grandir. Le genre humain salue encore avec reconnaissance la patrie de Socrate, de Phidias et de Sophocle. En suivant la côte qui regarde Salamine, on trouve dans un fertile vallon, séjour favori de Gérés, Éleusis qu'Athènes attira et retint sous son influence, et, entre deux rochers, Mégare qui, protégée par ses montagnes, échappa à cette attraction. Mégare est la porte de l'isthme. Pindare compare cet isthme à un pont jeté par la nature au milieu des mers pour lier ensemble les deux principales parties de la Grèce. Mais ce pont est si hérissé de montagnes, que le passage en est difficile ; en mille endroits, quelques hommes résolus y arrêteraient une armée. Cette position de Mégare et ses deux ports sur les golfes Saronique et Corinthien, faisaient toute son importance. Mais dans l'une de ces mers elle trouvait la marine rivale de Corinthe, dans l'autre celle d'Athènes ;
�GÉOGRAPHIE PHYSIQUE.
7
Hte redoutable concurrence devait la tuer. Entre Schœnous ce et Léchéon l'isthme n'a guère plus de quatre à cinq kilomètres de largeur. Aussi on transportait souvent par terre les vaisseaux d'un de ces ports à l'autre , afin d'éviter les longueurs et les périls d'une navigation autour du Péloponnèse. Démétrius Poliorcète, César et Néron songèrent à creuser en cet endroit un canal. Le Péloponnèse a trois régions bien caractérisées : le bassin central, ou l'Arcadie, enveloppé d'un cercle de montagnes qui ne s'ouvre qu'à l'ouest, du côté d'O'lympie, en un étroit défilé par où l'Alphée s'échappe; la Laconie, ou le bassin de l'Eurotas ; la Messénie, ou le bassin du Pamisos ; les deux dernières tenant aux montagnes de l'Arcadie, et séparées l'une de l'autre par le Taygète. Le reste, c'est-à-dire le littoral du nord, n'est qu'une suite de courtes vallées descendant à la mer, et dont chacune avait une ville qui formait un État à part. Les anciens y distinguaient cependant trois régions particulières : l'Élide, la plus fertile région du Péloponnèse, l'Achaïe et l'Argolide ; ils ne faisaient habituellement d'exception que pour Sicyone et Gorinthe qui, chacune, donnaient leur nom au pays environnant. L'Argolide reproduit presque la figure de l'Attique. C'est aussi une presqu'île entre trois mers. Mais la capitale n'est pas au centre ; son port était mauvais, même pour les navires des anciens, et elle avait Sparte à ses côtés. Aussi, après avoir jeté un vif éclat dans les temps primitifs, elle ne joua, comme Thèbes, qu'un rôle secondaire, sans avoir comme cette autre rivale de Sparte et d'Athènes la gloire éclatante de Leuctres et de Mantinée pour dédommagement de sa longue obscurité.
Productions; caractère général dn sol grec.
Les montagnes de la Grèce couvrent les neuf dixièmes de ba surface, et ne laissent à découvert qu'un très-petft nombre fie plaines dont les plus grandes se trouvent en Thessalie. Vussi cette province était-elle la seule qui nourrît une bonne fct forte race de chevaux. Ces montagnes, aujourd'hui privées
�8
CHAPITRE PREMIER.
de leurs antiques forêts, ne sont pas plus riches que celles de l'Italie en métaux précieux. Cependant, on tirait du cuivre et de l'amiante de l'Eubée ; du fer de la Béotie, du Taygète et des îles de Mélos, de Sériphos et d'Eubée ; Chalcis en fabriquait des armes excellentes, et ses ouvriers se vantaient d'avoir su les premiers travailler le cuivre. Il y avait de l'argent eu Épire, en Chypre, à Siphnos et dans l'Attique où Athènes, aux jours de sa puissance, occupa 20 000 liommes dans ses mines du Laurion. Dans l'Hémus et l'Orbêlos , 'dans la Thessalie, au mont Pangée , entre la Macédoine et la Thrace, et dans les îles de Siphnos et de Thasos, on trouvait de l'or. L'Hèbre, en Thrace, en roulait dans ses flots. L'Attique et les îles, surtout Paros, avaient des marbres renommés et Lemnos les meilleurs vins de la Grèce. Dans les pays montagneux, les plaines sont d'ordinaire d'une extrême fertilité. La Thessalie, la Messénie, le nord de l'Élide et l'Eubée, qui fut le grenier d'Athènes, ne démentaient pas ce principe. La Béotie devait aussi à ses nombreux cours d'eaux et à leurs dépôts longtemps accumulés une surprenante fertilité, surtout la vallée inférieure du Céphise, fécondée comme l'Egypte par des inondations périodiques. Mais les habitants, gâtés par cette nature trop généreuse, s'engourdirent dans les plaisirs sensuels. Tandis que l'Attique, si pauvre, se couvrait d'une active et ingénieuse population , la Béotie nourrit un peuple dont la paresse d'esprit devint proverbiale, bien qu'il ait compté Hésiode et Pindare parmi ses enfants. Les régions élevées de l'Arcadie et ses vallées verdoyantes que mille ruisseaux arrosent, avaient pour habitants une race d'hommes qui ont quelques traits de ressemblance avec les Suisses par leurs mœurs simples et pastorales, leur esprit belliqueux, leur amour du gain et leur dispersion en de nombreux villages. , Prise dans son ensemble, la Grèce n'était pas assez fertile pour noiy-rir ses habitants dans l'oisiveté et la mollesse elle n'était pas assez pauvre non plus pour les contraindre à dépenser toute leur activité dans la recherche des moyens de subsistance. La diversité du sol leur imposait cette diversité
�GÉOGRAPHIE PHYSIQUE.
9
de travaux qui multiplie les aptitudes et excite le génie des peuples, qui provoque la variété des idées par celles des connaissances, c'est-à-dire la civilisation. De leur sol les Grecs reçurent tien plus qu'aucun autre peuple l'obligation d'être à la fois pâtres et laboureurs, mineurs et marchands ; ajoutez : en face et à proximité des contrées alors les plus civilisées, la Lydie, la Ghaldée, la Phénicie. l'Egypte et Carthage. Un pays, en Grèce, résume par excellence tous ces avantages de sol et de position, la stérile Attique, avec ses fertiles campagnes de Marathon et d'Eleusis qui rendaient soixante de produit pour un de semence, avec ses oliviers, son miel parfumé de l'Hymette, ses marbres du Pentélique, ses mi■ nes du Laurion, son atmosphère si pure que du cap Sunion ' on apercevait l'aigrette et la lance de la Minerve du PanthéJ non ; et, mieux que tout cela, avec la mer qui, de trois côtés, lui sert de ceinture. Chaque fois qu'ils montaient au Parthénon, les Athéniens découvraient ces îles nombreuses semées autour d'eux, sur les flots, comme pour devenir leur domaine, ou les mener sans péril aux côtes de Thrace, d'Asie et d'Egypte. La Grèce était donc un magnifique théâtre préparé à l'activité humaine. Que le despotisme eût approché de cette terre et de ces hommes, que Darius ou Xerxès eussent vaincu à Marathon ou à Salamine, et les heureuses influences du sol et du climat eussent été neutralisées ; la Grèce ancienne fût devenue ce que les empereurs et les sultans ont fait de la Grèce moderne, une terre de désolation. Mais le génie de la liberté s'assit au foyer de ce petit peuple victorieux ; il éleva leur âme que la servitude eût dégradée ; il les aida à tirer de leur sol et d'eux-mêmes tous les trésors qu'une nature bienfaisante y avait déposés, que des institutions mauvaises et des circonstances contraires eussent rendus stériles.
�PREMIÈRE PÉRIODE.
LES TEMPS PRIMITIFS ET L'AGE HÉROÏQUE.
CHAPITRE II.
TEMPS PRIMITIFS OU HISTOIRE LEGENDAIRE.
Pélasges (2200-1600) ;Colonsorientaux(1600-1300)etHellènes (1400-1300). Récits mythologiques des temps héroïques : Cécrops (1580?) ; Cadmus (1314?); Danaûs, Pélops (1284?). — Prométhée, Deucalion (1434?); Bellérophon, Persée, Hercule (1262-1210?); Thésée. — Autres personnages célèbres des temps héroïques; Œdipe. — Guerre de Thèbes (1214 et 1197 ?); les Argonautes (1226?); Guerre de Troie (1193-1184?) ; Homère. —Retour des Héraclides ou conquête du Péloponnèse par les Doriens (1104?). les Pcltisges (SSOO-1GOO) : colons 01-lcntiuix (ÎGOO-ISOO) et Hellènes (H400-1SOO).
Les premiers 'habitants de la Grèce semblent avoir été les Pélasges, race aujourd'hui disparue, mais qui aurait couvert l'Asie Mineure, la Grèce et l'Italie, et à laquelle on rapporte des monuments d'une construction particulière que les générations postérieures attribuèrent à une race de géants, les Cyclopes. Ce sont d'énormes quartiers de roc, souvent bruts, quelquefois taillés, mais toujours placés les uns sur les autres sans ciment. Tels sont les murs de Tirynthe bâtis de pierres dont deux chevaux attelés ne pourraient ébranler la plus petite. Les Pélasges paraissent avoir fondé les plus anciennes villes de la Grèce, Mycènes, Tirynthe, Argos, Sicyone, Orchomène; et ils commencèrent à en défricher le sol. Suivant d'anciens récits, des étrangers partis des bords du
�TEMPS PRIMITIFS.
11
Nil et de la Phénicie auraient apporté en Grèce la connaissance des arts utiles, Cécrops dans l'Attique, Gadmus à Thèbes, Danaûs à Argos. On a très-légitimement révoqué en doute l'origine orientale de ces personnages; mais on ne peut nier que les nations plus civilisées de l'Egypte et de l'Asie occidentale n'aient contribué pour beaucoup au développement de la société en Grèce. Ainsi on a constaté que la forme des plus anciennes lettres grecques reproduit celle des caractères Phéniciens-, et que le système métrique des Grecs était presque le même que celui des Phéniciens et des Babyloniens. Les Hellènes, peuplade guerrière établie dans la Thessalie, et probablement proche parente des Pélasges, se répandirent, à partir du seizième siècle avant notre ère, dans les autres parties de la Grèce. Ils paraissent avoir été divisés en quatre tribus principales : Les Achécns, qui eurent d'abord la plus brillante fortune et dominèrent dans.le Péloponnèse: Agamemnon et Ménélas furent leurs principaux chefs; Les Eoliens, qui peuplèrent le centre et l'ouest de la Grèce : Achille, Pbdalire, Machaon, Philoctète, Ulysse, Nestor et Ajax, fils d'Oïlée, étaient de leur race ; Les Ioniens et les Doriens, d'abord plus , obscurs, mais qui se firent un nom immortel quand ils s'appelèrent les Athéiens et les Spartiates. Ce que je viens d'exposer est à peu près tout, ce que l'bisoire positive peut dire de ces temps reculés. Mais ces siècles, ides de faits authentiques, avaient été remplis, par la brilante imagination des Grecs, d'une foule de personnages, ommes ou dieux, dont la vie merveilleuse fut l'objet de léendes qui restèrent populaires jusqu'au dernier jour de la rèce, qui vivent à jamais dans des poèmes immortels, et ont souvent nos artistes s'inspirent encore. Il est donc néessaire de connaître cette histoire légendaire faite par les rêtres, par les poètes, parle peuple lui-même, et qui reouvre certainement un fonds historique, bien qu'on ne puisse e dégager.
�12
CHAPITRE II.
Les poètes grecs s'occupaient peu des Pélasges, perdus pour eux dans le lointain des siècles, mais ils en savaient déjà bien long sur les chefs de peuples qu'ils font venir de l'Orient, et avec lesquels commence la période appelée les temps héroïques. Si l'on étend cette période de 1600 à 2000 avant JésusChrist, on y retrouvera les exploits de ceux que les Grecs appelaient les héros, l'expédition des Argonautes, les deux guerres de Thèbes et celle de Troie.
Récits mythologiques des temps héroïques : ferrons (l.ïMO?) Cndmus (1314); lliMuiiis. Pclops (1884).
Cécrops (1580?) était, disait-on, un sage d'Égypte qui, chassé de Sais, sa patrie, par la guerre civile, vers 1580, vint avec quelques-uns des siens aborder dans l'Attique. Les habitants, sauvages encore, vivaient au fond des bois; il les réunit en douze bourgades, leur enseigna à cultiver l'olivier et à extraire l'huile de ses" fruits, à labourer la terre et à lui faire produire diverses espèces de grains. Pour mieux serrer les liens de la nouvelle société, il aurait institué les lois du mariage, les rites funéraires et le tribunal de l'Aréopage, qui prévenait les violences par des sentences équitables. On le représentait moitié homme et moitié serpent, pour exprimer sa double patrie ou son rôle comme chef de deux peuples. Europe, fille du roi phénicien Agénor, ayant un jour disparu, ce prince fit partir son fils Cadmus pour la retrouver. Il voyagea longtemps et visita maints pays. Arrivé en Grèce (1314?), il consulta l'oracle de Delphes. « Ne cherche plus ta sœur, répondit Apollon, mais suis la première vache qui se trouvera sur ton chemin et fonde une ville au lieu où elle s'arrêtera. » Elle le conduisit en Béotie, auprès de la fontaine Arcios. Un dragon gardait ses eaux sacrées; Cadmus le tua et sema ses dents sur-la terre. Il en sortit des hommes armés qui aussitôt l'attaquèrent ; tous périrent, à l'exception de cinq, qui l'aidèrent à bâtir la Cadmée, et qui devinrent les chefs des cinq plus nobles maisons thébaines. Cadmus eut plusieurs enfants : Penthée, qui fut mis en
�TEMPS PRIMITIFS.
f3
ièces par les Bacchantes ; Actéon, le rival de Diane à la chasse, qui, un jour, osa la regarder se baignant dans une fontaine, et fut, par la déesse irritée, changé en cerf, puis dévoré par ses propres chiens; enfin Sémélé, que Jupiter aima. Elle voulut voir le dieu dans l'éclat de sa majesté, au :1ieu des éclairs et des tonnerres; mais le feu céleste la consuma. L'enfant qu'elle portait dans son sein ne périt pas : Jupiter le prit et le plaça dans sa cuisse jusqu'au moment fixé pour sa naissance : c'était Bacchus. Lycos, Amphion, à la lyre harmonieuse, Laios et Œdipe sont nommés parmi les successeurs de Cadmus. Danaùs, frère d'un roi d'Egypte, vint, fuyant sa colère, s'établir un peu plus tard à Argos. Il était célèbre par ses Cinquante filles, les Danaïdes, qui, mariées le même jour, tuèrent, sur son ordre, leurs époux, une seule exceptée qui auva le sien, et furent condamnées aux enfers à remplir éternellement un tonneau sans fond. Pélops était aussi fils de roi. Son père Tantale régnait dans la Phrygie. Recevant un jour les dieux à sa table, il veut éprouver leur puissance. Il immole son fils et leur en ert les membres. Jupiter voit le crime ; il précipite le couable aux enfers, où Tantale, plongé dans un fleuve dont les ondes fuient ses ièvres brûlantes, ne parvient jamais à y satisfaire sa soif inextinguible, et souffre incessamment des déchirements d'une faim dévorante, sans que sa main puisse saisir les fruits suspendus au-dessus de sa tête. Cependant Jupiter ranime Pélops. Mais une de ses épaules avait été mangée par Gérés, qui, absorbée dans ■ la douleur que lui causait la perte de sa fille Proserpine ravie aux enfers ar Pluton, n'avait point reconnu ce mets détestable. Jupiter donne au fils de Tantale une épaule d'ivoire dont le seul contact guérit tous les maux. Pélops vient en Grèce; en Élide, il veut obtenir Hippodamie, fille du roi Œnomaos. Treize prétendants ont déjà péri, car Œnomaos, averti par 'oracle que son gendre le tuera, défie à la course ceux qui n'étendent à la main de sa fille; il est sûr de les vaincre avec ses chevaux rapides, et il les tue après les avoir vaincus, élops gagne le cocher d'Œnomaos, qui ôte la clavette des
�14
CHAPITRE II.
roues; le char se renverse dans la lice; Œnomaos meurt; Pélops lui succède. Selon d'autres récits, Neptune lui avait donné un char d'or et des chevaux ailés (1284?). Mais ce favori des dieux a une abominable postérité : Thyeste, qui déshonore son frère ; Atrée qui renouvelle, en servant à Thyeste les membres de. son fils, le festin de Tantale. Agamemnon et Ménélas sont ses petits-fils; Égiste, fils de Thyeste, égorge Agamemnon; il tombe lui-même sous les coups d'Oreste, qui frappe aussi sa mère Glytemnestre.
lM'oniëthée, Dcucaliou (1434); licllérophon, l'crsoe , Hercule (I303-4310), Thésée.
Passons maintenant aux légendes des héros indigènes. Les Hellènes nommaient comme père de leur race le Titan Prométhée, fils de Japet ou d'Uranus, et le plus sage des dieux. C'est lui qui crée le premier homme, et qui, pour animer cet ouvrage de ses mains, dérobe aux cieux une étincelle du feu éthéré. L'homme doué alors d'intelligence invente les arts, et une race dégradée devient la rivale des dieux. Jupiter s'en indigne ; il foudroie Prométhée, et l'enchaîne au sommet du Caucase, où un aigle lui déchire le foie incessamment; mais le Titan vaincu espère encore et prédit la victoire : <t Jupiter tombera, dit-il, du vieux trône des cieux, précipité par un géant indomptable qui trouvera un feu plus puissant que le feu de la foudre, des éclats plus retentissants que les éclats du tonnerre, et qui brisera dans la main de Neptune le Trident qui soulève l'Océan et fait bondir la terre. » Un fils de Prométhée, Deucalion, sauve la race créée par son père. Il régnait dans la Thessalie, quand Jupiter, irrité des crimes des hommes, envoya un déluge qui fit périr toute la population. Il échappa seul au fléau, avec sa femme Pyrrha, dans un navire qu'il avait construit d'après les conseils de son père. Au bout de neuf jours, l'arche s'arrêta sur la cime du Parnasse. Lorsque les eaux se furent retirées, Deucalion et Pyrrha consultèrent l'oracle de Delphes, qui leur COID.7manda de jeter des pierres par-dessus leurs épaules. Les pierres jetées par Pyrrha se changèrent en femmes, celles
�TEMPS PRIMITIFS.
15
qu'avait lancées Deucalion devinrent des hommes, et la Grèce put se repeupler (1434?). Deucalion eut pour fils Hellen, lequel engendra Doros, père des Éoliens, et-Xuthos, qui engendra Ion et Achéos,les chefs des deux autres tribus helléniques. Après Deucalion, les légendes que nous analysons représentent les Hellènes comme une race particulièrement aimée des dieux. Aussi, combien ne voit-on pas de merveilles dans l'histoire que lui prêtent les poètes, et, dans son sein, comien de héros qui, par leur courage ou leurs vertus, s'élèvent 'usqu'au rang des immortels! Il n'y a pas dans toute la ellade de ville, de bourgade, si obscure qu'elle soit, qui 'ait ses traditions héroïques. Nous ne redirons que les plus élèbres. Bellérophon était le petit-fils de Sisyphe, le plus avisé des ortels. Prœtos, roi de Tirynthe, croyant avoir une injure venger, voulut le tuer, mais n'osa le frapper lui-même, arce qu'il était son hôte. Il l'envoya auprès de son beauère Iobate, roi de Lycie, avec un message secret où il reommandait à ce prince de se défaire de Bellérophon. Le roi eçut magnifiquement l'étranger. Pendant neuf jours il lui onna des festins, et, chaque matin, il immola aux dieux un aureau pour les remercier de sa bienvenue. Le dixième seuement il lui demanda son message ; après en avoir pris conaissauce, il lui ordonna d'aller tuer la Chimère, monstre ui avait la tête d'un lion, la queue d'un dragon, le corps 'une chèvre, et dont la gueule béante lançait des tourbillons e flammes. Le héros tua le monstre avec l'aide de Minerve, ui lui donna'le cheval ailé Pégase. Iobate lui commanda suite de combattre les Solymes et les Amazones; il les inquit encore. Désespérant de réussir par la force ouverte, roi mit en embuscade les plus braves de son peuple. Pas de ses guerriers ne revit depuis sa demeure. Alors Iobate connut le favori des dieux et lui donna sa fille en mariage, ais un jour le héros voulut, monté sur Pégase, escalader lympe, et se laissa choir. Son corps fut brisé, et son courr divin alla former une constellation parmi les étoiles. Acrisios, roi des Argiens, et, comme Prœtos, descendant
�!6
CHAPITRE II.
de Danaûs, avait une fille, Danaé, que Jupiter aima et qui eut elle-même un fils, Persée. Un oracle avait prédit à Acrisios qu'il serait privé de la couronne et de la vie par son petit-fils. Dès qu'il apprit sa naissance, il l'enferma avec sa mère dans un coffre qu'il jeta au milieu des Ilots. Les vagues le portèrent sur l'île de Sériphos. Le roi de ce pays délivra Persée de sa prison flottante. Il grandit vite en force et en courage ; sa première entreprise fut dirigée contre les Gorgones, qui portaient des serpents entrelacés dans leur chevelure et changeaient en pierre tout ce qu'elles regardaient. Mais Plu ton donna au jeune héros un casque qui le rendit invisible, Minerve lui céda son bouclier, Mercure ses ailes et une épée de diamant. Persée surprit les Gorgones endormies et coupa la tête de Méduse. Du sang de la Gorgone naquit Pégase dont Persée s'empara. Atlas, roi de Mauritanie, lui refusant l'hospitalité, il lui présenta la tête de Méduse qui le changea en montagne. Sur la côte de Palestine, il délivra Andromède, exposée à un monstre marin, et l'épousa, mais Phinée, oncle de la princesse, vint troubler avec ses partisans le festin nuptial; la tête de la Gorgone les pétrifia. Le roi de Sériphos, qui voulait contraindre Danaé à le prendre pour époux, eut le même .sort. Après ce dernier exploit, le héros rendit aux dieux les armes qu'il en avait reçues et attacha sur l'égide de Minerve la tête de Méduse. De retour dans la Grèce, il tua, un jour qu'il s'exerçait aux jeux, son aïeul d'un coup de disque lancé au hasard. Pour ne pas profiter de ce meurtre involontaire, il quitta Argos, fonda Mycènes, dont il fit bâtir les murs par les Gyclopes. Après un long règne, il y mourut de la main du fils d'Acrisios, qui vengea sur lui son père. Hercule, qu'on disait fils de Jupiter, avait eu pour mère une mortelle, Alcmène, reine de Tirynthe (1262?). Junon, irritée de sa naissance, envoya deux serpents pour le tuer dans son berceau : l'enfant les saisit et les étouffa de ses puissantes mains. La déesse, adoucie par les prières de Pallas, consentit à lui donner le sein pour le rendre immortel; mais il la mordit si fort, que le lait jaillit jusqu'à la voûte céleste, où il forma la voie lactée. L'enfance d'Hercule
�TEMPS PRIMITIFS.
17
se passa au milieu des rudes exercices des pâtres du Cithéron. C'est là que lui apparurent Vénus et Minerve, la Volupté et la Vertu. Chacune plaida sa cause et tenta de l'entraîner. Hercule se décida pour Minerve et commença'aussitôt ses glorieux travaux. Il délivra les campagnes de Thespies d'un lion énorme qui les ravageait; il affranchit Thèbes du joug des Orchoméniens, et, fermant les issues du lac Gopaïs, il changea la plaine d'Orchomène en un vaste marais. Jupiter s'aida de son bras contre les Titans qiù voulaient escalader le ciel; il .'en laissa pas moins son fils soumis aux capricieuses volontés d'Eurystée, roi d'Argos et de Mycènes, soit en accomplissement d'un serment imprudemment fait par le dieu, soit en expiation d'un meurtre commis par le héros. Hercule tua le lion de Némée, l'hydre de Lerne, dont les têtes repoussaient, si on ne les coupait que l'une après l'autre ; le sanglier d'Érymanthe, les oiseaux gigantesques du lac Stymphale et le taureau de la Crète. Il saisit à la course, après ['avoir poursuivie toute une année, la biche aux pieds d'airain; nettoya les étables d'Augias en y détournant l'Alphée ; it manger par ses propres chevaux le roi thrace Diomède, qui les nourrissait de chair humaine; ravit les pommes d'or lu jardin des Hespérides, malgré le dragon qui les gardait ; ua le triple Géryon, et enchaîna Cerbère pour délivrer Théée retenu chez Pluton. Ce furent là ses douze travaux; mais il en accomplit bien ['autres dans ses longs voyages à travers l'Asie, l'Afrique et l'Europe. Il délivra Hésione du monstre qui était prêt à la lévorer, prit Troie, tua, sur les bords du Tibre, le brigand jacus, et, en Afrique, Antée qu'il étouffa en l'enlevant dans [ses bras puissants, car il avait vu, chaque fois qu'il le terrasfait, le géant retrouver de nouvelles forces en touchant la Terre, sa mère. Il extermina les Centaures, délivra Alceste les mains de la Mort, et Prométhée de l'aigle qui lui rongeait le foie; il aida Atlas à porter le ciel, et ouvrit le détroit «pie forment les colonnes d'Hercule. Exilé pour un meurtre, H fut vendu trois talents en Lydie par Mercure, et fila aux pieds d'Omphale. De retour en Grèce, il secourut les Doriens
t
�18
CHAPITRE II.
contre les Lapithes, s'empara des États d'Àmyntor, un chef des Dolopes, et tua le roi d'Œchalie avec tous ses enfants, à l'exception de la jeune Iole. A la vue d'Iole, Déjanire, femme d'Hercule, comprit qu'elle allait perdre son affection; pour la retenir, elle envoya à son époux, suivant le perfide conseil de Nessus, une tunique teinte du sang du centaure et empreinte du venin de l'hydre de Lerne. Dès que le héros s'en fut revêtu, un feu secret et terrible dévora tout son corps. Il veut l'arracher, sa chair tombe en lambeaux ; vaincu par le mal, il se fait dresser un bûcher au sommet de l'Œta et y monte après avoir confié ses flèches à Philoctète. C'était la dernière épreuve. Les dieux reçoivent dans l'Olympe le héros purifié par la douleur, et lui donnent la jeune Hébé pour sa compagne immortelle (1210?) Thésée, le compagnon d'Hercule, est fils d'Égée ou de Neptune. Il naquit à Trézène. Égée avait placé son épée et sa chaussure sous une énorme pierre. A seize ans, Thésée se trouva assez fort pour l'enlever ; mais il ne voulut se montrer à Athènes qu'après s'être rendu digne du trône par ses exploits. Des brigands infestaient l'Argolide, l'isthme de Corinthe et l'Attique : Sinnis, qui attachait les étrangers tombés entre ses mains à deux pins courbés en sens contraire, puis laissait les arbres se redresser et déchirer ses victimes ; Sciron, qui les précipitait du haut des rochers dans la mer ; Cercyon, qui les forçait de lutter avec lui, et ensuite les égorgeait; Procuste, qui les étendait sur un lit de fer, coupant les extrémités à ceux qui en dépassaient la mesure, allongeant avec des courroies ceux dont les membres étaient trop courts. Thésée les tua, arriva enfin à Athènes, et se fit reconnaître de son père, malgré Médée, la puissante magicienne qui, répudiée par Jason, s'était réfugiée dans la ville de Minerve sur un char qu'emportaient des serpents ailés. Dans l'Attique même, le héros trouva à montrer sa force et son courage; il vainquit les Pallantides, qui voulaient dépouiller son père, et prit vivant le taureau qui désolait les plaines de Marathon. Athènes payait à la Crète un tribut de sept jeunes filles et de sept jeunes garçons que le Minotaure
�TEMPS PRIMITIFS.
19
dévorait : Thésée s'offrit à être du nombre des victimes. La lille du roi du pays, Ariane, lui donna un fil à l'aide duquel il pénétra, sans se perdre, dans le labyrinthe de Dédale. Il tua le monstre, et revint avec Ariane, qu'il abandonna dans l'île de Naxos. Il avait oublié d'ôter les voiles noires que son navire portait au départ ; Égée, à la vue de ce signe de deuil, crut son fils mort, et se précipita dans la mer qui lui dut son nom. Thésée hérita de son pouvoir, et donna de sages lois à l'Attique. Mais le goût des aventures le rejeta bientôt dans la vie errante ; il prit part à la chasse du sanglier de Galydon et à la conquête de la toison d'or ; il combattit les Amazones sur les bords du Thermodon, ravit Hélène, et voulut aider son ami Pirithoùs à arracher Proserpine aux enfers. Mais Pirithoùs fut mis en pièces par Cerbère, et Thésée, retenu dans le Tartare, ne fut délivré que par Hercule. Rentré dans Athènes, après deux ans d'absence, il reçut les plaintes de Phèdre contre Hippolyte, et prononça sur son fils innocent des malédictions que Neptune entendit : un monstre marin, sorti des flots, effraya les coursiers du jeune prince, qui, renversé de son char et embarrassé dans les rênes, expira, déchiré par les rocs où ses chevaux furieux le traînaient. Dès lors tout se tourne contre Thésée. Malgré ses services, le héros perd l'amour du peuple. Les Athéniens le chassent, une tempête le repousse de la Crète sur l'île de Scyros, et le roi de cette île le fait périr par trahison. Gimon rapporta plus tard ses cendres ; les Athéniens l'honorèrent comme un demi-dieu.
.«litres personnages célèbres (les temps héroïques ; (F.ulpe.
Si l'on voulait connaître tous les personnages dé cette époque célébrés par les poètes, il faudrait nommer encore le Crétois'Minos, puissant roi, qui mérita par sa justice d'être aux enfers le juge de tous les hommes; Tyndare et sa femme Léda, qui fut aimée de Jupiter et donna le jour à Castor et à Pollux; Hélène et Clytemnestre, beautés fatales et filles aussi de Léda; Sisyphe, roi de Corinthe, qui en-
�20
CHAPITRE II.
chaîna la Mort et trompa Pluton en s'obstinant à vivre une seconde fois, quand le dieu hii eut imprudemment permis de sortir des enfers et de revenir pour quelques jours sur la terre; Mélampos, qui comprenait le chant des oiseaux; Méléagre, qui tua le sanglier de Calydon; le centaure Ghiron, le précepteur d'Achille, qui connaissait tous les simples des montagnes, et savait lire dans les étoiles la destinée des hommes ; Alceste, qui se dévoua à la mort pour son époux, et Atalante, la hardie chasseresse, qui devançait a la course les plus rapides des Grecs et les tuait après les avoir vaincus. Elle fut cependant vaincue elle-même par Hippomène, qui, pour ralentir la course de la vierge indomptable, jeta successivement devant elle trois pommes d'or du jardin des Hespérides que Vénus lui avait données. Un roi thébain, Laios, effrayé par des oracles sinistres, avait fait exposer son fils Œdipe sur le mont Githéron. Des pâtres recueillent l'enfant et le portent à Gorinthe, où le roi Polybe, dont l'hymen a été stérile, l'adopte et l'élève, comme s'il était né dans sa maison. Arrivé à l'âge d'homme, Œdipe apprend qu'il doit être fatal à tous les siens. Il veut fuir sa destinée ; il s'éloigne en toute hâte de Gorinthe et de ceux dont il se croit le fils. Dans les montagnes de la Béotie, il rencontre un vieillard qui, d'une voix impérieuse, veut l'écarter de sa route. Une querelle s'engage, et le vieillard tombe mortellement blessé. Œdipe arrive à Thèbes. Un monstre, tête et poitrine de jeune fille, corps de lion, ailes d'aigle avec ses puissantes serres, le Sphinx, est aux portes de la ville, proposant aux passants d'indéchiffrables énigmes, et mettant en pièces ceux qui ne peuvent les deviner. Gréon a promis la main de sa sœur Jocaste, veuve de Laios, et le trône de Thèbes à celui qui débarrasserait la cité de ce terrible voisinage. Œdipe tente l'aventure. « Quel est, lui dit le Sphinx, l'animal qui, le matin, marche avec quatre pieds, au milieu du jour avec deux, le soir avec trois? — L'homme, répond Œdipe, qui, enfant, se traîne sur les mains et les pieds, qui, au milieu de la vie, marche droit, et dans sa vieillesse appuie d'un bâton ses pas chancelants. » Le monstre, vaincu, se précipite
�TEMPS PRIMITIFS.
■Il
du haut des rochers et meurt. Œdipe épouse Jocaste ; il devient roi de Thèbes et est ainsi le meurtrier de son père, l'époux de sa mère, le frère de ses enfants. Les Grecs, ne pouvant s'expliquer qu'on vît parfois, sur la terré, le vice ou le crime triomphant, avaient imaginé, pour s'en rendre compte, de placer au-dessus de tous les dieux le Destin, qu'ils appelaient aussi la Fatalité, et dont les décrets, mêmes injustes, s'accomplissaient toujours. CEdipe avait été l'instrument innocent de cette divinité aveugle et implacable; il allait en être la victime. Une peste, en effet, survient, qui décime la ville de Thèbes. Œdipe cherche, en consultant les dieux, à savoir quel est le moyen d'apaiser leur colère et de sauver son peuple. Il apprend avec épouvante que les Thébains sont ainsi punis à cause de ses crimes, qu'il connaît alors pour la première fois. Jocaste ne veut pas survivre à l'horrible révélation ; elle s'étrangle, et celui qui est à la fois son fils et son époux se condamne lui-même à perdre la lumière. Il s'arrache les yeux, puis abandonne ce palais souillé. Accompagné de sa fille Antigone qui guidait pieusement ses pas, il erra longtemps en maint pays, objet d'effroi pour tous ceux qui le rencontraient et partout repoussé dès qu'il était reconnu. Il arriva enfin, après de longues misères, à Golone, près d'Athènes, « la seule ville, dit le poète, qui soit secourable à l'étranger. » L'oracle lui avait annoncé qu'il ne trouverait de repos qu'auprès des Euménides, les déesses des vengeances divines. A Golone était un bois qui leur avait été consacré. Œdipe pénétra, malgré les larmes de sa fille, dans l'enceinte redoutable ; aussitôt la foudre éclata et il disparut.
Guerre de Thèbes (lïl H et les Argonautes (1326?}; guerre de Troie (-1103-118.*?) ; Homère.
Cependant ses deux fils Etéocle et Polynice se disputaient son trône : le dernier, chassé par son frère, se retira auprès d'Adraste, roi d'Argos, qui lui donna une de ses filles en mariage et le ramena sous les murs de Thèbes, avec une
�22
CHAPITRE II.
armée commandée par cinq autres chefs illustres (1214 ?)J Ménécée, fils de Créon, sauva la ville en se livrant volontairement à la mort, pour offrir à Mars le sang royal que le devin Tirésias demandait en son nom. Tous les chefs périrent à l'exception d'Adraste ; il échappa aux Théhains victorieux , grâce à son coursier Arion, que Neptune avait fait sortir de la terre d'un coup de son trident. Gapanée, un et le dieu l'avait d'entre eux, avait osé braver Ju frappé de la foudre ; sa femme Évadné, pour ne pas lui survivre, se jeta sur le bûcher ci» l'on brûlait le corps de son époux. Etéocle et Polynice s'étaient tués en combat singulier; la couronne resta à leur oncle Gréon, qui défendit de donner la sépulture aux morts. La pieuse Antigone osa enfreindre cet ordre barbare, le tyran la fit mourir; mais Thésée, gardien et vengeur des lois morales, lui déclara la guerre et le tua. Plus tard, les fils des sept chefs, les Épigones, marchèrent contre Thèbes (1197?) et la prirent après de sanglants combats. Laodamas, fils d'Étéocle, fut tué ou s'enfuit en Thessalie avec une partie des Thébains, et Thersandre, fils de Polynice, régna sur Thèbes désolée. Le devin Tirésias, qui avait prédit- ces épouvantables catastrophes, meurt quand elles sont accomplies. Il avait vécu sept âges d'homme. La renommée avait répandu au loin le bruit que Éétès, roi de Golchide, avait d'immenses richesses, ce que l'on exprimait en disant qu'il possédait une toison d'or, consacrée à Mars, et gardée par un dragon : c'était la dépouille d'un bélier que Jupiter avait donné a Phryxos et à Hellé, pour fuir la colère de leur père Athamas. En passant, montée sur ce bélier merveilleux , le détroit qui sépare l'Europe de l'Asie, Hellé se laissa choir dans la mer qui garda son nom (Hellespont). Phryxos parvint en Golchide, imm ola le bélier à Jupiter et en donna la toison au roi du pays. Elle devint comme le palladium de la Golchide, le gage de sa richesse et de sa grandeur. Jason, fils du roi d'Iolchos, Éson, que son frère Pélias avait privé du trône, se proposa de reconquérir la précieuse
�TEMPS PRIMITIFS.
23
toison. Il construisit le navire Argo , dont le mât, fait d'un chêne de la forêt de Dodone, rendait lui-même des oracles. Cinquante guerriers le montèrent ; les plus illustres furent Hercule, qui abandonna l'expédition après avoir délivré, sur les côtes de la Mysie, Hésione du monstre marin qui Fallait dévorer; Thésée, Pirithoùs, les deux frères Castor et Pollux, Méléagre, Pélée, le poëte Orphée qui par ses chants aimés des dieux bannissait la discorde, et le médecin Esculape, fils d'Apollon, à qui nul mal ne pouvait résister. Après maintes aventures, Jason arrive en Colchide et gagne l'affection de la fille du roi, Médée, puissante magicienne. Elle lui révèle tous les périls qui l'attendent, mais lui enseigne les moyens d'en triompher. Aidé de son art redoutable, il saisit et dompte sans peine deux taureaux aux pieds et aux cornes d'airain, qui vomissent des flammes ; il les attelle à une charrue de diamant, et laboure quatre arpents de terre consacrés à Mars. Des dents d'un dragon qu'il sème naissent des hommes armés qui l'attaquent ; mais il jette une pierre au milieu d'eux et ils tournent leurs armes contre eux-mêmes. Jason s'approche alors du monstre qui gardait la toison d'or; il l'endort à l'aide d'un breuvage magique, le tue et ravit le trésor. Médée le suit sur son navire ; mais, pour échapper à l'ardente poursuite d'Éétès, les Argonautes prennent une route ouvelle, ils remontent par le Phase jusqu'au ileuve Océan, qui enveloppe, comme un anneau immense, le disque de la erre, côtoient les rivages de l'Orient, et par le Nil rentrent ans la Méditerranée. D'autres récits conduisaient les hardis navigateurs, au nord t à l'ouest, dans la région fortunée où les Macrobiens vivaient ouze mille siècles sans infirmités, dans celles des Cimméiens, qu'enveloppaient des ténèbres éternelles, enfin dans a mer de Glace et dans l'Océan occidental jusqu'aux colonnes 'Hercule. Les géographes, qui s'efforcèrent plus tard de raprocher la légende de l'histoire, leur faisaient seulement ■emonter le Danube, d'où, en traînant leur navire, ils pasent dans l'Adriatique, puis dans le fleuve Éridan (le Pô), ans le Rhône et la mer de Toscane. Circé, l'enchanteresse
�24
CHAPITRE II.
si fatale, dans la suite, aux compagnons d'Ulysse, secourt au contraire ceux de Jason; les Néréides soulèvent de leurs mains le vaisseau pour lui faire traverser le dangereux détroit de Gharybde et de Scylla. Des Sirènes les appellent de leurs voix harmonieuses. Mais Orphée détruit l'enchantement fatal par les accords de sa lyre. Une tempête les jette sur les côtes de l'Afrique,, ils visitent le jardin des Hespérides, dont Hercule vient d'enlever les pommes d'or, traversent encore la mer de Crète et rentrent enfin dans la Grèce que Médée épouvante de ses fureurs. Durant le voyage, près d'être atteinte par son frère , elle l'avait livré aux coups de Jason, puis mettant son corps en pièces, elle avait semé les chairs livides et les ossements brisés le long de la route que suivait son père, pour arrêter sa poursuite. A Iolchos, elle rajeunit par son art le vieilEson et fait déchirer Pélias par ses filles en leur promettant que ses membres, mêlés dans une chaudière bouillante à des herbes magiques, retrouveront une vie nouvelle. Cependant Jason la délaisse ; alors elle égorge ses propres enfants, donne à sa rivale une tunique empoisonnée, et, s'élevant dans les airs, sur un char traîné par des dragons ailés, se réfugie dans l'Attique où elle devient l'épouse d'Égée. L'événement des temps primitifs de la Grèce qui laissa les plus longs souvenirs dans la mémoire des hommes, et exerça sur l'art et la poésie la plus durable influence , fut la guerre de Troie. Cet événement est certainement historique ; quelques-unes des circonstances qu'on y rattache' ont même un degré de certitude plus grand qu'aucun des faits de l'expédition des Argonautes, par exemple ; mais la poésie a recouvert tous ces incidents de détails merveilleux que le génie d'Homère a pour jamais consacrés dans son Iliade. De l'ensemble des traditions il résulte qu'un puissant royaume s'élevait en face de la Grèce, sur les côtes opposées de la mer Egée. Une partie de l'Asie Mineure appartenait à ses princes , et les peuples indépendants de cette péninsule étaient ses alliés. Priam y régnait alors, et Troie ou Ilion, sa capitale, bâtie au pied du mont Ida, était célèbre par la force de ses murailles, par les richesses de ses habitants. Des
�TEMPS PRIMITIFS.
outrages mutuels avaient excité la haine des deux peuples. Une dernière insulte les arma l'un contre l'autre. Paris, fils de Priam, ravit Hélène, femme de Ménélas. Ce prince entraîna aisément la Grèce entière dans sa querelle. De la Crète à la Macédoine,,tous les chefs s'armèrent; et 1186 vaisseaux, partis du port d'Aulis, portèrent en-Asie plus de 100 000 guerriers. Priam put avec peine leur opposer une armée égale, bien qu'il lui fût venu des secours de la Thrace, de la Macédoine et jusque de l'Ethiopie. Les Grecs avaient pour chefs YAtride Agamemnon, roi de Mycènes, de Gorinthe et de Sicyone. Après lui venaient son frère Ménélas, roi de Sparte, et l'époux outragé d'Hélène; Achille et son ami Patrocle,'à la tête des Myrmidons; Diomède; les deux Ajax, l'un roi des Locriens, l'autre roi de Salamine; et après Achille, le plus beau et le plus brave des Grecs, le sage Nestor, Ulysse, Je rusé roi d'Ithaque; Philoctète, qui possédait les flèches d'Hercule, l'Étolien Thersite, aussi lâche qu'insolent railleur. Parmi les Troyens, le vaillant Hector éclipsait tous les chefs; Énée ne venait qu'après lui. Le premier des Grecs qui mettrait le pied sur le sol troyen devait périr; les dieux l'avaient ainsi décidé. Protésilas, pour faire cesser l'indécision des chefs, se jeta le premier au rivage. Le destin s'accomplit. Il tomba sous les coups d'Hector. Cependant les Grecs débarqués gagnèrent une bataille qui leur permit de se construire un camp retranché qu'une partie de leurs troupes garda, tandis que le reste alla piller les villes du voisinage ou cultiver la Ghersonèse pour fournir des vivres à l'armée. Cette division des forces grecques et les querelles qui plus d'une fois éclatèrent, surtout celle d'Achille et d'Agamemnon, permirent aux Troyens de faire une longue résistance. Leurs ennemis restèrent dix années en face des murs de l'imprenable cité. Mais la mort de Patrocle, l'ami d'Achille, qui tomba sous les coups d'Hector, fit oublier son ressentiment. Pour venger son ami, il reparut dans les combats, revêtu des armes divines que Thétis, sa mère, avait obtenues de Vulcain. Une foule de Troyens, Hector lui-même,
�26
CHAPITRE II.
périrent frappés de sa lance. Avec Hector, Troie avait perdu son plus ferme boulevard; mais, secourue par Pentliésilée, reine des Amazones, et par l'Éthiopien Memnon, elle résista encore. Achille, à son tour, tomba, percé au talon d'une flèche, partie de l'arc de Paris, mais qu'Apollon avait dirigée. Ajax et Ulysse se disputèrent ses'armes; l'assemblée des Grecs les adjugea au seqond; Ajax, furieux et désespéré, se jeta sur son épée. Cependant Troie ne pouvait être prise si une statue, le Palladium, jadis donnée par Jupiter lui-même à Dardanos, ne lui était enlevée, et si Philoctète, le possesseur des flèches d'Hercule,n'était amené au camp des Grecs. Le héros, blessé au pied par une de ses flèches, dont la pointe avait été trempée dans le sang de l'hydre de Lerne, avait été abandonné par les Grecs dans l'île de Lemnos à cause de l'insupportable odeur qui s'exhalait de sa blessure. Pyrrhus, fils d'Achille, vainquit sa résistance. Machaon le guérit, et Paris tomba sous une de ces flèches qui jamais n'avaient manqué leur but. Mais le Palladium était enfermé dans la citadelle même de la ville, et les Troyens, pour qu'on ne pût le ravir, en avaient fait faire plusieurs images semblables. Ulysse, déguisé en mendiant, pénétra dans la cité, et, malgré tous les obstacles, rapporta au camp des Grecs la statue fatale. Troie pourtant ne succomba qu'à la ruse. Les chefs, cachés dans les larges flancs d'un cheval de bois, perfide offrande qu'ils avaient laissée en faisant embarquer leurs soldats, furent avec lui introduits dans la place par les Troyens eux-mêmes, malgré les sinistres prévisions de Laocoon. Les dieux, résolus à perdre Troie, avaient puni la patriotique prudence du vieillard, en envoyant contre lui deux serpents qui l'étouffèrent, avec ses deux fils, de leurs replis tortueux, au pied même des autels où il sacrifiait. La nuit suivante, les cent chefs enfermés dans les flancs du colosse en sortirent pour ouvrir les portes à leurs compagnons, revenus en toute hâte ; Troie fut détruite, Priam égorgé, Hécube et ses filles emmenées en captivité; une d'elles, Polyxène, immolée sur le tombeau d'Achille ; Andromaque, la veuve d'Hector, donnée
�TEMPS PRIMITIFS,
27
à Pyrrhus, et Cassandre, autre fille de Priam, à Agamemnon. Énée, fils d'Achille, et Anténor échappèrent seuls au carnage ou à la captivité (1-184)'. Mais de terribles expiations attendaient les vainqueurs. Ulysse erra dix ans sur les flots avant de revoir son île d'Ithaque. Ménélas fut, pendant huit années, battu par les tempêtes. Agamemnon périt assassiné par Egisthe et par Glytemnestre. Diomède, menacé à Argos d'un sort pareil, s'enfuit en Italie. Poursuivi par la vengeance de Minerve, Ajax, fils d'Oïlée, eut son vaisseau brisé. Il s'était réfugié sur un rocher et s'écriait : « J'échapperai malgré les dieux, i Neptune fendit le roc d'un coup de son trident et précipita "e blasphémateur dans l'abîme. Teucer, repoussé par la malédiction paternelle, pour n'avoir pas vengé la mort d'Ajax, son frère, alla fonder dans Chypre une nouvelle Salamine. La tradition conduisait encore Philoctète, Idoménée et Epéos sur les côtes de l'Italie, qui offrit aussi un asile au Troyen Anténor et au fils d'Anchise, Énée,. que les Romains egardèrent ensuite comme le père de leur race. Les poètes vaient chanté les malheurs des héros, et leurs récits foraient tout un ensemble ou cycle épique dont il ne reste lus que l'Odyssée. Homère n'a pas fait le récit de tous ces événements : l'Iliade, qui montre les dieux de l'Olympe mêlés aux combats des hommes, chante seulement la colère d'Achille, la mort de Patrocle et celle d'Hector, son vainqueur. L'Odyssée raconte avec un charme infini les longues aventures d'Ulysse à la recherche de son Ithaque, la constance de Pénélope et la mort des prétendants. Homère vivait probablement au dixième siècle avant notre ère. Sept villes, surtout Smyrne et Ghios, se disputaient l'honneur de lui avoir donné le jour. On le représente comme aveugle, errant à travers les cités, et chantant sur les places des fragments de ses poèmes. es rapsodes les recueillirent de sa bouche et, comme lui,
I. Cette date est seulement la moins improbable de toutes celles qu'on donnt )our cette guerre.
�23
CHAPITRE II.
parcoururent tous les pays où sa langue était parlée, ; en chantant les exploits des héros devant Troie, ou les malheurs du fils de Laërte. Ces fragments, ainsi transmis de génération en génération, fufent enfin réunis par Pisistrate. Avec la guerre de Troie se termine la période dite des temps héroïques, que la poésie a remplie des fables qu'on f vient de lire. Mais l'histoire ne nous apporte pas encore ses récits certains, de sorte que nous avons à traverser plusieurs siècles, où l'on rencontre seulement de loin en loin un fait authentique. Ce n'est guère qu'à partir de l'an 600 avanl notre ère que les Grecs ont des annales suivies et certaines. Avant cette époque, on ne peut affirmer qu'un petit nombre de faits importants, tels que la conquête du Péloponnèse par' les Doriens, les émigrations en Asie Mineure, la législation de Lycurgue et les guerres de Messénie; celles-ci même étaient bien encore mêlées d'épisodes merveilleux. Dans les quatre-vingts années qui suivirent la guerre de Troie, il y eut de grandes commotions en Grèce. Plusieurs peuples y changèrent une dernière fois de demeure. Ainsi, desEpirotes envahirent l'Hœmonie, à laquelle ils donnèrent le nom d'un de leurs chefs, Thessalie ; et des Hœmoniens chassés par cette irruption se rejetèrent sur la Béotie, dont une partie de la population, des Eoliens, émigra sur les côtes de l'Asie Mineure. Cette conquête de la Thessalie par les Epirotes fut fatale au pays. Les vainqueurs, au lieu de s'associer les indigènes, en firent une classe de serfs attachés au I sol, tandis qu'eux-mêmes restaient une aristocratie militaire, régnant en maîtres sur les vaincus, éternisant à leur profit les suites de la victoire. Mais aussi le soin de veiller à leur sûreté, sans cesse menacée par cette population asservie, les | détourna des travaux pacifiques, et la Thessalie ne fit rien pour la civilisation grecque.
Retour «les Héraclidcs ou conquête «lu Péloponnèse par les Doriens (1104V).
Un mouvement plus important encore se préparait, le retour des Héraclides. Les légendes grecques racontent que
�TEMPS PRIMITIFS.
29
ercule avait été soumis, par l'ordre de Jupiter, à Euryslhée, surpateur du royaume de Mycènes, qui lui avait imposé ses ouze travaux, et qui après sa mort persécuta ses enfants, hassés par lui du Péloponnèse, les descendants d'Hercule 'étaient retirés dans l'Attique auprès de Thésée, le companoh du héros. Sur le refus de ce prince de lui livrer les fuitifs, Eurysthée avait envahi l'Attique; mais son armée vait été détruite ; et lui-même atteint, au milieu de l'isthme e Corinthe, par Hyllos, fils ainé d'Hercule, était tombé ous ses coups. Le passage de l'isthme forcé, les Héraclides 'étaient répandus, victorieux, dans la péninsule, quand une ;este terrible les décima; l'oracle consulté répondit qu'ils jtaient rentrés dans le Péloponnèse avant l'époque fixée par s destins. Suivant une autre tradition, une nombreuse armée d'Ioiens, d'Achéens, d'Arcadiens leur aurait barré le passage, yllos proposa de décider la querelle par un combat singu'er, à condition que les Héraclides s'éloigneraient pendant ■ois générations s'il était vaincu. Il fut tué; ses compagnons etournèrent dans l'Attique, tandis que le Pélopide Atrée, ncle d'Eurysthée, succédait à son neveu sur le trône de ycènes. De nouveaux efforts tentés par eux ne firent qu'acroitre la puissance des Pélopides, autour desquels plusieurs euples du Péloponnèse vinrent se ranger pour défendre l'en•ée de la presqu'île contre ceux qui se présentaient en conuérants. Aux trônes de Mycènes et de Tirynthe les Pélopiles joignirent encore celui de Sparte, quand Ménélas épousa m fille et l'héritière de Tyndare, la belle Hélène. Corinthe aussi Reconnaissait leurs lois, de même que Sicyone et sept villes es environs de Pylos. Les Héraclides, désespérant alors de éussir, quittèrent 1,'Attique, où d'ailleurs Thésée ne régnait lus, et se retirèrent parmi les Doriens, qui, en souvenir des ervices qu'Hercule leur avait jadis rendus, les accueillirent vec honneur, épousèrent leur querelle, et, quatre-vingts ans près la guerre de Troie, les mirent à leur tête pour la faire iompher. Oreste, après avoir vengé sur Egisthe et Clytemnestre le eurtre de son père Agamemnon et ressaisi la couronne de
�30
CHAPITRE II.
Mycènes, avait encore réuni les royaumes de Sparte et d'Argos. Après un long règne, il avait laissé à son fils Tisaménès une domination qui s'étendait sur plus de la moitié du. Péloponnèse. C'est contre Tisaménès que lesDoriens marchèrent, guidés par l'Étolien Oxylos, et sous la conduite de trois chefs, Téménos, Cresphontès et Aristodémos. Au lieu de se présenter à l'isthme de Corinthe, si facile à défendre, ils construisirent a Naupacte une flotte qui les porta sur l'autre rive du golfe, tandis qu'un corps peu nombreux attirait, par une fausse attaque, l'attention des Pélopides vers l'isthme. Au nombre de 20000 guerriers, ils traversèrent l'Égialée et l'Arcadie, prirent possession sans comhat de la Laconie, et chassèrent de la Messénie Mélanthos, descendant de Nestor. Tisaménès réunissait ses forces dans l'Argolide; ils le rejetèrent sur l'Egialée, puis firent le partage de leur conquête. Sérnénos obtint Argos, et ses descendants régnèrent à Trézène, Épidaure, Égine et Phlionte : Cresphontès eut la Messénie et se fixa à Stényclaros; Eurysthénès et Proclès, les deux fils d'Aristodémos, mort durant l'expédition, eurent la Laconie. Un quatrième descendant d'Hercule, Atélès, régna plus tard à Corinthe. Sicyone fut le patrimoine d'un autre Héraclide. Enfin l'Élide reçut, sans opposition, Oxylos et ses Étoliens, qui avaient la même origine que les anciens habitants du pays. L'Arcadie conserva son indépendance, mais fit un pacte avec les nouveaux maîtres du Péloponnèse. Quant à Tisaménès, il chassa de l'Égialée les Ioniens qui l'habitaient et s'y établit avec ses Achéens, qui donnèrent leur nom au pays. Les Ioniens dépouillés se retirèrent dans l'Attique, où les avait déjà précédés Mélanthos, avec les Éoliens expulsés de la Messénie et une partie des habitants de Phlionte, de Corinthe et d'Épidaure (1104).
' Mort de COdrus (lo*5).
Ainsi l'Attique était comme l'asile de tous les fugitifs du Péloponnèse. Les Doriens, après quelques années, voulurent les y poursuivre, et chemin faisant s'emparèrent encore de
�TEMPS PRIMITIFS.
31
Mégare. L'oracle avait annoncé que celui des deux peuples dont le roi périrait serait vainqueur. Godrus, roi d'Athènes, entra déguisé dans le camp dorien, frappa un soldat et se fit tuer par lui. Les Doriens, effrayés par ce dévouement héroïque, rentrèrent dans leur presqu'île. Sur l'isthme qui la séparait de la Grèce centrale, une colonne fut plus tard élevée, qui, sur l'une de ses faces regardant le Péloponnèse, portait ces mots gravés : « Ici sont les Doriens ; » et sur l'autre regardant l'Attique : « Là est ITonie. » Une longue et désastreuse rivalité devait prouver cette différence.
�DEUXIÈME PÉRIODE
DU RETOUR DES HÉRACLIDES AUX GUERRES MÉDIQUES (1104-490).
ISOLEMENT DES ÉTATS GRECS. — RÉVOLUTIONS COLONIES. INTÉRIEURES.
CHAPITRE III.
SPARTE; LYCURGUE ET SES LOIS; GUERRES DE MESSENIE.
Les Spartiates; Lycurgue; ses lois politiques. — Lois civiles : égalité entre les Spartiates. — Éducation des enfants; Hilotes. — Première guerre de Méssénie (743-723).—Seconde guerre de Messénie (68n-668); Aristoménès et Tyrtée. — Guerres avec Tégée et Argos; puissance de Sparte en 490.
I.os Spartiates; Lycurgue; ses lois politiques.
Les Doriens qui s'étaient établis clans la Messénie et l'Argolide, en avaient chassé les habitants; ceux, au contraire, qui s'étaient fixés dans la Laconie avaient laissé les indigènes ou Laconiems vivre dans le pays qui leur avait appartenu, mais en les réduisant à la condition de sujets. Quelques-unes de ces peuplades laconiennes ayant voulu secouer le joug furent vaincues et placées dans une condition plus dure, celle des Hilotes. Il y eut alors trois sortes d'hommes dans la Laconie : les Doriens, ou,les maîtres; les Laconiens, ou les sujets; les Hilotes, ou les esclaves.
�EUSfOÎBK GRKCQFB-
Urci?é pat A Vuilleniin.
Librairie de L.Hacbrilc .1- C'*
�LÉGISLATION DE LYCURGUE.
33
I Les Doriens, peu nombreux et entourés d'ennemis, se concentrèrent dans la capitale, Lacédémone ou Sparte, d'où leur pom de Spartiates. Ayant tout à craindre de la haine de leurs lujets et de leurs esclaves, ils furent obligés de se donner line sorte d'organisation militaire, et d'avoir toujours les armes à la main, comme une armée campée en pays ennemi. De là les lois singulières de Sparte. Lycurgue ne les Inventa point ; il les trouva dans les usages, dans les mœurs fie son peuple, et il se contenta de les coordonner en les 'précisant. I II y a sur Lycurgue bien des incertitudes. On croit qu'il ffiaquit, dans le dixième siècle, du roi Eunomos. Sparte était Blors déchirée par des dissensions intestines. Son père, en Voulant séparer des gens qui se battaient, reçut un coup de Routeau dont il mourut. Son frère aîné, Polydectès, eut de ïnême une fin prématurée, et Lycurgue fut roi tant qu'on Ignora qu'il avait laissé un fils. La reine, sa belle-sœur, lui fcffrit de faire périr l'enfant à condition qu'il l'épouserait. Il irompa ses désirs coupables et sauva le fils de son frère. Les grands, irrités de la sagesse de son administration pendant la minorité du jeune Gharilaos, le forcèrent à s'exiler. Il jroyagea longtemps pour converser avec les sages et étudier les coutumes des nations étrangères. Dans l'île de Crète, il se fit instruire par le poète Thalétas de toutes les lois de IVIinos; de l'Asie Mineure il n'emporta que les poésies d'HoInère ; mais les prêtres égyptiens le comptèrent, disait-on, fcarmi leurs disciples. Les Spartiates des derniers temps voulaient qu'il fût allé jusque dans l'Inde interroger l'antique sagesse des Brahmes. I A son retour, après une absence de dix-huit ans, Lycurfcue trouva la ville pleine de troubles ; le peuple sentait luiInême le besoin d'une réforme. Le moment était donc favorable. Afin d'ajouter à l'autorité de son nom celle d'Apollon ■Jelphien, le dieu national des Doriens, il consulta l'oracle ||ur ses projets. La Pythie le salua du nom d'ami de Jupiter. Fort de cet appui, il fit accepter ses lois sans résistance. I II conserva le partage de la royauté entre deux maisons Royales qui prétendaient descendre d'Hercule. Ce partage
■ HIST. GR.
3
�34
CHAPITRE III.
était possible, car les rois Spartiates avaient bien peu de pouvoir, seulement le soin de veiller à l'exécution des lois, quelques fonctions religieuses et le commandement des armées. Tout le gouvernement était aux mains du sénat, réunion de vingt-huit vieillards âgés d'au moins soixante ans. Les deux rois siégeaient avec eux. Une assemblée générale de citoyens, réunie chaque mois,' à la nouvelle lune, votait les lois proposées par le sénat. Les éphores ou surveillants furent institués plus tard, et dans les derniers temps devinrent les vrais maîtres de Sparte « jusqu'à forcer les rois, dil Polybe, à les respecter comme leurs pères. » Les Laconiens n'avaient aucun droit politique ; les Hilotes restaient esclaves.
lois civiles; égalité entre les Spartiates5 éducation des enfants ; les Ililotcs.
Lycurgue s'était proposé d'établir la plus complète égalité entre les Spartiates. Pour y parvenir, il partagea toutes leurs terres en autant de lots qu'il y avait alors de citoyens : 9000 ; et il interdit que ces lots fussent j amais vendus, afin qu'aucun Spartiate ne perdit le sien, et que d'autres n'en acquissent pas plusieurs. U voulut qu'il n'y eût dans sa cité ni pauvres ni riches. Dans cette même vue, il défendit le luxe, les arts, les lettres, le commerce, la monnaie d'or et d'argent, n'autorisant qu'une lourde monnaie de fer dont on ne pouvait transporter la plus petite somme que sur des chariots. Il institua les repas en commun, où régna toujours la plus stricte frugalité, et dont il ne fut permis à personne, pas même aux rois, de se dispenser. Leur mets favori était ce brouet noir, mélange grossier de sel, de vinaigre, de graisse de porc et de petits morceaux de viande, qui fit faire la grimace à Denys, tyran de Syracuse, un jour qu'il lui prit la fantaisie d'y goûter, a C'est détestable ! s'écria-t-il. — Il manque vraiment quelque chose, répondit le cuisinier. — Et quoi donc? — De vous être baigné dans l'Eurotas, ou d'avoir fait tous les exercices de la palestre. »
�LÉGISLATION DE LYCURGUE.
35
Lycurgue obligea, en effet, tous les citoyens à des exercices continuels, car il ne proposait d'autre but à leur vie entière que de préparer et de fournir à la patrie de robustes [défenseurs. Les voyant entourés d'ennemis, il voulait faire d'eux des soldats et il y, réussit. Pour l'habileté à manier les larmes, pour la force à supporter les fatigues, pour le courage braver le péril et la mort, il n'y avait personne en Grèce jui pût le disputer à un Spartiate. Le même principe dirigea l'éducation des enfants, qui appartinrent bien plus à l'État qu'à leurs parents. L'enfant né lifforme était mis'à mort, parce qu'il n'aurait pas pu faire un pon soldat. De violents exercices, imposés même aux filles, lonnaient aux autres la force et la souplesse. Point de chauslures ; même vêtement été comme hiver ; pour lit, des roseaux coupés par eux-mêmes dans l'Eurotas ; peu de nourriture, afin de les forcer à dérober par ruse et adresse de quoi satisfaire leur appétit. Il est étrange de voir ainsi enseigner le vol; mais, à cause le la communauté qui unit les Spartiates, ce n'est point véritablement un vol. Celui qui se laisse prendre est châtié, non comme coupable, mais comme maladroit. A la guerre, ^ls se souviendront, pour dépister l'ennemi, des ruses qu'enfants ils auront pratiquées pour trouver leur nourriture. Un l'eux qui avait volé un jeune renard, voyant venir quelqu'un, le cacha sous sa robe, et aima mieux se laisser ronger le ventre et les entrailles, sans pousser un seul cri, que de se trahir. Pour les endurcir à la souffrance, on les soumettait à de rudes épreuves; ils étaient battus de verges devant l'autel le Diane, et c'était à qui supporterait le mieux la douleur : Dn en vit expirer sous les coups, sans qu'un gémissement eût lécelé leurs souffrances. A ces exercices il s'en mêlait d'une filtre sorte : on leur apprenait à jouer de la flûte et de la [yre, à chanter des hymnes sacrés ou des poésies guerrières, lomère, Tyrtée, et toute poésie virile qui élève et fortifie 'âme, étaient fort en honneur; mais les vers d'Alcée, qui ivait honteusement chanté sa fuite et son bouclier laissé à 'ennemi, étaient proscrits.
�36
CHAPITKE III.
Après le dévouement à la patrie, et le mépris pour la douleur et la mort, la vertu qu'oui leur enseignait le plus était le respect de la vieillesse. Rien n'était plus nécessaire dans une cité où presque tous les magistrats étaient des vieillards^ et où la loi, qui ne fut pas écrite, devait s'exprimer par la bouche des anciens. Il leur semblait obéir aux dieux en ho• norant ceux que la divinité avait jugés dignes d'une longue vie. Un jour, au théâtre d'Athènes, un vieillard cherchait une place parmi la foule et parcourait les bancs, repoussé des uns, raillé des autres ; des députés lacédémoniens l'aperçurent, et, se levant de leurs sièges, lui firent signe de venir prendre place au milieu d'eux : <r Je vois bien, dit le vieillard, que les Athéniens savent ce qui est beau ; mais les Lacédémoniens seuls le pratiquent. » Toutefois, un vieillard qui avait fui les charges de la paternité leur semblait moins digne de respect. Un jour, Dercyllidas, général de grande réputation, se présente à une assemblée; un jeune Lacédémonien ne se lève point à son approche, comme c'était l'usage; le vieux guerrier s'en étonne : <r Tu n'as point d'enfant, dit le jeune homme, qui puisse me rendre un jour le même honneur. » Personne ne le blâma. A vingt ans, le jeune homme était admis dans l'armée et faisait le service soit à l'intérieur, soit au dehors. A trente, il devenait époux et exerçait les droits de citoyen. A soixante, sa carrière militaire était finie ; il s'occupait alors de l'administration des affaires publiques et de l'éducation des enfants. La vie des jeunes Lacédémoniennes n'était guère moins dure, et cette éducation, qui les rendait saines et fortes, élevait leurs sentiments et leur courage. Elles n'avaient point de faiblesses maternelles. « Il est bien court, disait un jeune soldat à sa mère, en lui montrant son glaive. — Fais un pas de plus, » répondit-elle. Une autre donnant le bouclier à son fils pour une expédition, lui dit : « Reviens dessus ou dessous, » c'est-à-dire : Tue ou sois tué; mais point de déshonneur ; mieux vaut la mort. Hormis la guerre et les exercices par lesquels il s'y prépare, les seules occupations du Spartiate sont la chasse et la
�LÉGISLATION DE LYGDRGUE.
37
Conversation dans les lieux publics, où il s'habitue à cette ■açon de parler brève et sententieuse qu'on a appelée le lacotiisme. Une fois quitte de ses devoirs envers la patrie, comme Il méprise l'industrie, le commerce et tout travail manuel, pomme il ne se soucie de philosophie, de beaux-arts, ni de littérature; quoiqu'on leur apprenne quelques vers et un peu ?de musique, il jouit de cette oisiveté précieuse qui lui semIble l'apanage de l'homme libre. On raconte qu'un Spartiate le trouvant à Athènes, apprit qu'un citoyen de cette ville wenait d'être condamné à l'amende pour cause d'oisiveté. Il l'étonna fort et demanda à voir celui qu'on punissait pour s'être conduit en homme, en méprisant les arts mécaniques Et les travaux serviles qui, disait-il, s'ils donnent la richesse, Ivilissent ! I Mais il faut-bien convenir que cette oisiveté et cette uniformité de vie ne donnaient pas aux Spartiates l'esprit souple, Ingénieux, hardi, plein de ressources, qui était le partage tes Athéniens. Us étaient superstitieux à l'excès, et s'embarrassaient pour peu de chose, cela se remarque même à la guerre : un siège, la mer, tout ce dont ils n'avaient pas l'haBùtude les déroutait. A Platées, il leur fallut attendre les Athéniens pour forcer les retranchements de Mardonius ; les lièges qu'ils entreprenaient avaient une durée homérique : leux d'Ira et d'Ithôme durèrent dix ans. I Ainsi Lycurgue avait voulu faire des Spartiates ce que leur position exigeait qu'ils fussent, un peuple de soldats. Le jravail des mains fut laissé auxHilotes, esclaves de l'État, qui labouraient et moissonnaient pour leurs maîtres, quelquefois Combattaient à côté d'eux, mais ne devaient se montrer ni Irop braves, ni trop habiles, de peur d'exciter les soupçons it de s'exposer à quelque sanguinaire résolution du sénat. Un ' our 2000 d'entre eux furent gratifiés de la liberté, en récomense de leur courage ; mais la nuit suivante ils disparurent : parte les avait immolés à ses craintes. Ce ne fut pas sans peine que Lycurgue parvint à établir sa onstitution. Quand il voulut introduire la frugalité avec les epas en commun , les riches , habitués déjà au luxe et à la ébauche, firent une .«édition et voulurent le lapider; ils le
�3S
CHAPITRE III.
poursuivirent jusque dans un temple et le blessèrent : il eut un œil crevé. Le patriotisme pourtant et le sentiment des dangers qué courait la cité, avec ces divisions, l'emportèrent : les lois furent acceptées. On raconte qu'après les avoir vu adopter, Lycurgue fit jurer aux rois, aux sénateurs, à tous les citoyens, de n'y rien changer jusqu'à son retour. Puis, s'éloignant, il alla consulter l'oracle d'Apollon. Le dieu répondit que Sparte effacerait la gloire de toute autre cité tant qu'elle conserverait ses lois. Lycurgue envoya cet oracle à Lacédémone, fit un nouveau sacrifice, embrassa ses amis et son fils, et, pour ne pas dégager ses concitoyens de leur serment, il se laissa mourir de faim.
Première guerre de messénie (ViS-tZi) ; Arlstouemos.
Une montagne, le Taygète, sépare la Laconie d'un pays bien plus riche, la Messénie. Les Spartiates et les Messéniens étaient de même race, Doriens ; mais des violences commises de part et d'autre le long des frontières les rendirent ennemis irréconciliables. Le récit que les anciens nous en ont laissé est encore bien mêlé de fictions et de légendes merveilleuses. Un Messénien , Polycharès, dont un prêtre lacédémonien avait volé les troupeaux et assassiné le fils, vint à Sparte réclamer vengeance ; les rois ne daignèrent pas l'écouter. Furieux, il se posta sur la frontière et tua tous les Lacédémoniens qui passaient par là. Sparte, à son tour, demanda qu'on lui livrât Polycharès, et essuya un refus. Elle menaça de se faire justice par les armes; les Messéniens offrirent de soumettre le différend aux amphictyons d'Argos ou il l'aréopage d'Athènes. Les Lacédémoniens n'y consentirent point et commencèrent traîtreusement la guerre. Us firent de secrets préparatifs, s'engagèrent par serment à ne pas rentrer à Sparte avant d'avoir acquis la Messénie , et se jetèrent pendant la nuit sur Amphée, ville limitrophe, propre à leur servir de place d'armes ; elle fut prise sans résistance et ses habitants massacrés (743). Les trois premières années se passèrent en escarmouches
�GUERRES DE MESSÉNIE.
39
ei en ravages ; car, avant de combattre, le roi messénien Eu-
Bhaôs voulait aguerrir son peuple , qu'une longue paix avait
■molli. La quatrième année, il engagea une grande bataille lui resta indécise. Les Spartiates voulaient terminer la la luerre, les reproches des vieillards leur firent secouer cette lorpeur, et les hostilités continuèrent. L'année suivante, il y lut encore une bataille. L'issue en fut incertaine : aucun des ■eux partis n'éleva de trophée ; ils s'envoyèrent des hérauts, It, d'un mutuel consentement, laissèrent enlever et ensevelir IBS morts. I Ainsi se traînait la guerre, indécise, mais désastreuse pour ïes Messéniens, car ils étaient forcés d'entretenir à grands Jais des garnisons dans chaque ville ; leurs laboureurs l'osaient cultiver les campagnes, dont tous les fruits étaient tioissonnés par les Spartiates, et leurs esclaves désertaient n foule. La famine, et, à sa suite, une maladie épidémique, irent plus de mal encore. Les Messéniens se décidèrent à bandonner les villes de l'intérieur et se retirèrent dans thôme sur la montagne de ce nom, masse isolée qui comnande toute la Messénie comme une forteresse et que ses >entes escarpées rendent de facile défense (815 mètres). Cependant ils envoyèrent consulter l'oracle, qui répondit : t Choisissez par le sort une jeune vierge pure, du sang tl'Épytos d, et immolez-la pendant la nuit aux divinités infernales. Si le sort tombe mal, une autre victime offerte volontairement suffira. * Le sort désigna la fille de Lysiscos. Dès nue le père connut le terrible destin qui la menaçait, il s'enfuit avec elle à Sparte. Le peuple était consterné. Aristodêmos, un des Epytides, homme puissant et guerrier illustre, offrit volontairement sa propre fille ; mais elle était fiancée a un Messénien. Pour la sauver, le jeune homme prétendit que lui seul maintenant, et non plus son père, avait le droit de disposer d'elle, et que d'ailleurs elle ne pouvait satisfaire h l'oracle, puisqu'elle était épouse et mère. Aristodêmos, furieux de cette opposition outrageante, tue sa fille, lui
t. Épytos avait été le second et le plus glorieux de leurs rois; ses descendants étaient appelés fipytides et la royauté était dans leur maison.
�i
40
CHAPITRE IU.
puvre les entrailles et montre que son sein est vierge. Quoique ce meurtre n'eût pas été commis à l'intention ,du dieu, on s'empressa de déclarer que l'oracle était rempli. Le peuple , persuadé que l'affreux sacrifice allait apaiser sa colère, célébra, par de joyeux festins, sa réconciliation avec le ciel. La même pensée jeta l'effroi dans le cœur des Spartiates, et la guerre fut suspendue. Les Messéniens en profitèrent pour faire alliance avec les peuples qui s'effrayaient déjà de l'ambition de Lacédémone , les Arcadiens et les Argiens. Six années se passèrent avant que le roi Spartiate Théopompos osât conduire une nouvelle armée contre Ithôme. Euphaès commit l'imprudence d'engager l'action avant l'arrivée de ses auxiliaires ; pourtant on combattit jusqu'à la nuit, et la victoire resta indécise. Les chefs s'étaient signalés par des combats singuliers; Euphaès attaqua Théopompos, mais il fut gravement blessé et mourut quelques jours après, sans laisser d'héritiers. Vainement les devins avertirent le peuple de se défier d'un homme qui porterait sur le trône une tache sanglante : Aristodêmos fut élu roi. La douceur de son gouvernement lui concilia l'affection du peuple et des grands, et les Arcadiens plus d'une fois l'aidèrent à ravager la Laconie. Ceux de Sicyone et d'Argos attendaient pour se joindre a lui une occasion favorable, elle ne se présenta qu'au bout de cinq années. Les deux peuples, fatigués d'une lutte si longue, cherchèrent à la terminer par une action générale. Ils appelèrent à eux leurs alliés. Du côté de Sparte il ne vint que des Corinthiens. Aristodêmos adossa le gros de ses forces au mont Ithôme et plaça en embuscade, dans les replis de cette montagne, des troupes légères qui, se montrant tout à coup au fort du combat, tombèrent sur le flanc de la phalange lacédémonienne et lui firent essuyer des pertes considérables. Les Lacédémoniens, abattus par cette sanglante défaite, essayèrent de la trahison. Cent de leurs citoyens, bannis avec éclat, se réfugièrent en Messénie. Aristodêmos les renvoya en disant : « Les crimes des Lacédémoniens sont nouveaux, mais leurs ruses sont bien vieilles. » Ils ne réussirent
�GUERRES DE MESSÉNIE.
41
Ras mieux à rompre les alliances que les Messéniens avaient louées. Mais un oracle releva leurs espérances. La Pythie Ëvait répondu aux Messéniens qui la consultaient : « Les Pieux donneront le pays de Messène à ceux qui les premiers placeront cent trépieds autour de l'autel de Jupiter IthôInate. » Le temple de Jupiter Ithômate étant dans l'intérieur tes murs, il paraissait impossible que les Lacédémoniens mussent accomplir l'oracle. Mais un Delphien le communiqua faux Spartiates. Un de ceux-ci fit tant bien que mal cent ïrépieds de terre, les cacha dans un sac, et, prenant des Ulets comme un chasseur, se mêla aux gens de la campagne qui entraient dans Ithôme. La nuit venue., il offrit ses tréflteds au dieu et retourna annoncer à Sparte ce qu'il venait de faire. ■ La vue de ces trépieds jeta le trouble dans le cœur des Klesséniens; Aristodêmos s'efforça de les rassurer ; mais il Seconnut bientôt que le temps marqué pour la ruine de son leuple était arrivé. Un jour qu'il voulait sacrifier à Jupiter Ithômate, les béliers allèrent d'eux-mêmes heurter l'autel de leurs cornes avec tant de violence, qu'ils en moururent Sir le coup. Ce présage, d'autres aussi menaçants, l'ef-ftayaient, quand un songe lui ôta tout espoir. Il se voyait ■ouvert de ses armes, et prêt à marcher au combat; devant fflii, sur une table, étaient les entrailles des victimes, quand Sa fille apparut, vêtue d'une robe noire, et lui montrant du fioigt sa poitrine entr'ouverte. Elle renversa ce qui était sur la table, arracha les armes des mains de son père, et en Echange lui donna le long habit blanc et la couronne d'or Ëont les Messéniens paraient les morts illustres au jour des mmérailles. Ce songe était un signe de mort. Aristodêmos Héalisa lui-même le présage, en se tuant sur le tombeau de K fille. ■ Privés de cette intrépide chef, les Messéniens résistèrent mcoré à l'ennemi et à la famine. Enfin il fallut céder (723). ffles Lacédémoniens rasèrent Ithôme jusqu'aux fondements m- exigèrent des vaincus restés dans le pays le serment de ae jamais se révolter; « courbés comme des ânes sous de Burds fardeaux, ils furent dans la dure nécessité de donner
�42
CHAPITRE III.
à leurs maîtres la moitié des fruits que produisaient leurs champs. » On les obligea, hommes et femmes, sous des peines sévères, à venir de la Messénie à Sparte pour assister en robes noires aux funérailles des rois et des grands personnages. « Ils pleurent, eux et leurs femmes, lorsque la Parque tranche les jours de quelqu'un de leurs maîtres. >• (Tyrtée.)
Seconde guerre de Messénie (085-008) ; Aristoménès et Tyrtée.
Une génération avait déjà vécu dans la tristesse et l'opprobre, quand un jeune héros, Aristoménès, se leva. Il entraîna tout son peuple, et les Spartiates eurent la Messénie à reconquérir. Aristoménès n'attendit pas qu'ils vinssent l'attaquer. Un jour, il partit seul, traversa les montagnes, entra de nuit dans Lacédémone, et suspendit au temple de Minerve Ghalciœcos un bouclier avec cette inscription : <t Aristoménès à Minerve, des dépouilles des Lacédémoniens. » Sparte, effrayée, consulta l'oracle de Delphes. Le dieu répondit qu'elle devait demander un chef aux Athéniens. Athènes ne voulait pas concourir à la grandeur de Sparte, et n'osait résister aux ordres d'Apollon. Pour obéir, elle envoya à Lacédémone Tyrtée, un maître d'école boiteux, qui passait pour fou. Mais ce fou était un poète; il chanta, et sa mâle poésie ranima tous les courages". * a II est beau pour un brave de tomber aux premiers rangs de bataille et de mourir en défendant sa patrie. Mais il n'est pas de plus lamentable destin que d'abandonner sa ville, ses fertiles campagnes, et d'aller mendier par le monde, en traînant après soi sa mère, son vieux père et ses petits enfants. <£ Combattez donc avec courage pour cette terre, jeunes guerriers, et n'abandonnez pas vos aînés, ces vieux soldats dont les jambes ne sont plus légères : car c'est chose honteuse de voir étendu sur la terre, en avant des jeunes hommes, un brave dont la tête est blanchie déjà, et qui exhale dans la poussière son âme généreuse, en retenant de la main
�GUERRES DE MESSÉNIE.
43
ses entrailles sanglantes. Mais à la jeunesse tout sied : tant que le guerrier a cette noble fleur de l'âge, on l'admire, on l'aime, et il est beau encore quand il tombe aux premiers' rangs de bataille. » Ces brûlantes paroles valaient mieux que la froide expérience d'un chef habile. Cependant, dans la plaine de Stényclaros, la brillante valeur d'Aristoménès donna la victoire aux Messéniens. Au retour, les femmes jetaient des fleurs sur son passage et chantaient : « A travers les champs de Stényclaros, et jusque sur le sommet de la montagne, Aristoménès a poursuivi les Lacédémoniens. » Il aimait les courses aventureuses. Un jour, il tomba entre les mains de sept Crétois au service de Sparte; ils s'arrêtèrent avec lui sur la route, dans une maison, pour y passer la nuit. Là habitait une jeune fille qui, la nuit précédente, avait rêvé qu'elle délivrait un lion que des loups amenaient enchaîné. Frappée de cette rencontre, elle comprend qu'Aristoménès est le lion de son rêve, que les loups sont ses indignes gardiens. Elle enivre ceux-rci, et détache les liens au héros; il tue les Crétois et donne la jeune fille pour épouse'à un de ses fils. Cependant, vaincu par la trahison du roi des Arcadiens, Aristoménès fut contraint de se retirer sur le mont Ira. Il s'y défendit onze années, en sortant souvent et en portant encore le ravage et la terreur jusqu'au milieu de laLaconie. Dans une de ces expéditions, il fut enveloppé tout d'un coup par les Spartiates. Frappé d'une pierre à la tête, il tomba évanoui et fut pris avec cinquante de ses compagnons. On le précipita dans le Céada, gouffre où l'on jetait les malfaiteurs. Les autres Messéniens périrent brisés. Mais quand vint le tour d'Aristoménès, un aigle, dit la légende que nous abrégeons, le soutint dans sa chute^sur ses ailes étendues, de sorte qu'il arriva au fond sans blessure. Pendant trois jours, il resta dans le gouffre, enveloppé dans son manteau, et attendant la mort. Au bout de ce temps, il entendit un léger bruit; il se découvrit la tête, et comme ses yeux étaient habitués à l'obscurité, il vit un renard qui mangeait les cadavres. Imaginant bien que cet animal avait pénétré jusque-là par
�44
CHAPITRE III.
quelque issue secrète, il le laisse approcher, le saisit d'une main; de l'autre, chaque fois que le renard se retourne, il lui présente son manteau à mordre, le suit ainsi, et arrive jusqu'à un trou qui laisse passer une faible lueur; il le lâche alors, élargit l'ouverture avec ses mains, s'échappe et retourne à Ira. Aristoménès recommença aussitôt ses courses, tailla en pièces plusieurs troupes ennemies, et offrit pour la troisième fois à Jupiter Ithômate le sacrifice appelé hècatomplwnie, parce qu'il était réservé au guerrier qui avait tué de sa main cent ennemis. Cependant le temps marqué pour la prise d'Ira approchait. L'oracle avait dit : « Lorsqu'un bouc boira dans la tortueuse Néda, je ne défendrai plus les Messéniens. » La Néda est une rivière voisine d'Ira. Pour empêcher la menace de l'oracle de s'accomplir, on en écartait avec soin tous les boucs. Mais il y avait dans le pays une espèce de figuier sauvage qu'on appelait aussi le bouc. Il arriva qu'un de ces figuiers poussa horizontalement sur les bords de la rivière, de telle sorte que Textrémité des branches s'y baignait. L'oracle était accompli : le bouc avait bu dans la Néda. Quelque temps après, par une nuit sombre, comme la pluie tombait à torrents, et qu'il n'y avait point sur les remparts d'Ira d'abri où les gardes pussent se mettre à couvert, tous se retirèrent pour attendre que l'orage eût cessé. Un esclave, transfuge des Lacédémoniens, s'en aperçut, et, sai- > sissant cette occasion de rentrer en grâce auprès de ses anciens maîtres, courut l'annoncer au camp des Spartiates. Ils se mirent aussitôt en marche. Le bruit de leurs pas étant couvert par celui du tonnerre et de la pluie, ils arrivèrent, sans être'remarqués, jusque dans la ville. Les premiers qui les aperçurent furent Aristoménès et le devin Théoclos. Ils crient aux armes, les Messéniens accourent de toutes parts, les femmes montent sur les maisons d'où elles accablent de tuiles les Lacédémoniens. Pendant trois jours on disputa pied à pied le terrain, au milieu de la tempête qui ne cessa pas; mais les Spartiates étaient encouragés par les éclairs qui brillaient ^ leur droite, présage favorable; ils avaient d'ailleurs l'avantage du nombre. Quand il n'y eut plus d'es-
�GUERRES DE MESSÉNIE.
45
poir, Théoclos se jeta au milieu des ennemis et périt en frappant. Pour Aristoménès, il fit signe aux Lacédémoniens qu'il voulait se retirer avec les siens : on n'osa pas pousser au désespoir cette poignée d'hommes héroïques. Aristoménès plaça les vieillards, les femmes, les enfants au milieu des guerriers, et sortit ainsi d'Ira, avec la fortune de la Messénie (668). Cet homme infatigable ne désespérait pourtant pas encore. A peine retiré en Arcadie, il propose aux 500 Messéniens qui lui restent de pousser vivement en Laconie, et d'aller prendre Sparte, ou au moins d'y saisir de précieux otages. Tous accueillent avec enthousiasme cet audacieux projet, et 300 Arcadiens se joignent à eux. Mais Aristocratès, par une seconde trahison, avertit les Spartiates et fait tomber cette dernière espérance. « Quand les Arcadiens eurent découvert cette perfidie, ils accablèrent Aristocratès de pierres, et pressèrent les Messéniens d'en faire autant;' ceux-ci regardèrent Aristoménès, qui baissa les yeux et se mit à pleurer. Les Arcadiens, après avoir lapidé Aristocratès, jetèrent son corps hors de leurs limites et le laissèrent sans sépulture. » Les Messéniens furent répartis parmi les Hilotes ; mais les habitants de Pylos et de Mothoné montèrent sur leurs vaisseaux et passèrent à Gylléné chez les Éléens. De là ils proposèrent à ceux de leur nation qui étaient en Arcadie de s'embarquer avec eux pour chercher quelque établissement en pays étranger : ils prièrent aussi Aristoménès de se mettre à leur tête. Le héros répondit que, tant qu'il conserverait un souffle de vie, il ferait la guerre aux Lacédémoniens, et qu'il était assuré qu'il leur ferait encore beaucoup de mal. Mais il leur donna pour chefs ses fils Gorgos et Manticlos, sous lesquels ils allèrent à Rhégium, où plusieurs Messéniens s'étaient déjà retirés après la première guerre. Deux siècles plus tard, un Messénien, Anaxilaos, étant devenu tyran de Rhégium, s'empara de Zancle où il établit les descendants des exilés, qui, en souvenir de la patrie de leurs pères, donnèrent à cette ville le nom de Messène : ce glorieux nom se retrouve encore dans celui de Messine.
�46
CHAPITRE III.
Peu de temps après, Aristoménès était à Delphes, quand un roi de l'île de Rhodes vint consulter l'oracle sur le choix d'une femme. La Pythie lui ayant dit d'épouser la fille du plus vaillant des Grecs, il pensa qu'il n'y avait personne dans la Grèce qu'on pût comparer pour la bravoure à Aristoménès, et il lui demanda sa fille. Aristoménès se rendit avec elle dans l'île de Rhodes. Il y emporta sa haine contre Sparte, et il cherchait encore quels ennemis il pourrait soulever contre elle, quand la mort vint le condamner à l'éternel repos. Son peuple fut comme lui fidèle au souvenir de la patrie perdue, et jamais ne se réconcilia avec ceux qui lui avaient injustement, ravi le foyer domestique, les tombeaux des aïeux et la liberté. Tous les ennemis de Sparte, Athènes, Épaminondas les trouvèrent prêts, partout et toujours, à combattre contre l'éternel ennemi ; et quand il n'y avait plus de Sparte, quand il n'y avait plus de Grèce, les derniers des Messéniens chantaient encore, neuf siècles après la chute d'Ira : « Atraversles champs de Stényclaros, et jusque sur le sommet de la montagne, Aristoménès a poursuivi les Lacédémoniens. »
Guerres avec Tégée et Argos; puissance de sparte en IWO.
De quelques fictions qu'on ait embelli le récit de ces guerres, le résultat n'en est pas moins certain. Sparte possédait les deux tiers du Péloponnèse. Des guerres heureuses contre les Arcadiens de Tégée et contre les Argiens étendirent son influence sur le reste. Au sujet de la guerre contre les Tégéates courait une de ces traditions qu'Hérodote aime tant et raconte si bien. L'oracle , consulté par les Spartiates, répondit qu'ils seraient vainqueurs quand ils auraient rapporté dans leur ville les ossements d'Oreste, ensevelis là où soufflent deux vents contraires, où le type frappe l'antitype, où le mal est sur le mal. Or il arriva qu'un Lacédémonien nommé Lichas, étant allé à Tégée, entra dans la boutique d'un forgeron ; celui-ci lui conta, par hasard, qu'en creusant dans sa cour il avait trouvé un cerceuil d'une grandeur merveilleuse. Lichas se rappelle aussitôt l'oracle : les vents contraires sont bien les soufflets
�GUERRES DE MESSÉNIE.
47
de la l'orge, le type' est le marteau, l'antitype l'enclume, le mal sur le mal est le fer que l'on forge sur le fer : le cercueil est donc celui d'Oreste. Lichas retourne à Sparte, révèle aux magistrats ce qu'il a découvert : on l'exile pour que personne ne prenne défiance de lui. Il retourne à Tégée, loue la cour du forgeron, recueille les ossements et les rapporte aussitôt. Dès ce moment, les Spartiates crurent à la victoire, c'est le meilleur moyen de l'assurer : ils vainquirent. Tégée cependant conserva son territoire et ses lois, mais elle tomba au rang des peuples que Sparte traînait à la guerre avec elle, et n'eut que le stérile honneur d'occuper une des ailes de l'armée lacédémonienne. Plusieurs cantons peuplés d'Arcadiens furent ajoutés au territoire des Spartiates qui dès lors eurent libre entrée dans l'Arcadie. Entre Argos et Sparte le différend avait pour cause la possession de la Cynurie, pays montagneux qui servait aux Argiens de communication avec le reste de leur territoire : car ils possédaient toute la côte orientale de la Laconie jusqu'au cap Malée, et les îles adjacentes jusqu'à Cythère. Pour épargner le sang, les deux peuples convinrent, vers 547, de choisir chacun 300 combattants ; la Cynurie devait être le prix de la victoire. Othryadès survécut seul du côté des Spartiates, mais grièvement atteint et couché parmi les morts ; du côté des Argiens deux guerriers, Alcénor et Chromios, étaient sans blessures. Ne voyant plus d'ennemis devant eux, ils se hâtèrent de porter à leurs concitoyens la nouvelle de leur vidoire. Pendant leur absence Othryadès faisait un dernier effort, élevait un trophée avec les armes des ennemis et se perçait ensuite de son épée pour ne point survivre à ses compagnons. Le lendemain les deux peuples se prétendirent victorieux, et il fallut trancher la question par une bataille générale que les Lacédémoniens gagnèrent. Les Argiens cédèrent les pays disputés et toute la côte orientale de la Laconie. En 514, les Spartiates gagnèrent une autre victoire qui les mena jusqu'aux portes d'Argos^ et firent plus tard deux invasions dans l'Afrique. En 491, Egine livra des otages aux Spartiates.
�48
CHAPITRE III.
Ils avaient, encore occupé un autre boulevard du Péloponnèse, Gythère, au sud du cap Malée. C'était une île aride et rocailleuse où la Fable faisait aborder Vénus, quand elle sortit du sein des flots, mais elle ajoutait que la déesse des plaisirs s'était bien vite enfuie en Chypre. Les Spartiates trouvaient là une excellente station navale, où s'arrêtaient les vaisseaux marchands venant d'Egypte et d'Afrique ; aussi y entretenaient-ils une garnison dans la citadelle, et chaque année ils envoyaient un magistrat pour la gouverner. Ainsi, au moment où éclatèrent les guerres médiques, Sparte était maîtresse par elle-même des deux cinquièmes du Péloponnèse, et redoutée ou obéie dans le reste. Sa renommée alla bien plus loin que sa puissance. Même en Asie, on connut son nom, et Grésus rechercha l'alliance de ceux qu'il appelait le premier peuple de la Grèce. Des mœurs austères, la rude discipline à laquelle il s'était soumis, de belles qualités militaires, et un ardent patriotisme l'avaient élevé à ce haut point de grandeur.
�L'ATTIQUE.
49
CHAPITRÉ IV.
ATHÈIVES JUSQU'AUX GUERRES MEDIQUES.
L'Attique; les rois; Thésée. — L'archontat (1045); puissance des Eupatrides; Dracon (624); Cylon (612); Épiménide. —Solon et ses lois— Pisistrate et les Pisislratides (561-510). — Les Alcméonides; Clisthène (508).
I/Attiquc ; les rois ; Thésée
Le petit pays qui, au nord-est du Péloponnèse, s'avance en promontoire dans la mer Égee, flanqué à droite par la longue Eubée, à gauche par les îles de Salamine et d'Egine, c'est l'Attique, le point du monde le plus justement célèbre dans l'histoire de l'esprit humain. Elle est divisée en trois bassins demi-circulaires, les plaines d'Eleusis, d'Athènes et de Marathon, qui semblent fermées de tous côtés par les montagnes et la mer. Mais des routes naturelles s'ouvrent partout à travers ces montagnes, et les communications sont faciles entre les diverses parties du pays. La surface de l'Attique n'égale pas la moitié de celle de nos plus petits départements, et son sol pierreux n'a même pas, sauf en quelques points, la riche végétation de la Béotie sa voisine : à peine du blé, un peu plus d'orge, des figuiers, des vignes, des oliviers, les abeilles de l'ïïymette, les carrières de marbre du Pentélique, lesmines d'argent du Laurion, voilà toute la richesse du pays, si vous ne comptez pas la plus féconde et la plus glorieuse de toutes, le génie des habitants. Beaucoup de révolutions politiques, voilà ce que nous trouverons dans l'histoire d'Athènes jusqu'aux guerres médiques.
1. Voyez ci-dessus, p. 18, la légende de Thésée.
H1ST. GR.
4
�50
CHAPITRE IV.
Cette histoire commence proprement à Thésée, qui succéda à son père Égée, vers 1300, quoique certaines institutions, comme l'aréopage et la division du peuple en nobles, en laboureurs et en artisans, fussent peut-être plus anciennes. Thésée est, pour ainsi dire, le patron d'Athènes, comme Hercule l'est du Péloponnèse, et Quirinus de Rome. C'est un de ces personnages, moitié homme et moitié dieu, dont le souvenir, embelli par l'imagination populaire, plane sur le berceau d'une nation. Son histoire était véritablement nationale en Attique, et les détails merveilleux de sa vie se trouvaient rappelés sur les monuments, dans la religion, dans les fêtes des Athéniens. Ils ont été précédemment ra-
L'acropole d'Athènes vue du Pnyx '.
contés, là où ils sont à leur place, dans l'histoire légendaire. On n'insistera ici que sur le fait politique de la fondation d'Athènes comme métropole de l'Attique. « Thésée, dit Plutarque, réunit en un seul corps tous les
I. Cette gravure représente la masse de rochers qui portait la citadelle d'Athènes, vue du Pnyx. Ce roc s'élève à pic à une hauteur de 46 mètres suivant Kruse, Ilellas, t. II, p. 76, qui ne parle sans doute que de la hauteur de la partie du roc tout à fait impraticable ; de 120 au-dessus de la ville, suivant Curtius, Die aleropolis vnn Athen*, p. 5, Berlin, 1844 ; de 324 au-dessus du niveau de la mer suivant Fiedler, Reise durck das Konigreich Griechcnland, I, p. 22. La largeur du plateau est de 300 mètres de l'E. à l'O., et de 150 du N. au S. Il n'est accessible que du côté de l'O., où s'élevaient les murs pélasgiques. « La forme de ce rocher est à peu près celle d'un ovale.... On dirait un piédestal taillé tout exprès pour porter les magnifiques édifices qui le couronnaient. » (Chateaubriand, /îin., p. 138.) Le temple à droite est le Parthénon, la tour à gauche est une construction du treizième siècle; on aperçoit l'Hymette dans le lointain.
��L'ATTIQUE.
51
habitants "de l'Attique et n'en forma qu'une même cité. Dispersés auparavant en plusieurs bourgs, il était difficile de les assembler pour délibérer sur les affaires publiques; souvent même ils étaient en guerre les uns contre les autres, Thésée parcourut les bourgs, pour proposer son plan et le faire agréer. Les simples citoyens et les pauvres l'adoptèrent sans balancer. Afin de déterminer les hommes plus puissants, il leur promit un gouvernement sans roi, et purement démocratique, dans lequel, ne se réservant que l'intendance de la guerre et l'exécution des lois, il.mettrait pour tout le reste une entière égalité entre les citoyens. Il en persuada quelques-uns; les autres cédèrent par crainte- Il fit abattre dans chaque bourg les prytanées et les maisons de conseil, cassa tous les magistrats, bâtit un prytanée et un palais communs dans le lieu oit ils sont encore aujourd'hui, donna à la ville et à la citadelle le nom d'Athènes, et établit une fête pour tout le peuple sous le nom de Panathénées. En d'autres termes, l'Attique, anciennement divisée en plusieurs États, comme les autres provinces de la Grèce, n'en compta plus qu'un seul, qui eut Athènes pour capitale..Cette révolution laissa pourtant subsister une aristocratie puissante, celle des Eupatiides. Suivant les légendes recueillies par Plutarque, ce fut cette aristocratie qui renversa Thésée. « Durant une absence du héros, les Tyndarides, Castor et Pollux, envahirent l'Attique pour reprendre Hélène qu'il avait ravie; et dans Athènes même, un mouvement se fit contre lui. Mnesthée, descendant d'Érechthée, essaya de soulever les principaux citoyens contre l'homme qui leur avait ôté l'empire qu'ils exerçaient chacun dans leurs bourgs, et qui, les renfermant dans une seule ville, les avait rendus ses sujets ou plutôt ses esclaves, Mnesthée excitait aussi les hommes du peuple, en accusant auprès d'eux Thésée de ne leur avoir laissé qu'une liberté imaginaire, qui, dans le fait, les avait privés de leur patrie, de leurs sacrifices, et, au lieu de plusieurs rois légitimes, bons et humains, leur avait donné pour maître un étranger et un inconnu. » Thésée, de retour, fut contraint de s'exiler à Scyros, où il
�52
CHAPITRE IV.
mourut. Mnesthée atteignit le but de ses intrigues^ il régna ; mais, après lui, la couronne fut rendue à la famille de Thésée, qui la conserva jusqu'à l'invasion des Eoliens. Ceux-ci, chassés de la Messénie par les Doriens et les Héraclides, se rendirent en Attique sous la conduite de Mélanthos, d'Alcméon et de Pisistrate, tous descendants du sage Nestor. Il est. probable qu'ils s'emparèrent violemment du pouvoir à Athènes. Mais, pour sauver la vanité nationale, les Athéniens racontaient autrement cette révolution : les étrangers se seraient établis en simples particuliers dans l'Attique ; peu de temps après, un roi de Thèbes, en guerre avec Athènes, provoqua en combat singulier Thymœtès, descendant de Thésée, qui refusa le défi. Mélanthos l'accepta à sa place, vainquit par une ruse le roi thébain, et fut en récompense nommé roi par les Athéniens. Ce qui est certain, c'est que Mélanthos laissa le trône à Codrus, son fils, et que ses frères furent les chefs des Alcméonides, des Pisistratides et des Péonides, trois familles qui tinrent le premier rang à Athènes. On a vu (page 31) que Codrus, fils de Mélanthos, se sacrifia pour sauver le pays d'une invasion nouvelle, celle des Dorièns.
I/archontat (4045) ; puissance des Enpatrides; Dracon (634) ; Cylon (613) ; Éplménide.
Après la mort de Codrus, on prétendit que nul n'était digne de lui succéder, et, sous ce prétexte, la royauté fut abolie par les grands. Au lieu d'un roi héréditaire, il n'y eut plus qu'un archonte élu. Cette charge, d'abord à vie, fut rendue décennale en 752, annuelle en 683 et partagée alors entre neuf magistrats archontes. Ce gouvernement divisé ne sut pas prévenir ou réprimer les troubles. Un législateur qu'on nomma, Dracon, fit des lois si sévères qu'elles furent inapplicables (624). Les désordres continuèrent. Un ambitieux, Cylon, en profita pour essayer de saisir le pouvoir (612). Il s'empara de la citadelle, mais y fut aussitôt assiégé par le peuple entier. Quand les vivres et l'eau manquèrent, Cylon parvint à s'évader, les au-
�LÉGISLATION DE SOLON.
53
très s'assirent, en suppliants, près de l'autel de Minerve. L'archonte Mégaclès, pour les attirer hors de la protection de la déesse, leur persuada de se présenter en jugement; et, comme ils craignaient de perdre le droit d'asile, il leur conseilla d'attacher à la statue de Minerve un fil qu'ils tiendraient à la main. Lorsqu'ils furent près de l'autel des Euménides, le fil se rompit. Suivant Mégaclès, cet. accident prouvait que la déesse leur refusait sa protection. On lapida ceux qui furent pris hors du temple, et ceux qui s'y étaient sauvés furent massacrés auprès des autels. Quelques-uns seulement échappèrent par l'intercession des femmes des archontes. Une peste qui survint peu de temps après parut une vengeance des divinités, dont on avait violé le sanctuaire. Un homme vénéré, le sage Epiménide, appelé de Crète, fit des sacrifices expiatoires. Il coûte à dire que ce sage exigea le sacrifice d'une victime humaine. On en trouva deux, Cratinos et Aristodêmos, deux jeunes Athéniens liés d'une étroite amitié, qui s'offrirent au couteau sacré pour le salut de la patrie. Quand Épiménide se disposa à regagner la Crète, on voulut le combler de présents ; il n'emporta qu'une branche de l'olivier de Minerve, et il conseilla aux Athéniens d'écouter les avis de l'un d'entre eux, Solon.
Solon et ses lois.
Il descendait de Codrus, ce qui ne l'avait pas empêché de se livrer au commerce pour réparer les brèches faites à son patrimoine. Il avait beaucoup voyagé, beaucoup appris et passait pour un sage. Il était poète aussi, et, même à ce titre, il servit bien sa patrie. Les Athéniens, après plusieurs défaites essuyées en voulant reprendre Salamine sur les Mégariens, avaient, par une loi, prononcé la peine *de mort contre celui qui parlerait d'attaquer de nouveau l'île fatale. Solon contrefit l'inseûsé et joua quelque temps ce rôle. Un jour, il sort sur la place publique, l'air égaré, et déclame à haute voix des vers qui commençaient ainsi : « J'arrive en hé-
�54
CHAPITRE IV.
raut de la belle Salainine et je vais vous redire les vers harmonieux qu'Apollon m'a dictés. » On l'écouta, c'était un fou. Mais il arriva que lorsqu'il eut fini, toute la multitude était folle avec lui. Il ne fut plus question de la loi, le peuple courut s'armer, mit le poëte à sa tète et reprit Salamine. En 595 on lui confia le soin de réformer les lois. Pour soulager les pauvres, il diminua le taux de l'intérêt, décréta que les biens du débiteur et non plus sa personne répondraient de sa dette ; en conséquence, il fit mettre en liberté tous ceux qui étaient devenus esclaves pour dettes. Ensuite il partagea le peuple en quatre classes, d'après la fortune, la quatrième renfermant ceux qui avaient peu de chose ou qui n'avaient rien. Celle-ci fut exempte d'impôt, mais les citoyens des trois premières purent seuls remplir les fonctions publiques. Un sénat de 400 membres désignés chaque année par le sort proposait les lois que l'assemblée du peuple acceptait ou rejetait et que les 9 archontes faisaient exécuter. L'aréopage, composé d'archontes sortis de charge, était le tribunal suprême. Les autres cours de justice étaient formées, comme le jury chez nous, par des citoyens que le sort désignait, mais qui étaient en nombre très-considérable. Solon ne brisa pas, comme Lycurgue, ;les liens de la famille. A Sparte il n'y avait vraiment'que des hommes qui étaient citoyens et d'autres qui allaient le devenir. A Athènes, il y eut des pères, des époux, des fils ayant les sentiments et remplissant les devoirs que la nature impose dans ces trois états. Le travail, proscrit à Lacédémone, devint à Athènes une obligation. Chaque citoyen devait pratiquer un métier. Les étrangers furent bien accueillis, et l'esclave maltraité par son maître put exiger d'être vendu, dans l'espoir de passer sous une autorité moins dure.
lMslKtrate et les Plsistratiucs (XOI-SIO).
Après avoir donné ses lois, Solon s'éloigna pour les mieux laisser agir; mais, en son absence, Pisistrate se rendit le favori du peuple,- et, sans abolir la constitution de Solon,
�LES PISISTRATIDES.
55
exerça dans la ville une autorité supérieure à celle des magistrats. Un jour, on le voit accourir tout sanglant sur la place publique. Il s'était fait lui-même ces légères blessures; mais il s'écrie : « Ce sont les ennemis du peuple qui ont voulu m'assassiner, » et la foule lui vote aussitôt des gardes avec lesquels il s'empare de la citadelle. Plusieurs fois chassé par des rivaux, il revint toujours, grâce à l'affection du peuple, et.de 538 à 528 garda le pouvoir sans contestation. Sa tyrannie, au reste , fut douce , sans violence, amie des lettres et des arts. Il commença quelques-uns des monuments qui devaient embellir Athènes, fonda la première bibliothèque publique qu'on ait vue en Grèce, et fit ce que nous appellerions une première édition des œuvres d'Homère. L'Iliade et l'Odyssée n'avaient été jusqu'alors conservées que par les rapsodes qui parcouraient la Grèce et les îles en chantant divers morceaux de ces poèmes. Pisistrate fit réunir tous ces fragments et décréta qu'ils seraient récités à la fête nationale des grandes Panathénées qui revenait tous les cinq ans. SesMeux fils, Hipparque et Hippias, lui succédèrent (527) et gouvernèrent comme leur père jusqu'en 514 ; mais, à cette époque, Harmodios et Aristogiton, qui voulaient se venger d'une injure personnelle , formèrent avec d'autres ennemis des Pisistratides le complot de les assassiner, et attendirent, pour l'exécution de leur dessein, la fête des grandes Panathénées, le seul jour où les citoyens se réunissaient en armes. Ce jour arrivé, Hippias, avec ses gardes, rangea le cortège dans le Céramique , hors de la ville ; déjà s'avançaient pour le frapper Harmodios et Aristogiton, armés de poignards qu'ils tenaient cachés sous des branches de myrte, quand ils virent un des conjurés s'entretenir familièrement avec lui. Ils se crurent dénoncés et rentrèrent précipitamment dans la ville où, rencontrant Hipparque, ils le frappèrent à mort. Aristogiton parvint d'abord à se soustraire aux gardes , mais bientôt il fut pris ; Harmodios avait été tué sur-le-champ. Quand cette nouvelle eut été annoncée en secret à Hippias, il n'en laissa rien paraître, et commanda tranquillement aux citoyens qui l'entouraient de gagner sans armes un endroit
�5(5
CHAPITRE IV.
qu'il leur montra. Ils s'y rendirent, dans l'idée qu'il avait quelque chose à leur communiquer. Alors, donnant ordre à ses gardes de soustraire les armes, il choisit et fit arrêter ceux qu'il soupçonnait et tous ceux sur qui l'on trouva des poignards (514). Aristogiton, suivant des récits postérieurs, avant d'être mis à mort, fut appliqué à la torture : il dénonça les plus chers amis d'Hippias, qui les fit égorger aussitôt. « Et qui encore? demandait le tyran. — Il n'y a plus que toi, reprit l'Athénien, dont je voudrais la mort; au moins je t'aurai fait tuer ceux que tu aimais le plus. » Les Athéniens, pour ennoblir ce premier jour de leur liberté, racontaient encore que Lééna, une amie d'Aristogiton, avait été comme lui torturée, que de crainte de céder à la douleur et de trahir involontairement un de ses complices, elle s'était coupé la langue avec les dents et l'avait crachée au visage du tyran. Après la chute des Pisistratides, les Athéniens représentèrent Lééna sous la forme d'une lionne sans langue ; ils élevèrent aussi des statues aux deux amis, et, dans les fêtes, dans les festins, ils chantaient : « Je porterai l'épée dans le rameau de myrte., comme firent Harmodios et Aristogiton, quand ils tuèrent le tyran et qu'ils établirent dans Athènes l'égalité. Très-cher Harmodios , tu n'es point mort ; sans doute tu vis dans les îles des bienheureux, là où se trouvent, dit-on, Achille aux pieds rapides, et Diomède, fils de Tydée. « Dans le rameau de myrte, je porterai l'épée comme Harmodios et Aristogiton, lorsque aux fêtes de Minerve ils tuèrent le tyran Hipparque. » Nous devons, pour expliquer ces honneurs rendus à des meurtriers, remarquer que chez les anciens Grecs, comme à Rome, on n'estimait point que ce fût un crime de tuer l'homme qui usurpait le pouvoir dans une cité libre. Les modernes, Dieu merci, flétrissent le meurtre, quelle que soit la pensée qui l'ait fait commettre. < De ce jour, Hippias devint un tyran cruel. La puissante famille des Alcméonides, qui s'était enfuie d'Athènes, crut l'occasion favorable pour renverser le dernier des PisistraK
�RÉFORME DE CLISTHÈNE.
57
tides. Ils subornèrent la Pythie de Delphes, qui décida les Spartiates à les soutenir. Aidés d'une armée dorienne, ils rentrèrent dans Athènes et réduisirent Hippias à s'enfuir chez les Perses (510).
Les Alcmconldcg; Cllsthènc (SOS).
Cette famille, qui venait de délivrer Athènes, était une des plus anciennes et des plus considérées de la ville ; elle prétendait descendre d'Ajax. Hérodote raconte qu'un de ses membres, Alcméon, ayant rendu plusieurs services à des ambassadeurs que Grésus, roi de Lydie, avait envoyés en Grèce pour consulter l'oracle de Delphes, fut mandé à Sardes par ce prince. Lorsqu'il fut arrivé, Crésus lui fit présent d'autant d'or qu'il en pourrait emporter en une seule lois. Pour mettre le mieux possible à profit cette générosité du roi, Alcméon se fit faire les habits les plus amples et les brodequins les plus larges. Conduit par les officiers du prince au trésor, il se jeta sur un tas de paillettes d'or, en mit dans ses brodequins, dans son habit, tant qu'ils purent en contenir, en poudra ses cheveux et s'en emplit la bouche. Il sortit alors les joues bouffies, le corps bossu, traînant à grand'peine sa chaussure, objet de risée pour ceux qui le rencontrèrent en cet état, car ils crurent voir moins un homme que quelque créature grotesque et repoussante. Que de riches ne pourrait-on pas comparer à cet Alcméon ? Je veux parler de ceux qui usent mal d'une fortuue acquise par l'avidité. Quand Hérodote s'est mis une fois en train de conter, il ne s'arrête pas aisément. Après avoir dit cette première cause de la fortune dés Alcméonides, il nous en donne une autre. Glislhène, tyran de Sicyone, homme très-puissant et fort riche, avait une fille nommée Agariste , qu'il ne voulait marier qu'au plus accompli de tous les Grecs. Pendant la célébration des jeux olympiques, où il avait été vainqueur à la course des chars, il fit proclamer par un héraut que quiconque se croirait digne de devenir son gendre se rendit à Sicyone dans soixante jours, parce qu'il marierait sa fille un an après
�58
CHAPITRE IV.
le soixantième jour commencé. De nombreux prétendants accoururent bientôt à Sicyone de tous les points du monde grec. Glistbène s'informa à leur arrivée de leur pays et de leur naissance , puis les retint un an auprès de lui. Il les traita chaque jour avec magnificence, étudiant leurs inclinations, leurs mœurs, l'étendue de leur esprit et de leurs connaissances, dans les entretiens qu'il eut avec eux en particulier ou dans les conversations générales et dans les festins auxquels il les invitait. Mais-il voulait connaître aussi leur adresse et leur force, car il attachait, comme tous les Grecs, un grand mérite à ces qualités du corps, alors si nécessaires au soldat. Il les engageait donc à se livrer aux exercices ordinaires, et il leur'avait fait construire tout exprès un stade pour la course et une palestre pour les autres jeux-. De tous les prétendants, celui qui jusqu'au dernier moment parut avoir les chances les plus heureuses était l'Athénien Hippoclidès. L'année et le jour fixés par Glisthène pour déclarer son gendre, étant venus, ce prince immola cent bœufs, invitant à ce festin royal, non-seulement les prétendants, mais tous les Sicyoniens. Le repas fini, tous les prétendants s'entretinrent de musique, d'art et de tout ce qui fait le sujet ordinaire des conversations, chacun s'efforçant de faire briller son esprit. Hippoclidès attirait surtout l'attention, car on avait déjà deviné la secrète préférence dont il était l'objet. Tout à coup il dit au joueur de flûte de jouer un des airs qui accompagnaient les danses. Mais au lieu de commencer la pyrrhique, danse guerrière, inventée, dit-on par Achille et fort pratiquée à Lacédémone, où elle se faisait par des hommes armés et était encore une image des combats, il dansa les danses efféminées de l'Ionie. Il espérait ainsi assurer son triomphe en déployant toute sa grâce et sa légèreté ; il. ne voyait pas que le prince, indigné de cette mollesse, le regardait d'un œil irrité, et il se laissa aller jusqu'à imiter les gestes des bateleurs. Clisthène ne pouvant plus se contenir lui cria : « Fils de Tisander, ta danse défait ton mariage. — Hippoclidès s'en soucie fort peu, » reprit l'Athénien emporté par la vanité et trompé par les applaudissements moqueurs de l'assemblée.
�RÉFORME DE CLISTHÈNE.
59
Alors Glistliène, ayant fait faire silence , remercia les prétendants, leur offrit à chacun un talent d'argent (5216 fr.) pour reconnaître l'honneur qu'ils lui avaient fait en recherchant son alliance et fiança sa fille à Mégaclès, fils de cet Alcméon dont j'ai parlé plus haut. De ce mariage naquit Glisthène, qui, après la chute des Pisistratides, eut la principale autorité dans Athènes. Une petite-fille de Mégaclès fut mère de Périclès.. La tyrannie des Pisistratides avait été dans les derniers temps bien odieuse, elle contribua à donner aux Athéniens cet amour de la liberté dont toute leur histoire témoigne, et qui leur fit faire de si grandes choses. Us ne débutèrent point par là, car à peine délivrés ils retombèrent dans les querelles intestines. Clisthène, chef du peuple, et Isagoras, chef des grands, se proscrivirent tour à tour.- Le premier à la fin l'emporta malgré les secours fournis par Sparte à son rival ; et, pour récompenser le peuple qui l'avait soutenu, il rendit la constitution plus démocratique. Nommé archonte éponyme, il abolit les quatre anciennes tribus où prévalait encore l'influence des grandes familles et les remplaça par dix tribus nouvelles. L'augmentation du nombre des tribus fit augmenter le nombre des sénateurs. Portés de 400 à 500, ils durent siéger tous les jours, les fêtes exceptées. Chaque section du sénat était, à tour de rôle, en permanence durant un dixième de l'année, et ses membres, nourris pendant ce temps aux frais de l'État, portaient le nom de prytanes. La section se subdivisait elle-même en cinq commissions qui, chacune pendant sept jours, présidaient le sénat sous la direction d'un de leurs membres, appelé cpistate, dont elle tirait le nom au sort, et qui était chargé pendant le jour que durait ses fonctions de garder les clefs de l'Acropole et du trésor, ainsi que le sceau de l'État. L'assemblée du peuple fut désormais réunie quatre fois par prytanie (espace de 35 à 36 jours), davantage s'il était nécessaire, d'après une convocation du sénat ou des généraux, et sous la présidence des prytanes dont le chef ou épistate indiquait les questions sur lesquelles l'assemblée votait.
�60
CHAPITRE IV.
Les archontes restèrent an nombre de neuf nommés à l'élection, et non pas désignés par le sort, comme ils le furent plus tard, quand ils eurent perdu les plus importantes de leurs prérogatives, que Clisthène leur avait laissées. La nouvelle organisation fut aussi une organisation militaire ; chacune des dix tribus avait ses hoplites, ses cavaliers et son général ; le troisième archonte on polémaraue conservait cependant voix et autorité prépondérantes dans le conseil de guerre. Les généraux ne restaient qu'une année en charge; mais leurs fonctions grandirent avec la démocratie et l'Etat. Au temps de Périclès, les archontes seront réduits à faire la police de la cité et à préparer le jugement des procès, tandis que les généraux dirigeront non-seulement les affaires de la guerre, mais toute la politique étrangère. . On attribue aussi à Clisthène l'établissement de l'ostracisme. C'était un vote auquel le peuple était appelé dans les circonstances graves, quand l'Etat était troublé par des dissensions intestines'ou qu'on le croyait menacé par l'ambition d'un citoyen. Le votant inscrivait sur une coquille enduite de cire le nom du citoyen qu'il jugeait utile d'éloigner de la ville. Le vote était secret. Les archontes faisaient le recensement des suffrages, qui devaient s'élever au moins à 6000. Le citoyen désigné par la majorité était banni pour dix ans. Sa considération n'en souffrait pas; ses biens n'étaient point confisqués; il en gardait même la jouissance. Depuis Clisthène, dix citoyens furent ainsi bannis : Hipparque, un parent des Pisistratides, Alcibiade, Mégaclès et Callias, trois chefs de puissantes maisons, Aristide, Thémistocle, Cimon, Thucydide l'Ancien, Damon, un des maîtres de Périclès, et Hyperbolos, dont la condamnation déshonora l'ostracisme, qui après lui fut aboli. Sparte voulut s'opposer à cette organisation démocratique d'Athènes, et un de ses rois, Cléomène, vint dans la ville pour renverser l'ouvrage de Clisthène, mais le peuple se souleva et le força de s'enfuir. Une ligue qu'il forma avec les Béotiens et les Chalcidiens ne fut pas heureuse. A deux jours d'intervalle, les Athéniens gagnèrent deux victoires sur ces deux peuples, et la défaite des Chalcidiens fut si
�RÉFORME DE CLISTHÈNE.
61
complète, qu'une partie de l'Eubée fut assurée à Athènes. Égine, qui se mêla à cette guerre, fournit à Athènes l'occasion d'armer quelques vaisseaux. Déjà Miltiade l'Ancien avait conquis pour elle la Chersonèse de Thrace, et son neveu, le grand Miltiade, venait de soumettre encore Lemnos. Athènes voyait donc, malgré la jalousie de Sparte, croître sa puissance. Les guerres médiques vont porter cette puissance au comble.
�62
CHAPITRE V.
CHAPITRE V.
ÉTATS SECONDAIRES; COLONIES5 INSTITUTIONS COMMUNES. 1
Etats secondaires du Péloponnèse. — États secondaires de la Grèce centrale. — États du nord et de l'ouest. — Première période de colonisation aux douzième et onzième siècles. — Seconde période de colonisation du huitième au sixième siècle. — Institutions communes aux peuples de ia Grèce; religion, — Institutions nationales : Amphictyo• nies et jeux nationaux.
états secondaires du Péloponnèse»
On vient de voir l'histoire des deux plus grands États de la Grèce et quelle était leur puissance avant les guerres médiques. Il convient de connaître les autres peuples qui vont jouer un rôle dans cette grande lutte ou dans les événements des lemps postérieurs. Au centre du Péloponnèse, VArcadie renfermait derrière sa haute ceinture de montagnes une multitude de bourgades qui vivaient isolées et indépendantes dans les vallons où elles s'élevaient. Deux villes avaient plus d'importance, Manlinée et Tégée, toutes deux rivales et ennemies, la dernière alliée de Sparte. Sur la côte du nord-est se trouvait l'Élide, une des plus fertiles régions du Péloponnèse. Elle était fameuse par les jeux et par son temple d'Olympie ; son territoire était considéré comme sacré et la guerre ne devait pas en approcher. Sur la côte s'étendait l'île de Zacynthe. A l'est de l'Élide était VAchaïe, qui renfermait douze peuplades obscures ayant chacune leur cité. Elles se tenaient soigneu-
��LES ÉTATS SECONDAIRES.
63
sèment à l'écart des affaires générales de la Grèce et s'estimaient heureuses de leur obscurité. Sicyone était riche, moins pourtant que Corinthe sa voisine. La position de celle-ci, à l'entrée de l'isthme qui porte son
L'acrocorinthe '.
nom, ses deux ports sur les deux golfes Saronique et de Corinthe, lui avaient de bonne heure donné de l'importance. Elle avait fondé Syracuse et Corcyre, construit, vers l'an 700, la première trirème ; et ses artistes passaient pour avoir les premiers moulé des figures. Mais la richesse avait amolli ce peuple qui, puissant sous les Cypsélides, au septième et au sixième siècle, se laissa complètement éclipser, au cinquième, par Sparte et Athènes. La jalousie contre la marine athénienne jeta Corinthe dans l'alliance de Lacédémone. Plus à l'est, s'étendait l'Argolide, où s'élevait les vieilles
1. L'acrocorinthe est une montagne escarpée haute de 573 mètres et couronnée d'une citadelle jadis imprenable. De ce plateau élevé on a une vue admirable sur les deux mers, l'Hélicou, le Parnasse, Athènes, le cap Colonne (Sunion) _et les îles. Sur cette cime on trouvait la fontaine Pirène que Pégase, disaient les Grecs, avait fait jaillir en frappant le sol d'un de ses pieds. La ville s'étendait au bas d e cette montagne qui gardait comme une sentinelle l'entrée du Péloponnèse. On voit sur son sommet des débris de tous les âges, murs cyclopéens, constructions helléniques, fortifications vénitiennes, etc. Corinthe. détruite encore une fois dans la dernière guerre, n'est plus qu'un village, ses deux ports seraient trop petits pour les plus médiocres bâtiments, sa forteresse ne pourrait plus tenir que quelques jours. De toutes ces magnificences il reste sept colonnes du temple de Neptune et des débris.
�CHAPITRE V. 64 cités de Mycènes, de Tirynthe, à'Êpidaure et à'Argos, celle-ci exerçant la suprématie et demeurant l'ennemie obstinée des Spartiates. Phlionte, au sud de Sicyone, formait un petit État dans l'intérieur des terres. Quant au sud du Péloponnèse, il appartenait tout entier 'aux Lacédémoniens avec l'île de Cythère; Githion servait ou plutôt servira de port à la Laconie. Une autre île sur les côtes de l'Argolide, Êgine, faisait beaucoup de commerce et avait une marine considérable. États secondaires «le la tBrèce centrale.
Ce que Corinthe était au sud de l'isthme, Mégare, avec ses deux ports sur les deux golfes, l'était au nord, la clef du passage. Puissante au sixième siècle, si l'on en juge d'après les nombreuses colonies qu'elle envoya alors, elle le fut moins au cinquième. Cependant elle eut à Platées trois mille hoplites. Elle était pour Athènes ce qu'Argos était pour Sparte,^une ennemie implacable. Dans la Béotie, autant de petits Etats que de villes, dix a douze, dont les plus importantes, étaient : Orchornène, Platées, Thespies, Chéronée, enfin la grande cité de Thbbes. Ces villes s'étaient unies par une confédération à la tête de laquelle Thèbes se plaça. Plus tard, non contente de cette prééminence, elle voulut la changer en domination. Platées se trouva alors du côté d'Athènes, et fit avec elle l'étroite alliance qu'elle scella aux champs de Marathon. On comptait dans la Grèce centrale trois Locrides, l'une, la Loçride Ozole, sur le golfe de Corinthe, les deux autres au sud des Thermopyles; toutes trois obscures. UEubèe avait deux villes importantes, Erétrie et Chalcis. Athènes, après des succès sur les Béotiens et les Chalcidiens-, occupa une partie de la grande île d'Eubée. La Phocide comprenait vingt ou trente petites républiques confédérées. Delphes, qui vivait de son temple, restait en dehors de cette union; Cirrha lui servait de port sur le golfe de Corinthe. Mais les Girrhéens exercèrent contre les pèlerins
��LES ÉTATS SECONDAIRES.
65
des exactions et des violences que les seconds avaient intérêt à empêcher. De là une rivalité qui amena la première guerre sacrée (595) que les amphictyons ordonnèrent, que les Thessaliens, les Sicyôniens et les Athéniens accomplirent, et dont le résultat fut la destruction de Cirrha. Les dispositions prises par les prêtres de Delphes, après cette sanglante exécution, sont d'une habileté supérieure. D'abord les dépouilles de Cirrha servirent à instituer les jeux pythiques, qui rivalisèrent d'éclat avec ceux d'Olympie au grand profit du temple et de ses desservants. Puis, pour empêcher qu'une autre ville ne prît la place de la. cité détruite, ils consacrèrent ses terres à Apollon : elles devaient donc, sous, peine de sacrilège, rester incultes et désertes ; mais elles pouvaient servir au pâturage, car il fallait que les pèlerins trouvassent des victimes à présenter aux autels, l'oracle ne se laissant interroger qu'après un sacrifice. Je ne ferai que citer la Boride, petit et triste pays avec quatre villages décorés du nom de villes, mais que Lacédémone honorait comme sa métropole.
États du nord et de l'ouest.
Au nord de la Phocide s'étend la Thessalie, divisée en quatre districts : Thessaliotide, Pélasgiotide, Phthiotide et Histiéotide. Les Thessaliens proprement dits apparaissent comme un peuple grossier, violent, et peut-être étranger à la race hellénique, bien qu'ils parlassent un dialecte voisin de Téolien. Leur cavalerie était renommée, car leur noblesse servait à cheval; leur infanterie était mauvaise : ils n'avaient guère que des troupes légères, mal armées et peu belliqueuses parce qu'elles combattaient pour des maîtres. Dans le but de se défendre contre eux, les Phocidiens avaient construit aux Thermopyles un mur que Léonidas retrouva. Si les Thessaliens avaient été unis ils eussent joué un ,'ïrand rôle; mais cette noblesse turbulente et fière s'affaiblissait par de continuelles dissensions. Non-seulement les grands cantons étaient indépendants, mais chaque canton se subdivisait en districts qui vivaient à l'écart. Ainsi le pays HIST. GR. ■ s
�66
CHAPITRE V.
des Œtéens était partagé en 14 districts, et les habitants de l'un pouvaient refuser de suivre à la guerre les habitants des autres. Dans quelques ' villes, il s'éleva des familles dominantes : à Larisse, les Aleuades, qui se disaient descendants d'Hercule, et qui, comme Hippias, allèrent mendier les secours des Perses. Parfois cependant tout le pays se réunissait sous un tagos, sorte de dictateur comme à Rome. Je ne ferai que nommer les Étoliens, peuple brigand et à demi sauvage, dont Thucydide ne comprenait pas la langue, et les Âcamanes, que les colonies de Corinthe à Anactorion et à Leucade n'avaient pu civiliser. Thucydide dit de ces deux peuples et des Locriens Ozoles qu'ils conservaient les mœurs de l'âge héroïque, l'habitude du brigandage et celle d'être constamment armés. Plus haut est l'Êpire; mais déjà nous sortons du monde grec et nous sommes chez les barbares1. Que ressort-il de ce tableau? D'abord ce fait singulier que la civilisation et l'importance, à peu près également réparties dans toutes les provinces de la Grèce d'Homère, se sont accumulées et concentrées dans la partie orientale. Les peuples du nord et de l'ouest baissent; quelques-uns même se tiennent complètement à l'écart de la vie commune. Le second fait, c'est qu'il n'y eut jamais de pays intérieurement plus divisé, et par conséquent plus agité, que celui des Grecs. Ce peuple a longtemps vécu, mais surtout a beaucoup vécu. Cherchez dans la vraie Grèce un coin qui soit demeuré enseveli dans le repos et l'apathie : vous ne le trouverez pas. Partout des passions, des ambitions, des luttes, des révolutions. Celle vie était une rude éducation et pour les esprits et pour les corps. Aussi viennent les Perses, et ces sentiments puissants de liberté, d'amour de la gloire, d'émulation, qui germent de toutes parts, ces corps sains et vigoureux élevés dans les combats et les exercices auront bientôt raison de ces multitudes qui traînent paresseusement leurs longues robes sous les coups de fouet de leurs maîtres.
1. Les Thesprotes, dont le territoire renfermait Dodone et la caverne de l'Achéron où l'on évoquait les morts, et les Molosses sont considérés par Hérodote comme Hellènes; Platon donne ce titre aux Athamanes, Thucydide et Strabon ne voient dans tous ces peuples que des barbares. L'Épire n'a pas de ports, et donna' par conséquent peu de prise à la colonisation grecque.
�LES COLONIES.
07
Première période de la colonisation aux douzième et onzième siècles.
Mais la Grèce n'était pas seulement en Grèce. Elle avait couvert de ses colonies presque tous les rivages de la Méditerranée orientale et du Pont-Euxin. Ce mouvement de colonisation commença de bonne heure. Je ne parle point des problématiques établissements formés, après la guerre de Troie, par les chefs fugitifs ou errants des deux peuples, mais des bandes nombreuses qui sortirent de la Grèce continentale dans la période de bouleversement qui précède et qui suit la révolution appelée le retour des Héraclides. La première colonie, antérieure à la conquête du Péloponnèse parles Doriens, fut celle des Éoliens (1124) qui, partis du port d'Aulis, abordèrent à la côte nord-ouest de l'Asie Mineure, et se répandirent peu à peu dans la Mysie et les îles avoisinantes, Lesbos, Ténédos, Hécatonnèse. Toute la partie du continent qu'elle occupa, depuis l'Hellespont jusqu'au fleuve Hermos, prit le nom d'Eolide : Cyme en fut la principale ville. L'émigration ionienne, la plus considérable qui soit sortie de la Grèce, eut lieu vers l'an 1044. Les Ionj,ens réfugiés dans l'Attique en furent chassés par la disette. Ils prirent route par les Cyclades, où ils formèrent des établissements et occupèrent, au sud des colonies éoliennes, toute la côte qui s'étend depuis l'Hermos ju^qVau_Mgandre et au delà. Leurs douze cités èTâient, du sud au nord, Samos et Cliios, dans les îles de ce nom; Milcl, qui avait alors quatre ports, comblés depuis par les alluvions du Méandre; Myonte, Priène, Êphèse, Colophon, Lèbèdos, Téos, Érylhrêes,Clazomèneet Phocée; dans la suite enfin, Smyrne, qïïf d'éolienne devint ionienne. En 1049 avait commencé l'émigration dorienne. L'île de Mélos, la Crète, Cos, Rhodes et toute la côte sud-ouest de l'Asie Mineure furent occupées par ces colons qui donnèrent le nom de Doride à cette partie du continent. A quelle époque la Lycie fut-elle colonisée par les Grecs?
�68
CHAPITRE V.
on l'ignore. La légende de Bellérophon montre ce pays en relation avec Argos. Nous n'en savons pas davantage sur deux villes de laPisidie, Selge et Sagalassos, qui se disaient, mais probablement à tort, d'origine laconienne ; sur Aspendos et Sidé en Pamphylie ; sur Paphos, Salamine et Cition en Chypre, par lesquelles la plus grande partie de l'île passa des Phéniciens aux Grecs. Mais ceux-ci, en s'emparant de cette terre, prirent aussi quelques-uns des rits licencieux et cruels de la religion punique. Les villes grecques de Chypre ne voulaient pas remonter moins haut que la guerre de Troie, prétention commune à beaucoup de villes d'Italie. Mais ici, Cumes seule pouvait, avec quelque vérité, dater du siècle qui avait suivi le retour des Héraclides. Elle plaçait sa fondation par des habitants de Chalcis, enEubée, et de Cyme, en Éolide, vers l'an 1050. Sa prospérité fut grande du huitième au sixième siècle.
Seconde période de la colonisation du huitième nu sixième siècle.
Quand l'impulsion donnée par l'invasion dorienne en Grèce eut cessé de se faire sentir, et que ce pays eut jeté au dehors sou trop plein d'hommes, on ne vit plus sortir d'émigrants pendant plufteurâ siècles. Au huitième, la population s'étant accrue par la paix et la prospérité des États, un nouveau courant d'émigration s'établit qui, cette fois, se porta vers le nord et l'ouest. Le principal rôle, dans cette seconde époque de la colonisation grecque, fut rempli par Érétrie, Chalcis, villes d'Eubée, Mégare et Corinthe, les plus riches villes de la Grèce européenne, à cette époque, et toutes soumises à une aristocratie qui favorisait volontiers l'éloignement des citoyens pauvres. La Chalcidique fut couverte de colonies eubéennes. Mais les deux villes qui devinrent les plus célèbres de ces régions, l'une, Potydée, avait été fondée par Corinthe; l'autre, Oiynthe, par une tribu thrace; plus tard, l'influence grecque domina dans cette ville, et l'élément barbare disparut. A l'est duNestos, commençaient les colonies des Grecs d'Asie, qui cou-
�LES COLONIES.
69
vrirentde leurs comptoirs tous ces rivages jusqu'au Bosphore, et du Bosphore jusqu'au Danube. Cependant Mégare se fit jour à travers ces établissements des Grecs asiatiques, et, au milieu du septième siècle, fonda Byzance à la place où devait s'élever une de ces cités que leur position fait reines, Constantinople. Les deux îles de la côte de Thrace, Samothrace et Thazos, celle-ci célèbre par ses mines d'or, furent enlevées, la première aux Pélages par des Ioniens, la seconde aux Phéniciens par des colons de Paros. Corinthe, qui de ce côté avait déjà fondé Potidée, forma dans la mer d'Ionie et l'Adriatique un groupe d'établissements exclusivement corinthiens: Corcyre, dans l'île de ce nom; et à l'entrée ou autour du golfe d'Ambracie : Leucadc, Anactorion et Ambracie; plus au nord, Apollonie, aux bouches de l'Aoiis, et Èpidamne (Dyrrachium), sur le territoire des Taulantiens. En 735, des Chalcidiens envoyèrent, sous la conduite de l'Athénien Théoclès, la première colonie grecque de Sicile, Naxos, qui fut à son tour métropole de Lèontion et de Catane. Les traces des Chalcidiens furent bientôt suivies par les Doriens. En 734, le Corinthien Archias bâtit dans l'île d'Ortygie une ville à laquelle un lac voisin, appelé Syraco, fit donner le nom de Syracuse. Syracuse devint en peu de temps, par son admirable position, la ville la plus considérable de la Sicile, et donna naissance à son tour à des colonies : Aérées, en 664, Casmène, en 644, Camarine, en 599. L'impulsion était donnée. De toutes parts, on accourut vers ce nouveau monde. Les Mégariens construisirent Mégara Hybla, qui fonda à son tour Sclinoiite (628); des Rhodiens et des Crétois bâtirent Géla (687), qui éleva, sur la côte méridionale, au bord de l'Acragas, une ville nommée Agrigente (582), la rivale de Syracuse. Au nord de l'île il n'y eut, jusqu'au temps de Thucydide, que deux établissements grecs : Zancle ou Messine, fondée par des habitants de Cumes et de Chalcis, et Himéra, que des Syracusains, mêlés à des colons de Zancle, allèrent au-
�70
CHAPITRE V.
dacieuseinent bâtir près des établissements phéniciens de Solous et de Panormos. Cinquante ans environ après avoir abordé en Sicile, les Grecs s'établirent dans l'Italie méridionale et s'y répandirent à tel point qu'elle prit le nom de Grande-Grèce. Les Achéens y fondèrent Sybaris, métropole elle-même de Posidonia où nous pouvons admirer des ruines majestueuses; Caulonia; Crolone, qui vit encore, et Mêtaponte, où la tradition conduisait, après Troie, les compagnons de Nestor ; les Locriens, Locres épizéphyvienne, qui reçut des lois du berger Zaleucos; les Doriens, Tarcnte, les Messéniens réunis aux Chalcidiens, Rhégium, qui dut ses institutions au législateur de Catane, Charondas. Ces établissements en Italie et en Sicile ouvrirent aux Grecs le bassin occidental de la Méditerranée. Vers 629, un vaisseau samien poussé par la tempête au delà des colonnes d'Hercule aborda aux bouches du Bétis, à Tartessos, pays riche en mines d'argent, et un des grands marchés des Phéniciens. Les Phocéens y arrivèrent à leur tour, et furent bien accueillis par le roi Arganthonios, qui les engagea, sans doute en haine des Phéniciens, à quitter ITonie pour s'établir dans l'endroit de son pays qui leur plairait le plus. Il ne put les y décider; néanmoins, il leur donna l'argent nécessaire pour entourer leur ville de fortes murailles. C'est dans une de ces excursions vers les terres de l'ouest que les Phocéens furent portés sur les rivages de la Corse, et de là, sur ceux de la Gaule, où ils fondèrent Marseille (vers 600). Marseille à son tour jeta des établissements sur les côtes de Gaule et d'Espagne. — Dans ce dernier pays une colonie, partie de l'île de Zacynthe, bâtit Sagonle à une époque inconnue ; Rhodes aussi envoya des colons à Rhodos (Rosas en Catalogne), et peut-être aux bouches du Rhône, qui leur dut son nom ; Parthénope (Naples), colonie de Cumes, comptait des Rhodiens parmi ses fondateurs. Enfin les Grecs eurent encore en Afrique un établissement important, de sorte qu'aucun des rivages de la Méditerranée n'échappa à leur génie colonisateur. Les Doriens avaient occupé l'île de Thèra; un citoyen de cette île, nommé Battos,
�LES COLONIES.
71
alla, sur la foi d'un oracle, fonder dans une des plus fertiles et des plus délicieuses régions de la Libye, la ville de Cyretie (632). Quatre autres s'y élevèrent bientôt : Apollonie, le port de Gyrène, Barcé, Tauchira et Hespéris, qui soumirent à leur influence les populations nomades environnantes sur une étendue de trois degrés de longitude, des frontières de l'Egypte à la Grande-Syrte. L'Egypte eut aussi sa colonie grecque. Dès 650, des aventuriers de Carie et d'Ionie, s'étant mis au service du roi Psammétichus, avaient obtenu de lui un établissement dans ce pays. La faveur que ce prince et ses successeurs accordèrent aux mercenaires grecs en attira un grand nombre en Egypte. Les marchands suivirent les soldats et eurent un comptoir à Naucratis sur la branche canopique du Nil, où ils formèrent une communauté appelée Hellénion, ayant des officiers propres, choisis par elle, un temple avec une enceinte consacrée, bâti à frais communs par quatre villes ioniennes : Ghios, Téos, Phocée et Glazomène ; quatre doriennes : Rhodes, Cnide, Halicarnasse et Phasélis ; une éolienne : Mitylène. Les Grecs y eurent une factorerie à laquelle fut exclusivement attribué Je monopole du commerce grec. Tout marchand qui abordait à une autre bouche du Nil était contraint de jurer qu'il n'y était entré que pour échapper à la tempête ; et, après avoir fait ce serment, il lui fallait retourner avec son navire à la bouche canopique, à moins que les vents ne fussent absolument contraires ; dans ce cas, il devait faire taansporter ces marchandises, bien scellées , par les canaux du delta, à Naucratis, seul lieu où il lui fut permis de les exposer et de les vendre. La civilisation de la race hellénique se trouvait donc portée au milieu des barbares. On vit même quelques-unes de ces colonies éclipser leur métropole. Sybaris mit sur pied jusqu'à 300 000 combattants, et Milet fonda à son tour 300 établissements. Les Grecs étant ainsi établis en Italie, en Espagne, en Afrique, en Asie, dans la Thrace et la Scythie d'Europe, non-seulement les relations commerciales se multiplièrent, mais aussi lès relations politiques s'accrurent. Sparte, Athènes, Corinthe eurent au loin pour alliés des peuples de
�72
CHAPITRE V.
leur sang, qui invoquèrent souvent leur protection et les mêlèrent à leurs guerres. Ainsi Syracuse implora l'assistance de Corinthe au temps de Timoléon, et ce fut pour avoir protégé les Ioniens de l'Asie Mineure que les Athéniens s'attirèrent la haine du grand roi. Enfin la civilisation ancienne ne dut pas moins aux colonies qu'à leurs métropoles, à Milet, à Smyrne, à Rhodes, à Syracuse, à Tarente, qu'à Athènes et à Corinthe.
Institutions communes aux peuples fie la Grèce; religion.
Les Grecs étaient bien divisés, mais bien des liens aussi les réunissaient. Il y avait entre eux communauté de langue, de religion et de souvenirs historiques. Les jeux nationaux étaient ouverts à tous ceux qui prouvaient leur origine hellénique, et l'es amphictyonies étaient des confédérations religieuses qui auraient pu devenir des confédérations politiques Les Grecs avaient reçu ou plutôt apporté de l'Orient une partie de leurs croyances. Je ne chercherai pas à faire cette histoire du polythéisme grec. Il suffira de dire que les Hellènes, ne pouvant se rendre compte par la science des phénomènes de la nature, en firent des dieux. Le vent, l'air, le soleil, l'océan, les fleuves, les forêts furent donc divinisés. Jupiter, le père des dieux, fut aussi l'air même qui enveloppe toute la création ; Neptune, l'océan dont la terre est baignée ; Apollon, le soleil qui l'éclairé et l'échauffé; comme la naïade était à'''la fois la source mystérieuse qui s'échappait du sein des rochers, et la déesse chaste et craintive qui se cachait au fond des grottes obscures. La force, le courage, l'adresse, la beauté, les arts, l'intelligence devinrent aussi des personnes divines qu'on adora pour obtenir d'elles les qualités dont elles étaient en quelque sorte l'essence. L'imagination populaire, ayant une fois créé tous ces dieux à l'image de l'homme, ne s'arrêta point là. Elle leur donna une vie agitée qui forma autour de chacun d'eux une longue histoire, une légende. Ces légendes ne furent jamais réunies en un seul livre, de sorte que les croyances religieuses des
�LES INSTITUTIONS COMMUNES.
73
Grecs ne forment point un corps de doctrines arrêtées, mais un pêle-mêle de récits merveilleux, fonds très-riche pour la poésie, pas toujours pour la morale. Ces dieux, en effet, s'ils eurent toutes nos qualités à un degré supérieur, eurent aussi tous nos défauts, nos passions, même nos misères. Ainsi, les Grecs croyaient Mars plus fort, Apollon plus adroit, Vénus plus belle que ceux qui leur offraient des victimes ; mais dans les cômbats livrés devant Troie, Pluton, Mars, Vénus, Junon même , la reine de l'Olympe, furent, selon Homère, blessés par des mortels. Apollon et Neptune furent esclaves de Laomédon. Puisque chaque dieu avait son domaine distinct, il était naturel qu'il eût aussi sa ville; son peuple privilégiés. Minerve régnait plus particulièrement à Athènes, Gérés à Eleusis, Junon à Argos, Apollon à Delphes, Bacchus àThèbes, Vénus en Gypre. Les divinités qui comptaient le plus d'adorateurs étaient les douze grands dieux dont les prêtres plaçaient la demeure sur la cime du mont Olympe : Jupiter, le maître de l'univers ; Junon son épouse ; Apollon, le dieu de la poésie et des arts ; Neptune celui de l'Océan ; Minerve, la déesse de la sagesse; Vénus, celle de la beauté ; Mars, le dieu de la guerre ; Vulcain, des arts utiles ; la chaste Vesta, qui présidait aux vertus domestiques ; Gérés, qui faisait mûrir les moissons ; Diane ou la Lune, et Mercure, le messager des dieux, qui protégeait le commerce et donnait l'éloquence. Mais il y avait bien d'autres dieux : Pluton, le souverain des enfers, et comme Jupiter, Neptune, comme Gérés et Vesta, né de Saturne ; Bacchus, le dieu du vin et le conquérant des Indes ; Esculape, le médecin céleste, tous deux divinités peut-être d'origine asiatique et récente. Enfin, les dieux secondaires des campagnes, des forêts et des eaux : Pan, les Fauues, les Satyres, les Dryades, les Naïades; et les Océanides, les Néréides , les Tritons qui suivaient, en jouant sur les flots, le char de Nérée et d'Amphitrite ; Eole et les Vents ; les Muses et les Parques ; mille autres encore et la foule innombrable des demi-dieux et des héros. Ceux-ci 'étaient les fils des dieux comme Hercule , ou des hommes comme
�74
CHAPITRE V.
Thésée, Jason, Persée, qui étaient devenus célèbres par leurs exploits, ou des chefs de colonies, des fondateurs de villes, des patrons de familles ou de corporations. Chaque cité, chaque village avait le sien et on les vénérait comme des génies tutélaires. Caron, nocher,funèbre, recevait les morts dans sa barque et leur faisait passer le fleuve Achéron. Quand les âmes avaient évité Cerbère, chien à triple tête, qui les laissait bien entrer, mais ne les laissait point sortir, elles arrivaient devant Minos, Eaque et Rhadamante, dont elles subissaient le jugement suprême. Les bons allaient aux champs Élysées, lieux charmants où régnait un printemps perpétuel, et où ils continuaient à goûter les plaisirs qu'ils avaient aimés sur la terre. Nestor y racontait encore les exploits des héros et la sage conduite des chefs ; Tirésias y rendait des oracles ; Orion y chassait les bêtes fauves qu'il avait tuées jadis sur les montagnes. Les méchants, précipités dans le Tartare, le champ des larmes, y souffraient mille maux. De leur vivant même, ils avaient été livrés aux Furies vengeresses, qui, les cheveux entrelacés de serpents, une main armée d'un fouet de vipères, une torche dans l'autre, jetaient l'épouvante dans l'âme des coupables et la torture dans leur cœur. L'âme de ceux dont le corps n'avait pas reçu les honneurs de la sépulture errait durant cent années dans l'Frèbe, séjour sombre, triste et froid, qu'habitaient Cerbère, la Nuit et la Mort. Comme on croyait que les dieux intervenaient sans cesse dans les affaires d'ici-bas, on cherchait à les gagner par des prières, des libations qui se faisaient en répandant en leur honneur tout un vase ou seulement quelques gouttes de vin ou de lait, et par des sacrifices ou immolations de taureaux, de génisses, de brebis. Les entrailles étaient brûlées sur l'autel, le reste était mangé par les prêtres et les assistants. Des signes annonçaient les volontés divines, et toute chose soudaine, inattendue, était un présage. Les songes, envoyés par Jupiter, révélaient l'avenir. Mais c'était surtout dans la disposition des entrailles des victimes, dans la grosseur du
�LES INSTITUTIONS COMMUNES.
75
foie et du cœur, dans la couleur'des viscères, qu'on croyait trouver les secrets du destin. Étrange et honteuse superstition qui a cependant régné des milliers d'années, tant la vérité a de peine à se faire jour. Les devins interprétaient tous les présages. Les prêtres faisaient aussi parler directement les dieux par les oracles qu'ils rendaient en leur nom. Les plus célèbres de ces oracles étaient ceux de Delphes, de Dodone en Épire et de l'Oasis d'Ammon en Afrique. A Delphes, une femme, la Pythie, était traînée par les prêtres vers une ouverture de la terre d'où s'échappaient certaines vapeurs. La, assise sur un trépied, elle recevait ce qu'on appelait l'exhalaison prophétique. On voyait son visage lir, ses membres s'agiter de mouvements convulsifs. D'abord elle ne laissait échapper que des plaintes et de longs gémissements; bientôt, les yeux étincelants, la bouche écumante, les cheveux hérissés, elle faisait entendre, au milieu des hurlements de la douleur, des paroles entrecoupées, incohérentes, que l'on recueillait avec soin et où l'on s'ingéniait à trouver un sens et une révélation de l'avenir. Toutefois , ces réponses n'étaient pas le fruit d'un délire insensé ; les prêtres, qui, grâce à l'immense concours des pèlerins, pouvaient se tenir fort au courant de toutes les affaires de l'Etat, même de celles des particuliers, donnaient à ces sons inarticulés une signification que la crainte ou l'espérance acceptait, et que la foi réalisait souvent.
Institutions nationales : Amnliictyonies ; jeux nationaux.
Les Grecs répugnaient à l'idée de faire de toutes leurs villes un seul et grand empire. Chaque cité grecque voulait être indépendante et former un Etat à part ; mais toutes aussi voulaient conserver le lien de parenté qui les unissait. De là, > ces associations religieuses nommées Amphictyonies, dont la plus connue était formée par douze peuples qui envoyaient des députés, au printemps à Delphes, en automne aux Thermopyles. On y célébrait des fêtes religieuses. Quelquefois aussi le conseil Amphictyonique décernait des récompenses natip-
�76
CHAPITRE V.
nales, une statue, un tombeau, a ceux qui avaient bien mérité de la patrie commune ; ou frappait de malédictions et mettait hors la loi ceux qui l'avaient trahie, comme Ephialtès qui guida les Perses aux Thermopyles, comme les Phocidiens qui avaient offensé la religion nationale. Ce sentiment d'une commune origine et de la fraternité de toutes les tribus grecques donna aussi naissance aux jeux publics où l'on accourait de tous les points du monde hellénique. Les plus renommés étaient les quatre grands jenr. isthmiques près de Corinthe, en l'honneur de Neptune ; néméens dans l'Argolide, en l'honneur d'Hercule ; pithyques à Delphes, en l'honneur d'Apollon, vainqueur du serpen' Python, et olympiques dans l'Élide, en l'honneur de Jupiter1. Ils avaient le privilège de suspendre les guerres, pendant tout le temps nécessaire pour aller aux jeux et en revenir. Des hérauts couronnés de fleurs et de feuillage allaient proclamer à l'avance la trêve sacrée, et une lourde amende punissait le peuple qui l'osait violer. Plus d'une fois les villes se réconcilièrent ou lirent alliance au milieu de ces solennités. Ces jeux consistaient en exercices de toutes sortes, courser, à pied, courses de chevaux et de chars , saut, lutte , pugilat, enlin le pancrace, où l'on cherchait, comme dans la lutte, a terrasser son adversaire, et, comme dans le pugilat, à le vaincre à la force du poing. Quoique la récompense ne fût qu'une couronne de laurier ou d'olivier sauvage, c'était un insigne honneur de vaincre, pour le vainqueur lui-même, pour sa famille, pour sa ville natale ; on vit des cités rendre des honneurs extraordinaires à un athlète victorieux. Une récompense héroïque était celle que Sparte décernait. A la première bataille, on réservait au vainqueur d'Olympie le' poste le plus périlleux, l'honneur de braver le plus de dangers pour la patrie. Nous nous étonnons de l'importance donnée par les Grecs à ces exercices d'athlètes. Mais ces jeux ont formé une po1. Les jeux olympiques se célébraient tous les quatre ans; de la les'olympiades, ou période de quatre années dont les Grecs se servaient pour leur chronologie et dont le point de départ était l'année 776 av. J. C
�LES INSTITUTIONS COMMUNES.
77
pulation forte et agile qui fournit, jusqu'au moment où parut la légion romaine, les meilleurs soldats du monde. La gymnastique, que nous négligeons trop, a donc aidé les Grecs à gagner leurs victoires et à sauver, avec leur indépendance, la civilisation qu'ils avaient fondée. A ces jeux, d'ailleurs, il y avait souvent des combats de musique et de poésie. Aux jeux pythiques, on vit Pindare contraint par l'Assemblée de s'asseoir sur un siège élevé, la couronne sur la tête, la lyre à la main, soulever par ses chants d'enthousiastes acclamations ; une part lui était réservée par le magistrat dans les prémices offertes aux immortels, et, après sa mort, le trône où le poète s'était assis tut placé dans le temple, parmi les statues des dieux. Archiloque, Simonide reçurent des hommages semblables. Quelquefois aussi un illustre spectateur détournait de l'arène les yeux du public et devenait lui-même l'objet de spectacle. Thémistocle, Pythagore2, Hérodote et Platon eurent cet honneur ; le premier avouait qu'il avait goûté là les pl«s douces jouissances de sa vie. Les peintres, les sculpteurs accouraient comme les poètes et les athlètes, et'exposaient à l'admiration de la foule leurs chefs-d'œuvre. C'était donc comme un concours universel de tous les arts de la Grèce dans cette plaine riante d'Olympie, que l'Alphée traverse et que dominait le temple majestueux de Jupiter. Au fond du sanctuaire s'élevait une statue du dieu, faite par
1. Pindare (520-456), le plus grand poète lyrique de la Grèce, mais non pour nous le plus intelligible, était né à Thèbes. Il célébra surtout les vainqueurs des jeux. Archiloque, né à Paros, vers 700, composa des odes et des satires d'un grand mérite poétique, mais d'une extrême violence. On dit que deux de ceux qu'il attaqua dans ses vers se tuèrent de désespoir. Simonide (559-468), de l'île de Céos, l'ut le rival de Pindare et l'ami de Pisistrate et de Iliéron, tyran*de Syracuse. Il nous reste de Pindare 45 hymnes ou odes, des autres quelques fragments. 'i. Pythagore, né à Samos vers le commencement du sixième siècle, voyagea longtemps et fonda, à Crotone, en Italie, une école de philosophie : qui devint très-célèbre, et fut pour les anciens une sorte d'institut monastique. Ses disciples n'étaient admis à la révélation de ses doctrines qu'après un long et pénible noviciat, durant lequel ils devaient garder un silence absolu. Les pythagoriciens avaient un régime très-frugal et s'abstenaient de viande, car ils croyaient à la métempsycose, c'est-à-dire que les âmes venaient après la mort animer de nouveaux'corps placés à un degré plus ou moins élevé dans l'échelle des êtres, selon qu'elles l'avaient mérité dans leur vie précédente. Ils croyaient aussi que le soleil est au centre du monde comme Copernic l'a démontré au seizième siècle de notre ère pour notre système planétaire.
�78
1
CHAPITRE V.
Phidias . Elle était d'or et d'ivoire, et, bien qu'assise, avait 18 mètres de haut ; de sorte que son front touchait à la voûte du temple. Elle portait de la main droite une Victoire, de la gauche un sceptre surmonté d'un aigle. Sa chaussure et son manteau étaient d'or. Le trône était incrusté d'ivoire, d'ébène, d'or, de pierreries, et décoré de bas-reliefs. Une balustrade, qui précédait la statue, était couverte de peintures magnifiques. Mais il faut bien le répéter, ces institutions : amphictyo-
Temple d'OIympie '.
nies, oracles,, fêtes nationales, union de plusieurs villes, liens d'hospitalité entre les particuliers, toutes ces coutumes
1. Cette statue parait avoir péri à Constantinople à l'époque des premières croisades. Le masque de Jupiter olympien qui nous reste, et qui est si plein de majesté, est peut-être une réduction de l'original. 2. Les ruines du temple d'OIympie ont été retrouvées par les savants français de l'expédition de Morée. Les fouilles ont donné dix-neuf fragments de sculp tures représentant les travaux d'Hercule. Les restes des fondations qu'on a mis à découvert ont permis, avec la description détaillée de Pausanias. de donner une exacte représentation du temple. La fameuse statue, chef-d'œuvre de Phidias, était au fond du sanctuaire.
�LES INSTITUTIONS COMMUNES.
79
eurent une grande influence sur les esprits, aucune sur les intérêts. Dans le monde grec, il y eut unité morale, il n'y eut jamais unité politique. A Olympie', a Delphes on était frères, on était Hellènes, on honorait les mêmes dieux, on aimait les mêmes arts, on applaudissait aux mêmes chants ; hors du territoire sacré, on redevenait ennemis, Spartiates et Athéniens, Béotiens et Phocidiens. A quelques pas de sa ville natale, le citoyen trouvait la terre étrangère, où il ne pouvait acquérir un immeuble ni contracter un mariage, ni poursuivre personnellement en justice ; et que de fois n'y trouvait-il pas la guerre et l'esclavage ! De là l'éclat incomparable, dans la sphère de l'intelligence, de ce monde grec, à la fois si uni et si divisé; mais aussi sa faiblesse politique. En face de la formidable armée de Xerxès, les Grecs se réunirent et vainquirent : en face de la Macédoine et de Rome, ils restèrent divisés et furent vaincus.
�TROISIÈME PÉRIODE.
LES GUERRES MÉDIQUES (492-479). UNION ET VICTOIRES.
CHAPITRE VI.
'
PREMIÈRE GUERRE MEDIQUE 492-490.
Révolte de l'Ionie (501-494) ; expédition de Mardonius (492). — Marathon (490). — Mort de Miltiade; Aristide et Thémistocle; puissance maritime d'Athènes.
Révolte de l'ionle (501-404); expédition de mardonius (4»S).
Hérodote, qui naquit au milieu des guerres médiques, en 484, étonné de ce grand choc du monde grec et barbare, remonta, pour en chercher les causes, par delà la guerre de Troie, jusqu'aux temps mythologiques. Il n'est pas nécessaire d'aller si loin, ni de rappeler Io et Hélène ravies par des Asiatiques, Europe et Médée enlevées par des Grecs, pour expliquer la haine de deux mondes. La fuite du médecin Démocédès, qui trompa Darius pour revoir Crotone sa patrie, et le désir d'Atossa d'avoir parmi ses esclaves des femmes de Sparte et d'Athènes, ne sont que de puérils incidents. Les instances d'Hippias pour être rétabli dans Athènes, celles des Aleuades de Thessalie pour être délivrés d'adversaires qui les gênaient, eurent une influence plus sérieuse. Mais la vraie cause fut la puissance même de la Perse. Cet empire avait alors atteint ses limites naturelles.
�LES GUERRES MÉDIQUES.
81
Partout il était enveloppé par des déserts, la mer, de grands fleuves ou de hautes montagnes. Il ne pouvait plus s'étendre que d'un seul côté, au nord-ouest, et de ce côté était un pays renommé, la Grèce, dont l'indépendance irritait l'orgueil du grand roi. Gyrus avait conquis l'Asie, Cambyse une partie de l'Afrique; Darius, pour ne pas rester au-dessous de ses prédécesseurs, attaqua l'Europe. » Il avait réorganisé son empire et rétabli dans ses provinces l'ordre si profondément ébranlé, à son avènement ; mais il fallait occuper l'ardeur belliqueuse que les Perses conservaient, encore : il prépara une grande expédition. Les Scythes avaient autrefois envahi lAsie ; le souvenir de cette injure, et le désir de soumettre la Thrace qui touchait à son empire, décidèrent Darius sur la route à suivre. Il franchit le Bosphore, traînant à sa suite 7 à 800 000 hommes; et parmi eux les Grecs asiatiques commandés par lès tyrans de chaque ville. Il traversa la Thrace, passa le Danube ou Ister sur un pont de bateaux construit et gardé par les Grecs, et s'enfonça dans la Scythie sur les traces d'un ennemi insaisissable. Darius avait dit aux Grecs, qu'après 60 jours ils ne l'attendissent plus; ce temps passé et aucune nouvelle de lui n'arrivant, l'Athénien Miltiade, tyran de la Ghersonèse, proposa de rompre le pont pour ne point laisser la Thrace ouverte aux Scythes sans doute victorieux, ou pour leur livrer l'armée persique si elle existait encore. Histiée de Milet s'y opposa, en représentant aux chefs, tous tyrans de villes grecques, qu'ils seraient renversés le jour où ils auraient perdu l'appui de l'étranger. Cet avis sauva Darius qui, de retour de sa vaine poursuite, laissa 80 000 hommes à Mégabaze, pour achever la conquête de la Thrace et faire celle de la Macédoine (508?). Mégabaze soumit Périnthe, les Thraces qui résistaient encore, la Péonie, et demanda au roi de Macédoine l'hommage de la terre et de l'eau. Amyntas l'accorda. Mégabaze pouvait dire maintenant à son maître que son empire touchait à la Grèce d'Europe. Pourtant l'expédition s'arrêta là. Les services d'Histiée furent récompensés par le don d'un vaste territoire aux bords du Strymon. Le site avait été choisi d'un
HIST. GR.
6
�82
CHAPITRE VI.
œil intelligent ; Myrcyne, qu'Histiée y fonda devint en peu de temps florissante. Mégabaze s'en alarma; il avertit le roi qu'il était urgent d'enlever ce Grec aux vastes entreprises qu'il méditait, et Darius manda à Histiée qu'il avait à le consulter sur un projet important ; quand il fut arrivé à Sardes, le grand roi lui déclara ne pouvoir se passer de son amitié ni de ses avis. Il lui fallut accepter ces chaînes dorées. Quelques années s'étaient passées dans une paix profonde quand une petite affaire et un homme obscur mirent ttfut en feu (501). Naxos, la plus grande des Cyclades, était alors puissante; elle commandait à plusieurs îles, possédait une marine considérable et pouvait mettre sur pied 8000 hoplites. Malheureusement Naxos avait comme tout Etat grec deux partis, celui du peuple et celui des riches. Les derniers, chassés de l'île proposèrent à Aristagoras, gendre d'Histiée, et en son absence tyran de Milet, de les y ramener. Il embrassa avec ardeur ce projet au bout duquel il entrevoyait les Cyclades et peut-être l'Eubée elle-même soumises à son autorité. Il ne pouvait accomplir seul une telle entreprise ; il sut y intéresser le satrape de Sardes, Artapherne, qui mit à sa disposition une flotte de 200 voiles. Le Perse Mégabaze en était le chef. Il s'indigna de se trouver sous les ordres d'un Grec; une querelle s'éleva entre eux, et Mégabaze, pour se venger d'une humiliation, avertit secrètement les Naxiens. Le succès de l'expédition dépendait du secret : une fois éventée, elle échouait. Aristagoras s'y opiniâtra quatre mois sans succès, y dépensa tous ses trésors et ceux que le roi avait donnés pour l'entreprise. Il craignit d'être obligé d'en rembourser les frais. Les chances d'une révolte lui parurent meilleures ; de secrets encouragements d'Histiée le décidèrent. L'armée qu'il avait conduite devant Naxos était encore réunie, tous les tyrans des villes y étaient présents; il se saisit d'eux, les rendit aux eités qu'ils gouvernaient et qui les bannirent ou les tuèrent, et rétablit partout la démocratie. Mais, après ce coup, il fallait trouver quelque allié puissant. Aristagoras se rendit à Lacédémone. Le roi Cléomène lui demanda combien il y avait de chemin entre la mer et la capitale des Perses : « Trois mois de marche, répondit-il.
�LES GUERRES MÉD1QUÈS.
— Alors, répliqua le Spartiate, vous sortirez dès demain de cette ville. Il est insensé de proposer aux Lacédémoniens de s'éloigner à trois mois de marche de la mer. » Aristagoras essaya d'acheter son consentement. Cette fois la vertu Spartiate fut incorruptible et l'Ionien passa à Athènes. Introduit dans l'assemblée, il parla des richesses de la Perse, de l'avantage qu'auraient les Grecs sur des hommes qui ne connaissaient ni la pique ni le bouclier, enfin il rappela que Milet était une colonie d'Athènes. Les Athéniens avaient plus d'un grief contre les Perses. La demande de la terre et de l'eau faite naguère à leurs ambassadeurs, l'asile donné à Hippias, et, quand leurs députés s'en plaignirent, l'ordre qu'ils reçurent de rappeler le tyran, avaient profondément blessé leur orgueil. Aristagoras eut peu de peine à leur persuader d'éloigner une guerre dont ils étaient menacés en la portant chez l'ennemi. Sans doute aussi ils ne croyaient qu'à une querelle privée entre le satrape et Aristagoras. Us décrétèrent l'envoi de 20 vaisseaux, auxquels se joignirent cinq trirèmes d'Érétrie, .qui jadis aidée par Milet dans une guerre contre Chalcis, lui rendait le secours qu'elle en avait reçu. Les alliés gagnèrent Éphèse et de là Sardes qu'ils prirent et pillèrent. Les toits des maisons étaient couverts de roseaux, un soldat y mit le feu par hasard et toute la ville, moins la citadelle où Artapherne s'était retiré, fut consumée avec un temple de Cybèle vénéré des Perses autant que des Lydiens. Cependant Artapherne avait rappelé l'armée qui assiégeait Milet et les troupes de la province se rassemblaient de toutes parts; les Athéniens songèrent à la retraite. Une défaite qu'ils éprouvèrent sur le territoire d'Éphèse et peut-être quelque trahison achevèrent de les dégoûter de cette guerre. Us remontèrent sur leurs vaisseaux et retournèrent en Grèce, laissant leurs alliés se tirer comme ils pourraient du mauvais pas où ils s'étaient mis. Les Ioniens continuèrent la lutte, ils entraînèrent dans leur mouvement toutes les villes de l'Hellespont et de la Propontide avec Ghalcédoine et Byzance, les Cariens et l'île de Cypre. Les Perses réunirent plusieurs armées; l'une dirigée d'abord. Vers le nord contre les villes de l'Hellespont, y prit
�84
CHAPITRE VI.
plusieurs places, puis se rabattit au sud contre les Gariens qui perdirent deux batailles et se soumirent. Une autre attaqua Gypre avec la flotte phénicienne que les Ioniens battirent, mais la trahison d'un chef cypriote livra l'île à l'ennemi. Au centre opéraient Artapherne et Otanès qui enlevèrent Clazomène et Gyme, et s'avancèrent avec des forces considérables contre Milet, le dernier boulevard de l'Ionie. Elle n'avait plus pour chef Aristagoras; il avait fui lâchement pour se retirer à Myrcine, et, peu de temps après, il périt dans une attaque contre une ville de la Thrace. Quant à Histiée, Darius, trompé par ses promesses, venait de lui rendre sa liberté ; mais les Milésiens ne voulaient plus de tyran et refusèrent de le recevoir. Il parvint à rassembler quelques Mityléniens, fit avec eux le métier de pirate, et périt dans une descente sur la côte d'Asie. Les Ioniens, rassemblés au Paniônion, délibérèrent sur les moyens de sauver Milet. On se décida à risquer une bataille navale; Ghios fournit 100 vaisseaux, Lesbos 70, Samos 60, Milet elle-même 80; la flotte monta à 353 trirèmes. Les Perses en avaient 600. Il y avait sur la flotte grecque un homme habile, qui eût sauvé l'Ionie si elle eût voulu l'être. C'était un Phocéen nommé Dionysios ; il fit comprendre aux alliés qu'une discipline rigoureuse et une grande habitude des manœuvres leur assureraient le succès, et pendant sept jours il exerça les équipages à tous les mouvements d'un combat naval ; mais au bout de ce temps les Ioniens efféminés se lassèrent : ils descendirent à terre, y dressèrent des tentes et oublièrent l'ennemi. Comme, à ce régime, les âmes se relâchaient, la trahison bientôt se glissa parmi eux. Quand le jour de la bataille arriva, les Samiens au fort de l'action quittèrent leur poste et firent route pour leur île. Les Ioniens furent vaincus, malgré le courage héroïque des marins de Ghios, malgré celui de Dionysios, qui prit trois galères ennemies. Quand celui-ci vit la bataille perdue, il se porta audacieusement jusqu'en face de Tyr et coula à fond plusieurs vaisseaux marchands. Il se retira avec son butin en Sicile et passa le reste de sa vie à poursuivre sur les mers les navires phéniciens, carthaginois et tyrrhéniens.
�LES GUERRES MÉDIQUES.
85
Tout espoir était perdu pour Milet; elle fut prise et ses habitants transportés à Ampée, à l'embouchure du Tigre (494). Ghios, Lesbds, Ténédos eurent le sort de Milet. Plusieurs villes de l'Hellespont périrent dans les flammes. Les habitants de Chalcédoine et de Byzance quittèrent leur cité pour chercher un asile sur les côtes nord-ouest du Pont-Euxin, à Mésembrie. Miltiade jugea aussi prudent de quitter la Chersonèse; il retourna à Athènes. Il allait bientôt s'y retrouver en face de ces Perses qu'il fuyait. La ruine de l'Ionie retentit douloureusement dans la Grèce. Athènes surtout la pleura. Phrynichos ayant fait représenter au théâtre la Prise de Milet, toute l'assemblée éclata en sanglots et le poète fut condamné à une amende de mille drachmes!, « pour avoir ravivé ce triste souvenir des malheurs domestiques. » Ces larmes expient bien des fautes. Cependant, Darius n'avait pas oublié qu'après l'incendie de Sardes il avait juré de se venger des Athéniens. Il donna à son gendre Mardonius le commandement d'une nouvelle armée, qui devait pénétrer en Europe par la Thrace, tandis que la flotte suivait les rivages. Mardonius, pour se concilier les Grecs d'Asie, leur rendit le gouvernement démocratique. Sans-doute aussi se souvenait-il que les auteurs de la récente révolte avaient été deux de ces tyrans que la Perse soutenait et qui l'avaient trahie. Déjà toutes les nations comprises entre l'Hellespont et la Macédoine avaient été soumises par Mégabaze. Mardonius passa le Strymon et donna rendez-vous à sa flotte sur le golfe Thermaïque. Celle-ci s'empara de,Thasos, et longeait la Ghalcidique, lorsqu'en doublant le promontoire du mont Athos, qui s'élève comme un roc gigantesque à 1950 mètres au-dessus de la mer, elle fut assaillie par un vent furieux, qui jeta à la côte et brisa 300 vaisseaux. 20 000 hommes périrent. Dans le même temps, Mardonius, attaqué de nuit par les Thraces Bryges, perdit beaucoup de monde et fut luimême blessé. Il n'en continua pas moins l'expédition, mais, lorsqu'il eut subjugué les Bryges, il se trouva si affaibli qu'il dut retourner en Asie (492). Un armement plus formidable fut aussitôt préparé. Avant
�86
CHAPITRE VI.
de le faire partir, Darius envoya en Grèce des hérauts qui demandèrent en son nom l'hommage de la terre et de l'eau, et, de plus, aux villes maritimes, un contingent de galères. La plupart des îles et plusieurs cités du continent firent cet hommage. Egine alla au-devant des désirs du grand roi. Pour Athènes et Sparte, leur indignation fut telle qu'elles eu oublièrent le droit des gens : « Vous demandez la terre et l'eau? dirent les Spartiates aux envoyés; vous aurez l'une et l'autre; » et ils les jetèrent dans un puits. Les Athéniens les précipitèrent dans le baralhrc, et, s'il faut en croire un douteux récit, condamnèrent à mort l'interprète qui avait souillé la langue grecque, en traduisant les ordres d'un barbare. Athènes était toujours en guerre avec les Éginètes. Elle profita de leur conduite pour les accuser à Lacédémone de trahir la cause commune. Cet appel aux Spartiates équivalait à une reconnaissance de leurs prétentions à la suprématie, mais la difficulté des circonstances fit taire l'orgueil. Les Lacédémoniens étaient1 donc décidément les chefs avoués de la Hellade. Cléomène partageait le ressentiment des Athéniens, il accourut à . Egine pour saisir les coupables. Mais son collègue Démarate, qui l'avait déjà trahi dans une expédition en Attique, avertit les Éginètes, et l'entreprise échoua. Cléomène résolut de mettre un terme à cette opposition tracassière de son collègue. Il gagna la Pythie, fit déclarer par l'oracle que Démarate n'était pas de race royale, et obtint qu'il fût déposé. Léotychidas, le plus proche héritier du trône, qui s'était concerté dans toute cette intrigue, avec Cléomène, succéda au roi déchu, et par ses outrages le força à quitter Sparte. Démarate alla rejoindre Hippias dans l'exil, et mendier comme lui l'hospitalité du protecteur des rois. Cléomène et Léotychidas se dirigèrent aussitôt contre Egine, et la forcèrent de livrer dix otages qu'ils déposèrent à Athènes. Ce fut le dernier acte de la vie publique de Cléomène : ce turbulent roi, devenu fou, périt misérablement de ses propres mains, et Léotychidas, convaincu plus tard d'avoir reçu de l'argent d'un ennemi qu'il devait combattre, alla mourir
�LES GUERRES MÉDIQUES.
87
en exil. Les dieux, dit Hérodote, punirent ainsi le parjure des deux princes. Cependant les Éginètes réclamèrent leurs otages; et, les Athéniens refusant de les rendre, ils surprirent la galère sacrée qui portait au cap Sunion plusieurs des principaux citoyens. La guerre éclata aussitôt. Un Éginète s'offrit à renverser le gouvernement oligarchique ; il se saisit de la citadelle, mais ne put être secouru à temps, et laissa aux mains de l'ennemi 700 des siens qui furent froidement égorgés. Un de ces malheureux s'était échappé en passant devant le temple de Cérès. La porte était fermée, il en saisit fortement le marteau ; tous les efforts pour lui faire lâcher prise furent inutiles. Les bourreaux alors, lui coupèrent les mains qui, crispées par la mort, restèrent attachées à la poignée de la porte. Hérodote, habitué à ces guerres civiles, n'a pas un mot d'horreur pour cette boucherie de 700 citoyens; il ne remarque que le sacrilège commis sur l'un d'eux, i Aucun sacrifice, dit-il, ne put apaiser la colère de la déesse, et les nobles furent chassés de l'île avant d'avoir expié le sacrilège. » Cette guerre ne se termina qu'en 481, neuf ans après la seconde expédition des Perses.
Marathon (!«»).
La nouvelle armée perse s'avançait cette fois sous les ordres du Mède Datis et d'Artapherne, neveu du roi. Darius leur avait commandé de se rendre maîtres d'Érétrie et d'Athènes, d'en faire les habitants captifs, et de lui envoyer ces esclaves. Il voulait voir de ses yeux ces hommes assez audacieux pour le braver. Cette fois la flotte, pour éviter le mont Athos, prit route à travers la mer Égée. Elle soumit en chemin Naxos, dont la capitale fut brûlée avec tous ses temples, respecta le sanctuaire de Délos qu'on leur disait consacré aux dieux qu'ils adoraient eux-mêmes, le soleil et la lune, et arriva enfin en Eubée où elle prit Carystos et assiégea Érétrie. Cette ville songea d'abord à se défendre, et les Athéniens offraient leurs 4 000 citoyens établis dans l'île; mais les grands ouvrirent les portes à l'ennemi qui saccagea la
�88
CHAPITRE VI.
ville, en brûla les édifices et réduisit tous les habitants, amis ou ennemis, en esclavage. De là les Perses vinrent jeter l'ancre dans la baie de Marathon. La plaine de ce nom, bordée par la mer, des marais et les dernières collines du Pentélique et du Parnès, avait un peu plus de 19 kilomètres de long sur 3,de large; c'était de toute l'Attique le terrain le plus favorable aux évolutions de la cavalerie ; Hippias, le roi banni, ne l'avait que trop habilement choisi. Les Athéniens coururent au-devant des barbares. Chaque tribu fournit mille soldats. A cette armée de 10 000 hommes se joignirent 1000 Platéens, qui vinrent volontairement secourir ceux qui les avaient secourus jadis et braver un péril qui terrifia le reste des Grecs. Ce fut le seul secours qu'Athènes reçut du dehors; elle avait cependant envoyé le coureur Phidippide avertir Sparte, du débarquement des Perses, et, en moins de deux jours, il avait franchi les 240 kilomètres qui séparaient Athènes de Lacédémone. Les Spartiates, quoique unanimes pour porter l'assistance demandée, avaient été retenus par une loi religieuse qui leur défendait de se mettre en marche avant que la lune fût dans son plein; elle n'était encore qu'à son neuvième jour. Mais, en traversant les montagnes d'Arcadie, Phidippide avait entendu le dieu Pan promettre son secours aux Athéniens. Une armée de 11 000 hommes s'avança donc contre 110 000 ennemis1. Elle était sous les ordres de dix généraux qui devaient commander pendant un jour chacun à leur tour. Un d'eux était Miltiade, fils de Cimon. Il s'était rendu célèbre comme tyran de la Chersonèse, principauté dont il avait hérité de son oncle; et les Athéniens lui devaient la conquête de Lemnos, où il avait vengé sur les habitants de longs ressentiments2. C'était lui qui, dans l'expédition de
1. Hérodote ne donne aucun chiffre. Il y a donc sur ceux-ci incertitude. Les Pélasges de Lemnos avaient enlevé, dans une de leurs courses, des femmes de l'Attique réunies pour une fête religieuse : puis, sur un soupçon de trahison, ils avaient tué ces femmes et les enfants qu'ils en avaient eus. Sommés par Athènes de donner satisfaction, ils répondirent qu'ils se soumettraient quand une flotte, partie de la terre athénienne, viendrait en un jour, poussée par le vent du nord. aborder à leur ile. Ces conditions étaient impossibles à remplir: mais de la Chersonèse, devenue la propriété d'un Athénien, Miltiade avait pu. rn quelques heures, arriver par un vent du nord à Lemnos, et il,était assez fort pour contraindre les habitants à reconnaître que lescondjtions étaient accomplies.
•1.
�LES GUERRES MÉDIQUES.
89
Darius en Scythie, avait proposé de rompre le pont jeté sur le Danube. Lorsque, après la prise de Milet, les Perses s'étaient répandus sur les côtes de l'Hellespont, il avait quitté précipitamment la Chersonèse, et, traversant avec les plus grands dangers la flotte ennemie, il avait amené à sa patrie quatre trirèmes chargées de richesses. Une accusation de tyrannie l'y attendait ; mais il avait été honorablement acquitté, et peu après élu un des dix généraux. Les avis étaient partagés en nombre égal : cinq généraux voulaient qu'on attendit des renforts, les cinq autres qu'on livrât bataille sur-le-champ, parce qu'ils redoutaient les intrigues d'Hippias et l'or des Perses phis encore que leur nombre. Le sort d'Érétrie montrait le danger de donner le temps à la trahison de se glisser dans le camp ou dans la ville : tel était l'avis de Miltiade. Il réussit à mettre de son opinion le polémarque Callimaque, dont la voix était prépondérante, et il fut résolu que l'on combattrait sans tarder. Aristide, un des généraux, reconnaissant la supériorité de Miltiade, engagea ses collègues à lui céder le tour de leur commandement; il n'accepta pas et attendit que son jour fût venu. » Callimaque commanda, selon l'usage, l'aile droite; les Platéens formaient la gauche. Les Athéniens, afin de n'être pas tournés, dégarnirent leur centre et étendirent leur ligne jusqu'à ce qu'elle présentât un front égal à celui des Perses; ils mirent leurs principales forces aux ailes, qu'un abatis d'arbres protégea encore contre la cavalerie ennemie. Dès que le signal fut donné, ils descendirent en courant de la hauteur sur laquelle ils étaient postés, au grand étonnement des Perses qui ne comprenaient pas cette folie d'une attaque faite à la course par un si petit nombre d'hommes, sans cavalerie ni archers. « La bataille dura longtemps; les barbares furent vainqueurs au centre ; les Perses et les Saces qui s'y trouvaient percèrent la ligne des Grecs, et les poursuivirent dans les terres : les Athéniens furent, au contraire, vainqueurs aux ailes, et ils se replièrent des deux côtés,sur ceux qui avaient brcè. le centre, les défirent complètement et les suivirent de
�90
CHAPITRE VI.
si près l'épée dans les reins, qu'arrivés en même temps qu'eux sur le rivage, ils attaquèrent les vaisseaux en demandant du feu à grands cris pour les incendier. <t Le polémarque fut tué, ainsi qu'un des dix généraux, Stésileos; Cynégyros, frère d'Eschyle, se jeta à la mer pour arrêter un vaisseau qui fuyait ; il le saisit à la poupe, mais un coup de hache lui trancha la main. Sept vaisseaux seulement furent pris, le reste se sauva en forçant de rames, sans même prendre le temps de virer de bord; ils s'empressèrent de doubler le cap Sunion, avertis, dit-on, par un bouclier élevé en l'air, que la ville était sans défense. Mais les vainqueurs revinrent à marche forcée; ils étaient déjà campés dans le Cynosarge quand les vaisseaux des barbares se montrèrent en face de Phalère. Le coup était manqué, la flotte retourna eu Asie. » (Hérodote.) A cette bataille, « la première, dit Hérodote, où des Grecs osèrent regarder en face ces Mèdes dont le nom seul était un objet de terreur, » les barbares perdirent environ 6400 hommes, les Athéniens seulement 192. Hippias était probablement resté parmi les morts. Hérodote ne parle pas de ce soldat qui vola d'un trait de Marathon à Athènes, et expira en annonçant aux magistrats la victoire. Mais il ignorait bien d'autres choses que le peuple savait sur cette étonnante victoire : les uns avaient vu Thésée, d'autres le héros Échétos, combattre dans les rangs des Athéniens. Pour tout honneur, Miltiade se vit représenter, ainsi que Callimaque, sur les murs du Pœcile, au milieu d'un groupe de demi-dieux et de héros. Quelle héroïque simplicité ! Après tout c'était bien le peuple d'Athènes qui avait voulu combattre et qui avait vaincu, et l'histoire répondra aux accusations de jalousie populaire, comme ce citoyen d'Athènes qui disait à Miltiade : « Quand vous vaincrez seul les barbares, Miltiade, vous aurez seul l'honneur de la victoire. » Plus tard, on éleva à Miltiade un tombeau à part dans la plaine de Marathon, à côté de celui qui renfermait les restes des citoyens morts. Près de celui-ci étaient dix colonnes, une pour chaque tribu, et sur chacune furent gravés les noms des 192 héros.Les Perses avaient, disait-on, apporté à Marathon
�LES GUERRES MÉDIQUES.
91
un bloc de marbre de Paros pour en l'aire un trophée. Phidias en fit sortir Némésis, la déesse des justes vengeances. Les Platéens furent associés aux honneurs comme ils s'éitaient d'eux-mêmes associés au péril; ils eurent un tombeau particulier pour leurs morts, et, depuis, chaque fois que le héraut dans les sacrifices implora les dieux pour Athènes, il pria aussi pour les Platéens. Le surlendemain du combat, les Spartiates arrivèrent; ils n'avaient mis que trois jours à faire le chemin. Ils félicitèrent les Athéniens de leur triomphe, et se rendirent sur le champ de bataille encore jonché de morts. Mais en voyant les trophées et l'enthousiasme des vainqueurs, ils durent comprendre que le jour où l'immense empire des Perses I avait reçu ce sanglant affront, un grand peuple était né à la |Grèce.
Mort «le Miltiade; Aristide et Thcmistoclc; puissance maritime d'Athènes.
La guerre était repoussée de l'Attique ; il fallait l'éloigner avantage encore, et former autour de la Grèce un rempart ami arrêtât une nouvelle invasion. Si on pouvait fermer la nier Égée aux Perses en s'emparant des Cyclades, il ne leur esterait plus que la longue et dangereuse route de la Thrace. '■e fut le plan de Miltiade. Il demanda aux Athéniens 70 vaiseaux, promettant de les mener en un pays d'où ils rapporeraient sans peine une quantité prodigieuse d'or. Il n'en diait pas davantage; et, sur la foi de son nom, les pauvres ccoururent en fouie autour de lui. Il alla mettre le siège deant Paros, « où il avait une injure personnelle à venger. » es Pariens résistèrent avec vigueur; Miltiade fut blessé ;rièvement, et le vingt-sixième jour leva le siège. Les Athéniens n'avaient jamais eu une entière confiance dans l'ancien Syran de la Chersonèse ; cette expédition, entreprise à sa demande et sans qu'il en eût précisé le but, réveilla les souplons. Le père de-Périclès, Xantippe, un des premiers personnages de la ville, lui reprocha d'avoir ruiné le trésor public et fîausé la mort de beaucoup de citoyens.
�92
CHAPITRE VI.
Diodore, Cornélius Nepos et Plutarque ont accumulé ici les circonstances les plus défavorables aux Athéniens. Hérodote, qui put converser avec des hommes témoins de l'événement, le raconte plus simplement, « Xantippe, dit-il, intenta au général une affaire capitale et l'accusa d'avoir trompé le peuple. Miltiade ne comparut pas. La gangrène, qui s'était mise à sa cuisse, le retenait au lit; mais ses amis présentèrent sa défense, et, rappelant la gloire dont il s'était couvert à Marathon et à la prise de Lemnos, ils mirent le peuple dans ses intérêts. Il fut déchargé de la peine de mort, mais condamné pour sa faute à une amende de cinquante talents (275 000 francs). La gangrène ayant fait des progrès, il mourut quelque temps après, et Gimon, son fils, paya les cinquante talents. » On ne voit là ni la prison où gémit le libérateur d'Athènes, ni le corps du héros pieusement racheté par son fils au bourreau qui garde le cadavre encore chargé de ses liens, ni la belle Elpinice, donnée au riche Callias par Cimon son frère, eu échange des cinquante talents que le fisc impitoyable exige. L'intérêt dramatique y perd ; mais la vérité y gagne, et aussi l'honneur de ce peuple athénien tant calomnié par les rhéteurs de tous les âges. Toutefois, si dans ce procès la loi avait été rigoureusement suivie, la justice, suivant nos idées modernes1, qui veulent que le crime non l'erreur, la trahison non la défaite, soient punis, avait été violée, et cette fin du vainqueur de Marathon est restée une tache pour Athènes. Du moins, quand il eut expiré, ni les éloges, ni les honneurs éternels ne manquèrent à sa mémoire. Trois hommes le remplacèrent : Xantippe, qui n'est célèbre que par sa victoire de Mycale et par son fils Périclès ; Aristide et Thémistocle. Thémistocle était né vers l'an 535. Son père était un homme obscur, mais riche, et sa mère une femme étrangère. Dans la commerçante Athènes, les préjugés de naissance étaient bien
1. Nos idées, mais non pas nos lois. Récemment, le général Ramorino a été fusillé, par jugement d'un conseil de guerre, pour un ordre mal compris ou mal exécuté. Dupont fut emprisonné pour sa capitulation de Bayien; l'amiral Bing exécuté pour une défaite. Tout capitaine de vaisseau qui perd son navire passe devant un conseil île guerre, et est condamné s'il y a eu de sa part seulement négligence.
�LES GUERRES MÉDIQUES.
93
faibles; il les diminua encore. Les enfants de race mêlée ne pouvaient se livrer aux exercices du gymnase que dans le cynosarge ; Thémistocle parvint à y attirer les enfants des eupatrides, et fit tomber par là cette distinction injurieuse. Pour lui, au jeu il préférait le travail; mais il négligeait les études de spéculation ou de plaisir, auxquelles les Grecs attachaient tant d'importance, pour suivre les leçons d'un de ces hommes qu'on appelait sages, et qui s'occupaient surtout de l'art de gouverner les États. On le raillait un jour de ce qu'il ne savait pas jouer de la lyre. « Chants ni jeux ne me conviennent, répondit-il; mais qu'on me donne une ville petite et faible, et je la rendrai bientôt grande et forte. » Envoyant cette ambition et cette ardeur, un de ses maîtres prédit qu'il ferait beaucoup de bien ou beaucoup de mal.1 S'il tâcha de briller aux jeux olympiques, c'était pour le bruit qui se faisait autour des vainqueurs. Il voulait qu'Athènes crût que son om était dans toutes les bouches. Aussi attirait-il dans sa aison les artistes étrangers et les personnages de distinction âqui venaient dans la ville. Son père cherchait à le détourner des affaires publiques. Un jour il lui montra de vieilles gajlères brisées qu'on laissait périr sur la grève. * C'est ainsi, Lui disait-il,- que le peuple traite ses chefs et qu'il oublie leurs (services. » Mais ces conseils de l'égoïste expérience sont heureusement mal écoutés. Thémistocle étudia l'art de la parole, tachant bien que l'éloquence, dans une république, est l'arme la plus redoutable. Sa prodigieuse mémoire lui permettait de l'étenir les noms de tous les citoyens ; et pour gagner leur confiance il plaidait leurs causes et accommodait leurs différents. Il se donnait ainsi doucement un grand crédit, quand ta guerre médique vint déranger ses calculs. Pour résister faux Perses, il fallait un général et non un orateur : Miltiade {eut tous les honneurs de la première guerre. Thémistocle, Interrogé par ses amis, qu'il fuyait, sur son air sombre, agité fet pensif, répondait que les trophées de Miltiade l'empêchaient de dormir. Mais bientôt il allait en dresser lui-même; tcar dans l'effroyable crise où Athènes se trouve, il lui faudra un homme qui ne donne rien à la peur ni à l'audace imprudente; un homme que jamais rien d'imprévu ne surprenne
�94
CHAPITRE VI.
et qui juge sainement les choses, voie les conséquences et trouve immédiatement le remède. Cet homme sera Thémistocle. Il avait déjà combattu à Marathon, à côté de celui qui devait être son rival. Aristide se distingua de bonne heure par une probité sévère, et acquit, sans la chercher, par une haute vertu, l'influence que Thémistocle avait eu tant de peine à conquérir par ses services. A la mort de Miltiade, ils se trouvèrent les premiers dans la cité ; mais leurs vues différaient comme leurs caractères. Thémistocle cherchait plutôt son appui dans le peuple ; Aristide ambitionnait davantage la faveur de la classe élevée. L'un était tout-puissant dans l'assemblée générale, l'autre dans la cour de justice. Personne n'osait contester les lumières de Thémistocle ; mais on savait qu'il avait peu de scrupule, quand le succès était au bout d'une injustice. L'équité d'Aristide était, au contraire, devenue proverbiale. Ami de Glisthène et sans engagement avec les partis, il était l'homme de la loi et de la justice. Il aurait voulu conserver la constitution intacte, et s'opposer aux progrès de la démocratie, que Thémistocle favorisait. De là des luttes continuelles, accrues par la complète opposition des caractères, et qui troublaient sans cesse la ville. « Athènes ne sera tranquille, disait Aristide, que quand on nous aura jetés l'un et l'autre dans le barathre. » Thémistocle parvint à réaliser la moitié de cette parole, mais aux dépens du seul Aristide. Il répandit sourdement le bruit qu'Aristide s'arrogeait une espèce de royauté, en attirant à lui tous les procès, pour les accommoder, ce qui laissait les tribunaux dans l'inaction. Ces insinuations produisirent leur effet. Aristide fut exilé par l'ostracisme (483). On raconte à ce sujet qu'un citoyen obscur, qui se trouvait à côté d'Aristide dans l'Assemblée, s'adressa à lui-même pour faire écrire son nom sur la coquille de vote. « Aristide vous aurait-il offensé? demanda celui-ci. — Non, répondit l'homme du peuple, je ne le connais même pas; mais je suis las de l'entendre toujours nommer le Juste. » En quittant la ville, le Juste pria les dieux qu'il n'arrivât rien à sa patrie qui pût lui faire regretter sa perte.
�LES GUERRES MÉDIQUES.
95
N'oublions pas qu'un siècle plutôt, cette rivalité se fût décidée par les armes et eût ensanglanté la ville au lieu de se décider paisiblement par un vote. Il y a injustice, sans-doute ; mais l'Athènes de Thémistocle vaut mieux que celle de Pisistrate. C'étaient ses libres institutions qui la sauvaient de la guerre civile. Au reste, Thémistocle effaça cette mauvaise action par ses services. Après Marathon, le peuple croyait la guerre finie; seul il comprit qu'elle était à peine commencée; que le maître de l'Asie, de la Thrace et des îles ne laisserait pas impuni l'affront que lui avaient infligé les habitants de ce petit coin de terre. Il sut aussi reconnaître, et c'est là son principal mérite, qu'il n'y aurait de salut pour les Grecs que dans leur marine. Il fit valoir ce plan auprès du peuple, heureusement engagé alors dans la guerre navale contre Egine, dont nous parlions plus haut, et lui persuada d'appliquer le produit des mines du Laurion, que jusqu'alors on partageait entre les citoyens, à la construction de cent galères. En attendant de les faire servir au salut de sa patrie, il les employa à assurer sa prépondérance dans les mers de la Grèce. Les Éginètes disputaient aux Athéniens cet empire : Thémistocle humilia leur marine, et, voyant Athènes désormais sans rivale sur mer, favorisa de toute son influence l'extension de son commerce, qui était encore celle de sa puissance navale. Au moment où l'on apprit la marche de Xerxès, Athènes avait deux cents galères équipées et habituées aux manœuvres navales.
�96
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VII.
SALAMINE ET PLATEES (480-479).
Préparatifs des Perses et marche de Xerxès. — Plan de résistance det Grecs. — Combats de l'Artémision et des Thermopyles. — Bataille de. Salamine (480). — Batailles de Platées et de Mycale (479).
Préparatifs des Perses et marche de Xerxès.
En apprenant le désastre de Marathon, Darius sentit que sa gloire et sa puissance étaient engagées à sortir victorieusement de cette lutte. Lui, le souverain d'un immense empire, vaincu par une petite et obscure nation! Un pareil outrage laissé sans châtiment eût été un coup funeste porté à son empire, une dangereuse invitation à la révolte pour tant de peuples soumis à ses lois. Que les Sycthes eussent échappé à ses armes et trompé ses poursuites, c'était moins leur valeur que leurs déserts qui avaient triomphé de lui. D'ailleurs, la conquête de la Thrace faisait oublier la vaine tentative au delà du Danube. Et puis, ces populations errantes n'avaient pas de résidence fixe, pas de point d'appui où elles pussent élever une puissance rivale et solidement établie. Les Grecs, au contraire, avaient un territoire enfermé dans des limites certaines, des Etats régulièrement et savamment constitués, des villes riches et remplies de citoyens. Enfin, l'audace récente de ce peuple qui, naguère, était venu insulter le grand roi jusqu'à Sardes et s'était joué ensuite de ses efforts, réveillait les souvenirs consacrés par la haine mal éteinte entre la Grèce et l'Asie, qu'Homère avait chantée. Grâce au poème immortel, on gardait la mémoire de la lutte solennelle dont les champs troyens avaient été le théâtre. Après un long in-
�SALAMINE ET PLATÉES.
97
tervalle, le second acte de ce grand drame allait s'ouvrir. On comprenait bien la suite qui unissait ces différentes guerres, si éloignées qu'elles fussent l'une de l'autre. Lorsque Xerxès s'apprêtait à passer l'Hellespont, il s'arrêta sur les bords du Scamandre, visita le palais ruiné de Priam et offrit des sacrifices à Minerve-Iliade et aux héros. A son tour, Alexandre, le champion de l'Occident, fit les mêmes choses dans les mêmes lieux : c'était donc bien la lutte d'un monde contre l'autre. Pendant trois aimées, à partir de la bataille de Marathon, l'Asie tmit RTitifern fut agitée par l'enrôlement des soldats, l'armement des vaisseaux, la réunion des chevaux et des vivres. Dans la quatrième année, l'Egypte se révolta, et Darius s'apprêtait à marcher contre elle, lorsqu'il mourujLen 485. Le premier soin de son fils Xerxès fut d'étouffer cette révolte. Il y réussit et s'occupa aussitôt de la Grèce. L'homme le plus porté à cette guerre était un beau-frère du roi, le bouillant Mardonius, qui espérait bien avoir le commandement et la gloire de l'expédition. « La soumission de la Jjrèce entraînera, disait-il, celle de l'Europe, le plus riche pays du monde, et qui ne doit obéir qu'au grand roi. » A lui se joignaient les princes grecs que les révolutions avaient jetés en Asie. C'étaient d'abord lès Pisistratides, qui n'avaient pas perdu, avec Hippias, toùT~ëspoir dëf régner sur ÀlKènes, et qui sollicitaient toujours une restauration armée. Ils avaient amené à Suze le poète devin Onomacritos, grand collecteur d'oracles et de vieilles poésies, qu'au besoin il interpolait et qui montrait aux Perses leur victoire depuis longtemps prédite. Je ne sais si Démarate, ce roi de Sparte que Gléomène avait fait bannir et qui s'était éloigné en proférant des paroles de menaces, était bien pressant, car on le voit sans cesse douter du succès. Mais les Aleuades, princes thessaliens, qui voulaient affermir et étendre leur pouvoir aux dépens même de leur dignité, promettaient à Xerxès l'appui de toute la Thessalie. Un seul homme éleva la voix dans le conseil pour s'opposer à l'entreprise, Artaban, frère de Darius ; mais une vision menaçante qui, deux fois, effraya le roi dans son sommeil, et dont Artaban lui-même
H1ST. GR.
7
�'18
CHAPITRE VII.
fut témoin, effaça tous les scrupules; la guerre fut résolue. Les Perses se consolaient ainsi plus tard de leur défaite, en montrant les dieux qui les poussaient eux-mêmes à l'expédition fatale. Il fallut encore quatre années pour achever les préparatifs. <TDe toutes les expéditions dont la mémoire est venue jusqu'à nous, dit Hérodote, celle-ci fut sans contredit la plus grande; toute autre n'est rien en comparaison.... Est-il une nation de l'Asie que Xerxès n'ait armée et conduite contre la Grèce? Est-il un fleuve, si l'on en excepte les plus grands, dont ses troupes n'aient dans leur passage épuisé les eaux pour étancher leur soif? Des peuples sans nombre donnaient, ceux-ci des vaisseaux, ceux-là des troupes de terre ; les uns envoyaient de la cavalerie, les autres des soldats de marine et des bâtiments propres à transporter des chevaux. Telle nation a fourni de grands navires pour la construction des ponts; telle autre les vivres et les bâtiments de charge. » Pendant ces préparatifs qui ébranlaient et épuisaient l'Asie, Xerxès fit exécuter deux grands ouvrages : le percement du mont Athos et l'établissement d'un pont sur le détroit qui sépare Sestos d'Abydos, ou l'Asie de l'Europe. Il ne convenait pas au fastueux maître de l'Orient de passer ce bras de mer, comme un simple mortel, sur un vaisseau; et, quant à l'Athos, il voulait l'humilier et le punir du désastre qu'il avait causé à la flotte de Mardonius. On creusa dans l'isthme qui' réunit l'Athos au continent un canal long de 2400 mètres, dont on voit encore aujourd'hui les traces, et assez large pour que deux trirèmes pussent y passer à la fois. Mille nations y travaillèrent ; les Phéniciens seuls surent, par des talus habilement disposés, éviter l'éboulement des parois qui occasionna aux autres une double tâche et sans doute de terribles accidents. Mais le despote se plaisait à ces efforts surhumains : ce canal était sa pyramide de Memphis. Le pont jeté sur la mer était formé de vaisseaux rattachés fortement par des câbles que les Égyptiens et les Phéniciens avaient fournis; une tempête l'ayant détruit, Xerxès ordonna que l'on battît les eaux de l'Hellespont de trois cents coups de fouet, qu'on jetât dans la mer une paire d'entraves, et qu'on
�SALAMINE ET PLATÉES,
99
la marquât d'un fer rouge, en disant : Œ Onde amère, ton maître te punit, parce que tu l'as offensé sans qu'il t'en ait donné sujet. Le roi Xerxès te passera, que tu le veuilles ou non. Tu mérites bien que personne ne t'offre de sacrifices, car tu es un fleuve inutile et trompeur. » Ceci n'était que ridicule; mais à ces folles paroles il ajouta de la cruauté; il donna l'ordre de mettre à mort tous ceux qui avaient dirigé l'ouvrage; ils étaient coupables de l'avoir laissé vaincre dans la lutte qu'il avait entreprise contre les éléments. Le travail fut recommencé : sur une double rangée de vaisseaux, on construisit avec de forts madriers un plancher solide que l'on recouvrit encore d'une couche de terre fortement battue, et on le borda de chaque côté d'une barrière. Cette fois, l'ouvrage tint bon; les deux ponts avaient chacun de 1500 à '1600 mètres de longueur. L'armée s'avançait partagée en deux grosses colonnes. Dans l'espace que celles-ci laissaient entre elles venait le roi avec l'élite des troupes persanes. Devant lui marchait le char de Jupiter traîné par huit chevaux blancs nycéens ; lui-même était porté sur un char magnifique. Un trône de marbre blanc l'attendait à A'bydos sur la côte ; de là, il vil se déployer sur la mer son immense flotte, et se donna le divertissement d'un combat naval où les Phéniciens furent vainqueurs. En contemplant l'Hellespont caché sous ses vaisseaux, et les rivages de la mer, les champs ^'Abydos couverts d'un nombre infini d'hommes, Xerxès se crut le plus heureux comme le plus puissant des mortels, et s'en félicitait ; mais bientôt "ses yeux se remplirent de larmes et il pleura. Artaban s'en aperçut : « 0 roi, lui dit-il, que vous avez mis peu d'intervalle entre deux actions bien différentes! Il y a un moment, vous vous félicitiez de votre bonheur, et maintenant vous versez des larmes. — Je pleure, répondit Xerxès, de pitié sur la brièveté de la vie humaine, en réfléchissant que de cette foule immense pas un seul homme n'existera dans cent ans. » Le grand roi se flattait : c'était dans un an qu'il aurait fallu dire. Le lendemain, les troupes sous les armes, avant le lever du soleil, attendirent le moment où cet astre paraîtrait : pen-
�100
CHAPITRE VII.
dant ce temps, on purifiait les ponts avec des parfums, et la route était semée de branches de myrte. Aussitôt que le soleil se montra; Xerxès fit, avec une coupe d'or, une libation dans la mer, et, tourné vers l'Orient, demanda au dieu de ' ne rencontrer dans son expédition aucun obstacle capable de l'arrêter avant qu'il eût atteint les dernières limites de l'Europe. Puis il lança dans l'Hellespont le vase qu'il tenait, un cratère d'or et un cimeterre. L'armée mit sept jours et sept nuits à passer les ponts; quand elle fut tout entière sur le sol de l'Europe, Xerxès voulut en faire le dénombrement. On mesura cette moisson d'hommes que l'épée des Grecs allait faucher, comme le grain se mesure au boisseau. Dans la vaste plaine de Doriscos, au bord de l'Hèbre, on entoura de murs une enceinte qui contenait 10 000 hommes bien serrés, et en y'faisant entrer des fournées successives, on put connaître combien il y avait de soldats dans l'armée quand elle y eut passé tout entière. Les nombres donnés par Hérodote sont prodigieux. Tout en convenant qu'il n'a pas de renseignements certains, il évalue les forces venues d'Asie à 1 700 000 fantassins, 80 000 cavaliers, 20 000 hommes montés sur les chars de guerre et les chameaux, 517 000 répartis sur 3000 vaisseaux de charge et 1207 vaisseaux de guerre; il y faut ajouter 120 trirèmes et 324 000 hommes tirés de la Thrace et des provinces voisines, ce qui donne un total de 2 640 000 combattants ; il estime à peu près égal le nombre des domestiques et des manœuvres, de sorte que l'on arrive à un chiffre de plus de 5 millions. Il semblait qu'il n'y eût pas besoin de combats; la Grèce allait être submergée sous ce flot d'hommes, a Pensez-vous, demandait Xerxès à Démarate, que les Grecs osent combattre?— Les Grecs sont à craindre, répondit le Spartiate, parce qu'ils sont pauvres. Ne vous informez pas de leur nombre; les Lacédémoniens, pour ne parler que de ceux-là, ne fussent-ils que mille, fussent-ils moins encore, vous attendront de pied ferme, car ils ont un puissant maître, la loi qui leur dit de vaincre et de mourir. » Et le maître de ces soldats, qui n'allaient au combat qu'à coups de fouet, riait en entendant parler de cette chose impossible : des
�SALAMINE ET PLATÉES.
101
hommes marchant librement à la mort ou à la victoire, parce que la loi le commande. » Et ce qui donnait à cette immense cohue un aspect plus effrayant encore, c'est que ces quarante-six nations s'avançaient pêle-mêle sous les costumes les plus étranges, avec les armes les plus diverses. Les Perses, les Mèdes, les Hyrcaniens, avec leurs vêtements à dessins variés, leurs cuirasses à écailles d'acier poli, leurs légers boucliers d'osier, leurs flèches de roseau et leurs courtes piques ; les Assyriens avec leurs casques de forme bizarre et leurs massues garnies de fer; les Saces armés de la hache, les Indiens vêtus d'étoffe de coton ; les Arabes portant la zéira flottante ; les Ethiopiens couverts de peaux de lions et de panthères, qui laissaient voir leur corps peint moitié blanc et moitié rouge; les Sagartiens armés d'un poignard et d'une corde terminée par deux filets ; puis tous les peuples de l'Asie Mineure, puis les Thraces, et vingt autres encore. Mardonius'partageait avec deux autres généraux le commanctement de l'infanterie. 11 n'est point étonnant que des fleuves aient été épuisés sur le passage de cette effroyable multitude, et que de vastes pays n'aient pu suffire à sa nourriture. Les hommes d'Europe, qui voyaient s'avancer ce torrent, étaient éperdus et demandaient aux dieux s'il était donc nécessaire de dépeupler une partie du monde pour saccager l'autre. On dit que les Abdéritains, ruinés par le passage de l'armée, rendirent grâce aux dieux de ce que Xérès ne faisait qu'un repas par jour ; il leur eût fallu se vendre eux-mêmes et leur ville pour fournir au second. Un de ces repas avait coûté à Thasos 400 talents, c'était le tribut d'une année de l'Asie Mineure et presque la somme qu'Athènes demanda à ses alliés pour les délivrer de la domination persane. Sur les bords du Strymon, les mages firent un sacrifice de chevaux blancs, au lieu appelé les Neufs-Voies ; près d'Amphipolis, ils enterrèrent vivants neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles. Jusqu'alors Xerxès n'était pas sorti de son empire. Un seul homme avait osé rejeter ses ordres, le roi des Bisaltes, entre le Strymon et l'Axios, qui se retira fièrement à l'approche dés Perses sur les cimes du Rhodope. Il avait
�102
CHAPITRE VII.
ordonné à ses six fils de le suivre, ils rejoignirent Xerxès; quand ils revinrent, il leur fit arracher les yeux.
Plan de résistance des Crées.
Cependant les Grecs étaient dans le même trouble que le montagnard qui entend rouler l'avalanche au-dessus de sa demeure. Au milieu d'eux il y avait des traîtres. Et ce n'est pas merveille : car, quel amour de la patrie et de la liberté, quel courage et quelle intrépidité ne fallait-il pas pour attendre de sang-froid et de pied ferme une ruine qui semblait certaine ! Au premier bruit de la marche du roi, ils avaient envoyé des espions à Sardes pour connaître ses forces. Ils furent découverts; Xerxès, au lieu de les faire mourir, commanda qu'on leur montrât tout, et les renvoya frappés d'effroi. Il avait fait lui-même partir des hérauts pour recevoir l'hommage de ceux que le bruit de ses armements aurait épouvantés. Les peuples de la Thessalie et de la Doride, les Locriens, Thèbes et tout le reste de la Béotie, à l'exception des Thespiens et des Platéens, se soumirent. Les Argiens, affaiblis par la perte récente de 6000 citoyens, élevèrent des prétentions surannées pour se ménager un prétexte de se tenir à l'écart. Les Achéens les imitèrent.Tous ceux des Grecs qui avaient conservé l'amour de la patrie s'étaient réunis à l'isthme de Corinthe et étaient convenus, avant tout, de mettre fin à leurs inimitiés : Athènes et Egine se réconcilièrent. Puis on envoya des ambassades à Gorcyre, en Crète et en Sicile, auprès de Gélon, tyran de ■Syracuse : elles eurent peu de succès. Corcyre répondit qu'elle armerait soixante vaisseaux, mais ne les envoya pas; ils avaient été^ dit-elle, après la victoire, retenus par les vents contraireyrlLa Crète 'refusa formellement toute assistance, et Gélon, qui offrit des secours considérables, y mit pour condition qu'il commanderait ou l'armée de terre ou la flotte. LesXacédëihoniens repoussèrent bien loin la pensée d'être mis sous les ordres d'un Syracusain : pour la Hotte, les Athéniens déclarèrent que si Sparte abandonnait le commande-
�SALAMINJE ET PLATÉES.
103
ment, ils le revendiqueraient, eux, cemme un droit, a II paraît, dit Gélon, que vous ne manquez pas de généraux. Retournez vers ceux qui vous envoient et dites-leurs que l'année a' perdu son printemps. » Il voulait dire que la Grèce, privée de son alliance, était comme l'année privée de sa plus belle saison. Ce qui expliquerait mieux l'inutilité de l'ambassade, c'est que Gélon était dans ce même temps fort occupé avec 300 000 Carthaginois. . Ainsi les Grecs , au lieu de s'unir dans ce grand danger, étaient divisés. QuiTonc Tes sauva? Athènes, qui résolut de vaincre ouTde mourir! « Cette opinion, dit Hérodote, pourra déplaire à beaucoup de monde; mais je ne puis la tairê7 parce que je la crois vraie. » Si les Athéniens, en effet, se fussent retirés ou soumis, nulle marine n'eût été en état de protéger les côtes du Péloponnèse qui, assiégé comme une ville,par l'immense flotte des Perses, eût succombé, malgré l'héroïsme des Spartiates. L'oracle, consulté par les Athéniens, n'avait cependant rendu que d'obscures et terribles réponses : « O infortunés ! fuyez aux extrémités de la terre ; abandonnez les demeures et les hautes collines de la cité bâtie en cercle ; car tête et corps, mains et pieds, ni rien de ce qui est au milieu ne restera; la mort arrive. Le feu et le redoutable Mars, monté sur un char syrien, ruinera vos tours ; il renversera bien d'autres forteresses, il embrasera bien d'autres sanctuaires des immortels. Les temples chancellent, de leurs murs dégoutte une froide sueur, de leur- faîte coule un sang noir. Sortez de mon sanctuaire. — Oh ! dieu! disaient les envoyés, fais-nous une réponse plus favorable, ou nous resterons ici jusqu'à la mort. » La Pythie reprit : « Pallas s'efforce en vain de fléchir le père des dieux ; cependant Jupiter consent qu'un mur de bois vous soit un inexpugnable rempart. Fuyez! tournez le dos aux cavaliers et aux fantassins innombrables ! O divine Salamine ! que tu seras funeste aux enfants de la femme! » Ce salut à chercher dans des murs de bois semblait une énigme. Les vieillards disaient qu'il fallait relever les palissades dont la citadelle avait été autrefois entourée ; d'autres, par des murailles de bois, entendaient les vaisseaux.
�104
CHAPITRE VU.
Parmi ceux-ci était Thémistocle, qui avait peut-être suggéré lui-même la réponse de la Pythie. Son avis prévalut. Gimon, le premier, monta publiquement à la citadelle pour suspendre dans le temple de Minerve un frein de cheval, en signe qu'il fallait renoncer à la terre pour ne songer qu'à la mer. La plus grande activité fut déployée de ce côté. On arma 127 trirèmes ; 53 autres se tinrent prêtes à les suivre. Le peuple lui-même s'habitua à l'idée d'abandonner ses foyers. Cependant pour l'armée de terre, deux plans avaient été successivement adoptés. A l'époque où Xerxès allait passer l'Hellespont, 10 000 Grecs avaient été envoyés au défilé de Tempé pour fermer en cet endroit l'accès de la Grèce. Plus tard, sur l'avis d'Alexandre, roi de Macédoine, on reconnut qu'il y avait dans les monts Cambuniens des passages qui rendaient inutiles la défense de celui-là. D'ailleurs, il semblait plus prudent de ne pas trop étendre les forces dont on disposait, ce qui eût été les affaiblir ; mais de les ressêrrer au contraire autour du ccêûr même du pays. On recula donc jusqu'à^un autre passage que doit inévitablement traverser quiconque veut pénétrer en Grèce par cette partie du continent. Le défilé qui, au sortir de la Trachinie, donne entrée dans la Grèce , n'a, dans sa partie étroite, que 15 mètres de large; on y trouve même, un peu en avant et un peu en arrière des Thermopyles, près d'Anthéla et des Alpènes, deux étranglements qui ont à peine la largeur nécessaire pour un chariot. Ces deux points, distants de 1600 mètres environ, sont comme les deux portes du défilé ; entre elles, l'espace s'étend, et il y a plusieurs sources chaudes, salées ou sulfureuses : de là le nom de Thermopyles, ou les Portes des eaux chaudes donné à ce passage. Les Thermopyles touchent, vers le couchant, à une montagne inaccessible qui se rattache à l'Œta ; du côté de l'Orient, le chemin est borné par la mer et des marais impraticables. La route était jadis coupée par un mur dans lequel on avait pratiqué une porte. Ce mur, très-délabré et anciennement construit, était en partie tombé en ruine ; mais on jugea utile de le relever, comme un moyen de défense de plus. On établit au village.des Alpènes les magasins de vivres.
�SALAMINE ET PLATÉES.
105
Tel est l'étroit passage que les Grecs résolurent de disputer aux Perses. Tout^près de là leur flotte trouvait une position JKHLJnoins avantageuse dans l'Àrtémision, bras de mer resserré entre la côte de Magnésie et celle de l'Eubée,
4'oiiilmt de l'Artémlslon et des Thermopyles.
Quand l'armée et la flotte eurent pris, à la fin de juin, la position qui leur était assignée, Xerxès était déjà dans la Piérie. A mesure que son armée pénétrait en Tliessalie, par un large chemin ouvert dans les forêts des monts Cambuniens, sa Hotte, qui marchait de conserve, s'avançait le long des côtes. Une avant-garde captura deux vaisseaux grecs. Le plus beau des captifs fut égorgé sur la proue de son navire, fies barbares marquaient ainsi leur route par des sacrifices humains. 271 vaisseaux grecs étaient dans l'Artémision ; à l'approche de l'ennemi, ils reculèrent jusqu'à l'Euripe. Sur la nouvelle que la mer était libre , la flotte persane s'approcha du golfe Maliaque ; mais, surprise sur cette côte sans ports par une tempête qui dura trois jours, elle perdit plus de 400 vaisseaux de guerre , avec ceux qui les montaient et une grande quantité de bâtiments de transport. Les Grecs attribuèrent ce désastre à la protection de Borée ou de Neptune, et revinrent dans l'Artémision où 15 vaisseaux persans tombèrent entre leurs mains ; mais telle était encore la supériorité de nombre de la flotte ennemie, que les généraux de Xerxès n'avaient qu'une crainte, celle que les Grecs leur échappassent. En voyant, en effet, que Neptune et les vents leur avaient laissé tant à faire, le Lacédémonien Eurybiade, qui commandait les alliés, et Adimante, le général des Corinthiens, voulurent se retirer. Thémistocle avait reçu de l'argent des Eubéens pour faire demeurer la flotte dans ces parages, jusqu'à ce que les insulaires eussent mis leurs biens à couvert ; il arrêta Eurybiade, en partageant avec lui. Cette résolution était à peine prise, qu'un transfuge vint annoncer le départ de 200 vaisseaux pour tourner l'Eubée et envelopper les Grecs. Ceux-ci se décident à prévenir l'ennemi, courent à lui, et au moment de le joindre se for-
�106
CHAPITRE VII.
ment en cercle , la proue en dehors, afin de n'être pas accablés par le nombre. A la chute du jour, ils remorquaient 30 vaisseaux prisonniers. La nuit qui suivit fut encore plus fatale aux Perses. Une nouvelle tempête les battit avec violence , et les vaisseaux qui tournaient l'Eubée, surpris en pleine mer, furent jetés sur les écueils et mis en pièces. « On eût dit qu'une divinité prenait soin d'égaliser les forces des deux adversaires. » . Dans le même temps, les Grecs avaient reçu un renfort de 53 galères d'Athènes ; ils présentèrent de nouveau le combat, les Perses le refusèrent. Pourtant une escadre de vaisseaux ciliciens qui se laissa surprendre fut détruite. Les généraux perses commencèrent à craindre que Xerxès ne leur demandât compte de ces revers répétés. Ils engagèrent toutes leurs forces dans une action générale. Les Grecs restèrent encore maîtres du champ de bataille ; mais ils avaient éprouvé des pertes considérables, et ils songeaient à la retraite. La nouvelle que le passage des Thermopyles était forcé les décida. Pendant que l'armée s'éloignait, Thémistocle parcourut avec quelques navires fins voiliers tous les endroits de la côte où les ennemis devaient descendre pour faire de l'eau, et écrivit sur les rochers l'avis suivant qui devait rendre les Ioniens suspects au roi, ou décider leur défection : « Ioniens, vous faites une mauvaise action en portant les armes contre vos pères et en aidant à asservir la Grèce. Prenez notre parti, ou, si vous ne l'osez, jetirez-vous au moins du combat, et engagez les Gariens à faire comme vous. Si cela même vous est impossible, conduisez-vous mollement dans l'action, n'oubliant pas que nous sommos vos pères et que vous êtes la première cause de cette guerre. » La ruse réussit; au milieu même de la bataille de Salamine, les Phéniciens accuseront les Ioniens de trahison. Durant ces combats sur mer, Léonidas mourait aux Thermopyles. Quand la résolution de défendre les Thermopyles avait été prise, on était au temps des jeux olympiques et des fêtes d'Apollon Garnéen qui duraient à Sparte neuf jours. Quelque pressant que fût le danger, les Grecs n'abandonnèrent pas
��SALAMINB ET PLATÉES.
107
eurs fêtes ; une petite armée, sorte d'avant-garde, fut envoyée seulement aux Thermopyles : elle comptait 300 Spartiates esamment armés, 1000 Tégéates et Mantinéens, 120 Orchoéniens, 1000 hommes du reste de l'Arcadie, 400-de Cointhe , 200 de Phlionte, 80 de Mycènes, 700 Thespiens, 400 Thébains, 1000 Phocidiens et toutes les forces des Locriens Opuntiens. Chacun de ces petits corps avait son chef mrticulier, mais ils obéissaient tous au roi de Sparte. Pendant quatre jours Xerxès se flatta que la seule vue de on armée déciderait les Grecs à se rendre. Quelques hommes u Péloponnèse en effet parlèrent de s'en retourner pour déendre l'isthme de Gorinthe ; mais ils furent arrêtés par éonidas, les Phocidiens et les Locriens. Le cinquième jour, omme les Grecs ne s'éloignaient pas, Xerxès envoya contre ux les Mèdes et les Cissiens, leur ordonnant de les lui mener vivants. U se plaça lui-même sur un trône élevé pour oir l'action et attendre les captifs. Les Mèdes attaquèrent ravement, mais ils furent repoussés après avoir perdu beauoup de monde ; d'autres leur succédèrent sans plus de succès, t Xerxès commença à comprendre qu'il avait dans son armée eaucoup d'hommes, mais peu de soldats. « Les Mèdes, trop maltraités, s'étant retirés, le corps des mmortels prit leur place ; ils ne firent pas mieux. Dans cet 'troit défilé, la supériorité du nombre ne pouvait leur servir; t ils avaient encore le désavantage des armes, leurs piques 'tant plus courtes que celles des Grecs. De temps en temps es Lacédémoniens tournaient le dos pour fuir, et les barares les poursuivaient en poussant de grands cris ; mais les recs se retournaient bientôt et en jetaient un grand nombre ur la place. Dans cette journée les Spartiates n'éprouvèrent u'une perte légère. « Les barbares croyaient qu'après un si long combat il 'y avait plus dans l'armée grecque que des blessés hors d'état ie lever leurs armes , ils tentèrent donc le jour suivant une louvelle attaque ; elle ne réussit pas mieux. Les Grecs, rangés lar ordre de peuples, prirent part tour à tour à ces divers lombats, à l'exception cependant des Phocidiens, qui, placés lur la montagne, en gardaient les sentiers.
�108
CHAPITRE VII.
et Tandis que Xerxès balançait sur le parti à prendre , un ' Mélien, nommé Éphialte, vint le trouver, et, dans l'espoir | d'une grande récompense, lui apprit qu'il existait dans la mon-. tagne un sentier conduisant sur les derrières du camp grec. g Le roi ordonna aussstôt à Hydarnès de suivre le traître avec la troupe des Immortels. Les Perses, partis du camp à l'heure où l'on allume les feux, marchèrent pendant toute la nuit, I ayant a leur droite le mont Œta, et à leur gauche les montagnes de Trachis. Au moment où l'aurore parut, ils avaient I atteint le point le plus élevé du passage. Sur ce sommet j> étaient placés les 1000 Phocidiens qui gardaient le sentier. I Pendant le temps que les Perses gravissaient la montagne, les Phocidiens n'avaient pu les apercevoir, la grande quantité de chênes qui la couvrent les dérobant à la vue. Cependant, comme l'air était tranquille, le bruit des feuilles foulées aux pieds révéla leur approche aux Phocidiens, ils prirent les armes et accoururent. Dans ce moment, les barbares paraissent, et, voyant devant eux des soldats, sont saisis d'étonnement et de crainte, car ils s'étaient flattés de ne rencontrer personne en ces lieux. Hydarnès lui-même craignait d'avoir affaire à des Lacédémoniens, mais Ephialte lui ayant dit de quelle nation était cette troupe, il disposa ses Perses au combat. Les Phocidiens, accablés de traits et de flèches, lâchèrent pied et gagnèrent le plus haut sommet de la montagne, où ils s'attendaient à périr. Les Perses, au lieu de les poursuivre, s'empressèrent de descendre l'autre revers. « En ce moment le devin' Mégistias examinait les entrailles des victimes, et prédisait aux Spartiates que la mort les attendait au lever du jour. Bientôt arrivèrent des transfuges qui annoncèrent le détour que les Perses devaient faire. Des sentinelles descendues en courant des hauteurs confirmèrent cette nouvelle : le jour paraissait alors. Les Grecs délibérèrent sur le parti à prendre : ceux-ci étaient d'avis qu'il fallait se défendre, ceux-là insistaient pour une retraite immédiate. On ne put s'accorder. Les uns se mirent en marche pour retourner dans leurs foyers, les autres se décidèrent à rester avec Léonidas. On prétend cependant que Léonidas lui-même donna aux troupes qui se retirèrent l'ordre de partir, pour les
�SALAMINE ET PLATÉES.
109
auver d'une perte certaine, mais en annonçant qu'il ne conenait ni à lui, ni aux Spartiates de déserter, sous quelque rétexte que ce fût, le poste qu'ils étaient chargés de défenre.... Les Thespiens et les Thébains seuls demeurèrent; es Thébains contre leur gré, car Léonidas les retint comme es otages, mais les Thespiens de leur propre volonté. Cependant, au lever du soleil, Xerxès, ayant fait des libaions, attendit l'heure convenue avec Ephialte pour attaquer e front le retranchement. A l'approche des Perses, les Grecs ortirent à leur rencontre et livrèrent leur dernière bataille ans une partie plus large du défilé, afin d'avoir plus d'enemis en face et d'en frapper davantage avant de mourir, "n nombre infini de barbares trouvèrent la mort dans cette ction. Indépendamment de ceux qui succombèrent sous le er des Grecs, comme il y avait derrière les rangs des chefs rmés de fouets et sans cesse occupés à pousser à grands oups les soldats en avant, beaucoup d'entre eux, ainsi ressés, tombèrent dans la mer et y furent noyés; d'autres, t en plus grand nombre encore, furent écrasés tout vints sous les pieds de la foule qui se succédait sans interption. « Quand les Lacédémoniens eurent brisé leurs piques à rcede tuer, ils continuèrent à combattre avec l'épée. Enfin éonidas tomba. Un combat furieux s'engagea sur son corps : uatre fois les Grecs repoussèrent l'ennemi. Ils gardaient ncore ce glorieux trophée, quand les barbares, sous la conuite d'Ephialte, parurent. A leur approche, les Grecs se étirèrent en arrière, dans la partie étroite du chemin. Ils reassèrent la muraille et s'arrêtèrent, à l'exception des Théains, sur une hauteur qui est à l'entrée du défilé, où l'on oit actuellement le lion de marbre élevé en l'honneur de éonidas. C'est là qu'enveloppés de toutes parts, et après être encore défendus, ceux à qui il restait des armes, avec s armes, les autres avec leurs mains et leurs dents, tous mbèrent sous la' grêle de pierres et de traits que lançaient s barbares. J> La Grèce aimait à répéter, peut-être à embellir divers indents de ce grand drame que l'imagination populaire a
�110
CHAPITRE VII.
consacrés. Avant l'attaque, Xerxès avait envoyé un cavalier perse pour reconnaître la position des Spartiates; il les trouva s'exerçant à la lutte ou peignant leur longue chevelure, aucun ne daigna même prendre garde k lui. Xerxès étonné de ce calme écrivit à Léonidas : « Si tu veux te soumettre, je te donnerai l'empire de la Grèce. » Le roi répondit : « J'aime mieux mourir pour ma patrie que de l'asservir. » Un second message du roi portait : « Rends tes armes. » Léonidas écrivit au-dessous : «Viens les prendre.» Quand l'ennemi se montra, un Grec accourut en s'écriant : « Les Perses sont près de nous ; » il répond froidement : « Dis que nous sommes près d'eux. » Avant le dernier combat, il fit prendre un léger repas à ses soldats : <c Ce soir, leur dit-il, nous souperons chez Pluton. >> Les soldats valaient le chef. Un Trachinien disait a l'un d'eux, dans son effroi : «■ L'armée persane est si nombreuse que ses traits obscurciraient le soleil. — Tant mieux, nous combattrons à l'ombre. » Un Lacédémonien était retenu au bourg d'Alpénos par une fluxion sur les yeux, on lui dit que l'ennemi approche, il prend ses armes, se fait conduire par son hilote dans la mêlée, frappe et tombe. Léonidas voulait sauver deux jeunes Spartiates; il donne à l'un une lettre, à l'autre une commission pour les éphores. <r Nous ne sommes pas ici pour porter des messages, mais pour combattre. » 29 000 Perses avaient péri, et parmi eux deux fils de Darius. Du côté des Grecs, pas un Spartiate ni un Thespien n'échappa; quelques Thébains demandèrent la vie. Xerxès fit mettre en croix le corps de Léonidas, mais la Grèce recueillit pieusement ses os. Sur le tombeau élevé plus tard aux Lacédémoniens, on lisait cette inscription héroïque que Simonide y fit graver : * Passant, va dire à Sparte-que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois. » Le poète avait dit encore : « Qu'il est glorieux le destin de ceux qui sont morts aux Thermopyles.... Leur tombe est un autel. Nous leur donnerons un immortel souvenir. Ni la rouille, ni le temps destructeur n'effaceront cette épitaphe des braves. La chambre souterraine où ils reposent renferme l'illustration de la Grèce, »
��SALAMINB ET PLATÉES.
111
Bntaflle île Snlnmlno (4SO).
La Grèce était ouverte, et par terre et par mer. Xerxès y Intra guidé par les Thessaliens, qui saisissaient l'occasion l'assouvir leur vieille haine contre la Phocide. Il soumit ce pays à une effroyable dévastation. EnJBéotie, il partagea son 1" rmèTen deux corps; l'un devait enlever les trésors de DeJhés;~ l'autre marcher sur Athènes , qu'il avait juré de déuîréT Delphes était abandonné de la plupart de ses habitntin Mais le dieu avait promis de défendre lui-même son lanctuaire. Gomme l'ennemi approchait au milieu des rues ■lencieuses, déjà frappé d'une secrète terreur, un orage sou|ain éclate, le cri de guerre retentit au fond du sanctuaire, s armes saintes s'agitent, et des cîmes du Parnasse deux chers se précipitent et écrasent les premiers rangs des enhisseurs, les autres reculent, fuient; les Delphiens les bursuivent; ils croient voir les dieux armés et ils ne s'ar^Étent qu'à la frontière de la Béotie, laissant les chemins derrière eux semés de leurs morts. Ainsi, disait la tradition, lp dieu s'était vengé lui-même. ■ Minerve fit moins pour son temple. Les Athéniens avaient espéré que toutes les forces des alliés viendraient protéger BÂtlique, mais apprenant que les Péloponnésiens refusaient de sortir de leur presqu'île et ne songeait qu'à couper l'isthme par une muraille, ils demandèrent qu'au moins la flotte s'arrêtât devant Salamine. Tous les vaisseaux grecs Opèrent l'ancre sous cette île, à l'exception de ceux des Athéns qui mouillèrent sur la côte de l'Attique. Dès qu'ils fut arrivés, on proclama que tout Athénien avisât au moyen sauver sa femme, ses enfants et ses esclaves comme il le ■irrait. Un présage avait levé les derniers scrupules : le Bpent sacré nourri dans le temple de Minerve avait disparu, fffine que la déesse elle-même abandonnait son sanctuaire. Bus aussitôt envoyèrent leurs familles à Trézène, à Égine, Hà Salamine; ceux qui pouvaient porter une pique ou remuer une rame allèrent rejoindre la flotte. ■Elle était k peiné réunie qu'un fugitif arriva d'Athènes, et
�112
CHAPITRE VII.
annonça au conseil des chefs que les Perses avaient brûlé Thespies et Platées; qu'ils avaient pénétré dans l'Attique, et s'étaient emparés de la ville. Ils n'y avaient trouvé qu'un petit nombre de vieillards et quelques citoyens qui, interprêtant mal l'oracle, s'étaient réfugiés dans la citadelle, derrière les palissades de bois, et s'y étaient défendus avec un courage désespéré; mais ils avaient enfin été surpris et massacrés; le temple d'Érecthée n'était plus qu'un monceau de cendres. A cette nouvelle, il y eut un tel trouble que plusieurs chefs, sans attendre une décision, se jetèrent dans leurs vaisseaux, firent hisser les voiles et se disposèrent à partir : ceux qui restèrent pour continuer la délibération décrétèrent que l'on ne combattrait qu'en avant de l'isthme de Gorinthe. Cependant la nuit était arrivée, et, après la délibération, chacun regagna son vaisseau. « Thémistocle était de retour sur le sien : un Athénien, Mnésiphilos, lui demanda ce que le conseil avait résolu, ei l'apprenant, lui dit : « Si les vaisseaux partent de Salamine, « vous n'aurez plus la chance d'un combat qui peut sauver <t la patrie : chacun quittera la flotte pour retourner chez] « soi; ni Eurybiade lui-même, ni qui que ce soit au monde, « ne pourra empêcher que l'armée se disperse, et la Grècei « sera perdue, faute d'un sage avis. Retournez donc, et, « s'il en est quelque moyen, essayez de rompre ce qui vient « d'être décidé; déterminez Eurybiade à demeurer où nousj <r sommes. >•• Tliémistocle alla trouver Eurybiade, et, à force de prières, obtint qu'il réunit de nouveau le conseil. Là il se garda bien de parler du motif allégué par Mnésiphilos, qui eût blessé les autres chefs, mais il représenta qu'en se retirant sur l'isthme on s'exposait à combattre dans une mer ouverte, grand désavantage pour une flotte inférieure en nombre: que, de plus, on abandonnait sans nécessité Mégare, Salamine, Égine ; enfin qu'on attirait l'ennemi sur le Péloponnèse, de sorte qu'en cas de revers , tout espoir était perdu. Alors se montra dans son jour l'aveugie et ignorante jalousie des Péloponnésiens. Le Corinthien Adimante interrompt Thémistocle et veut l'obliger à ne parler qu'à son tour :
�SALAMINE ET PLATÉES.
113
« Thémistocle, dit-il, ceux qui partent avant le signal sont battus dans les jeux. — Et ceux qui partent trop tard, réplique l'Athénien, ne gagnent pas la couronne, » Et il continue à montrer les avantages du plan qu'il propose. Mais les chefs se récrient en s'emportant. Eurybiade luimême, irrité de la confusion du débat où domine la voix de l'Athénien, vient sur lui la canne levée : « Frappe, dit Thémistocle, mais écoute. » Le calme se rétablit et la discussion recommence. Adimante s'étonne que, pour le bon plaisir des Athéniens, on s'expose à n'avoir d'autre refuge, si l'on était battu, quô l'île de Salamine. « Qu'est-il besoin d'ail« leurs, ajoute-t-il, d'écouter plus longtemps un homme sans « patrie? — NoU'e patrie? s'écrie Thémistocle, elle est ici, * sur 200 vaisseaux que nous mettons au service de la Grèce, et nous qui avons consenti, pour le salut commun, à voir nos « temples renversés et nos maisons en flammes! » Puis, se tournant vers Eurybiade : « Si vous restez ici, vous agissez * en homme de cœur ; sinon, vous perdez la Grèce ; car le « sort de la guerre est sur vos vaisseaux. Je vous en conjure ce donc, suivez mon avis; mais, sachez-le bien, si vous ne ce voulez pas vous y rendre, nous allons embarquer nos face milles et nous ferons voile vers l'Italie, où les oracles nous et promettent à Siris une longue prospérité. Quand vous et aurez perdu des alliés tels que nous, vous vous souviendrez « des paroles de Thémistocle. » Ge langage énergique et cette menace l'emportèrent. On resta à Salamine. Le jour suivant, quelques renforts arrivèrent et portèrent la flotte grecque à. 380 vaisseaux : celle des Perses en comptait encore plus de 1000, qui étaient venus se ranger dans la rade de Phalère. En même temps leur armée de terre s'approchait du Péloponnèse. Cette marche ranima les craintes de ceux qui avaient été d'avis de se retirer sur l'isthme. Des murmures et des cris s'élevèrent de nouveau, un conseil fut encore convoqué et la majorité se montra disposée à la retraite. Thémistocle prit, dans cet extrême danger, une résolution extrême. Il sortit du conseil et envoya un homme sûr au général des Perses avec cette commission : « Thémistocle, général des Athéniens, est secrètement déHIST. GR. 8
�114
CHAPITRE' VII.
voué au roi de Perse; il m'envoie vous dire que les Grecs ne se méfient de rien et que vous pouvez leur fermer les deux bouts du détroit; cernés ainsi, ils seront facilement vaincus. » Xerxès crut cet avis sincère et donna aussitôt l'ordre d'envelopper les Grecs. Thémistocle était retourné au conseil prolongeant k dessein le débat. Un homme le demande, c'est Aristide, qui venait de traverser la flotte persane pour combattre avec ses concitoyens. « Soyons toujours rivaux, lui dit l'exilé, mais rivalisons de zèle pour le salut de la patrie. Pendant que vous perdez le temps ici en de vaines paroles, les barbares vous entourent. — Je le sais, répondit Thémistocle, c'est par mon avis que cela s'exécute. » Et il introduisit Aristide dans le conseil pour y porfer cette nouvelle. Il fallait donc combattre, et sur ce champ de bataille que Thémistocle, avec l'audace du génie, prenait sur lui d'imposer k ses concitoyens. et Bientôt le jour aux blancs coursiers répandit sur le monde sa resplendissante lumière : k cet instant une clameur immense, modulée comme un cantique sacré, s'élève dans les rangs des Grecs; et l'écho des rochers de Tlle répond à ces cris par l'accent de sa voix éclatante. Trompés dans leur espoir, les barbares sont saisis d'effroi; car ce n'était pas l'annonce de la fuite cet hymne saint que chantaient les Gfecs. Pleins d'une audace intrépide, ils se précipitaient au combat. Le son de la trompette enflammait encore les courages. Le signal est donné ; soudain les rames retentissantes frappent d'un battement cadencé l'onde salée qui frémit : bientôt leur flotte apparaît tout entière à nos yeux. L'aile droite marchait la première en bel ordre ; le reste de la flotte suivait, et ces mots retentissaient au loin : « Allez, ô fils de la a Grèce, délivrez la patrie, délivrez vos enfants, vos femmes, ce et les temples des dieux de vos pères, et les tombeaux de et vos aïeux : un seul combat va décider de tous vos biens. » A ces cris, nous répondons par le cri de guerre des Perses : il n'y a plus k perdre un instant. Déjà les proues d'airain se heurtent contre les proues : un vaisseau grec a commencé le choc; il fracasse les agrès d'un vaisseau phénicien. Ennemi contre ennemi, les deux flottes s'élancent. Au premier effort,
�SALAMINE ET PLATÉES.
115
le torrent de l'armée des Perses ne recula pas. Puis entassés dans un espace resserré, nos innombrables navires ne furent les uns pour lès autres d'aucun secours. Ils s'entre-clioquent mutuellement de leur bec d'airain ; ils se brisen t les uns les autres leurs rangs de rames, tandis que la flotte grecque, par une manœuvre habile, les enveloppe, et porte de toutes parts ses coups. Nos vaisseaux sont renversés, la mer disparait sous un amas de débris flottants et de morts : les rivages, les écueils se couvrent de cadavres. Tous les navires de la flotte des barbares ramaient pour fuir en désordre :'comme des thons, comme des poissons qu'on vient de prendre au filet, à coups de tronçons de rames, de débris, de madriers, on écrase les Perses, on les met en lambeaux. Enfin la nuit montra sa sombre face et nous déroba au vainqueur. Je ne détaille point; à énumérer toutes nos pertes, dix jours ne suffiraient pas. Sache seulement que jamais en un seul jour il n'a péri une telle multitude d'hommes. « Artambarès, le chef de 10000 cavaliers, a été tué sur les rochers escarpés des Silénies. Dadacès, qui commandait 1000 hommes, frappé d'un coup de lance, est tombé de son bord. Ténagon, le plus brave des guerriers bactriens, est rësté dans cette île d'Ajax tant battue par les vagues. Lilée, Arsame, Argeste, abattus tous les trois sur les rivages de l'île chère aux colombes, se sont brisé la tête contre les rochers.... Celui qui commandait à 30 000 cavaliers montés sur des coursiers noirs, Matallos de Cryse, est mort; sa barbe rousse, épaisse, au poil hérissé, dégouttait de son sang; sorl corps s'est teint de la couleur de la pourpre. Le mage Arabos, Artame le Bactrien ne sortiront plus de l'âpre contrée Ah! la ville de Palpas est une ville inexpugnable. Athènes contient des hommes : c'est là le rempart invincible ! » Le messager qui apporte à la reine Atossa ces funèbres nouvelles n'a pas tout dit encore : et Une autre calamité à frappé les Perses.... Celte jeunesse de Perse, si brillante par son courage, si distinguée par sa noblesse, par sa fidélité au roi, a péri misérablement d'une mort sans gloire. Une île est en face de Salamine, petite, d'un accès difficile aux vaisseaux, où le dieu Pan mène souvent ses chœurs. C'est là que
�116
CHAPITRE VII.
Xerxès envoie ses guerriers. Quand la Hotte des ennemis serait en déroute, ils devaient faire main-basse sur tous les Grecs qui se réfugieraient dans l'île et recueillir ceux des leurs qu'y jetterait la mer. Il lisait mal dans l'avenir. Les dieux donnèrent la victoire à la flotte des Grecs; et, ce jour-là même, les vainqueurs, armés de toutes pièces, débarquent dans l'île, la cernent tout entière : les Perses ne savent plus par où fuir ; la main des Grecs les écrase sous une grêle de pierres; ils tombent percés par les flèches des archers ennemis. Puis les assaillants s'élancent tous ensemble d'un même bond; ils frappent, ils hachent; tous sont égorgés jusqu'au dernier. Xerxès sanglote à l'aspect de cet abîme d'infortunes, car il était assis en un lieu d'où l'armée tout entière se découvrait à sa vue : c'était une colline élevée, non loin du rivage de la mer. Il déchire ses vêtements, il pousse des cris de désespoir, et, donnant le signal, il fuit avec son armée de terre, précipitamment, en désordre. » Nous n'avons pas voulu interrompre le récit d'Eschyle pour citer quelques particularités du combat que nous trouvons ailleurs. Un vent s'élevait à une certaine heure dans le détroit; Thémistocle avait attendu qu'il soufflât pour attaquer. Au milieu des vagues soulevées, les lourds vaisseaux perses s'entre-choquaient et évitaient difficilement les coups rapides que leur portaient les navires plus légers des Grecs. A cette première cause de désordre se joignaient les défiances que les Ioniens inspiraient aux Phéniciens, la difficulté pour tant de nations de s'entendre et de suivre les mêmes ordres, enfin la disposition des lieux très-défavorables aux Perses. Dans ce détroit, en effet, ils ne pouvaient déployer toutes leurs forces, et gênaient réciproquement leurs mouvements. Les Phéniciens opposés aux Athéniens commencèrent l'attaque. Leur amiral Ariabignès, un frère de Xerxès, s'étant bravement élancé sur une galère athénienne qui venait de fondre sur son vaisseau amiral, fut percé de coups, sa mort jeta le désordre dans l'aile droite qu'il commandait. Une femme se signala, Artémise, reine de Carie. Comme sa galère était vivement pressée par un navire athénien, elle se détourna sur un vaisseau perse et le coula. L'Athénien,
�SALAMINE ET PLATÉES.
117
croyant qu'il poursuivait un ami, chercha un autre adversaire. Xerxès vit l'action d'Artémise ; il pensa que le vaisseau brisé par elle était grec, et s'écria qu'en ce jour les femmes se battaient comme des hommes, les hommes comme des femmes. Pour honorer son courage, dans la retraite, il-lui confia ses enfants, qu'elle ramena àÉphèse.
;
Batailles «le Platées et de Myoale (4SO).
Les Perses avaient perdu 200 vaisseaux, les Grecs 40, la ilotte barbare avait donc encore la supériorité du nombre. Xerxès affecta un moment le courage et l'assurance : il ordonna de joindre Salamine au continent par une chaussée et de préparer une nouvelle attaque. Mais au fond il avait perdu tout espoir, et déjà il craignait d'être coupé de l'Asie, s'il ne se hâtait d'y repasser. Mardonius, le conseiller de cette fatale expédition, voyait sa ruine dans cette défaite. Pour la conjurer il s'offrit à rester en Grèce avec 300 000 hommes qui suffiraient à en achever la conquête, <* Car les Cypriotes et les hommes de Phénicie, de Cilicie et d'Egypte, seuls, disait-il, ont été vaincus, non les Perses qui n'ont pu combattre. » Xerxès, pressé de fuir, accueillit avec joie cette proposition, et, dès qu'il eut atteint, dans sa retraite précipitée, la Thessalie, il autorisa Mardonius à choisir dans l'armée les soldats qu'il avait demandés. Pendant que le roi fuyait à travers la Macédoine et la Thrace, sa flotte, partant de Phalère au milieu de la nuit, se hâta de gagner l'Hellespont. Les Grecs, avertis trop tard, la poursuivirent jusqu'à Andros sans la joindre. Là, il se tint un conseil de guerre. Thémistocle proposa de se porter en toute hâte vers la Chersonèse, pour fermer à Xerxès et à son armée le passage en Asie. Eurybiade fit prévaloir l'avis contraire, dans l'idée que la Grèce, loin de retenir chez elle les barbares, et de les pousser au désespoir, devait plutôt leur ouvrir toutes les issues. Thémistocle se rendit; mais en secret il dépêcha un nouveau messager à Xerxès, soit pour s'attribuer le mérite de cette décision, soit pour hâter encore la fuite du roi. Xerxès mit pourtant 45 jours à traverser la Macédoine et la Thrace, laissant derrière lui
�118
CHAPITRE VII.
une longue traînée de morts, tombés sous les flèches.des habitants, ou tués parla faim, la soif et les maladies. Une tempête avait brisé les ponts; mais sa flotte l'attendait; elle le transporta à Abydos, et, pendant que le roi se dirigeait sur Sardes, elle gagna Cyme et Samos pour comprimer les idées de révolte qui fermentaient dans les cités de l'Ionie. Les Grecs, de leur'côté, levaient des contributions dans les Cyclades, pour les punir d'avoir trahi la cause commune. Ils assiégèrent Andros. « Je viens à vous, disait Thémistocle aux. habitants, avec deux divinités puissantes, la Persuasion et la Nécessité. — Nous en avons deux autres, répondirentils, qui ne quittent jamais notre île, la Pauvreté et l'Indépendance. » Us résistèrent si bien qu'il fallut les laisser. D'autres îles se rachetèrent par quelque argent donné en. secret à Thémistocle. De retour à Salamine, on partagea le butin, et des prémices réservées pour Apollon on fit une statue colossale. A l'isthme on décerna le prix de la .valeur. Chacun des chefs se donna le premier, mais la .plupart accordèrent le second à Thémistocle. Sparte, où il alla quelque temps après, montra bien l'opinion de toute la Grèce, par les honneurs inaccoutumés qu'elle lui rendit. Elle lui décerna une couronne d'olivier, lui offrit le plus beau char qui se trouvât dans la ville et le fit escorter à son retour jusqu'aux frontières de Tégée par 300 jeunes gens des premières familles. La Grèce célébrait son triomphe, et la moitié du territoire était encore occupée par l'ennemi* mais un légitime espoir remplissait tous les cœurs. Tandis que Xerxès était en Thessalie, les Lacédémoniens reçurent un oracle de Delphes, qui leur prescrivait de demander à Xerxès satisfaction pour la mort de Léonidas, et d'accepter tout ce qu'il leur donnerait en compensation. Les Spartiates firent partir un héraut qui, conduit en présence de Xerxès, lui parla en ces termes : « Roi des Mèdes, les Lacédémoniens et les Héraclides « de Sparte demandent satisfaction de la mort de leur roi, « tombé sous vos coups, lorsqu'il combattait pour la défense « de la Grèce. » Le roi, étonné de ce discours, fut quelque temps sans répondre. Enfin, comme dans ce moment Mardonius se trouvait à ses côtés, il le montra de la main au
�SALAMINE ET PLATÉES.
-
119
héraut, et lui dit : « Mardonius, que voilà, donnera aux Lacédémoniens ce qu'ils demandent. » Le héraut accepta la satisfaction offerte, et s'éloigna. C'était bien en effet Mardonius qui était la victime réservée pour le sacrifice expiatoire. Débarrassé plutôt qu'affaibli par le départ du roi et de la foule tumultueuse qui le suivait, Mardonius hiverna dans la Thessalie ; au printemps, il envoya aux Athéniens Alexandre de Macédoine pour leur proposer la paix; admirant, disait-il, leur valeur, le grand roi désirait les avoir pour alliés; il leur rendrait leur territoire, relèverait leurs temples et leur donnerait en plus telles autres terres qu'ils désireraient. Sparte, effrayée de ces offres, envoya aussitôt pour les combattre des députés qui parlèrent longtemps. Athènes fit une brève et mâle réponse : « Tant que le soleil suivra dans les cieux sa course accoutumée, les Athéniens ne contracteront pas d'alliance avec Xerxès; ils combattront contre lui, se confiant dans les dieux protecteurs, et dans ces héros de la Grèce, dont le roi a sans respect livré aux flammes les images et les temples. » Un décret ordonna aux prêtres de dévouer aux dieux infernaux quiconque entretiendrait des intelligences avec l'ennemi. H ,est triste d'avoir à ajouter qu'un parti, celui des grands, qui avait déjà commencé la longue série de ses trahisons envers la liberté, trouvait insensé ce généreux dévouement. Un d'eux va proposer de se soumettre ; d'autres, à Platées même, méditeront une défection. Sparte avait offert de nourrir pendant toute la campagne les familles des Athéniens : ils refusèrent, et demandèrent seulement que l'armée du Péloponnèse se tînt prête d'assez bonne heure pour que l'Attique ne fût pas une troisième fois sacrifiée. Elle le fut. Les Lacédémoniens, contents d'avoir rompu cette négociation, retournèrent dans leur presqu'île et ne s'occupèrent que d'achever la muraille qui en fermait l'entrée. Mardonius put donc traverser la Béotie sans obstacle et entrer dans Athènes. Le peuple s'était encore réfugié à Salamine; Mardonius lui envoya les mêmes offres. Un sé-
�120
CHAPITRE VII.
nateur qui osa proposer d'en délibérer' fut lapidé, et les Athéniennes firent subir le même sort à sa femme et à ses enfants. Pour immortaliser l'infamie, comme ils immortalisaient la gloire, une colonne de bronze fut plus tard élevée dans la citadelle, qui contint le récit de la trahison et du châtiment. Il y avait presque autant de colère contre Sparte. Des députés allèrent lui reprocher son lâche abandon. Les Spartiates, alors occupés à célébrer la fête des Hyacinthies, ne s'émurent pas davantage de ces plaintes, et les ambassadeurs étaient à la veille de leur départ qu'aucnn soldat n'était encore sorti de la ville. Mais un Tégéate remontra aux éphores que si Athènes traitait avec les Perses, il y aurait mille portes ouvertes à l'ennemi pour entrer dans le Péloponnèse. Convaincus enfin de la nécessité de tenir parole, ils firent partir la nuit même 500 hoplites, suivis chacun de 7 hilotes, et quand les députés athéniens se présentèrent aux éphores pour leur déclarer que leur indigne inaction était une rupture avec Athènes, ceux-ci.jurèrent que l'armée était en marche. Averti de mouvement par les Argiens, Mardonius quitta l'Attique où il avait tout saccagé et chercha dans les plaines de la Béotie un terrain plus favorable à sa cavalerie; il s'établit en un camp retranché sur la rive gauche de l'Asope. L'armée lacédémonienne, sous les ordres de Pausanias, traversa l'isthme, recueillant sur son passage tous les Grecs restés fidèles à la patrie. Arrivés à Eleusis, ils furent joints par les Athéniens descendus de la flotte, et se portèrent vers les rives de l'Asope au nombre de 110 000. Ils campèrent sur les collines près d'Erythrées et s'y trouvèrent en présence de l'ennemi, fort de 300 000 hommes et de 50 000 auxiliaires grecs. Plusieurs jours se passèrent en escarmouches; Mardonius, pour tirer les Grecs de la forte position où ils s'obstinaient à rester, les fit attaquer par toute sa cavalerie que commandait Masistios. Les Mégariens eurent à supporter seuls le choc. Après une brave résistance, ils firent demander du secours à, Pausanias. Le danger était tel que tous hésitaient. Un Athénien, Olympiodore, s'offre à couvrir avec 300 hommes la retraite des Mégariens. Une charge vi-
�SALAMI NE ET PLATÉES.
121
goureuse ébranle l'ennemi ; son chef tombe; un combat acharné se livre sur son corps qui reste aux Grecs. Pendant que l'armée perse marquait sa douleur par des cris lugubres dont retentissait toute la Béotie, un char promenait à travers les lignes des Grecs le corps de Masistios, et chacun quittait son rang pour voir celui qui était après Mardonius le plus estimé et des Perses et du roi. Cependant, dans la position que les Grecs occupaient, ils étaient exposés à manquer d'eau. Pausanias descendit dans la plaine de Platées, qui est arrosée par de nombreux ruisseaux, et campa avec ses Lacédémoniens près de la fontaine de Gargaphie. Quand on distribua les autres postes, une dispute violente s'éleva entre les Athéniens et les Tégéates. Ceux-ci prétendaient au commandement de l'aile gauche que les Athéniens réclamaient. Des deux côtés on rappela les exploits des aïeux : Tégée ceux du héros Echémos, Athènes sa victoire sur les Amazones. Aristide trouva de meilleures paroles. * Nous sommes ici, non pour disputer un poste, mais pour combattre. Que les Lacédémoniens décident ; en quelque lieu que nous soyons placés, notre courage en fera un poste d'honneur. » Les Spartiates se prononcèrent tout d'une voix pour Athènes. Mardonius avait fait aussi un mouvement et les deux armées étaient en présence, séparées par le lit de l'Asope. Mais dans l'un et l'autre camp, les présages menaçaient d'une défaite l'armée qui engagerait le combat. Les Grecs avaient tout intérêt à cette sorte de trêve, car ils recevaient continuellement des secours et des vivres, et dans le camp perse on espérait la mettre à profit pour corrompre quelques chefs alliés et dissoudre la ligue. Mardonius perdit le premier patience, malgré les avis et les craintes de ceux qui l'entouraient, il déclara au bout de dix jours qu'il attaquerait le lendemain. « Au-dessus des oracles, il y avait, disait-il, cette vieille loi du pays qui ordonnait de conduire tout de suite les Perses au combat. » La nuit venue, un cavalier se présenta au camp des Grecs et demanda à parler aux généraux : « Soyez sur vos gardes, eur dit-il ; Mardonius , malgré les présages, vous attaquera
�122
CHAPITRE VII.
à la pointe du jour. Recevez en bonne part l'avis que je vous donne. Forcé de suivre malgré moi l'armée des Perses, je vous apporte une preuve évidente de mon dévouement à la Grèce ; j'espère que vous ne me trahirez pas et que vous me saurez gré de m'être exposé pour vous avertir des plus grands dangers. Je suis Alexandre, roi de Macédoine, » Après avoir dit ces mots, il tourna bride en toute hâte. Dans la nuit qui suivit, Pausanias changea son ordre de bataille. Il opposa les Athéniens aux Perses dont ils connaissaient la manière de combattre , et plaça les Spartiates en face des Grecs auxiliaires. L'ennemi, averti, fit un changement semblable et les deux armées se retrouvèrent dans leur ancienne position ; Mardonius, prenant ces mouvements pour un aveu de crainte de la part des Spartiates, leur fit porter par un héraut un défi insultant. Il offrait de tout terminer par un combat singulier entre un certain nombre de Perses et de Spartiates. Pausanias ne répondit pas. Mardonius fit charger alors toute sa cavalerie qui parvint à détruire la fontaine de Gargaphie. Les Grecs tiraient de cette source toute leur eau, car les cavaliers ennemis les empêchaient d'approcher des bords de l'Asope ; et comme leurs convois de vivres qui arrivaient par les défilés du Cithéron étaient maintenant aussi interceptés, il fut résolu que l'on décamperait à la nuit pour se rapprocher de Platées. Ce moment venu, une grande partie des troupes se mit en marche, mais au lieu de s'arrêter au point qui avait été fixé, elles allèrent jusqu'au temple de Junon qui tenait à la ville même de Platées. Les Lacédémoniens et les Athéniens ne partirent qu'à la fin de la nuit. Pausanias n'avait pu décider à la retraite un brave officier lacédémonien qui regardait comme une honte de reculer. Il résulta de ce retard que les deux corps n'étaient pas encore bien éloignés lorsque les Perses s'aperçurent, au lever du soleil, que l'ennemi était en retraite. Mardonius, tout joyeux, traversa l'Asope et lança ses barbares en désordre à la suite des Lacédémoniens qui filaient par le pied de la montagne. Les Athéniens avaient pris tout droit par la plaine. Ils avaient déjà atteint et franchi les premières collines qui descendent de Platées, lorsqu'ils fti-
�SALA MINE ET PLATÉES.
123
1
rent avertis par un pressant message de Pausanias de l'attaque des Perses ; ils se portèrent aussitôt du côté des Lacédémoniens pour les secourir. Mais les Grecs, alliés de Mardonius, avaient retrouvé leurs traces et commencèrent le combat avec tant de vigueur qu'ils ne purent songer qu'à se défendre euxmêmes. Les Lacédémoniens et les Tégéates restèrent donc ' seuls avecleurs troupes légères, au nombre de 53 000 hommes, et l'on commença les sacrifices pour prendre les auspices surle combat. Les premières victimes n'ayant pas donné de présages favorables, on différa l'attaque. Ce temps d'inaction fut fatal aux Lacédémoniens, qui eurent beaucoup de soldats tués ou blessés ; car les Perses, après avoir planté en terre leurs gerrhes ou boucliers , lançaient les traits à l'abri de ce rempart, et sans aucun risque en accablaient les Lacédémoniens. Dans cette cruelle situation, Pausanias, désespéré de ne pouvoir obtenir de réponses favorables des victimes, tourna ses regards vers le temple de Junon et supplia la déesse de ne point permettre que les espérances de la Grèce fussent trompées." a II parlait encore quand les Tégéates, impatients, se levèrent, et marchèrent à l'ennemi. Un instant après, les Lacédémoniens , obtenaient enfin des présages heureux, et se mettaient également en mouvement. Les arcs des Perses étaient une faible défense contre la phalange lacédémonienne. D'abord la lutte s'engagea en avant des gerrhes , et lorsque ce rempart fut forcé, un second combat plus acharné eut lieu près du temple de Cérès ; il dura longtemps, et l'on se battit presque corps à corps, les barbares saisissant les piques des Grecs et les brisant avecleurs mains. Les Perses se montraient aussi braves que leurs adversaires , mais ils étaient sans expérience et mal armés, combattant presque nus contre des hommes couverts d'une armure complète. Ils- ne mettaient point d'ensemble dans leurs attaques , et venaient tantôt isolément, tantôt par troupes de dix, plus ou moins , et toujours en désordre, se ruer sur les Spartiates qui les taillaient facilement en pièces. « Le point où les Grecs se virent serrés de plus près fut celui où se trouvait Mardonius, monté sur un cheval blanc,
�124
CHAPITRE VII.
et entouré d'un corps de 1000 hommes choisis parmi les plus braves des Perses. Tant qu'il fut vivant, ses troupes soutinrent les efforts des Lacédémoniens ; mais quand il tomba et que ce corps d'élite eut été détruit, le reste des troupes tourna le. dos. » Les fuyards s'étaient retirés dans le camp que Mardonius avait fait construire ; les Lacédémoniens les poursuivirent jusque-là, mais, lorsqu'il fallut forcer le retranchement, leur inexpérience se montra : constamment repoussés, ils furent obligés d'attendre les Athéniens, qui avaient eu à supporter le choc des Grecs auxiliaires. De ce côté, les Thébains seuls se battirent vaillamment. Quand ils eurent été mis en fuite, les Athéniens accoururent, et, après un rude combat, jetèrent bas une partie du mur. Les Grecs se précipitèrent en foule dans cet étroit espace, où ils firent un tel carnage, que, selon Hérodote, des 300 000 hommes qu'avait conservés Mardonius, à peine 3000 survécurent, si l'on excepte 40 000 qu'Artabaze n'engagea pas, et qu'à la vue du désastre il emmena précipitamment vers la Thrace, en répandant sur sa route le bruit que Mardonius était victorieux. Les Lacédémoniens n'avaient perdu que 91 soldats, les Tégéates 16 et les Athéniens 52. Les autres Grecs n'avaient pas combattu, à l'exception des Mégariens, qui, surpris en plaine par la cavalerie thébaine, avaient été rompus et perdirent 600 hommes. Les Lacédémoniens et les Athéniens se disputaient vivement le prix de la valeur ; un Mégarien leur proposa d'y renoncer, et tous les suffrages se réunirent en faveur des Platéens qui, suivant l'usage, avaient combattu avec les Athéniens. Aristide fit passer ce décret : « Les peuples alliés formeront contre la Perse une ligue défensive qui armera 10 000 hoplites, 1000 cavaliers et 100 trirèmes. Tous les ans ils enverront des députés à Platées pour y célébrer, par de solennels sacrifices, la mémoire de ceux qui ont perdu la vie dans le combat. De cinq ans en cinq ans on y donnera des jeux qu'on appellera les fêtes de la liberté, et les Platéens, chargés de faire des sacrifices et des vœux pour le salut de la Grèce, seront regardés comme une nation inviolable et sacrée. » Un autel fut dressé sur la place publique de la ville à Jupiter libérateur,
�SALAMINE ET PLATÉES.
125
et, pour y offrir le premier sacrifice, le Platéen Euchidas courut du camp à Delphes prendre le feu du sanctuaire national, le seul temple de la Grèce centrale que la présence des Barbares n'eût pas souillé. La distance était de plus de 96 kilomètres, le même jour il le rapporta ; mais, comme on le dit du soldat de Marathon, il tomba mort en remettant aux -rêtres le feu sacré. D'immenses richesses étaient au pouvoir des vainqueurs, n dixième fut consacré aux dieux, un autre donné à Pauanias, le reste partagé entre les vainqueurs. Des monuments unèbres furent élevés aux Spartiates, aux Hilotes, aux Tééates, aux Athéniens et aux Mégariens morts dans le combat, our ceux des Grecs qui n'y avaient pas pris part, ils cherhèrent, par la suite, à en imposer à la postérité , et firent lever auprès de ces tombeaux véritables des cénotaphes omme s'ils eussent eu des guerriers tués à ce grand jour de a commune délivrance. Les Platéens furent institués gardiens e ces tombeaux. Les Thébains s'étaient battus avec acharnement pour les erses. Le onzième jour après la bataille, l'armée parut deant leurs murs, et les contraignit de livrer les auteurs de la éfection ; Pausanias les fit mettre à mort à Corinthe. Le jour même où les Grecs frappaient à Platées ce grand oup, leur armée de mer, commandée par le Spartiate Léotyhidas, s'illustrait par une éclatante victoire. La flotte staonnait à Délos, n'osant s'aventurer plus loin, malgré les rières des bannis ioniens, qui la pressaient de faire voile ers les côtes d'Asie. Des envoyés de Samos furent plus heueux, Léotychidas fit route pour cette île, et, voyant les Perses ir à son approche , il les suivit jusqu'à Mycale. Ceux qui ontaient la flotte perse descendirent à terre pour se mettre ous la protection d'une armée de 60 000 hommes que Xerxès, ncore à Sardes, tenait dans l'Ionie. Les Grecs débarquèrent leur tour. Bientôt la plus grande confusion régna parmi s Perses. Par crainte d'une trahison, ils désarmèrent les amiens et éloignèrent les Milésiens du camp, sous prétexte e leur faire garder les passages des montagnes. Au moment combat, le bruit se répandit que Mardonius venait d'être
�126
CHAPITRE VII.
vaincu en Béotie. Cette nouvelle accrut l'audace et la confiance des Grecs, le camp fut forcé, les généraux perses périrent, et avec eux presque tous les soldats. C'était la dernière armée de Xerxès. Les Athéniens, que commandait Xanthippe, père de Périclès, eurent la principale gloire de cette journée; car ils vainquirent presque seuls, les Lacédémoniens s'étant égarés en voulant tourner l'ennemi. Ainsi, non-seulement les Grecs avaient repoussé la guerre de leurs foyers, mais ils la portaient déjà chez leur ennemi. Cette dernière victoire équivalait à la conquête de la mer Egée. En moins d'un an, ils avaient battu les Perses à Salamine, à Platées, àMycale, et, d'attaqués qu'ils étaient, étaient devenus agresseurs et conquérants. Qui eût cru, quelques mois auparavant, que la grandeur de l'Asie trouverait en Grèce son tombeau? Toutes les multitudes de l'Orient ne purent prévaloir contre cette petite nation qui avait dans son camp le génie de la civilisation et le génie de la liberté. C'était aussi un monde jeune qui l'emportait sur un monde vieillissant et épuisé. Les Grecs le sentaient eux-mêmes. La divinité qu'ils invoquaient à Mycale, leur cri de ralliement, était Hébé, la Jeunesse. Le jour de la bataille de Salamine, les Grecs de la Sicile avaient été victorieux comme ceux de la mère patrie ; Gélon le Syracusain avait taillé en pièces, près d'Himère, 300 000 Carthaginois. L'heure de l'avènement et du triomphe de la race hellénique était venue partout ! Aussi quelle longue et légitime ivresse ! Cette grande épopée des guerres médiques eut son inimitable historien tfâns Hérodote, et son poète dans.Eschyle : Hérodote, qui lut des fragments de son histoire aux grands jeux de la Grèce ravie et enthousiasmée ; Eschyle, le soldat de Marathon et de Salamine, dont les vers brûlants du feu de la guerre soulevaient au théâtre d'Athènes de frénétiques applaudissements. Quels transports ne devait pas exciter chez ces âmes ardentes la vue d'Atossa cette reine si fière, qui demandait à Darius de lui donner, pour la servir, des femmes de Sparte, d'Argos et d'Athènes, et qui, maintenant que son fils Xerxès est allé chercher ces esclaves, sans nouvelles de lui et pleine d'inquiétude, interroge le chœur des vieillards perses :
\
�SALAMINE ET PLATÉES.
ATOSSA
127
: Amis, où dit-on qu'est située cette ville d'Athènes? LE CHOEUR : Bien loin vers le couchant, aux lieux où disparaît le soleil, notre puissant maître. ATOSSA : Et c'est cette ville que mon fils a voulu con quérir ? LE CHOEUR : Oui, car après elle toute la Grèce serait sujette du grand roi. ATOSSA : Ont-ils donc chez eux d'innombrables ' guerriers ? LE CHOEUR : Assez nombreux pour avoir déjà fait bien du mal aux Perses. ATOSSA : Et possèdent-ils d'abondantes richesses? LE CHOEUR : Ils ont une source d'argent, trésor que leur fournit la terre. ATOSSA : Quelles armes brillent dans leurs mains ? Est-ce l'arc et les flèches? LE CHOEUR : Non, ils combattent de près avec la lance, ils se couvrent du bouclier. ATOSSA: Quel, monarque les conduit et gouverne leur armée ? LE CHOEUR : Nul homme ne les a pour esclaves ni pour sujets. ATOSSA : Comment donc résisteraient-ils à l'attaque de nos guerriers ? LE CHOEUR : Comme ils ont fait jadis pour cette immense, cette belle armée de Darius : ils l'ont détruite. ATOSSA : Quelles terribles choses tu dis là pour les mères le ceux qui sont partis ! Et plus loin l'ombre de Darius parait, et les vieillards lui emandent comment ils devront se conduire désormais pour e bonheur du peuple des Perses : * Gardez-vous, leur répond Darius, d'attaquer jamais le ays des Grecs, votre armée fût-elle encore plus nombreuse ue celle de Xerxès, car la terre elle-même combat pour ux.... Elle tue par la faim nos armées trop nombreuses, a illeurs c'est l'Asie abattue « qui tombe lourdement sur le enou. » C'est le chœur qui s'écrie : « 0 puissant Jupiter, tu iens donc de la détruire cette armée des Perses, superbe,
�128
CHAPITRE VII.
innombrable; tu as plongé dans les ténèbres du deuil les villes de Suses et d'Ecbatane. Que de femmes, de leurs faibles mains, déchirent leurs voiles et arrosent leur sein de larmes amères!... L'Asie tout entière aujourd'hui gémit, dépeuplée! Xerxès a tout emmené, hélas! Xerxès a tout perdu, hélas! Xerxès, sur de frêles navires, a tout livré, l'imprudent ! a la merci des flots. >• Et plus loin : « Les nations de l'Asie n'obéiront plus longtemps au Perse, elles ne payeront plus le tribut imposé par un vainqueur; elles ne se prosterneront plus, le front dans la poussière, devant la majesté souveraine, car la puissance du roi a péri. » C'était aussi en effet la forme républicaine des peuples grecs qui l'emportait sur la royauté orientale. « La langue des hommes ne sera plus enchaînée, le peuple affranchi exhalera librement sa pensée; car le joug de la force est brisé. » C'était aussi en effet la liberté de l'esprit qui l'emportait sur son' asservissement. Enfin, on voyait paraître sur la scène Xerxès lui-même, humilié, abattu, poussant des cris'de désespoir, couvert de lambeaux; et, comme pour les anciens la vengeance était un fruit délicieux, les Grecs savouraient longuement ces humiliations du grand roi, que le poète montrait alternant avec le chœur ses gémissements. XERXÈS : Fonds en larmes. LE CHOEUR : Mes yeux en sont baignés. XERXÈS : Réponds âmes cris partes cris. . LE CHOEUR : Hélas I hélas ! hélas ! XERXÈS : Retourne en gémissant à ton foyer. LE CHOEUR : Hélas ! hélas ! 0 Perse ! Perse ! pousse un cri de douleur ! XERXÈS : Oui, que le cri de douleur remplisse la ville. LE CHOEUR : Poussons des sanglots ! des sanglots ! des sanglots encore. XERXÈS : Hélas ! hélas ! notre flotte ; hélas ! hélas 1 nos vaisseaux ont péri! 1 LE CHOEUR : Je t'accompagnerai avec de tristes lamentations . 1.
J'ai suivi la traduction de M. Pierron.
�SALAMINE ET PLATÉES.
129
Et le chœur se retirait en poussant des cris déchirants qu'étouffait enfin le bruit des applaudissements des Grecs, spectateurs radieux du drame qu'ils avaient joué naguère sur les flots sonores de Salamine.
H1ST. GR.
9
�QUATRIÈME PÉRIODE.
SUPRÉMATIE D'ATHÈNES (479-431). GRANDEUR DES LETTRES ET .DES ARTS.
CHAPITRE VIII.
DEPUIS LA. FIN DE L'INVASION PERSIQUE JUSQU'A LA TRÊVE DE TRENTE ANS (449-443).
Gloire d'Athènes; Thémistocle; le Pirée. — Pausanias; confédération d'Athènes et des Grecs insulaires (477). — La constitution d'Athènes est rendue plus démocratique. — Mort d'Aristide, de Pausanias et de Thémistocle. — Cimon; ses victoires près de l'Eurymédon (4S6); conquête de Thasos. — Troisième guerre de Messénie; exil de Cimon; guerre de Mégare ; ruine d'Égine. — Désastre des Athéniens en Egypte ; rappel et mort de Cimon (449). — Factions en Grèce; Athènes renonce à la prépondérance continentale (445).
doive d'Athènes; Thémistocle; le Pirée.
Si le triomphe de la Grèce était général, il y avait œpendant un peuple qui triomphait plus qu'aucun autre. Le principal honneur de la résistance à l'invasion revenait à Athènes. Seule, elle avait vaincu à Marathon; à Salamine, elle avait encore enchaîné la victoire en forçant les alliés de vaincre malgré eux. La gloire de Mycale lui appartenait presque tout entière, et elle avait partagé celle de Platées, où les Athéniens avaient déployé leur valeur ordinaire, moins imposante peut-être et moins théâtrale que celle de leurs rivaux, mais plus habile et plus sûre. Quel peuple grec pouvait citer un nom à côté de ceux de Miltiade, d'Aristide, de Thémis-
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
131
tocle, de celui-ci surtout, le plus fidèle représentant de la race grecque par ses qualités comme par ses défauts? Nous connaissons déjà cet homme extraordinaire, ce génie pratique, souple, rusé, hardi, plein de ressources, même au milieu du péril; peu scrupuleux, du reste, sur les.moyens pourvu qu'il arrivât à son but, et qui, pour réussir employa tout, même la corruption. Il n'eut pas toujours les mains pures, disent Hérodote et Plutarque. Il se laissa acheter ; mais il sut trouver les moyens de concilier la vénalité avec le patriotisme, et fit souvent servir l'argent de la corruption à la cause de la liberté. La postérité, qui n'aime point ces alliances adultères, a été pour lui, comme Athènes, sévère, mais juste; et au-dessus de son nom elle a placé celui de l'homme qui fut comme le bon génie de la cité, Aristide, que le peuple assemblé au théâtre salua du nom de juste, et qui retenait, par sa modération, et Thémistocle et les Athéniens. Thémistocle, après la guerre, proposait une résolution importante qui exigeait le secret. Tout d'une voix l'assemblée chargea Aristide d'en prendre connaissance et de décider pour elle-même. Il déclara que le projet était très-utile, mais très-injusté, et le peuple, sans plus en savoir, le rejeta : il s'agissait, dit-on, de brûler tous les vaisseaux des alliés alors réunis au port de Pagase, ce qui eût fait d'Athènes la seule puissance maritime. Aristide avait combattu à Salamine, à Platées, les Athéniens s'irritaient des continuels changements que Pausanias leur faisait faire pour les opposer aux Perses ; ce fut Aristide qui les calma : ,'« Toute place est bonne, dit-il, pour remplir fidèlement son devoir et mourir à son poste. » Après le combat, ce fut encore le Juste qui apaisa la rivalité des deux peuples. Tels s'étaient donc montrés sous leurs illustres chefs, les Athéniens : courageux, intelligents, décidés, toujours prêts à servir, en tous lieux, et de toutes façons, la cause commune. Sparte, au contraire, était restée dans l'ombre, bien que placée, du consentement de tous, au premier rang. Dans l'une et l'autre guerre, ses inconcevables lenteurs avaient laissé Athènes seule et sans secours. Pour grands hommes,
�132
CHAPITRE VIII.
elle avait donné le glorieux soldat des Thermopyles, Léonidas ; Eurybiade, qui reçut le prix du courage, mais non celui de la prudence ; enfin Pausanias, le vainqueur de Platées, qui avait peu fait pour la victoire, et qui souilla bientôt son triomphe par une ambition coupable. Cependant tel était l'ascendant du vieux renom de Lacédémone, qu'Athènes, malgré ses services, ne trouvait partout que froideur ôïï envie. C'était une parvenue dont la gloire blessait. Thémistocle ne s'était pas laissé éblouir par les honneurs dont Sparte l'avait comblé, et qui peut-être lui valurent, de la soupçonneuse démocratie qu'il servait, des défiances qui le retinrent loin des commandements dans la mémorable année de Mycale et de Platées. Il vit le danger et trouva le remède. Athènes était en ruine. De la cité de Minerve il ne restait plus que l'inexpugnable rempart dont parle le poète, de vaillantes poitrines. Thémistocle arracha au peuple une patriotique déclaration. Défense fut faite à chacun de relever sa maison, de toucher à ses propres ruines, avant que la ville eût été entourée d'une forte muraille. Le peuple entier se mit à l'œuvre ; pour matériaux on prit tout : les pierres des tombeaux, les colonnes des temples, les statues d«s héros et des dieux. Le mur en allait plus vite et semblait devoir en être plus fort. Il fallait se hâter, car déjà des émissaires d'Égine étaient accourus à Sparte pour dénoncer l'entreprise. Sparte envoya une députation à Athènes : s II ne faut pas, disait-elle, fortifier aucune ville en dehors de l'isthme de Corihthe; c'est préparer une citadelle pour les barbares, un repaire d'où ils ne sortiront plus. La vraie forteresse de la Grèce, c'est le Péloponnèse dont Sparte rendra l'entrée inexpugnable » Comme s'il n'était pas possible aux barbares de débarquer sur mille points de la presqu'île. Thémistocle s'attendait à cet hypocrite conseil ; mais le mur n'était pas encore assez haut pour braver une attaque; il fallait gagner du temps; il se fit envoyer solennellement à Sparte pour y porter la réponse d'Athènes, ne voyagea qu'à petites journées, et une ibis arrivé, ne chercha à voir ni le sénat, ni les éphores.. Ceux-ci s'en étonnaient : « J'attends, répondit-il, pour de-
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
133
mander audience, l'arrivée de mes collègues que sans doute, quelque, affaire urgente, a arrêtés. Cependant à Athènes, hommes, femmes, enfants, vieillards travaillaient. Le bruit en vint de toutes parts à Lacédémone. Thémistocle, interrogé, nia encore et conseilla aux éphores de charger quelques-uns de leurs concitoyens d'aller s'assurer par leurs propres yeux de la vérité. C'étaient des otages pour sa propre sûreté qu'il envoyait à Athènes. Il fit dire sous main qu'on les gardât jusqu'à son retour; et lorsqu'enfin il sut que la muraille était assez avancée pour mettre la cité renaissante à l'abri d'insulte, il vint dire fièrement au sénat de Lacédémone : « Les Athéniens n'avaient pas attendu vos conseils pour abandonner leur ville et monter sur leurs vaisseaux, ils n'en ont pas eu besoin davantage pour rebâtir leurs murs. Qu'on leur envoie des députés pour traiter de choses raisonnables, et ils prouveront qu'ils sont en état de comprendre ce que demande l'intérêt général de la Grèce. » Les Spartiates savaient dissimuler. Ils feignirent de prendre cette nouvelle sans colère, et regrettèrent qu'on eût si mal compris leurs intentions. Thémistocle excita une autre fois encore leur dépit. Ils voulaient exclure du conseil amphictyonique les peuples qui n'avaient pas combattu contre les Perses. Ce n'était qu'une bien faible punition pour leur lâche abandon. Mais Athènes avait intérêt à s'appuyer, contre la suprématie continentale de Sparte, sur les États secondaires, sur Argos, Thèbes et les Thessaliens. Thémistocle représenta qu'accueillir la proposition, c'était livrer le tribunal suprême de la nation hellénique à deux ou trois cités : elle fut rejetée. Mais Sparte n'oublia pas celui qui déjouait ainsi tous ses projets. Ce n'était pas tout d'avoir fortifié Athènes, il fallait lui donner un port digne de sa nouvelle puissance. Phalère était trop petit et peu sûr. A l'ouest de ce havre et à 40 stades de la ville, la côte présentait trois déchirures assez profondes pour renfermer 400 vaisseaux bien abrités. Depuis longtemps Thémistocle avait jeté les yeux sur ce point du littoral. Des travaux considérables avaient même déjà été exécutés, il les reprit et onceignit le Pirée et Munychie d'un vaste mur haut
�134
ra
CHAPITRE VIII.
de 40 coudées (18 ,50), long de 60 stades (11 kilom.), et assez large pour que deux chariots y passassent de front. Il était formé d'énormes pierres équarries et scellées avec des tenons de fer. Il restait à relier le Pirée à la ville par une autre muraille qui assurât les communications. Thémistocle en conçut le projet, Cimon et Périclès l'exécutèrent. Pour maintenir la suprématie maritime d'Athènes, il voulait que chaque année elle construisît 20 nouvelles trirèmes; et,v pour accroître le nombre de ses habitants, il engagea ses concitoyens à promettre des immunités aux étrangers, surtout aux ouvriers qui viendraient s'établir dans la ville. Ce dernier conseil, libéralement suivi, eut les plus heureuses conséquences. De toutes parts on accourut vers la cité hospitalière, et Athènes trouva dans sa population croissante les moyens d'envoyer au dehors les nombreuses colonies qui contribuèrent tant à sa puissance.
Pnusnnius: confédération d'Athènes et des Urées insulaires (499).
Après la victoire de Mycale, les vainqueurs avaient tenu conseil pour décider du sort des Ioniens. Les Spartiates déclarant qu'on ne pouvait protéger les villes assises sur le continent asiatique, voulaient que les Ioniens abandonnassent leurs cités et vinssent s'établir sur les terres des peuples grecs qui n'avaient pas combattu pour la liberté. Détruire Milet, Phocée, Smyrne, Halicarnasse, c'était rendre l'Asie à la barbarie. Mais Sparte s'en inquiétait peu. Athènes répondit que personne n'avait rien à. voir aux affaires de ses colonies, et elle laissa pour le moment les Ioniens s'accommoder comme ils pourraient avec les Perses, en attendant qu'elle ■fût assez forte pour les délivrer. Chios, Lesbos, Samos et les îles de la mer Egée furent déclarées membres du corps hellénique. La victoire de Mycale donnait aux Grecs la mer Egée, mais l'ennemi possédait encore la Thrace ; un grand nombre de Perses, même des premiers de la cour, s'y étaient établis ou y tenaient garnison. Avant tout, il fallait en débarrasser
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
135
le continent de l'Europe et les rejeter en Asie, sauf à les y suivre plus tard. La flotte fit donc voile vers l'Hellespont pour détruire les ponts de Xerxès qu'on croyait encore de^ bout. Léotychidas trouva que la mer avait fait elle-même cet ouvrage, et ramena ses vaisseaux sur les côtes du Péloponnèse. Mais Xanthippe et les Athéniens ne voulurent pas être venus jusque-là sans tenter quelque entreprise, sans recouvrer au moins la Chersonèse, qui, avant cette guerre, leur appartenait. Un Perse, Artyactès, y commandait; ses violences, ses exactions l'avaient rendu odieux .à toute la population grecque. Eléonte ne lui pardonnait pas d'avoir profané et pillé son temple du héros Protésilas. Les Athéniens l'assiégèrent dans Sestos. Ils restèrent tout l'automne devant la place. La famine en chassa enfin Artyactès qui, pris dans sa fuite, offrit 300 talents pour sauver sa vie. Livré aux Éléontins, il fut mis en croix après avoir vu tuer son fils sous ses yeux (478). En quittant ces parages, la flotte victorieuse emporta, pour les consacrer dans l'acropole, les câbles des ponts de Xerxès, ces chaînes dont il avait prétendu lier l'Océan. Ainsi, avant même qu'Athènes fût sortie de ses ruines, sa flotte rflP.qrisfTuisa.i'l son empire maritime. DèsJ/année suivante, les hardis marins reprirent la mer, Aux 30 vaisseaux d'Athènes, commandés par Aristide et Cimon, le fils de Miltiade, se joignirent 20 galères du Péloponnèse, et la flotte, sous le commandement de Pausanias, fit voile vers Cypre, chassa les Perses de la plus grande partie de l'île, puis remonta vers l'Hellespont, et prit Byzance, où Pausanias fit prisonniers plusieurs nobles Perses. Pausanias n'avait pu supporter sa fortune et sa gloire. Il ne comprenait pas que le vainqueur de Platées restât un simple roi de Sparte, étroitement surveillé et contenu par les . éphores. Ses captifs l'initiaient aux mœurs de la cour de Suses; ils lui contaient, comment vivaient les grands, leur mollesse, leurs plaisirs, leur pouvoir sur tout ce qui était au-dessous d'eux; et ce séduisant tableau, mis en regard des lois sévères de Sparte, acheva de troubler cette faible et vaniteuse intelligence. Parmi eux était un Érétrien qui, pour une
�136
CHAPITRE VIII.
trahison inutile, avait reçu de Darius quatre villes considérables de l'Eolide. Que ne donnerait donc pas le grand roi à qui lui livrerait la Grèce? De ce jour Pausanias s'abandonna aux plus vastes espérances. A l'aide de ses prisonniers qu'il laissa échapper, il entra en secrètes relations avec Xerxès : il lui demandait sa fille en mariage, promettant d'apporter pour dot la soumission de Lacédémone. Et comme s'il eût été déjà le gendre du grand roi, il quitta l'habit grec pour la robe persique, afficha un luxe asiatique dont l'or corrupteur des Perses faisait les frais, et s'entoura d'une garde de Mèdes et d'Égyptiens. Il oublia même qu'il commandait à des hommes libres, et traita les alliés avec la hauteur et l'insolence d'un satrape. Ceux-ci l'en firent souvenir. Les hommes d'Égine et du Péloponnèse retournèrent chez eux; les autres, refusant de lui obéir, se rangèrent sous le commandement d'Aristide et de Cimon. La modération de ces deux chefs avait préparé cette révolution autant que la violence de Pausanias (477). C'était en effet une révolution. Sparte eut beau rappeler Pausanias en toute hâte et lui substituer un autre amiral, les alliés persistèrent dans leur résolution. La suprématie marilime passait de Sparte à Athènes, le corps hellénique se divisait , la nation avec deux têtes. Division heureuse, parce qu'elle est suivant la nature des choses. Mais n'en sortira-t-il pas un jour une guerre terrible? Déjà à Sparte on parle de recourir aux armes pour conserver ce commandement suprême qu'Athènes elle-même avait maintes fois reconnu aux Spartiates. Mais, au même temps, le second roi Léotychidas, le vainqueur de Mycale, envoyé en Thessalie pour en chasser les Aleuades et les autres alliés de Xerxès, s'était laissé acheter à prix d'argent. Les vieillards s'effrayèrent de cette corruption qui pénétrait par toutes les voies dans la cité de Lycurgue, et un sénateur montra en citant l'exemple de Pausanias, le danger pour Sparte d'envoyer ses guerriers si loin, au milieu des barbares et des tentations de l'Asie. Sparte n'aura pas toujours cette sagesse. Aristide était pour beaucoup dans la résolution des alliés. Reprenant l'idée qu'il avait eue à Platées d'une ligue perma-
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
137
nente contre l'ennemi commun, il la fit cette l'ois accepter. D'un consentement unanime, il fut chargé de rédiger les stipulations de l'alliance et de régler les obligations des confédérés. Il fut convenu que les Grecs d'Asie et des îles formeraient .une ligue dont les intérêts seraient discutés par une assemblée générale tenue à Délos, dans le temple d'Apollon; qu'Athènes aurait la direction des opérations militaires, mais que chaque cité conserverait une complète indépendance dans son gouvernement intérieur, qu'elle n'aurait à fournir pour la cause commune que les hommes, les vaisseaux ou l'argent, suivant le tableau approuvé par la diète. Ce tableau fut dressé par l'homme qui n'était plus seulement le juste d'Athènes, mais celui de toute la Grèce. Pour en déterminer avec équité tous les chiffres, Aristide parcourut le continent et les îles, releva le produit des terres et étudia les forces et les ressources de chacun. La cotisation annuelle en argent monta à 460 talents (2 460 000 fr.), qui étaient déposés à Délos sous la protection d'Apollon. Aristide en fut élu le gardien, et il administra avec une telle probité, qu'après lui la garde de ce trésor sembla aux alliés ne pouvoir être confiée à d'autres mains qu'à celles d'un Athénien. Sa vertu fut utile à sa patrie, même après sa mort. constitution d'Athènes est rendue plus démocratique.
I.n
Thémistocle avait déplacé dans lé Pnyx la tribune aux harangues, pour que les orateurs pussent de là montrer sans cesse au peuple la mer qui s'étendait à ses pieds comme son domaine. C'était de ce côté qu'il avait tourne son attention et ses forces. Il avait réussi : Athènes avait maintenant une flotte de guerre, une flotte marchande et une population nombreuse; mais il avait donné une telle importance au Pirée , que, suivant l'expression d'Aristophane, il avait mêlé et confondu le port cl la ville. Celui-ci dominait celle-là; la foule dos marins accourue au Pnyx y assurairla prépondérance à l'élément populaire. Aristide, plus réservé, tenant plus de compte des vieilles familles et des intérêts des propriétaires
�138
CHAPITRE VIII.
fonciers, inclina cependant, à la fin de sa vie, dans le même sens, en rendant toutes les charges publiques, même celle d'archonte, accessible à tous les citoyens. C'était une nouvelle atteinte à la constitution de Solon. Mais cette constitution, qui datait de plus d'un siècle, ne pouvait rester immuable quand, autour d'elle, tout changeait. Si Solon eût vécu au temps d'Aristide, il eût fait ce que lo sage venait de faire. Pourquoi quelques champs d'oliviers dans l'Attique ou des terres en Thrace eussent-ils donné le droit de commandement sur ces 20 000 citoyens qui eux-mêmes commandaient à une partie de la Grèce et desiles? D'ailleurs une récompense était due à cette glorieuse démocratie ; elle méritait bien l'égalité dans les droits politiques, puisqu'elle avait eu l'égalité dans le dévouement et les sacrifices. Les distinctions anciennement établies entre les diverses classes furent donc effacées. Les thêtes de la quatrième purent aspirer à toutes les charges, mais aussi ils furent astreints à l'impôt dont Solon les avait libérés, Alors Athènes eut ce gouvernement démocratique qu'Hérodote ne cesse d'admirer. « C'est le plus beau nom, dit-il, car il s'appelle Yégalilé. La délibération y appartient à tous, l'action à quelques-uns, aux magistrats, et ceux-là sont responsables de leurs actes. » Ainsi, les guerres médiques avaient décidément fait d'Athènes une république démocratique. Mais Athènes avait encore des eupatrides; son commerce va lui donner de nouveaux riches ; les uns et les autres formeront une seconde noblesse qui disputera l'influence aux orateurs du peuple et contiendra longtemps cette démocratie dans les voies glorieuses où la conduiront Cimon et Périclès. Dans toute société qui vit, c'est-à-dire qni se développe, il faut un frein qui empêche le mouvement de se précipiter, comme il en faut un à l'homme pour contenir ses emportements. Ce frein, Athènes l'eut pendant quelques générations, Rome durant des siècles. La grandeur de l'une et de l'autre république fut au prix de cette lutte harmonieuse des deux factions aristocratique et populaire, la première modérant la seconde, mais ni l'une ni l'autre assez forte pour étouffer sa rivale et aller se perdre dans ses propres excès.
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES. Mort d'Aristide, de Pausauias et de Thémistocle.
139
Depuis qu'Hérodote a terminé son histoire au siège de Sesto, nous sommes sans guide, et les faits nous manquent pour remplir les derniers jours d'Aristide et de Thémistocle. Nous ne savons même avec certitude ni l'époque, ni le lieu, ni les circonstances de leur mort. Notre ignorance est grande, surtout en ce qui concerne Aristide. Ce grand citoyen était si pauvre après avoir administré longtemps les plus riches finances qu'il y eût alors, que l'État fut obligé de faire les frais de ses funérailles et de doter ses filles. Un monument public consacra sa mémoire, et ses descendants pendant plusieurs générations reçurent une pension du trésor public. Thémistocle fut moins heureux. Il eut le tort de rappeler trop souvent à ses citoyens qu'il les avait sauvés. Le temple qu'il éleva à la déesse du Bon-Conseil, et où il mit sa statue, semblait vouloir éterniser le reproche. Ses rapines lui suscitaient aussi des ennemis. Il était entré aux affaires avec 3 talents ; une partie seulement de ses biens, celle que ses amis ne purent soustraire à la confiscation et lui faire passer en Asie, rapporta au trésor 80, selon d'autres, 100 talents. Il souffrit la peine qu'il avait infligée à Aristide ; il fut condamné, par l'ostracisme, à un exil de dix ans. « Comme un platane au large feuillage, disait-il, sous lequel on cherche un abri pendant l'orage, et dont on coupe les branches dès que le beau temps revient, je vois les Athéniens courir à moi quand le danger les presse, et me chasser dès que la paix revient. » Il se retira à Argos, qui fit bon accueil à l'ennemi de Sparte (471). Sa prétendue complicité avec Pausanias le força plus tard de fuir chez les Perses. Rappelé, comme on l'a vu, à Lacédémone, Pausanias s'en était, au bout de quelque temps, échappé, et était retourné à Byzance, afin de traiter de plus près avec l'agent de Xerxès, le satrape, de Bitbynie, Artabaze. Il fut encore rappelé. Comptant sur ses trésors, il osa revenir. La vieille vertu de Sparte était en effet bien ébranlée. La vénalité, ce mal que les Perses inoculèrent à la. Grèce, et qui la tua, s'y montrait
�140
CHAPITRE VIII.
audacieusement. A son arrivée, Pausanias fut jeté en prison; il obtint, faute de preuves, ou acheta sa liberté, et n'en continua que plus audacieusement ses menées. On le surprit essayant.de soulever les hilotes pour renverser les éphores, et se saisir d'un pouvoir absolu. Mais la loi n'admettait pas contre un Spartiate le témoignage d'un esclave. Il fournit lui-même les preuves. Un de ses messagers à Artabaze remarqua qu'aucun de ceux qui avaient fait avant lui ce voyage n'était revenu; il ouvrit la lettre et il y lut la recommandation de tuer comme tous les autres le porteur du message. Celui-ci remit la lettre aux éphores. Ils lui ordonnèrent de se réfugier dans un temple, comme s'il redoutait la colère de Pausanias, qui, bientôt averti, accourut et le pressa d'accomplir sa mission. Des éphores, cachés dans le temple, avaient tout entendu; la trahison était manifeste; on se décida à le saisir. Aux signes de l'un d'eux, il comprit le sort qui le menaçait et se réfugia dans le temple de Minerve Chalciœcos. Comme on n'osait le tirer de force de cet asile sacré, on en mura la porte pour l'y laisser mourir de faim. Sa mère apporta la première pierre. Au moment où il allait rendre le dernier soupir, on l'emporta hors du temple, afin que son cadavre ne souillât pas le lieu saint (467). Pausanias avait fait quelques ouvertures à Thémistocle. L'Athénien était trop habile pour se lier avec un tel insensé. Mais des traces de ces rapports se trouvèrent dans les papiers de Pausanias, et les Spartiates se hâtèrent d'accuser, à Athènes, Thémistocle de trahison. 11 s'enfuit d'Argos à Corcyre, qui lui devait la possession de Leucade, et de là en Épire, auprès d'Admète, roi des Molosses. Il avait jadis offensé ce prince, et il redoutait sa colère. Admète était absent. A son retour, il trouva Thémistocle assis à son foyer. L'exilé tenait dans ses bras un des enfants du roi, qui suppliait pour lui. Admète oublia sa haine et refusa de livrer le fugitif. Il lui donna les moyens de passer en Asie (466). Thémistocle se rendit hardiment à la cour de Suses où Xerxès venait de mourir. Quand l'Athénien parut devant son successeur : « Je suis Thémistocle, dit-il, celui des Grecs qui t'a fait le plus de mal, mais aussi celui qui vient aujourd'hui
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
141
te faire le plus de bien. » Il invoqua le prétendu service qu'il avait rendu à Xerxès en l'engageant à fuir précipitamment, après Salamine, et demanda une année pour apprendre la langue des Perses, afin de pouvoir dévoiler ses plans sans recourir à un interprète. Artaxerxès, admirant son génie et son audace, l'accueillit avec faveur et lui donna trois villes de l'Asie Mineure : une pour le pain, l'autre pour la viande, la troisième pour le vin. Divers récits coururent sur sa mort. On dit que, pressé d'exécuter ses promesses, il s'empoisonna pour n'être pas réduit à porter les armes contre sa patrie. Cette fin ferait oublier ses fautes, et cette expiation volontaire rendrait sa gloire plus pure ; mais au récit de Diodore il convient de préférer celui de Thucydide, qui le fait mourir de maladie. Ses ossements furent, dit-on, secrètement rapportés à Athènes. On montrait, au Pirée, son tombeau, qui n'était peut-être qu'un cénotaphe. La grande guerre est finie. Les hommes de l'époque héroïque viennent de disparaître. D'autres temps commencent. Bientôt les fils des vainqueurs de Platées et des Thermopyles ne craindront pas de prendre pour une guerre fratricide les armes de leurs pères, chaudes encore du sang des barbares.
timon; ses victoires près de l'Eurymcdon (•»««; : conquête de Thasos.
Gimon était fils de Miltiade. Il n'avait^ni éloquence, ni goût des arts, ni aucun de ces talents qui donnaient à Athènes la popularité. Sa vie était peu régulière, mais on l'aimait pour son caractère franc, décidé, bienveillant. La vivacité avec laquelle il avait appuyé Thémistocle au moment de l'invasion perse, la valeur déployée par lui à Salamine, l'avaient rendu célèbre, et lorsqu'Aristide, pour maintenir l'équilibre des partis, le poussa sur la scène politique et l'opposa à l'influence trop démocratique de Thémistocle, il fut accueilli avec faveur. Il paraît avoir contribué beaucoup au décret qui bannit le vainqueur de Salamine. Plutarque l'accuse même d'avoir fait condamner à mort l'homme qui amena
�142
CHAPITRE VIII.
secrètement à Thémistocle exilé sa femme et ses enfants. Que la honte de toutes ces ingratitudes retombe donc moins sur le peuple d'Athènes que sur ses chefs qui lui représentent tour à tour, et par les mêmes raisons, la condamnation ou l'exil de ses plus grands citoyens comme nécessaire à son repos ou à sa liberté! Aujourd'hui les partis politiques se repoussent du pouvoir dans l'opposition ; à Athènes, ils se repoussent du pouvoir dans l'exil. Le défaut d'éloquence interdisait à Cimon les succès de la
t
Temple de Thésée,
place publique. Il en chercha d'autres dans le yastg_champ ouvert aux Athéniens.,. .sur la jner, et saisit l'occasion do servir à la fois la cau^e_natiqnale_de tous les Grecs et lesjntérêts particuliers de sa patrie. Eç__476, il débuta par dejjx expéditions très-populaires. Il enleva Mon en Thrace dont le commandant, le Perso Bogès, plutôt que do so rendre, mit IeTèfTTlâ ville eï périt dans les llammes avec sa femme, ses enfants, ses esclaves et ses trésors. Parla prise d'Eicra, Cimon donnait à sa patrie des terres qu'on put distribuer aux citoyens pauvres, et une importante position maritime et
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
143
militaire aux bouches du Strymon. Par la conquête de l'île de S_c_yros,_jl purgea la mer de pirates que lé conseil amphictyonique venait de mettre au ban de la Grèce, et la colonie qu'Athènes y fonda devint le premier anneau de la longue chaîne de ses établissements dans le nord de la mer Égée. A Scyros, Cimon prétendit avoir retrouvé les ossements de Thésée ; les Athéniens les reçurent au milieu des fêtes solennelles et les déposèrent dans un temple qui fut consacré comme un asile inviolable, en mémoire du héros dont la vie entière avait été vouée, disaient-ils, à la défense des malheureux1. A cette occasion eut lieu un concours de poésie, dans lequel Sophocle, encore jeune, l'emporta sur le vieil Eschyle. Ainsi Athènes poursuivait glorieusement la lutte contre les Perses et assurait la sécurité de la itier. La conscience de ces services la rendit dure vis-à-vis des alliés, qui tardaient à livrer leur contribution ou leur contingent de guerre. Deux villes furent rudement châtiées ; Garystos en Eubée et la riche Naxos furent toutes deux prises après un long siège et restèrent les sujets d'Athènes (466). Cet événement était grave : il annonçait qu'Athènes usant 'un droit légitime ne permettrait pas à une ville alliée de se étirer de la confédération ni à un membre de la ligue de se oustraire aux obligations communes en profitant de la séurité acquise aux dépens de tous. C'était justice. Les alliés ux-mêmes l'avaient compris et Athènes n'avait fait dans ette guerre qu'exécuter les ordres de la diète de Délos. La eule réclamation que les alliés fissent entendre alors c'était pi'on leur permît de remplacer par une augmentation du ribut les secours d'hommes et de vaisseaux qu'ils avaient ournis jusque-là. Cimon s'empressa d'accepter un changeent. qui, en désarmant les alliés, devait donner à Athènes
1. Ce temple, le plus anciennement achevé et le mieux conservé des monuents d'Athènes, était bâti au milieu de la ville, près de l'endroit consacré aux ::ercices gymnastiques de la jeunesse athénienne. Il ressemble beaucoup au arthénon; il est comme lui d'ordre dorique et d'une forme très-élégante, mais lus petit; mais il est loin de produire le même effet à cause du site, et n'était oint décoré des chefs-d'œuvre dont l'autre était orné. Il y avait cependant de elles peintures.
�144
CHAPITRE VIII.
une suprématie maritime sans limites, et transformer infailliblement les confédérés en sujets. Au reste ce n'était pas une royauté fainéante que celle d'Athènes. L'année même de la prise de Naxos et comme pour effacer le souvenir dé ce triste succès, Cimon arma 2Q0jjalères athéniennes; les alliés en donnèrent 100, et arec cette Hotte, il Jit voile vers la Carie et la Lycie, souleva toutes les villes grecques de ces deux provinces et chassa les Perses de celles où ils tenaient garnison. Il y avait 200 vaisseaux ennemis" aux bouches de l'Eurymédon, attendant un renfort de 80 trirèmes phéniciennes. Cimon prévient leur jonction et prend ou coule toute la flotte. Il débarque aussitôt sur le rivage voisin où campait une nombreuse armée, fait revêtir à quelques-uns de ses soldats les vêtements de ses prisonniers, surprend l'ennemi par cette ruse, le tue ou le disperse et a le temps de courir encore au-devant des 80 vaisseaux phéniciens qu'il détruit jusqu'au dernier (466). " ^Ce grand succès l'enhardit à reprendre ses projets sur la Thrace. Les Perses y occupaient une foule de postes, il les en chassa, a l'exception de Doriscos qu'il ne put prendre. Une affaire impdrfânte attira alors d'un autre côté son attention. Athènes avait bien vite reconnu l'importance de ses acquisitions aux bouches du Strymon. Là se trouvaient des terres fertiles et d'immenses forêts donnant des bois de construction, le goudron et les choses nécessaires à la marine. Par le fleuve, on pénétrait au cœur de la Macédoine et l'on pouvait nouer d'utiles relations avec les barbares ; enfin dans le voisinage étaient les célèbres mines d'or du mont Pangée. Aussi de nombreux colons y accouraient d'Athènes. En une seule fois, 10 000 hommes furent établis aux Neuf-Voies, audessus d'Eion. Les Athéniens auraient voulu surtout mettre la main sur les mines. Elles appartenaient aux habitants de Thasos. Athènes les réclama comme faisant partie du territoire qu'elle avait enlevé aux Perses, et, sur le refus des Thasiens, elle fit attaquer leur île par Cimon qui, après une victoire sur mer, assiégea leur capitale. Ce siège dura trois années. Quand les Thasiens implorèrent le secours des Spartiates qui voyaient avec une jalousie croissante l'éclatante
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
145
renommée d'Athènes et sa puissance; ils promirent leur appui; mais une affreuse calamité les empêcha de tenir parole. Un tremblement de terre, qui ébranla toute la Laconie, fit périr 20 000 personnes ; à Sparte il ne resta debout que six maisons. A la nouvelle de ce désastre, les hilotes et les Messéniens soulevés marchèrent sur Lacédémone. Le roi Archidamos avait prévu ce mouvement et réuni en toute hâte les citoyens en armes. Sa ferme attitude sauva la fortune de l'Etat sur les ruines mêmes de la ville. Les hilotes, tremblants d'avoir un jour regardé leurs maîtres en face, se dispersèrent. Les plus braves d'entre eux suivirent les Messéniens sur le mont Ithôme, où ils se retranchèrent, et une troisième guerre de Messénie commença (464). Elle dura dix années, non sans gloire pour les rebelles, car plus d'un lieu illustié jadis par Aristomène reçut une nouvelle consécration. Un jour ils défirent aux champs de Stényclaros un corps de Spartiates qui laissa 300 morts sur la place, et parmi eux cet Alimnestos qui avait tué Mardonius à Platées. Les Thasiens étaient donc abandonnés à eux-mêmes; il fallut se rendre et accepter de dures conditions : démanteler leur ville, livrer leurs vaisseaux, leurs mines d'or de ScaptôHylé, leurs possessions sur le continent, payer une forte amende et un tribut annuel (463). Durant cette guerre, les colons athéniens des Neuf-Voies, surpris par les Thraces dans une expédition à l'intérieur du pays, avaient été exterminés. Cimon reçut commission de les venger; les moyens sans doute lui manquèrent, car il ne donna pas satisfaction à l'honneur national. Le peuple en montra un si vif mécontentement, que Cimon fut accusé de s'être laissé acheter par le roi de Macédoine. Il fut acquitté selon des uns, condamné selon les autres à une amende de 50 talents.
Troisième guerre tic Mcssénie; exil de Cimon (401); guerre «le Slégurc ; ruine «l'Kginc.
Cimon ne s'était cependant pas reposé sur ses victoires du soin de sa popularité. Son patrimoine et les immenses ri~
IIIST.
Gn.
,,
10
�146
CHAPITRE VIII.
chesses qu'il avait si glorieusement conquises sur l'ennemi, semblaient moins être à lui qu'à ses concitoyens. Il les employait à orner d'arbres les places publiques, à embellir les jardins de l'Académie, à construire un des remparts de la citadelle et une partie des longs murs projetés par Thémistocle. Il fit abattre la clôture de ses jardins pour les livrer au public; chaque jour il tenait table ouverte pour les citoyens de son démo, et jamais il ne sortait sans être suivi d'un domestique, qui distribuait aux pauvres honteux de l'argent et des vêtements; tout cela par humanité, sans doute, mais aussi dans l'intérêt du parti dont il était le chef, et par désir de popularité. La popularité cependant lui échappait. Les pauvres comprenaient bien que ces largesses intéressées étaient la rançon des honneurs dont ils le comblaient par leurs votes. On se souvenait de Pisistrate distribuant aussi le produit de ses jardins au peuple, et on écoutait bien plus volontiers un nouvel orateur qui déclarait que l'Etat était assez riche pour ne pas laisser à un particulier le soin de nourrir ses pauvres. Ce nouveau venu était Périclès, le vengeur de Thémistocle, l'exécuteur de ses vastes projets, mais plus grand que lui parce qu'il se respecta toujours lui-même. Cimon, l'allié des Spartiates dans le procès de Thémistocle, l'admirateur de leurs vertus guerrières et de leur forte discipline, au point de donner à un de ses enfants le nom de Lacédémonios, oublia qu'Athènes était trop grande maintenant, pour aimer à entendre sans cesse l'éloge de sa rivale. A chaque reproche que Cimon avait à adresser à ses concitoyens, il ajoutait : « Ce n'est pas ainsi que les Spartiates se conduisent. » Comme lui, tout son parti était étroitement uni avec la ville qui représentait dans la Grèce l'élément aristocratique. Aussi, quand les Spartiates, incapables de prendre Ithôme, vinrent implorer l'assistance d'Athènes : <c II ne faut pas, dit Cimon, laisser la Grèce boiteuse, ni ôter à Athènes un utile contre-poids. » Les Athéniens furent sans doute peu touchés de cette néessité d'avoir un contre-poids. « Laissez-la ensevelie sous ■ ruines, s'écriait Éphialte, et foulez aux pieds l'orgueil
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
147
de Lacédémone. » Pourtant les sentiments d'honneur et de magnanimité l'emportèrent : Cimon fut envoyé avec une nombreuse armée devant Ithôme. Le siège ne parut pas en aller plus vite ; les Spartiates crurent à quelque trahison ; et, tout en gardant les autres alliés, ils congédièrent les Athéniens, sous prétexte qu'ils n'avaient plus besoin de leurs services. C'était un affront sanglant. Athènes y répondit par une alliance avec Argos, qui venait de profiter des embarras de Sparte pour assouvir sa haine séculaire contre Mycènes, qu'elle détruisit. Les Thessaliens entrèrent dans la même ligue, et, à quelque temps de là, Mégare, par haine de Cprinthe, admit une garnison athénienne dans ses mûrs et dans son port de Pégées sur le golfe de Corinthe. Les Athéniens occupèrent aussi l'autre port, Nisée sur le golfe Saronique, et le rattachèrent à Mégare, comme le Pirée à Athènes, par deux murs longs de 1600 mètres et dont ils eurent la garde. Ces événements étaient autant d'échecs pour l'ami de Sparte, pour celui qui ne voulait pas qu'Athènes étendit sa puissance sur le continent grec. Il irrita encore le mécontentement populaire par son opposition à une mesure qui devait compléter celle d'Aristide. Aristide avait ouvert les charges aux plus pauvres citoyens et par conséquent aussi l'aréopage ; mais, l'aristocratie, cantonnée dans ce conseil suprême, s'y défendait encore et en faisait un foyer d'opposition au gouvernement. Un ami de Périclès, Éphialte, homme en qui se retrouvaient la pauvreté et la vertu d'Aristide, proposa d'ôter à ce tribunal vénéré la plus grande partie des causes dont la connaissance lui appartenait, celles sans doute qu'il jugeait en vertu du pouvoir censorial que Solon lui avait donné. En vain Eschyle, qui était un eupatride, plaida pour l'aréopage, en faisant jouer sa tragédie des Euménides, où il montrait Minerve ellemême fondant le tribunal : la proposition passa. •• Cimon, dit Plutarque, ne put retenir son indignation de voir la dignité de l'aréopage ainsi avilie. Il fit tous ses efforts pour le remettre en possession des jugements, et rétablir le gouvernement aristocratique. » Jusqu'où ces efforts allèrent-ils ?
�148
CHAPITRE VIII.
On ne le sait. Le peuple les arrêta par l'ostracisme; Cimon fut banni (461). Eschyle, qui l'avait soutenu, s'exila lui-même l'année suivante ; il se retira en Sicile, où peut-être il était déjà allé au temps du roi Hiéron. Dans, l'épitaphe qu'il composa luimême, ce mâle et fier génie, sûr de l'immortalité de ses vers, ne parla que de ses. exploits. « Ce monument couvre Eschyle. Né Athénien, il mourut dans les plaines fécondes de Géla. Le bois tant'renommé de Marathon et le Mède à la longue chevelure diront s'il fut brave ; ils l'ont bien vu 1 » Athènes ne ratifia pas cet exil volontaire de son grand poëte. Au siècle suivant, l'orateur Lycurgue lui fit dresser une statue d'airain comme à Sophocle et à Euripide, et un décret ordonna qu'une copie de leurs oeuvres, faite aux frais de l'État, serait remise à la garde du greffier de la république et que les acteurs seraient contraints de la suivre textuellement. Le bannissement • de Cimon ne ralentit pas les efforts d'Athènes. Jamais, au contraire, elle ne déploya une activité plus grande. Nous avons encore une inscription dans laquelle la tribu d'Érechthée célèbre, avec la magnifique simplicité de ce temps, ses guerriers morts en une même année aux rivages de Cypre, de Phénicie et d'Egypte, à Haliées dans l'Argolide, devant Égine et Mégare. Athènes s'était proposé d'expulser les Perses des îles et de toutes les côtes de la Méditerranée ; elle n'oubliait pas cette mission qu'elle s'était donnée. Deux cents galères avaient été envoyées en Cypre pour en chasser ce qui y restait de troupes perses. L'Egypte, révoltée sous Inaros, appela les Athéniens ; ils coururent aux bords du Nil, et vainquirent une armée dont ils assiégèrent les débris dans Memphis. Ainsi le fatal exemple de la Grèce victorieuse encourageait les nations sujettes du grand roi à secouer leurs chaînes. Marathon et Salamine n'avaient pas seulement sauvé la Grèce, mais ébranlé l'empire ; déjà il chancelait sous les coups répétés que lui portait la main audacieuse des Athéniens (460). Durant cette expédition, une guerre éclata dans la Grèce même, Gorinthe, Egine, Epidaure se liguèrent pour punir la
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
149
défection de Mégare. Repoussés dans une descente, les Athéniens s'emparèrent cependant de Trézène, défirent la flotte alliée, qui perdit 70 galères, et assiégèrent Égine. Pour sauver cette place, les Corinthiens marchèrent sur Mégare. Il ne restait plus guère à Athènes que des enfants et des vieillards ; Myronidès en tira pourtant une armée, sans affaiblir d'un soldat le corps qui assiégeait Egine, lutta deux fois contre l'ennemi dans les gorges de l'isthme et lui infligea enfin un sanglant désastre (457). Ainsi la Grèce se déchirait de ses propres mains, et une première guerre du Péloponnèse commençait. Qui devait en porter la responsabilité ? Toutes ces cités sans doute, entre lesquelles fermentaient des haines séculaires, Égine et Athènes, Gorinthe et Mégare, Argos et Mycènes; Sparte surtout, qui donna le signal de cette lutte sacrilège, par son outrageante conduite envers les Athéniens. En ce moment même elle recevait d'Artaxerxès effrayé un agent qui venait marchander le prix d'une invasion des Péloponnésiens dans lAtlique, comme les Thasiens en avaient déjà obtenu la promesse. Mais la guerre de Messénie durait encore : on n'osa tenter une si grosse entreprise; toutefois on garda l'argent, sans doute pour un temps meilleur. Périclès averti pressa l'achèvement des longs murs. Dans" Athènes, les grands s'agitaient; une armée Spartiate, sous prétexte de secourir les Doriens contre les Phocidiens, avait pénétré en Béotie, et, oubliant le rôle de Thèbes dans l'invasion perse, elle aidait cette ville à fortifier ses murs et à faire reconnaître des Béotiens sa suprématie, afin d'élever en face d'Athènes, dans la Grèce centrale, une cité puissante et ennemie. Appelée par un secret avis des nobles d'Athènes, cette armée vint camper jusque sur les frontières de l'Attique, à Tanagra. Les Athéniens coururent à sa rencontre. Cimon était dans le voisinage, il demanda à combattre avec sa tribu. Il y avait contre son parti, sinon contre lui-même, de très-légitimes soupçons : on refusa. En s'éloignant, il laissa son armure à ses amis. Ils se réunirent auprès de ce noble trophée, et s'y firent tuer jusqu'au dernier. Le combat fut acharné ; Périclès s'y distingua par la plus
�150
CHAPITRE VIII.
brillante valeur: la trahison des Thessaliens donna la victoire aux Spartiates (456). Ils n'y gagnèrent que de trouver ouverts les passages de l'isthme. Égine n'en succomba pas moins, quelques mois après. Elle livra ses vaisseaux, détruisit ses fortifications et promit un tribut annuel. Les Athéniens avaient enfin « ôté la paille de l'œil du Pirée » (455). Avant même cet important succès, la défaite de Tanagra avait été réparée : Myronidès avait détruit une nombreuse armée de Béotiens à (Ênophyta (456); et cette victoire, donnant dans la Béotie, la Phocide et la Locride opuntienne la suprématie au parti populaire, avait assuré sur toute la Grèce centrale l'influence athénienne. L'année suivante, une flotte alla brûler Gythion, le port de Sparte, insulter Corinthe jusque dans son golfe, battre les Sicyoniens et enlever Nanpacte. La guerre de Messénie finissait alors. Les défenseurs d'Ithôme avaient obtenu de* sortir librement du Péloponnèse; Athènes les accueillit et leur donna sa récente conquête, Naupacte. C'est de là que leurs ancêtres étaient partis pour faire la conquête de la presqu'île; ils pouvaient y rêver le même avenir (455).
Désastre des Athéniens en Egypte; rappel et mort de Cimon (44©).
Ces succès rendirent moins douloureux les désastres éprouvés en Egypte, où l'armée expéditionnaire et une escadre de 50 galères envoyée à son secours avaient été détruites. Mais une tentative pour rétablir un chef Thessalien et punir la trahison de Tanagra échoua ; une expédition en Acarnanie conduite par Périclès lui-même ne réussit pas mieux (4S4). On se souvint alors du chef à qui la victoire n'avait jamais été infidèle. Cimon fut rappelé, sur la proposition même de Périclès (453). La noble conduite de Cimon et de ses amis à Tanagra avait montré qu'il ne fallait pas le comprendre dans la faction qui avait intrigué avec l'ennemi, comme à Marathon, à Platées, elle intriguait avec les Perses ; et qui venait de faire assassiner le vertueux Éphialte, sans doute pour le même crime que lui reproche Platon :
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
151
pour avoir mutilé l'aréopage et fait boire à longs traits aux Athéniens la coupe de la liberté. Plutarque, un ennemi cependant des démocrates, nous dit mieux quel fut le crime de cet ami de Périclès : « Il s'était rendu redoutable aux grands par son inflexibilité à poursuivre les concussionnaires et tous ceux qui avaient commis quelque injustice. » Les temps qui suivirent sont mal connus. La guerre languit des deux côtés ; on négocia longtemps pour la paix, et Gimon ne parvint à ménager qu'une trêve de cinq ans (452). Dès qu'elle fut conclue, il fit voile vers Cypre avec 200 galères et assiégea Gition, comptant de là passer en Egypte. Il mourut devant cette place d'une maladie ou d'une blessure (449). Ses compagnons lui firent les funérailles qu'il eût souhaitées. En rapportant ses restes a Athènes, ils tombèrent au milieu d'une grande flotte phénicienne et perse, qu'ils détruisirent ' en vue de Salamine en Cypre ; et, débarquant le même jour, ils dispersèrent une armée qui les avait attendus sur le rivage. Cette double victoire fut le dernier acte des guerres médiques. Athènes la termina glorieusement par un traité où elle s'engageait à ne plus troubler le grand roi dans ses domaines et à ne donner aucun secours aux Egyptiens. Mais, de son côté, celui-ci laissait libres les Grecs asiatiques du littoral, et reconnaissant la mer Égée pour une mer grecque, s'ôtait le droit d'envoyer un vaisseau de guerre au-delà des îles chélidoniennes, sur les côtes de Lycie et des roches Cyanées à l'entrée du Bosphore de Thrace.
factions en GJrèce ; Athènes renonce a la prépondérance . continentale (445).
Ainsi Athènes renonçait à la guerre médique ; c'est que déjà les nuages s'amoncelaient sur la Grèce. La dévorante activité de la race hellénique ne pouvait s'accommoder d'une longue paix. Bien vite on était revenu aux antiques habitudes des discordes civiles, que l'invasion avait un moment suspendues. Nous avons vu Argos profiter des embarras de Sparte pour écraser Mycènes, qui lui reprochait sa défection dans
�152
CHAPITRE VIII.
la guerre de l'indépendance, et Gorinthe menacer Mégare: Plus anciennement, à l'issue de la seconde guerre de Mess. " sénie, Sparte avait encouragé les Éléens à chasser les habitants de la Pisatide ; et ils s'étaient si bien acquittés de celte*' mission, que Pausanias ne savait où chercher les ruines de Pise. Il n'y avait pas seulement guerre de ville à ville : les siècles passés avaient légué à chaque cité deux factions entre lesquelles n'avait pu s'élever, pour leur imposer la paix, cette classe intermédiaire qui naît de l'industrie et du commerce. * Sauf Athènes et Gorinthe, les États grecs étaient tous agricoles, tous aussi pleins de mépris pour l'industrie, qu'ils laissaient aux esclaves. De là ces déchirements intérieurs, ces constitutions si souvent renversées et une moitié ;du peuple bannissant l'autre. Chaque ville avait ses proscrits toujours *■ rôdant autour des murs, et en tel ^nombre que nous allons les voir former des armées. Les Delphiens, alliés de Lacédémone, avaient l'intendance du temple d'Apollon; les Phocidiens, alliés d'Athènes, la leur enlevèrent. Une armée Spartiate la rendit aux premiers ; une armée athénienne conduite par Périclès la reprit pour les seconds (448). Ces promenades militaires des deux peuples dominateurs à travers la Béotie avivèrent les haines des partis. Les exilés béotiens de la faction aristocratique se réunirent en corps d'armée et surprirent plusieurs villes. L'Athénien Tolmidès, méprisant leur faiblesse, courut à eux avec une petite troupe, malgré les avis de Périclès ; il fut battu et tué à Coronée (447). Cette défaite rendit l'influence dans toutes les villes à la faction aristocratique ; la Béotie fut perdue pour Athènes. Le mouvement gagna l'Eubée où les Histiéens, ayant pris une galère athénienne, en massacrèrent tout l'équipage. Athènes fit cette fois un vigoureux effort. Périclès conduisit lui-même 5000 hoplites dans l'île. Tout céda ; la répression fut sévère, pourtant il n'y eut pas d'exécution sanglante : quelques riches de Chalcis, les Hippobotes, furent chassé.s, et il déposséda les Histiéens de leur ville et de leurs terres qui furent données aux pauvres d'Athènes. Mais Mégare aussi avait égorgé sa garnison athénienne; et une armée Spartiate, profitant de cette révolte qui lui ou-
�SUPRÉMATIE D'ATHÈNES.
153
vrait enfin les passages de l'isthme, vint ravager le territoire d'Eleusis (445). Elle était commandée par le jeune roi Plistonax', que les Ephores avaient placé sous la direction de Gléandride. Périclès acheta celui-ci, qui ramena les troupes sans avoir combattu. Accusé de trahison, il fut contraint de fuir. Plistonax, condamné aune lourde amende, se réfugia en Arcadie. En rendant ses comptes au peuple , Périclès porta une somme de dix talents sous le titre de « dépenses nécessaires. » Le peuple comprit, et ratifia. Cette dépense resta portée au budget annuel d'Athènes. Le soupçonneux peuple en abandonna les yeux fermés l'emploi à Périclès, qui les envoyait à Sparte pour y acheter les voix à vendre. C'étaient ses frais de police secrète. Cependant cette guerre finit mal. Par le traité de 445, qui établit une trêve de 30 ans entre Sparte et Athènes , celle-ci abandonna les deux ports de Mégare, qu'elle ne pouvait plus garder depuis le soulèvement de cette ville, Trézène et les ports qu'elle occupait dans l'Achaïe sur le golfe de Corinthe. Ce traité fut-il une concession arrachée par la faction aristocratique ? On le croirait, en voyant son chef, Thucydide, banni l'année suivante par l'ostracisme et se réfugiant à Sparte ; à moins qu'on ne préfère y trouver un acte de haute prudence de Périclès, qui, depuis la chute de l'influence athénienne en Béotie, aurait compris qu'il n'était pas bon pour Athènes de chercher des agrandissements dans la Grèce continentale , où ses flottes ne lui servaient de rien et où elle rencontrait Sparte. Cette vue était juste et sage. D'ailleurs Athènes conservait Egine et l'Eubée, celle-ci qui devait la nourrir, celle-là qui devait lui servir de poste avancé contre le Péloponnèse. Ces concessions toutefois coûtèrent à son orgueil. Elle en garda un long et légitime ressentiment contre Mégare, cause première de cette guerre, cause aussi, par l'odieuse trahison dont elle avait payé les services d'Athènes, du traité qui marquait le point d'arrêt et peut-être le Commencement de la décadence de l'empire athénien.
�154
CHAPITRE IX.
CHAPITRE IX.
PUISSANCE D'ATHÈNES APRÈS LES GUEUUES MÉDIQUES; ÉTAT DES LETTRES ET DES ARTS
Périclès. — L'empire athénien; les alliés et les colonies. — Éclat des lettres et des arts.
Périclès.
Périclès naquit en 494 avant J.-G. ; son père était Xanthippe, qui avait vaincu les Perses à Mycale. La nature lui avait accordé tous les dons de l'intelligence, et il eut encore les maîtres les plus illustres qui lui apprirent, avec toute la science de ce temps, l'art difficile de se gouverner soi-même. Jamais, en effet, on ne le vit agir par mouvements soudains, mais avec calme et prudence. Tout était pour lui sujet de réflexion. Il ne monta pas une fois à la tribune, dit Plutarquej sans prier les dieux de ne laisser échapper de sa bouche aucune parole qui ne fût utile à la question qu'il allai t traiter. » Il ne se prodiguait pas ; « comme la galère salamimnc1 que l'on gardait à Athènes pour les grandes solennités, » il ne paraissait en public que dans les grandes solennités. Mais alors il déployait une éloquence que l'on comparait à la foudre et aux éclairs, qui éblouissent et qui frappent. A ce grand art de la parole, il joignait beaucoup d'adresse et de vigueur dans la discussion. « Quand je l'ai terrassé et que
1. Galère à trente rames qui allait tous les ans porter à Délos les offrandes d'Athènes. Elle avait, disait-on, servi à Thésée, et comme on la réparait sans cesse, on la faisait durer toujours. Athènes la conserva ainsi plus de mille ans.
�PÉRICLÈS.
155
je le tiens sous moi, disait un de ses adversaires, il s'écrie qu'il n'est point vaincu et le persuade à tous. » La grâce se retrouvait aussi dans sa mâle éloquence: « Notre jeunesse a péri dans le combat, disait-il unjour, l'année a perdu son printemps. » Sa vie privée était simple, modeste, frugale ; son âme toujours égale, inaccessible à l'ivresse du succès, comme au ressentiment de l'outrage. Un de ses ennemis, homme bas et vil, s'attacha tout un jour à ses pas sur la place publique en l'injuriant, et le poursuivit encore de ses insultes quand il rentra chez lui. Périclès ne se retourna même pas; mais arrivé à sa demeure, il appela un esclave et lui ordonna de prendre un flambeau et de reconduire cet homme. Point de bruyants plaisirs; il refusait toute invitation à des festins ou à dès fêtes. Jamais on ne le voyait hors de sa maison, si ce n'était pour aller au conseil ou à la place publique. Afin de n'être point détourné des affaires de l'Etat par le soin de sa fortune particulière, et peut-être aussi pour que sa frugalité fût connue, il faisait vendre chaque année et à la fois tous les produits de ses terres; et chaque jour il envoyait acheter au marché ce qu'il fallait pour l'entretien de sa maison, où régnait une économie sévère. Non qu'il fût d'humeur triste et farouche; à ses loisirs il recevait quelques amis et se reposait de ses travaux en causant d'art avec Phidias, de littérature avec Euripide et Sophocle, de philosophie avec Protagoras, Anaxagore ou Socrate. Le peuple d'Athènes avait donc trouvé un chef qu'il pût estimer et ne pas craindre. Aussi lui accorda-t-il une confiance sans bornes. Jamais homme n'eut dans Athènes un pareil pouvoir ; et, ce qui est à l'honneur du peuple et de son chef, jamais pouvoir ne fut acquis et conservé par des voies plus pures. Périclès, sans titre particulier, sans commandement spécial ', et « par la seule autorité de son génie et de ses vertus, » fut aussi maître dans Athènes et plus noblement qu'Auguste dans Rome.
1. Périclès fut bien élu chaque année stratège, mais c'est un titre qu'il partageait toujours avec nouf collègues. Il ne fut jamais archonte.
�156
CHAPITRE IX.
Il faut eu effet se bien représenter les Athéniens de ce temps non comme la plèbe ignoble de Rome, qui livra la liberté aux Césars pour des congiaires, mais comme une aristocratie élevée par ses goûts, son élégance, sa culture intellectuelle et l'habitude du commandement, au-dessus de la condition ordinaire des autres peuples1. Le peuple à Athènes, c'étaient les esclaves, les étrangers, les métèques, cette foule enfin de plus de 100 000 âmes qui encombrait la ville et le Pirée; l'aristocratie, c'étaient les 15 000 citoyens qui seuls jugeaient, faisaient les lois, nommaient aux charges que seuls ils remplissaient, et qui décidaient du sort de la moitié de la Grèce.
L'empire athénien: les alliés et les colonies.
Si nous en croyons le poëte comique Aristophane, Athènes aurait commandé à mille cités. Ces villes étaient de trois sortes : 1° les villes sujettes; 2° les villes alliées; 3° les colonies. Les conquêtes de Cimon et de Périclès avaient donné à Athènes Egine etl'EuljÊe, les deux ..boulevards de PAttique, Tliasos qui commande la cûte de Thrace, Naxos, à mi-chemin do l'Asie, Eion, la clé de la Macédoine, enfin une foule do points au nord de la mer Egée et dans la Chersonèse. Les Messéniens occupaient pour, elle Naupacte, qui cdminàndait l'entrée du golfe de Corinthe. Trois conditions avaient^ été imposées aux sujets : démanteler leurs villes, ou au moins les fortifications des ports, livrer leurs vaisseaux de guerre, payer un tribut.
1. « Quels hommes, en général, que les AthéniensI et quelle ville qu'Athènes! quelles lois! quelle police! quelle valeur! quelle discipline! quelle perfection dans toutes les sciences et dans tous les arts! Mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et dans le langage! Théophraste, ce parleur agréable, cet homme qui s'exprimait divinement, fut reconnu étranger, et appelé de ce nom par une simple femme de qui il achetait des herbes au marché, et qui reconnut, par je ne sais quoi d'attique qui lui manquait, et que les Romains ont depuis appelé urbanité, qu'il n'était pas Athénien ; et Cicéron rapporte que ce grand personnage demeura étonné de voir qu'ayant vieilli dans Athènes, possédant si parfaitement le langage attique, et en ayant acquis l'accent par une habitude de tant d'années, il ne s'était pu donner ce que le simple peuple avait naturellement et sans nulle peine. » La Bruyère, Discours sur Théophrttslè ■ ■
�PÉRICLÈS.
157
La confédération dont Aristide avait arrêté les bases, s'était peu h peu changée pour Athènes en suzeraineté, pour les alliés en dépendance. Ce changement était dans la nature des choses. Il était inévitable que la confédération se briserait ou serait remplacée par un empire athénien. Dujour_où ils avaient accepté l'offre de Gimon, de donner leurs vaisseaux et de l'argent au lieu de soldats, les alliés avaient laissé toutes les forces de la ligue se concentrer dans Athènes, toute l'habileté, tout l'orgueil militaire devenir le s.eul partage des Athéniens. Pendant qu'ils labouraient et trafiquaient, Athènes portait sur tous les rivages son pavillon victorieux. En vain eussent-ils voulu rompre une alliance qui, pour le moment, paraissait sans but; Athènes avait le droit de leur rappeler l'honorable fondement de son empire, et le serment des confédérés, et les sacrifices et les boules de fer solennellement jetées à la mer en signe que l'alliance devait être perpétuelle. Elle pouvait, bien plus, leur montrer du doigt les flottes phéniciennes prêtes à sortir de leurs ports, pour peu qu'elle retirât ses escadres et cessât de faire la police des mers. Us acceptaient donc cette domination nécessaire, sous laquelle au moins leur commerce prospérait. A l'époque où nous sommes, c'était de la reconnaissance, non de la haine, qu'ils avaient pour la glorieuse cité. Lemnos lui faisait hommage d'une statue de bronze de Minerve, la Lemnienncj le premier ouvrage sur lequel Phidias ait inscrit son nom, et, au témoignage de Pausanias et de Lucien, la plus belle de toutes ses statues de déesses. Bien plus, ce fut la ville qui tenait le second rang dans la confédération, ce fut Samos qui demanda que le trésor commun déposé à Délos fut transporté à Athènes pour y être hors de l'atteinte des Péloponnésiens (460). La contribution en argent fut augmentée : de 460 talents on la porta à 600. Mais cette augmentation fut probablement due à l'introduction de nouveaux..membres dans la commune alliance. Aussi ne voit-on s'élever sur ce point aucune réclamation. Les alliés conservaient leurs lois, leur constitution intérieure. Ce ne fut que durant la guerre du Péloponnèse qu'il devint de principe à Athènes de combattre partout l'aristo-
�158
CHAPITRE IX.
cratie, que partout Lacédémone relevait. Ils conservaient aussi le droit de guerre -privée ; et Athènes continua si bien de les regarder comme de véritables États, que Périclès leur faisait adresser des ambassadeurs. Athènes eut le tort de laisser tomber en désuétude l'assemblée des députés de tous les États confédérés qui se réunissaient à Délos. Elle aurait dû conserver à ses alliés cette participation peu gênante pour elle-même à la discussion des intérêts de la ligue. L'idée de maîtres et de sujets, qui poussa quelques-uns à la révolte et les autres à la violence, ne se serait pas enracinée dans les esprits. Une première protestation contre la domination athénienne fut la révolte de Samos, en 440. Les Athéniens avaient dans cette île une faible garnison : les Samiens la livrèrent aux Perses ; et avant que le bruit de leur audacieux coup de main se fût répandu, ils enlevèrent leurs otages déposés à Lemnos. Byzance s'associa à ce mouvement ; ils tentèrent même d'entraîner le Péloponnèse à une guerre générale contre Athènes. A la nouvelle de cette révolution, les Athéniens nommèrent pour la réprimer dix généraux, au nombre desquels furent Sophocle, le poète tragique, et Périclès. Ils avaient sous leurs ordres 60 vaisseaux; une partie alla surveiller la flotte phénicienne, que les grands de Samos n'hésitèrent pas à appeler; les 42 autres battirent les 70 galères de Samos, et une armée assiégea la capitale. Les Samiens se défendirent neuf mois entiers, malgré la famine et les machines nouvelles dont Périclès battait leurs murailles. Cette guerre fut poussée avec tant de fureur que, de part et d'autre, les prisonniers étaient marqués d'un fer chaud. Il fallut pourtant se rendre, car aucun secours n'arrivait ni de l'Asie ni du Péloponnèse. Les Samiens durent renverser leurs fortifications, livrer Jeurs vaisseaux et payer les frais du siège. La soumission de Byzance suivit de près. Les Athéniens avaient peut-être alors huit à dix millions de tributaires ou de sujets; et pour porter cet empire, ils étaient quatorze ou quinze mille citoyens. Périclès comprit que cette domination devait être surtout une force d'opinion :
�PÉRICLÈS.
159
il voulut qu'on crût à la puissance d'Athènes. Pour répandre cette croyance, il promena ses flottes sur les mers, en grand appareil, et quand elle eut une injure à venger, il frappa soudainement, avec une irrésistible vigueur, comme on vient de voir qu'il fit dans la guerre de Samos. Mais il voulut aussi donner à cette puissance de solides appuis, en fondant de nombreuses colonies qui fussent pour Athènes des places de commerce, des ports de relâche ouverts à ses vaisseaux, et surtout des garnisons gardant les pays où elle les établissait. LJEubée avait déjà reçu 4000 colons; 2000 citoyens allèrent encore y fonder la ville d'Orée, qui commanda la navigation des golfes Maliaque et Pagaséen. D'autres étaient à Chalcis, la porte de l'Eubée. L'île qui devait être, à défaut des blés de la Tauride, le grenier de l'Attique, était ainsi tenue par deux côtés. 500 furent envoyés à Naxos et 250 à Andros, pour dominer les Gyclades. D'autres fondèrent, entre deux bras du Strymon, Amphipolis, destinée par sa position à une prospérité brillante. Athènes possédait la Ghersonèse de Thrace. Périclès y envoya 1000 colons; et, pour mettre cette presqu'île à l'abri des incursions des barbares, il releva le mur garni de forts de distance en distance, que l'ancien Miltiade avait construit sur l'isthme. On a vu qu'il avait mis aussi la main sur Bysance, après la réduction de Samos. Il forma des établissements au fond même de l'Euxin, à Sinope, à Amisos et en Italie, où des Athéniens mêlés à d'autres Grecs allèrent bâtir Thurium. Hérodote et l'orateur Lysias furent au nombre des fondateurs de cette ville. Malgré les dépenses de Périclès pour l'embellissement de la ville, que quelques-uns taxaient de folie, il garda en réserve, pour les cas imprévus, près de 10 000 talents1 dans le trésor; il tint les arsenaux remplis, et eut toujours 300 galères prêtes à combattre, ce qui empêchait toute révolte des alliés, mais obligeait aussi les Perses a ne rien tenter contre l'indépendance des cités grecques.
1. Un talent vaut 5216 francs. Dix mille talents valent donc 5 216000 francs.
�ICO ■
CHAPITRE IX. Kclni des lettres et des arts.
Mais la force de ce peuple était moins dans ses vaisseaux que dans le génie de ses grands hommes, dans les chefsd'œuvre qui sortaient de leurs mains : temples, poëmes, statues, doctrines, et dans le concours à Athènes de tous les esprits supérieurs qui honoraient alors le peuple hellénique. De toutes parts on accourait dans la cité de Minerve, comme vers la capitale de l'intelligence. On voulait assister à ces fêtes, où les plaisirs les plus relevés de l'esprit se trouvaient associés aux plus imposants spectacles des pompes religieuses, de l'art le plus parfait et de la plus riante nature. Ces fêtes n'étaient point, en effet, comme celles de la plèbe de Rome, les jeux sanglants de l'amphithéâtre, des spectacles de mort, du sang et des cadavres; mais des hymnes pieux, des chants patriotiques, et, au théâtre, la représentation de quelque incident de l'histoire des dieux ou de la vie des anciens héros. Aussi cette époque, si légitimement appelée siècle de Périclès, vit-elle à Athènes un des plus vifs éclairs de civilisation qui aient brillé sur le monde. Quel temps que celui où pouvaient se rencontrer, dans la même cité, à côté de Périclès, deux des plus grands poètes tragiques de tous les âges : Sophocle et Euripide1; un puissant orateur, Lysias*; un conteur inimitable, Hérodote3; l'astronome Méton4; et'Hip1. En 469, Sophocle remporta pour la première fois le prix de la tragédie; la première tragédie d'Euripide est de l'année 452. Tous deux moururent vers la fin de la guerre du Péloponnèse. Des cent vingt-trois pièces que les anciens attribuaient à Sophocle, sept seulement nous sont parvenues en entier. Les Athéniens l'appelaient VAbeilte attique. Nous avons dix-nuit tragédies complètes d'Euripide. Eschyle leur est antérieur, puisqu'il avait combattu à Marathon, et qu'il abandonna Athènes en 460 ; il avait écrit au moins soixante-dix pièces. On n'en a conservé que sept, d'une lecture quelquefois difficile, mais où l'on sent toujours une grande âme, un cœur de poète, d'homme et de citoyen. 2. Lysias, né en 459, est un des plus célèbres orateurs d'Athènes. Il nous reste de lui trente-deux discours. 3. Hérodote, né en ^84 à Halicarnasse, dans le petit royaume d'Artémise, reine de Carie, a raconté la plus grande partie de l'histoire des guerres médiques. Les Grecs ont donné à ses neuf livres d'histoire les noms des neuf Muses. Il n'y a pas, en effet, de plus intéressante lecture. Il avait visité l'Egypte, la Libye, la Phénicie, la Babylonie, et peut-être la Perse, en étudiant curieusement les mœurs et les coutumes de ces peuples, et en interrogeant tous ceux qui pouvaient l'éclairer sur la religion et l'histoire de ces pays. •4. L'astronome Méton, pour faire concorder l'année lunaire avec l'année solaire, établit à Athènes, vers l'an 432, un cycle solaire de 19 ans, qu'on nomme le nombre d'or. Phidias naquit en 498 et mourut probablement en 431.
�PÉRICLÈS.
1
161
pocrate, le père de la médecine ; Aristophane, le premier des poètes comiques de l'antiquité2; Phidias, le plus illustre de ses artistes, et Apollodore, Zeuxis, Polygnote et Parrha;ùos, ses peintres les plus célèbres; enfin, deux philosophes immortels, Anaxagore3 et Socrate. Si l'on songe que cette même cité venait déjà de perdre Eschyle, et qu'elle allait avoir Thucydide, Xénophon, Platon et Aristote, on ne s'étonnera plus que sous de tels maîtres Athènes soit devenue ce que Thucydide l'appelle : « l'institutrice de la Grèce; » ajoutons : et du monde. Pour embellir Athènes de splendides monuments, Périclès ne se fit point scrupule d'employer l'argent du trésor des alliés. Ce n'était point d'une'moralFTrës-sévère; mais7disanvil, du moment qu'Athènes remplit ses engagements, en faisant la police des mers et en exerçant une protection efficace, nul n'a de compte à lui demander. Il investit de la suprême direction de ces travaux Phidias (498-431), dont la main habile réalisa, pour les statues des dieux, la beauté suprême et la majesté souveraine que sa pensée leur donnait. Un de ces hommes qui croient que l'art est la copie servile de la nature lui demanda un jour où donc il avait pris la divine figure de son Jupiter Olympien, s Dans Homère, » répondit-il ; et il récita ces trois vers : « Ayant dit, le fils de Saturne fit, de ses noirs sourcils, le signe du commandement ; les cheveux du monarque, parfumés d'ambroisie, s'agitent sur la tête immortelle, et il a fait trembler le vaste Olympe. » Ses œuvres principales furent cette statue colossale de Jupiter à Olympie, dont j'ai déjà parlé, plusieurs statues de Minerve, et une partie des
1. Il nous reste, sous le nom d'Hippocrate de Cos (460-3S0), bien des ouvrages. Les plus authentiques et les plus estimés sont ses AphoTismes, et son Traité des airs, des eaux et des lieux. 2. La première comédie d'Aristophane fut représentée en 427,.la dernière en 390. . 3. Anaxagore, né à Clazomène vers 500, se fixa de bonne heure à Athènes, où il enseigna le premier, dans la Grèce, l'idée d'un esprit pur, d'un Dieu distinct du monde : aussi fut-il condamné à l'exil par les Athéniens pour avoir attaqué la religion nationale, en voulant remplacer toutes les divinités qu'ils adoraient par un dieu unique, intelligence suprême. — Le peintre Apollodore était célèbre par la magie de son coloris. Il fut le maître de Zeuxis (475-400), qui fut luimême le rival de Parrhasjos; Polygnote, de Thasos, leur est un peu postérieur.
HIST. GH.
11
�162
CHAPITRE IX.
sculptures qui ornaient les dehors "du Parthénon. Les plus belles de celles-ci qui nous restent représentent le fleuve Uissus et Thésée. Gomme Alexandre, Phidias avait sous lui des lieutenants dignes de commander en chef : Ictinos et Gallicratès, qui
Le Parthénon.
construisirent le Parthénon tout en marbre du mont Pentélique'; le Milésien Hippodamos, qui acheva le Pirée, la pre1. Le Parthénon, qui subsiste mais mutilé, était encore intact en 1687. A cette époque, le Vénitien Morozini bombarda la citadelle, et un des projectiles mettant le feu à des barils de poudre enfermés dans le temple, en fit sauter une partie.' Il voulut faire descendre les statues du fronton et les brisa. Lord Elgin, au commencement de ce siècle, a fait enlever les bas-reliefs de la frise et des métopes. Le Parthénon a 70 mètres de long sur 32 de large et 21 de haut; 8 colonnes de face, 17 de profil. A l'intérieur était la statue de Minerve, haute de H"1.80; son casque était surmonté d'un sphinx, emblème de l'intelligence, et au-dessus de la visière étaient 8 chevaux lancés de front au galop, image de la rapidité de la pensée divine. Les draperies étaient en or, les parties nues en ivoire, les yeux en pierres précieuses. Sur le bouclier, placé aux pieds de la déesse, étaient représentés : au dehors, le combat des Athéniens et des Amazones; sur la face interne, celui des géants et dee dieux; sur la chaussure, celui des Lapithes et des Centaurés. Sur le piédestal se voyait la naissance de Pandore. Les deux frontons étaient ornés de figures en ronde bosse. La frise, qui régnait a 13 mètres d'élévation tout autour du temple, sur un développement de plus de 160 mètres, représentait la procession des grandes Panathénées. Le fond du bas-relief était peint bleu de ciel, et des ornements en b'ronze doré étaient probablement attachés sur les draperies des personnages. Sur les métopes de l'entablement extérieur étaient sculptés des Lapithes luttant contre les Centaures. Pour comprendre la sublime magnificence de ce monument, il faut lui rendre, par la pensée, tout
�PÉRICLÈS.
163
mière ville de la Grèce bâtie sur un plan régulier. L'Ocléon, destiné aux combats de musicrue, fut élevé, sur le modèle de la tente de Xerxès. h'Erechlhêion, le chef-d'œuvre accompli
L'Érechthéion '.
de l'ordonnance ionique, comme le Parthénon est le chefd'œuvre de l'ordonnance dorique, fut reconstruit2. C'est à l'architecte Mnésiclès qu'on doit les magnifiques vestibules
ce que les hommes lui ont oté, l'entourer des autres temples qui l'accompagnaient, puis le placer au point culminant de l'acropole, 'd'où le plus splendide panorama se déroule aux yeux, l'Attique entière, la mer semée d'iles nombreuses, et au loin, se perdant dans la brume, les cimes bleuâtres des monts du Péloponnèse. t. Le Parthénon et l'Odéon étaient finis avant 437; les Propylés avant 43t. La guerre du Péloponnèse empêcha d'achever l'lî:rechthéion et les temples de Cérès à lîleusis, de Minerve à Sunion, de JJémésis à Rhamnous. 2. Je dois cette restauration de V Érechlhèion. ainsi que le dessin des Propylès, dans leur état actuel, à l'obligeance de MM. Tetaz et Desbuisson, architectes, anciens pensionnaires de l'Académie do France à Rome. Voyez dans la llevue archéologique (avril et mai 1851) un Mémoire explicatif et justificatif de la reitauratiou de I Érechthéiou. par M. Tetaz. Il n'admet pour tout l'édifice que deux grandes divisions, bien qu'il y ait trois portiques : le temple de Minerve Poliade, vu ici de face, et renfermant un autel à Érechthée, avec le Palladion ou statue de bois tombée du ciel, et le Pandroséion, dont on aperçoit le portique a droite, renfermant l'olivier sacré et le puits d'eau salée. La tribune des Cariatides est h gauche, regardant le midi. Le toit en est soutenu par six jeunes filles, les Erréphores. Ce portique a été restauré par la France en 1846. Il ne faut pas oublier que dans les temples anciens l'autel était placé en avant du seuil et que toutes les cérémonies se passaient au dehors, le temple n'étant que la résidence
�164
CHAPITRE IX.
de l'acropole, connus sous le nom de Propylés. Us sont de marbre et coûtèrent 2012 talents, c'est-à-dire plus que le revenu annuel de la république : cependant ils furent achevés en cinq années. Dans le Parthénon même, on admira longtemps la fameuse statue d'ivoire et d^ordeAUnejrve^ ouvrage dePhidias. Le peuple en avait discuté un jour avec lui le dessin et la matière : l'artiste la voulait de marbre, parce que l'éclat du marbre subsiste plus longtemps; mais, ayant ajouté qu'elle
Les Propylés.
coûterait moins, on lui cria, à ces mots, de se taire, comme si l'économie envers les dieux eût été une impiété ; qu'il en fallait une d'ivoire et d'or, et d'or le plus pur. On lui en donna, pour les ornements, le poids de quarante talents, c'est-à-dire plus de trois millions de francs. Nommons encore, parmi les artistes de ce temps fortuné, Gallimachos, l'inventeur de l'ordre corinthien, et Panénos, le frère de Phidias. La peinture n'eut jamais en Grèce la perfection de la
de la divinité dont il renfermait l'image, et le lieu de dépôt des offrandes, une sorte de musée pieux et même de trésor où les cités et les particuliers mettaient leur argent en dépôt.
�PÉRICLÈS.
165
sculpture, quoi qu'on dise sur la foi d'anecdotes plus fameuses que véridiques; mais, dans la mesure de ses forces, elle brilla aussi à cette époque dans Athènes. Panénos, frère de Phidias, décora le Pœcite1 de tableaux qui rappelaient aux Athéniens les hauts faits de leurs pères. Polygnote et Micon l'aidèrent dans ces travaux. Cependant plusieurs murmuraient des sommes considérables employées à ces travaux. Les grands surtout accusaient une prodigalité qui, disaient-ils, ruinait le trésor, et invoquaient les droits des alliés dont on employait les tributs à « dorer, à embellir la ville comme une femme coquette, que l'on couvre de pierres précieuses; à ériger des statues magnifiques ; à construire des temples dont un seul a coûté mille talents. >» Périclès les fit taire d'un mot. « Athéniens, dit-il un jour en pleine assemblée, trouvez-vous que je fais trop de dépenses? — Oui, répondit-on de toutes parts. —Eh bien! reprit Périclès, c'est moi seul qui les supporterai; mais aussi mon nom seul, comme il est juste, sera gravé sur tous ces monuments. » Le sentiment de la vraie gloire étouffa de mesquines rancunes. Le peuple, tout d'une voix, s'écria que Périclès avait bien fait et devait continuer à embellir la cité sans y rien épargner.
1. Ptxcilc, en grec, veut dire i'ofie: c'était un portique où l'on avait rassemblé les plus riches chefs-d'eeuvre.
�CINQUIÈME PÉRIODE.
LUTTE DE SPARTE ET D'ATHÈNES (431-404).
DÉCADENCE DE L'ESPRIT PUBLIC.
CHAPITRE X.
LA GUERRE,DIJ PELOPONNESE JUSQU'A L'EXPÉDITION JDE SICILE.
Ligue du Péloponnèse; influence de la Perse. — Affaires de Corcyrc (436), de Polidée et de Mégare (432). — Surprise de Platées (431); force des deux partis. — Première invasion de l'Attique (431); éloge funèbre des morts. — Peste d'Athènes; prise de Potidée par les Athéniens (430). — Siège de Platées; succès maritimes d'Athènes (430-429). — Mort de Périclès (429). — Affaires de Mitylène. — Prise de Platées (427). — Massacres à Corcyre (427-425). — Occupation de Pylos et de Sphactérie (425) ; paix de Nicias (421). <— Alcibiade. — Alliance d'Athènes et d'Argos (420). — Bataille de Mantinée (418). — Affaire de Mélos (416).
ligue du Péloponnèse; influence de la perse.
La royauté abolie dans tous les États de la Grèce, moins Sparte, avait été remplacée par l'oligarchie ; celle-ci, à son tour, avait dû faire des concessions de jour en jour plus larges à l'esprit démocratique. Mais le mouvement n'avait pas été partout égal; telle ville était en avance, telle autre était en retard. Aux deux extrémités se tenaient Athènes et Sparte, les deux représentants de la race et de l'esprit grecs, l'une en pleine démocratie, l'autre invinciblement retenue dans l'aristocratie. Entre ces deux points opposés, il.y avait
�LA,GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 167
place pour beaucoup de degrés. Mais, plus une ville se rapprochait de l'un ou de l'autre, plus elle tendait à s'unir avec celle des deux cités dont l'esprit convenait le mieux à sa constitution. De là, entre les deux rivales, une lutte d'influence qui finit par amener une moitié du monde grec contre l'autre. Tandis qu'Athènes ralliait autour d'elle les insulaires et la plupart des cités maritimes, Sparte retenait dans son alliance les peuples du continent. En face de l'empire athénien était la ligue du Péloponnèse. Plus du tiers de la presqu'île lui appartenait en propre ; et comme il n'y avait dans le reste que de petites cités, elle ne trouvait pas autour d'elle de rivale ; tous, moins Argos, acceptaient sa suprématie. Chez elle, sur les hilotes et les Messéniens, sa domination était sans pitié ; et sa vie n'offrait, au lieu de la prodigieuse et féconde activité d'Athènes, qu'une oisiveté barbare, inu tile au monde comme à elle-même. Mais reconnaissons-le, au dehors son influence, à cette époque, était le légitime empire d'un peuple fort et modéré. Point de tributs, aucune vexation. Sparte était la tête d'une ligue volontairement 'ïormée, non la capitale d'un empire. Si une entreprise d'un intérêt général exigeait l'effort de tous, les députés de chaque cité se réunissaient ; on discutait, on votait, et chacun fournissait pour l'œuvre commune les hommes et l'argent nécessaires. La liberté d'aucun n'était blessée, et le concours de tous était bien plus assuré que dans cet empire athénien, où le maître avait à craindre la révolte des sujets. Au reste, les circonstances et la situation des deux villes, bien plus que le dessein prémédité de leurs habitants, avaient fait naître ces deux politiques contraires. L'ambition d'Athènes était le résultat d'une nécessité, comme le désintéressement de Lacédémone. Les Péloponnésiens, peuple, agriculteur, vivant de peu et demeurant volontiers dans leur rusticité native, sans industrie, sans commerce, sans arts, je dirais presque sans besoins, s'accommodaient d'une autorité qu'ils ne sentaient pas et qu'ils eussent répoussée si elle eût voulu peser sur eux. Qu'eût gagné Lacédémone à les traiter en sujets, à augmenter cette large plaie de l'hilotisine,
�168
CHAPITRE X.
qu'elle portait au flanc, toujours saignante? N'avait-elle pas plus de terres qu'il ne lui en fallait ? et les guerres de Tégée et d'Argos n'avaient-elles pas prouvé que les Spartiates, confinés par la nature dans le sud du Péloponnèse, n'en pouvaient sortir? La déférence des alliés suffisait pour leur orgueil militaire ; et leurs lois les condamnant à la pauvreté et au mépris des arts, ils n'avaient pas besoin d'extorquer des richesses. Il ne faudrait pourtant pas prendre k la lettre cette indépendance des alliés de Sparte. Thucydide nous montre bien une diète générale réunie à Lacédémone ; mais sur toute question les Spartiates délibèrent à part, et c'est leur résolution qui décide de celle de l'assemblée. Bien plus, ils exigent d'eux des otages et les gardent dans des lieux fortifiés, de sorte que Périclès est fondé à leur dire : * Rendez, vous aussi, la liberté aux villes que vous tenez assujetties. » Mais ces villes ne payaient point de tributs durant la paix, n'étaient pas contraintes de faire juger leurs procès à Lacédémone, et l'apparence de libre discussion laissée à la diète faisait illusion sur leur réelle dépendance. Les Spartiates s'étaient sagement conduits lors de ™ trahison de Pausanias; et ils s'étaient d'assez bonne grâce exécutés, quand les insulaires voulurent passer sous le commandement d'Athènes. Mais lorsque s'éleva cet empire qu'ils n'avaient pas prévu, la vieille jalousie éclata. Chaque victoire de Cimon ou de Périclès leur retentit douloureusement au cœur; et bientôt ils ne supportèrent plus ce bruit importun qui se faisait autour du nom d'une rivale. Les peuples intéressés à l'abaissement des Athéniens ne laissèrent pas se dissiper cette colère. Athènes avait deux ennemis : ceux dont elle ruinait le commerce par sa concurrence, comme .les Doriens d'Égine, de Mégare et de Corinthe, qui furent les provocateurs véritables de la guerre, et les Perses qu'elle avait humiliés. Vaincus sur terre et sur mer, menacés jusque dans leurs provinces maritimes, les Perses avaient renoncé à une lutte ouverte. Mais la trahison de Pausanias leur avait montré que ce qu'ils n'osaient tenter avec le fer, ils pouvaient
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 169
l'accomplir avec l'or; et dès ce jour il y eut toujours de l'or persique eu Grèce. Nous avons vu un envoyé perse essayer, dès l'année 457, de pousser Sparte contre Athènes. Gomme certains potentats d'une autre époque, Artaxerxès eut des agents d'une espèce différente. Plutarque parle d'une belle Ionienne, Thargélia, qui s'était liée avec les citoyens les plus influents de chaque État grec. Sa fatale beauté et son esprit lui soumettaient tous ceux qui l'approchaient, et, une lois soumis, elle les donnait au grand roi. Ainsi, ajoute-t-il, se répandirent dans les cités les semences de la faction médique. C'était la contre-partie du règne d'Aspasie à Athènes, et de sa patriotique influence. On comprend que nous ne puissions suivre les progrès de cette double corruption si bien calculée; mais on en jugera l'étendue par les effets qu'elle va produire. Sans doute, au fond des si vives réclamations et de la colère des Péloponnésiens contre Athènes, il y avait de la jalousie pour sa puissance ; mais combien n'y avait-il pas de dariques royales ? La rivalité commerciale de Mégare, d'Égine et de Corinthe. et la haine séculaire de Sparte avivée par les intrignes de la Perse, voilà, bien plus que l'ambition d'Athènes, si fermement contenue par Périclès, bien plus que son despotisme qui n'est, on l'a vu, ni insolent ni cruel, les vraies causes de la guerre de Péloponnèse. Il n'y a que deux reproches sérieux à faire aux Athéniens : leur égoïsme municipal qui refuse aux métèques le titre de citoyens, c'était pour euxmêmes une imprudence; leur suzeraineté judiciaire qui force les alliés à porter les procès devant les tribunaux d'Athènes, c'était une mesure vexatoire et irritante. Mais par quels services ces fautes n'étaient-elles pas rachetées ! Ne cherchons pas d'autre origine à cette lutte fratricide. Sparte, qui avait la prépondérance dans la Grèce avant les guerres médiques, l'avait perdue, mais n'y avait pas renoncé ; cette suprématie était, entre les deux cités, représentants de deux races, de deux sociétés différentes, le procès toujours pendant, et qui voulait être jugé par les armes, un peu plus tôt, un peu plus tard. Des causes secondaires, seules avouées publiquement, et la protection due par Lacédémone
�170
CHAPITRE X.
aux cités maritimes d'origine dorienne, se joignirent à cellelà et servirent d'occasion à la guerre. Elle commença au sujet de quelques démêlés particuliers qui n'eussent point dû, ce semble, amener un conflit général; mais dans l'état où étaient les esprits, la moindre étincelle suffisait pour tout enflammer. La Grèce prit feu presque subitement en trois endroits : à l'ouest, à l'est ét au centre ; à Corcyre, à Potidée et à Platées.
AflalrcN de Corcyre (4SO), de potidée et de Mégare (438).
Près des côtes occidentales de la Grèce, à l'entrée du golfe d'Ionie, se trouvait l'île de Corcyre, occupée par une colonie corinthienne. Fille souvent rebelle de Gorinthe, Corcyre devint métropole à son tour et fonda sur la côte voisine la colonie d'Épidamne. Les colonies se gouvernaient ordinairement par les mêmes institutions que leur métropole. Le gouvernement d'Épidamne fut donc aristocratique, comme celui de Corcyre. Cependant un jour vint où.les maux du régime aristocratique ^ firent désirer aux Épidamniens un gouvernement populaire, et Une révolution eut lieu. Les riches, chassés de la ville, s'allièrent avec les Taulantiens, tribu barbare des environs, et firent tant de mal aux Épidamniens, que ceux-ci demandèrent du secours à leur métropole, Corcyre, et sur son refus à Corinthe, leur aïeule. Us rappelaient à celle-ci qu'un Corinthien avait présidé, suivant l'usage, à la fondation de leur ville ; et ils ajoutaient que l'oracle de Delphes leur avait ordonné de se donner à elle. Les Corinthiens « prirent ces infortunés sous leur protection, touchés de la justice de leur cause, et aussi par haine pour les Corcyréens, qui ne leur rendaient pas les honneurs accoutumés dans les solennités publiques, et ne choisissaient pas. comme les autres colonies, un pontife de Gorinthe pour présider à leurs sacrifices. Égaux par ieurs richesses aux États les plus opulents de la Grèce, et plus puissants encore par leurs forces militaires, ils dédaignaient leur métropole. > (Thucydide, 1. I, ch. xxv.) Gorinthe envoya aux Épidamniens une garnison que Cor-
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 171
cyre leur défendit de recevoir (436). Gomme ils désobéirent, elle les lit attaquer par 40 vaisseaux, sur lesquels se trouvaient les riches exilés. En même temps elle proposa à Gorinthe de remettre cette affaire à l'arbitrage d'un tribunal neutre ou à la décision de l'oracle de Delphes. Les Corinthiens rejetèrent cette ouverture, et faisant appel à tous ceux qui voudraient s'établir à Epidamne, ils armèrent 2500 hoplites et 70 vaisseaux, dont beaucoup appartenaient à leurs alliés. Mais ces forces ne purent dépasser la hauteur d'Aclium, où les Gorcyréens les arrêtèrent par une victoire. Le même jour, Epidamne leur ouvrit ses portes : elle fut sévèrement châtiée (435). Les préparatifs que fit Corinthe pendant deux années pour venger cet échec, effrayèrent les Corcyréens. Restés jusque-là en dehors des affaires et des traités des peuples grecs, ils sentirent le besoin d'avoir un allié utile. Ils ne pouvaient entrer dans la ligue du Péloponnèse, où leur ennemie tenait, après Sparte, le premier rang; force leur fut de s'adresser à Athènes. Leurs envoyés rencontrèrent dans cette ville ceux de Gorinthe. Admis à parler devant l'assemblée du peuple, les Corcyréens rappelèrent les sentiments hostiles de Sparte contre Athènes, et les injustices des Corinthiens à leur égard ; ils firent valoir l'utilité de leur alliance pour une puissance maritime et l'importance de leur position géographique sur le chemin de l'Italie et de la Sicile, a II est dans la Grèce, dirent-ils en finissant, trois puissances maritimes dignes de considération : la vôtre, la nôtre, celle des Corinthiens. Si vous souffrez que deux de ces puissances n'en fassent qu'une, si les Corinthiens se rendent maîtres de notre île, vous aurez à combattre à la fois sur mer les Corcyréens et les Péloponnésiens ; mais en acceptant notre alliance, vous aurez nos flottes de plus pour lutter contre le Péloponnèse. » Les Corinthiens répondirent que les Corcyréens n'étaient que des brigands, qui s'étaient tenus jusque-là en dehors du droit commun des Grecs ; qu'ils n'avaient point été traités autrement que toutes les autres colonies de Gorinthe, lesquelles n'avaient qu'à se féliciter de la conduite de leur métropole à leur égard. « Athènes, ajoutèrent-ils,
�172
CHAPITRE X.
ne peut secourir les Corcyréens sans rompre avec les Corinthiens, auxquels elle est unie par un traité et par de grandes obligations. N'est-ce pas Gorinthe en effet qui, dans l'assemblée du Péloponnèse, a fait reconnaître qu'Athènes avait le droit de punir Samos révoltée ? La conduite que nous tînmes alors doit nous assurer aujourd'hui et votre reconnaissance et le droit de punir à notre tour des alliés rebelles. » Le peuple athénien délibéra deux jours sur cette grande question : le premier jour fut favorable aux Corinthiens; au second, les Corcyréens l'emportèrent. La guerre avec Sparte paraissant, comme l'avaient dit les Corcyréens, inévitable, il importait de s'assurer l'appui de la seconde puissance navale de la Grèce. Et puis beaucoup voyaient déjà se lever devant eux, par delà Corcyre et le détroit d'Ionie, la séduisante image de la Sicile et de l'Italie. L'intérêt, la prudence hrent taire ce que de rigides esprits appelaient la justice. Mais en s'alliant avec un peuple qui s'était toujours tenu lui-même en dehors de toute alliance, Athènes ne violait aucun droit. D'ailleurs elle eut soin de ne conclure qu'une ligue défensive. Elle ne s'engagea pas à attaquer Gorinthe, mais à empêcher la ruine de Corcyre. C'était moins faire pour elle qu'elle n'avait fait pour Potidée, autre colonie de Corinthe et toujours liée à sa métropole par des liens que Corcyre avait ' depuis bien longtemps brisés. Potidée avait pris place parmi les alliés d'Athènes, et Corinthe n'avait jamais pensé à faire de cette union un prétexte de guerre. 10 vaisseaux seulement partirent d'Athènes pour la mer d'Ionie. Les commandants avaient ordre de ne combattre qu'autant que Corcyre même serait attaquée. Gorinthe avait mis en mer 150 vaisseaux et^Corcyre 110. Les deux flottes se rencontrèrent près de l'île de Sybola. Ce fut le combat le plus acharné, selon Thucydide, qui eût encore été livré entre les Grecs. Les Corcyréens, fort maltraités, perdirent 70 galères; les vaisseaux athéniens, qui s'étaient tenus en observation au commencement de la bataille, protégèrent la retraite des Corcyréens sur leur île. L'action allait recommencer plus sanglante et peut-être plus
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
173
décisive; déjà des deux côtés on entonnait le péan ; tout à coup les Corinthiens ramèrent en arrière ; ils venaient d'apercevoir à l'horizon 20 vaisseaux atliéniens qu'çn avait envoyés au secours des 10 premiers. De part et d'autre on dressa des trophées (432). Les Corinthiens, en se retirant, enlevèrent Anactorion, qu'ils avaient possédé jusque-là en commun avec les Corcyréens ; puis ils vendirent comme esclaves les prisonniers qu'ils avaient faits dans le combat, sauf 250 des plus riches qu'ils gardèrent pour en obtenir de grosses rançons. Avant de s'éloigner, ils avaient demandé si les Athéniens essayeraient d'intercepter leur retour. « Nous n'avons pas rompu le traité, dirent ceux-ci, nous sommes ici pour protéger nos alliés; toute route vous est ouverte, hors celle qui vous conduirait à Corcyre. » Ainsi la paix ne semblait pas rompue; mais, immédiatement après l'affaire de Corinthe, eut lieu, à l'autre extrémité de la Grèce, celle de Potidée. Sur, l'isthme de Pallène, la plus méridionale des trois pointes de la Chalcidique, s'élevait Potidée, colonie de Corinthe, mais alliée et tributaire d'Athènes. Potidée était soumise à une double influence hostile aux Atliéniens : celle de Corinthe, qui, à titre de métropole, tous les ans y envoyait des magistrats appelés épidêmiurges, et celle de Perdiccas, roi de Macédoine, qui, d'abord allié des Athéniens, avait rompu avec eux, depuis qu'il les avait vus traiter avec deux de ses ennemis, son frère Philippe et Derdas, prince d'Élymée. Gorinthe voulait reprendre aux Athéniens une de ses colonies et une position fort importante. Perdiccas désirait vivement se débarrasser de voisins incommodes. Gorinthe et Perdiccas s'entendirent aisément et firent alliance. A cette nouvelle et au bruit des menées de Perdiccas pour soulever la Chalcidique, les Athéniens ordonnèrent aux Polidéates de détruire leurs murailles du côté de Pallène, de donner des otages, et de chasser les épidêmiurges envoyés par Gorinthe. Potidée négocia à Athènes pour le retrait de ce décret, et en même temps à Corinthe et à Sparte pour obtenir l'appui du Péloponnèse, si Athènes persistait dans les ordres donnés. Athènes persista. Aussitôt Potidée, et à
�174
CHAPITRE X.
son exemple toutes les villes de la Chalcidique, se soulevèrent. Perdiccas persuada aux habitants des villes maritimes de raser leurs murailles et de se réfugier dans Olynthe ou sur les terres qu'il leur offrit en Mygdonie. Sparte avait promis aux émissaires de Potidée d'envahir l'Attique ; ainsi elle rompait la première la trêve de trente ans. Mais les Potidéates partis sur cette assurance et poussés par elle à la révolte, Sparte se tint en repos. Gorinthe leur envoya du moins 1600 hoplites et 400 soldats de troupes légères. Athènes avait dans ces parages 30 vaisseaux et 1000 hoplites pour soutenir les adversaires de Perdiccas; elle augmenta cette armée de 40 vaisseaux et 2000 hoplites, 1600 furent encore, peu de temps après, expédiés sous les ordres de Phormion. On se débarrassa de la guerre de Macédoine par un traité avec Perdiccas, qui ne demandait pas mieux que de rester spectateur d'une lutte où les deux peuples useraient peut-être leurs forces à son profit. Toute la guerre se concentra autour de Potidée. Les Corinthiens voulurent dégager cette place; ils furent vaincus clans un combat où Socrate sauva Alcibiade blessé et prêt à tomber aux mains de l'ennemi. Le résultat de cette victoire fut l'investissement complet de Pothiée ; il s'y trouvait une garnison corinthienne et beaucoup de Péloponnésiens. Battus de tous côtés, les Corinthiens poussèrent les choses à l'extrême. Ils convoquèrent les alliés à Lacédémone, et accusèrent, dans cette assemblée, les Athéniens d'avoir enfreint la paix et outragé le Péloponnèse. Les Éginètes, par crainte d'Athènes, n'envoyèrent pas ouvertement de députés; mais ils se joignirent en secret à ceux qui voulaient la guerre, se plaignant d'être privés des libertés que les traités leuravaient garanties. Les Mégariens parlèrent plus haut. Depuis quelque temps il y avait de graves démêlés entre eux et Athènes. S'il en faut croire Aristophane et ceux qui se plaisent h trouver des causes futiles aux grands événements, le premier grief des deux peuples était l'enlèvement, par quelques jeunes étourdis, à Mégare et à Athènes, de femmes de facile vertu. Ce qui est plus sérieux, c'est que les Mégariens avaient empiété sur le territoire de l'Attique et qu'ils recevaient tous les
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
175
esclaves fugitifs des Athéniens. On n'avait pas oublié leur odieuse conduite en 445 (p. 152). Périclès provoqua contre eux un décret qui leur ferma les ports d'Athènes et de ses alliés. Les Lacédémoniens réclamèrent contre cette loi, qui mettait un peuple dorien au ban d'une moitié de la Grèce. Mais Périclès objecta qu'ils avaient labouré des champs consacrés à Gérés sur le territoire d'Éleusis : la Grèce avait déjà plus d'une fois pris les armes pour de pareils motifs. Périclès se contenta d'envoyer un héraut porter à Sparte les plaintes d'Athènes, en termes modérés, dit Plutarque. Le héraut fut tué en chemin, et tout le monde accusa les Mégariens de ce meurtre sacrilège. Le peuple fit à la victime de solennelles funérailles, menaça de la peine de mort tout Mégarien qui mettrait le pied dans l'Attique, et obligea ses généraux de jurer qu'ils iraient deux fois, chaque année, ravager les terres de Mégare. Cette affaire malheureuse, où le droit le plus strict était du côté d'Athènes, décida de la guerre, que l'es Corinthiens n'eussent peut-être pas arrachée pour Corcyre et Potidée. Ils profitèrent des plaintes de Mégare pour représenter les Athéniens ambitieux, avides de nouveautés, entreprenants, infatigables, et reprocher aux Spartiates une politique qui tenait un peu trop de l'antique simplicité : leurs lenteurs, leur indifférence en face des malheurs des peuples grecs menacés ou asservis. Et ils ne craignirent pas d'ajouter : « Ces malheurs sont votre ouvrage, vous qui d'abord -leur avez permis, après la guerre des Mèdes, de fortifier leur ville, et ensuite de construire les longues murailles; vous qui non-seulement avez successivement privé de la liberté les villes qu'ils ont asservies, mais qui la ravissez même aujourd'hui à vos propres alliés. Car ce n'est pas l'oppresseur qui est le vrai coupable, c'est'celui qui, pouvant faire cesser l'oppression, ne veut pas la voir, et cependant s'enorgueillit de sa vertu et se donne pour le libérateur de la (îrèce! » Des députés athéniens se trouvaient à Sparte pour quelque autre affaire; ils se présentèrent dans l'assemblée, rappelèrent les services rendus par Athènes à la cause commune,
�176
CHAPITRE X.
justifièrent sa conduite envers ses alliés, qui étaient venus à elle offrant leur dépendance, bien plutôt qu'elle n'était allée à eux, imposant son empire; ajoutant qu'ils avaient plus souffert, auparavant, sous les Perses, qu'ils souffriraient plus, après, sous Sparte, dont personne n'avait à vanter la modération. Enfin ils montrèrent les maux qu'entraînerait une guerre générale, et conclurent en proposant de faire décider la querelle par des arbitres. C'était sagement terminer de fières paroles. Les étrangers entendus, les Spartiates firent retirer tout le monde, et délibérèrent entre eux. Le vieux roi Archidamo? parla au nom de sa longue expérience, et remontra les dangers d'une lutte pour laquelle Sparte n'aurait ni marine ni argent, tandis qu'Athènes avait abondamment l'une et l'autre. Il se prononça pour une intervention ferme, mais pacifique, en laveur des alliés, laquelle, si elle n'amenait pas une réconciliation générale, donnerait au moins le temps d'amasser de l'argent et des vaisseaux. Quant à cette circonspection dont on faisait un reproche aux Spartiates, il les adjura de ne s'en point départir, car c'est à elle qu'ils devaient toute leur puissance. Mais l'éphore Sténélaïdas entraîna l'assemblée par un impétueux discours, et la guerre fut résolue, si Athènes ne donnait pas satisfaction (octobre ou novembre 432). L'oracle de Delphes fut consulté. Le dieu dorien se hâta de donner une réponse favorable. Quelques vaines négociations précédèrent les hostilités, tant on entrait à regret dans cette lutte, où la Grèce creusa son tombeau. Les Lacédémoniens exigeaient le bannissement de la famille des Alcméonides, coupable, plus d'un siècle auparavant, du sacrilège commis sur les compagnons de Cylon. Périclès appartenait à cette famille, et c'était à cause de lui que cette étrange réclamation était élevée. Ils voulaient aussi que la liberté fût rendue aux Éginètes et aux autres alliés, et que le décret contre Mégare fût rapporté. Ainsi les oppresseurs des hilotes et de la Messénie, devenus tout à coup les hypocrites défenseurs du droit et de la liberté, demandaient insolemment qu'Athènes abdiquât un empire honoré par des bienfaits,
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 177
qu'aucune cruauté n'avait encore souillé, et que depuis la trêve de trente ans, c'est-à-dire' depuis 14 années, aucune conquête n'avait accru. Les Atliéniens renvoyèrent aux Spartiates reproches pour reproches : « Expiez, leur répondaientils, expiez le meurtre des hilotes suppliants, massacrés 'devant le temple de Neptune, et celui de Pausanias que vous avez fait périr de faim dans le. temple de Minerve Ghalciœcos. » Quant aux Éginètes, ils leur rendraient la liberté lorsque Sparte l'aurait rendue de son côté à toutes les villes qu'elle avait asservies. Mégare enfin méritait, au lieu d'être soutenue, qu'une guerre sacrée fût dirigée contre elle. Cependant les Corinthiens, inquiets, devenaient de plus en plus pressants. « Ne tardez pas, dirent-ils dans un second congrès des alliés de Sparte, à secourir les Potidéates. Songez qu'ils sont Doriens, et que les Ioniens les assiègent : c'est le contraire de ce qu'on voyait autrefois. » Le peuple d'Athènes, sommé par les ambassadeurs Spartiates de répondre définitivement s'il était résolu ou non à donner les satisfactions demandées, se réunit en assemblée générale. Périclès y prit la parole et se prononça avec tant d'autorité pour la guerre que l'opinion contraire n'osa même pas se produire. Il montra d'abord que les Lacédémoniens étaient décidés à combattre, que leurs demandes n'étaient qu'un moyen de gagner du temps, et qu'en accorder une seule, c'était céder lâchement sans que cette concession profitât à la paix. « Accordez ce. peu qu'ils vous demandent, et vous verrez aussitôt arriver de nouvelles exigences.... Ou il faut d'avance prendre le parti de nous soumettre à tout, avant d'avoir rien perdu de nos forces; ou il faut faire la guerre résolûment, sans rien abandonner de nos droits. » Ensuite, passant à la comparaison de la puissance des deux États, il s'efforça d'inspirer aux Athéniens confiance dans leurs ressources. Ces Spartiates n'ont point d'autre argent que les trésors d'Olympie et de Delphes, ressource bientôt épuisée. Ils n'ont pas de vaisseaux, et l'on n'improvise pas une marine ; ils ne feront point tout à coup de leurs laboureurs d'excellents matelots, surtout quand les Hottes athéniennes les empêcheront de paraître sur la mer et de s'y
HIST. GR.
12
�178
CHAPITRE X.
exercer. « S'ils occupent chez nous quelque forteresse, ils pourront s'en servir pour faire des incursions dans nos campagnes, ravager quelques parties de nos terres, donner asile à nos esclaves ou à nos mercenaires fugitifs ; mais quelle muraille élèveront-ils qui soit capable de nous investir, et qui nous empêche d'aller par mer ravager leur pays? D'ailleurs leur ligue manque d'ensemble; comme ils n'ont point de conseil unique, ils ne peuvent rien faire avec célérité. Ce sont différentes républiques qui toutes également ont droit de discuter et de voter; et comme elles ne forment pas un seul peuple, chacun pense à ses intérêts, et, pour l'ordinaire, rien ne se termine. « Quels avantages, au contraire, n'offre point la situation d'Athènes I C'est une grande chose que l'empire de la mer. Si nous étions insulaires, qui serait plus que nous à l'abri des attaques? Rapprochons-nous donc le plus possible de cet état : abandonnons nos terres et nos maisons de campagne, • et gardons-nous d'engager follement le combat contre les Péloponnésiens, dont les troupes sont si supérieures, en nombre. Vainqueurs, nous aurions à les combattre aussi nombreux qu'auparavant; vaincus, nous perdrions le secours de nos alliés, qui font notre force. Car ils ne se tiendront pas en repos, si nous ne sommes pas en état de les y maintenir par les armes. Ne déplorez pas le ravage des campagnes et la destruction des édifices; pensez aux hommes : ce ne sont pas ces choses-là qui possèdent les hommes, mais les hommes qui les possèdent; et si j'espérais être cru, je vous dirais d'aller vous-mêmes dévaster vos champs, et montrer aux Lacédémoniens que, pour de tels objets, vous ne consentirez pas à leur obéir.... Nos pères, s'écria Périclès en finissant, étaient loin d'être aussi puissants que nous quand ils s'élancèrent pour arrêter les Mèdes; mais, abandonnant ce qu'ils possédaient, avec une sagesse supérieure à leur fortune, avec plus d'audace que de force, ils ont repoussé les barbares, et ont élevé jusqu'à ce haut point de gloire les destinées de l'État. Ne dégénérons point de leur vertu; tâchons de ne pas laisser à nos neveux un empire moins puissant que nous ne l'avons reçu. »
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
179
Athènes répondit aux Lacédémoniens qu'elle ne ferait rien par obéissance, et qu'elle n'entendait traiter que sur le pied de l'égalité. C'était assez dire que l'on était résolu à la guerre.
Surprise de Platées (431) ; forces des deux partis.
Sur ces entrefaites, arriva l'affaire de Platées, qui, après celles de Corcyre et de Potidée, acheva d'engager la guerre, et, par son atrocité, contribua à lui donner un caractère inaccoutumé de violence. Au printemps de l'année 431, par une nuit obscure, 300 Thébains, commandés par deux béotarques, entraient à l'improviste dans Platées. Les habitants dormaient en pleine sécurité : ils furent réveillés par la voix d'un héraut, les appelant à se réunir à la ligue béotienne. D'abord pleins de stupeur, ils entrèrent en pourparlers avec les Thébains rassemblés sur la place du marché ; mais, découvrant leur petit nombre, ils reprirent courage, se concertèrent secrètement , en ouvrant des passages à travers les murs intérieurs de leurs maisons, et peu à peu enveloppèrent l'ennemi de barricades. Accablés de traits lancés par des mains invisibles, les Thébains essayèrent vainement de fuir. Presque tous lurent massacrés ou pris. Un corps de troupes, envoyé pour les soutenir, avait été arrêté par un débordement de l'Asope. Cette nouvelle arriva rapidement à Athènes. Aussitôt les Athéniens arrêtèrent tous les Béotiens qui se trouvaient en Attique, envoyèrent aux Platéens une garnison et des vivres, et donnèrent asile chez eux à leurs femmes, à leurs enfants et à leurs vieillards (fin de mars 431). Ils avaient aussi demandé qu'on ne décidât rien touchant les prisonniers, avant qu'il en eût été délibéré à Athènes. Mais quand ce message arriva, ils étaient morts. Les Platéens, indignés de cette violation impie du droit des gens et de cette attaque en pleine paix, les avaient tous égorgés au nombre de 180. Athènes, pour cette conduite généreuse, fut considérée comme ayant commencé les hostilités. Elle n'avait fait pourtant que protéger une alliée fidèle, et accomplir le serment prêté par tous les Grecs, le lendemain de la bataille de Pla-
�180
CHAPITRE X.
tées, de défendre les Platéens contre toute agression, comme un peuple sacré. Sparte elle-même le reconnut plus lard. Ses hésitations à recommencer la guerre pendant l'expédition de Sicile provenaient, dit Thucydide , de la crainte où elle était que les dieux ne la punissent d'avoir rompu la seconde trêve, comme elle avait été punie déjà par le désastre de Sphactérie pour avoir rompu la première. Dès le premier jour, Athènes, dont toutes les forces étaient prêtes, eût pu attaquer : elle préféra laisser à ses ennemis l'odieux de l'agression. Voici, dit Thucydide, les alliés qu'eurent les deux partis. Ceux des Lacédémoniens étaient tous les peuples du Péloponnèse, excepté d'abord les Achéens, et, pendant toute la guerre, les Argiens. En dehors du Péloponnèse, ils avaient les Mégariens, les Locriens, Thèbes, qui entraînait avec elle toute la Béotie, et y opprimait le parti populaire. Les habitants de la Doride, qui eussent été du parti d'Athènes, s'ils n'avaient pas été entourés d'ennemis. Les Phocidiens, les Ambraciotes, les Leucadiens, les gens d'Anactorion, les Étoliens, ennemis des Messéniens de Naupacte. Ceux qui fournirent des vaisseaux furent Gorinthe, Mégare, Sicyône, Pellène, Élée, Ambracie et Leucade ; les Béotiens, les Phocidiens , les Locriens donnèrent de la cavalerie ; les autres villes de l'infanterie. La ligue n'avait pas de trésor commun. Mais Gorinthe proposait d'emprunter les richesses de Delphes et d'Olympie. Plusieurs cités puissantes de l'Italie et de la Sicile promirent en secret de l'argent et une flotte qu'on proposait do porter à 500 galères. D'ailleurs on comptait sur l'or du grand roi. « Les alliés d'Athènes étaient : sur les frontières de l'Attique , les habitants de Platées et d'Orope ; plus loin, les Messéniens de Naupacte, la plus grande partie des Acarnanes, Argos des Amphilochiens , Chios, Lesbos, Corcyre, Zacynthe, toutes les villes qui leur payaient tribut, et la Carie , la Doride asiatique, les Grecs des bords de l'Hellespont, les villes de Thrace, toutes les îles situées au levant, entre le Péloponnèse et la Crète, toutes les Gyclades, excepté Mélos et Théra. Les gens de Ghios, de Lesbos, de Corcyre,
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
181
fournissaient des navires ; les autres, de l'infanterie et de l'argent. » Les Thessaliens donnèrent de la cavalerie. Un revenu annuel de plus de 1000 talents, et 300 trirèmes, 92 000 soldats ou matelots, dont 29 000 hoplites ; 6000 talents en réserve dans le trésor public, et l'or des temples, que Périclès évaluait à 500 talents, sans compter celui qui décorait les statues des héros et des dieux qu'au besoin on pourrait utiliser : voilà les ressources des Athéniens.
première Invasion de l'Ai tique (43H); éloge funèbre des morts.
Quand Sparte appela enfin ses alliés aux armes, leur promettant le pillage de la riche Àttique , on accourut de toule part ; et son roi Archidamos se trouva à la tête d'une armée de 60 000 hommes. Avant de passer la frontière, le vieux chef essaya encore de négocier. Les Athéniens firent une réponse romaine : « Que Lacédémone rappelle son armée , et l'on verra ensuite à traiter. * En se retirant, l'envoyé d'Archidamos s'écria : <i Voilà un jour qui commence de grands malheurs pour la Grèce. » Un tremblement de terre qui ébranla l'île sainte de Délos semblait annoncer que les dieux confirmaient ce présage funeste. Dès que Périclès connu! l'approche de l'ennemi, il mit son plan à exécution. Tous les habitants de la campagne vinrent s'enfermer dans la ville avec leurs femmes, leurs enfants, leurs effets mobiliers : quelques-uns avaient emporté jusqu'aux charpentes de leurs maisons. Les troupeaux et les bêtes de somme furent envoyés dans l'Eubée. La plupart n'avaient dans la ville ni logements, ni amis qui pussent les recevoir. Us s'établirent sur les places, autour des temples et des monuments des héros, au Pélagiscon, qu'il avait été pourtant défendu avec imprécation d'occuper jamais, enfin entre les Longs-Murs et au Pirée. Ce n'était pas sans douleur qu'ils abandonnaient ainsi leurs champs et leurs demeures ; mais le salut de la patrie exigeait ces sacrifices : pour la sauver, leurs pères n'avaient-ils pas laissé à l'ennemi non-seulement leurs campagnes, mais Athènes même et l'acropole ? Périclès donna l'exemple du
�182
CHAPITRE X.
sacrifice. Archidamos et lui étaient unis par les liens de l'hospitalité ; il déclara dans l'assemblée du peuple que si la roi de Sparte , par égard pour ce souvenir, épargnait ses terres, de ce jour il en ferait abandon à l'Etat. Archidamos assiégea le fort d'CEnoë ; repoussé, il porta ses ravages dans les champs de Thria et d'Eleusis, et s'avança jusqu'au bourg d'Acharnés, à onze kilomètres d'Athènes, espérant que les Acharniens, qui fournissaient jusqu'à 3000 hoplites à l'armée athénienne, ne pourraient voir d'un œil calme le ravage de leurs propriétés et se laisseraient attirer au combat. Il y eut eu effet un moment où le désolant spectacle qu'on voyait du haut des murailles faillit faire oublier la prudence. La jeunesse voulait combattre, il se formait des groupes dans la ville : on y disputait la marche à suivre, et le plus grand nombre se prononçait énergiquement pour qu'on sortit des murs. Mais Périclès, malgré les cris et les sarcasmes, s'abstint de convoquer l'assemblée, fit cesser les réunions tumultuaires, et ce peuple, si indocile dit-on, obéit à une prudence qu'il condamnait. Périclès se borna à lancer au dehors quelques détachements de cavaliers, pour harceler l'ennemi. Cette tactique réussit ; les Lacédémoniens, après avoir saccagé plusieurs dêmes, se retirèrent par Orope et la Béotie. Ils étaient restés plus de trente jours dans l'Attique. Les Athéniens n'avaient pas attendu le départ des Péloponnésiens pour entrer en campagne sur leur champ de bataille, la mer. 100 vaisseaux étaient partis du Pirée ; renforcés par 50 galères de Gorcyre, ils ravagèrent les côtes de l'Argolide, de la Laconie, et faillirent enlever Mothoné en Messénie. Un Spartiate , Brasidas, qui se trouvait dans le voisinage, accourut avec 100 hoplites, et, traversant à la course le camp des Athéniens, se jeta dans la ville. La flotte remonta vers l'Elide dont les rivages furent pillés, enleva Solion aux Corinthiens, Astacos et l'ile de Céphallénie, puis revint soutenir une expédition que Périclès en personne dirigea contre la Mégaride, à la tête de tous les Athéniens ou métèques restés dans la ville. Dans le même temps, une escadre de 30 galères avait chassé les corsaires locriens du
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
183
détroit de Chalcis et fait plusieurs descentes en Locride. Un fort construit sur l'île d'Atalante surveilla cette côte et la mer Eubéenne. De l'autre côté de l'Attique, Égine fut définitivement occupée ; Périclès en distribua les terres à des citoyens d'Athènes par la voie du sort. 11 en avait chassé tous les habitants, jusqu'aux femmes et aux enfants, que Lacédémone reçut dans Thyrée et les campagnes voisines. Athènes venait de se réconcilier avec Perdiccas de Macédoine ; elle fit encore alliance avec le roi de Thrace , Sitalcès, et pour parer à toutes les éventualités 1000 talents et 100 galères, des meilleures, furent tenus en réserve. On prononça la peine de mort contre quiconque proposerait de les employer à autre chose qu'à la défense de la ville menacée par une flotte ennemie. L'hiver de cette année vit une cérémonie imposante, l'éloge funèbre des guerriers morts en combattant pour la patrie. Les ossements renfermés dans des cercueils de cyprès furent exposés sous une grande tente, où chaque citoyen put venir pleurer un parent, un ami et faire les libations religieuses. Après trois jours donnés au deuil domestique, le deuil public commença. Les cercueils placés sur des chars, dont le nombre était égal à celui des tribus, traversèrent lentement la ville jusqu'au Céramique, où l'on donnait les jeux funèbres. Après leschars venaient les femmes, les enfants des victimes. Derrière eux marchait la foule pressée des citoyens et des étrangers. Quand les morts, ensevelis dans un monument public, eurent été recouverts de terre, l'orateur désigné par le peuple prononça l'éloge funèbre. C'était Périclès. Il avait déjà rendu un pareil hommage aux guerriers tombés devant Samos. Cette fois, il lit moins l'éloge des morts que celui d'Athènes, et il exhorta les vivants avec tout ce que la parole peut avoir de grandeur et d'autorité , à aimer la patrie, à chérir ces institutions qui, sans distinction de fortune ou de naissance, distribuaient les rangs selon le mérite ; et qui, bien différentes de la tyrannique constitution de Lacédémone, laissaient à chacun la plus entière liberté pour ses goûts et sa conduite, ne demandant à tous que le respect de la loi et des magistrats, ses
�184
CHAPITRE X.
interprètes. Puis il peignit, en les suppliant d'y rester fidèles, ce caractère national, mêlé d'audace et de réflexion, de gravité et d'enjouement, ouvert et hospitalier pour les étrangers ; cette vie occupée d'œuvres sérieuses et de fêtes brillantes ; cette ville enfin devenue le modèle et l'institutrice de la Grèce. <t C'est pour une patrie si glorieuse, ajouta-t-il, qu'indignés qu'elle leur pût être ravie , nos guerriers ont reçu généreusement la mort ; c'est pour elle que nous tous qui leur survivons nous sommes prêts à souffrir.... Ils furent tels qu'ils devaient être. Que les autres, sans avoir moins de courage , fassent des vœux pour que leur vie soit plus heureusement préservée. Qu'ils ne se bornent pas à discourir sur ce qui est utile à l'État, qu'ils agissent. C'est en agissant pour la patrie qu'on accroît sa puissance et qu'on prouve son amour pour elle. Contemplez sa grandeur, mais en pensant que c'est par le courage , par l'ardeur à remplir les devoirs, par la honte de commettre une lâcheté que des héros la lui ont donnée. Quand la fortune leur était contraire , ils ne se croyaient point en droit de priver l'État de leur vertu; et le sacrifice d'eux-mêmes leur semblait alors un tribut qu'ils devaient à la patrie. Aussi ont-ils reçu des louanges immortelles et la plus honorable de toutes les sépultures, non pas celle où ils reposent, mais la mémoire des hommes. La tombe des héros est l'univers entier, et non sous des colonnes chargées de fastueuses inscriptions. Jusque dans les contrées étrangères, le souvenir de leurs exploits se grave dans les esprits, bien mieux que sur des monuments funèbres. Voilà ceux dont vous devez être jaloux. Croyez que le bonheur est dans la liberté et la liberté dans le courage; courez donc au-devant des périls de la guerre. « Aux pères ici présents et qui ont l'espoir d'être consolés par d'autres fils, je dirai : que ceux-là sont heureux qui ont trouvé pour leur vie une fin brillante ; aux vieillards qui ont fait une perte irréparable : que dans l'infirmité du grand âge , le premier des biens est d'obtenir le respect accordé par la cité entière à ceux dont les enfants l'ont bien servie ; aux fils, aux frères de ceux qui ne sont plus : que je vois pour eux une grande lutte, une rivalité d'honneur à sou-
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 185
tenir ; aux épouses enfin tombées dans le veuvage et la douleur : .que la plus grande gloire appartient à celle qui fait le moins de bruit parmi les hommes. J'ai rempli la loi : j'ai dit ce que je croyais utile : nos illustres morts ont reçu l'hommage qui leur était dû. De ce jour, leurs enfants seront élevés aux frais de la république jusqu'à ce qu'ils soient d'âge à la servir. C'est une couronne que la patrie décerne, et que l'on voudra mériter ; car elle honore qui la reçoit et pour qui on la donne. Où les plus belles récompenses sont offertes à la vertu, là se trouvent les meilleurs citoyens. Payez un dernier tribut de larmes aux morts qui vous sont chers, et retirez-vous. » Ainsi la grandeur de l'État devait être l'objet de la passion commune; et le courage, l'intelligence de chacun, la mutuelle estime du pauvre et du riche, le dévouement de tous, étaient les seuls moyens de rendre la patrie glorieuse et forte. Par ces nobles paroles, Périclès, ou Thucydide qui les rapporte, après les avoir sans doute lui-même entendues, répondait à ces amis forcenés de la paix, qui la voulaient à tout prix, même au prix de l'honneuf, et plus tard de la sécurité. Aristophane était de ce nombre ; mais son esprit et sa verve ne serventaprès tout qu'une morale ignoble. Qu'est-ce, dans les Acharniens, que son ami de la paix, son homme, juste, Dicéopolis, ce citoyen qui fait seul son concordat avec les ennemis de la patrie, et qui nous est montré comme le pins heureux des hommes, parce qu'il établit sur la place publique un marché à son usage, fait le commerce avec les gens de Mégare et de Béotie, et se nourrit d'anguilles du lac Gopaïs, tandis que le brave Lamachos combat et revient couvert de blessures? Après avoir bien ri des vives saillies du poëte, demandez-vous si c'est là autre chose que le plus grossier égoïsme, satisfait aux dépens des nobles sentiments et de l'amour de la patrie? Malheureusement il y a de ces hommes justes dans tous les temps.
�186
CHAPITRE X.
peste «l'Athènes et prise de Potidée par les Athéniens (430).
Au printemps de l'année suivante, Archidamos reparut dans l'Attique. Cette fois il marcha droit sur Athènes; mais n'osant l'aborder de front, il tourna autour d'elle et ravagea tout, le long de la côte du sud-ouest jusqu'à Laurion, puis remonta vers Marathon, qu'il épargna, comme Décélie, à cause d'anciennes légendes. Au bout de quarante jours, il sortit de l'Attique. Il fuyait, non devant les Athéniens, mais devait un ennemi plus terrible, la peste, qui venait de se déclarer à Athènes et que Thucydide et Lucrèce ont décrite avec une incomparable énergie. Ce mal avait parcouru l'Ethiopie, l'Egypte et la Perse; il fut sans doute apporté par quelque vaisseau marchand. Il éclata d'abord au Pirée, et l'on crut que ■ les Pélopojmésiens avaient empoisonné les puits. Il fit bientôt dans cette foule agglomérée et sans abri d'effrayants ravages. Toute la science des médecins était vaine, et les dieux invoqués étaient inflexibles. Jeunes et vieux, riches et pauvres, forts et faibles, tous étaient frappés. Les souffrances étaient horribles : un feu intérieur dévorait toutes les parties du corps; une soif brûlante poussait les malheureux vers les puits et les sources. On survivait rarement au septième ou au neuvième jour. Quand le mal, dit Thucydide, fut parvenu à son plus haut période, on perdit tout respect pour les choses divines et humaines. La moralité succomba en face de ce jeu terrible de la mort. Puisque la vertu ne sauvait pas, pourquoi s'en imposer les sacrifices? On rejeta toute retenue; même les gens de bien coururent aux jouissances promptes, pour s'étourdir et user bien vite des biens de cette vie qu'on ne possédait que pour un jour. Le méchant se livrait au crime dans l'espoir que le juge n'aurait pas le temps de frapper. Au milieu de tant de calamités, Périclès conservait la fermeté de son âme. Il conduisit lui-même par mer une expédition contre Épidaure, ravagea les côtes de l!Argolide et
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
187
enleva Prasies en Laconie : mais la peste, qui se mit dans son armée, le força de revenir. Elle venait de gagner aussi le camp athénien devant Potidée qui résistait toujours. Le peuple, aigri par ses maux, en accusa Périclès, et le condamna à une amende de quinze ou même de cinquante talents. Au nombre de ses plus violents adversaires était Gléon. Périclès porta le malheur, comme la fortune, sans faiblir, malgré les coups qui chaque jour alors le frappaient, à l'agora ou dans sa maison. Sa sœur, quelques-uns de ses plus chers amis, succombèrent. Il avait un fils nommé Xantippos, qui se mêlait à ses ennemis et répandait contre lui les bruits les plus injurieux. Il l'aimait pourtant : la peste le lui enleva. Elle lui prit aussi son second fils, Paralos. Sa race allait s'éteindre et les autels héréditaires rester sans sacrifices ; pour la première fois la douleur le brisa. Au moment où il plaçait la couronne funèbre sur le front de son dernier-né, il poussa un cri et fondit en larmes. Il n'avait plus d'enfant légitime ; le peuple, bientôt revenu de son ingratitude, lui accorda tous les droits des citoyens pour un fils qui lui était né d'Aspasie, et le replaça lui-même à la tête de l'Etat en lui donnant, comme auparavant, une des dix places de généraux annuellement élus. Une députation envoyée à Lacédémone , pendant sa disgrâce , pour demander la paix, avait été reçue avec méprisLa guerre reprit donc avec une nouvelle vigueur. Potidée, chaque jour plus vivement pressée, se rendit. Les généraux accordèrent aux habitants la permission de sortir, hommes, femmes et enfants, avec un manteau et quelque peu d'argent. Le peuple , qui avait dépensé 2000 talents à ce siège , leur fit un crime de cette douceur et faillit les mettre en jugement. Potidée fut repeuplée par 1000 familles athéniennes (430).
Kiége de Platées; saccès maritimes d'Athènes (430-4ÎO).
L'année suivante , Archidamos n'entra pas dans l'Attique, que la peste désolait, mais vint mettre le siège devant Pla-
�188
CHAPITRE X.
tées, afin d'enlever aux Athéniens ce point d'appui hors de leur pays. Les Platéens invoquaient les serments des Grecs après la défaite de Mardonius. <t Oui, répondit Archidamos, nous avons jiiré de vous défendre , mais tant que vous ne vous uniriez pas aux oppresseurs de la Grèce. Rompez avec Athènes : livrez-nous jusqu'à la fin de la guerre vos demeures et vos champs, pour que nous puissions nous y établir dans l'intérêt public. Vous serez libres d'aller où bon vous semblera, et nous vous donnerons même quelque argent pour vous aider à vivre. >• Ces propositions dérisoires ne furent pas acceptées ; aussitôt commença ce siège mémorable , un des épisodes les plus dramatiques de cette guerre. Des deux côtés on montra un égal acharnement, et on employa tout ce qu'enseignait l'art des sièges. Archidamos éleva une terrasse jusqu'à la hauteur de la muraille pour l'assaillir de plain-pied. Mais les Platéens exhaussèrent leur mur et en construisirent un second en arrière du premier. Attaques de vive force, surprises, tout échoua ; il fallut changer le siège en blocus. Les alliés entourèrent la place d'un double mur fortifié, et y laissèrent la moitié de leurs troupes. Dans la ville il n'y avait pourtant que 400 Platéens et 80 Athéniens. Dans le même temps, les Spartiates entreprirent de chasser les Athéniens de la mer d'Ionie. Une expédition dirigée contre Zacynthe. et Géphallénie , en 430, avait mal réussi. L'année suivante, un grand effort fut fait contre l'Acarnanie. Gorinthe, Leucade, Anactorkm et Ambracie fournirent des vaisseaux et des soldats ; on appela à la curée les barbares du voisinage, Chaoniens, Molosses, Orestins. Perdiccas, allié d'Athènes, donna sous main 1000 Macédoniens, et ces forces, réunies à 1000 Spartiates, marchèrent sur Stratos, la capitale des Acarnanes. Cette armée si diverse et mal conduite arrivait en désordre ; une sortie heureuse la dispersa. Une victoire navale de Phormion acheva de ruiner l'entreprise. Ce général n'avait que 20 galères contre 47 qui venaient du Péloponnèse. Aussi se tenait-il prudemment sous Naupacte ; mais, au moment où la flotte ennemie traversait le détroit, il courut à elle. Surpris, les Péloponné-
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
189
siens se formèrent en cercle. Phormion ordonna à ses capitaines de courir autour du cercle et de le resserrer toujours davantage, en rasant les vaisseaux ennemis, sans en venir aux mains, avant que lui-même eût donné le signal. Il attendait un vent qui a coutume de s'élever en cet endroit au point du jour, et qui ne devait pas permettre aux Péloponnésiens de garder leur ordre. Dès qu'il souffla, les vaisseaux ennemis, serrés les uns contre les autres, se% heurtèrent et s'embarrassèrent mutuellement ; l'inexpérience des matelots augmentait la confusion. La bataille était déjà gagnée par Phormion, quand il fit commencer l'attaque. Plusieurs galères furent coulées et l'on en prit douze. Les Lacédémoniens, étonnés d'un pareil échec, l'attribuèrent à l'impéritie de leur amiral. Ils envoyèrent trois Spartiates , au nombre desquels Brasidas, pour lui servir de conseil, et portèrent leur flotte à 77 vaisseaux. Phormion avait demandé des secours à Athènes : on lui expédia 20 navires qui, s'étant détournés pour une expédition en Crète, arrivèrent trop tard. Il fut donc obligé de tenir tête à la flotte ennemie , avec les seules galères qui avaient déjà combattu. Les Péloponnésiens parvinrent à en couper 9, qu'ils forcèrent à s'échouer à la côte. Mais les 11 autres, attirant à leur poursuite 20 vaisseaux ennemis , firent volte-face , les battirent, leur enlevèrent 6 bâtiments et reprirent ceux qu'ils avaient fait échouer. Un des amiraux se tua pour n'être pas pris, mais son corps fut porté par les flots aux Athéniens. Ainsi, malgré l'inégalité des forces , la victoire restait du côté d'Athènes, et elle ne perdait pas un seul de ses alliés de l'ouest. Pour réparer ces échecs répétés, Brasidas conçut un projet hardi. Il lit passer par terre l'isthme de Gorinthe aux matelots de la flotte , avec ordre de mettre en mer 4.0 vaisseaux qui se trouvaient dans les chantiers de Nisée , et de voguer sur le Pirée sans défense. Au lieu d'y courir à force de rames, ils s'arrêtèrent devant un fort de Salamine, qui, par ses signaux de feu, jeta l'alarme dans Athènes, dont toute la population descendit en armes au Pirée. On profita de cet avertissement, et des chaînes furent tendues désormais à l'entrée des ports.
�190
CHAPITRE X. Mort de Périclès (480).
Périclès ne put voir ces derniers succès. La peste qui diminuait chaque jour, et qui ne frappait plus que de rares victimes, l'atteignit à son tour. Le mal ne l'abattit pas d'un coup, mais le mina peu à peu. Gomme il allait expirer, ses amis et les principaux citoyens assis autour de son lit, rappelaient ses vertus, ses talents et les neuf trophées qu'il avait élevés pour autant de victoires. Us parlaient ainsi, pensant que déjà Périclès ne les entendait plus ; mais le mourant, se redressant par un dernier effort, leur dit : « Vous me louez de ce que tant d'autres ont fait comme moi, et vous oubliez ce qu'il y a de plus grand dans ma vie : c'est que jamais je n'ai fait prendre le deuil à un citoyen. Cette modération durant un si long pouvoir est son plus bel éloge ; et, comme ce fut sa dernière pensée , ce devrait être le dernier mot prononcé sur lui. Écoutons cependant Thucydide, un de ses adversaires politiques : « Puissant par la dignité de son caractère, par sa sagesse et son incorruptible probité, il conduisait le peuple d'une main libre sans jamais se laisser conduire par lui. N'ayant pas acquis le pouvoir par d'indignes moyens, il ne sacrifiait rien pour être agréable au peuple, et au besoin il bravait son déplaisir, yoyait-il les Athéniens remplis d'une dangereuse confiance, il abattait leur fougue ; étaient-ils effrayés, inquiets, désespérés, il les relevait. Ce gouvernement était de nom une démocratie, de fait un empire, mais celui du premier citoyen de la république. » Son tombeau fut placé au Céramique parmi ceux des citoyens qui avaient péri dans les combats. N'était-il pas, en effet, tombé au milieu de la lutte et comme sur un champ de bataille ?
Affaire de tlltylènc.
On en était déjà à la quatrième année de la guerre (428), et, malgré les ravages annuels d'Archidamos, qui reparut encore cet été dans l'Attique, les Athéniens avaient l'avan-
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
191
tage, car ils n'avaient rien perdu, et ils avaient pris Potidée. Mais à ce moment éclata une révolte qui pouvait ébranler toute leur domination. Mitylène, comme toutes les cités grecques, avait deux partis. Les grands qui tenaient le peuple dans une étroite dépendance n'avaient accepté qu'avec douleur et par crainte des Perses, la suprématie d'Athènes. Bien qu'Athènes fût restée pour Mitylène, comme pour Ghios, dans les termes de la primitive alliance ils se rappelaient les jours brillants de Pittacos, et ce temps où l'île entière de Lesbos leur était soumise. On les a vus solliciter secrètement, avant même la guerre de Gorcyre, l'appui de Lacédémone. Encouragés par les Béotiens qui étaient de leur race, ils augmentèrent la force de leurs murs et le nombre de leurs vaisseaux, forcèrent les habitants des petites villes du voisinage à s'établir dans leur cité, et soudoyèrent des auxiliaires. Méthymne et Ténédos dénoncèrent à Athènes ces préparatifs. Une ambassade pacifique envoyée à Mitylène ne rapporta que des paroles de guerre, et on apprit en même temps que les Péloponnésiens recevaient les révoltés dans leur alliance. « Athènes,'disaient ceux-ci, affaiblie et ruinée par la peste et la guerre, ne résistera pas à une vive attaque; » et les Spartiates, dans l'ardeur de la haine, rappelaient déjà aux armes les alliés. A peine de retour de leur troisième invasion dans l'Attique, ils se disposaient à traîner toute une flotte par-dessus l'isthme pour envelopper Athènes de toutes parts. On ne parle que de la constance romaine ; il faudrait quelquefois parler de la constance de ce peuple, qui depuis quatre ans ne possédait plus, de son territoire, que l'espace couvert par les murailles de sa ville. Il avait déjà envoyé une escadre devant Mitylène, une autre voguait vers l'Acarnanie; il semblait que le Pirée fût vide. A la nouvelle du projet des Lacédémoniens, il en sortit 100 galères encore, qui, sous les yeux de l'ennemi étonné, vinrent ravager les côtes du Péloponnèse. Quand, l'été suivant (427), l'armée de la ligue envahit une quatrième fois l'Attique, le courage d'Athènes n'en fut pas ébranlé; pas une galère, pas un sol-
�192
CHAPITRE X.
dat ne furent rappelés de Mitylène ; et cependant Périclès n'était plus là. Le Spartiate Saléthos avait pris la direction de la défense de cette ville. Mais à peine eut-il, pour une attaque générale des lignes athéniennes, fait distribuer des armes au peuple, que cette multitude longtemps opprimée se souleva contre les grands. Il fallut traiter et livrer la villo à Pachès, le général athénien. Ici se place une tragédie sanglante. Les Spartiates avaient donné dès le principe à cette lutte le caractère de cruauté féroce que les peuples du midi de l'Europe, Grecs, Romains, Italiens du moyen âge ou Espagnols ont trop souvent imprimé à leurs guerres. Tous les alliés d'Athènes, tous les marchands, les pêcheurs, même les neutres, qui étaient tombés entre leurs mains, avaient été mis à mort, et leurs cadavres étaient restés sans sépulture. Une flotte péloponnésienne venait tout récemment encore de montrer le long des côtes de l'Ionie cette facilité à tuer, sans l'excuse du péril encouru. Athènes n'était pas demeurée en reste : des ambassadeurs que Lacédémone envoyait au grand roi, saisis par elle, furent exécutés ; un d'eux était l'instigateur de la révolte de Potidée. Les Platéens n'avaient pas eu plus de pitié pour les Thébains qui avaient tenté de surprendre leur ville. La trahison des Mityléniens, sans prétexte, puisqu'ils étaient les plus favorisés des alliés, avaient mis Athènes dans le plus grand péril, et amené une Hotte du Péloponnèse jusque sous les côtes de l'Ionie. Us n'avaient donc pas, d'après l'esprit de ce temps et le caractère de cette guerre, de merci à attendre, pas plus que Gapoue n'en eut de Rome après s'être donnée à Annibal. Parmi les prisonniers envoyés par Pachès était Saléthos. Son procès fut court: malgré ses efforts pour sauver sa vie, on l'exécuta presque à son arrivée. Dans l'irritation où le peuple était encore, il prit, sur les instances de Gléon, l'atroce résolution de faire périr toute la population de Mitylène. Ge Gléon, l'indigne héritier de Périclès, était, à la grande joie d'Aristophane, qui tire de la d'intarissables plaisanteries, un corroyeur d'Athènes, fort ami des petites gens et grand parleur, violent, impétueux, se démenant sans dignité
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
193
;i la tribune où il portait non la tenue et la sévère éloquence de Périclès, mais la langue et les gestes du Pirée. Gléon, qui fut une fois convaincu de vénalité, Gléon, mauvais orateur, mauvais général et flatteur de la populace, avait pourtant de l'énergie. Un jour elle le servira bien, mais cette fois elle lui fit faire une mauvaise action. Quand on délibéra sur le sort des Mityléniens, il soutint qu'un grand et terrible exemple était nécessaire ; son opinion passa. Mais le peuple, meilleur que lui, revint le lendemain à des sentiments plus dignes d'Athènes. Le vaisseau à qui était remis l'arrêt de mort, avait une avance de vingt-quatre heures. Chargé d'un tel message, il allait lentement. La galère qui portait le contre-ordre fit la plus grande diligence ; Pachès venait de lire sur la place de Mitylène le décret fatal et allait l'exécuter, lorsque la seconde trirème entra dans le port. Les mille partisans de Lacédémone envoyés à Athènes n'en furent pas moins égorgés. C'était déjà une assez sanglante boucherie. Quant à Mitylène, ses murs furent rasés, ses vaisseaux confisqués et toute l'île, moins le territoire de Méthymne, fut divisée en 3000 parts. On en consacra un dixième aux dieux ; le reste fut donné par le sort à des Athéniens qui affermèrent ces champs à des cultivateurs de Lesbos, au prix d'une redevance de deux mines pour chaque lot. Mitylène pourtant ne tarda pas à se relever et à redevenir très-florissante. Un exemple, heureusement d'une autre sorte, fut en même temps donné par Athènes à ses alliés. Le conquérant de Lesbos, Pachès, commit certaines violences dans la ville. De retour à Athènes, il fut mis en jugement, et, prévoyant une condamnation, se perça de son épée, au tribunal même. Athènes disait bien haut qu'elle ne voulait pas plus d'injustices que de révoltes.
Prise tic Platées (4*9) t massacres à Corcj're](489-4*»).
Le sang des Mityléniens retomba sur la tête des Platéens. Les Spartiates s'acharnaient contre cette poignée d'hommes qui depuis deux ans résistaient héroïquement, haussant et
TTTÇT
. r.p.
1^
�194
CHAPITRE X.
réparant leurs murailles, ruinant les fortifications des ennemis, brisant leurs machines, bravant une pluie de feu, de soufre et de poix que les assiégeants lançaient sur eux, et les flammes qui dévorèrent une partie de leur ville, Enfin, entourés d'une double circonvallalion, et privés de vivres, ils allaient capituler, quand leur vint l'idée d'une audacieuse entreprise. Il s'agissait de franchir le double mur des ennemis, et de ne leur laisser à prendre qu'une cité vide de ses défenseurs. En comptant les briques, ils étaient parvenus à connaître la hauteur des murs et avaient construit des échelles assez longues pour en atteindre le faîte. Au moment de l'exécution, il n'y eut que 220 hommes, c'est-à-dire la moitié de la garnison, qui se risquèrent à tenter ce coup périlleux. Par une nuit obscure, tandis que le vent soufflait et qu'il tombait une pluie mêlée de neige, ils sortirent de la ville, silencieux, éloignés les uns des autres, pour ne point entre-choquer leurs armes, tous ayant un pied nu, afin de ne pas glisser. Us appliquèrent leurs échelles et montèrent. Les premiers n'avaient que leur cuirasse et un poignard; ceux qui suivaient portaient des javelots et d'autres armes. Une brique qui tomba donna l'éveil aux assiégeants. Ils coururent aussitôt de tous côtés et allumèrent des signaux : les Platéens de la ville en allumèrent d'autres pour les tromper. Munis de torches, ils cherchaient partout ceux qui avaient causé l'alarme ; mais leurs feux ne faisaient que guider les coups des Platéens qui, invisibles dans l'ombre, frappaient sûrement. Les 200 parvinrent enfin à franchir les retranchements et le fossé couvert de glace ; ils se dirigèrent du côté de Thôbes pour tromper les poursuites ; ils voyaient en effet, par la lumière des torches, les ennemis qui les cherchaient vers le Cithéron. Après avoir fait six ou sept stades dans cette direction, ils tournèrent du côté des montagnes et arrivèrent sains et saufs en Attique. Mais le reste de la garnison était trop faible pour prolonger davantage la résistance : il fallut capituler. Les Spartiates se vengèrent cruellement du temps qu'ils avaient perdu à ce siège, et montrèrent une cruauté froide, d'autant plus odieuse qu'ils y mêlèrent un appareil de justice. Cinq
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
195
juges spéciaux furent envoyés de Lacédémone : les prisonniers comparurent un à un ; on ne portait contre eux aucun chef d'accusation, on se bornait à leur demander « si dans cette guerre, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens ou à leurs alliés. » A cette question dérisoire les malheureux, interdits, gardaient le silence et on les égorgeait. 200 Platéens et 25 Athéniens périrent ainsi ; leurs femmes furent réduites en servitude, leur ville rasée et la territoire donné aux Thébains. A Gorcyre, comme partout, l'aristocratie et le peuple, les riches et les pauvres, ceux-là soutenus par Lacédémone, ceux-ci par Athènes, se disputaient avec fureur le pouvoir.Longtemps ces discordes intérieures n'amenèrent d'autre catastrophe que l'exil du parti le plus faible ; mais maintenant que les vaincus peuvent appeler l'étranger à leur aide, ces luttes intestines prendront le caractère d'atroce cruauté et de perfidie que nous allons voir. Les riches Gorcyréens que les Corinthiens avaient faits prisonniers à la bataille de Sybota avaient été relâchés, et, depuis leur retour, ils s'efforçaient de remplir la sécrète condition de leur mise en liberté, d'entraîner l'île dans le parti des Péloponnésiens. Pithias, chef de la faction populaire, accusé par eux de trahir la patrie, accuse à son tour de sacrilège cinq d'entre eux, qui se vengent en l'immolant au milieu même du sénat. Us s'emparent de la ville, égorgent 60 partisans de Pithias, promettent la liberté aux esclaves qui se joindront à eux et appellent la flotte péloponnésienne. Le peuple, d'abord surpris, reprend courage; 12 vaisseaux accourent de Naupacte et donnent l'avantage au parti populaire. Mais 53 galères arrivent du Péloponnèse; les Athéniens, malgré leur petit nombre, balancent la victoire dont le général Spartiate ne sait pas profiter. Averti par les signaux de feux que 60 galères athéniennes approchaient, il s'enfuit ; alors commence un horrible massacre. Les nobles et leurs partisans s'étaient réfugiés dans un temple. Pour les en tirer, on leur promet un jugement impartial ; 500 qui l'acceptent sont condamnés à mort et égorgés. Les autres se frappent eux-mêmes dans le temple.
�196
CHAPITRE X.
Pendant sept jours on tua dans Corcyre, et les passions déchaînées profitèrent de cet affreux désordre pour se satisfaire : des débiteurs tuèrent leurs créanciers pour éteindre une dette ; des inimitiés personnelles se couvrirent du prétexle de la vengeance publique. 600 de ces malheureux s'étaient échappés ; ils se fortifièrent sur le mont Iston et s'y défendirent deux années. Forcés par les Athéniens de se rendre, ils furent transportés sur un îlot pour y attendre le jugement d'Athènes. Jusque-là leur vie était sauve, mais à condition que pas un ne tenterait de fuir. Les chefs du parti démocratique leur tendirent un piège odieux. De faux amis les engagèrent à s'échapper et leur en offrirent les moyens. Quelques-uns acceptèrent; aussitôt la sentence fut portée. On les retira vingt par vingt de leur prison, et on les conduisit attachés entre deux haies d'hoplites, qui frappaient et perçaient ceux qu'ils regardaient comme leurs ennemis. Des hommes armés de fouets hâtaient leur marche. 60 furent ainsi emmenés et exécutés, sans que ceux qu'ils avaient laissés derrière eux s'en doutassent ; enfin, instruits de la vérité, ils refusèrent de sortir. Les Gorcyréens enlevèrent le toit de l'édifice où ils s'étaient réfugiés et les accablèrent de projectiles de toutes sortes. Les malheureux se tuaient euxmêmes avec les flèches qu'on leur lançait, se pendaient aux lits de leur prison, ou s'étranglaient de leurs propres mains. Il en coûte à dire que ce fut seulement après ces odieux massacres que Corcyre retrouva enfin son ancienne tranquillité. Il n'avait pas fallu moins pour cela, tant la haine des deux côtés était féroce, que l'extermination de tout un parti par l'autre. Mais le signal de ces perfidies et de ces violences, qui l'avait donné? Ceux qui, sans cause, voulurent détacher Corcyre d'Athènes, et qui poignardèrent Pithias en plein sénat : la faction des grands. « Dans cette guerre de Corcyre, dit Thucydide, il se commit toutes les horreurs qui arrivent ordinairement dans de telles circonstances; elles furent même surpassées,: car un père tua son fils ; des suppliants furent arrachés des asiles sacrés ; d'autres égorgés au pied des autels, tant fut cruelle cette sédition ! Elle le parut encore davantage parce qu'elle
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
197
était la première. En effet, la Grèce fut dans la suite presque tout entière ébranlée, et comme partout y régnait la discorde, les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, et la faction du petit nombre les Lacédémoniens. Les villes étaient en proie à la séduction, et celles qui s'y livraient les dernières, instruites de ce qui s'était fait ailleurs, s'abandonnaient à de plus grands excès, jalouses de se distinguer par la gloire de l'invention, soit dans l'art qu'elles mettaient à nuire aux ennemis, soit dans l'atrocité jusqu'alors inouïe de leurs vengeances. Dans la paix, les esprits ont plus de douceur ; la guerre donne des leçons de violence et rend les mœurs des citoyens conformes à l'âpreté des temps. » Heureusement, nous pouvons taxer ici Thucydide, d'après lui-même, d'exagération, car il ne montre rien de semblable ailleurs, dans la suite de son histoire.
Constance des Athéniens; occupation de Pylos et de Sphactéric (4*5).
Gomme si la nature eût voulu concourir à ce bouleversement général, des tremblements de terre ébranlèrent l'Attique, l'Eubée, toute la Béotie et surtout Orchomène. La peste n'était jamais entrée danTle Péloponnèse ; elle recommença à décimer pendant une année entière les Athéniens. Depuis-sa première apparition elle leur avait enlevé 4300 hoplites, 300 cavaliers, et d'innombrables victimes dans le reste de la population. Ce furent les derniers coups du fléau. Pour apaiser le dieu qui envoyait et chassait la peste, les Athéniens purifièrent l'île d'Apollon. Tous les restes des morts ensevelis à Délos furent exhumés ; il fut défendu désormais d'y naître ou d'y mourir. Les malades étaient transportés dans l'île voisine de Rhénée. On institua des jeux et des courses de chevaux qui durent se célébrer tous les cinq ans. Une preuve qu'il faut faire au peuple d'Athènes sa part dans les grandes choses accomplies par Périclès, c'est que depuis quatre années qu'il avait perdu ce guide éclairé, il avait montré, contre le double fléau de la peste et de la
�198
CHAPITRE X.
guerre, la constance que lui recommandait le grand orateur : point de troubles dans la ville, point d'esprit étroit dans le choix des chefs. Cléon pouvait bien monter à la tribune. C'étaient les généraux éprouvés par de bons services, fussent-ils nobles, riches et amis de la paix, comme Démosthène et Nicias, qui commandaient les armées. Cette même année Démosthène remporta dans l'Acarnanie les plus brillants avantages et vainquit sur terre les Pélopcnnésiens. Il y eut tant de morts à la bataille d'Olpée que
pour sa part du butin le général eut 300 panoplies qu'il consacra dans les temples d'Athènes. Mais cette guerre d'Acarnanie ne pouvait avoir de grands résultats. Une audacieuse entreprise de Démosthène parut un moment devoir tout terminer. Il avait été frappé, en naviguant autour du Péloponnèse, de la position remarquable de Pylos, promontoire de la côte de Messénie, qui domine la rade actuelle de Navarin. Il lui sembla que si l'on pouvait l'occuper et y établir des Messéniens, ce serait en quelque sorte attacher au flanc du Péloponnèse une torche enflammée. Il obtint du
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
199
peuple athénien la permission de tenter quelque chose ; mais, lorsque la flotte qui allait à Corcyre et en Italie fut arrivée devant Pylos, les généraux qui la commandaient s'effrayèrent de son projet et s'opposèrent à son exécution. Par bonheur les vents se mirent du côté de Démosthène, et, poussant les Athéniens à la côte, les forcèrent de relâcher, Dès qu'on fut à terre, les soldats, avec cette activité industrieuse et cette intelligence qui caractérisaient les Athéniens, se mirent à improviser d'eux-mêmes des fortifications et à construire des murs, sans outils pour tailler les pierres, sans auges pour porter le ciment. Au bout de six jours le rempart était à peu près achevé; Démosthène y resta avec cinq galères. Sparte-fut justement effrayée à cette nouvelle, car c'était une excellente station pour les flottes ennemies, à l'occident du Péloponnèse ; et de Pylos, les Athéniens allaient remuer toute la Messénie , peut-être même provoquer quelque nouveau soulèvement des hilotes. Elle rappela en toute bâte son armée de l'Attique où elle n'était entrée que depuis quinze jours, et sa flotte des eaux de Corcyre, afin de bloquer Pylos par terre et par mer. La rade de cette ville se trouvait barrée à son entrée par une île de 15 stades de long (2 kilom., 7), appelée Sphactérie. Les Lacédémoniens y jetèrent 420 hoplites et fermèrent de chaque côté de l'île les passages qui donnaient accès dans la rade, avec des vaisseaux, ayant la proue tournée en dehors. Du côté de la mer, Pylos n'avait guère d'autre défense que les difficultés d'un débarquement. Ce fut pourtant de ce côté que l'attaque commença; elle dura deux jours sans succès. Brasidas, qui s'y étâit conduit avec le plus grand courage, y fut couvert de blessures et perdit son bouclier que les flots portèrent aux Athéniens. Cependant rien n'était désespéré pour Lacédémone, tant qu'elle restait maîtresse de la mer; mais 50 vaisseaux athéniens arrivèrent de Zacinthe, assaillirent la flotte ennemie, et, après un furieux combat, forcèrent les vaisseaux de s'échouer à terre. Aussitôt ils enveloppèrent Sphactérie et les 420 Lacédémoniens qui s'y trouvaient. Sparte, a ces nouvelles, fut dans la consternation. Le
�200
CHAPITRE X.
nombre des Spartiates n'avait en effet cessé de décroître depuis Lycurgue. Au temps du législateur, ils étaient 9000; au moment de la bataille de Platées, 5000; avant un quart de siècle on n'en comptera plus que 700. La perte de ceux qu'Athènes tenait assiégés eût été irréparable. Les éphores se rendirent eux-mêmes à Pylos pour examiner l'état des choses, et ne virent d'autre moyen d'échapper à ce malheur que de conclure un armistice avec les généraux athéniens. Il fut convenu que des ambassadeurs partiraient de Lacédémone pour Athènes, que, jusqu'à leur retour, Lacédémone livrerait tous les vaisseaux qu'elle avait dans la rade, 60 galères, enfin que les Athéniens maintiendraient le blocus de Sphactérie, mais qu'ils laisseraient passer aux 420 deux chœnices attiques (2 lit., 6) de farine par homme, deux cotyles (0 lit., 54) de vin et un morceau de viande ; la moitié pour les valets. Les députés lacédémoniens parurent dans l'assemblée d'Athènes, et, contre leur habitude, firent un long discours, offrant la paix en échange de leurs prisonniers, ajoutant que, dès qu'ils auraient traité, toute cité à leur exemple poserait les armes. Que devenaient donc les griefs tant reprochés à Athènes, au commencement de la guerre? Pour sauver quelques-uns de ses citoyens, Sparte abandonnait ses alliés et ce qu'elle trouvait naguère une cause si juste! Mais l'année précédente, n'avaient-ils pas lâchement trahi les Ambraciotes après la défaite d'Olpée? Malheureusement Périclès n'était plus là pour imposer au peuple un désintéressement utile. Gléon poussa l'assemblée à exiger la restitution des places cédées lors de la trêve de trente ans. Les députés ne pouvaient accepter de telles conditions ; ils revinrent sans avoir rien fait. L'armistice cessa à leur arrivée, mais les Athéniens, prétextant la violation de quelque condition, refusèrent de rendre les vaisseaux. C'était se donner gratuitement le tort d'un manque de loyauté, car ces vaisseaux rendus n'auraient pu être d'aucune utilité aux Spartiates. La famine était le plus grand péril que les assiégés eussent à craindre; l'île, en effet couverte de bois, était difficile et dangereuse à enlever
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 201
de vive force. On promit la liberté à tout hilote qui parviendrait à y porter des vivres. Beaucoup tentèrent l'entreprise et réussirent. Les 420 purent tenir jusqu'aux approches de l'hiver. Il était à craindre que dans cette saison les Athéniens de Pylos n'eussent eux-mêmes la plus grande peine à trouver des subsistances. Déjà l'armée souffrait; on le sut à Athènes. Gléon, qui avait fait rejeter naguère les propositions des Lacédémoniens, s'en prit aux généraux. Si les hostilités traînaient en longueur, c'était, disait-il, qu'ils manquaient de résolution, et il avait raison, car les Athéniens avaient à Pylos 10 000 hommes contre 420. Nicias, toujours alarmé, croyait, même avec de telles forces, le succès impossible; et, pour mettre le démagogue au pied du mur, il lui dit d'aller à Sphactérie. Cléon d'abord hésita; mais le peuple pressé, lui aussi, d'en finir, le prit au mot. Il fallut s'exécuter. Cléon promit que dans vingt jours tout serait terminé. Il n'en fallait pas davantage, du moment qu'on était résolu à tenter sérieusement la descente. Prudemment il demanda qu'on lui adjoignit Démosthène pour collègue; et il eut la sagesse de ne rien faire sans consulter cet habile homme.'Peu de jours avant son arrivée à Pylos, un feu allumé pour cuire des aliments, et mal éteint, avait gagné le bois, et l'incendie, excité par un vent violent, avait dévoré la forêt. Cet accident faisait disparaître le principal danger de la descente. Démosthène la préparait; il la fit avec Cléon. Une nuit ils assaillirent l'île avec toutes leurs forces. Us avaient beaucoup de troupes légères. Elles gagnèrent rapidement les points les plus élevés, et de là harcelèrent les Lacédémoniens qui n'étaient pas habitués à ces cris, à ces attaques d'ennemis fuyant dès qu'ils avaient frappé. Les cendres de la forêt nouvellement consumée s'élevaient dans l'air et les aveuglaient; étourdis, ne distinguant plus rien, immobiles à la même place, ils recevaient de toutes parts des projectiles dont leur cuirasse de feutre les garantissait mal. Pour rendre le combat moins inégal, ils se retirèrent en masse vers un fort élevé à l'extrémité de l'île. Déjà ils étaient plus heureux dans celte position et commençaient à repousser les assaillants, lorsque tout à coup ils virent paraître sur les rochers, au-dessus de .
�202
CHAPITRE X.
leurs têtes, un corps de Messéniens qui les avait tournés. Il fallut se rendre. Ils obtinrent du moins la permission de consulter auparavant les Lacédémoniens qui se trouvaient sur la côte voisine; ceux-ci répondirent : « Les Làcédémoniens vous laissent libres d'agir comme vous l'entendrez, a condition que vous ne ferez rien de honteux. » Ils se rendirent avec leurs armes. Apparemment ce qui était jadis honteux pour Sparte ne l'était plus. 128 étaient morts dans l'attaque. Sur les 292 survivants, il y avait 120 Spartiates appartenant pour la plupart aux premières familles. Quelqu'un vantait devant un des prisonniers le courage de ceux de ses compagnons qui avaient été tués.. « On ne' saurait, répondit-il, avoir trop d'estime pour les flèches, si elles savent discerner le brave du lâche. J> C'est une réponse bien athénienne pour un Spartiate; Léonidas en avait d'autres (425). Le succès de Sphactérie accrut considérablement la faveur de Cléon auprès du peuple. Aristophane s'en vengea par des satires. Gléon ne fut plus dans ses pièces que le Paphlagom'en, l'infâme esclave qui s'insinue dans la faveur du vieux Démos (peuple), fait accabler de coups les bons esclaves Nicias et Démosthène, et sert au maître ce gâteau de Pylos, que Démosthène seul a préparé. Bornons-nous à remarquer que, si tout l'honneur de cette affaire revient réellement à Démosthène, Cléon y apporta une énergie qui ne fut pas inutile; qu'il ne paraît pas, même dans le récit de Thucydide, s'être mal comporté comme soldat ou capitaine; et qu'enfin ce- qu'il avait promis, il l'exécuta. L'équilibre était donc rompu; la fortune penchait du côté des Athéniens. Ils poursuivirent leurs succès avec une rare vigueur. Nicias, à la tête d'un armement considérable, déj barqua sur l'isthme, battit les Corinthiens, puis alla prendre Méthana dans l'Argolide, dont les campagnes furent incessamment ravagées par la garnison qu'il y laissa (425). L'année suivante; il enleva l'île de Gythère, voisine de la côte méridionale du Péloponnèse, commode par conséquent, soit pour arrêter les navires qui en approchaient, soit pour y faire des descentes. D'ailleurs elle regarde la.mer de Crète et celle de Sicile, où Athènes à ce moment même avait une
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
203
flotte, pour soutenir les cités en guerre avec Syracuse. L'importance de la position de Gythère fit accorder à ses habitants de douces conditions. Nicias leur donna une garnison d'Athéniens, mais ne leur imposa qu'un tribut de quatre talents. Après avoir impunément ravagé pendant sept jours la Laconie, Nicias revint sur Thyrée, dans la Cynurie, où les Spartiates avaient établi les Éginètes. Il enleva d'assaut la ville en présence d'une armée lacédémonienne qui n'osa la défendre, et mit à mort tous ceux qu'il y prit. C'est ici que se place probablement la sanglante tragédie accomplie à Sparte, l'assassinat de 2000 hilotes (voy. p. 37) des plus braves, pour affaiblir et effrayer ceux de leurs compagnons que les succès d'Athènes auraient pu porter à la révolte. Dans le même temps, Démosthène manqua de faire une conquête plus importante. La discorde régnait à Mégarè; une faction à la fin chassa l'autre, mais les proscrits, retirés àPégées, infestaient de là toute la Mégaride, que les Athéniens, de leur côté, venaient régulièrement ravager tous les ans. Une partie du peuple se lassa de cette situation et conspira pour ouvrir les portes aux Athéniens. Le complot échoua, Démosthène du moins en profita pour s'emparer de Nisée et des Longs-Murs. Brasidas, accouru dans Mégare, y fit entrer les exilés. On leur avait fait jurer l'oubli du passé : ils mirent à mort 100 de leurs adversaires, et Mégare resta depuis ce temps soumise à la plus ombrageuse oligarchie. Ainsi Athènes prenait partout l'offensive. Sparte semblait paralysée. Elle n'agissait plus, ne savait plus se résoudre à rien; la perte de tant de positions importantes, de ses meilleurs guerriers, de ses hilotes qui désertaient tous les jours, l'avait rendu timide. La mer l'effrayait; ses armées de terre même ne lui semblaient jamais assez nombreuses. Elle s'adressa au grand roi avec de plus vives instances que par le passé, pour en obtenir des secours, trahissant ainsi la cause de la Grèce entière et sa vieille gloire des Thermopyles. Les Athéniens arrêtèrent en Thrace le Perse Artapherne. Dans la lettre dont il était porteur, le roi se plaignait
�204
CHAPITRE X.
de ne pouvoir comprendre les intentions des Spartiates, pas un de leurs envoyés ne lui disant la même chose, et, à cet effet, il leur adressait un député. Athènes essaya de neutraliser ces efforts de Lacédémone, et peut-être de la supplanter dans les bonnes grâces du roi. Elle renvoya honorablement Artapherne en le faisant accompagner d'une ambassade. La Grèce allait donc avoir dès ce temps le honteux spectacle, qui ne lui fut pas épargné dans la suite : les fils des vainqueurs de Salamine et de Platées aux pieds du successeur de Xerxès. Heureusement à Ephèse les députés apprirent la mort du grand roi et n'allèrent pas plus loin. Athènes n'en avait pas moins trahi par cette pensée malheureuse toute son histoire et ses destinées. Elle l'expia presque aussitôt par des revers. Le plan habile de Démosthène avait réussi; le Péloponnèse était enveloppé d'un cercle de postes ennemis. Il restait à fermer l'isthme pour emprisonner les Spartiates clans leur presqu'ile. On pouvait le faire en occupant Mégare, mieux encore en entraînant la Béotie dans l'alliance d'Athènes. La tentative sur Mégare ayant échoué, Démosthène reprit son projet sur la Béotie. Il avait des intelligences avec quelques Béotiens qui s'engageaient à lui livrer Ghéronée ; lui-même devait surprendre Siphées, sur le golfe de Crissa, et du côté de l'Eubée, le général athénien Hippocrate avait ordre de s'emparer de Délion. Ces trois coups de main devaient s'exécuter le même jour. Malheureusement le complot ne fut point tenu secret ou l'on s'entendit mal. Il en résulta que l'entreprise sur Siphées et sur Ghéronée manqua, et Hippocrate, en retard de quelques jours, vit accourir à lui toutes les forces béotiennes que le plan de Démosthène avait eu pour objet de diviser. Hippocrate avait eu le temps toutefois d'occuper et de fortifier le temple d'Apollon à Délion. Les Béotiens crièrent au sacrilège et attaquèrent les Athéniens, qui perdirent 1000 hoplites. Dans cette bataille, Socrate sauva le jeune Xénophon blessé, comme il avait déjà sauvé Alcibiade à Potidée; et avec son ami Lâchés et quelques autres braves, se retira pas à pas devant la cavalerie thébaine. Pendant qu'il montrait cette froide bravoure, Aristo-
�LÀ GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 205 pharie écrivait sa comédie des Nuées. Les vainqueurs reprirent aussitôt Délion, et il ne resta rien aux Athéniens de cette expédition. Sparte "n'avait qu'un homme, Brasidas, mais aussi intelligent que brave. Ce qu'Athènes avait fait contre Sparte à Py-los, à Cythère, à Méthana, il entreprit de le faire contre Athènes dans la Chalcidique et la Thrace. Au commencement de la guerre, Athènes avait contraint le roi de Macédoine, Perdiccas, à entrer dans son alliance, et elle avait gagné l'amitié de Sitalcôs, le puissant roi des Odryses, dont le territoire s'étendait de la mer Egée au Danube, et de Byzance aux sources du Strymon, sur une longueur de trente journées de chemin. A l'instigation d'Athènes, Sitalcès avait même envahi, en" 429, la Macédoine à la tête de 150000 hommes. Mais depuis son zèle s'était refroidi. Quant à Perdiccas, il n'avait jamais perdu une occasion de nuire en secret aux Athéniens. En ce moment même il sollicitait Sparte d'envoyer une expédition sur les côtes de Thrace et dans la Chalcidique, dont plusieurs villes n'attendaient qu'une occasion de secouer le joug des Athéniens. Enlever à Athènes ces pays, d'où elle tirait ses bois de construction, c'était la frapper dans sa marine, dans sa force. D'ailleurs en portant la guerre vers le nord, on l'éloignait du Péloponnèse, qui souffrait depuis quelque temps tous les désastres. Brasidas fut chargé de cette tâche d'autant plus difficile, qu'on lui donnait pour soldats des hilotes armés en hoplites, que Lacédémone éloignait par crainte d'une révolte. En outre, cette armée devait faire route par terre, c'est-à-dire traverser la Thessalie, pays allié des Athéniens. Brasidas se tira de toutes les difficultés par son habileté et par une souplesse de génie rare chez un Lacédémonien. Il calma les défiances des Thessaliens, et arriva sur les terres ^de Perdiccas. Ce prince voulait qu'il l'aidât à renverser Arrhidée, roi des Lyncestes; mais Brasidas craignit de rendre le Macédonien trop fort. Entretenir des divisions dans ces contrées, c'était le seul moyen d'y trouver toujours des alliés. Il refusa donc, et Perdiccas, mécontent, réduisit la solde qu'il fournissait aux troupes de Lacédémone. Leur général se hâta d'entrer en Chalcidique.
�206
CHAPITRE
Dans la première ville qu'il rencontra, Acanthe, les sentiments étaient partagés. Brasidas était éloquent, car les malheurs du temps avaient forcé les Spartiates de cultiver un art jadis dédaigné; il demanda à être introduit'seul dans la vilje, rappela le désintéressement de Lacédémone, dont les magistrats lui avaient promis, disait-il, par les serments les plus sacrés, de laisser sous leurs propres lois les peuples qui entreraient dans son alliance. A ces promesses de liberté, il joignait des menaces : « Nous n'aspirons pas à la domination, mais quand nous travaillons à réprimer peux qui veulent l'usurper, nous serions injustes envers le plus grand nombre si, en apportant à tous la liberté, nous vous laissions, avec indifférence, mettre obstacle à nos desseins. » Les Acanthiens hésitèrent longtemps à se séparer d'Athènes dont ils ne se plaignaient pas. Le parti favorable à Sparte, à la fin, l'emporta, et ils.ouvrirent leurs portes à Brasidas. Il s'empara de la même façon de Stagire; Amphipolis elle-même tomba en son pouvoir. Il s'était introduit par surprise dans un des faubourgs de la ville; mais elle se montrait disposée à résister; il gagna les habitants par la douceur des conditions qu'il leur offrit; il permettait à tous, Amphipolitains ou Athéniens, de rester, en conservant leurs droits et leurs biens; il accordait à ceux qui voudraient sortir, cinq jours pour emporter ce qui leur appartenait. Il y avait longtemps que la guerre ne s'était faite avec autant d'humanité ; et c'était un Spartiate qui en donnait l'exemple ! Remarquons aussi le peu d'empressement des alliés d'Athènes à secouer un joug qui, d'après les faits, se montre moins odieux et moins dur que les déclamations des rhéteurs ne l'ont représenté. L'approche d'un ennemi aussi actif que Brasidas, et les coups qu'il avait déjà frappés, auraient dû engager les généraux d'Athènes, dans cette région, à concentrer toutes leurs forces sur le continent et non loin d'Amphipolis, le principal établissement d'Athènes de ce côté. L'un d eux était alors à Thasos, où il n'y avait rien à garder; accouru trop tard, il ne put sauver qu'Éion. Le peuple, sur la proposition de Gléon, punit cette fâcheuse négligence d'un exil qui dura
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 207
vingt années. La postérité doit à cette sentence un chefd'œuvre, car l'exilé était Thucydide, qui employa ses loisirs à écrire l'histoire de la guerre du Péloponnèse. Ces événements disposèrent les deux partis à suspendre les hostilités. Une trêve d'un an fut conclue par les deux grands Etats, pour eux et leurs alliés (mars 423). Il fut convenu que chacun conserverait ce qu'il possédait actuellement. Les peuples de la ligne péloponnésienne furent autorisés à naviguer sur les mers qui baignaient leurs côtes ou sur celles de leurs alliés ; mais il leur était interdit de se servir de vaisseaux longs. Les signataires du traité devaient garantir à tous le libre accès du temple et de l'oracle d'Apollon Pythien, ne point recevoir les transfuges, libres ou esclaves, protéger les hérauts et députés qui voyageraient par terre ou par mer pour accommoder des différends ; enfin faciliter par tous les moyens la conclusion d'une paix définitive. Tandis que ce traité se concluait à Athènes, Brasidas entrait à Scioné, dans la presqu'île de Pallène, reçu à bras ouverts par les habitants, qui lui décernèrent une couronne d'or et lui ceignirent la tête de bandelettes, comme un athlète victorieux. Cette conquête avait suivi de deux jours la conclusion de la trêve ; elle devait être restituée ; Sparte s'y refusa, et la guerre recommença. Nicias, arrivé avec des forces considérables, reprit Scioné, puis Mendé que le peuple lui livra, et ramena Perdiccas dans l'alliance d'Athènes, tandis que Brasidas échouait clans une tentative sur Potidée. L'année suivante Cléon fut nommé général. Il voulait qu'Athènes fit un vigoureux effort de ce côté comme naguère à Pylos, et il avait raison; car il fallait à tout prix arrêter les progrès de Brasidas. Il commença par s'emparer avec quelque habileté de Toroné et de Galepsos ; puis il se dirigea sur Amphipolis. Il s'arrêta quelque temps à Eien, pour attendre des auxiliaires qui lui venaient de Thrace et de Macédoine ; mais, tourmenté par l'ardeur de ses soldats, il alla camper, en face même d'Amphipolis, sur une hauteur. Brasidas était dans la ville ; il surprit les Athéniens dans un faux mouvement, et remporta une victoire complète qu'il paya de sa vie. Cléon périt aussi dans l'action : selon Thucydide, il prit un
�208
CHAPITRE X.
des premiers la fuite ; selon Diodore, il mourut en homme de cœur. Quant à Brasidas, véritable héros et homme supérieur, il fut pleuré de tous les alliés qui suivirent en armes ses funérailles. Son tombeau fut entouré d'une enceinte consacrée; et des jeux, des sacrifices annuels furent fondés en son honneur (422). La mort de ces deux hommes rendit la paix facile. Brasidas entretenait la guerre par son activité et ses succès, Cléon par ses discours. Les Athéniens, maltraités à Délion et à Amphipolis, perdaient de leur confiance; les Lacédémoniens voyaient durer depuis dix ans, à leur grand préjudice, une guerre qu'ils avaient entreprise avec l'espoir de renverser, en se jouant, la puissance d'Athènes; et une autre allait peut-être éclater à leurs portes, car la trêve de trente ans, conclue avec les Argiens, expirait. Enfin deux hommes pacifiques se trouvèrent portés aux affaires : à Athènes, le prudent Nicias; à Sparte, le roi Plistonax, banni dix-neuf ans auparavant pour avoir traité avec Périclès, et qui venait d'être rappelé. Tous deux conseillèrent la paix, qui fut conclue pour cinquante ans, en mars 421. Le traité commençait, selon l'usage., par garantir à tous les Grecs la faculté d'offrir des sacrifices à Delphes, d'y aller consulter l'oracle, d'y envoyer des théories. Il fut convenu ensuite que chacun rendrait ce qu'il avait pris dans la guerre, excepté que les Thébains voulurent garder Platées et qu'en échange les Athéniens conservèrent Nisée, Anactorion et Solion. Tous les alliés, sauf Corinthe, Mégare et les Éléens, acceptèrent ces conditions. Enfin, il fut réglé que la paix serait confirmée par un serment renouvelé chaque année, et inscrit sur des colonnes à Olympie, à Delphes, sur l'isthme, à Athènes dans la citadelle, à Lacédémone dans l'Amy cléon. Un des articles du traité portait que, de part et d'autre, les prisonniers seraient rendus. Quand ceux de Spactérie arrivèrent, on les dégrada de leurs droits de citoyens, afin de relever le renom du courage Spartiate, en montrant que Lacédémone n'avait pas compris qu'ils eussent pu composer avec le devoir, même en face de la mort. Il est vrai que, peu
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 209
de temps après, on les rétablit dans leur première condition. Les Argiens, en voyant le mécontentement des alliés de Sparte, crurent le moment favorable pour réclamer la Cynurie. Sparte, qui les redoutait peu tant qu'ils seraient seuls, résolut de les empêcher de s'unir à Athènes, en signant avec cette ville un second traité, particulier cette fois aux deux États, et qui stipulait entre eux, pour cinquante ans, une alliance offensive et défensive, et une mutuelle assistance en cas d'attaque ou de révolte des esclaves. Ce dernier point ne regardait que Lacédémone, et révèle sa constante anxiété. Le premier de ces traités, qui vint mettre un terme passager aux maux que les peuples souffraient depuis dix années, porta le nom de l'homme honorable qui avait contribué k sa conclusion : on l'appela la paix de Nicias. Mais à qui avait profité tant de sang répandu? Sparte n'avait accru ni sa gloire ni ses forces ; Athènes gardait son empire, et les peuples n'avaient renoncé que pour un moment aux haineuses passions qui les avaient armés les uns contre les autres. Personne n'y avait gagné, et la civilisation y avait perdu ce que dix années de paix eussent ajouté d'éclat au siècle de Périclôs.
Alclbladc.
Parmi les prédictions qui couraient au commencement de la guerre du Péloponnèse, une seule, remarque Thucydide, fut réputée, après la paix de Nicias, avoir reçu son accomplissement; c'était celle qui annonçait que la guerre durerait trois fois neuf ans. Cette guerre eut en effet trois actes; on a vu le premier; le second est la trêve mal assise, qui va de 421 k 412, sans qu'il y ait de guerre générale, bien que la guerre soit partout. Le dernier, de 412 k 404, renferme la catastrophe et les péripéties qui l'amènent. La première période est toute pleine de Périclès; sa politique lui a survécu et son esprit gouverne Athènes, malgré Gléon ; la seconde et la troisième sont toutes remplies d'Alcibiade et de ses passions, de ses services et de ses crimes.
H1SÏ. GR.
14
�210
CHAPITRE X.
Alcibiade descendait, par son père, d'Ajax; par sa mère, des Alcméonides. La mort de son père, Clinias, tué à Goronée, le laissa sous la tutelle de ses parents, Périclès et Ariphron. A 18 ans, il se trouva maître d'une des plus grandes fortunes d'Athènes. A un noble sang, à de grandes richesses, il joignait la beauté qui, dans l'estime de ce peuple artiste, ajoutait encore à l'éclat des talents et de la vertu, quand elle parait le front de Sophocle ou de Périclès, et qui lui semblait toujours un don des dieux, même sur les traits d'un athlète. Les parasites, les flatteurs, tous ceux que la fortune, la grâce et l'audace attirent, se pressaient sur les pas du riche et spirituel jeune homme, devenu dans Athènes, ce qui était une puissance , le roi de la mode. Habitué au milieu de ce cortège à se yoir applaudi pour ses plus folles actions, Alcibiade osa tout, et tout avec impunité; il devint l'enfant gâté d'Athènes. La force de son tempérament et la souplesse de son esprit le rendaient capable suivant l'heure, le jour, le lieu, de vice ou de vertu, d'abstinence ou d'orgie. Dans la cité de Lycurgue, il n'y avait pas de Spartiate qui fût aussi rude pour son corps; en Asie, il n'y avait pas de satrape qui eût plus de luxe et de mollesse. Mais son audace, son indomptable pétulance compromettaient quelquefois, pour une plaisanterie, pour une débauche, les plans longtemps médités de son ambition. Une foule de passions vives et diverses le portaient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, toujours avec excès, sans qu'il trouvât, dans cette orageuse mobilité de son caractère, l'ancre qui l'arrêtât, le sentiment du juste et du devoir. Aujourd'hui on le voyait chez Socrate, recueillant avec avidité les nobles .leçons du philosophe, pleurant d'admiration et d'enthousiasme; mais le lendemain il traversait l'agora, la robe traînante, la démarche indolente et efféminée, et il allait, avec ses trop faciles amis^ se plonger dans de honteux plaisirs. Pourtant le Sage le disputa quelque temps avec avantage à la foule de ses corrupteurs. Dans les premières guerres, ils partageaient la même tente. Socrate sauva Alcibiade à Potidée, et Alcibiade protégea à Délion la retraite de Socrate. Dès l'enfance, il montra cette nature de son esprit, moitié
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 211
héroïque et moitié folle. Il jouait aux dés sur la voie publique, lorsqu'un chariot approcha ; il dit au charretier d'attendre; celui-ci n'en tint compte et avance toujours; Alcibiade se jette a terre en travers du chemin et lui crie : « Passe maintenant, si tu l'oses, II luttait avec un de ses camarades et n'était pas le plus fort; il mord au bras son camarade. « Tu mords comme une femme. — Non, mais comme un lion, » répondit-il. Sur son bouclier il avait fait graver un amour lançant la foudre. Il avait un chien superbe qui lui avait coûté plus de 7000 drachmes. Quand toute la ville l'eut admiré, il lui coupa la queue, son plus bel ornement, afin qu'on en parlât encore. « Tant que les Athéniens s'occuperont démon chien, disait-il, ils ne diront rien de pis sur mon compte, i Un jour il passe sur la place publique; l'assemblée est tumultueuse, il en demande la cause ; on lui répond qu'il s'agit d'une distribution d'argent; il s'avance et en jette lui-même aux grands applaudissements de la foule; mais, suivant la mode des élégants du jour, il portait une caille privée sous son manteau : l'oiseau effrayé s'échappe, et tout le peuple de courir après, avec des cris, et de le rapporter à son maître. Alcibiade et le peuple d'Athènes étaient faits pour s'entendre. Ils le haïssent, disait Aristophane, le désirent et ne peuvent s'en passer. Un jour il gagea de donner en pleine rue un soufflet à Hipponicos, un des hommes les plus considérés de l'a ville; il gagna son pari, mais le lendemain il se rendit chez l'homme qu'il avait si grossièrement offensé, se dépouilla de ses vêtements et s'offrit à recevoir le châtiment qu'il avait mérité. Il avait épousé Hyparôte, femme d'une grande vertu, et il ne répondait à sa vive affection que par une conduite outrageante. Après une longue patience, elle se décida à présenter à l'archonte la demande de divorce. Alcibiade l'apprend, court chez le magistrat, et sous les yeux de la foule qui applaudit, enlève dans ses bras, à travers la place publique, sa femme qui n'ose résister, et la ramène dans sa maison, heureuse de cette chère violence. Alcibiade traita Athènes comme Hipponicos et Hyparète,
D
�212
CHAPITRE X.
et Athènes, comme Hyparète et Hipponicos, pardonna souvent à ce pêle-mêle de qualités et de défauts aimables, où il y avait toujours ce que les Athéniens mettaient au-dessus de tout, l'esprit et l'audace. Son audace, en effet, se jouait de la justice comme de la religion. On l'excuse presque d'avoir battu un maître dans l'école duquel il n'avait pas trouvé l'Iliade; mais aux Dionysiaques, il frappa au milieu même du spectacle, sans souci de la solennité, un de ses adversaires; et une autre fois, pour mieux célébrer une fête, il enleva la galère sacrée que réclamait à ce moment même un service public et religieux. Un peintre refusait de travailler pour lui, il le retint prisonnier jusqu'à ce qu'il eut achevé de décorer sa maison. Mais il le renvoya comblé de présents. Un poète était poursuivi en justice, il arracha des archives publiques l'acte d'accusation. Pour une république, c'étaient là des actes bien peu républicains. Mais il y avait dans la Grèce entière tant de faiblesse pour Alcibiade ! A Olympie, il fit courir sept chars à la fois, effaçant ainsi la magnificence des rois de Syracuse et de Cyrène; et il remporta deux prix à la même course. Un autre de ses chars arriva le quatrième. Euripide lui-même chanta sa victoire, et les villes se cotisèrent pour la célébrer. Les Éphési'ens lui dressèrent une tente magnifique; ceux de Chios nourrirent ses chevaux et lui fournirent un grand nombre de victimes ; les Lesbiens lui donnèrent le vin ; et toute l'assemblée d'Olympie vint s'asseoir aux tables du festin où un simple particulier la conviait. La postérité, moins indulgente que les contemporains, tout en reconnaissant les qualités éminentes de l'homme, condamnera le mauvais politique qui fit l'expédition de Sicile, le mauvais citoyen qui donna tant de fois le scandaleux exemple de violer les lois, et qui osa s'armer contre sa patrie, lever la main contre sa mère. Alcibiade restera le type du plus brillant, mais du plus immoral, et par conséquent du plus dangereux citoyen d'une république. Malgré sa noblesse, Alcibiade, comme Périclès, passa du côté du peuple et se fit l'adversaire d'un homme bien différent, le timide, le superstitieux Nicias. Nicias était noble
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 213
aussi, riche et éprouvé par de longs services; mais Alcibiade avait sur lui l'avantage do l'audace, de la séduction, de l'éloquence. Démosthène le regarde comme le premier orateur de son temps; non qu'il eût une grande facilité de parole : au contraire, les expressions ne lui venant pas assez vite, il répétait fréquemment les derniers mots de ses phrases ; mais la force, l'élégance de.son discours et un certain grasseyement qui ne déplaisait pas, le rendaient irrésistible. Le premier acte politique d'Alcibiade fut une mesure fâcheuse. Il provoqua une augmentation du tribut des alliés, qui de 600 talents fut porté à 1200; c'était une imprudence que Périclès n'eût pas commise. Mais Alcibiade avait d'antres projets et d'autres doctrines. Il croyait au droit de la force et il en usait; il entrevoyait de gigantesques entreprises, et il préparait d'avance les ressources nécessaires. Son inaction commençait à lui peser. Il avait trente et un ans et n'avait encore rien fait; aussi se remua-t-il beaucoup lors du traité de 421. Il eût voulu supplanter Nicias et se donner l'honneur de cette paix. Ses flatteries aux ■ prisonniers de Sphactérie ne réussirent pas; les Spartiates se fièrent davantage au vieux général, et Alcibiade leur en garda une mortelle rancune. Il ne manquait pas de gens qui ne voulaient pas de ce traité, signé aux applaudissements des vieillards, des riches et des laboureurs, mais où Athènes, par.la faute de Nicias, s'était laissé indignement jouer. Les marchands qui, durant la guerre, voyaient la mer fermée à leurs rivaux, les marins, les soldats , tout le peuple du Pirée qui vivait de la solde ou du butin, formaient un parti nombreux. Alcibiade s'en fit le chef. L'esprit de guerre qui depuis que s'était allumée cette grande combustion, ne devait disparaître qu'avec la Grèce elle-même, lui donna bientôt au dehors des alliés.
Alliance «l'Athènes cl rt'Argos {.fin) : Imtnillc «le nanliurr (418).
Ce que Sparte et Athènes, en effet, faisaient en grand, d'autres villes le faisaient en petit. Forts ou faibles, obscurs
�214
CHAPITRE X.
ou illustres, tous avaient la même ambition ; tous voulaient des sujets. Les Eléens avaient soumis les Lépréates, Mantinée les bourgs de son voisinage ; Tlièbes avait abattu les murailles de Tliespies, pour tenir cette ville à sa discrétion ; et Argos, non contente d'avoir détruit Mycènes, avait pris quatre villes de l'Argolide, parmi lesquelles l'antique Tyrinthe, et avait transporté leurs habitants dans ses murs, mais en leur accordant le droit de cité. Sparte voyait avec dépit ce mouvement de concentration des villes inférieures autour des cités plus puissantes. Elle proclama l'indépendance des Lépréates, encouragea secrètement la défection des sujets de Mantinée et la haine d'Épidaure contre Argos. Mais depuis Sphactérie, Sparte avait perdu son prestige. A Corinthe, à Mégare, dans la Béolie, on disait tout haut qu'elle avait lâchement sacrifié les intérêts de ses alliés, on s'indignait surtout de son alliance avec Athènes. La ligue péloponnésienne était dissoute de fait; un peuple songea à la reconstituer à son profit. Le repos et la prospérité dont Argos avait joui au milieu du conflit général, avaient accru ses ressources; et la libéralité dont elle avait usé envers les habitants des villes conquises, avait augmenté ses forces. Mais les nouveaux venus avaient été un puissant renfort pour le parti démocratique dont l'influence poussa Argos dans une direction politique opposée à celle de Sparte. Cette ville pouvait donc et voulait devenir le centre d'une ligue antilacédémonienne. Mantinée, également démocratique, en opposition à l'aristocratique Tégée, les Éléens , offensés par Lacédémone, Corinthe, qui, par le traité de Nicias, perdait dans l'Acarnanie deux villes importantes, étaient prêts à unir leurs rancunes et leurs forces. Les habitants d'Argos saisirent habilement l'occasion : douze députés furent envoyés dans toutes les cités grecques qui voudraient former une confédération, d'où seraient exclues les deux villes également menaçantes pour la commune liberté, Sparte et Athènes ; mais on ne put s'entendre. Les oligarques de Mégare et de la Béotie se tinrent à l'écart, et peu de temps après se rapprochèrent des Spartiates. Tégée et une partie des Arcadiens leur restèrent fidèles. De sorte
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
215
qu'enhardis par ce retour de fortune, ils envoyèrent à Lé' préon les hilotes de Brasidas affranchis et chassèrent les Mantinéens d'une forteresse qu'ils occupaient sur les frontières de la Laconie. Une ligue des États du nord était donc prématurée, rien encore ne pouvant se faire en dehors de Sparte ou d'Athènes. Mais bien des causes de mécontentement existaient entre les deux villes. Le sort avait décidé que Sparte ferait, la première, les restitutions stipulées au traité de 421. Pour Athènes, la plus précieuse de ces restitutions était celle d'Amphipolis et des villes de la Chalcidique. Sparte retira ses garnisons, mais ne rendit pas les villes ; et cependant Nicias. joué parles éphores, fit commettre au peuple la faute de ne pas garder les gages qu'il avait entre les mains, jusqu'à ce que Lacédémone eût mis un terme à sa déloyauté. Sparte avait traité pour tous ses alliés ; et les plus puissants refusaient de faire honneur à sa parole. Les Béotiens rendaient Panactéon, mais démantelé, gardaient les prisonniers athéniens et ne stipulaient qu'une trêve de dix jours. Athènes, qui avait cru gagner la paix, avait encore la guerre : à dix jours de date avec les Béotiens, en permanence dans la Chalcidique. Elle venait même de ce côté de donner un terrible exemple de sa colère. Toute la population mâle de Scioné avait été égorgée en punition de sa défection récente, non dans l'assaut, mais en vertu d'un décret du peuple que les généraux avaient emporté avec eux. Il y avait bien dans tout cela pour Alcibiade de quoi tirer une guerre. D'abord il empêcha les Athéniens d'évacuer Pylos. On en retira seulement, sur les instances de Lacédémone, les hilotes et les Messéniens, qui furent transportés à Céphalénie. Puis, averti par ses amis d'Argos que Sparte cherchait à entraîner cette ville dans son alliance, il répondit qu'Athènes elle-même était toute disposée à s'unir aux Argiens. Sur cette promesse, leurs députés arrivèrent à Athènes, suivis de près par les envoyés de Sparte, qu'une telle ligue effrayait. Les Lacédémoniens étaient chargés de pleins pouvoirs pour terminer tous les différends. Déjà ils avaient fait agréer du sénat leurs propositions, lorsque Alcibiade, qui
�216
CHAPITRE X.
craignait de les voir obtenir le même succès auprès du peuple, arrêta tout par une fourberie impudente. Il alla trouver en secret les ambassadeurs et leur promit avec serment de les appuyer, mais en leur conseillant de ne pas parler de leurs pleins pouvoirs, seul moyen, disait-il, de ne point éveiller la susceptibilité du peuple et d'arriver à leur but. Ils paraissent devant l'assemblée ; Alcibiade leur demande l'objet de leur ambassade: ils répondent qu'ils viennent proposer la paix, pourtant qu'ils ne sont pas autorisés à conclure. « Eh quoi ! réplique aussitôt Alcibiade, n'avez-vous pas dit hier dans le sénat que vous aviez des pleins pouvoirs? Quelle confiance pouvons-nous ajouter à vos paroles? Athéniens , vous voyez que les Spartiates veulent se jouer de nous. » Les ambassadeurs demeurent confus ; le peuple s'emporte et demande la guerre. Le lendemain cependant Nicias parvint, à force de discours et de démarches, à apaiser un peu les passions et à se faire envoyer à Sparte. Mais tous ces incidents avaient envenimé les choses. Nicias, quoique reçu avec respect, n'obtint rien, et Athènes signa aussitôt avec les Argiens, les Mantinéens, les Éléens une alliance offensive et défensive. Dans l'emportement de la haine contre Sparte, on fit stipuler que l'alliance durerait cent ans : terme bien long pour de pareils esprits. La neutralité de l'Argolide et du centre du Péloponnèse avait jusque-là préservé Lacédémone d'une invasion continentale. La guerre , après avoir longtemps tourné autour de la péninsule, n'avait osé se prendre, dans les dernières années , qu'à certains points des côtes de l'ouest, du sud et de l'est, tous bien loin de Sparte, à Pylos, à Cythère, à Méthana. Mais voici que les Argiens, les Mantinéens et les Éléens allaient l'introduire au cœur du Péloponnèse, l'amener en face même des hilotes. Sparte redevint la cité patiente et réfléchie, au point même de dévorer de sanglants affronts. Les Éléens avaient exclu par décret solennel les Lacédémoniens des jeux olympiques, comme violateurs de la trêve sacrée. Un Spartiate de distinction, Lichas, fit cependant courir un char à la même course où Alcibiade avait déployé tant de magnificence et obtenu des couronnes. Lichas gagna aussi un prix ;
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415.
217
mais, quand on sut son nom, les juges le firent ignominieusement chasser à coups de bâton. Sparte ne vengea pas cet outrage; elle avait cessé de croire à elle-même. Une autre insulte lui vint quelque temps après de ses propres alliés, et, comme celle-ci, fut soufferte en silence. Elle avait, dan| la troisième année de la guerre, colonisé Héraclée, à l'entrée des Thermopyles. Les Thessaliens attaquèrent cette place et l'auraient prise, si les Béotiens n'étaient accourus , et, sous prétexte de la sauver de leurs mains, ne s'y étaient établis eux-mêmes, après en avoir chassé le gouverneur lacédémonien. Enfin Alcibiade passa avec quelques troupes dans le Péloponnèse. Athènes avait eu de tout temps des amis dans l'Achaïe ; il alla y réveiller cette vieille affection, et pour qu'elle fût plus libre de se montrer, il essaya d'élever un fort à Rhion d'Achaïe, au point le plus étroit du golfe de Corinthe , et en face de Naupacte, que les Athéniens tenaient déjà, ce qui eût mis à leur discrétion toute la navigation du golfe. Sicyone et Corinthe s'y opposèrent ; mais elles ne purent les empêcher de construire à Patras de longues murailles semblables à celles du Pirée, pour unir cette ville à la mer, et par conséquent avec Athènes. « Les Athéniens, disait-on aux gens de Patras, vous avaleront un beau jour. — Cela pourra bien être, répondit Alcibiade , mais ce ne sera que peu à peu, et en commençant par les pieds , au lieu que les Lacédémoniens vous avaleront d'un seul coup, et ils commenceront par la tête. » A Argos, il persuada le peuple d'enlever aux Epidauriens un port sur le golfe Saronique ; de là les Argiens pourraient plus aisément recevoir des secours d'Athènes, qui possédait Egine en face d'Epidaure. Mais les Lacédémoniens envoyèrent par mer dans cette ville 300 hoplites qui repoussèrent toutes les attaques. A cette nouvelle les Athéniens écrivirent au bas de la colonne où le traité avait été gravé, que Sparte avait violé la paix, et la guerre commença (419). Les Lacédémoniens, commandés par Agis, entrèrent dans l'Argolide avec les contingents de la Béotie , de Mégare, de Corinthe, de Phlionte, de Pellène et de Tégée. Le général
�218
CHAPITRE X.
argien, coupé de la ville par une manœuvre habile, proposa une trêve qu'Agis accepta. Ce n'était pas ce que voulaient les Athéniens, survenus peu de temps après ; Alcibiade parla devant le peuple d'Argos et l'entraîna : on rompit la trêve, on marcha sur Orchomône et on la prit. Le tort de cette rupture retomba sur Agis : les Spartiates , irrités de ce qu'il avait donné aux ennemis le temps de faire cette conquête , voulurent d'abord raser sa maison et le bannir; ses prières obtinrent son pardon; mais il fut décidé que désormais les rois seraient -assistés à la guerre d'un conseil de dix Spartiates. Agis, pour réparer sa faute, alla chercher les alliés ; il les rencontra près de Mantinée. La gauche des Lacédémoniens fut enfoncée, mais la droite commandée par le roi rétablit le combat et gagna la victoire. Cette bataille , qui coûta 1100 hommes aux alliés et environ 300 aux Spartiates, est regardée par Thucydide comme la plus importante que les Grecs eussent livrée depuis longtemps. Elle rétablit dans le Péloponnèse la réputation de Sparte, et, dans Argos, la prépondérance des riches qui supprimèrent la commune populaire, tuèrent ses chefs et firent alliance avec Sparte. Ce traité rompait la confédération récemment conclue avec Athènes, Élis et Mantinée. Mantinée se crut même assez en danger par cette défection pour consentir à redescendre au rang d'alliée de Sparte. A Sicyone, dans l'Achaïe, les oligarques se relevèrent ou s'affermirent. Sparte semblait aussi puissante que jamais. Mais un crime analogue à ceux qui fondèrent à Rome les libertés du peuple, amena à Argos, s'il faut en croire Pausanias, au bout de huit mois, la chute des tyrans. Chassés par une insurrection, les grands se retirèrent à Sparte, tandis que le peuple appelait les Athéniens et travaillait, hommes, femmes et enfants, à lier par des longs murs Argos à la mer. Alcibiade accourut avec des maçons et des charpentiers pour aider à l'ouvrage ; mais les Lacédémoniens, guidés par les bannis, dispersèrent les travailleurs. Argos, affaiblie par ces cruelles discordes, ne s'en releva pas ; et avec elle tomba cette idée d'une ligue des États secondaires, qui eût peut-être épargné à la Grèce bien des malheurs
�LA GUÉRRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 431 A 415. 219
en imposant la paix et une certaine réserve aux deux grands États (417).
Affaire de Mélos (HO).
Si Athènes ne pouvait absolument vivre en paix, il y avait une expédition que, depuis cinq ans, elle aurait dû faire et qu'elle ne faisait pas. C'était de rentrer en possession d'Ampliipolis, celte colonie de Périclès si importante pour son commerce et pour sa marine. Mais ses conseillers habituels, Nicias et Alcihiade, étaient bien plus occupés de leur rivalité que des grands intérêts de la patrie. Le premier craignait toujours, et repoussait toute guerre, même nécessaire; le second méditait sans cesse des projets, mais les voulait nouveaux, pour ne rencontrer sur son chemin aucune trace glorieuse laissée par quelque prédécesseur, et éblouir davantage les esprits. Ce fut lui qui poussa le plus à une expédition qui allait se terminer encore par une sanglante tragédie. Les Athéniens qui agissaient mollement dans la Chalcidique, y avaient récemment perdu deux villes , et avaient vu le roi de Macédoine détaché de leur alliance ; ils résolurent de se venger sur Mélo, de tous les embarras qu'on leur suscitait. Cette île dorienne insultait à leur empire maritime par son indépendance. Une escadre de 38 galères parut sur ses côtes, et sur le refus de la ville de se soumettre, une armée l'assiégea , la prit et en extermina toute la population mâle adulte. Les femmes et les enfants furent vendus. Avant l'attaque, une conférence avait eu lieu avec les Méliens. « Pour donner le meilleur tour qu'il est possible à notre négociation, dirent les Athéniens, partons d'un principe dont nous soyons vraiment convaincus les uns et les autres, d'un principe que nous connaissions bien, pour l'employer avec des gens qui le connaissent aussi bien que nous : c'est que les affaires se règlent entre les hommes par les lois de la justice, quand une égale nécessité les oblige à s'y soumettre; mais que ceux qui l'emportent en puissance font tout ce qui est en leur pouvoir, et que c'est aux faibles à céder. » Et plus loin : Nous ne craignons pas non plus que la protection divine nous abandonne. Dans nos principes et dans nos actions, nous ne nous
�220
CHAPITRE X.
écartons ni de l'idée que les hommes ont conçue de la divinité, ni de la conduite qu'ils tiennent entre eux. Nous croyons, d'après l'opinion reçue , que les dieux , et nous savons bien clairement que les hommes, par la nécessité de la nature, dominent partout où ils ont la force. Ce n'est pas une loi que nous ayons.faite ; ce n'est pas nous qui, les premiers, nous la sommes appliquée dans l'usage ; nous en profitons et nous la transmettons aux temps à venir : nous sommes bien sûrs que vous, et qui que ce fût, avec la puissance dont nous jouissons, tiendriez la même conduite. *> La théorie de la force a été rarement exprimée d'une manière aussi nette. La réputation d'Athènes en a souffert. Remarquons cependant, tout en blâmant l'acte sanguinaire accompli à Mélos, que la pratique, sinon la théorie de ce droit du plus fort, est bien ancienne; c'est le principe sur lequel repose toute l'antiquité, et il n'est pas autre chose que la loi fameuse, salus populi suprema lex, tant de fois invoquée pour justifier le crime. Athènes n'est malheureusement pas seule coupable. Si une voix disait aux peuples modernes que celui qui est sans péché lui jette la première pierre, lequel oserait le premier lever la main? Ne verraient-ils pas se dresser aussitôt devant eux le spectre des nations qu'ils oppriment ou ont égorgées? Que de victimes montreraient leur sang ou leurs larmes du fond de la Sibérie et de l'Inde, sur l'es côtes de la Chine ou dans les prairies de l'Amérique, et sur toutes les vagues de l'Océan qu'un vaisseau anglais ait sillonnées ! Même le noble peuple qui plus que tous les autres a poussé la civilisation moderne dans les voies de la justice , n'a-t-il pas sur son épée quelques taches de sang qu'il n'aurait pas dû répandre? Ce qui est vieux comme le monde , c'est la force ; ce qui se dégage lentement, c'est le droit : mais son règne aussi viendra.
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404.
221
CHAPITRE XI.
SUITE ET FIN DE LA GUEUUE DU PÉLOPONNÈSE.
Affaires de la Sicile jusqu'à l'expédition athénienne (479-415). — L'expédition résolue; affaire des hennés; rappel d'Alcibiade (415). — Lenteurs de Nicias; arrivée de Gylippos h Syracuse (414). — Arrivée de Démosthène (413). — Défaites navales des Athéniens; retraite; destruction de l'armée (413). — Dangers et énergie d'Athènes (413-412). — Révolution oligarchique à Athènes (février ou mars 411). — Rétablissement du gouvernement démocratique. — Nouvel exil d'Alcibiade (407). — Lysandre, Callicratidas; bataille des Arginuses (406). —Bataille d'Égos-Potamos (405). — Prise d'Athènes (404).
Affaires «le la Sicile jusqu'à l'expédition athénienne - (490-415).
Les colons doriens de Mélos avaient compté sur l'appui de Sparte. * Elle vous abandonnera, » avaient répondu les Athéniens ; et la prudente cité qui, elle aussi, en toute chose, ne voyait quei'utile , ne leur avait envoyé ni un navire, ni un soldat. Cette inertie enfla les espérances d'Athènes ; elle crut le moment venu de rattacher à son empire la grande cité de l'Occident, où des divisions intérieures faisaient désirer à plusieurs villes une protection étrangère. Gélon, le glorieux vainqueur des Carthaginois à Himère, était mort l'année qui suivit leur défaite (479). Syracuse , qu'il avait sauvée et agrandie, lui rendit les honneurs divins accordés aux héros , et laissa son frère Hiéron succéder à son pouvoir. Ce fut l'époque de la plus grande puissance de Syracuse. Sur un message d'Hiéron , Anaxilaos, tyran de Zancle et de Rhegium, laissa les Locriens en paix ; Cumes , que les Carthaginois et les Étrusques attaquaient, fut sauvée par sa flotte. Pindare chanta cette victoire , et un casque de
�222
CHAPITRE XI.
bronze, offrande d'Hiéron, trouvé dans les ruines d'Olynipie, en a conservé jusqu'à nous le témoignage. Cruel, mais magnifique, Hiéron attirait à Syracuse, la plus brillante alors des cités grecques, Pindare, Simonide, Eschyle , Épicharme et Bacchylide. La tyrannie de son frère Thrasybule, qui lui succéda, amena une révolution. Tous les Grecs de l'île aidèrent les Syracusains à chasser le tyran (465). La royauté fut abolie, et le gouvernement démocratique établi dans toutes les cites. Mais la réaction contre la dynastie de Gélon ne s'arrêta pas là. A Syracuse, les anciens habitants déclarèrent tous ceux qui tenaient des tyrans le droit de cité, incapables d'aspirer aux charges. Ce fut le commencement de nouveaux troubles et de nouveaux combats, qui se répétèrent dans toutes les villes. Le désordre dans l'île entière devint tel, qu'une diète générale fut assemblée. On y convint que ceux qui avaient été exilés par la dynastie déchue rentreraient dans leurs biens, et que l'on céderait aux anciens mercenaires et aux amis des tyrans la ville déserte de Camarine avec tout son territoire. Syracuse ne fut pas encore délivrée de troubles'intérieurs ; plusieurs prétendants s'élevèrent qu'il fallut abattre. L'ostracisme , introduit dans la ville sous le nom de pétalisme, mais peut-être sans les sages garanties que Clisthène lui avait données à Athènes, ne rendit pas le repos à la cité. Peu à peu cependant les agitations se calmèrent, le gouvernement républicain s'affermit et la puissance de Syracuse reprit son essor. Ses flottes purgèrent la mer Tyrrhénienne des pirates étrusques; l'île d'Elbe fut conquise, la Corse attaquée (453). Au centre de l'île subsistait toujours, dispersé en petits villages, le peuple qui était le vrai propriétaire de cette terre. Tout le littoral de la Sicile était à cette époque hellénise. Les Sicules de l'intérieur défendaient seuls encore leurs cou-' tûmes et leur langue contre l'influence étrangère. Dans trois siècles ils les auront perdues : Cicéron ne trouvera que des Grecs dans l'île aux trois promontoires. En 452, un de leurs chefs, Ducétios, entreprit de sauver ce peuple et cette indépendance qui se mouraient. Il persuada aux Sicules de
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A' 404.
223
former une confédération et de bâtir une cité défendue, comme celles des Grecs, par de fortes murailles. Le plan fut exécuté, et Ducétios se trouva à la tête de forces assez considérables pour oser attaquer Agrigente, qui demanda et obtint le secours de Syracuse. Vainqueur une première fois des deux puissantes cités, il fut vaincu la seconde; et, désespérant d'échapper à l'ardente poursuite des Grecs, se dirigea de nuit sur Syracuse, entra seul et inconnu dans la place , et vint s'asseoir sur l'autel de l'agora (451). Le peuple épargna le suppliant, et.le relégua à Corinthe. Il s'échappa quelque temps après et reparut dans l'île, mais sans y rien entreprendre de considérable. Syracuse mit à profit sa victoire pour faire de nouveaux progrès dans l'intérieur de la Sicile. Une guerre heureuse avec Agrigente augmenta la secrète espérance qu'elle nourrissait de réduire l'île entière sous son pouvoir. Elle doubla la cavalerie, elle construisit 100 trirèmes et donna un nouvel essor à son commerce. Agrigente, sa rivale, gagnait à ses relations avec les Carthaginois et la côte d'Afrique, qu'elle approvisionnait de vins et d'huiles, tant de richesses, que ses monuments effaçaient en magnificence ceux de Syracuse même. Les autres Grecs siciliens participaient à cette prospérité en proportion de leur puissance. Mais, pour tous, les jours de malheur allaient venir. Quand la guerre du Péloponnèse commença, Sparte demanda aux nombreuses cités doriennes de la Sicile et de l'Italie de puissants renforts ; elles en promirent, mais trouvèrent plus utile de profiter de l'impuissance à laquelle elles croyaient Athènes réduite, pour attaquer les cités ioniennes de l'île : Naxos, Catane et Léontion. La dernière vivement pressée, en 427, envoya Gorgias solliciter des secours à Athènes. Périclès se fût opposé à une expédition aussi lointaine ; mais il était mort quand Gorgias arriva, et 20 galères partirent pour la Sicile. D'autres les suivirent, sans jamais donner de grandes proportions à cette guerre, qui s'éteignit, en 424, quand un sage citoyen de Syracuse, Hermocrate, eut montré à tous les Grecs de Sicile, réunis en congrès, Athènes envenimant à dessein leurs querelles pour en profiter le jour
�CHAPITRE XI.
où un.traité avec Sparte lui rendrait la libre disposition de toutes ses forces. Malheureusement ces sages avis furent vite oubliés. Des troubles à Léontion amenèrent la ruine de cette ville ; une partie de sa population émigra à Syracuse ; et, dès l'an 422, Athènes avait reformé une ligue contre la grande cité dorienne. Pourtant, jusqu'en415, elle ne trouva pas jour à une expédition sérieuse ; mais, dans une querelle qui s'éleva alors entre Égesle et Sélinonte, la dernière obtint l'aide de Syracuse. L'autre, après avoir vainement demandé l'appui de Garthage, implora celui d'Athènes, où les bannis siciliens affluaient.
(/expédition résolue; affaire des hernies: rappel d'Alcihiudc (4115).
Alcibiade avait été un des plus ardents à animer le peuple contre Mélos; il ne manqua pas cette occasion de pousser Athènes à une entreprise bien autrement considérable et où il espérait un commandement. Il eut pourtant quelque peine à décider l'assemblée. On envoya^ d'abord des commissaires pour étudier les ressources des Egestains ; mais ils se laissèrent tromper par des ruses grossières : ils ne virent qu'or et argent là où il n'y avait que misère et impuissance ; et le tableau qu'ils firent des inépuisables richesses de la cité qui les appelait, enflamma tous les esprits. On ne trouva bientôt plus à Athènes, dit Plutarque, que jeunes gens dans les gymnases, que vieillards dans les ateliers et dans les lieux d'assemblée, traçant le plan de la Sicile , et dissertant sur la mer qui l'environne , sur la bonté de ses ports, sur sa position en face de l'Afrique. Elle leur servirait de place d'armes, pour aller de là soumettre Garthage et dominer jusqu'aux colonnes d'Hercule. Les riches n'approuvaient pas ces témérités, mais craignaient, en s'y opposant, qu'on ne les soupçonnât de vouloir éviter le service et les frais de l'armement des galères. Nicias fut plus hardi, et même après que les Athéniens l'eurent nommé général avec Alcibiade et Lamachos, il prit la parole, montra l'imprudence d'aller chercher de nouveaux sujets quand les anciens étaient en pleine ré-
I
j
j I
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 225
volte, comme dans la Ghalcidique, ou n'attendaient qu'un désastre pour rompre la chaîne qui les liait à Athènes. Il linit par reprocher à Alcibiade de jeter la république , pour satisfaire sa seule ambition, dans une guerre d'outre-mer qui l'exposerait aux plus grands dangers. Il énumérait les forces nécessaires : au moins 100 galères, 5000 hoplites, des vaisseaux de charge, d'immenses approvisionnements, etc. Il croyait effrayer le peuple. Un des démagogues se leva et dit qu'il fallait faire cesser toutes les excuses de Nicias : en même temps il proposa et fit passer un décret qui donnait aux généraux plein pouvoir d'user, de toutes les ressources de la ville, pour les préparatifs de l'expédition. Nicias avait pleinement raison. L'expédition de Sicile était impolitique, insensée. C'est dans la mer Égée qu'était, que devait rester l'empire d'Athènes, à sa portée, sous sa main. Toute acquisition par delà le Péloponnèse était un affaiblissement. Syracuse, même conquise, ne fût pas demeurée longtemps sujette. De quelque façon que l'expédition tournât, des malheurs étaient au bout. D'ailleurs , dans la mer Egée, n'y avait-il pas Amphipolis à reprendre, la Chalcidique insurgée à.soumettre, la Macédoine hostile à retenir dans la faiblesse ? Mais le peuple, cette fois, était, comme Alcibiade, ivre de sa force et de sa fortune. Gomme toujours à l'approche des grands événements, les présages et les prédictions des devins se multiplièrent pour ou contre l'entreprise au gré des partis. Dodone était favorable , Délos était contraire ; Alcibiade avait fait venir un oracle du temple d'Ammon, dont le prestige accru par l'éloignement frappait beaucoup le peuple. Mais l'astronome Méton n'augurait rien de bon de l'expédition, et le démon familier de Socrate lui en avait annoncé, disait-on, la désastreuse issue. Un événement, qui eut lieu peu de temps avant le départ de la flotte, fut aussi considéré comme un présage funeste; il arriva qu'un matin les hermès, ou bustes de Mercure, dressés soit le long des rues, aux vestibules des maisons particulières, soit dans les lieux sacrés, se trouvèrent mutilés. Cette insulte aux dieux causa une rumeur extrême, l'assemblée et le conseil des Cinq-Cents se réuniH1ST. GR.
15
�226
CHAPITHK XI.
rent aussitôt. On chercha les sacrilèges, on promit des récompenses à qui les dénoncerait ; car, dans la pensée du peuple, la ville était menacée des plus grands malheurs, à moins qu'on ne parvint à apaiser la juste colère du ciel, par une expiation suffisante. Si Alcibiade avait de nombreux partisans, il avait aussi d'ardents ennemis. Naguère un homme méprisable, Hyperbolos, avait failli le faire exiler; et il n'avait échappé qu'en réunissant sa faction à celle de Nicias pour faire retomber sur la tête du démagogue l'ostracisme, qui s'en trouva si avili, que le peuple ne voulut plus s'en servir contre les grands citoyens. L'affaire des hermès parut une occasion favorable de recommencer la tentative d'Hyperbolos. Des métèques et des esclaves, sans rien déposer sur les hermès, rappelèrent que des statues avaient été précédemment mutilées par des jeunes gens, dans les transports de la gaieté et de la chaleur du vin : c'était Alcibiade qu'ils chargeaient indirectement. D'autres l'accusaient formellement d'avoir, dans un festin, parodié les mystères d'Eleusis ; et on profitait des craintes superstitieuses du peuple pour éveiller ses craintes politiques. On répétait que la mutilation des hermès et la profanation des mystères avaient pour objet de renverser la démocratie, et qu'aucun de ces sacrilèges n'avait été commis sans la participation d'Alcibiade. En preuve, on citait la licence tout aristocratique de ses mœurs. Il était évident, bien que les preuves matérielles manquassent, qu'il y avait là un complot dont le double but était d'empêcher le départ de l'expédition et de ruiner la puissance d'Alcibiade. Malgré sa légèreté et son dédain pour le peuple et les lois, Alcibiade sentit qu'il ne devait pas laisser derrière lui de telles accusations. Il demanda à être jugé avant son départ ; mais ses ennemis craignirent que le peuple ne reconnût trop aisément son innocence, dans l'intérêt même de l'entreprise : car c'était par son influence qu'un corps d'Argiens et de Manlinéens accompagnait l'armée. Aussi firentils décider que, pour ne pas suspendre l'expédition, Alcibiade s'embarquerait immédiatement, et qu'il ne serait jugé qu'à son retour.
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 227
On était déjà au milieu de L'été. Le jour prescrit pour le départ, presque toute la ville, tant citoyens qu'étrangers, descendit au Pirée dès l'aurore. Chacun conduisait ses amis, ses parents, ses fils. Tous marchaient remplis d'espérance, le cœur attristé pourtant : car, tout en songeant à ce qu'ils allaient acquérir, ils pensaient aussi à ceux que peut-être ils ne reverraient pins. A cette heure, on sentait mieux tout ce que l'entreprise avait.de redoutable, et les dangers, et la distance ; mais les regards étaient en même temps frappés du nombre et de la force des apprêts; et l'orgueil, la confiance séchaient les larmes. La flotte devait se composer, quand on aurait rallié les vaisseaux qui avaient cinglé droit des ports alliés à Gorcyre, de 134 trirèmes, sans compter une foule de bâtiments de charge. Dans ce nombre était 100 trirèmes de la république ; Chios, Rhodes et les autres alliés avaient fourni le reste. Cette flotte était montée par 5100 hoplites, 480 archers, 700 frondeurs rhodiens et 120 bannis de Mégare armés à la légère. Jamais Athènes, ni aucune ville de la Grèce, n'avait vu dans son port un si grand armement. Quand les troupes furent montées sur les galères et qu'on eut chargé les bâtiments de tout ce qu'il fallait emporter, la trompette donna le signal du silence. Les prières accoutumées avant le départ ne se firent pas en particulier sur chaque navire, mais sur la flotte entière, à la voix d'un héraut ; la foule répandue sur le rivage y joignait les siennes. On versa le vin dans les cratères ; chefs et soldats firent des libations dans des coupes d'or ou d'argent ; puis l'armée tout entière entonna le pœan. Alors les rames s'agitèrent, la voile s'enfla, et bientôt la flotte se perditdans la brume sur la route d'Egine. Les Athéniens venaient de vùir pour la dernière fois leurs vaisseaux et leurs soldats. Une entreprise audacieuse veut avant tout une audacieuse exécution ; mais les généraux n'emportaient point d'instructions bien précises. On les envoyait pour faire quelque chose de grand en Sicile ; et on n'avait point dit précisément quelle grande chose il fallait faire. D'ailleurs Nicias paralysait tout. Il avait eu raison de s'opposer à l'expédition avant
�228
CHAPITRE XI.
qu'elle fût résolue, « mais , après avoir inutilement tenté d'en détourner les Athéniens et de se faire exempter du commandement , iL n'était plus temps de montrer de la crainte, d'agir avec lenteur, de regarder sans cesse, comme un enfant, du vaisseau vers le rivage, de répéter que, sans aucun égard à ses représentations, on l'avait chargé, malgré lui, d'une guerre imprudente, et par là d'émousser ce premier élan de confiance qui assure le succès des entreprises. » Tout le long des côtes d'Italie la flotte fut trèsrfroidement reçue ; les villes fermaient leurs portes et refusaient de vendre des vivres ; Rhegium même, alliée d'Athènes dans la dernière guerre, ne voulut j)as sortir de la neutralité. On comptait sur les richesses d'Egeste. Trois vaisseaux envoyés à cette ville rapportèrent la promesse d'un subside de 30 talents : c'était tout ce qu'elle pouvait donner. On comptait sur les villes ioniennes, aucune n'appelait les Athéniens. Que faire quand on ne trouvait que défiance ou misère , là où on espérait de chaudes amitiés et des secours de toute sorte ? Lamachos fut d'avis d'aller droit à Syracuse, et de livrer bataille sous ses murs. Alcibiade voulait qu'on commençât par détacher les autres villes et les Sicules du parti des Syracusains, pour marcher ensuite contre ceux-ci et Sélinonte. Nicias ne goûta aucun de ces deux avis : il proposa de sommer les Egestains de tenir leurs promesses ; s'ils s'y refusaient, d'obtenir pour eux quelques bonnes conditions des Sélinontains , puis de revenir en côtoyant tranquillement la Sicile, pour faire voir les armes d'Athènes et l'immense armement. Le parti le plus sage était le plus hardi, celui de Lamachos , le pire celui de Nicias ; on adopta le plan d'Alcibiade , qui était un moyen terme entre les deux autres (juillet 415)'. Messine ferma ses portes, Naxos les ouvrit; à Gatane, Alcibiade fut admis, mais seul, dans la ville. Pendant que le peuple écoutait ses raisons sur la place, quelques soldats surprirent une porte mal gardée. Gatane entra dans l'alliance d'Athènes, et devint la station de la flotte. L'armée y revenait d'une expédition sans résultat sur Gamarine, quand on vit paraître la galère salaminienne, arrivant d'Athènes avec
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 229
l'ordre d'y ramener Alcibiade. Pour ne pas irriter l'armée, on l'invitait seulement à venir se justifier ; mais, dans le fait, c'était une sentence de mort qui l'attendait à Athènes. Depuis l'affaire des hermès , une indicible terreur régnait dans la ville, tout était matière à soupçon. Les outrages faits aux dieux épouvantaient ; on y voyait de plus l'indice d'une conspiration mystérieuse qui menaçait la république et la constitution. La peur gagna Argos, alors étroitement liée avec Athènes. Un mouvement des armées béotienne et Spartiate vers les frontières de l'Attique parut une preuve de la connivence des traîtres du dedans et de l'ennémi du dehors. A Argos, les partisans de l'oligarchie furent mis à mort ; à Athènes, 18 citoyens, condamnés comme sacrilèges, furent exécutés ; quelques jours après, 42 autres furent proscrits ; enfin Alcibiade lui-même fut atteint : on le rappela pour le mettre en jugement au sujet de la violation ' des mystères d'Eleusis ; mais il s'enfuit à Thurium; et de là dans le Péloponnèse, à Argos. Avant de quitter la Sicile, il rompit un plan qu'il avait formé avec quelques Grecs de Messine pour ouvrir les portes de cette place aux Athéniens. Il commençait déjà l'indigne vengeance qu'il voulait tirer de sa patrie. Dès qu'on connut sa fuite à Athènes, on le condamna à mort ; on confisqua ses biens, et les prêtres prononcèrent contre lui les malédictions dans la forme antique, à l'approche des ténèbres, le visage tourné vers l'occident et en secouant leurs robes de pourpre, comme pour rejeter le sacrilège du sein de la cité et loin de la protection des dieux. L'hiérophante Théano refusa seule d'obéir au décret. « Je suis prêtresse, dit-elle, pour bénir, non pour maudire. »
Lenteurs de Ricins; arrivée rte Giylipuos à Syracuse (414.)
Le départ d'Alcibiade acheva de décourager l'armée. Nicias se bornait à croiser devant les côtes et perdait le temps d'agir ; l'automne arriva qu'on n'avait encore rien fait. Syracuse avait longtemps douté de la réalité de l'expédition. Hermocrate l'annonça d'avance , mais on n'ajouta foi à ses paroles que lorsque la flotte athénienne parut sur les côtes de la Sicile.
�230
CHAPITRE XL
Si elle eût attaqué aussitôt, le succès était possible. On laissa le temps à Syracuse de revenir de son effroi et de faire des préparatifs : elle était prête à tout, quand Nicias reprit, mais trop tard, le projet de Lamachos. Lent et indécis dans le conseil, Nicias ne manquait pas de vigueur dans l'action. Ayant réussi par un adroit stratagème à attirer hors de leurs murs toutes les forces ennemies, il se présenta subitement devant la ville dégarnie de troupes, et débarqua son armée, qu'il fit camper, pour n'avoir rien à craindre de la cavalerie syracusaine , entre un marais où se perdait l'Anapos et les pentes de la colline Olympiéon. Un combat qui suivit fut tout à l'avantage des Athéniens ; mais, l'hiver survenant, Nicias se retira à Naxos, et de là fit demander à Athènes de la cavalerie et de l'argent. En même temps il détachait les Sicules de l'alliance de Syracuse et tâchait d'attirer dans celle d'Athènes Carthage et l'Etrurie, toutes deux ennemies des Grecs italiotes et siciliens. Syracuse s'adressa, de son côté, à Gorinthe et à Sparte. Alcibiade n'eut pas honte d'accompagner ses députés , et de presser les Lacédémoniens de faire passer u/ie armée à Syracuse, tandis qu'ils fortifieraient, dans l'Atlique même, le poste de Décélie, pour mettre deux guerres à la fois sur les bras d'Athènes. En apprenant sa condamnation à mort, il avait dit : « Je saurai bien leur montrer que je suis encore en vie ; » et il tenait parole. Sparte résolut d'envoyer un des siens, Gylippos, avec des vaisseaux de Gorinthe ; mais la lenteur qu'elle y mit laissa le temps aux Athéniens de revenir l'été suivant devant Syracuse (414). Heureusement les Syracusains avaient profité de la retraite de Nicias pour se couvrir, pendant l'hiver, d'une muraille qui défendit l'approche de l'Achi-adine et d'Ortygie. Us allaient occuper aussi le sommet de l'Épipole , quand les Athéniens arrivèrent et les prévinrent Nicias descendit aussitôt des hauteurs d'Épipole, construisit une vaste enceinte retranchée, syké, et de là fit partir, pour envelopper la ville, deux murs de circonvallation qui devaient aboutir,
1. Voyez le plan de Syracuse, p. 107. Syracuse se composait, en 415, de deux villes : l'ancienne, dans l'île d'Ortygie; la nouvelle, ou Achradine, sur la terre
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 231
d'un côté, au port de Trogile, et, de l'autre, au grand port. Il fit presser cette construction avec activité, malgré la difficulté du terrain, tantôt en collines, tantôt en marais. Les Syracusains, pour l'entraver, commencèrent une muraille transversale qui devait couper les travaux des Athéniens; celle-là prise, une autre fut poussée jusqu'à l'Anapos ; les Athéniens s'en emparèrent également. Dans un des combats qui se livrèrent à ce sujet, Lamachos fut tué : c'était un général habile, .plein de courage et d'ardeur. Aristophane, qui raille sa fougue belliqueuse, l'appelle ailleurs un héros. Il était pauvre et honnête : « Lorsqu'après une expédition, dit Plutarque, il rendait ses comptes au peuple, il portait toujours en dépense un habit et une paire de chaussures. » Nicias resta seul à la tête de l'armée. Ses derniers succès lui attirèrent de nombreux renforts de la Sicile, de l'Italie et même des Etrusques, qui lui envoyèrent trois galères. Il commençait lui-même à espérer; les Syracusains, au contraire, perdaient courage; déjà ils parlaient de se rendre, et la capitulation était prête, quand une galère de Corinthe, échappée aux croisières des Athéniens, vint annoncer qu'une flotte se rassemblait à Leucade et que Gylippos était en Sicile. Il avait, en effet, débarqué en sûreté à Himère. Avec les secours que lui fournirent cette ville, Sélinonte, Géla et quelques Sicules, il réunit une armée de 3000 hommes. Nicias, au lieu de marcher à sa rencontre, le laissa entrer paisiblement dans Syracuse. Aussitôt la face des choses changea. « Gylippos, dit Plutarque, envoya d'abord un héraut aux Athéniens pour leur offrir toute sécurité dans leur retraite, s'ils voulaient évacuer la Sicile. Nicias ne daigna pas même répondre : et quelques-uns des soldats demandèrent au héraut, d'un ton railleur, si l'arrivée d'un bâton et d'un manteau lacédémonien avaient subitement donné aux Syraferme, à quelque distance d'Ortygie. L'Achradine était fortifiée et avait deux faubourgs ouverts : Tyché, et ce qui fut appelé plus tard Néapoîis. L'Achradine occupait la base d'un triangle, dont le sommet était l'Épipole. A cette pointe, d'où l'on dominait tout Syracuse, était le. fort Euryèle. Le plan que je donne est une réduction des deux plans dressés par M. Grote, d'après le texte de Thucydide, la discussion du Dr Arnold et les Mémoires du colonel Leake, de Serra de Falco et de Cavallari, qui fit, en 1839, des fouilles et d'importantes découvertes sur l'emplacement de l'ancienne Syracuse.
�232
CHAPITRE XI.
ctisains une telle supériorité, qu'ils n'eussent plus que du mépris pour ces Athéniens qui, tout récemment, avaient rendu aux Spartiates 300 prisonniers, qu'ils tenaient dans les fers, tous beaucoup plus forts et plus chevelus que Gylippos. » Mais le Spartiate avait ramené la confiance ; il rétablissait la discipline, il aguerrissait les troupes et pour coup d'essai il surprit la garnison du fort Labdalon, qu'il égorgea. Puis il éleva un troisième mur, qui coupa la ligne des Athéniens et qu'il prolongea le long des hauteurs d'Epipole pour gagner la pointe du triangle, clef de toute cette position. Au lieu de porter de ce côté ses forces, Nicias, avouant publiquement ses craintes et sa faiblesse, s'occupa de fortifier le promontoire Plemmyrion, à l'entrée du grand port, et y construisit trois forts; c'était presque abandonner le siège. Si là, en effet, les secours arrivaient aisément par mer, il fallait aller chercher au loin l'eau et le bois, et les soldats ne pouvaient sortir sans être harcelés par les cavaliers ennemis qui étaient maîtres de la campagne. Une victoire gagnée par Gylippos, et l'arrivée d'une escadre corinthienne, achevèrent de rendre l'armée athénienne plutôt assiégée qu'assiégeante. Nicias expédia alors à Athènes une dépêche où se révélait toute la détresse de sa situation et toute l'inquiétude de son âme. Il annonçait l'arrivée de Gylippos, l'interruption du mur de circonvallation, le délabrement de la flotte et de l'armée, le mauvais état des vaisseaux restés trop longtemps à la mer, la désertion des rameurs et des troupes soudoyées, l'épuisement des villes alliées, Naxos et Gatane, le découragement des soldats et des matelots. « Ce qui est le plus embarrassant, ajoutait-il, c'est que, tout général que je suis, je n'ai pas le pouvoir d'empêcher ces désordres, car vous êtes des esprits difficiles à gouverner.... Je voudrais vous mander des choses plus agréables, disait-il en terminant, mais je ne pourrais vous en écrire de plus importantes, puisqu'il faut que vous soyez bien informés de l'état de ce pays-ci, pour en faire l'objet de vos délibérations. D'ailleurs, je vous connais, je sais que vous n'aimez à apprendre que
�LA GUERRE DO PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 233
de bonnes nouvelles; et qu'ensuite vous rejetez le mal sur ceux qui vous les donnent, si les événements n'y répondent pas : j'ai donc regardé comme le plus sûr de vous dire la vérité. Soyez persuadés que chefs et soldats se sont conduits sans reproche. Mais, a présent que toute la Sicile est liguée contre nous, et qu'on y attend une nouvelle armée du-Péloponnèse, délibérez avec cette idée que vous n'avez ici que des forces insuffisantes. Il faut ou les rappeler,, ou envoyer une seconde armée de terre et de mer, aussi forte que la première, avec de grandes sommes d'argent. Il faut aussi me donner un successeur : la maladie néphrétique dont je suis tourmenté ne me permet plus de garder le commandement. Je mérite de votre part cette condescendance : tant que j'ai eu de la santé, je vous ai bien servis. Au reste, ce que vous jugerez à propos de faire, doit être prêt au commencement du printemps. Point de lenteur; nos ennemis de Sicile n'en mettront pas dans leurs dispositions, ceux du Péloponnèse tarderont davantage; mais, si vous n'y faites attention, les uns vous surprendront comme ils l'ont déjà fait, et les autres vous préviendront. » '
Arrivé»' »Ie Dcmostlièiic (413).
Cette pressante missive, loin d'abattre les Athéniens, ou d'exciter leur colère contre l'incapable général, les porta à de plus grands efforts. Us votèrent un nouvel armement, qui fut placé sous les ordres de Démosthène et d'Eurymédon, adjoints à Nicias par le général de Sicile. Une autre détermiuation était prise, presque le même jour, à Lacédérnone, celle d'envoyer au printemps suivant une armée à Syracuse et une autre dans l'Attique pour occuper Décélie. La guerre générale allait donc recommencer. Braver tant de dangers à la fois, c'était peut-être très-héroïque, mais c'était d'une souveraine imprudence. En attendant les secours promis, Gylippos poursuivait avec activité ses premiers succès. Il sortit de Syracuse, parcourut les villes, jusqu'alors flottantes, et les entraîna toutes, excepté Agrigente, dans le parti que la victoire favorisait. Do retour auprès des Syra-
�234
CHAPITRE XI.
cusains, il les décida à attaquer à là fois par terre et par mer. Tandis que toute l'armée athénienne regardait du rivage le combat naval, Gylippos surprit les forls de Plemmyrion. Les Athéniens y perdirent leurs provisions, leurs bagages, le trésor de l'armée et une position d'où les Syracusains pouvaient à leur tour intercepter les arrivages de la haute mer. Deux actions navales, où les Athéniens eurent le dessous, accrurent encore les dangers de leur position. Mais Démosthène arrivait. « Il parut tout à coup au-dessus du port, à la vue dès ennemis, dans un appareil aussi magnifique que formidable. Sa flotte était composée de.73 vaisseaux , montés de 5000 hommes d'infanterie, d'environ 3000 archers, frondeurs et gens de trait. L'éclat des armes, les couleurs brillantes des enseignes, le grand nombre des officiers et le son bruyant des trompettes, tout offrait aux ennemis le spectacle à la fois le plus pompeux et le plus effrayant. Les Syracusains furent de nouveau en proie à de vives alarmes : ils ne voyaient plus de terme à leurs maux. Plus d'espoir d'un meilleur sort. Us allaient, disaient-ils, perdre le fruit de tous leurs travaux, et périr sans ressource. Car Athènes qu'ils croyaient épuisée, Athènes, malgré les dangers dont elle était menacéê, à cette heure même, sur son propre territoire, occupé par une garnison ennemie, envoyait en Sicile une seconde armée plus formidable que la première. » Démosthène était plein de résolution. Il voulait terminer promptement la guerre. Dès qu'il eut tout examiné, il déclara que son avis était d'attaquer la muraille des Syracusains, afin de pouvoir achever la circonvallation. S'il réussissait , il entrerait dans Syracuse ; sinon, il ramènerait l'armée sans perdre inutilement le» hommes et l'argent de la république. Nicias, effrayé de son audace, resta dans les retranchements. Démosthène et Eurymédon assaillirent au milieu de la nuit l'Épipole, afin de tourner la muraille des ennemis. Cette attaque imprévue jeta le désordre parmi les Syracusains; mais les Athéniens se crurent trop tôt victorieux; ils se dispersèrent pour poursuivre, tandis que l'en-
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 235
nemi au contraire, revenu de sa stupeur, reformait ses rangs. Les Béotiens, les premiers, s'arrêtèrent; ils chargèrent les assaillants et les firent reculer à leur tour. Gomme la lune brillait, on apercevait bien la forme des corps, mais sans distinguer si c'étaient des amis ou des ennemis. Des hoplites des deux partis s'égarèrent, et le mot d'ordre que les Athéniens se donnaient à haute voix, pour se rallier, fut vite connu des ennemis. Ils en profitèrent pour augmenter la confusion. Si les Argiens, les Gorcyréens, et tout ce qu'il y avait de Doriens dans l'armée d'Athènes, chantaient le psean, les Athéniens se croyaient au milieu des troupes de Syracuse et frappaient : on se battait amis contre amis, citoyens contre citoyens, et la cruelle méprise n'était reconnue que trop tard. La descente d'Épipole est étroite ; poursuivis sur cette pente rapide, beaucoup-se jetèrent dans les précipices et se tuèrent. Ceux qui, sans accident, parvinrent dans la plaine, se sauvèrent presque tous à leur camp, surtout les soldats de la première armée, qui connaissaient mieux le pays ; mais plusieurs des derniers arrivés se trompèrent de chemin, et, le jour venu, furent enveloppés par la cavalerie syracusaine. Les Athéniens perdirent 2000 hommes dans ce combat. Après un tel désastre, il n'y avait qu'un parti à prendre : la tentative de Démosthène avait échoué : il fallait quitter la Sicile. Mais l'à-propos est ce qui manque le plus aux esprits timides et irrésolus. Quand Démosthène parla de mettre à la voile, Nicias s'y opposa. Il n'osait prendre sur lui une si grande résolution ; il prétendait qu'il fallait rester, que les Syracusains manquaient d'argent, qu'ils n'étaient pas dans un état aussi prospère qu'ils paraissaient. Au fond, il 'redoutait de se retrouver en face du peuple d'Athènes qui imputerait à ses continuelles hésitations le mauvais succès de la guerre. Eurymédon avait d'abord soutenu l'avis de Démosthène; mais, comme on savait que Nicias avait des intelligences dans la ville, quand on le vit s'opposer si obstinément au départ, on crut qu'il avait des espérances que la prudence lui défendait de révéler : on céda et l'on resta.
�236
CHAPITRE XI. Itéfnitcs navales des Athéniens; retraite; destruction de l'armée (41 S),
La détresse des Syracusains n'était pas une invention de Nicias. Mais, animés par le succès, leur force était doublée. Gylippos parcourut une seconde fois la Sicile, et ramena do nouveaux renforts. Gomme ils avaient eu la victoire sur terre, les Syracusains voulurent l'avoir sur mer. Pour fermer la retraite aux Athéniens ils entreprirent dé leur barrer l'issue du port. Lorsqu'on avait résolu de rester en Sicile, Démosthène, voyant tout le danger de la position, avait au moins proposé de se retirer à Gatane ou à Naxos, pour y passer la saison des maladies. Le campement était malsain; une épidémie affaiblissait l'armée. Nicias avait fini par se ranger à cet avis, et on allait s'éloigner lorsqu'une éclipse de lune vint effrayer le superstitieux général : il refusa de nouveau de quitter la place, et il ne s'occupa que de sacrifier pour apaiser la déesse irritée. Les Syracusains mirent ce retard à profit : ils attaquèrent la flotte athénienne, lui prirent 18 vaisseaux et fermèrent le port, en y tenant à l'ancre des trirèmes, des vaisseaux de charge et des barques. Il fallait à tout prix briser cette barrière : les Athéniens s'y résolurent, ils avaient encore 110 vaisseaux, ils les montèrent. Tout le monde sentait l'importance de cette lutte suprême. Les vaisseaux de Syracuse étaient partagés en deux divisions: les uns gardaient le passage, les autres, rangés autour de l'issue du port, étaient prêts à s'élancer pour envelopper les galères athéniennes qui forceraient le barrage. La bataille s'engagea avec une fureur désespérée. Les vaisseaux mêlés, confondus, serrés les uns contre les autres, se heurtaient et se brisaient ; matelots et soldats rivalisaient d'ardeur désespérée; les javelots, les pierres volaient de toutes parts. Les armées de terre étaient sur le rivage. Les Syracusains prirent enfin l'avantage, poussèrent au rivage les vaisseaux ennemis et les y poursuivirent. Il fallut que l'armée de terre des Athéniens courût, partie au secours des
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 237
équipages qui s'étaient jetés à la côte, partie à la défense des retranchements. C'en était donc fait, toute l'expédition était maintenant prisonnière. La situation des Athéniens était en effet à peu près.celle des Spartiates à Pylos. La mer leur était fermée, et ils ne pouvaient espérer se sauver par terre, à moins d'un miracle. Le combat avait été si rude que des deux côtés on avait fait de grandes pertes. Les vainqueurs recueillirent leurs morts avec les débris des navires, et dressèrent un trophée. Les xVthéniens ne songèrent pas même à réclamer leurs morts : ils ne pensaient qu'à fuir dès que la nuit serait venue. Démosthène, dont rien n'abattait le courage, proposa de couvrir de troupes le reste des bâtiments, et d'essayer encore de forcer le passage au lever de l'aurore. Il représentait qu'ils avaient plus de vaisseaux capables de tenir la mer que les ennemis ; car il leur en restait bien 60, et ceux-ci en avaient moins de 50. Nicias était du même avis; mais, quand ils voulurent en venir à l'exécution, les équipages refusèrent le service. Frappés de leur défaite, ils ne se croyaient plus capables de vaincre : tous n'avaient qu'une même pensée, celle de fuir par terre. Le surlendemain de cette fatale journée, l'armée se mit en marche. 40 000 hommes partirent, abandonnant leurs blessés, leurs malades qui s'attachaient à leurs vêtements, les suppliaient de ne les point laisser et les suivaient aussi loin que le permettaient leurs forces épuisées. L'armée marchait en deux divisions, commandées chacune par Nicias et Démosthène, qui s'efforçaient de ramener, par leur contenance et leurs paroles, un peu de confiance et de courage dans ces esprits abattus. Pendant les huit jours que dura celte retraite désastreuse, les ennemis ne cessèrent d'attaquer l'armée en tête, en queue et sur les flancs. Démosthène, qui faisait l'arrière-garde, fut enfin enveloppé avec toute sa division à Polyzélion, et forcé de mettre bas les armes, à la seule condition que ses soldats auraient la vie sauve. ' A cette nouvelle, Nicias fit porter des propositions à Gylip-
�238
CHAPITRE
pos. Il demandait qu'on laissât sortir librement de Sicile les Athéniens, et promettait, à cette condition, qu'Athènes rembourserait les frais de la guerre. Ces demandes furent rejetées avec mépris, et la poursuite continua avec acharnement. Le lendemain, les Athéniens arrivèrent au fleuve Asinaros. Ils essayèrent de le passer. Dévorés par la soif, ils s'y jetèrent en foule; beaucoup s'y noyèrent, et les Syracusains postés sur les hauteurs voisines n'avaient qu'à lancer leurs traits au hasard pour tuer: le fleuve fut bientôt rempli de morts et teint de sang. Ce dernier revers décidu Nicias à se rendre à Gylippos, qui arrêta le massacre (21 septembre 413). A peine les vainqueurs furent-ils rentrés dans Syracuse, couronnés de fleurs, sur des chevaux magnifiquement ornés, que l'orateur Euryclès proposa dans l'assemblée le décret suivant : « Le jour où Nicias a été fait prisonnier sera consacré à jamais par des sacrifices et par la suspension de tout travail public : cette fête sera appelée Asinaria, du nom du fleuve que les Syracusains ont illustré par leur victoire. Les valets des Athéniens et tous leurs alliés seront vendus à l'encan : les Athéniens de condition libre, et les Siciliens qui ont embrassé leur parti, seront rélégués dans les carrières, excepté les généraux, qu'on fera mourir. » Ce décret fut adopté. Deux hommes s'opposèrent à son exécution : Hermocrate au nom de la modération et de l'humanité ; Gylippos au nom de Sparte. Gylippos réclamait les deux généraux captifs pour les emmener dans sa patrie. Il se souvenait que Nicias s'était toujours montré bienveillant envers les prisonniers de Sphactérie, et opposé à cette guerre qu'il avait si mal conduite; il savait combien les Spartiates désiraient tenir entre leurs mains ce Démosthène qui leur avait fait tant de mal à Pylos. Mais les Syracusains, déjà las de la sévérité toute Spartiate de son commandement, et qui lui reprochaient aussi son avarice et ses concussions, rejetèrent sa demande en l'accablant d'injures. Ils firent mourir les deux généraux; quelques Syracusains qui avaient eu des intelligences avec eux hâtèrent l'exécution, dans la
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. ' 239
crainte que Nicias ne révélât leur trahison. Suivant les uns, Nicias et Démosthène furent lapidés ; Timée racontait que, prévenus à temps par Hermocrate, ils se donnèrent euxmêmes la mort. Ils furent encore les moins malheureux. Les autres prisonniers avaient été entassés dans de profondes carrières, à ciel découvert, où ils étaient alternativement tourmentés par l'étouffante ardeur du soleil, et glacés par la fraîcheur des nuits d'automne. Pour toute nourriture, ils recevaient la moitié de la ration d'un esclave, deux cotyles d'orge et une cotyle d'eau par homme. Leurs blessés, leurs malades mouraient au milieu d'eux, et ils ne pouvaient ensevelir leurs cadavres. L'air qu'ils respiraient était infect. Ils restèrent ainsi pendant soixante-dix jours, au bout desquels on vendit comme esclaves ceux que ces misères n'avaient pas tués, d'abord les étrangers, puis, six mois plus tard, les Athéniens et les Siciliens. Cette fatale expédition, qui ébranla l'empire d'Athènes et lui ôta ses meilleurs généraux, sembla porter malheur aussi aux chefs victorieux. Le sauveur même de Syracuse finit mal. Comme son père Cléandridas, qui s'était vendu à Périclès, Gylippos fut convaincu de plusieurs actions honteuses et chassé de Lacédémone. Hermocrate, qui après lui contribua le plus au succès, accusé de trahison, fut banni de sa patrie ; trois ans après, il tenta d'y rentrer les armes à la main et fut tué sur la place publique. La poésie seule vainquit la fortune contraire et désarma la haine. Plutarque raconte que plusieurs prisonniers athéniens durent leur salut à Euripide, les uns parce qu'ils avaient été mis en liberté pour avoir appris à leurs maîtres les morceaux qu'ils avaient retenus de ses pièces, les autres parce que, errant dans la campagne après le combat, ils avaient été nourris par ceux à qui ils chantaient ses vers. De retour à Athènes, ces captifs allèrent porter leur reconnaissance au poète dont le génie avait payé leur rançon.
�240
CHAPITRE XI.
llaugcrs et énergie d'Athènes (âI3-4J3).
La guerre durait encore en Sicile, que les Spartiates, suivant le conseil perfide d'Alcibiade, envahissaient et fortifiaient Décélie, à 24 kilomètres seulement d'Athènes. Le roi Agis s'y était posté et de là désolait incessamment le pays, : . « Jusqu'alors Athènes avait supporté des incursions de courte durée, qui ne l'empêchaient pas, le reste du temps, de tirer parti de son territoire ; mais à présent que les ennemis occupaient ce fort, il n'y avait plus de moisson à faire sur leurs champs. 20 000 de leurs esclavès avaient pris la fuite, et c'étaient presque tous des gens de métier ; leurs bestiaux, leurs bêtes de somme étaient perdus. Gomme la cavalerie était journellement sur pied pour repousser les maraudeurs et surveiller les mouvements do l'ennemi, tous les chevaux furent bientôt ou blessés ou boiteux. L'importation des denrées qu'on tirait de l'Eubée se faisait autrefois d'Orope par terre, en traversant Décélie; il fallait maintenant les faire venir à grands frais par mer, en tournant Sunion. La ville elle-même était moins une cité qu'une forteresse. Les citoyens se succédaient pendant le jour pour monter la garde sur les remparts, et la nuit, en hiver comme en été, tous, excepté les chevaliers, se fatiguaient sur■ les murailles et dans les postes; enfin, au moment où ils avaient plus que jamais besoin de l'affection de leurs alliés, ils furent •obligés d'augmenter les charges qu'ils faisaient peser sur eux. Au lieu du tribut ordinaire, ils imposèrent un vingtième sur toutes les marchandises importées ou exportées par mer, se flattant d'en retirer davantage. » (Thucydide). Voilà donc ce qu'avait produit cette aventureuse et folle expédition. Athènes avait perdu de nombreux défenseurs, épuisé ses ressources, mécontenté ses alliés et attiré sur son territoire dégarni la guerre qu'elle portait naguère au cœur du Péloponnèse. Il faut ajouter à tous ces maux l'inimitié d'Alcibiade. Cependant la constance d'Athènes n'en fut pas ébranlée.
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 40'». 241
Thucydide est forcé d'en convenir. « Au commencement de la guerre, ies uns pensaient que si les Péloponnésiens entraient dans l'Attique, les Athéniens pourraient bien tenir un an, d'autres disaient deux, quelques-uns trois, personne davantage. Et 17 ans après la première invasion, déjà épuisés par cette guerre, ils en avaient commencé une autre en Sicile, aussi périlleuse que celle qu'ils avaient soutenue contre le Péloponnèse 1 » Le désastre de Sicile était un grand coup : d'abord même on n'y voulut point croire; puis, quand il fut impossible d'en douter, on s'emporta contre ceux qui avaient conseillé l'expédition. Mais cela dura peu : le premier mouvement passé, Athènes redevint' digne d'elle-même; elle laissa les récriminations inutiles, pour ne songer qu'à faire tête aux ennemis anciens et à tous les ennemis nouveaux que le malheur allait susciter. Des bois de construction furent amassés, des vaisseaux mis sur le chantier, le cap Sunion fortifié pour protéger le passage des denrées étrangères, et un conseil de-dix citoyens créé pour rendre plus prompte et plus ferme l'action du pouvoir, comme Rome recourait dans les crises à la dictature. Le moment suprême semblait en effet arrivé. L'Eubée, le grenier d'Athènes, promettait à Agis, toujours posté à Décélie, de se soulever, si on lui envoyait quelque secours. Lesbos, Ghios, Erythrée faisaient la même demande. Tissapherne, satrape des provinces maritimes, et Pharnabaze, gouverneur des provinces de l'Hellespont, s'engageaient à fournir des subsides pour l'entretien d'une flotte. Depuis les victoires de Cimon, la cour de Suses n'avait pas levé d'impôt sur les Asiatiques tributaires d'Athènes. Mais Darius , à la nouvelle du désastre d'Athènes, crut n'avoir plus de ménagements à garder.'Il refusa de rabattre du tribut que Tissapberne devait fournir pour l'Ionie et la Carie, les sommes que les cités grecques ne payaient plus. La même injonction avait sans doute été faite à Pharnabaze; de là leur zèle pour les Péloponnésiens. Les envoyés de Pharnabaze avaient déjà envoyé 25 talents; Lacédémone n'y tint pas : elle commanda aux alliés de préparer 100 galères. On n'en arma que 21; et, quand elles voulurent sortir du golfe SaroHIST. GH.
16
�242
CHAPITRE XI.
nique pour voguer vers Chios, sur une mer où ne devait plus se trouver une voile athénienne, elles tombèrent avec effroi dans une escadre qui les rejeta au port et les força de s'échouer à terre. Mais, avant que la nouvelle de ce désastre imprévu arrivât sur les côtes d'Asie, Alcibiade se hâta de courir à Ghios avec 5 galères làcédémoniennes, avantgarde , disait-il, d'un puissant armement. Les nobles de Ghios entraînèrent le peuple, malgré son penchant contraire, à une défection1. Erythrée et Clazomène, puis Téos, Lébédos, Érée, enfin Milet entrèrent aussi dans la confédération péloponnésienne. Alcibiade n'était que traître à sa patrie, le général Spartiate qui l'accompagnait fut traître a la Grèce entière, en signant avec Tissapherne un traité qui livrait au grand roi tous les Grecs d'Asie, même ceux des îles, car Sparte consentait à lui laisser toutes les cités que lui ou ses ancêtres n'avaient jamais possédées (412). Ainsi la lutte, qui naguère était aux limites occidentales du monde grec, allait avoir l'Orient pour théâtre. Toutes les forces ennemies se portèrent de ce côté. Athènes, qu'on croyait à bout de ressources comme de courage, y envoya successivement jusqu'à 104 galères, qui trouvèrent un point d'appui et une excellente station navale à Samos. Le peuple de cette île, averti par la trahison des nobles de Chios, chassa les siens pour n'être pas contraint de rompre avec la cité, grâce à laquelle le commerce de tous prospérait, et de s'unir à ceux qui venaient de livrer honteusement au grand roi la liberté des Grecs d'Asie. La flotte athécienne défendit Samos, recouvra Lesbos, Clazomène, et vainquit,
" l. Thucydide, 1. VIII, chap. ix, xrv et xxiv. Au reste, même remarque peut être faite à propos de la défection de Lesbos, d'Acanthe, de Toroné, de Mende, d'Amphipolis, etc. Partout le peuple s'oppose aux changements que les grands provoquent et accomplissent. L'empire d'Athènes n'était donc impopulaire qu'auprès d'une faction, et non dans la masse générale des alliés. Je l'ai dit déjà vingt fois, mais je ne puis trop le répéter, l'assertion contraire étant jusqu'à présent presque partout admise, si ce n'est dans les deux ouvrages de MM. Thirlwall et Groi. La révolution démocratique de Samos, dont il est question un peu plus loin, prouve la même chose. La prospérité des alliés d'Athènes était telle, que Thucydide appelle les habitants de Chios « les plus riches des Hellènes. » Liv. VIII, chap. XLV. C'était, après Sparte, la ville qui avait le plus d'esclaves. Wallon, t. I. p. 319.
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 243
près de Milet, les Péloponnésiens (septembre 412), mais sans pouvoir empêcher la défection de Cnide et de Rhodes. Des galères de Sélinonte, de Syracuse et de Thurium étaient venues se joindre aux vaisseaux lacédémoniens ; et Tissapherne promettait l'arrivée prochaine d'une grande flotte phénicienne.
Révolution oligarchique à Athènes (février on mars -SIS).
Athènes était seule contre tous; elle ne pouvait soutenir longtemps un tel effort. Un événement inattendu lui donna quelque relâche, la rupture d'Alcibiade avec Lacédémone. Cet homme singulier avait étonné les Spartiates par la souplesse avec laquelle il avait adopté leurs mœurs et leurs usages : le pain bis et le brouet noir semblaient avoir.été toujours son unique nourriture, et les exercices des Spartiates, l'éducation de son enfance. Cependant le débauché n'avait pu s'empêcher de reparaître : il avait outrageusement offensé le roi Agis, qui chercha à le faire assassiner. Le gouvernement lui-même, inquiet de l'ascendant que prenait Alcibiade sur les Grecs d'Asie, donna l'ordre de le tuer. C'était de la justice à la façon du grand roi. Athènes au moins ne frappait qu'après un jugement régulier. Alcibiade, averti des intentions de ceux qu'il avait si bien servis, quitta l'armée et se réfugia auprès de Tissapherne. Il l'étonna par sa mollesse et il le charma par son esprit. Mais ce n'était pas assez pour lui de se faire le compagnon de débauches du satrape : chassé de Sparte, il lui fallait regagner Athènes par des services. Il représenta à Tissapherne le danger de livrer à un seul peuple la terre et la mer ; mieux valait, dans l'intérêt du grand roi, tenir la balance égale entre Sparte et Athènes, et les laisser se ruiner toutes deux. Puisque Sparte avait maintenant l'avantage, il fallait d'abord réduire les subsides que le satrape donnait, et lui refuser le secours qui devait venir de Phénicie. Tissapherne entra complètement dans ces vues, où sa politique et son avarice trouvaient à la fois leur compte. Quelque argent adroitement répandu parai les chefs de la flotte
�244
CHAPITRE XI.
pélopormésieime leur fit perdre dans l'inaction un temps précieux. Le seul Hermocrate, de Syracuse, garda ses mains pures de l'or du grand roi., Alcibiade se prévalut de ce changement auprès de l'armée athénienne qui campait à Samos. Ses secrets émissaires disaient aux triérarques et à tous les riches, ennemis des institutions populaires, que seul il pouvait changer la fortune, depuis quatre ans si contraire. Us le montraient tenant suspendus sur la tête d'Athènes l'alliance et les trésors, ou la colère et les armes du grand roi, la victoire ou la ruine. Il avait arrêté les subsides fournis aux Spartiates, il pouvait les leur rendre ; il avait enchaîné dans leurs ports les 150 vaisseaux phéniciens, il pouvait faire souffler le vent qui les réunirait a la flotte du Péloponnèse. Mais il n'y avait pas de sûreté pour lui dans Athènes, tant que durerait le gouvernement qui l'avait chassé. Ces paroles trouvaient aisément créance auprès des principaux officiers de l'armée. Depuis la mort de Gimon, l'opposition de la noblesse s'était modestement bornée aux sarcasmes d'Aristophane et des comiques. Le malheur public releva ses espérances et fortifia sa résolution d'en finir. Plus, en effet, la guerre durait et devenait désastreuse, plus les charges de la triérarchie augmentaient. Quand la victoire suivait le drapeau d'Athènes, le butin au moins dédommageait; maintenant il n'y avait que des dangers certains et des dépenses sans cesse renouvelées. Le pauvre qui n'avait que sa vie, souvent misérable, la jetait, avec une patriotique insouciance, au péril; le- riche avait une mauvaise chance de plus, la ruine. On ne comprendrait pas, sans ces explications, les scènes qui vont suivre, ni la tyrannie des Trente. De la part des riches, ce n'était pas haine aveugle pour la liberté, mais haine violente pour des institutions qui, dans des temps de malheur, rendaient insupportable la condition de ceux qui pensaient que les sacrifices à l'honneur et à la puissance de la patrie devaient avoir une limite. Pour donner plus de force à leur opposition, les nobles s'étaient depuis longtemps organisés en sociétés secrètes (hèléries), dont tous les membres, agissant de concert à uu
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 245
moment donné, pouvaient emporter une élection au Pnyx, ou faire échouer devant les héliastes l'accusation dont un d'eux était menacé. C'étaient des hétéristes, ces amis de Cimon, qui, à Tanagra, se firent tous tuer pour laver son nom d'un soupçon. Mais le temps des beaux dévouements était passé. Les hétéries actuelles ne travaillaient plus qu'à renverser le gouvernement. Plusieurs des chefs de l'armée de Samos faisaient partie de ces sociétés secrètes. L'homme qui avait tant à se plaindre du peuple leur parut un instrument utile. Le seul Phrynichos comprit qu'Alcibiade ne se souciait pas plus de l'oligarchie que de la démocratie : il insista sur la honte de mettre aux pieds d'un banni les lois de sa patrie; sur le danger de rétablir dans les villes alliées un gouvernement oligarchique, dont le premier soin serait de traiter avec Lacédémone. Mais on ne l'écouta pas, et des députés partirent pour Athènes; à leur tête était Pisander. Accueilli d'abord par des cris et des réclamations, il se contenta de demander successivement, à chacun des opposants, sur quelles ressources il comptait pour sauver la patrie; et, comme ils étaient forcés d'avouer qu'ils n'en avaient aucune : « Eh bien ! reprit-il hautement, nous n'en trouverons qu'en mettant dans notre politique plus de modestie, qu'en donnant l'autorité à un petit nombre de citoyens, pour inspirer au roi de la confiance, et en nous occupant moins, dans les circonstances actuelles, de la forme de notre gouvernement que de notre salut. Il nous sera facile de changer dans la suite, si quelque chose nous déplaît; mais rappelons toujours Alcibiade, qui seul maintenant peut rétablir nos aiï'aires. » Pisander n'obtint pas sur l'heure ce qu'il demandait. On hésitait à toucher à cette démocratie glorifiée par Aristide et Périclès, et à laquelle se rattachaient toutes les grandes choses accomplies depuis un siècle. La persuasion restant sans effet, les nobles usèrent de la terreur. Les sociétés secrètes, dirigées par Antiphon, s'étendirent, et peu à peu une immense conspiration enveloppa la cité. Androclès, le principal orateur du peuple, tomba sous le poignard. D'au-
�246
CHAPITRE XI.
très chefs populaires furent assassinés, sans qu'on recherchât les coupables; et l'assemblée générale, le conseil des CinqCents, ne délibérèrent plus que sous la crainte inspirée par l'audace des meurtriers. « Nul, dit Thucydide qui fait le plus sombre tableau de cette tyrannie des conspirateurs oligarchiques, nul n'osait élever la voix ; car le moindre signe d'opposition amenait une mort certaine. » Pour prévenir tout mouvement contraire, Pisander avait ramené de Ténos, d'Andros, de Garystos, d'Egine et d'autres cités où il avait rendu l'influence aux riches, 300 hoplites qui servaient de garde à la faction. Quand toute résistance eut été ainsi paralysée , Pysander demanda, dans une assemblée du peuple tenue hors de la ville, pour en écarter les opposants, que dix citoyens fussent chargés de reviser les lois, avec un pouvoir absolu. La nouvelle constitution ne sembla pas, à la première vue, très-différente de l'ancienne. Un conseil de 400 membres prit la place des Cinq-Cents; et, au lieu de l'assemblée générale, il y eut une assemblée de 5000 citoyens, choisis d'après leur fortune et leur condition. Or, nous savons que, sous la démocratie, les assemblées populaires s'élevaient rarement à ce nombre. Mais tous alors avaient le droit d'y prendre part : désormais il n'y eut plus que 5000 élus, dont on ne se hâta pas de publier les noms ; en outre, leur convocation dépendait du bon vouloir du conseil des QuatreCents , qui était investi d'une autorité illimitée, et qui, par la manière dont il était formé, donnait toute sécurité aux nobles; enfin, pour éloigner les pauvres des fonctions publiques, il fut décidé que le service militaire serait seul rétribué. Le jour où la nouvelle constitution fut mise en pratique, la violence faite au peuple apparut à tous,les yeux.-Des postes armés furent répandus dans la ville; une garde de 120 jeunes gens entoura le nouveau conseil, quand il se réunit pour prendre possession du lieu où il devait délibérer; chacun des membres s'était lui-même armé d'une épée. Ce fut dans ce'belliqueux et menaçant appareil qu'ils vinrent chasser les Cinq-Cents encore assemblés : ils ne trouvèrent
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 247
point d'opposition. Pourtant la tyrannie éclata aussitôt. Plusieurs citoyens furent exécutés ; d'autre jetés en prison ou bannis. Le nouveau pouvoir oublia les propositions récemment faites par Alcibiade, et se crut assez fort pour se passer de lui.- Il le laissa dans l'exil : c'était une première imprudence. Il en fit une autre : il mit Athènes aux pieds de Lacédémone. Rien n'était plus propre à indisposer le parti national, les vrais amis de la patrie, et surtout l'armée de Samos. « La guerre, faisait-il dire à Agis, n'a plus de raison pour se prolonger, puisque Athènes a désormais un gouvernement sympathique à celui de Sparte. » Ils ne se bornèrent pas à envoyer à Sparte Antiphon, Phrynicos et plusieurs autres pour négocier la paix, ils la voulaient à tout prix, dût Athènes livrer ses villes tributaires, sa flotte même et ses propres murailles. Pour se prémunir contre une réaction démocratique qui commençait à se manifester, ils faisaient construire, à l'entrée du Pirée, un fort, qu'ils se proposaient, ils ne le cachaient point, de livrer aux Lacédémoniens au premier danger. . Agis répondit perfidement à ces ouvertures. Croyant la ville pleine de troubles et de confusion, il appela des recrues du Péloponnèse; et, de Décélie, il fondit sur Athènes, espérant qu'on lui en ouvrirait les portes ou qu'il pourrait enlever les Longs-Murs. L'admirable cité ne se manqua pas à elle-même. Le peuple, malgré son indigne gouvernement, courut à l'ennemi, et Agis battu retourna honteusement à Décélie. Suivant les plans de Pisander, une révolution oligarchique favorisée par quelques-uns des généraux de l'armée devait éclater à Samos en même temps que celle d'Athènes. On commença, comme à Athènes, par des assassinats : Hyperbolos et quelques autres furent poignardés. Mais l'armée, qui formait la meilleure partie du peuple, se prononça pour le maintien de sa vieille et glorieuse constitution. Elle empêcha l'émeute oligarchique tentée à Samos de réussir; et, pour donner au gouvernement qu'elle croyait encore debout le courage de se défendre, elle chargea des députés de
�248
CHAPITRE XI.
lui porter ses vœux. Us arrivèrent trop tard : les QuatreCents les firent arrêter; l'un d'eux cependant s'échappa et vint raconter à l'armée le sort de ses compagnons et la situation d'Athènes, qu'il peignit sous les plus noires couleurs. Toute l'armée s'émut a ces nouvelles. Thrasybule et Thrasylle, deux des chefs, firent prêter aux soldats le patriotique serment de maintenir le gouvernement démocratique, de poursuivre la guerre contre les Péloponnésiens et de renverser les tyrans. Les Samiens prirent le même engagement. Argos offrit son assistance. « Ce fut alors, dit Thucydide, une grande division entre la ville et l'armée : celle-ci voulant contraindre la ville à conserver l'état populaire ; et celle-ci voulant obliger le camp à accepter l'oligarchie. Les soldats formèrent une assemblée, dans laquelle ils déposèrent les généraux, avec ceux des triérarques qui leur étaient suspects. Us s'encourageaient entre eux, en disant qu'il ne fallait pas s'effrayer si la ville rompait avec eux; que c'était le plus petit nombre qui se détachait du plus grand et de celui qui avait, à tous égards, les plus puissantes ressources. Maîtres de la flotte, ils pouvaient forcer les villes de leur domination à fournir de l'argent, tout aussi bien que s'ils sortaient d'Athènes pour en exiger. Us avaient Samos, ville puissante;... et il leur était bien plus aisé d oter à ceux de la ville l'usage de la mer, qu'à ceux-ci de les en priver. Que recevaient-ils d'Athènes? Pas même de bons conseils; car, pour de l'argent, loin d'en avoir obtenu d'elle, c'étaient eux qui lui en avaient envoyé. A la ville on avait même poussé le crime jusqu'à violer les lois de la patrie qu'ils allaient, eux, rétablir. Il fallait rappeler Alcibiade, qui leur procurerait l'alliance du grand roi; et, quel que fût enfin l'événement, ils avaient toujours une flotte assez puissante, et ils étaient en assez grand nombre pour aller, quelque part, conquérir un territoire. » Voilà donc l'armée en révolte contre l'État, ou plutôt, comme disait Thrasybule, l'État en révolte contre l'armée; car Athènes n'était plus dans Athènes, mais sur la flotte, où une guerre si longue avait appelé ses plus braves citoyens. La cité dépendait désormais de l'armée; l'armée appartenait
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 249
au plus habile, et le plus habile était Alcibiade. Les grands avaient compté sur lui pour obtenir l'alliance de la Perse; mais il avait promis plus qu'il ne pouvait tenir. Les grands se crurent joués et le laissèrent en exil. Cependant,ce rôle de banni lui pesait, et les troubles qui déchiraient sa patrie lui parurent la meilleure occasion que pût souhaiter son génie d'intrigues, pour rentrer peut-être en triomphe dans Athènes. Repoussé d'un côté, il se tourna de l'autre, fit sonder les dispositions de l'armée de Samos, et obtint d'être entendu. Naguère il déclamait contre le gouvernement populaire, maintenant il l'approuve, il l'exalte; et, en même temps, il éblouit les soldats de ses fausses promesses. Il leur garantit l'amitié de Tissapherne, ses subsides, et l'aide de la flotte phénicienne. Tout d'une voix on le proclame un des généraux. Il fallait faire croire à cette amitié de Tissapherne. Il se rendit à la cour du satrape, et se prévalut auprès de lui de sa dignité nouvelle pour en obtenir meilleur accueil. Jouant à merveille ce double jeu, il réussit, dit Thucydide, à maîtriser Tissapherne par les Athéniens, et les Athéniens par Tissapherne. Ce qu'il voulait, du moins il l'obtint : il brouilla à peu près le satrape avec Lacédémone. L'armée, fort animée, voulait marcher tout droit sur Athènes, pour renverser l'oligarchie. C'était le parti le plus sage : Alcibiade tempéra cette fougue, et prétendit qu'en quittant Samos on livrait à l'ennemi toute l'Ionie et l'Hellespont. Ce retard faillit perdre Athènes, continuellement menacée par la trahison des Quatre-Cents et les attaques des Péloponnésiens. Mais Alcibiade avait intérêt à ne rentrer dans la ville qu'après quelque grand service qui commandât la reconnaissance. Cependant au sein même des Quatre-Cents, Théramèhe et Àristarque déclamaient contre le nouvel état de choses. Ce n'est pas qu'ils fussent amis de la démocratie, mais on ne leur faisait pas, dans le pouvoir, la part qu'ils ambitionnaient, et ils préféraient les chances d'une nouvelle révolution. D'abord ils réclamèrent simplement que l'on constituât l'assemblée des Cinq-Mille qui n'avait été jusque-là qu'un
�250
CHAPITRE XI.
mot. Puis ils alarmèrent le peuple sur cette forteresse qui s'élevait au Pirée. Ceux mêmes qui la bâtissaient la renversèrent. Elle était à peine détruite, que 40 vaisseaux lacédémoniens paraissent en vue du port : on s'écrie que ce sont les ennemis qui viennent prendre possession du fort qu'on leur avait préparé. On court en foule au Pirée, on garnit les murailles, on équipe les vaisseaux, on y monte et on poursuit les Péloponnésiens, qui, voyant le coup manqué, prennent route du côté d'Érétrie. Une flotte athénienne de 36 vaisseaux alla se placer devant cette ville pour la protéger ; mais elle fut surprise par les Lacédémoniens qui s'emparèrent de 22 bâtiments, entrèrent dans Érétrie, firent révolter l'Eubéo entière, et, pour assurer en tout temps un facile passage aux troupes alliées, jetèrent sur l'Euripe un pont dont les approches furent défendues par deux tours. Thucydide atteste que la nouvelle même du désastre de Sicile ne produisit pas à Athènes un aussi profond abattement que celle du soulèvement de l'Eubée. L'Attique perdait à la fois son boulevard et son grenier : elle était cernée par Décélie et l'Eubée, et privée de vivres. Point d'espoir du côté de l'armée de Samos ; et, à chaque instant la crainte de voir arriver la flotte victorieuse des ennemis. C'était l'avis des Syracusains de voguer droit sur le Pirée, après ce succès : les Lacédémoniens temporisèrent et firent manquer l'occasion.
Rétablissement du gouvernement démocratique.
«t Les Athéniens, malgré la consternation où les jetait ce malheur, ne laissèrent pas d'équiper encore 20 navires. Mais ce désastre parut la condamnation de l'oligarchie. Une assemblée fut convoquée : elle déposa les Quatre-Cents, et décréta que le gouvernement serait confié aux Cinq-Mille; que tous ceux qui portaient les armes comme hoplites feraient partie de ce corps ; que personne ne recevrait de salaire pour aucune fonction. Il y eut encore, ajoute Thucydide, d'autres assemblées où l'on établit des nomothètes, et où l'on fit divers règlements utiles. Ce temps est celui de nos jours où
�LÀ GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 251
les Athéniens semblent s'être le mieux conduits en politique: ils surent tenir un juste tempérament entre la puissance des riches et celle du peuple. » Ce juste équilibre ne se trouva pas, comme semblerait l'indiquer Thucydide, dans une constitution nouvelle, mélange d'aristocratie et de démocratie. Car toutes les anciennes institutions furent remises en vigueur, et la limite du chiffre des votants fut bien vite effacée ; elle se trouva dans la modération et le patriotisme de la démocratie renaissante. La fin du parti oligarchique fut digne des moyens qu'il avait pris pour usurper et garder le pouvoir. La plupart des Quatre-Cents se réfugièrent à Décélie, auprès des Lacédémoniens. Un d'eux, Aristarque, voulut signaler encore son exil par une trahison. Il s'enfuit à Œnée, forteresse de l'Attique, que les Béotiens et les Corinthiens tenaient assiégée. Il persuada au commandant que la paix était faite avec le Péloponnèse, et introduisit l'ennemi dans la place. Tombé quatre ou cinq ans après aux mains des Athéniens, il fut mis à mort. Antiphon eut le même sort. Cet homme, qui avait commandé ou permis, comme chef de la faction, tant d'assassinats, obtint au moins de ce peuple, qu'il était allé trahir à Lacédémone, un jugement pubjic. Il put plaider sa cause, insulter à ses juges, et laisser un discours dont l'éloquence a protégé sa mémoire contre le jugement sévère que lui devait aussi la postérité. Quant à Phrynicos, il -avait été assassiné au retour de son ambassade à Sparte, un peu avant le mouvement du Pirée. Les accusateurs d'Antiphon étaient deux anciens membres du conseil des Quatre-Cents; en ce moment, on eût dit des amants passionnés de la liberté, mais la veille ils étaient usurpateurs, et ils le seront bientôt une seconde fois! Ce fut aussi par un homme qui deviendra un cruel tyran, Critias, que fut provoqué le décret qui rappela Alcibiade. Pendant qu'Athènes perdait ainsi et recouvrait sa liberté, les opérations militaires continuaient. Les Péloponnésiens avaient compté sur la désorganisation de l'armée de Samos. L'armée déjoua ce calcul, mais ne put empêcher que les nouvelles venues d'Athènes ne décidassent la défection d'A-
�252
CHAPITRE XI.
bydos, de Lampsaque et de Bysance. Heureusement Tissapherne fit perdre 80 jours aux alliés, à Rhodes; et, quand le Spartiate Mindaros, n'attendant plus rien de Tissapherne, écouta les propositions de Pharnabaze, qui l'appelait vers l'Hellespont, 55 galères athéniennes suivirent de ce côté les 73 trirèmes ennemies, et remportèrent près de Sestos un avantage signalé. C'était le premier qui consolait Athènes depuis le désastre de Sicile (411). Une seconde action près d'Abydos dura tout le jour. Sur le soir, Alcibiade parut avec 20 galères, et ce secours inattendu donna la victoire aux Athéniens, qui enlevèrent 30 vaisseaux. Mais la flotte manquait d'argent : Alcibiade, espérant en tirer de Tissapherne, se rendit auprès du satrape. Celui-ci avait besoin de faire en ce moment des avances aux Lacédémoniens, dont la fortune baissait; il fit arrêter son ancien ami. Alcibiade trouva moyen de s'échapper, et, pour compromettre Tissapherne, répandit le bruit que c'était par son ordre qu'il avait été relâché (410). Il se hâta de rejoindre l'armée, et il allait combattre, avec 45 galères, les 60 vaisseaux qui restaient aux Péloponnésiens, quand un renfort de 40 voiles lui arriva. Toute la flotte péloponnésienne fut prise : les troupes qui la montaient furent même défaites, dans un combat de terre, près de Gyzique, où Mindaros périt, malgré l'énergique assistance de Pharnabaze. Hermocrate, qui prit sa place, écrivit aux éphores : « Tout est perdu! Mindaros est mort; point de vivres; que faire? J> Dans toute cette affaire, il n'y avait de Spartiate que ce laconique message. Sparte, tombée de ses hautes espérances, offrit de traiter, à condition que chaque ville garderait ce qu'elle possédait. Mais Athènes, voyant revenir la fortune, crut la gagner tout à fait à force de constance. Elle avait trop perdu, l'Eubée, Chios, Rhodes, Milet et tant d'autres, pour déposer les armes. Quelques cités d'ailleurs rentraient d'elles-mêmes dans son alliance. Thasos, désolée, depuis sa défection, par la guerre civile, chassa l'harmoste Spartiate qui la gouvernait (410). Alcibiade usait habilement de la victoire de Cyzique. Cette ville avait été récemment prise et rançonnée; Périnthe, Sélymbrie ouvrirent leurs portes et donnèrent de l'argent.
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 253
en face de Bysance, il fortifia Chrysopolis et y laissa 30 galères pour lever le tribut d'un dixième sur tout vaisseau marchand sortant du Pont-Euxin. L'année 409 fut moins heureuse : Sparte reprit Pylos,' les Mégariens rentrèrent dans Nycée, et le général athénien Thrasylle échoua dans une tentative sur Éphèse. Quelques incursions heureuses d'Alcibiade sur les terres de Pharnabaze n'étaient pas une compensation. Mais l'an d'après il prit Byzance, et ses collègues forcèrent Chalcédoine à rentrer sous la domination d'Athènes. Pharnabaze avait vainement essayé de la sauver. Abandonné de Sparte et sérieusement menacé, le satrape traita, promit des subsides et s'engagea à conduire une ambassade athénienne au grand roi. Nous rencontrons si rarement un éloge à donner a Sparte, qu'il faut mentionner ici un acte de justice. C'était un homme de Byzance qui, malgré la garnison lacédémonienne, avait ouvert les portes à Alcibiade. Accusé de trahison à Lacédémone, il répondit qu'il était Byzantin et non Spartiate; que voyant en danger non Lacédémone, mais Byzance, où les Athéniens ne laissaient plus rien entrer, et où la garnison péloponnésienne consommait le peu de vivres qui restaient, tandis que les habitants, leurs femmes et leurs enfants mouraient de faim, il avait moins Hvré la ville qu'il ne l'avait délivrée des horreurs de la guerre; qu'en cela il n'avait fait que suivre les maximes des meilleurs citoyens de Lacédémone, qui plaçaient au premier rang des choses belles et justes, de faire du bien à sa patrie. Les Lacédémoniens applaudirent à ses paroles, et le renvoyèrent absous. Après les grands succès remportés dans la Propontide, la flotte d'Athènes quitta ces parages, où tout reconnaissait l'ascendant de ses armes. Au sortir de l'Hellespont, elle se divisa : une partie, sous Thrasybule, longea les côtes de Thrace, pour faire rentrer dans le devoir les villes soulevées; un autre, sous Alcibiade, descendit à Samos et alla rançonner la Carie, qui donna 100 talents. Elles devaient se réunir à Athènes, après avoir montré à toutes les îles, à la
�254
CHAPITRE XI.
Thrace et à l'Asie Mineure, l'étendard victororieux des anciens maîtres de la mer. Dans ce retour de prospérité, Alcibiade n'avait pas tout fait. Plutarque ne voit que lui; il fait son métier de biographe en rapportant tout à son héros. Mais, aux côtés du brillant général, l'histoire montre ses habiles collègues, surtout Thrasybule, le vainqueur de Sestos, et derrière eux le peuple d'Athènes qui, malgré son épuisement et ses discordes, leur a donné les moyens de triompher de la Grèce entière et de la Perse, liguées contre lui. Que les services éclatants d'un ambitieux ne fassent pas méconnaître la généreuse constance d'un peuple héroïque. Cependant les Athéniens faisaient déjà ce que fera plus tard son historien pour Alcibiade : ils oubliaient ses trahisons et lui donnaient toute la gloire de ses récents succès. Il fut proclamé général, et ses amis le pressèrent de venir jouir de son triomphe. IPfit voile vers Athènes. Ses vaisseaux étaient garnis d'une quantité de boucliers et de dépouilles; ils traînaient à leur suite plusieurs galères ennemies, et portaient les étendards d'un plus grand nombre qui avaient été détruites : les,unes et les autres ne montaient pas à moins de deux cents. A peine fut-il à terre, que le peuple courut en foule 'au-devant de lui, en poussant des cris de joie. Ils le saluaient, ils suivaient ses pas et lui offraient à l'envi des couronnes. Ceux qui ne pouvaient l'approcher le regardaient de loin ; les vieillards le montraient aux jeunes gens. Le peuple s'étant assemblé, Alcibiade monta à la tribune, et, après avoir déploré ses malheurs, après s'être plaint légèrement et avec modestie des Athéniens, il rejeta tout sur sa mauvaise fortune, sur un démon jaloux de sa gloire. Il parla ensuite avec assez d'étendue des espérances des ennemis, et exhorta le peuple à reprendre courage. Les Athéniens lui décernèrent des couronnes d'or, le déclarèrent généralissime sur terre et sur mer, le rétablirent dans tous ses biens, et ordonnèrent aux Eumolpides et aux hérauts de rétracter les malédictions qu'ils avaient prononcées contre lui par ordre du peuple. Ils les révoquèrent tous, excepté l'hiérophante Théodore, qui dit : » Pour moi, je
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 255
ne l'ai point maudit, s'il n'a fait aucun mal à la ville. » (mai 407.) Alcibiade n'entendait pas demeurer oisif à Athènes. 100 galères d^ejà prêtes l'attendaient dans le Pirée, avec 1500 hoplites et 150 chevaux. Mais, avant de partir, il fit une de ces expéditions brillantes qu'il aimait, et qui allait d'ailleurs le montrer comme un pieux et zélé défenseur des dieux. C'était une ancienne coutume, à la fête des grands mystères, de porter à Eleusis, en grande pompe et par la voie sacrée, la statue d'Iacchos. Mais, depuis que les Lacédémoniens couraient la campagne, on était réduit à se rendre par mer au temple; un petit nombre seulement faisaient le voyage, et quelques-uns des rites consacrés ne pouvaient être accomplis. Alcibiade voulut que la pompe se fit de nouveau par la voie Sacrée et avec l'éclat accoutumé. Lui-même l'escorta avec son armée, et les Lacédémoniens de Décélie, retenus par la crainte de ses armes ou par le respect religieux, n'osèrent pas l'attaquer. Alcibiade gagna tellement par cette conduite l'affection des pauvres et des gens de la dernière classe du peuple, qu'ils conçurent le plus violent désir de l'avoir pour roi, et que quelques-uns même allèrent jusqu'à lui dire qu'il devait abolir les décrets et les lois, écarter tous les hommes frivoles qui troublaient l'État par leur babil, et disposer de tout à son gré, sans s'embarrasser des calomniateurs. On ne sait pas quelle pensée il avait sur la tyrannie; mais les plus puissants d'entre les citoyens, craignant les suites de cette faveur populaire, pressèrent vivement son départ, en lui accordant tout ce qu'il voulut et en lui donnant les collègues qu'il demanda. »
son vol exil fl' Alcibiade (409).
Il semblait qu'Alcibiade allait tout terminer cette fois, et promptement ; mais si les villes ouvertes ou mal défendues avaient été facilement soumises dans les précédentes campagnes, il n'en pouvait être de même de villes bien fortifiées et puissantes, comme Rhodes, Cos, Chios et Milet, qui résistaient encore. Une tentative d'Alcibiade sur Andros ne
�256
CHAPITRE XI.
réussit pas. Cet échec était sans conséquence; mais ce qu'il apprit à son arrivée sur les côtes d'Asie paralysa tous ses mouvements. Darius avait donné à son jeune fils Gyrus le gouvernement des provinces maritimes. Tissapherne avait cherché à tenir la balance égale entre les deux peuples rivaux, pour les ruiner l'un par l'autre, au profit de son maître; Gyrus avait d'autres plans, il songeait déjà à disputer un jour la couronne à son frère ; et, au nombre des ressources qu'il voulait se préparer, il comptait sur l'assistance du peuple le plus renommé de la Grèce pour son courage, sur les Spartiates. Il remplaça donc les tergiversations calculées de Tissapherne par un appui sans réserve donné à la cause de Lacédémone. Gomme premier gage de sa faveur, il arrêta les députés athéniens que Pharnabaze conduisait au grand roi, et il les retint trois années en prison. Les Péloponnésiens avaient alors pour chef un digne rival d'Alcibiade, brave, mais flexible, adroit, insinuant, ayant enfin les qualités politiques dont avaient toujours manqué les généraux de Sparte r*c'était Lysandre. Par son père, il était Héraclide ; mais sa mère était étrangère, de sorte qu'il n'était pas même pleinement citoyen. Cette tache de la naissance, en l'écartant des premiers postes, l'obligea à plus d'efforts ; pour parvenir, il dut apprendre à coudre la peau du renard à celle du lion. Malheureusement il crut trop à l'adresse pour estimer la probité. « On amuse les enfants avec des osselets., disait-il, et les hommes par des serments. » Lysandre ne laissa pas se refroidir le zèle de Cyrus; il courut à Sardes, où le prince résidait, et lui arracha un subside qui élevait la solde des matelots à 4 oboles : Athènes n'en donnait que 3 ; il comptait amener ainsi de nombreuses déserlions; et, en effet, il arma, en peu de temps, 90 galères. Il aurait fallu écraser d'un coup hardiment frappé, cette force renaissante. Alcibiade, qui aimait trop les courses aventureuses, où, sous prétexte de piller pour le compte d'Athènes, il pillait pour le sien, au lieu de rester à la tête de sa flotte, s'occupa à ramasser de l'argent, même aux dépens des alliés, comme à Gyme dont il ravagea le territoire. Le lieu-
�LA. GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404.
257
tenant qu'il avait laissé à Notion avec défense expresse de combattre, désobéit et fut tué, 15 galères furent perdues. En même temps, on apprit à Athènes la perte de Téos, celle de Delphinion, le seul fort que les Athéniens occupassent dans l'île de Ghios. Plus on avait attendu d'Alcibiade, plus la colère et les soupçons éclatèrent à ces nouvelles. Un de ses ennemis vint, de l'armée à Athènes, l'accuser de livrer le commandement à ses compagnons de débauche. On lui reprochait aussi son luxe, ses exactions; on l'accusait d'avoir fait bâtir en Thrace des forts pour s'y retirer, ce qui semblait une preuve de trahison. Malgré la confiance récemment montrée au vainqueur de Cyzique, le peuple n'avait que trop de motifs de soupçonner l'homme qui avait fait envoyer Gylippos à Syracuse et occuper Décélie par les Spartiates, qui avait soulevé Ghios et Milet, et rallumé une guerre terrible. On crut trop vite à une nouvelle trahison; dix généraux, parmi lesquels était Conon, furent nommés pour le remplacer. Alcibiade n'avait plus même l'armée pour lui. Il ne se fia ni à elle, ni à Athènes; mais, rassemblant quelques troupes étrangères, il alla guerroyer en Thrace pour son compte. Thrasybule fut enveloppé dans sa disgrâce et privé de son commandement. Le vertueux citoyen ne se crut pas autorisé à punir ses compatriotes de leur erreur, il continua à servir sur la flotte, au rang qu'il plut de lui donner (407).
f.ygandrc, Calllcratldas ; bataille des Arginuges (406).
Ce fait honore un citoyen, en voici un autre qui honore la cité. A quelque temps de là un proscrit d'Athènes et de Rhodes, un mortel ennemi de la cause populaire, l'entremetteur le plus actif entre Sparte et la Perse, Doriéos, tomba aux mains des Athéniens. La loi du temps voulait sa mort; mais Doriéos avait remporté trois couronnes à Olympie, 7 à Némée, 8 aux Isthmiques. Quand les Athéniens virent chargé de chaînes le vainqueur tant de fois applaudi par la Grèce entière, ils oublièrent leur haine et le renvoyèrent sans même parler de rançon. Sparte agit différemment :
HIST. GR.
17
�258
CHAPITRE XI.
en 395, Rhodes se détacha de son alliance. Doriéos, alors dans le Péloponnèse, était étranger à cette défection. Elle le fait saisir et exécuter. Cependant l'année du commandement de Lysandre expirait. On lui envoya un successeur : Callicratidas, vrai Spartiate celui-là, sans artifice, sans ambition, incorruptible et ne sachant qu'aller droit devant lui, partout où sa patrie lui commandait d'aller, fût-ce à la mort. Avant qu'il arrivât, Lysandre, pour rester nécessaire, avait ruiné toutes les ressources de la flotte et organisé dans les villes de ITonie une faction qui rêvait le rétablissement des anciennes tyrannies. 11 prévoyait bien que cette oligarchie aurait besoin d'un appui étranger, et il comptait que Sparte le chargerait de soutenir ce qu'il avait élevé. Callicratidas trouva un armement de 140 voiles, mais il manquait d'argent. Il se rendit à Sardes auprès du jeune Cyrus, que Lysandre avait prévenu contre lui. La patience du Spartiate fut mise à rude épreuve : tout un jour il attendit une audience qu'on lui refusa. Il quitta Sardes en déplorant la triste dépendance où les Grecs s'étaient mis vis-à-vis de l'insolence persique, et en jurant d'employer tous ses efforts, à son retour dans sa patrie, pour ménager une paix entre Sparte et Athènes. Appelé par un parti à Méthymne, il surprit cette place qu'il laissa piller par ses soldats, mais refusa d'en vendre les habitants. « Tant que je commanderai, disait-il, pas un Grec ne sera réduit en esclavage. » Conon, arrivé trop tard pour sauver Méthymne, fut luimême enfermé dans Mytilène, après avoir perdu 30 galères. Il ne lui en restait que 40, et l'ennemi en avait 170. Il put cependant faire passer un avis à Athènes. Par un effort suprême, et en épuisant ses dernières ressources, le peuple mit en 30 jours 110 vaisseaux à la mer. Tous ceux qui n'étaienl pas absolument indispensables à la garde des murs les montèrent. Les flottes ennemies se rencontrèrent aux Arginuses, trois petites îles sur la côte d'Éolide (juillet 406)). La supériorité était maintenant du côté des Athéniens. On conseillait à Callicratidas de battre en retraite ; des présages, disaient les
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404. 259
devins, annonçaient sa mort; il répondit : « Si nous sommes vaincus, Sparte retrouvera aisément une flotte ; mais si je fuis, où retrouverai-je, moi, mon honneur? i II fut défait et périt un des premiers. 70 galères furent prises ou coulées. Les Athéniens en avaient perdu 25, mais il y avait peu de morts, et beaucoup des hommes qui les montaient auraient pu se sauver sur les débris, si l'action ne s'était passée trop loin du rivage. Les généraux chargèrent pourtant Théramène et Thrasybule de recueillir les naufragés et les morts, pendant qu'eux-mêmes poursuivraient l'ennemi. Cette décision fut prise tardivement; une tempête s'éleva, et plus d'un millier de malheureux périrent d'une mort affreuse. Les corps ne purent même recevoir les honneurs funèbres. Dans les idées des Grecs, laisser des morts sans sépulture, c'était un sacrilège : les généraux étaient certainement coupables; ils furent mis en jugement. Ils avaient à peu près gagné leur cause, quand un homme s'avance : « J'étais, dit-il, à la bataille; ma galère brisée, je me suis réfugié sur un mât de navire, et j'ai vu périr, l'un après l'autre, mes compagnons. Ils m'ont chargé, si j'échappais, de venir dire à Athènes qu'ils avaient été lâchement abandonnés par les généraux. » A ces- paroles, le peuple croit entendre le cri même des naufragés; les parents demandent vengeance, et l'assemblée vote la mort. Gontre cette condamnation s'éleva en vain la voix d'un juste, celle de Socrate. Athènes se repentit, mais trop tard, elle allait bientôt expier, par l'incapacité de ses généraux, à Égos-Potamos, cet injuste emportement d'un sentiment louable contre les vainqueurs des Arginuses (406).
Bataille d'Égos-Potamos (405). Prise d'Athènes (404).
Le désastre des Péloponnésiens était grand. Sur la demande de tous les alliés de la côte d'Asie et sur celle de Cyrus, Lysandre fut chargé de le réparer (405). Il n'était que le lieutenant d'Aracos, car un Spartiate ne pouvait être deux fois amiral, mais il avait de pleins pouvoirs. Gyrus, qui voyait la mort de son père approcher, lui donna tout l'or
�260
CHAPITRE XI.
qu'il voulut, et il put se refaire une flotte respectable, avec laquelle il courut audacieusement toute la mer Égée; il vint même faire une descente dans PAttique. Pour détruire, s'il se pouvait, la séduction de l'or persique, qui entraînait tant de transfuges, le peuple d'Athènes décréta que tout prisonnier fait à la mer serait mutilé. Philoclès, un des nouveaux généraux, fit plus. Deux galères de Gorinthe et d'Andros étant tombées entre ses mains, il en fit mourir l'équipage. La guerre qui approchait de sa fin devenait sans merci. Lysandre avait fait route vers l'Hellespont. Il venait de saccager Lampsaque, et était encore à l'ancre sous cette ville, quand 180 galères d'Athènes réunies pour le poursuivre arrivèrent en face de lui à Egos-Potamos. Au matin, les Athéniens viennent lui présenter la bataille : il la refuse. Persuadés que c'est par crainte, ils retournent à leur station, suivis de loin par quelques galères agiles qui observent leurs mouvements ; ils n'en tiennent compte, débarquent et se dispersent pour chercher des vivres. Quatre jours durant, la même manœuvre se répète, et les Athéniens enhardis par cette immobilité, qu'ils attribuent à la crainte, s'abandonnent à la plus complète sécurité. Alcibiade se trouvait aux environs ; il vit le danger, accourut à cheval dans le camp des Athéniens et leur montra l'imprudence.de rester sur une plage découverte, sans refuge, sans vivres assurés, en face d'un ennemi puissant; il les exhortait à se rapprocher de Sestos. On ne l'écouta pas ; un des généraux lui dit même qu'il n'avait rien à voir au commandement de l'armée dont il n'était plus chargé. Il se retira. « Le cinquième jour, les Athéniens vinrent comme de coutume présenter la bataille ; le soir, quand ils se furent retirés avec cet air de négligence et de mépris qui leur était ordinaire, Lysandre ordonna aux commandants des vaisseaux envoyés en observation de revenir en toute hâte lorsqu'ils auraient vu débarquer les Athéniens, et, arrivés au milieu du détroit, d'élever sur leur proue, au bout d'une pique, un bouclier d'airain, ce serait le signal du départ de la flotte. Lui-même, sur sa galère, parcourant toute la ligne, animait les pilotes et les capitaines, les exhortait h tenir
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404.
261
leur équipage en bon ordre, et, dès que le signal serait donné, à forcer de rames contre l'ennemi. m II n'eut pas plutôt vu le bouclier élevé sur les galères d'observation, que la trompette du vaisseau amiral donna le signal, et que toute la flotte se mit à voguer en bon ordre. Le détroit qui sépare les deux continents n'a de largeur en cet endroit que 15 stades; les rameurs- faisant diligence, on les eut vite franchis. Gonon fut le premier des généraux athéniens qui, de la terre, vit cette flotte s'avancer et qui cria qu'on s'embarquât en toute hâte. Saisi de douleur à la pensée du malheur qui menace les Athéniens, il appelle les uns, conjure les autres, et force tous ceux qu'il rencontre de monter sur les vaisseaux ; mais son zèle est inutile. Les soldats étaient dispersés de côté et d'autre; ils avaient couru acheter des vivres ou se promenaient dans la campagne; quelques-uns dormaient dans leurs tentes, d'autres préparaient le souper. Les Péloponnésiens, tombant sur la ligne ennemie, enlèvent les galères qui sont vides, et brisent de leur choc les rames de celles qui commençaient à s'emplir. Les soldats qui accouraient pour les défendre, par pelotons et sans armes, sont tués près de leurs vaisseaux, et ceux qui, des navires, s'enfuient au rivage sont massacrés par les ennemis qui débarquent et se mettent à leur poursuite. Lysandre fit 3000 prisonniers, au nombre desquels étaient les généraux. Il s'empara de toute la flotte, excepté de la galère paralienne et de 8 vaisseaux que Gonon put emmener. » (Septembre ou octobre 405.) C'était le renard et non pas le lion qui- cette fois avait vaincu; il n'y avait même pas eu de lutte : Athènes méritait de mieux finir. Une heure avant cette grande ruine , toutes les chances étaient encore pour elle. L'or des Perses, la ruse habile de Lysandre, la négligence de ses généraux, firent en un instant ce que n'avait pu faire pendant vingt-six années la Grèce entière conjurée contre elle. Maintenant tout était consommé : il n'y avait pas un vaisseau au Pirée, pas un talent dans le trésor, pas un hoplite dans la ville, qui pussent servir à refaire une nouvelle armée. Athènes allait tomber, non faute de courage, mais faute d'hommes. Rome
�262
CHAPITRE XI.
fut plus heureuse en face d'Annibal ; elle n'eut ni plus de constance, ni plus de patriotisme. Abrégeons le douloureux récit de ses derniers moments. Il n'y avait pas eu de combat, mais il y eut un massacre. Sparte voulut terminer cette guerre ainsi qu'elle l'avait commencée : les 3000 captifs furent traités comme les Platéens. Lysandre demanda à Philoclès quel sort méritait l'homme qui avait mis à exécution le décret récemment porté par Athènes touchant les prisonniers. Philoclès refusa fièrement de répondre à un accusateur qui était en même temps son juge et son bourreau. Lysandre, vêtu en sacrificateur, comme s'il se croyait le ministre des vengeances divines, tua lui-même Philoclès. Ce fut le signal de l'immense égorgement. Nulle cité ne tenta de résister. Byzance, Chalcédoine, toutes celles devant lesquelles Lysandre se montra, ouvrirent leurs portes. Partout il abolissait la démocratie, et donnait le pouvoir à un harmoste lacédémonien et à dix archontes tirés des sociétés secrètes qu'il avait formées. Du reste, maintenant il relâchait tous les Athéniens qu'il prenait, et les renvoyait à Athènes, sous peine de mort, s'ils n'y rentraient pas. Elle allait être obligée de les nourrir; c'était lui envoyer la famine. Bientôt il parut lui-même devant le Pirée avec 150 galères, et Pausanias. vint camper dans les jardins de l'Académie avec toutes les forces du Péloponnèse. Cependant la galère paralienne, échappée à Lysandre, avait atteint de-nuit l'Attique. La nouvelle désastreuse se répand; des gémissements la portent du Pirée dans la ville; elle passe de bouche en bouche ; en un instant tout le monde la connaît. Cette nuit, personne ne dormit : ils pleuraient sur les morts, ils pleuraient sur eux-mêmes, sur leur puissance tombée, sur leur liberté qui allait périr, par la main de Lacédémone, ou par celle d'une faction détestée. Le jour venu, l'assemblée se réunit : on y arrête qu'on fermera tous les ports, un seul excepté ; qu'on réparera les brèches, qu'on jera partout bonne garde, qu'enfin on se disposera à soutenir un siège.
�LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE, DE 415 A 404.
263
Sous le coup même de la plus désastreuse défaite, les Athéniens ne perdaient donc pas entièrement courage. Ils se défendirent au milieu des discordes intestines, soulevées par l'oligarchie, jusqu'à ce que la famine leur fit tomber les armes des mains. Sparte exigea la démolition des LongsMurs; on refusa. TJiéramène s'offrit alors à aller essayer l'influence qu'il prétendait avoir sur les éphoies. Il mit trois mois à ce voyage et les Athéniens attendirent héroïquement, au milieu de la famine, déjà grande à son départ, la fin de cet inexplicable retard. Quand il revint sans avoir rien obtenu, la misère était au comble. On le renvoya avec des pouvoirs illimités pour conclure. A Sparte, les alliés étaient réunis; plusieurs, Thèbes et Corinthe surtout, ne voulaient pas de merci. Sparte craignit de livrer la Grèce centrale aux premiers et la mer aux seconds; elle accorda les conditions suivantes : démolition des fortifications du Pirée et des LongsMurs, évacuation des villes conquises, réduction de la marine à 12 vaisseaux, alliance avec Lacédémone, c'est-à-dire dépendance; enfin rappel des bannis. Déjà ceux qu'Athènes avait chassés de Mélos et d'Egine avaient été rétablis par Lysandre. Plusieurs voulaient résister encore, bien que la famine fit chaque jour de nouvelles victimes. La faction oligarchique, dont l'influence croissait en proportion des malheurs publics, fit jeter en prison ces partisans désespérés de l'honneur d'Athènes, et une assemblée accepta le fatal arrêt. On remit tous les vaisseaux à Lysandre, à l'exception de 12, et if prit possession des murs le 16 du mois de munychion, jour auquel les Athéniens avaient remporté sur les barbares la victoire de Salamine (avril 404). A peine entré dans la ville, il proposa de changer la forme du gouvernement. Les Athéniens y ayant témoigné la plus grande opposition, il leur dit qu'ils avaient manqué à la capitulation, que les jours accordés pour détruire les murailles étaientpassés sans qu'on eût exécuté cet article du traité ; il allait donc assembler le conseil pour leur dicter d'autres conditions, puisqu'ils avaient violé les premières. On ajoute qu'il fut proposé dans cette assemblée de réduire en servitude tous
%
�264
CHAPITRE XI.
les Athéniens, et qu'un Thébain demanda qu'on rasât la ville et qu'on fit de tout le pays un lieu de pâturage pour les troupeaux. Le conseil fut suivi d'un festin où se trouvèrent tous les généraux; pendant que les coupes circulaient, un musicien de Phocée chanta ces vers du premier chœur à'Electra d'Euripide : « 0 fille d'Agamemnon, je suis venu vers ta demeure rustique.... » Les convives, attendris par ce rapprochement de deux grandes infortunes, s'écrièrent qu'il serait horrible de détruire une ville si célèbre et qui avait produit de si grands hommes. Mais il fallut que les Athéniens se soumissent à tout. Lysandre réunit un grand nombre de musiciens et fit raser les murailles, brûler les vaisseaux, au son des instruments et en présence des alliés qui, couronnés de fleurs, chantaient sur ces ruines la liberté de la Grèce affranchie.
�SIXIÈME PÉRIODE.
SUPRÉMATIE DE SPARTE ; LUTTE AVEC THÈBES (404-359).
DÉCADENCE DE LA GRÈCE.
CHAPITRE XII.
TYRANNIE DES TRENTE A ATHÈNES ; SOC11ATE (404-599).
Les Trente. — Rétablissement des lois de Solon. - Révolution morale. — Aristophane. — Socrate.
les Trente.
Dans ce jour que les alliés appelaient un jour de délivrance et Athènes un jour de désolation et de deuil éternel, on avait vu des Athéniens, couronnés de fleurs, prendre part à la fête, d'autres aller au-devant des vainqueurs, et témoigner leur joie de l'humiliation de leur patrie. C'étaient les bannis qui rentraient à la suite de Lysandre ; c'était Théramène qui était resté trois mois dans son camp, temps bien long pour arrêter quelques articles d'une capitulation; c'était enfin toute la faction oligarchique qui depuis l'expédition de Sicile avait si souvent troublé la ville de ses intrigues et parfois de ses trahisons. Le négociateur, si lent à mettre la main au traité qui pouvait sauver son peuple, fut prompt à la mettre sur la vieille constitution, à qui Athènes devait sa gloire. 11 proposa de confier des pleins pouvoirs à trente personnes pour reviser les lois. Lysandre était là, l'armée péloponnésienne n'avait pas quitté Athènes",
�266
CHAPITRE XII.
on obéit. Théramène donna dix noms, les magistrats dix autres, et l'assemblée le reste. Lysandre se réserva probablement de choisir les dix officiers qu'il établit dans le Pirée. Les Trente s'occupèrent peu de légiférer, mais beaucoup d'affermir leur tyrannie. De la mer il ne venait avec le commerce que de mauvaises idées de liberté, ils voulurent en détourner le peuple ; la tribune aux harangues, le béma, fut déplacée pour que les orateurs n'eussent pas de là cette vue dangereuse du Pirée qui tant de fois les avait patriotiquement inspirés1. L'arsenal avait coûté 1000 talents à construire, ils en ordonnèrent la démolition, et en adjugèrent les matériaux au prix de 3 talents. Ils voulaient aussi démolir les forts élevés sur la frontière, pour que l'Attique fût ouverte par terre, comme elle l'était par mer. Enfin, quand leurs premiers crimes eurent accru le mécontentement, ils obtinrent de Sparte un corps de troupes qu'ils établirent dans la citadelle. Pour trouver la solde de ces mercenaires, ils dépouillèrent les temples et battirent monnaie avec des condamnations. Un frère, un fils de Nicias périrent; tous ceux qui s'étaient montrés dévoués à l'ancienne constitution, qui avaient mérité par leurs services la confiance du peuple, ou dont les dépouilles offraient une riche proie, furent frappés par la tyrannie. Chacun des Trente avait aussi ses rancunes, ses vengeances à satisfaire. Un jour l'harmoste Spartiate veut frapper de son bâton un Athénien, celui-ci le prévient et le jette à terre; il fut mis à mort. Toute formalité de jugement était supprimée. Des actes moins sanglants montrent l'invincible tendance du despotisme à abaisser, à tuer l'esprit comme il tue le corps. Ils fermèrent les écoles et interdirent à Socrate de continuer sa prédication sous peine de mort. « Pensent-ils donc, répondit le sage, que je me croie immortel? » Le peuple, au temps de sa royauté, avait patiemment souffert les sarcasmes sans voile d'Aristophane. Les tyrans crai-
1. M. Forchhammer, dans sa Topograpliîe d'Athènes, combat cette assertion de Plutarquc (Thémistodt:, ch. xix), et soutient que le béma n'a jamais pu être qu'à l'endroit même où on le voit encore aujourd'hui.
�TYRANNIE DES TRENTE ; SOCRATE (404-399),
267
nirent que quelque poète, ami de la liberté, ne les traînât ux et leurs crimes, sans masque, sur la scène, et que le héâtre ne devînt une tribune vengeresse. Ils défendirent d'y eprésenter des hommes vivants. Tout citoyen attaqué par un uteur comique eut le droit de le citer en justice. La comédie lolitique mourut du coup. Théramène, un de ces hommes prudents qui savent tou'ours sortir à temps d'une maison qui croule, comme d'une action qui se perd, commença à trouver qu'on allait trop oin. Il dit à ses collègues que la terreur rendue générale jouvait devenir la vengeance. L'avis parut bon; les tyrans cessèrent une liste de 3000 citoyens dont ils se firent une arde, puis désarmèrent tous les autres. On donna à ces 000 le privilège qu'aucun d'eux ne pourrait être mis à ort sans un jugement du conseil ; pour le reste du peuple, 1 fut laissé à la discrétion des tyrans. Sûrs alors de l'immnité, ils continuèrent à bannir et à tuer. La classe des étèques leur était contraire : un jour ils décidèrent que hacun d'eux prendrait un métèque, le plus riche possible, u'il le mettrait à mort, et s'emparerait ensuite de ses biens, héramène refusa de prendre part à ce nouveau crime. Il allait se débarrasser au plus vite de cet importun qui vouait, au moins, un prétexte politique pour tremper ses mains 'ans le sang innocent. Gritias s'en chargea. En plein coneil, il accuse Théramène de versatilité, de trahison envers es honnêtes gens, et il demande sa mort. Théramène se éfend : il invoque d'abord la justice, le droit, ses services, uis, ce qui valait mieux auprès de telles gens, le danger u'ils attiraient sur leur tête en commençant à se décimer ux-mêmes. S'ils laissent Critias maître de sa vie, nul 'entre eux ne pourra se considérer comme en sûreté. Mais ritias fait approcher de la salle des satellites apostés et arîés de poignards : « Sénateurs, dit-il, un magistrat attenif, qui voit ses amis cruellement trompés, doit prévenir oute surprise. Je vais donc remplir ce devoir. Les citoyens ue voici déclarent qu'ils ne souffriront pas qu'on laisse chapper un homme qui sape ouvertement les fondements e l'oligarchie. Les nouvelles lois ne veulent pas qu'on fasse
�268
CHAPITRE XII.
mourir sans votre avis un homme du nombre des TroisMille, en même temps qu'elles abandonnent aux Trente le sort de ceux qui ne sont pas de ce nombre : j'efface le nom de Théramène de la liste, et, en vertu de mon autorité et de celle de mes collègues, je le condamne à mort. » On entraîna Théramène et on lui fit boire la ciguë. Quand il l'eut avalée, jetant en l'air ce qui restait dans la coupe: « A la santé, dit-il, du beau Gritias. » Après la mort de Théramène, les Trente déclarèrent que les Trois-Mille pourraient seuls habiter dans Athènes. Argos, Thèbes, Mégare regorgèrent bientôt d'exilés athéniens. Sparte n'eut pas honte de promulguer un décret qui défendit sous de graves peines de leur donner asile, et autorisa les Trente à les saisir, en quelque lieu de la Grèce qu'ils se trouvassent. Ge décret infâme était une insulte à la Grèce entière. Thèbes, irritée de ces prétentions souveraines, y répondit en ordonnant de recevoir les bannis dans toute la Béotie, de les secourir et de n'entraver aucune expédition qu'ils pourraient faire contre Athènes. Thèbes croyait en effet avoir rendu assez de services a la cause commune, pour qu'on lui montrât quelque déférence; et ses réclamations au sujet des trésors enlevés par Lysandre n'avaient pas même été écoutées. A Argos il fut répondu auxLacédémoniens, venus pour réclamer l'exécution du décret, qu'ils seraient traités en ennemis, s'ils ne se retiraient avant le coucher du soleil. Au nombre de ceux que les tyrans avaient bannis étaient Alcibiade et Thrasybule. Le premier fut assassiné sans qu'on sût qui avait fait le coup; le second, d'abord réfugié à Thèbes, réunit quelques compagnons d'infortune, surprit une des forteresses de l'Attique, et, Voyant sa petite troupe grossir, s'empara audacieusement de Munychie, un des trois ports d'Athènes. Les Trente vinrent aussitôt l'y attaquer. Un devin qui l'accompagnait lui conseilla de ne point commencer l'action avant qu'un des siens fût tombé, et pour accomplir lui-même l'oracle, marcha en avant et, comme autrefois Godrus, se fit tuer. L'armée des tyrans fut battue. Thrasybule, pour terminer au plus tôt la guerre, leur permit de se retirer
�TYRANNIE DES TRENTE; SOCRATE (404-399).
269
à Eleusis, et proclama une amnistie qui fut religieusement observée. L'ancienne constitution fut rétablie.
Socrate.
Ces temps déplorables virent pourtant un des plus grands hommes dont l'histoire honore les noms, Socrate. Il était né en 469. Son père était sculpteur, et lui-même exerça d'abord cette profession; il abandonna son art, quoiqu'il fût pauvre, pour chercher, non pas la richesse, mais ce qu'il estimait meilleur que l'or, la sagesse et la science. Il remplit tous ses devoirs de citoyen; il combattit courageusement à Potidée, à Amphipolis et à Délion. Il sauva une fois Alcibiade, une autre fois Xénophon. Sa maxime favorite était celle-ci : <t Gonnais-toi toi-même. » Il s'était donné la mission de combattre partout l'erreur. Sans attaquer directement la religion de son pays et les dieux de l'Olympe, son enseignement tendait à reconnaître un être suprême, ordonnateur et conservateur du monde. Un tanneur, Anytos, homme influent par sa fortune, que Socrate avait blessé en détournant son fils, jeune homme d'intelligence, de continuer l'industrie paternelle, un mauvais poëte; Mélétos, et le rhéteur Lycon, le citèrent en justice. Lysias, le plus grand orateur du temps, offrit à Socrate un plaidoyer, il n'en voulut pas, et se défendit lui-même, avec la hauteur d'un homme qui n'avait nulle envie de marchander sa vie, ni de disputer aux accusateurs et aux infirmités ses soixante-dix ans. Au premier chef d'accusation : a Socrate est coupable, car il ne croit point aux dieux que révère la république, et il introduit des divinités nouvelles, » le sage répondit qu'il n'avait jamais cessé de révérer les dieux de la patrie et de leur offrir des sacrifices devant sa maison et sur les autels publics; qu'on l'avait entendu maintes fois conseiller à ses amis d'aller consulter les oracles ou d'interroger les augures. Mais, quand il parla de son génie, il s'éleva dans toute l'assemblée des murmures tumulteux. Ce démon intérieur, que Socrate invoquait, n'était autre que les révélations d'une intelligence et d'un sens moral dé-
�270
CHAPITRE XII.
veloppés par la plus constante application, révélations qui s'opéraient en lui sans qu'il sentît le travail énergique et instantané par lequel elles étaient produites. Il avait pris cette voix de sa conscience et de sa raison pour celle d'un génie qui, dans tous les cas difficiles, intervenait pour le conduire. C'était bien là une divinité nouvelle. Socrate n'hésita pas à le confesser : « Je vais vous déplaire bien davantage, dit-il, en vous rappelant que la Pythie m'a proclamé le plus juste et le plus sage des hommes. » Et, comme pour augmenter à plaisir l'irritation en faisant l'éloge d'un Spartiate, il ajouta qu'Apollon avait placé Lycurgue bien plus haut encore. Quant au second chef, ses mœurs répondaient pour lui, et il somma les pères de ceux qu'il avait, disait-on, corrompus, de venir déposer contre lui. Il passa légèrement sur tout ce qui regardait la politique, et termina par le serment de désobéir, si on le renvoyait absous, à la condition de répudier la mission qu'il avait reçue, disait-il, au grand profit d'Athènes : celle de chercher pour lui-même et pour les autres la sagesse. Évidemment Socrate trouvait, comme le dit Xénophon, qu'en finissant ainsi, il mourrait à propos, 283 voix contre 278 le déclarèrent coupable. Que deux voix se fussent déplacées, et il était acquitté. Mais il n'avait pas convenu à celui qui avait élevé si haut la dignité morale de l'homme, de s'abaisser aux moyens employés par les accusés ordinaires pour gagner leurs juges. Il voulait que sa mort fût la sanction de ses doctrines; et, dans sa défense, c'était moins à ses juges qu'à la postérité qu'il avait parlé. Il restait à statuer sur la peine; Mélétos proposa la mort ; Socrate dit: « Athéniens, pour m'être consacré tout entier au service de ma patrie, en travaillant sans relâche à rendre mes concitoyens vertueux, pour avoir négligé, dans cette vue, affaires domestiques, emplois, dignités, je me condamne à être nourri le reste de mes jours dans le Prytanée, aux dépens de la république. » 80 juges, que tant de fierté blessa, se réunirent aux 281 et votèrent la mort. Il demeura trente jours en prison en attendant le retour
�TYRANNIE DES TRENTE ; SOCRATE (404-399).
271
de la théorie envoyée à Délos, car, pendant la durée de ce pèlerinage, les lois défendaient de faire mourir personne. Il passa ce temps à s'entretenir avec ses amis des plus hautes pensées philosophiques, de l'immortalité de l'âme, de la vie future, meilleure que celle-ci. La veille du jour où le vaisseau sacré revint à Athènes, Criton, l'un de ses disciples, lui offrit les moyens de s'enfuir en Thessalie. Il les refusa, évoquant devant lui les lois de la patrie, et l'obligation morale imposée à tout citoyen, légalement condamné, de se soumettre au châtiment prononcé par les juges. Enfin le dernier jour arriva. Socrate le consacra tout entier à l'entretien sublime que Platon nous a rapporté dans le Phèdon. Au coucher du soleil, on lui apporta la ciguë ; il la but, ferme et serein, au milieu de ses amis éplorés; le geôlier lui-même versait des larmes. Quand le froid de la mort eut envahi les jambes et commença à gagner les parties supérieures du corps, Socrate dit, avec ce demi-sourire qui trahit le scepticisme, sans montrer le dédain : i Griton, nous devons un coq à Esculape; n'oublie pas d'acquitter cette dette. » Quelques instants après, un léger mouvement du corps annonça que l'âme venait de le quitter (399). Les disciples de Socrate, effrayés du coup dont l'intolérance religieuse venait de frapper leur maître, s'enfuirent à Mégare et en d'autres villes. Ils y portaient ses doctrines qui rayonnèrent sur toutes les contrées où la race grecque habitait. Variées comme l'homme lui-même, dont l'étude est leur commun point de départ, ces doctrines donnèrent naissance à de nombreux systèmes. Toutes les écoles, tout le mouvement philosophique du monde jusqu'au christianisme, viennent de Socrate.
�272
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIII.
DEPUIS LA PRISE D'ATHÈNES JUSQU'AU TRAITE D'ANTALCIDAS (404-587).
Expédition des Dix Mille (401-400). — Puissance de Sparte ; .état intérieur de cette république; Lysandre. — Inimitiés contre Sparte en Grèce; guerre avec la Perse (399). — Expédition d'Agésilas (396). — Ligue en Grèce contre Sparte (395); paix d'Antalcidas (387).
Expédition des.Dix Mille (401-400).
Ce n'est pas au moment où les doctrines sont trouvées, que leurs résultats politiques et sociaux se produisent. Il faut des siècles aux idées pour faire leur chemin et déraciner les croyances qu'elles combattent. La philosophie devait tuer un jour le paganisme et modifier, en s'infiltrant dans les lois, les bases antiques de la société ; mais, aux temps qui nous occupent, elle n'était qu'une curiosité pour les esprits d'élile. Dans l'histoire politique de la Grèce, la tragédie que nous venons de raconter resta un fait isolé; les peuples n'en furent pas détournés de leur route, et Xénophon, qui trace leur histoire, ne croit même pas devoir mêler le nom de Socrate aux événements qu'il raconte. De ces faits, le plus retentissant alors était l'expédition des Dix Mille. Quand une longue guerre se termine subitement, des forces militaires considérables se trouvent sans emploi. Une foule d'hommes, qui ont grandi dans les camps et qui ne connaissent pas d'autre existence que les armés, se sentent incapables de commencer une vie nouvelle, de changer les habitudes du soldat contre celles du citoyen. Que l'entreprise la plus hasardeuse se présente, ils y courront. A la fin de la
��LA GRÈGE DE 404 A 387.
273
guerre du Péloponnèse, beaucoup d'hommes se trouvèrent inoccupés, et parmi eux uu grand nombre de mercenaires de Sparte et d'Athènes; ajoutons les bannis toujours en grand nombre, et nous verrons qu'un des plus affligeants résultats de cette guerre avait été de produire une force flottante, une armée sans patrie, qui ne demandait que la guerre, parce qu'elle en avait besoin pour vivre. Cette armée se donna au plus offrant, au jeune Gyrus. Depuis que les Perses avaient réussi à mettre la Grèce en feu, ils étaient restés simples spectateurs des événements, n'y prenant part qu'autant qu'il était besoin pour entretenir l'incendie. Incapables de renouveler la grande lutte livrée au commencement du siècle, ils n'avaient plus qu'une ressource, affaiblir la Grèce par la corruption et la discorde. Les désastres, en effet, de Marathon, de Salamine, de Platées, de Mycale, de l'Eurymédon, accumulés dans un demi-siècle, el. le traité honteux qui les avait suivis, avaient porté un coup fatal à ce prestige divin qui entourait jadis le monarque de l'Asie. Aux grands princes aussi avaient succédé les princes incapables. L'Orient est terrible pour ses révolutions de palais et la prompte décadence de ses dynasties. On vit Xerxès assassiné par Artaban, son capitaine des gardes; Artaxerxès s'emparer du trône au préjudice de son frère aîné, héritier légitime, et s'abandonner à l'influence de sa mère et de sa femme ; enfin Darius II le Bâtard tomber sous la tutelle d'une autre lemme et de trois eunuques. Encouragées par ces désordres, les provinces s'agitaient. L'Egypte fut en révolte continuelle dans ce siècle. Certains peuples, jamais bien soumis, secouaient peu à peu le joug. En d'autres pays, c'étaient les satrapes qui visaient à se rendre indépendants. Tissapherne, qui administrait le sudouest de l'Asie Mineure, avait du moins bien servi le monarque par son habileté à tenir la balance égale entre Sparte et Athènes. En 407, Gyrus l'avait remplacé dans une partie ie ces provinces, et y avait apporté une autre politique, parce qu'il avait d'autres desseins. Dès qu'il vit la lutte finie en Grèce, il appela à lui tous les aventuriers. Il donna 10 000 iariques à un banni de Sparte, Cléarque, pour lui lever des
HIST. GR
.
18
�274
CHAPITRE XIII.
troupes en Tlirace; le Thessalien Aristippe, le Béotien Proxène, Sophénète de Stymphale, Socrate d'Achaïe, d'autres encore, reçurent semblable commission. Il parvint même à obtenir un corps auxiliaire de Sparte, qui lui envoya 700 hoplites, et mit à sa disposition sa flotte de 25 galères, qui croisait dans la mer Égée. Il réunit ainsi 14 000 Grecs, dont près de la moitié étaient Arcadiens et Achéens; il avait de son côté 100 000 barbares. Il ne dévoila pas d'abord ses desseins, même à ses généraux; il prétextait une guerre contre Tissapherne, qui lui retenait une partie de son gouvernement, puis une expédition contre les Pisidiens, qui infestaient ses frontières. Il partit de Sardes au printemps de 401, et se dirigea vers le sud-est, à travers la Phrygie, la Lycaonie et la Gilicie. Le satrape héréditaire de cette province, Syennésis, se déclara en sa faveur, tout en envoyant un de ses fils auprès du roi, pour protester de la fidélité qu'il lui gardait dans le cœur. On ne faisait que soupçonner encore le but de Gyrus. Mais les soupçons prirent plus de consistance quand il sortit de Tarse, où il avait fait reposer son armée vingt jours. 'Ils causèrent une émeute parmi les mercenaires, effrayés par l'idée, non de combattre le roi de Perse, mais de s'enfoncer dans les profondeurs de l'Asie. Gléarque, assailli de pierres, fut en danger; on l'accusait de tromper les Grecs. Gyrus éleva leur solde à une darique et demie par mois, et annonça qu'il allait combattre le gouverneur de Syrie. A Thapsaque, il déclara enfin qu'il marchait sur Babylone. De nouveaux murmures furent apaisés par une augmentation nouvelle. On passa l'Euphrate, on traversa les déserts de la Mésopotamie, et l'on arriva à la plaine de Gunaxa, où pour la première fois on vit l'ennemi. On n'était pas loin du lieu où l'on voulait établir le camp, lorsque l'on vit accourir, bride abattue, sur un cheval tout en sueur, un des confidents de Gyrus. Il crie en langue barbare et en grec, à tous ceux qu'il rencontre, que le roi est tout proche, avec une armée innombrable. Aussitôt Gyrus saute à bas de son char, revêt sa Cuirasse, monte à cheval, et, après avoir pris des javelots, ordonne que chacun s'arme
�LA GRÈGE DE 404 A 387.
275
et se mette à son rang. Les Grecs se formèrent a la hâte : Gléarque à l'aile droite, près de l'Euphrate, et appuyé de 1000 cavaliers paphlagoniens ; au centre, Proxène et les autres généraux; Ménon à l'aile gauche, avec Ariée et l'armée barbare. Gyrus se plaça au milieu de sa ligne, suivi de 600 cavaliers montés sur des chevaux bardés de fer, et euxmêmes revêtus de grandes cuirasses, de cuissards et de casques. Pour Gyrus, il voulut combattre la tête nue. « On était au milieu du jour, et l'ennemi ne paraissait pas encore ; mais le soleil commençant à décliner, on aperçut une poussière semblable à un nuage blanc, qui bientôt prit une couleur plus sombre et couvrit la plaine. Quand ils furent plus près, on vit briller l'airain, on distingua les rangs hérissés de piques. En avant, à une assez grande distance, étaient des chars armés de faux, dont les unes, attachées à l'essieu, s'étendaient obliquement à droite et à gauche ; les autres, placées sous le siège du conducteur, s'inclinaient vers la terre de manière à couper tout ce qu'elles rencontraient. Le projet était de se précipiter sur les bataillons grecs et de les rompre avec ces chars à faux. « Il n'y avait plus.que 3 ou 4 stades entre le front des deux armées, lorsque les Grecs chantèrent le péan et s'é-* branlèrent. Tous ensemble invoquent à grands cris Mars Enyalios, et prennent le pas de course, en frappant les boucliers avec les piques pour effrayer les chevaux ennemis. Ils se précipitent avec l'impétuosité des vagues en courroux. Avant même d'être à la portée du trait, la cavalerie barbare tourne bride; les Grecs la poursuivent en se criant les uns aux autres de ne pas rompre les rangs. Quant aux chars des barbares, abandonnés de leurs conducteurs, les uns étaient emportés à travers les troupes ennemies, les autres vers la ligne des Grecs. Mais ceux-ci s'ouvrirent et les laissèrent passer. Il n'y eut qu'un soldat qui, frappé d'étonnement comme on le serait dans l'hippodrome, ne se rangea pas et fut renversé par un de ces chars, sans toutefois avoir d'autre mal. Un seul Grec aussi fut blessé d'une flèche. «Gyrus fut rempli de joie à la vue de ce succès des Grecs
�276
CHAPITRE XIII.
et déjà ceux qui l'entouraient l'adoraient comme leur roi. Cependant il n'y avait qu'une aile de dispersée, et l'armée royale était si nombreuse que son centre dépassait l'aile gauche de Cyrus. Aussi celui-ci garda sa position et tint serrés autour de lui ses 600 chevaux, en observant tous les mouvements du roi. Artaxerxès était placé au centre de ses troupes entouré de 6000 cavaliers; ne trouvant pas d'ennemis devant lui, il tourna comme s'il eût voulu entourer lés Grecs. Cyrus craignit qu'il ne les prît à dos et ne les taillât en pièces; il piqua à lui avec ses 600 chevaux, repliatout.ee qui était devant le roi, mit en fuite les 6000 cavaliers et tua, dit-on, de sa main leur général. Mais les 600 chevaux de Gyrus se dispersèrent à la poursuite des fuyards ; et il ne resta que peu de monde auprès de lui. A ce moment, il aperçut le roi et sa troupe dorée : « Je vois l'homme, » s'écrie-t-il; il se précipite sur lui, le frappe à la poitrine, et le blesse à travers sa cuirasse, mais au même instant il est atteint lui-même au dessous de l'œil, d'un javelot lancé avec force par un soldat inconnu. Il tombe mort, et sur son corps tombent huit de ses principaux amis. Ainsi finit Gyrus. Tous ceux qui l'ont intimement connu s'accordent à dire que c'est le Perse, depuis l'ancien Gyrus, qui s'est montré le plus digne de l'empire, et qui possédait le mieux les vertus d'un grand roi a Sa mort changea l'issue de la bataille. Ses troupes, sans chef et sans raison de combattre davantage, se dispersent. Le roi les poursuit et pénètre dans leur camp. Ariée ne fait aucune résistance ; il se retire dans le camp d'où l'on était parti le matin, qui était éloigné du premier de quatre parasanges. Tout fut mis au pillage. » Quand les Grecs apprirent que les Perses pillaient les bagages, ils revinrent sur leurs pas, et le roi s'avança à leur rencontre. Aussitôt ils se mirent en ligne, entonnèrent le péan et chargèrent avec tant d'ardeur que les Perses s'enfuirent encore plus vite que la première fois. Au coucher du soleil ils revinrent à leurs tentes, surpris de n'avoir pas de nouvelles de Cyrus, mais n'imaginant pas qu'il eût péri. Ils ne le surent que le lendemain matin et apprirent en même
�LA GRÈCE DE 404 A 387.
277
temps qu'Ariée, avec tous les auxiliaires barbares, avait i'ui a une journée de marche en arrière. De sorte que cette petite troupe de Grecs, ayant à peine perdu un ou deux soldats, demeurait maîtresse du champ de bataille entre deux armées, l'une alliée, l'autre ennemie, fuyant en,sens contraires ! Alors commença la fameuse retraite dont, la longueur fut dp. 2400 l;iloJitÊ.tres_àJravers des._pay.s..T.pour la plupart inconnus des Perses eux-mêmes, malgré les déserts, les montagnes, les fleuves, les neiges, la disette et les peuplades sauvages. Elle fut appelée la retraite des Dix Mille, parce que tel était à peu près le nombre des soldats. D'abord les Grecs se rapprochèrent d'Ariée, et les deux armées se jurèrent une alliance inviolable. En même temps, le roi les faisait sommer de déposer leurs armes, et, comme ils répondirent fièrement que ce n'était pas aux vainqueurs à désarmer, il changea de ton et chercha à les gagner, en leur promettant les subsistances dont ils manquaient. Ils acceptèrent ces offres et en profitèrent, mais n'en continuèrent pas moins leur route. Bientôt Tissapherne arrive, se dirigeant, disait-il, vers son gouvernement; il joint ses troupes à celles d'Ariée ; tous ces Asiatiques se réconcilient, s'entendent; ce qui met la défiance entre eux et les Grecs. Cléarque veut la faire cesser et se rend auprès de Tissapherne avec quatre autres chefs; malgré la foi promise, le satrape les fait saisir dans sa tente même, et les livre au roi qui ordonne leur mort. . L'armée, privée de tous ses généraux, tomba d'abord dans l'abattement. On était à 10 000 stades de la Grèce : partout à l'entour, des peuples hostiles ; point de vivres; point de cavalerie pour achever une victoire ou protéger une retraite. Nul ne dormit dans la triste nuit qui suivit ce désastre. « Il y avait à l'armée un Athénien nommé Xénophon, qui ne la suivait ni comme général, ni comme officier, ni comme soldat. Proxène, a qui depuis longtemps il était attaché par les liens de l'hospitalité, l'avait engagé à quitter son pays, en promettant de lui concilier les bonnes grâces de Gyrus, dont il espérait lui-même, disait-il, de plus grands avantages que
�278
CHAPITRE XIII.
dans sa patrie. Xénophon, après avoir lu la lettre de Proxène. consulta à ce sujet Socrate l'Athénien. Socrate craignit que Xénophon ne se rendît suspect à Athènes, en se liant avec Cyrus, l'allié de Lacédémone, et lui conseilla d'aller à Delphes consulter le dieu sur ce voyage. » Un oracle ambigu per■ mit à Xénophon de faire ce qu'il voulait faire, et il se rendit en Asie. Il ignorait du reste que l'expédition fût dirigée contre Artaxerxès. • Ce fut lui qui sauva l'armée du découragement. Éclairé, dit-il, par un songe, il rassembla le conseil des officiers, fit chasser un traître qui lui parlait de se rendre au roi, et conseilla d'élire de nouveaux généraux, ce qu'on fit sur-le-champ. Il eut lui-même la place de Proxène. Par ses soins, un corps de 50 cavaliers et un autre de 200 frondeurs ou archers furent organisés, et l'on put tenir à distance les troupes de Tissapherne. Nous ne suivrons pas les Dix Mille dans leur glorieuse retraite. Arrivé chez les Carduques, Tissapherne cessa de les poursuivre et prit la route de l'Ionie. Mais ils n'échappèrent à ses embûches que pour tomber dans celles des montagnards du pays, qui leur firent beaucoup de mal avec leurs longues flèches, auxquelles nul bouclier ne pouvait résister. Le satrape d'Arménie, Tiribaze, les accueillit bien; mais la neige les surprit dans ces montagnes et tomba en telle abondance que des soldats moururent de froid; d'autres perdirent la vue par -son éclat; la plus grande partie des bêtes de somme périt. Il fallut ensuite franchir le Phase, l'Harpédos, repousser la belliqueuse peuplade des Chalybes. Enfin, arrivés à la montagne de Théchès, ils découvrirent à l'horizon la vaste étendue du Pont-Euxin. « Les premiers qui atteignirent le sommet et aperçurent la mer jetèrent de grands cris. Xénophon, en les entendant, crut que les ennemis attaquaient la tête de l'armée.... Les cris augmentaient à mesure qu'on approchait; de nouveaux soldats se joignaient, en courant, aux premiers. Xénophon, de moment en moment plus inquiet, monte à cheval, prend avec lui la cavalerie, et longe le flanc de la colonne pour donner du secours; mais bientôt il entend les soldats crier : La mer! la
�LA GRÈGE DE 404 A 387.
279
mer! en se félicitant mutuellement. Alors, arrière-garde, équipages, cavaliers, tout court au sommet de la montagne; et arrivés, tous s'embrassent, les larmes aux yeux, et se jettent dans les bras de leurs généraux et de leurs officiers. Aussitôt, sans qu'on ait jamais su par qui l'ordre fut donné, les soldats apportent des pierres, et élèvent sur la cime une pyramide qu'ils recouvrent d'armes enlevées à l'ennemi, n C'était un trophée qu'ils dressaient et le plus glorieux que main d'homme eût élevé, car ils avaient vaincu l'empire perse et la nature même. Après quelques nouveaux combats contre les belliqueuses tribus de la côte, ils arrivèrent à la ville grecque de Trapézonte, colonie de Sinope. Ils y célébrèrent leur délivrance par des jeux solennels et des sacrifices. Ils étaient encore 860 hoplites et 1400 archers ou frondeurs. Us n'avaient plus qu'un désir, trouver des vaisseaux qui les transportassent dans leur patrie. « Je suis las, dit l'un d'eux dans l'assemblée, de plier bagage, de marcher, de courir, de porter mes armes, de garder mon rang et de me battre; puisque voilà la mer, je veux m'embarquer et arriver en Grèce, comme Ulysse, étendu sur le tillac et dormant. » L'amiral Spartiate était à Byzance. Ghirisophos lui fut envoyé pour en obtenir des vaisseaux; comme il ne réussit pas dans cette commission, ils longèrent la côte par terre, tantôt combattant, tantôt en paix, et s'arrêtèrent successivement dans deux autres colonies de Sinope, à Gérazonte et à Cotyora. Cette dernière ville fournit des vaisseaux pour se rendre à Synope même, et de là à Héraclée et à Calpé. Dans la traversée de la Bithynie, ils furent assaillis sans relâche par la cavalerie de Pharnabaze, mais sans se laisser entamer; ils arrivèrent à Chrysopolis, en face de Byzance (oct. ou nov. 400). Pharnabaze, pressé de délivrer sa satrapie d'un tel voisinage, paya leur passage à l'amiral lacédémonien, Anaxibios, qui les transporta de l'autre côté de l'Hellespont : ils entrèrent au service d'un prince des Odryses, Seuthès, qu'ils remirent en possession de son héritage. Là se termina la retraite des Dix Mille. En 15 mois et en 215 étapes ils avaient parcouru, tant à l'aller qu'au retour,
�280
CHAPITRE XIII.
5800 kil. Cette marche victorieuse à travers tout l'empire prouvait l'incurable faiblesse des Perses : révélation dangereuse qui ne sera pas perdue pour Agésilas, Philippe et Alexandre. Puissance de Sparte; état intérieur île cette république; LySandre.
La guerre du Péloponnèse avait eu de désastreuses conséquences pour les mœurs publiques. Sa longue durée, ses péripéties sanglantes avaient semé partout la méfiance, exalté les passions, déifié la force et si profondément altéré le caractère grec, qu'il ne s'en releva jamais. On était féroce sur les champs de bataille, féroce dans les luttes des partis. « Voici, dit Aristote, le serment que fait prêter aujourd'hui l'oligarchie dans plusieurs cités : Je serai l'ennemi du peuple et je lui ferai tout le mal que je pourrai. » Il est vrai qu'à ce serment homicide nous pouvons opposer celui des héliastes d'Athènes après la tyrannie : « J'oublierai tous les torts passés, et je ne permettrai que personne s'en souvienne et les cite. » Mais Athènes, même dans sa décadence, était toujours Athènes, libérale et généreuse, comme ces statues mutilées, belles encore dans leur dégradation. Le système de guerre avait changé. J'ai déjà constaté une révolution de l'art militaire : l'armée démocratique du cinquième et du sixième siècle succédant à l'armée aristocratique du temps des héros; voici maintenant l'âge des rnercenaires, toutes les villes grecques mêlent des soldats salines à leurs soldats citoyens. Mais pour les payer il faut de l'or. La Perse seule en a, les Grecs lui en demandent : de là leur attiludelle mendiants en face du grand roi, et la continuelle intervention des successeurs de Xerxès dans les ail'aires helléniques. On a vu cette dureté des mœurs, cette, dépendance à l'égard de l'étranger dans les dernières années de la guerre; on les retrouve dans la première année de la paix, l'année de l'anarchie, comme les Grecs appelèrent le commencement de la domination Spartiate. Pour se faire des complices de sa haine, Sparte avait, pendant trente années, accusé le despotisme de sa rivale et
�LA GRÈGE DE 404 A 387.
281
promis de briser les fers dont elle enchaînait la Grèce : vieille tactique suivie par Rome, renouvelée de notre temps, et toujours avec succès. Athènes renversée, la Grèce entière se trouva aux pieds de Lacédémone. Qu'allait-elle faire! Organiser enfin ce monde hellénique qui avait besoin d'être uni pour être fort, qui le sentait en ce moment, et qui y eût consenti peut-être sans trop de regrets?Elle n'y songea même pas, et ne s'occupa que de vengeances réactionnaires et d'ambitieuses menées. Partout le sang coula, car partout elle rétablit les gouvernements oligarchiques. Dix hommes, dans chaque ville, présidés par un harmoste Spartiate que soutenait une garnison lacédémonienne, eurent des pleins pouvoirs. Leur premier soin, comme celui des Trente, fut de se venger cruellement de la faction contraire. A Thasos il y eut un massacre : à Milet, 800 citoyens du parti populaire, trompés par les serments de Lysandre, sortirent de leurs retraites et furent égorgés; 500 à Héraclée; pareilles scènes à Byzance, chez les Œtéens et dans la plupart des villes de l'Asie Mineure. « On ne saurait compter, dit Plutarque, ceux qui périrent. » A Samos, tous les habitants furent chassés et on ne leur laissa emporter qu'un habit. Dans la Thessalie, un homme de Phères, Lycophron, se rendit, après de sanglants combats, maître absolu de cette province. « Alors, dit Xénophon, dès qu'un Lacédémonien parlait, toutes les villes obéissaient; même un simple particulier réglait tout à sa guise. * Et cette terreur, lui-même la partageait. A la fin de la retraite des Dix Mille, il refusa le titre de généralissime que ses compagnons lui offraient, parce qu'il redoutait que Sparte ne vît de mauvais œil le commandement entre les mains d'un homme d'Athènes ; 400 de ces glorieux soldats furent même vendus comme esclaves par l'amiral lacédémonien, pour n'avoir point obéi à un ordre qu'il avait donné. Une flotte qui surveillait toute la mer Égée, depuis Gypre jusqu'à Byzance; des finances que Sparte n'usait pas, comme Athènes, en de glorieuses inutilités; une armée toujours facile à trouver, dans ces pauvres et avides populations du Péloponnèse, dont deux seules avaient vendu à Cyrus la moitié de ses mercenaires ; enfin une surveillance
�282
CHAPITRE XIII.
active et énergique exercée, à Sparte même, par des éphores, dans toutes les cités par les harmostes, tels étaient, avec l'immense réputation de Lacédémone, les soutiens de son empire. Athènes avait jadis plus habilement et plus noblement constitué le sien, sans violences, spoliations ni cruautés, aussi put-elle le garder longtemps et ne point voir de trop nombreuses défections. Sparte n'en savait pas tant sur l'organisation des Etats. Elle ne connaissait que la force et en usait. Son empire n'eut pas d'autre lien : c'était aussi celui qu'avait employé sa rivale ; mais celle-ci y avait joint habituellement la justice et la magnanimité. Elle s'était faite le centre politique, militaire et judiciaire de son empire ; elle s'était faite mieux encore, la métropole des arts et des lettres, Rien de grand ou de glorieux, rien de fécond ou d'utile ne sortira de la domination lacédémonienne. Ajeine_élevée, ejh3_jaenace ruine. Mille causes diverses-de^dissolirtieirpréparaieîrèBUfi rapide jlécaden ce : les unesjHaient dans Sparte même, les autres dans la Grèce ; d'autres hors de Sparte et hors de la Grèce. A Lacédémone, les conséquences des institutions de Lycurgue continuaient à se développer. La cité Spartiate diminuait de jour en jour, comme usée par le jeu de ses institutions de fer. Ge cadre étroit dont elle était environnée<et qui, jamais ne s'ouvrant, se resserrait toujours, finissait par ne plus renfermer qu'un petit nombre de Spartiates. Beaucoup avaient péri dans les guerres; d'autres étaient rejetés dans la classe inférieure par leur pauvreté qui ne leur permettait pins de venir s'asseoir aux tables publiques. Aristote le dit expressément : « Qui n'avait pas le moyen de fournir aux dépenses de ces tables était privé de ses droits politiques. » Les Spartiates sentaient bien qu'ils étaient menacés de périr par défaut de citoyens : on se souvient quel cri de douleur s'éleva, lorsque les 420 soldats de Sphactérie furent faits prisonniers. « Le territoire de Sparte, dit Aristote, pouvait entretenir 1500 cavaliers et 30 000 hoplites, il nourrit à peine aujourd'hui 1000 guerriers. Dans des assemblées de 4000 personnes, à peine voyait-on 40 Spartiates, y compris les rois,
�LA GRÈGE DE 404 A 387.
283
| le sénat et les éphores. » En outre, à mesure que le nom-
ibre des Spartiates diminuait, l'inégalité augmentait. L'or f| et l'argent cessaient d'être proscrits. Ceux qui revenaient Ides commandements en Asie, les harmostes, les généiraux, en rapportaient de grandes sommes, et bien d'aui très choses encore : l'amour du luxe et de la mollesse, l'esjprit de vénalité, tous les vices dont Lycurgue avait voulu | préserver sa ville. Les éphores, les sénateurs donnaient euxj mêmes l'exemple de ces dangereuses nouveautés. Le gouvernement devenait de plus en plus oligarchique. Tout se passait entre les éphores et le sénat; l'assemblée générale était rarement consultée, et moins les gouvernants étaient nombreux, plus ils étaient jaloux de leurs privilèges, plus ils craignaient de les laisser envahir. Ouvrir leurs rangs d'ailleurs pour y faire rentrer les familles que la pauvreté en avait fait sortir, c'eût été s'exposer, en leur livrant la majorité, à quelque réforme territoriale, à quelque partage nouveau des immenses domaines maintenant concentrés en quelques mains : et si l'intérêt public parlait évidemment dans ce sens, les intérêts privés parlaient en sens contraire et l'emportaient. Il résultait de là une haine violente entre les privilégiés et la classe inférieure, qui se recrutait des Spartiates déchus de leur rang par la pauvreté, d'Hilotes affranchis, de Laconiens auxquels on avait accordé certains droits, d'enfants nés de Spartiates de la première classe et de femmes étrangères. La politique des gouvernants avait soigneusement séparé toutes ces catégories par des dénominations, et sans doute aussi par des conditions différentes. Au-dessous des Egaux, il y avait les Inférieurs, uTroaeiovsç, ou Spartiates exclus des tables publiques, et les Néodamodes ou Hilotes affranchis pour services rendus à l'État; enfin les Périèques. Cette classe inférieure, exclue du gouvernement, n'en avait pas moins le vif sentiment de sa valeur et de ses services. Des hommes considérables étaient sortis de son sein. Lysandre, Gylippos, Gallicratidas en étaient. Lorsque Lysandre fut devenu le premier citoyen de Sparte, il songea à remanier l'état politique de la cité, a II ne put
�284
CHAPITRE XIII.
voir sans chagrin, dit Plutarque, qu'une ville dont il avait si fort augmenté la gloire, lût gouvernée par des rois qui ne valaient pas mieux que lui. Il pensa donc à enlever la couronne aux deux maisons régnantes, pour la rendre commune à tous les Héraclides. D'autres disent qu'il voulait étendre le droit de la porter, non-seulement aux Héraclides, mais encore à tous les Spartiates, afin qu'elle pût passer à quiconque s'en rendrait digne par sa vertu. Gomme ce héros était monté par son propre mérite au premier rang clans l'estime publique de la Grèce, il espérait bien que, lorsque la royauté serait adjugée comme le prix des talents, aucun Spartiate ne lui serait préféré. » L'enthousiasme, en effet, avait été d'abord si grand, que plusieurs villes lui avaient dressé des autels et offert des sacrifices : premier exemple de cette servilité sacrilège qui devint plus tard si commune dans la Grèce et à Rome. Mais son faste et son insolence lui avaient fait de nombreux ennemis, surtout parmi la bourgeoisie souveraine. Sans pénétrer ses secrets desseins, on était jaloux de sa puissance et de sa gloire. On disait que, pour un simple citoyen, il avait trop de l'une et de l'autre. A la tête de cette opposition contre le vainqueur d'Egos-Potamos était le roi Pausanias, qu'on] a déjà vu renverser à Athènes, en 403, son ouvrage. Quatre ans après, Dercyllidas fit ou laissa faire la même chose dans les colonies. Elles se débarrassèrent des oligarchies que Lysandre leur avait imposées et revinrent à leurs anciennes lois. Pourtant, quand Agis mourut, cette même année 399, Lysandre eut assez de crédit pour faire proclamer roi Agésilas, un des frères d'Agis, au détriment de son fils Léotychidas, qu'il accusa de n'être que le fils d'Alcibiade. Lysandre comptait régner sous le nom de son protégé ; mais il se trouva qu'Agésilas était un homme supérieur qui, à la première occasion, rejeta bien loin cette tutelle. Lysandre fut réduit à retourner à ses complots. « Il se fit faire, dit Plutarque, un discours extrêmement habile, par Cléon d'Halicarnasse, espérant s'en servir pour persuader les Spartiates, et en même temps, par la corruption, il cherchait partout à faire rendre des oracles en sa faveur. »
�LA GRÈGE DE 404 A 387.
285
Pendant ces sourdes menées, une conspiration bien autreIment radicale avait été formée par un certain Cinadon, qui «l'appartenait pas à la classe des. Egaux. Celui qui le dénonça Jraeonta aux éphores, qu'un jour, * Cinadon l'avait conduit fau bout de la place, et lui avait fait compter combien il s'y trouvait de Spartiates. Après en avoir compté jusqu'à quarante, en outre du roi, des éphores et des sénateurs, je lui llemandai à quoi servait ce calcul. « Ces gens-là, » me réfcondit-il : « regarde-les comme tes ennemis ; les autres, au h nombre de plus de 4000, sont à nous. » « Cinadon, » ajou-' lait-il, « avait fait remarquer ici un, là deux de ces ennemis Bu'on rencontrait dans les rues; il regardait les autres comme Iles amis. Quant aux campagnes, si dans chacune d'elles nous Ivons un ennemi, qui est le maître, nous y comptons aussi Beaucoup de partisans. » I Les éphores lui demandèrent à combien se montait le nomIre des complices. « Les chefs, » m'a encore répondu Cinaion, « en comptent peu; mais ils sont sûrs d'eux, ainsi que fies Hilotes, des Néodamodes, des Inférieurs et des Périèlues. Sitôt qu'on parle d'un Spartiate aux hommes de ces ïifférentes classes, ils ne peuvent cacher le plaisir qu'ils auraient à le manger tout vîf. » On lui demanda encore où Ils comptaient prendre des armes. Cinadon lui avait dit que lousles conjurés en avaient; il l'avait mené dans le quartier les forgerons, où il lui avait montré quantité de poignards, l'épées, de broches, de cognées, de haches et de faux, pour la |iultitude. Cinadon fut arrêté avec ses complices. Quand on lui de^ anda ce qui l'avait poussé à de tels desseins : « Je ne vouis point de maîtres à Lacédémone, » dit-il. On lui fit subir n cruel supplice. Mais ce complot venait de révéler un bîme de haines creusé sous la société Spartiate, et en même mps un effrayant accord de toutes les classes inférieures, bres et esclaves. Une guerre sociale pouvait sortir de là. 'ais Sparte savait encore déjouer les complots avec cette ctivité et cette vigilance qu'une méfiance extrême et contiuelle donne à toutes les oligarchies.
�286
CHAPITRE XIII. Inimitiés contre Sparte en Grèce: guerre avec la Perse (SOO).
Malgré ces hostilités entre les classes, malgré bien d'autres tiraillements, lutte des rois contre le sénat et contre les éphores, qui les avaient réduits à la condition de sujets, rivalité des rois entre eux, etc., le gouvernement de Sparte n'en était pas moins puissant pour l'action extérieure, par la concentration même du pouvoir dans un petit nombre de mains. Au dedans les éphores, au dehors les harmostes, ces prétendus conciliateurs, exerçaient une dictature permanente. Mais ce pouvoir si tendu n'était guère qu'une force d'opinion, puisque Sparte par elle-même avait peu de ressources, ayant peu de citoyens ; et déjà cette force s'éloignait d'elle. Ses prétentions, en effet, blessaient tous ceux qui aimaient encore la liberté, et qui n'avaient point, pour se consoler de la perdre, ce qu'Athènes donnait à ses sujets, les dédommagements d'un commerce immense, l'éclat des fêtes, des arts et de la poésie. Sparte, aussi intéressée et plus oppressive, prenait tout et ne donnait rien. Chaque année, elle levait un tribut annuel de 1000 talents, quf venaient s'enfouir à Lacédémone, d'où ils ne sortaient plus. On sentit bientôt de quel poids pesait ce lourd génie dorien , et beaucoup regrettèrent la suprématie athénienne, aimable jusque dans ses insolences. Que les Grecs des côtes de Thrace ou d'Asie, ces peuples « qui jamais n'avaient su dire :.- Non, » tremblassent devant un bâton ou un manteau Spartiates, il n'y avait pas à s'en étonner, ils avaient l'habitude d'obéir. Pourtant c'était trop, même pour eux, de deux servitudes, celle des oligarques, amis, de Lysandre, doublée de celle des harmostes de Lacédémone. Mais dans la mère patrie, Sparte ne devait pas compter sur tant de docilité. Là même cependant elle ne savait pas être juste. Deux Spartiates tuent en Béotie, après d'odieuses violences, deux jeunes filles ; un jeune homme d'Orée éprouve le même sort : les pères viennent demander justice, on ne les écoule même pas.. Elle n'avait pas craint, au sujet des ban-
�LA GRÈCE DE 404 A 387.
287
is d'Athènes, de parler en souveraine et de faire seule des décrets pour la Grèce entière. On sait comment Thèbes y •épondit. Thèbes, puissance continentale, prétendait depuis longp.raps jouer dans la Grèce centrale le rôle que jouait Sparte, 'ans le Péloponnèse. Entre elle et Athènes, il pouvait y avoir alousie, il n'y avait pas rivalité sérieuse et opposition d'inérêts, comme avec Sparte, malgré l'analogie des gouverneents. Dans l'ivresse de la victoire, Sparte avait cru n'avoir Jus de ménagements à garder; elle s'était indignée que les Jiébains se fussent attribué, à Décélie, la dîme d'Apollon, et lie avait dédaigneusement rejeté leurs réclamations au sujet es trésors rapportés par Lysandre, 1470 talents, reste des vances faites par Cyrus et le butin de guerre. Gorinthe qui 'avait pas été mieux écoutée, marchait d'accord avec les hébains, autre grief que Sparte reprochait à ceux-ci. Les giens, dans une discussion touchant la démarcation des rontières, soutenaient qu'ils donnaient de meilleures raions que leurs adversaires. <t Celui qui est le plus fort avec et argument-là, dit Lysandre en montrant son épée, raionne mieux que tous les autres sur les limites des terres. » r n Mégarien, dans une conférence, élevait la voix : « Mon mi, lui dit le même personnage, vos paroles auraient besoin 'une ville. » Avec les Eléens, Sparte y mit moins de façons ; elle les omma de rendre l'indépendance à leurs sujets (402). Sur eur refus, Agis s'avança avec une armée. Arrêté par un remblement de terre, il revint l'année suivante avec les ontingents de tous les alliés, même d'Athènes ; Corinthe eule et Thèbes avaient refusé d'aider à cette violence. Nomre de volontaires de l'Achaïe et de l'Arcadie accoururent à a curée. Xénophon assure que le pillage de cette riche proince, depuis des siècles presque toujours épargnée par la guerre, répandit Tabondance dans le reste du Péloponnèse. L'Elide dut reconnaître l'indépendance des villes de la Triphylie et de la Pysatide, après quoi Sparte voulut bien l'admettre au nombre de ses alliés, c'est-à-dire de ses sujets, Les Arcadiens même et les Achéens ne la servaient que par
�288
CHAPITRE XIII.
peur, parce qu'elle était, disaient-ils, placée sur leurs flancs, comme une citadelle, tenant toute la Péninsule sous sa garde, A Lacédémone, on ne se faisait pas illusion sur leurs sentiments. Au retour' d'une expéditon oii un corps Spartiate fut détruit, dans la guerre de Corinthe, dont il sera bientôt question, Agésilas n'entrait qu'à la nuit dans les villes et en sortait au point du jour, pour ne pas laisser voir à ses soldats la secrète joie causée aux habitants par ce désastre. Enfin, hors de la Grèce, la Perse avait cessé d'être l'alliée de Lacédémone depuis que celle-ci,_ seule maîtresse, _avail pris éii main la querelle nationale. Avant et après EgosPotamos, elle avait fait bon marché de l'indépendance des Grecs asiatiques. Pour ceux-ci, il ne s'agissait que de savoir s'ils obéiraient à Gyrus ou à ïissapherne. Tous s'étaient prononcés pour Gyrus, à l'exception de Milet, que le jeune prince assiégeait quand il commença son expédition. ïissapherne. de retour de la poursuite des Dix Mille, voulut les~soumettre ; ils s'adressèrent à Sparte : elle leur envoyaTThimbron avec 2000 Néodamodes, 4000 Péloponnésiens et 300 cavaliers d'Athènes, auxquels se joignirent les débris des Dix Mille amenés par Xénophon, et 3000 hommes fournis par les Ioniens (398). Thimbron prit, Pergame et quelques autres villes, mais l'indiscipline et les pillages de ses troupes ayant excité les plaintes des alliés, il fut rappelé, condamné à une amende qu'il ne put payer, et par suite contraint de s'exiler. Son successeur, Dercyllidas, qui avait légitimement gagné le surnom de Sisyphe, profita, en digne émule de Lysandre, de la rivalité de Pharnabaze et de Tissapherne; il fit une trêve avec l'un, ce qui lui permit de porter la guerre chez l'autre. Sous lui, la discipline fut excellente et les succès rapides; un riche canton des environs du mont Ida, appeTITEolide de Pharnabaze et une partie de la Bithynie furent conquis ou ravagés. A la faveur d'une trêve, il passa dans la Ghersonèse de Thrace, que les tribus voisines dévastaient sans cesse, et mit es fertile pays, avec les onze villes qu'il renfermait, à l'abri de semblables incursions, en faisant relever par son armée l'ancien mur de Périciès, qui traversait tout l'isthme dans une longueur de
�LA GRÈGE DE 404 A 387.
289
37 stades. Au retour, il porta la guerre en Carie, où Tissapherne avait ses biens personnels. Une bataille fut sur le point d'être livrée. Tissapherne avait des Grecs mercenaires, il y en avait alors partout, et des barbares en si grand nombre, que les Grecs asiatiques de Dercyllidas montrèrent une frayeur qui fit hésiter le général. Une entrevue eut lieu : Dercyllidas demanda que les Perses laissassent les villes helléniques se gouverner par leurs propres lois; Pharnabaze et Tissapherne, que les troupes du Spartiate sortissent du territoire du grand roi et les harmostes lacédémoniens "des lieux où ils s'étaient établis. Les deux partis conclurent une trêve pour se donner le temps d'en référer a leurs gouvernemenfsi "(397^
Expédition d'Agésllas. (396).
En ce moment Lysandre faisait décerner à Agésilas le commandement de l'armée d'Asie. Gomme pour réveiller les souvenirs de la guerre de Troie, le roi vint s'embarquer au port d'Agamemnon, à Aulis, avec 2000 Néodamodes et 6000 alliés. Gette fois encore Gorinthe et Thèbes avaient refusé leur contingent; Athènes s'était excusée sur sa faiblesse. Une querelle s'élevà même avec les Béotiens, qui arrachèrent de l'autel et dispersèrent les chairs d'une victime immolée par Agésilas, attendu qu'il s'était servi pour le sacrifice, contrairement à l'usage, d'un devin étranger au pays où il sacrifiait. Il partit sans tirer vengeance de cette insulte et se rendit à Éphèse : Lysandre l'accompagnait avec un conseil de 30 Spartiates. Les villes grecques d'Asie étaient alors bouleversées; aucun parti n'y était véritablement dominant : ni le démocratique, autrefois protégé par Athènes, ni l'aristocratique établi par Lysandre. Celui-ci était venu pour rendre à ses partisans l'influence ; et il espérait conduire à son gré le prince, dont il ne connaissait pas les grandes qualités. Il ne se donna même pas la peine de dissimuler; il se forma une cour nombreuse de tous ceux qui venaient solliciter sa protection, et vécut dans un faste royal : « On eût dit Agésilas simple parmsT.
CR.
19
�290
CHAPITRE XIII.
ticulier et Lysandre roi. » Le prince finit par en prendre ombrage, et se plut à lui montrer son mauvais vouloir. Il fallut que Lysandre cédât; pour dérober le spectacle de son impuissance à ceux qui l'avaient vu maître de tout, il demanda une mission éloignée. Tissapherne, à la faveur de la trêve, avait assemblé une armée nombreuse qui couvrait la Carie. Le Spartiate tourna rapidement sur la Phrygie laissée sans défense et y fit un immense butin. Le manque de cavalerie l'ayant obligé de revenir sur ses pas, il en forma une parmi les Grecs d'Asie, et établit son quartier général à Éphèse, dont il fit un véritable atelier de guerre. Il présidait lui-même à tous les travaux, à tous les exercices, et remplissait les soldats d'ardeur et de confiance. « Dans la vue de redoubler leur mépris pour les barbares, il fit vendre quelques Perses tous nus sur la place. Les soldats qui leur voyaient un corps tout blanc, parce qu'ils ne quittaient jamais leurs vêtements, délicat et faible, parce qu'ils se faisaient toujours voiturer, se persuadèrent qu'ils n'auraient à combattre que des femmes. » Quand il fut prêt, il trompa de nouveau Tissapherne, qui persistait à l'attendre du côté de là Carie, et se jeta sur le pays de Sardes. Il s'y avança trois jours sans rencontrer d'ennemis; le quatrième parut la cavalerie persique : elle était séparée de son infanterie. Agésilas l'attaqua vivement, la mit en pleine déroute et fit un butin de plus de 70 talents. Ce revers perdit Tissapherne dans l'esprit d'Artaxerxès; et Tithrauste reçut l'ordre d'aller prendre son gouvernement et sa tête. Ce meurtre accompli, il feignit de croire qu'il n'y avait plus de sujet de guerre entre Sparte et le grand roi; il offrit même de reconnaître l'indépendance des Grecs asiatiques, k condition qu'ils payeraient l'ancien tribut ; enfin il donna 30 talents à Agésilas pour qu'il sortit de son gouvernement, en attendant la réponse de Sparte à ses ouvertures. Agésilas prit l'argent et se rejeta sur l'autre satrapie, celle de Pharnabaze. Tithrauste s'y attendait bien; pourvu que la guerre s'éloignât de ses provinces, il s'inquiétait peu qu'elle allât fondre sur un autre point de l'empire. Ces satrapes jaloux les uns des autres, au grand plaisir de la cour de Suses,
�LA GRÈCE DE 404 A 387.
291
qui eût redouté leur bonne intelligence, réduisaient toute leur administration à lever le tribut, et toute leur politique à tenir leur province en paix :'le grand roi ne leur en demandait pas davantage. Tithrauste s'occupa pourtant de débarrasser l'Asie d'Agésilas. Le plus sûr moyen était de rallumer une guerre en Grèce; il y envoya un agent dévoué qu'il arma de 50 talents. Cependant Agésilas continuait d'avancer en Asie. Il gagna à son alliance Otys, un prince paphlagonien, et pénétra jusque dans le voisinage de Dascylion, résidence de Pharnabaze, qui sollicita une entrevue. « Agésilas et les Trente attendaient le satrape, couchés sur le gazon. Pharnabaze arriva superbement vêtu ; ses esclaves étendirent à terre des coussins pour lui faire un siège délicat ; mais, voyant la simplicité d'Agésilas, il eut honte de sa mollesse, et, comme lui, s'assit sur la terre nue avec ses riches vêtements. » Agésilas l'engagea à secouer l'autorité du grand roi. Il ne se rendit pas ; mais le Spartiate put conclure de ses paroles qu'il serait aisé de détacher de l'empire les provinces occidentales, et de mettre une foule de petits États entre le grand roi et la Grèce. Ainsi grandissaient chaque jour ses projets. Ses forces aussi s'augmentaient. Les Lacédémoniens venaient de mettre la flotte sous ses ordres. En peu de temps il l'avait accrue de 120 galères. Athènes, toujours en crainte pour sa liberté, divisait le commandement; Sparte, d'un génie plus militaire, le concentrait volontiers dans les mains d'un seul chef. C'était une cause de supériorité. Au milieu de ses préparatifs et de ses espérances, Agésilas reçut tout à coup l'ordre de revenir en Grèce où une guerre venait d'éclater qui rendait sa présence nécessaire. « Celte nouvelle l'affligea vivement, car il voyait une grande gloire lui échapper; néanmoins il convoqua les alliés, et leur montra les ordres de la république, en leur disant qu'il fallait voler au secours de la patrie : « Si les affaires « s'arrangent, sachez, mes amis, que je ne vous oublierai « pas; je reviendrai parmi vous répondre à vos vœux. » A ces mots, ils fondirent en larmes et décrétèrent qu'ils iraient avec lui au secours de Lacédémone. Il nomma un
�292
CHAPITRE XIII.
harmoste d'Asie, auquel il laissa 4000 hommes. Après quoi il passa dans la Chersonèse et prit la roule que Xerxès avait suivie (394).
Ligue en Grèce contre Sparte (3»5); paix d'Antalclilas (383).
« Ce sont 30 000 archers du roi qui me chassent de l'Asie, » disait Agésilas, faisant allusion à l'empreinte marqués sur les 30 000 pièces d'or persiques qu'avaient reçues les orateurs de Thèbes, de Gorinthe et d'Argos qui venaient d'exciter la guerre. Tithrauste avait calculé juste ; son envoyé avait trouvé les Thébains fort animés contre Lacédémone. Une querelle entre les Phocidiens et les Locriens, que Thèbes soutenait, alluma la guerre. Lysandre se fit envoyer au secours des premiers. Le roi Pausanias devait venir le rejoindre sous les murs d'iîaliarte. Au jour convenu, Lysandre se trouva seul au rendez-vous. Il n'était pas dans son caractère de reculer ou d'attendre ; il attaqua la place, fut battu et tué. Pausanias, qui n'avait peut-être pas grande confiance dans le dévouement de ses alliés, n'osa risquer une bataille, et demanda une trêve pour enlever ses morts. Les Thébains l'accordèrent. « Mais fiers de ce succès, s'ils voyaient un soldat de Pausanias s'écarter tant soit peu pour gagner une métairie, ils le ramenaient au grand chemin en le frappant. Pausanias, de retour à Sparte, fut condamné à mort; il se réfugia à Tégée, et y mourut de maladie (395). » Cette sentence était une satisfaction donnée à la vanité nationale. L'oligarchie de Sparte n'a rien à reprocher en fait d'injustices politiques à la démocralie d'Athènes. Avant la bataille, une ambassade thébaine était venue dans l'Attique demander assistance. Athènes, toute mutilée encore, était sans vaisseaux, sans remparts. La délibération fut courte pourtant. Pour toute réponse à l'orateur thébain, Thrasybule lut le décret d'alliance. « Résolution aussi sage qu'héroïque, disait plus tard Démosthène, en rappelant ce souvenir, car l'homme de cœur doit toujours, quel que soit le péril, mettre la main aux grandes entreprises que l'honneur commande. »
�LA GRÈGE DE 404 A 387.
293
L'armée athénienne n'arriva que le lendemain du combat d'Haliarte, mais elle était en ligne avec les Thébains quand pai'ut Pausanias, et cette intervention d'Athènes décida les Eubéens, les Acarnanes, la Locride, Corinthe et Argos à entrer dans la nouvelle alliance. On tint un congrès à Corinthe. « Les Lacédémoniens, dit le Corinthien Timolaos, sont comme les fleuves : peu considérables à leur source, ils grossissent à mesure qu'ils s'en éloignent, ou, comme les essaims qu'on prend sans peine dans leur ruche, ils piquent affreusement quand on les attaque hors de leur demeure. Marchons donc sur Lacédémone, et joignons l'ennemi dans la ville même, ou le plus près possible. » L'avis était bon, il fut mal suivi ; toute confédération est condamnée à de fatales lenteurs. Quand l'armée des alliés fut prête, les Spartiates étaient déjà dans la Syciônie; il fallut recevoir le combat près de Némée. Les alliés avaient 24000 hoplites et 1550 chevaux, les Spartiates, 13 500 hommes seulement. Les hésitations des Thébains et le défaut d'accord dans le commandement amenèrent la défaite des alliés ; ils perdirent 2800 hommes. Les vainqueurs eurent 1100 morts; mais il n'était tombé que 8 Spartiates (juillet 394). Ce n'était pourtant pas une victoire décisive, car les alliés rentrèrent tranquillement dans leur camp. Mais Agésilas arrivait sur les derrières de la ligne. Il venait de traverser la Thrace, la Macédoine, se faisant jour à la pointe de la lance. Les Thessaliens, qui voulurent l'arrêter, furent battus, et il pénétra sans obstacle jusqu'à Coronée. Les alliés l'y attendaient. Il y eut là un choc furieux. Les Thébains montrèrent des qualités militaires qui étaient de mauvais augure pour Sparte. Agésilas lui-même fut couvert de blessures, mais le champ de bataille lui restait. C'était une victoire aussi peu décisive que celle de Corinthe, car deux fois les alliés avaient tenu tête à ceux que, quelques jours auparavant, ils n'auraient pas osé regarder en face (août 394). La veille, Agésilas avait reçu la nouvelle d'un grand désastre, qu'il cacha à ses troupes. L'Athénien Conon, réfugié en Cypre après la bataille d'Egos-Potamos, avait de là suivi
�294
CHAPITRE XIII.
d'un œil attentif les événements. On ignore ses secrètes menées, bien qu'on parle d'un voyage qu'il fit à la cour du roi. Mais on voit tout à coup l'activité des ports de Phénicie se réveiller, un grand armement en sortir, Pharnabaze le rejoindre, et Gonon prendre le commandement de la flotte royale. Il avait déjà amené une révolution à Rhodes, qui renversa son gouvernement oligarchique ; il enleva un immense convoi de blé que l'Egyptien Néphéritès envoyait aux Spartiates. Réuni à l'escadre de Pharnabaze, il détruisit la flotte lacédémonienne à la hauteur de Gnide : sur 85 trirèmes ennemies, 50 furent enlevées. L'amiral, beau-frère d'Agésilas, n'avait pas voulu quitter sa galère poussée au rivage, et s'était fait tuer (juillet 394). Les Lacédémoniens venaient donc de perdre la supériorité sur mer. Ils la conservèrent plus longtemps sur terre. La guerre qui s'était faite précédemment en Béotie, se concentra, dans les six années suivantes, autour de Corinthe, que les alliés défendaient avec toutes leurs forces, barrant les deux passages de l'isthme pour enfermer les Spartiates dans le Péloponnèse. Mais Corinthe renouvela presque les scènes atroces de Corcyre. Un parti, surprit, un jour de fête, ses adversaires, qui furent égorgés jusque dans les temples et au pied des statues des dieux. Ces violences tournèrent mal; les bannis appelèrent les Lacédémoniens, coupèrent les Longs-Murs et s'emparèrent du Léchée, d'où ils tinrent Corinthe comme assiégée. Une des routes de l'isthme était rouverte; Athènes et Thèbes s'en effrayèrent. On essaya de faire la paix. Sparte consentit à laisser Athènes relever ses murs et sa marine; elle lui reconnaissait même la possession de Lemnos, d'Imbros et de Scyros, mais refusa de lui abandonner la Chersonèse. Le peuple ne ratifia pas les engagements de ses députés. Thèbes aussi revint sur-ses pas; la guerre continua. Parmi les chefs était l'Athénien Iphicrate, qui commandait un corps de mercenaires. On a vu déjà des mercenaires dans les armées d'Asie; nous en trouvons maintenant d'une manière régulière en Grèce. Autrefois les citoyens, formés dès le jeune âge aux exercices de la guerre, dans les gym-
�LA GRÈGE DE 404 A 387.
295
nases de la patrie, fournissaient la grosse infanterie, autour de laquelle se groupaient les soldats armés à la légère, donnés par les alliés et les esclaves. Les devoirs du guerrier faisaient alors partie des devoirs du citoyen : le métier des armes n'était pas un métier à part. Ce que la tête avait conçu ou accepté, au sénat ou à l'assemblée, le bras l'exécutait sur le champ de bataille ; et avec quelle puissance 1 Cela change à l'époque où nous sommes. Mais ces hommes payés, ces soldats au service du plus offrant, n'apportaient plus, dans la guerre, l'ardeur et la passion patriotique qu'y mettaient auparavant les citoyens. Une guerre savante, toute de manœuvres et de tactique, prit la place de l'ancienne guerre plus ignorante, mais plus héroïque, comme aux temps modernes, la stratégie est née parmi les condottieri italiens. Iphicrate prit une part active à cette révolution. Il changea aussi l'armement d'une partie de l'armée athénienne, en donnant une grande importance aux peltastes, qui, armés, de petits boucliers et de cuirasses légères, de longues lances et de longues épées, réunirent les avantages de la grosse infanterie et des troupes légères. Cette organisation permettait aux soldats des mouvements plus rapides. Iphicrate, qui avait presque deviné la tactique qui, plus tard, de l'autre côté de la mer Ionienne, valut aux Romains tant de triomphes, occupait sans relâche ses troupes et ne campait jamais, même en pays ami, sans se retrancher. Il avait aussi établi l'usage, dans les rondes, d'un mot d'ordre double, le premier donné par l'officier, le second par la sentinelle. Une affaire dans laquelle les peltastes d'Iphicrate affrontèrent les terribles Lacédémoniens, et leur tuèrent 250 hommes, consacra leur réputation et celle de leur général (392). Ils purent dès lors butiner jusqu'au fond de l'Arcadie sans que les alliés de Sparte osassent sortir à leur rencontre. En 390, Sparte fit un grand effort ; les Achéens cherchaient à s'étendre sur la rive septentrionale de leur golfe ; à leur requête, Agésilas envahit le pays des Acarnanes, qui furent forcés d'entrer dans la ligue, et Agésipolis, celui des Argiens qui essayèrent de l'arrêter, en prétextant la pro-
�296
CHAPITRE XIII.
chaine célébration des jeux isthmiques et la trêve sacrée. Mais Agésipolis s'était mis en règle avec les dieux. Avant decommencer l'expédition, il avait consulté les prêtres de Jupiter Olympien, qui n'avaient pas manqué de répondre suivant ses désirs, puis la Pythie de Delphes, en lui demandant : « Si Apollon était de l'avis de son père. » Apollon s'était montré bon fils, et le Spartiate répondit aux envoyés d'Argos en leur lisant la réponse des dieux. L'Argolide fut ravagée
(390).
Cependant les Perses, encouragés par la victoire de Cnide, prenaient audacieusement l'offensive. Conon et Pharnabaze chassaient les harmostes des îles et des cités grecques d'Asie, qu'ils laissaient sagement se donner un gouvernement de leur choix, et ils conduisirent leur flotte jusque dans le golfe de Messénie, où ils ravagèrent la riche vallée du Pamisos. Gythère aussi fut enlevée, et Conon y plaça une garnison athénienne. De là Pharnabaze vint à l'isthme conférer avec le conseil de la ligue, l'exhorta à pousser vivement la guerre, et lui donna quelque argent (393). Comme il se disposait à retourner en Asie, Conon s'offrit, s'il lui laissait la flotte, à la faire vivre sans rien demander au trésor perse, et à relever les Longs-Murs d'Athènes, ce qui serait le coup le plus sensible porté à Lacédémone. Le satrape entra si vivement dans ses vues, qu'il donna ce qui lui restait d'argent pour mener les travaux plus vite. Conon vint au Pyréo avec 80 galères. Se^ équipages, les ouvriers qu'il solda, ceux que "Phèbes et d'autres villes envoyèrent, aidèrent le peuple à refaire l'ouvrage de Thémistocle, de Gimon et de Périclès. Malheureusement cette fois, c'était le grand roi qui payait les travailleurs (393). Athènes n'eut pas plutôt rebâti ses murs qu'elle s'occupa de relever son empire,'tombé avec eux. Ses rapides progrès alarmèrent les Spartiates, qui se décidèrent à traiter avec la Perse, en lui sacrifiant les Grecs asiatiques. Leurs ouvertures furent d'abord rejetées ; mais le sort de Gonon, attiré à Sardes par Tiribaze, jeté en prison et peut-être assassiné, sous prétexte qu'il avait trahi les intérêts du roi, montra les véritables intentions de la cour de Suses (392). Athènes, en
�LA GBÈCE DE 404 A 387.
297
effet, relevée par l'alliance de la Perse, commençait déjà à braver cet empire. Avec une généreuse imprudence elle secourait le roi de Cypre, Evagoras, révolté contre lui (390) ; elle mettait Thrasybule, le restaurateur de la liberté, à la tête de 40 galères, qui faisaient rentrer dans son alliance deux princes de la Thrace, Byzance, Ghalcédoine, une partie de Lesbos; qui rétablissaient, à son profit, les péages de l'Euxin, et levaient des contributions sur toutes les villes de la côte asiatique jusqu'en Pamphylie. Thrasybule, malheureusement, périt à Aspenda, dans une querelle de bourgeois et de soldats (389) ; mais Iphicrate, envoyé après lui dans lTIellespont avec ses peltastes, y maintint son ouvrage. Cette force qui revenait si vite à un peuple naguère abattu et désarmé effraya le grand roi autant que Lacédémone. Antalcidas, envoyé une seconde fois à Suses, fut parfaitement accueilli; Sparte et la Perse arrêtèrent les bases de la paix qui serait dictée aux Grecs. Les courses continuelles des Eginètes qui, une nuit, surprirent le Pirée, les succès des Spartiates dans l'Efellespont, où ils réunirent jusqu'à 80 voiles, et interceptèrent tout le commerce d'Athènes, forcèrent cette ville d'accepter le traité qui porte le nom d'Antalcidas. Tiribaze convoqua les députés de toutes les cités belligérantes et leur lut les ordres de son maître. « Le roi, était-il dit, trouve juste que les villes d'Asie et les îles de Cypre et de Clazomène restent dans sa dépendance, et que les autres villes grecques, grandes et petites, soient libres, à l'exception de Lemnos, d'Imbros et de Scyros, qui appartiendront, comme autrefois, aux Athéniens. Ceux qui refuseront cette paix, je les combattrai de concert avec ceux qui l'accepteront; je leur ferai la guerre et par terre et par mer, avec mos vaisseaux et avec mes trésors. » Voilà la chose honteuse et impie qu'acceptaient les fils des vainqueurs de Salamine et de Platées, ceux qui venaient de traverser deux fois impunément cet empire, maintenant si lier. Voilà ce qu'il fallait graver sur la pierre et l'airain et exposer dans les temples des dieux. A Sparte revient particulièrement cette honte : par la bataille de Leuctres, dit Plutarque, elle perdit la prépondérance, mais par la paix d'An-
�298
CHAPITRE XIII.
talcidas elle avait perdu l'honneur; c'est elle, en effet, qui avait provoqué cette intervention hautaine des barbares, et ce fut elle qui fit exécuter leur sentence. Les Grecs asiatiques furent abandonnés au grand roi. Toute ligue, toute union de cités fut détruite en Grèce. Les Thébains refusaient d'accepter cette clause qui détachait d'eux les villes de Béotie, depuis longtemps dans leur dépendance. Agésilas réunit une armée pour les y Contraindre : ils se soumirent. Argos fut de même forcée de rappeler la garnison qu'elle tenait à Corinthe, où la faction oligarchique dévouée à Sparte rentra aussitôt, tandis que les chefs du parti contraire s'exilaient à leur tour. Mais Sparte se garda bien de s'appliquer le traité à elle-même et de rendre la Messénie aux Messéniens. Elle avait voulu tout affaiblir, tout diviser autour d'elle, en restant seule unie et forte. On disait à Agésilas que Sparte persisait. « Non, répondit-il, c'est la Perse qui laconise. » Malheureusement l'un et l'autre étaient également vrais.
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
299
CHAPITRE XIV.
CHUTE DE LA. PUISSANCE DE SPAB.TE; GRANDEUR ÉPHÉMÈRE DE THÈBES (387-501).
Excès de Sparte; surprise de la Cadmée (382). — Pélopidas et Epaminondas; Thèbes affranchie (379). — Renouvellement de la confédération athénienne (378). — Bataille de Leuctres (371). — Fondation de Mégalopolis (371) ; siège de Sparte (369); Messène. — Affaire de Thessalie (368-364). — Intervention de la Perse (367). — Bataille de Mantinée (362).
Excès de Sparte ; surprise de la Cadmée (388).
« La paix d'Antalcidas, dit Xénophon, donna aux Spartiates beaucoup de gloire. » L'histoire n'a point ratifié ce jugement du partial ami de Lacédémone. Sous la suprématie d'Athènes la Grèce était montée au plus haut degré de gloire et de puissance; sous la domination de Sparte, elle était tombée, en moins de 17 ans, aux genoux de la Perse. Sparte n'avait rien su tirer de sa victoire que l'oppression, même sans la grandeur du despotisme. Sa conduite à Athènes avait été à la fois méchante et faible. Ce n'est pas ainsi que les dominations se légitiment et subsistent. Aussi la chute sera prompte. La paix honteuse d'Antalcidas fut un temps d'arrêt dans la décadence de Lacédémone : mais cette décadence était commencée, elle ne s'arrêtera plus. Il est vrai que si les Grecs lui étaient hostiles, ils étaient divisés, par conséquent impuissants; et Argos humiliée, Corinthe rendue k l'aristocratie, lui livraient le Péloponnèse. Qu'au moins elle soit sage, comme au temps de Pausanias; et dans cette Grèce abaissée, elle pourra rester longtemps encore au premier rang.
�300
CHAPITRE XIV.
La paix était proclamée, chacun retournait à ses travaux : le laboureur à son champ, le marchand à son navire, l'artiste aux temples que l'art depuis bien des années délaissait, quand des députés de Sparte vinrent sommer les Mantinéens d'abattre leurs murailles. Mantinée était coupable d'avoir une constitution démocratique. Elle avait donné quelque peu de blé aux Argiens, durant la guerre, avait montré un zèle assez tiède à fournir son contingent, et ne s'était pas convenablement attristée des revers de Lacédémone. Sur le refus des Mantinéens, Agésipolis vint ravager leur territoire et assiéger leur ville; il la prit en la noyant sous les eaux d'un fleuve, qu'il détourna le long des murs : la briqué cuite au soleil, qui formait le fondement des murailles, se fondit, et elles tombèrent. Mantinée fut détruite ; on dispersa ses habitants dans quatre villages, que Sparte affecta de traiter comme autant d'États distincts, et qu'elle plaça sous la direction des grands qu'elle avait ramenés. « Ils y vécurent, dit Xénophon, beaucoup plus heureux qu'auparavant; » et l'élève de Socrate ne trouve, pour achever le récit de cette violence, que cette réflexion : <t Ainsi se termina le siège de Mantinée, qui doit apprendre à ne pas faire passer de rivière à travers une ville (385). » Phlionte avait aussi chassé la faction oligarchique : les bannis vinrent représenter à Sparte que, tant qu'ils avaient été les maîtres, leur ville avait été docile et soumise. Les éphores demandèrent aux Phliasiens le retour des exilés et la restitution de leurs biens; ce qui fut accordé par crainte (383). Sparte, qui détruisait Mantinée, releva Platées. Elle autorisa ce qui restait de Platéens à rebâtir leurs murailles. C'était la même politique, sous deux formes différentes. Détruire toute grande cité, toute force collective dans le Péloponnèse, pour n'avoir rien à craindre; en créer, au contraire, sur le territoire de ses rivaux pour les affaiblir. Des harmostes envoyés dans les villes béotiennes, sous prétexte de les défendre contre Thèbes, les mettaient sous l'influence de Sparte. L'année suivante, Sparte vit arriver des ambassadeurs
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
301
d'Acanthe et d'ApolIonie, villes de la Ghalcidique. Ils demandaient du secours contre Olynthe, qui menaçait leur indépendance. Les villes chalcidiques, unies entre elles par la communauté d'origine et d'intérêts, avaient formé, pour se défendre à la fois contre Athènes et contre la Macédoine, une confédération dont Olynthe était la capitale. Le principe de la ligue était très-libéral. Chaque cité gardait sa constitution, mais tous les alliés avaient, les uns chez les autres, la jouissance des droits civils, la faculté d'acquérir des propriétés et de contracter mariage. Le roi de Maeédoine, Àmyntas, pressé par les Ulyriens, avait cédé à Olynthe la côte du golfe Thermaïque, ce qui fortifia d'autant la ligue. La grande ville macédonienne de Pella, Potidée qui commandait l'isthme de Pallène, entrèrent dans son alliance. Elle avait 8000 hoplites, bien plus de peltastes, et 1000 chevaux; elle était en bonne intelligence avec les Thraces, et, à ce moment, elle se liait d'amitié avec Thèbes et Athènes. Utiles alliances, riche trésor, population nombreuse, bois de construction, et dans le voisinage, les mines du mont Pangée, Olynthe avait une foule de ressources, par lesquelles elle pouvait devenir une puissance du premier ordre. Mais deux villes du voisinage, Acanthe et Apollonie, s'estimèrent de trop grandes cités pour consentir à aller se perdre dans une confédération. Elles repoussèrent les offres d'Olynthe, et, menacées par elle, cherchèrent appui au dehors. Il ne fut pas difficile de décider Lacédémone à faire dans la Ghalcidique ce qu'elle faisait partout, à tout diviser pour tout affaiblir et régner seule. Elle promit une armée et lit partir en toute hâte Eudamidas, avec ce qu'il put trouver d'hoplites sous sa main. Phébidas, son frère, le suivit avec un second corps. Arrivé près de Thèbes, Phébidas se mit en rapport avec le polémarque Léontiadès, chef du parti aristocratique dans cette ville. Le jour de la fête de Gérés, comme toutes les femmes se trouvaient dans la Cadmée, pour les sacrifices, ce qui empêchait le conseil de s'y tenir, et que la chaleur du jour (on était en été et sur le midi) rendait les rues désertes, Léontiadès introduisit Phébidas dans la citadelle, puis se rendit au conseil où siégeait Isménias, chef
�302
CHAPITRE XIV.
du parti contraire, et, l'accusant de fomenter une nouvelle guerre, le fit arrêter et conduire k la Gadmée. Cet événement causa partout une indignation k laquelle les Spartiates parurent s'associer. Ils condamnèrent Phébidas à une amende de 10 000 drachmes, et le privèrent de son commandement, mais ils gardèrent la citadelle. Agésilas avait défendu le coupable en mettant de côté la question de justice, et en posant ce principe : qu'on ne saurait condamner un citoyen pour une action utile k sa patrie. Aristide et les Athéniens avaient été mieux inspirés en face de Thémistocle, proposant une chose utile et injuste. Une commission, choisie parmi les Lacédémoniens et leurs alliés, fut envoyée k Thèbes, et condamna k mort Isménias, sous prétexte qu'il avait reçu de l'or de la Perse. C'était un vaillant homme et un bon citoyen. Sparte se vengeait lâchement sur lui des craintes que la dernière guerre lui avait causées. Environ 400 de ses partisans avaient déjk quitté la ville et cherché un refuge k Athènes. Cette surprise de la Cadmée, cette mort d'Isménias étaient un crime de plus dans l'histoire de Sparte ; mais c'était aussi une facilité de plus pour la guerre contre les Olynthiens. Elle dura trois années, et coûta k Lacédémone deux généraux et un de ses rois : Eudamidas périt en combattant ; son successeur Téleutias, après quelques brillants succès auxquels contribuèrent les Macédoniens, eut un pareil sort; le roi Agésipolis, venu avec des forces considérables, put k peine faire quelques ravages et s'emparer de Toroné. Une fièvre l'emporta eh sept jours; son corps, embaumé dans du miel, fut envoyé k Sparte. L'harmoste Polybiadès eut enfin la gloire de réduire les Olynthiens. Cernés par terre et par mer, ils demandèrent la paix, qiii leur fut accordée, k condition qu'ils auraient pour amis ou ennemis, les amis ou les ennemis de Lacédémone, et, qu'alliés fidèles, ils marcheraient sous les drapeaux de cette république (379). Cette ruine de la confédération olynthienne livrait, pour un avenir plus ou moins rapproché, mais certain, les Grecs de la Chalcidique et de la Thrace à la Macédoine, comme la ruine de l'empire athénien avait
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
303
livré aux Perses les Grecs asiatiques. Par qui cette double trahison envers les intérêts généraux de la Grèce était-elle accomplie ? Dans le même temps, les bannis rentrés à Phlionte s'étant plaints d'y être maltraités, Agésilas vint assiéger cette ville, et la prit après une résistance de vingt mois. Une garnison y fut mise (379). Nouveau méfait et autre fardeau que Sparte s'imposait. Tandis qu'elle mettait ainsi le pied partout, et semblait accroître sa puissance, elle s'épuisait et se rendait odieuse.
Pélopidas et Épuiulnondas; Thèbes affranchie (399).
Diodore de Sicile croit devoir commencer son XV0 livre en citant au tribunal de l'histoire les Lacédémoniens, coupa— ■bles d'avoir perdu, par leurs fautes, un empire exercé par HUX sur la Grèce depuis 500 ans. » Xénophon voit dans cet (événement la main des dieux : « On pourrait, dit-il, citer juantité de faits de ce temps-là, qui prouveraient que les ieux ont l'œil ouvert sur les impies et les méchants. Ainsi, es Lacédémoniens, qui avaient juré de laisser les villes auonomes, et néanmoins gardaient la forteresse de Thèbes, vincibles jusqu'alors, furent punis par ceux-là mêmes qu'ils pprimaient. * (Hellen., v. 4, 1.) Il y avait trois ans que la Gadmée était au pouvoir des acédémoniens. Confiants dans cet appui, les chefs de l'ariscratie thébaine, Léontiadès et Archias, ne gardèrent plus e mesure. Les prisons se remplirent, les exécutions se mulplièrent comme au temps'des Trente à Athènes. Cependant n soupçon vint aux tyrans, au milieu de leurs excès et de urs plaisirs, que les 400 réfugiés à Athènes supportaient 'ec peine leur exil, et conspiraient peut-être pour rentrer tins leur patrie. Ils résolurent -de se débarrasser d'inquié«ide en les faisant assassiner. Léontiadès envoya dans ce but Bes émissaires à Athènes. Ils échouèrent; un seul, le chef ms réfugiés, succomba; les autres se tinrent pour avertis, ■eur vie n'étant plus en sûreté, même dans l'exil, le meilleur ■rti était de faire une tentative pour rentrer à Thèbes : là,
�304
CHAPITRE XIV.
du moins, s'ils risquaient de périr, ils risquaient aussi de vaincre. On voit que l'influence de Lacédémone produisait à Thèbes les mêmes effets qu'à Athènes; elle avait de bien dangereux amis. Parmi les bannis thébains se trouvait Pélopidas, homme d'un courage héroïque, noble et riche, pourtant ennemi des tyrans, et lié avec Epaminondas d'une amitié qui avait été éprouvée déjà sur les champs de bataille. L'exemple de Thrasybule, parti de Thèbes pour délivrer Athènes, lui inspira le dessein de partir d'Athènes pour délivrer Thèbes. Les Athéniens, reconnaissants de l'asile qu'ils avaient trouvé en Béotie, au temps des Trente, avaient refusé d'obéir à Sparte, qui réclamait l'expulsion des exilés. Pélopidas conspira à Athènes, tandis qu'Epaminondas, que sa pauvreté et son obscurité modeste avaient préservé de l'exil, exhortait la jeunesse thébaine à lutter, dans les gymnases, avec les Spartiates et à prendre l'habitude de les vaincre. Les conjurés avaient des intelligences jusque dans la maison des polémarques, dont Phyllidas, un des leurs, s'était fait nommer.greffier. Le jour était fixé. Pour sauver un citoyen distingué qui allait être exécuté,'ils partirent plus tôt. Douze prirent les devants, vêtus de simples manteaux, menant des chiens en laisse, et portant des pieux à tendre des rets, afin de se faire passer pour des chasseurs. Us entrèrent isolémeni dans la ville par diverses portes, et se réunirent chez un des plus riches Thébains nommé Gharon, où quelques-uns de leurs partisans vinrent les rejoindre. Phyllidas avait invité à un repas deux des polémarques, leur promettant que les premières femmes de la ville seraient du festin. Ils étaient déjà dans l'ivresse lorsque le bruit arriva jusqu'à eux, que des exilés étaient cachés dans la cité. Us mandèrent Gharon, qu'on dénonçait; son calme imperturbable dissipa leurs soupçons. Survint un autre avis : un ami d'Athènes écrivait à Archias de se méfier, et donnait tous le; détails, il n'ouvrit même pas la lettre, mais la jetant son: son coussin : « A demain les affaires, dit-il. Quelques instants après, les conjurés arrivèrent. Us avaient des robe: de femmes sur leurs cuirasses, et portaient de larges CM-
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
305
I
ronnes de pin et de peuplier qui leur couvraient le visage. Dès qu'ils eurent reconnu Archias et Philippe, ils tirèrent leurs épées, et, s'élançant à travers les tables, tuèrent sans peine ces hommes noyés dans le vin. Phyllidas courut aussitôt à la prison et en ouvrit les portes. Dans le même temps, Pélopidas et les autres surprenaient dans leur sommeil Léontiadès et Hypatès, et leur faisaient partager le sort de leurs amis. Au premier bruit, Épaminondas s'était armé; il accourut avec quelques jeunes gens auprès de Pélopidas. Pour grossir cette petite troupe, les conjurés envoyèrent dans toutes les directions des hérauts qui sonnaient de la trompette et annonçaient au peuple sa délivrance. Néanmoins le trouble et la frayeur étaient dans la ville : on éclairait les maisons; les rues se remplissaient de gens qui couraient de côté et d'autre, ne sachant rien de certain et attendant que le jour vînt révéler ce que la nuit cachait encore. 1500 Lacédémoniens, établis dans la citadelle, auraient eu bon marché des conjurés s'ils les avaient attaqués sur-le-champ. Mais les cris du peuple, les feux dont les maisons étaient éclairées et les courses précipitées de la multitude les effrayaient ;. ils restèrent immobiles, contents de garder la Cadmée. Le lendemain, à la pointe du jour, les autres bannis arrivèrent avec nombre d'Athéniens qui s'étaient joints à eux, et le peuple s'assembla. Épaminondas présenta à l'assemblée Pélopidas avec sa troupe, entouré des prêtres qui portaient dans leurs mains des bandelettes, et appelaient les citoyens au secours de la patrie et des dieux. A leur vue tout le peuple éclate en cris de reconnaissance et salue les bannis comme les libérateurs de la cité. Pélopidas, Gharon et Mellon, trois des chefs les plus actifs du complot, furent nommés béotarques, titre qui annonçait que Thèbes voulait reprendre avec sa liberté son ancien rang parmi les villes béotiennes.- On commença aussitôt d'assaillir la Cadmée. Un secours mandé, en toute hâte, de Platées, où Sparte tenait aussi une troupe, fut repoussé par les Thébains; alors la garnison manquant de vivres, les alliés, qui en formaient la plus grande partie, refusèrent de se déHIST GR
20
�306
CHAPITRE XIV.
fendre plus longtemps, et la forteresse fut évacuée. Sparte condamna à mort deux des harmostes et chargea le troisième, absent lors de l'attaque, d'une amende énorme qu'il ne put payer, et qui lé força de se bannir (379). La délivrance de Thèbes commença une suite d'événements qui brisèrent, dit Plutarque, les chaînes dont Sparte avait chargé la Grèce. Mais quelles causes purent tout à coup porter cette ville, dont on ne connaissait guère encore que la trahison dans les guerres médiques, au degré de puissance où nous allons la voir? Ce qui caractérisait les Béotiens, c'était une certaine lourdeur d'esprit devenue proverbiale, quelque chose d'épais et de sensuel. En fait de beaux-arts, Thèbes avait vu naître, aux temps mythologiques, Amphion, plus récemment Pindare; mais cette gloire était dans le passé. Elle avait bien, par décret public, imposé à ses artistes la loi de faire du beau et condamné h l'amende celui qui enlaidirait son modèle ; les arts n'avaient point prospéré. Elle avait eu dès l'origine cette habitude de banquets en commun, de fêtes publiques, qui est propre aux Grecs. Mais tandis que ces sortes de réunions s'épuraient ailleurs, et que la musique, la danse, la poésie, la philosophie même en étaient les accompagnements ordinaires , par une belle association des plaisirs les plus relevés de l'esprit à ceux du corps, les banquets étaient devenus, chez les Thébains, des occasions d'étaler toutes les ressources d'une sensualité grossière et d'un luxe sans goût. On y buvait, on y mangeait à outrance, comme firent ces polémarques que nous avons vus, tout à l'heure, "se laisser surprendre parles amis de Pélopidas. Une terre très-fertile1 et de facile culture, un air épais, l'éloignement de cette mer qui excite les hommes, peu d'industrie, point de commerce, parce que le sol donnait tout le nécessaire; ni le stimulant de la misère comme dans l'Attique , ni celui du péril comme à Lacédémone; voilà pourquoi Thèbes et la Béotie étaient restées dans l'ombre. On y vivait bien et sans peine ; pourl. Le blé do Béotie était, après celui d'Afrique, le plus pesant que l'on connut à Rome, c'est-à-dire le plu nourrissant. Pline, xvfn,:7.
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
307
quoi des efforts? A ces causes, il faut ajouter leur impuissance politique produite par leurs divisions, le mépris où ils tombèrent après les guerres médiques, enfin l'attraction exercée par Athènes sur tout ce qui avait du mérite, et qui dut nécessairement s'exercer aux dépens des autres cités, surtout des plus voisines. Quand Athènes eut succombé, quand Sparte se fut rendue odieuse, Thèbes, qui n'avait pas usé ses forces dans cette lutte, tira profit de la ruine de l'une comme des insolences de l'autre. Il n'est pas douteux que l'émigration des Athéniens, chassés par les Trente , et celle de plusieurs Grecs italiotes qui, au témoignage de Plutarque, apportèrent en Béotie les doctrines de Pythagore , n'aient contribué à éveiller les esprits thébains. Des disciples de Socrate vinrent même enseigner à Thèbes. Ces diverses influences et les circonstances politiques produisirent un certain mouvement dans ces natures béotiennes qui eussent offert un fonds solide si elles avaient pu être convenablement cultivées ; si, dans cette forte terre, on eût enfoncé le soc assez profondément. On trouve chez elles de la docilité, de la justesse, de la puissance, du sérieux ; à la vérité, ni la finesse exquise, ni la pointe aiguë, ni la pétulance indomptable de l'esprit attique. C'est sur Épaminondas que j'ai surtout les yeux. Il me paraît le type le plus complet de ce que pouvait produire le génie thébain. Il était d'une famille distinguée, de cette race des Spartes qu'on disait nés des dents d'un dragon; il naquit pauvre et le demeura toute sa vie; se félicitant d'être par là débarrassé de beaucoup de gêne et de soucis. Son instruction surpassait celle de ses compatriotes. Les Grecs, même les plus graves, joignaient à la culture de l'esprit, celle du corps, à la philosophie, les arts. Socrate était sculpteur, et Polybe attribue d'étonnants effets politiques à l'enseignement général de la musique. Épaminondas n'omit aucune de ces études, qui font l'homme complet. Il apprit à jouer de la harpe et de la flûte, à chanter en s'accompagnant ; même à danser. Il se livra avec ardeur aux exercices du gymnase et au maniement des armes, moins jaloux toutefois d'acquérir la force que l'agilité ; l'une lui semblait
�308
CHAPITRE XIV.
la qualité de l'athlète, l'autre celle du soldat. A ce corps qu'il avait rendu souple et vigoureux par l'exercice, la nature avait joint les qualités les plus rares de l'esprit ; il les développa encore par la méditation. Pour maître de philosophie, il eut le pythagoricien Lysis de Tarente. On le vit, presque enfant, s'attacher à ce vieillard triste et sévère, jusqu'à préférer sa société à celle de tous les jeunes gens de son âge. Il ne voulut se séparer de lui qu'après en avoir appris les devoirs du citoyen, autant que ceux de l'homme. Il était retenu, prudent, austère, habile à profiter des circonstances. Il n'oubliait rien de ce qui pouvait mûrir son expérience. Il avait l'âme grande et le courage indomptable, sachant commander et obéir, ce qui, au jugement d'Aristote, est le trait distinctif des bons citoyens. Aujourd'hui vainqueur de Sparte à Leuctres, demain simple hoplite ou édile chargé du soin des rues. Son respect pour la vérité était si profond, qu'il ne mentait pas, même en plaisantant. D'une bonté, d'une modération, d'une patience admirables ; il souffrait sans se plaindre les injustices du peuple ou celles de ses amis. Il savait garder un secret, parlait peu, mais écoutait beaucoup ; habile pourtant et puissant orateur qui servit plus d'une fois Thèbes de sa parole aussi bien que de son bras. Telle était l'éducation des hommes distingués de la Grèce, et telles étaient les qualités douces et sérieuses du héros thébain. Gomme caractère moral, la Grèce n'a rien eu de plus pur et de plus élevé. Quand Pélopidas conspira, il refusa de prendre part au complot, non par lâcheté assurément, mais il n'aimait pas les menées ténébreuses, et préférait les combats à ciel ouvert. Tandis que les bannis nouaient leurs intrigues, il faisait des hommes de tous les jeunes Thébains, pour le jour de l'action : on l'a vu partager, ce jour-là, les périls des combattants. Toutes ces vertus n'empêchaient pas qu'il n'eût une grande ambition, non pour luimême, mais pour sa patrie. C'est lui surtout qui voulut briser la suprématie de Sparte au profit de Thèbes et qui, après l'avoir renversée, essaya de jeter bas celle d'Athènes. On le vit même en une circonstance, à Tégée, approuver, comme général, une chose que, homme privé, il eût certainement flétrie.
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
309
Pélopidas étail exclusivement nn homme d'action. Le gymnase et la chasse étaient, bien plus que les livres ou les leçons des philosophes, ses occupations favorites. Au reste,' âme noble et généreuse, avide de gloire, ambitieux, mais autant pour son pays que pour lui-même. Né d'une famille noble et riche, il fit participer à ses richesses ses amis pauvres, et vécut lui-même dans la simplicité. Il devint un brillant capitaine, prompt à concevoir et à exécuter, mais, pour le génie, bien inférieur, il semble, à Epaminondas. La grandeur de Thèbes dura autant que ces deux hommes. Leur premier soin fut de mettre leur patrie en état de soutenir la lutte redoutable qu'ils prévoyaient. Sparte venait de décider l'envoi d'une armée contre Thèbes. Mais Agésilas avait refusé d'en prendre le commandement, s'excusant sur son âge. Son collègue Cléombrote le remplaça, et fit en Béotie une incursion rapide. A Athènes, on s'effraya fort de voir lès Spartiates si près. Les riches profitèrent de l'abattement public pour faire condamner à mort les deux généraux qui avaient généreusement soutenu les conjurés, mais sans l'ordre de l'assemblée, et par là risqué d'engager Athènes dans une guerre avec Lacédémone. Un d'eux fut exécuté, l'autre banni. C'était une coupable concession à la peur. Une perfidie rendit Athènes à l'alliance thébaine. Cléombrote avait laissé à Thespies„ Sphodrias avec un corps de troupes ; l'exemple de Phébidas le tenta, il résolut d'essayer un coup de main sur le Pirée, pour dédommager Lacédémone de la perte de Thèbes. Un soir donc, il partit avec des forces assez considérables ; mais le jour le surprit, qu'il n'avait pas encore dépassé Eleusis : l'affaire était manquée. Sphodrias fut accusé, à Sparte, d'avoir déloyalement attaqué une ville alliée ; Agésilas, défenseur, cette fois encore, d'une, mauvaise cause, le fit acquitter, pour cette raison que sa conduite avait toujours été auparavant irréprochable. Athènes, indignée, rompit avec Sparte et prépara la guerre. On acheva les murs du Pirée ; on mit sur le chantier une flotte de 100 galères (378).
�310
CHAPITRE XIV.
Renouvellement tic la confédération athénienne (398).
Sparte ne punissait pas Sphodrias ; elle l'eût récompensé s'il eût réussi ; car elle s'inquiétait du réveil de la puissance athénienne. Gonon et Thrasybule avaient rendu à leur patrie une partie des villes qui avaient été autrefois ses tributaires; la paix d'Antalcidas la lui ôta de nouveau. Mais personne ne faisant alors la police de la mer, les pirates pullulèrent bientôt, et les insulaires qui avaient besoin du marché d'Athènes, des blés qu'elle allait chercher dans la Tauride, se rapprochèrent de la seule ville qui pût assurer à leur commerce les produits et la sécurité dont il avait besoin. . Athènes avait conservé l'intendance du temple de Délos, le sanctuaire des Cyclades et de la race ionienne. Changer ce lien religieux en un lien politique, n'était point chose difficile, pour peu que les circonstances y aidassent.'Poussés vers Athènes par leurs intérêts et par la hauteur, par les violences des harmostes lacédémoniens, Ghios, Byzance, Rhodes, Mytilène, l'Eubée presque entière, enfin 70 villes insulaires ou maritimes, vinrent d'elles-mêmes lui demander de renouer cette confédération qui,' durant plus de 60 ans, leur avait donné paix, sécurité et richesse. Au reste, Athènes eut la sagesse de revenir au plan d'Aristide. Tous les membres de la ligue restant indépendants pour leur constitution intérieure, envoyèrent des représentants à un congrès qui se tenait à Athènes, et dans lequel le moindre État avait une voix, et les plus grands, Athènes même, pas davantage. Cette assemblée fut chargée de voter la contribution générale et de déterminer le contingent de chaque cité. Pour satisfaire les alliés par un acte de modération, Athènes renonça à faire valoir ses droits sur les terres qui avaient été autrefois partagées, sur le continent ou dans les îles, à des colons athéniens, et dont ils avaient été dépossédés à la fin de la guerre du Péloponnèse ; une loi interdit même à tout citoyen d'Athènes d'acquérir des domaines hors de l'Attique. L'admission de Thèbes changea le caractère de la confédération, qui avait été jusque-là exclusivement mari-
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
311
time, et qui se vit obligée de mettre sur pied des forces de terre considérables, 20 000 hoplites et 500 cavaliers. La flotte dut être de 200 voiles. En face de cette confédération nouvelle, Sparte sentit la nécessité de traiter plus doucement ses alliés et d'organiser plus équitablement les contributions qu'elle leur imposait. La ligue fut partagée en dix sections : 1° les Lacédémoniens proprement dits ; 2° et 3° les Arcadiens ; 4° les Éléens ; 5° les Achéens; 6° les Corinthiens et les Mégariens : 7° les Sicyôniens, les Phliasiens et les habitants de l'Acté ; 8° les Acarnaniens; 9° les Phocidiens et les Locriens; 10° les Olynthiens et les alliés de Sparte en Thrace. La part de chaque section fut fixée; et, pour éviter l'arbitraire dans la levée des contingents, il fut réglé qu'un hoplite équivaudrait à deux soldats armés à la légère, et un cavalier à quatre hoplites. Pour chaque hoplite manquant il devait être payé 3 oboles d'Égine. La guerre commença en 378. Agésilas fit une incursion en Béotie, et, après quelques ravages, vint présenter la bataille à l'armée confédérée. L'attitude martiale des Athéniens de Ghabrias, qui attendirent le choc sans broncher, le bouclier appuyé contre le genou et la lance fortement tenue en arrêt des deux mains, l'intimida, quoiqu'il fût supérieur en nombre, et le fit reculer. Athènes éleva une statue à son général qui le représentait dans cette attitude de combat. C'était la première de ces flatteries qu'Athènes dégénérée allait tant prodiguer. Aux jours héroïques, on ne donnait aux chefs glorieux qu'un tombeau à part. Il est vrai qu'alors c'était moins le général qui était grand que le peuple. L'année suivante, Agésilas revint en Béotie, où les riches de Thespies le rappelaient. Us avaient chassé de cette ville beaucoup de démocrates. Pour en finir avec ce parti, ils étaient décidés à en venir à un massacre général. Agésilas arrêta ces ressentiments, et la cité pacifiée s'occupa de la guerre. Il la fit habilement, toutefois sans autre avantage que do détruire encore la moisson. Les Thébains commençaient à souffrir de la disette, mais aussi ils s'aguerrissaient; car, n'ayant point, comme les Athéniens de Périclès,
�312
CHAPITRE XIV.
la mer pour les dédommager de la terre, ils n'étaient pas restés derrière leurs murs où l'ennemi les eût vite bloqués et affamés. Us tenaient la campagne, suivaient les Péloponnésiens, d'un peu loin, il est vrai, et par les hauteurs, comme Fabius suivit Annibal; mais ils s'habituaient, dans de fréquentes escarmouches, à regarder les Spartiates en face. Un jour Agésilas fut blessé dans une rencontre avec eux : « Voilà, lui dit un Spartiate, le fruit des leçons que lu leur as données. » Lycurgue avait sagement recommandé de ne pas faire longtemps la guerre aux mêmes ennemis. Au printemps de l'année 376, ce fut Gléombrote qui dut mener les Lacédémoniens en Béotie. Il n'eut pas, comme Agésilas, la prudence de s'assurer à l'avance des passages du Githéron, et éprouva un échec en voulant les forcer. Cette guerre, peu heureuse sur terre, donna aux Spartiates l'idée d'agir sur mer. Us envoyèrent 60 galères croiser au milieu des Gyclades avec ordre d'intercepter les convois de blé dirigés sur le Pirée. Athènes en arma 80 sous les ordres de Ghabrias. Une bataille fut livrée près de Naxos. Les Lacédémoniens perdirent 49 vaisseaux. Leur défaite eût été bien plus désastreuse si Chabrias, se souvenant des Arginuses, au lieu de les poursuivre, ne se fût arrêté à recueillir ses morts et les équipages de 18 de ses galères qui avaient été brisées (sept. 376). Depuis la guerre du Péloponnèse, c'était la première victoire navale gagnée par les Athéniens. Elle les releva dans l'opinion des autres, et, ce qui valait mieux, dans leur propre estime. Nombre de villes entrèrent aussitôt daus leur alliance. L'année suivante, tandis que les Lacédémoniens se préparaient à renouveler leur invasion périodique en Béotie, Athènes reprit le plan hardi jadis proposé et exécuté par Périclôs. Thimothée tourna avec 60 galères le Péloponnèse, fit rentrer dans l'alliance d'Athènes Gorcyre, Géphallénie, les Acarnanes. Alcétas, roi des Molosses, battit l'amiral lacédémonien, qui voulait arrêter ses succès. Cette expédition eut un autre résultat : Les Lacédémoniens, inquiets pour leurs côtes, n'avaient point osé sortir du Péloponnèse. Thèbes était donc libre d'attaquer les villes béo-
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
313
tiennes, qui, depuis la paix d'Antalcidas, étaient l'appui de l'étranger, Thespies, Platées et Orchomène. Pélopidas, qui chaque année était élu héotarque, marcha avec le bataillon sacré sur cette dernière ville, que la garnison lacédémo nienne venait de quitter pour aller àLocride. Mais un autre corps l'avait remplacée dans la ville, le coup était manqué. Au retour, Pélopidas rencontra à l'improviste les Lacédémoniens près de Tégyre : <* Nous avons donné dans les ennemis, lui dit un des siens. — Et pourquoi, répondit-il, ne sont-ce pas les ennemis qui ont donné dans notre troupe? » Pélopidas n'avait que 300 hommes, les Spartiates étaient bien plus nombreux; ils furent complètement battus. Le bataillon sacré reçut ce jour-là son baptême de gloire. C'était une troupe d'élite composée d'hommes unis entre eux par l'amitié. Cette troupe existait déjà depuis longtemps, mais on dispersait ordinairement ceux qui la formaient dans les premiers rangs de l'armée. Pélopidas les fit agir en corps et isolément, afin que leur valeur et leur discipline, étant mises en commun, devinssent irrésistibles. « Ce combat, dit Plutarque, apprit pour la première fois aux Grecs que ce n'était pas seulement sur les bords de l'Eurotas que naissaient les hommes intrépides; mais que partout où les jeunes gens savent rougir de ce qui déshonore, et se porter avec ardeur à tout ce qui est glorieux, partout où le blâme est redouté bien plus que le danger, là sont des hommes qu'il faut craindre. » Un parti offrait aux Lacédémoniens de leur livrer Gorcyre; ils envoyèrent contre cette île un puissant armement. Gorcyre appela aussitôt Athènes à son aide. Mais la flotte athénienne manquait d'argent. Timothée reçut ordre de parcourir les villes alliées pour en recueillir. La douceur de son caractère l'empêcha de prendre de force ce qu'on ne lui offrait pas de bonne volonté, et il perdit beaucoup de temps à cette mission. Cependant Gorcyre était aux abois. Athènes en employant ses dernières ressources, jusqu'aux galères sacrées, rassembla une seconde flotte ; mais elle punit son général trop lent au gré de son impatience, par la perte de son commandement. Timothée fut même mis en jugement.
�314
CHAPITRE XIV.
Deux puissants intercesseurs, Alcétas, roi d'Épire, et le tyran de Phères, Jason, le sauvèrent; tous deux vinrent à Athènes et se logèrent dans la demeure modeste de Timothée, qui fui obligé d'emprunter de l'argent et de la vaisselle pour les recevoir. C'était un de ces hommes purs et honnêtes de la famille d'Aristide, tels qu'Athènes en a un certain nombre à montrer. Ses ennemis niant son mérite ne parlaient que de son bonheur. Us l'avaient fait représenter endormi sous une tente pendant que la Fortune rassemblait pour lui des villes prises dans un filet, s Et que ferais-je donc si j'étais éveillé, » dit-il. Iphicrate et Callistrate le remplacèrent. Nous connaissons les talents militaires du premier; il les appliqua à la marine. Il n'avait reçu que des matelots novices, il les exerça, pendant la traversée, à toutes les manœuvres. Arrivé près de Corcyre, il épia dix vaisseaux que Denys de Syracuse envoyait aus Spartiates et en prit neuf. Les Corcyréens s'étaient sauvés eux-mêmes par une victoire. Depuis que la guerre était devenue maritime, c'étaient les Athéniens qui en portaient tout le poids, et c'était Thèbes qui en tirait tout le profit. Dès 374 elle s'était séparée de Platées, dont Athènes recueillit encore les habitants, et l'avait rasée de fond en comble. Thespies avait subi le même traitement. La Phocide était menacée. Athènes, mécontente et jalouse, fit à Sparte, en 374, des ouvertures de paix qu'un incident fit échouer, mais qui furent reprises en 371. Callistrate, l'orateur favori des Athéniens en ce temps-là, désirait la fin d'une guerre qui donnait l'influence aux généraux; Iphicrate et Ghabrias la souhaitaient, en vue des brillants avantages que le roi de Perse leur offrait s'ils entraient à son service. Selon Diodore, Artaxerxès lui-même s'occupa de rétablir la paix entre les Grecs, afin de pouvoir prendre à son service les troupes licenciées, pour dompter ses provinces rebelles. On disait aussi qu'Antalcidas était auprès de lui et qu'Athènes devait se hâter de traiter, dans la crainte d'une nouvelle alliance entre Lacédémone et la Perse. Callias fut envoyé comme ambassadeur à Sparte avec six collègues ; Callistrate l'accompagnait.. Xénophon lui met dans la bouche un sage discours, et ces paroles où perce la jalousie
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
315
lue Thèbes inspirait aux deux anciennes maîtresses de la ïîrèce : » Toutes les villes se partagent entre vous et nous;
ians chaque cité, les uns sont partisans de Lacédémone, les lutres d'Athènes : si nous devenons amis, quel adversaire Bourrions-nous raisonnablement redouter? Forts de votre Imitié, qui oserait nous attaquer par terre? Forts de la nôtre, lui vous inquiéterait par mer? » C'était la première fois, dit jpiodore, que Sparte et Athènes semblaient consentir ouvertement à se partager l'empire. La paix fut conclue à condition lue les Lacédémoniens retireraient des villes leurs harmostes, lue des deux côtés on licencierait les armées de terre et de mer, que chaque ville serait indépendante, et que, si l'un des Smtractants faisait quelque infraction au traité, les autres Mourraient se réunir contre lui. Cette clause était dirigée ftntre Thèbes. Lacédémone jura la paix pour elle et pour ses Brafédérés; les Athéniens et leurs alliés prêtèrent le même ftrment, chacun pour sa ville. On avait inscrit les Thébains Banni les alliés d'Athènes; le lendemain ils demandèrent Bu'on remplaçât le mot de Thébains par celui de Béotiens. Bette substitution eût justifié les prétentions de Thèbes à la Bomination de la Béotie. Agésilas s'y opposa et demanda à Jpaminondas, qui venait de parler pour Thèbes, s'il ne loyait pas juste que les villes béotiennes fussent libres. ■ Non, répliqua Epaminondas, à moins que vous ne trouvez juste que les villes laconiennes soient indépendantes. » agésilas raya le nom des Thébains du traité (juin 371).
Bataille <Ic IiCiictrcs (371).
I Vingt jours étaient à peine écoulés lorsque Gléombrote Bui, avant le traité, était entré en Béotie avec 10 000 hoplites ft 1000 cavaliers, arriva dans la plaine de Leuctres, en face le l'armée thébaine. Dans cette plaine s'élevait le tombeau le quelques jeunes filles qui s'étaient tuées après avoir été Outragées par des Lacédémoniens. Ce monument d'un crime le leurs ennemis fut regardé par les Thébains comme un Beureux présage. Ils n'avaient que 6000 hommes, mais leur Bivalerie était supérieure à celle des Spartiates. Épaminondas
�316
CHAPITRE VIV.
commandait assisté de six autres béotarques. Pélopidas était à la têle du bataillon sacré. On n'était point, dans le conseil, décidé à combattre : Épaminondas voulait livrer bataille; se; collègues hésitaient, trois voix pourtant se joignirent à la sienne et il fut décidé que l'on engagerait l'action. Epaminondas disposa ses troupes dans un ordre nouveau, de soa invention. Il mit à l'aile gauche l'élite de ses troupes et établit obliquement sa ligne de bataille, engageant vivement s; gauche, où les hommes étaient sur cinquante de profondeur, et refusant sa droite. Gomme il portait ainsi tout le fort de l'action sur le point où il avait placé ses meilleurs soldats, la ligne des Spartiates fut brisée; Cléombrote essaya de tourne: et d'envelopper ce coin terrible qui s'enfonçait dans son front de bataille ; Pélopidas le chargea impétueusement, avec li bataillon sacré, et le roi tomba frappé à mort. Ses amis purent l'emporter vivant encore au camp, où l'armée se réfugia derrière le fossé qui le couvrait. Elle laissait sur le chauit de bataille 1000 Lacédémoniens et 400 Spartiates, sur 701 qu'ils étaient. Quand on félicita Epaminondas : « Ce qui m rend le plus heureux, dit-il, c'est que mon père vive encore, il jouira de cette gloire. » On célébrait alors à Sparte une fête publique, et la villi était pleine d'étrangers. Des chœurs de jeunes garçons et à jeunes filles s'exerçaient sur le théâtre, lorsque les courrier: qui venaient de Leuctres annoncèrent la funeste nouvelle Les éphores sentirent bien qu'ils venaient de perdre l'empire de la Grèce. Cependant ils ne permirent ni aux chœur; de sortir du théâtre, ni à la ville d'ôter les décorations de II fête. Le lendemain, quand on eut la liste certaine des mort et de ceux qui s'étaient sauvés, les parents des premiers a montrèrent en public parés et joyeux. Au contraire, les proches de ceux qui avaient échappé à la mort s'enfermera; dans leurs maisons comme en un temps de deuil; ou, s'il! étaient forcés de sortir, ils marchaient tristes et la tête baissée. Quelle fausse ostentation de grandeur! Cette joie de; uns, cette douleur des autres étaient-elles bien sincères! n'était-ce pas plutôt un rôle que Sparte se forçait de jouer! Sous le masque d'emprunt, il y avait le père, le fils, le frère.
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
317
Lui, endurcis par la loi, ne pleuraient pas, je le veux bien,
bais il y avait aussi le citoyen qui devait comprendre que, [lans cette journée, était tombé un mort de plus que les listes bon portaient, et sur lequel ils pouvaient pleurer, Lacédéone elle-même. Les Spartiates avaient fui ; la loi les condamnait à la îonte et les déclarait incapables de remplir une charge, igésilas proposa délaisser dormir-un jour la loi pour que parte n'eût pas a mépriser un trop grand nombre de ses toyens.
Fondation de Mégalopolis (331) ; siège de Sparte (3G») ; fondation de Messène.
Quand un grand événement venait déranger en Grèce équilibre des puissances, ce n'était jamais sans des conulsions générales qui se reflétaient, en quelque sorte, des lus grands États dans les plus petits. On Ta vu après la liute d'Athènes ; on le vit davantage après la bataille de euctres, car c'était la puissance la plus ancienne, la Inoins contestée, qui cette fois chancelait. Les bases de la Eomination Spartiate dans le Péloponnèse furent ébranlées lusqu'au fondement, et il n'y eut pas une bourgade, peuttre, dans toute la presqu'île, qui n'en fût troublée, parce ue partout les deux partis aristocratique et démocratique taient en présence, et que, dès que l'un des deux voyait son rapeau triompher sur quelque grand champ de bataille, il n tirait avantage pour dominer dans sa localité. Jamais les Spartiates n'avaient été si complètement vainlus sur terre: Sphaclérie n'était rien auprès de Leuctres. fcihènes crut le moment venu de recueillir leur héritage. L'accueil insultant qu'elle fit au messager thébain qui lui Innonça la victoire, n'était qu'un éclat de jalousie de n'avoir bas porté elle-même le coup fatal à son ancienne rivale, et pe prouvait pas qu'elle en eût quelque compassion. Son preier soin fut de la supplanter, dans le Péloponnèse même, n se faisant à son tour l'exécutrice du traité d'Antalcidas. Ile convoqua une assemblée dans laquelle les députés de lusieurs villes, ceux de Gorinthe entre autres, jurèrent
�318
CHAPITRE XIV.
d'observer le traité et de le faire observer par tout le monde, dussent-ils y employer la force. Ce n'était pas moins qu'une ligue nouvelle, non plus seulement des cités maritimes, mais sur le continent même, et à la tête de laquelle Athènes se plaçait à la fois contre Sparte et contre Thèbes. Les Mantinéens sans doute y entrèrent, car ils quittèrent aussitôt les quatre villages où Sparte les avait dispersés, et se mirent à reconstruire- leur ville. Agésilas les somma de suspendre ces travaux, leur donnant à entendre que Sparte, trop affaiblie pour employer la force , elle-même les aiderait un jour à rebâtir leurs murs, s'ils consentaient à ne point donner à la Grèce le spectacle de Lacédémone impunément bravée. Ils n'obéirent pas , et on n'osa pas les contraindre; plusieurs villes leur envoyèrent des ouvriers. Les Eléens donnèrent 3 talents. A Phigalie, les exilés du parti oligarchique firent un sanglant coup de main, mais sans résultat. Les exilés démocrates de Gorinthe tentèrent une entreprise semblable sur leur ville, échouèrent et se tuèrent les uns les autres pour éviter la vengeance de leurs ennemis, qui établirent contre leurs partisans une sanglante inquisition. Pareilles scènes eurent lieu à Sicyône et à Mégare. A Phlionte, les chefs du parti démocratique voulurent rentrer avec, des mercenaires; ils tuèrent 300 hommes aux aristocrates, mais en perdirent 600 et s'enfuirent a Argos. Argos était plus malheureuse encore. C'était en quelque sorte le réceptacle de tous les Péloponnésiens bannis pour la cause populaire, un foyer de démocratie incohérente et passionnée, que remuaient incessamment les démagogues. Un complot du parti aristocratique, vrai ou supposé, ayant été' découvert, ouvrit la voie aux plus sanglantes vengeances. D'abord quelques-uns des accusés se tuèrent eux-mêmes. Ou en arrêta ensuite trente qui espérèrent, en dénonçant leurs complices, sauver leur propre vie : on ne les mit pas moins à mort. 1200 furent encore arrêtés; et, comme les formes judiciaires étaient trop lentes, le peuple s'arma de bâtons et les assomma : cet horrible massacre fut appelé scytalysmc, du mot grec qui signifie bâton (OXOTOAT)). Mais les démago-
�SPARTE ET THÈBES (387-361)
319
Bgues bientôt furent victimes des passions qu'ils avaient sou■levées et périrent à leur tour. Argos inondée de sang eut Henfin la paix. Jamais la démocratie athénienne ne s'était Bsouillée de pareilles tragédies, et cela marque bien, dit
■Niehuhr, la supériorité de ce peuple privilégié. J'en trouve lune autre preuve dans l'effet produit à Athènes par la nouBvelle de ces abominations. Pour en avoir entendu seulement Ho récit dans une de leurs assemblées, les Athéniens se crurent souillés et eurent aussitôt recours aux cérémonies expiatoires.
Toutes ces agitations terribles et sans résultats excusent Sparte et Athènes d'avoir cherché à saisir une domination , qui au moins donnait la paix à la Grèce, quand toutes deux ne s'armaient pas l'une contre l'autre. La seule révolution Iqui eût alors une portée considérable fut celle qui changea la situation politique de l'Arcadie. Avec un territoire plus 'étendu que toute autre région du Péloponnèse, avec une ace robuste et belliqueuse, l'Arcadie n'avait jamais eu d'inuence sur les affaires de la Grèce. Ce pays n'était qu'un assage pour les armées de Lacédémone, et laissait ses enants aller comme les mercenaires vendre partout leur insouciant courage. Il perdait ainsi le meilleur de son sang, sfcs profit pour sa puissance; et, tandis que des Arcadiens donnaient a des rois étrangers la victoire et le pouvoir, l'Arcadie restait a la discrétion de Sparte. Bien des patriotes auraient voulu changer cette situation. La bataille de Leuctres donna un corps à des idées jusque-là vagues et impraticables. Un Mantinéen nommé Licomède, homme riche et noble, proposa, en 371, d'unir le peuple arcadien en un seul corps, comme les Spartiates et les Athéniens, de fonder une métropole, d'établir un conseil national, qui serait investi de l'autorité suprême sur les affaires extérieures, particulièrement pour les questions de paix et de guerre, enfin d'organiser une force militaire pour la sûreté de l'État. Sparte fut effrayée d'une entreprise qui allait placer sur sa frontière du nord une puissance redoutable et ennemie. Mais Thèbes l'accueillit avec joie; et, si Épaminondas ne fut pas, comme on l'a dit, l'auteur du projet, il l'encouragea du
�320
CHAPITRE XIV.
moins de tous ses efforts ; et, quand on commença les fondations de la nouvelle ville, il envoya 1000 soldats d'élite pour protéger les travailleurs. Quelques mois seulement après la bataille de Leuctres, une assemblée d'Arcadiens se réunit, et bientôt après commença a s'élever Mégalopolis (la grande ville), dans une vaste plaine du sud-ouest de l'Arcadie, sur les bords d'un affluent de l'Alphée, non loin des frontières de la Messénie et de l'un des passages qui conduisaient dans la vallée de l'Eurotas. La ville fut construite sur un large plan; son théâtre fut le plus vaste de la Grèce. Quarante villes, selon Pausanias, contribuèrent à la peupler. Quatre cantons seulement refusèrent leur concours : c'étaient les plus anciens de l'Arcadie. Trois d'entre eux furent contraints de céder par la force ; le quatrième, Lycosura, qui se vantait d'être la plus ancienne cité qui existât sous le soleil, fut épargné à ce titre. Quant à la constitution nouvelle de l'Arcadie, les documents positifs manquent. Il est seulement question d'un grand conseil appelé les Dix-Mille, qui se réunissait à Mégalopolis. Qu'étaient-ce que ces Dix-Mille? sans doute les hoplites formant l'armée du nouvel État, et en même temps son corps législatif. On ne sait pas non plus quel fut le pouvoir exécutif : on voit seulement le nom de général donné à Lycomède. Les villes d'Orchomène et de Tégée furent les seules de l'Arcadie qui firent une résistance énergique au nouvel état de choses. Orchomène reçut une garnison lacédémonienne. Tégée fut le théâtre de luttes sanglantes entre les deux partis. Les démocrates, vaincus d'abord, prirent leur revanche, et 800 partisans de l'oligarchie s'enfuirent à Sparte. Il paru; à cette cité que son honneur était engagé à soutenir ses amis; Agésilas vint ravager pendant trois j ours le territoire de Mantinée ; mais une armée thébaine approchait, il recula pour aller mettre Sparte en défense. L'armée qui s'avançait était considérable. Excepté l'Attique, presque tous les peuples de la Grèce septentrionale avaient contribué à la former, tant la victoire avait donné à Thèbes d'autorité. Les villes de l'Eubée, les deux Locrides, les Maliens, la Phocide elle-même, quoique ennemie de
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
321
Thèbes, avaient envoyé leurs contingents ; la Thessalie avait donné de la cavalerie et des troupes légères. Les Eléens, les Argiens et les Arcadiens amenèrent leurs forces. On compta 50 000 hommes, selon Diodore ; selon Plutarque 70 000, dont 40 000 hoplites. Épaminondas commandait. Il hésita à pénétrer en Laconie, car il avait un autre but, et il savait combien ce pays était facile à défendre. Il s'y décida pourtant, quand il apprit que les passages n'étaient point gardés et qu'il lui fut venu, de Laconie même, des invitations secrètes d'envahir. L'armée, partagée en quatre divisions, pénétra par quatre endroits différents et se réunit à Sellasie. De là elle descendit, en suivant l'Eurotas, jusqu'auprès de Sparte qui, depuis qu'elle était aux mains de la race dorienne, n'avait pas vu de feux ennemis s'allumer autour d'elle. La terreur était extrême ; la plus grande'partie de la population, libre et esclave , refusait d'obéir. Heureusement Sparte avait alors un vieux soldat habitué à garder son sangfroid au milieu du péril. Une promesse de liberté fut faite aux hilotes qui voudraient s'armer : 6000 se présentèrent. Un nombre à peu près égal d'alliés arriva, par mer, de Corinthe, de Sicyône, de Pellène, d'Épidaure, de Trézène, d'Hermione et d'H'aliées. Après avoir tout saccagé à l'est de Lacédémone, l'ennemi passa l'Eurotas, et, pendant trois ou quatre jours, Epaminondas espéra attirer son adversaire à une bataille, en ravageant la plaine sous ses yeux. Le roi ne bougea pas. Une attaque de cavalerie réussit mal, bien que les Thébains eussent pénétré jusque dans la ville. Peut-être s'étaient-ils ainsi avancés pour soutenir des traîtres, 200 Spartiates, qui s'étaient saisis d'une hauteur dans le quartier d'Issorion. Les cavaliers thébains, tombés dans une embuscade, se retirèrent en désordre. Quant aux traîtres, on disait autour d'Agésilas qu'il fallait les attaquer. Cette guerre civile, en face de l'ennemi, eût fait éclater d'autres trahisons et ruiné la ville. Agésilas feignit d'ignorer leurs mauvais desseins; et, sans armes, suivi d'un seul homme, il va à eux et leur crie qu'ils ont mal entendu ses ordres ; que ce n'est point là qu'il les a envoyés. En même temps, il leur montre de la
ÏÏIST. G H.
21
�322
CHAPITRE XIV.
main les différents quartiers où ils doivent se répandre. Eux, croyant bien qu'on n'a rien découvert, descendent et obéissent ; Agésilas fait aussitôt occuper lTssorion ; la nuit suivante, 15 des coupables périrent. D'autres conspirateurs furent encore surpris et exécutés. Agésilas avait ainsi à veiller sur les siens autant que sur l'ennemi. Cependant les moyens de réduire une place étaient chez les anciens si défectueux, qu'Épaminondas n'osa tenter une attaque de vive force contre ces collines, à travers ces rues, le long de ces constructions où des embuscades pouvaient se cacher; il descendit la vallée, saccageant villes et villages, et vint donner inutilement l'assaut à Gythion, le port de Sparte. Mais, après tant de ravages, le pays épuisé ne pouvait plus le nourrir. Les alliés, chargés de butin, voulaient le mettre en sûreté, et peu -à peu s'écoulaient, La saison devenait dure ; il fallait s'éloigner ; Epaminondas laissa du moins à Sparte une trace terrible de son passage : ce fut la construction de Messène, sur la pente occidentale du mont Idiome. Les meilleurs architectes en tracèrent le plan, et les meilleurs ouvriers en élevèrent les murailles, dont les ruines excitent encore l'admiration. Il y appela tout ce qui survivait de Messéniens, et leur adjoignit, avec les mêmes droits ds cité, les étrangers qui se présentèrent. Il est probable que les hilotes de la Messénie favorisèrent cette entreprise par un soulèvement, et formèrent la portion la plus considérable du nouveau peuple. Après avoir enfoncé au flanc de Sparte ce poignard, après l'avoir cernée par Messène à l'ouest comme elle l'était au nord par Mégalopolis, par Tégée, où il mit garnison, Epaminondas put sortir content de la Péninsule, dont la face était maintenant à tout jamais changée. Mais à l'isthme, il rencontra un ennemi inattendu : les Athéniens. Sparte, réduite à l'extrémité, avait invoqué, comme à l'époque de Tyrtée, l'appui de son ancienne rivale ; et, après quelques délibérations orageuses, l'assemblée, bien moins par amour pour Sparte que par jalousie contre Thèbes, avait décidé que l'on enverrait des secours. Cette jalousie était telle, qu'un jour 12 000 hommes s'enrôlèrent pour marcher sous les
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
323
I I I I I I
I I
ordres d'Iphicrate. Ils allèrent se poster à l'isthme; mais Iphicrate n'osa risquer une bataille, et Épaminondas rentra en Béotie. Suivant Plutarque, qui aime le tragique, son retour, que Thèbes eût dû fêter avec enthousiasme, fut accueilli par une accusation capitale. Il avait conservé le pouvoir quatre mois au delà du terme légal. Pélopidas, accusé comme lui, chercha à émouvoir ses juges et plus tard se vengea du rhéteur qui avait provoqué l'accusation. Pour Epaminondas, il ne se défendit pas, se déclara prêt à mourir, et demanda seulement qu'on écrivît sur sa tombe les noms de Leuctres, de Sparte et de Messène. Tous deux furent absous (369). Pausanias n'en sait pas si long1, et le jugement fut une simple formalité dont Epaminondas, dans son intérêt, demanda sans doute l'accomplissement. Les juges ne voulurent même point qu'on allât aux suffrages. Thèbes usa mal, l'année suivante, de ses forces. Sous prétexte d'un complot aristocratique, elle fit égorger tous les habitants mâles d Orchomène, vendit les femmes et les enfants, et rasa cette ville2. Cet acte d'atroce jalousie fut accompli en l'absence d'Épaminondas, qui l'avait une première fois empêché3. Thèbes avait déjà à sa charge le crime de Platées, attaquée en pleine paix, puis détruite. Le massacre d'Orchomène laissait bien loin derrière lui la condamnation, à Athènes, des captifs mytiléniens. Le premier soin de Sparte délivrée, avait été d'envoyer à Athènes une ambassade pour cimenter l'alliance entre les deux États : il fut convenu qu'ils commanderaient tour à tour, pendant cinq jours, sur terre comme sur mer. Denys de Syracuse lui promit aussi 20 galères, avec 2000 mercenaires espagnols et gaulois ; mais les Arcadiens appelèrent une seconde fois les Thébains dans le Péloponnèse. Une ar1. IX, 14, 7 ovSt àoj(^v ïtlpl aÙTOÛ OÉffOal TTJV <!njçov. 2. Diodore, XV, 79. Coronée parait avoir été traitée de rnéme. A Thespies, a Platées, la population eut du moins le temps de s'enfuir. 3. Il diminuait autant que possible les maux de la guerre. Un décret des Thébains ordonnait de mettre à mort tous les exilés béotiens qui seraient pris. Il en trouva un jour tout un corps dans une petite ville, il feignit qu'ils appartenaient à d'autres cités et les renvoya sous rançon. Pausan., îx, 15, 2.
�324
CHAPITRE XIV.
mée de Sparte et d'Athènes, qui voulut leur fermer le passage de l'isthme, n'y put réussir, et Epaminondas força Syciône et Pellène à entrer dans son alliance. Une tentative sur Gorinthe, que Chabrias fit échouer, et l'arrivée du secours promis par Denys de Syracuse, engagèrent les Thébains à se retirer (369). Durant ces opérations au nord de la Péninsule, les Arcadiens avaient envahi seuls la Laconie et ravagé impunément quelques cantons. L'année suivante, ils voulaient recommencer : Archidamos les prévint. A la nouvelle qu'il avait franchi leur frontière, ils coururent à sa rencontre, le firent rétrograder en Laconie, et l'y attaquèrent près de Midée. La victoire sans larmes ne coûta pas, dit-on, un seul homme aux Spartiates. Xénophon vante, dans le récit de cette bataille, le courage des mercenaires gaulois que Denys avait envoyés au secours de Lacédémone1. C'est la première mention qui soit faite de nos pères dans le monde grec (368).
Affaires de Thessalie (3G8-3G4).
Les affaires de Thessalie, auxquelles Thèbes se mêla, donnèrent quelque répit à Lacédémone. Jason venait de mourir. Il avait porté la Thessalie au plus haut point de puissance où elle soit jamais parvenue. Ce pays, dès longtemps déchiré par les dissensions intestines, avait trois villes principales, Larisse, Pharsale et Phères, qui se disputaient la suprématie. A Phères, le pouvoir fut usurpé, sans doute dans une lutte contre l'aristocratie, par Lycophron, qui, l'année même de la prise d'Athènes, gagna une importante victoire sur les Thessaliens, conjurés pour le renverser. Larisse pourtant tint bon contre lui. Là dominait Médios, chef des Aleuades, qui, aidé d'un corps de Béotiens et d'Argiens, s'empara de Pharsale. Agésilas, en revenant d'Asie, rendit la liberté à cette ville, que Polydamas, du consentement de ses habitants, gouverna quelque temps avec sagesse et intégrité. Les rivalités des villes et la faiblesse de la Thessalie divisée duraient donc toujours. Un homme vou1. Hellén.. vn. 1. Î8.
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
325
lut lui faire jouer un autre rôle. C'était Jason, successeur et peut-être fils de Lycophron. Il prit à sa solde 6000 mercenaires, qu'il exerça avec le plus grand soin, et dont il s'assura la fidélité par ses largesses; il força plusieurs villes de Thessalie d'accepter son alliance, c'est-à-dire sa suprématie, conclut avec Alcétas, roi d'Épire, un traité qui faisait de l'Épirote un vassal du prince thessalien; et, comme Pharsale s'appuyait de Sparte, il entra en relation avec Thèbes, mais refusa l'amitié d'Athènes, pour n'être point gêné, par cette alliance, dans ses projets maritimes; Pharsale était un obstacle. Il amena Polydamas à une conférence, lui montra ses forces, ses plans, et obtint de lui la promesse que si Sparte ne secourait Pharsale activement, elle ouvrirait ses portes. Sparte refusa toute assistance. Polydamas et Jason tinrent leur parole : l'un livra la ville, l'autre la traita en alliée. Maître alors de toute la Thessalie, Jason se fit nommer tagos, chef suprême et légal du pays. Il porta ses forces à 28 000 hoplites et à 8000 cavaliers, sans compter d'innombrables troupes légères. Il voulait aussi avoir une puissante marine, et ses secrètes espérances dépassaient encore la portée de ses forces. Après Leuctres, invité par les Thébains à les aider pour achever la ruine de Sparte, il avait artificieusement ménagé une trêve, qui sauva les débris de l'armée de Cléombrote. Il convenait à ses desseins qu'une des deux villes ne l'emportât pas sur l'autre, afin que leur rivalité lui ouvrît un chemin plus facile à la domination de la Grèce. Un jour, il annonça l'intention d'aller offrir à Delphes un sacrifice et de présider les jeux pythiens. Dans ce but, il avait exigé de ses sujet une contribution de 1000 bœufs et de 10 000 têtes de menu bétail. Étrange et prodigieuse offrande qui devait, en étonnant la Grèce, lui donner une effrayante idée des forces de la Thessalie. Mais, comme avant son départ il donnait publiquement audience, sept jeunes gens s'approchèrent de lui, sous prétexte de lui faire juger un différend, et le tuèrent. Quelque temps auparavant, les Delphiens, menacés dans le privilège dont ils étaient en possession, avaient consulté l'oracle pour savoir comment ils
�326
CHAPITRE XIV.
devaient repousser Jason. « Le dieu saura se défendre, » leur avaient répondu les prêtres. Le dieu s'était défendu. Ceux des meurtriers de Jason qui échappèrent à ses gardes furent reçus avec honneur dans les villes grecques, qui se sentaient menacées par l'ambitieux Thessalien ; ses grands'desseins périrent avec lui (370). On accusa aussi de ce meurtre l'un des frères de Jason, Polydoros, qui lui succéda. Polyphron, l'autre frère, tua le meurtrier, puis fut assassiné lui-même par son neveu, devenu célèbre, entre les tyrans cruels, sous le nom d'Alexandre de Phères. Il consacra aux dieux la lance dont il avait frappé Polyphron, tua le sage Polydamas, et fit égorger tous les habitants de deux villes qui l'avaient offensé. Les Aleuades de Larisse appelèrent à leur aide le roi de Macédoine, et celui-ci étant trop occupé chez lui, ils s'adressèrent à Thèbes. On leur envoya Pélopidas, dont le ferme langage effraya assez le tyran pour qu'il s'enfuît précipitamment avec ses gardes (368). De là Pélopidas passa en Macédoine. Il y était allé déjà en 369, après la mort d'Amyntas ; il y retourna cette fois pour y renverser l'influence d'Athènes, qui prévalait alors, et obligea le régent Ptolémée à faire amitié avec Thèbes; pour l'enchaîner à cette alliance, il emmena, comme otages, Philippe, frère du roi, et 30 jeunes gens des plus illustres maisons de Macédoine. « La Grèce put voir alors, dit Plutarque, à quel point de grandeur les Thébains étaient parvenus, l'opinion qu'on avait de leur puissance, et la confiance qu'inspirait leur justice. * Le dernier point est douteux, mais les deux autres ne le sont pas.
Intervention de la Perse (.169); bataille de Mantinéc (36«).
Cependant, comme au temps de la paix d'Antalcidas, les étrangers s'occupaient de réconcilier les Grecs. Ariobarzane, satrape de l'Hellespont, qui avait des motifs particuliers pour tirer Sparte de ses embarras, proposa une réunion de députés des divers États à Delphes. Il y envoya un homme d'Abydos, Philiscos, avec beaucoup d'argent; mais, Thèbes
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
327
I refusant d'abandonner Messène, rien ne put se conclure, et
Philiscos se mit à lever des troupes pour le service des Lacédémoniens. Il fallait rompre cette alliance. Pélopidas fut envoyé au grand roi. D'autres députés arrivèrent de Sparte, d'Athènes, de l'Arcadie, de l'Elide, d'Argos, et la cour de Suses eut encore le joyeux spectacle de la Grèce aux pieds de ceux qu'elle avait vaincus (367). Artaxerxès n'eut d'attention que pour l'homme qui avait fait fait trembler Lacédémone, et il le trouva, vertu rare en Grèce, aussi incorruptible qu'il était brave. Tandis qu'un des députés d'Athènes se vendait pour quelque argent, Pélopidas rejetait tous les présents du roi; mais pour sa patrie il obtenait la reconnaissance de l'indépendance de Messène, l'ordre donné à Athènes de désarmer sa flotte, et la menace d'être aussitôt attaquée, faite a toute ville qui refuserait d'entrer dans l'alliance de Thèbes et de la Perse. Il était facile au roi de donner des ordres, plus difficile de les faire exécuter. Athènes condamna à mort le député qui avait trahi ses intérêts; et, lorsque les alliés furent convoqués à Thèbes pour jurer devant un envoyé perse d'observer les conditions imposées, tous refusèrent; les Arcadiens sortirent même à l'instant de la ville. Un d'eux, au retour de l'ambassade, avait dit dédaigneusement : « J'ai bien vu quantité de pâtissiers, de cuisiniers, d'échansons et d'huissiers, mais je n'ai pas vu un homme. La magnificence du roi n'est qu'une parade; son platane d'or tant vanté ne donnerait pas d'ombre à une cigale. » Ces paroles étaient de mauvais augure pour la Perse. Il y avait longtemps que ses armées n'intimidaient plus les Grecs ; et voici que toutes les pompes de la cour de Suses n'excitent que la raillerie de ces esprits moqueurs. Le traité était donc non avenu. « Ainsi, I dit Xénophon, s'évanouit le prétendu empire de Thèbes. * Durant ces inutiles et honteuses négociations, EpaminonI das avait pénétré une troisième fois dans le Péloponnèse I pour arrêter la joie que Sparte prenait de sa récente victoire I sur les Arcadiens, et contenir ceux-ci en prenant contre eux un point d'appui dans l'Achaïe et l'Élide. Il réussit à faire entrer les Achéens dans l'alliance de Thèbes. Cela ne dura
I
�328
CHAPITRE XIV.
guère, et les Arcadiens continuèrent à se tenir à l'écarï. C'était un échec pour Thèbes, elle en éprouva un autre au nord. En 366, elle dépêcha Pélopidas à Alexandre de Phères pour l'amener à accepter le traité dicté par la Perse. Le tyran, voyant Pélopidas mal accompagné, se saisit de lui et le jeta en prison. « Dans le commencement, dit Plutarque, il permit aux habitants de Phères de l'aller voir, mais Pélopidas les exaltait par ses discours, et lui envoyait dire qu'il était insensé de mettre à mort tant de gens qui ne lui avaient rien fait, et de l'épargner lui, qui, une fois échappé de ses mains, ne manquerait pas de le punir. Le tyran lui demanda pourquoi il était si pressé de mourir? Œ Afin que, devenu plus ennemi des dieux et des hommes, tu en périsses plus tôt. » Dès lors personne ne put approcher de Pélopidas. La femme d'Alexandre, Thébé, vint cependant .voir en secret le héros. Il lui fit honte de laisser vivre un pareil monstre, et dès lors elle conçut le projet qu'elle exécuta plus tard. Ici se placent deux mauvaises actions d'Athènes : sa jalousie contre Thèbes la jeta dans l'alliance du tyran; elle lui éleva une statue; elle"lui envoya 30 galères et 1000 soldats, et jugeant cette fois, comme Sparte, que l'utile devait passer avant l'honnête, elle essaya de surprendre Corinthe, ville alors son alliée, pour assurer ses communications avec l'Arcadie. Elle échoua de ce côté, mais elle réussit de l'autre. Une armée que Thèbes fit partir pour délivrer Pélopidas fut battue, et eût péri, si Epaminondas, qui y servait comme simple soldat, ne l'eût sauvée. L'année suivante, le peuple lui ayant rendu son commandement, il reparut en Thessalie, et il inspira assez de crainte au tyran, pour que celui-ci délivrât son prisonnier en échange d'une trêve de trente jours. Thèbes avait reconquis son grand citoyen, mais perdu son influence sur la Thessalie, et par conséquent sur la Macédoine. Athènes, au contraire, refaisait à petit bruit son empire. Timothée venait de lui soumettre Samos, dépendance incertaine du grand roi (365), et l'année d'après, un satrape révolté lui avait cédé une partie de la Chersonèse.
�SPARTE ET THÈBES (387-361).
329
Ils prirent encore, ou firent entrer dans leur alliance les villes de la Chalcidique. Gorinthe, effrayée de cette grandeur renaissante et des intentions qu'Athènes avait récemment montrées à son égard, voulut se retirer de tout conflit. Elle envoya demander aux Spartiates s'ils pensaient que son concours pût leur assurer la paix; dans le cas contraire, elle sollicitait la permission de traiter. Sparte autorisa ce qu'elle ne pouvait empêcher. Épidaure, Phlionte, quelques autres encore, imitèrent Corinthe. Thèbes n'en était pas là. Elle se roidit contre les difficultés pour garder le rang qu'elle avait pris. Elle n'avait jamais eu un vaisseau à la mer, Epaminondas lui persuada de construire 100 trirèmes, avec lesquelles il parcourut la mer Égée et l'Hellespont, sans remporter de notables succès, mais aussi sans éprouver de revers. La Thessalie avait échappé à son influence ; elle y renvoya Pélopidas avec une armée. Il rencontra Alexandre aux Têtes de Chiens (Cynoscéphales), plaine parsemée de hauteurs, l'attaqua avec furie, le vainquit; mais se fit tuer en voulant joindre son ennemi qui se cachait au milieu de ses gardes (363). Les villes thessaliennes, qui l'avaient appelé, le regrettèrent autant que les Thébains eux-mêmes, et lui firent des funérailles qui n'eurent jamais d'égales, si l'on admet que leur plus bel ornement n'est ni l'or ni l'ivoire, mais les larmes vraies, les regrets profonds et sincères d'un peuple entier. 7000 Thébains envoyés contre Alexandre le forcèrent de rendre la liberté aux villes qu'il avait prises, et de jurer qu'il obéirait fidèlement à toutes les injonctions de Thébains. La Thessalie, replacée sous son influence, Thèbes songea à y mettre le Péloponnèse. Mais un complot s'ourdissait à ses portes; les riches d'Orchomène voulaient la livrer aux Spartiates. (Thèbes en tira une épouvantable vengeance : la ville fut détruite, la population mâle envoyée à la mort, les femmes et les enfants vendus. C'était une nouvelle tache de sang dans son histoire. Epaminondas était absent quand ce drame lugubre s'accomplit; il le blâma, mais n'en servit pas moins bien son pays. En 362, il conduisit une quatrième expédition dans le Péloponnèse.
�330
CHAPITRE XIV.
Le désordre y était extrême. Les Éléens et les Arcadiens se battaient, et les choses allaient mal pour les premiers, malgré une diversion que Sparte fit en leur faveur, et qui ne lui réussit pas. Les Arcadiens s'emparèrent d'Olympie, où ceux de Pise, leurs alliés, firent célébrer les jeux. Cette vue rendit le courage aux Éléens. Ils vinrent en armes, au milieu de la solennité, attaquer les Arcadiens, que soutenaient 2000 hoplites d'Argos et 400 cavaliers d'Athènes. L'action fut vive et glorieuse pour les Éléens, quoiqu'on les eût jusque-là regardés comme les plus mauvais soldats de la Grèce. Mais Olympie resta aux Arcadiens (364). Us employèrent les trésors du temple à solder des mercenaires. Les Mantinéens réclamèrent contre cette impiété ; cités devant les DixMille, ils refusèrent de comparaître, et, menacés d'une attaque, fermèrent leurs portes. Les Dix-Mille eux-mêmes interdirent l'emploi à de profanes usages des deniers sacrés. Aussitôt les mercenaires se dispersèrent, et les chefs, redoutant quelque accusation de sacrilège, appelèrent les Thébains. Cependant les patriotes arcadiens firent conclure la paix avec l'Élide, à la condition que l'or enlevé d'Olympie serait restitué. Ils célébraient cette paix à Tégée, quand, au milieu de la fête, l'harmoste béotien qui commandait dans la ville une troupe de 300 hommes, et qui voyait dans cette paix la ruine de l'influence thébaine, s'empara de toute l'assemblée et l'emprisonna, feignant de croire à un complot pour livrer la place aux Lacédémoniens. L'indignation publique le força de relâcher ses captifs ; mais il était trop tard. Une partie de l'Arcadie s'arma et envoya demander des secours à Sparte et à Athènes. C'était pour arrêter cette défection du Péloponnèse que Thèbes y envoyait Épaminondas. Il vint camper dans Tégée même pour mieux cacher ses mouvements, et là, apprenant qu'Agésilas, appelé par les Manlinéens, avait quitté Sparte avec toutes ses forces, il se jeta, par une marche de nuit, dans la Laconie. « Si un Grétois déserteur n'eût couru avertir Agésilas, Sparte, absolument sans défense, était prise comme un nid d'oiseau. » Le vieux roi revint à temps ; il pourvut à tout, et Epaminondas fut, comme la première
�SPARTE ET THÈRES (387-361).
331
I
fois, arrêté devant cette ville ouverte. Il avait cru la surprendre ; il n'espéra pas la réduire par un siège ; d'ailleurs il ne fallait pas se laisser enfermer dans cette vallée étroite, entre la ville et l'armée Spartiate qui accourait. Il rentra en Arcadie, à marches forcées, précédé de ses cavaliers qui lessayèrent un autre coup sur Mantinée; mais la cavalerie d'Athènes venait d'arriver dans cette place : elle sortit bravement au-devant d'un ennemi qu'elle était cependant habituée là craindre, et le repoussa. Dans cette action périt Gryllos, [fils de Xénophon. Depuis qu'Athènes était rentrée dans I l'alliance de Sparte, le décret de bannissement contre le comIpagnon et l'ami d'Agésilas avait été rapporté. Le temps fixé pour la fin de l'expédition approchait. Épaiminondas ne voulut point repartir sans réparer l'éclat un peu I obscurci des armes de Thèbes. Il vint chercher l'ennemi près de Mantinée, et suivit la même tactique qu'à Leuctres. Ill surprit ses adversaires qui ne s'attendaient pas à une ■ action; il n'engagea que ses meilleures troupes; enfin il concentra sur un seul point une masse profonde qui renIversa tout devant elle. Il combattit lui-même au premier Irang; car, dans ces républiques jalouses, les chefs devaient 1 l'aire aussi l'office de soldats et être les plus vaillants en Iniême temps que les plus habiles. Épaminondas se laissa ! emporter trop loin en avant des siens, fut entouré d'ennemis let combattit longtemps, malgré plusieurs blessures, jusqu'à ■ ce qu'il reçût dans la poitrine un coup de lance si violent Ique le bois se rompit et que le fer resta dans la plaie. Les IThébains arrachèrent avec peine son corps à l'ennemi, et [remportèrent dans le camp, respirant encore. Les médecins I déclarèrent qu'il mourrait quand on retirerait le fer de la Iblessure. Alors il appela son écuyer pour savoir si son bouI cher était sauvé ; l'écuyer le lui montra. Il demanda ensuite Ide quel côté la victoire était restée; on lui dit qu'elle était I aux Béotiens. « Eh bien ! je puis mourir. » Il ordonna qu'on I arrachât le fer. Dans ce moment, les amis qui l'entouraient (firent entendre de grands gémissements; un d'eux s'étant I écrié : « Épaminondas, faut-il que tu meures ainsi sans laisI ser d'enfants de toi ? — Non pas, reprit-il, non pas, par le
�332
CHAPITRE XIV.
grand Jupiter ! car je laisse après moi deux filles, la victoire de Leuctres et celle de Mantinée » (362). . Avant d'expirer, Epaminondas avait encore voulu voir Jolaidas et Daipliantos, deux de ses lieutenants qu'il jugeait dignes de lui succéder. « Us sont morts, » lui répondit-on. « En ce cas faites la paix. * Thèbes, en effet, avait perdu tous ses chefs, et n'avait point, à Mantinée, gagné une victoire décisive. La cavalerie athénienne avait eu quelque avantage sur l'infanterie légère des Thébains, de sorte que, des deux côtés, on avait réclamé les morts et que deux trophées s'élevaient sur le champ de bataille. Ce combat, dit Xénophon, laissa autant de confusion en Grèce qu'il y en avait auparavant. C'était, il est vrai, le dernier coup donné à l'empire Spartiate, mais ce n'était pas la consolidation de l'empire thébain. Tous s'accordèrent à signer, l'année suivante, une paix qui reconnaissait l'indépendance de Messène el l'assurait aux autres Etats du Péloponnèse. Sparte seule protesta. Mais, maintenant seule, elle ne pouvait rien. L'ouvrage de Xénophon s'arrête à la bataille de Mantinée. Nous avons perdu Hérodote après Platées, Thucydide en 411, Xénophon nous manque avec Epaminondas. Les grands hommes et les grands historiens sont morts : la Grèce s'en va.
�LA GRÈCE AVANT LA DOMINATION MACÉDONIENNE.
333
CHAPITRE XV.
ÉTAT DE LA GRÈCE AVANT LA DOMINATION BIACEDONIENNE.
Point de puissance dominante; condition meilleure des États. — État florissant des arts; éclat de l'éloquence, grandeur de la philosophie; Platon et Aristote. — Décadence profonde de la poésie et de la foi politique; décomposition du peuple athénien. — Les mercenaires. — Résumé.
Point de puissance dominante; condition meilleure des Etats.
Cependant, à défaut de grands hommes et de grandes choses, la Grèce, après la paix signée en 361, allait-elle au moins retrouver le calme? On pouvait raisonnablement l'espérer. Depuis un siècle et demi la Grèce se déchirait de ses pro;j près mains. Les uns s'étaient armés pour saisir l'omnipotence, les autres pour briser l'usurpation. Sparte, Athènes, ISparte encore, puis Thèbes, s'étaient épuisées à soutenir lune fortune trop grande. Chacune à son tour avait vu, le ijlendemain de la victoire, ses alliés tourner contre elle. L'esprit d'indépendance municipale avait vaincu l'esprit d'union. ÎL'expérience était achevée. La Grèce, obéissant à d'invincibles 1 instincts, ne voulait pas devenir un empire. De toutes ces dominations brisées, une seule était regretItable, celle d'Athènes et de Périclès. Tant qu'elle avait duré Iil y avait eu moins de cruautés et d'injustices, plus d'éclat I et de prospérité que la Grèce n'en avait jamais connu. Sparte lavait appesanti sur tous un joug brutal. La conduite do 1 Thèbes à l'égard de Thespies, de Platées, d'Orchomène, jmême à Tégée, l'habitude qu'elle commençait à prendre
�334
CHAPITRE XV.
d'envoyer, elle aussi, des liarmostes chez ses alliés, n'annonçaient pas une autorité plus douce. D'ailleurs elle n'avait aucun plan, et point de but élevé ; comme Sparte, elle voulait le pouvoir pour le pouvoir même. La Grèce n'eût rien gagné à lui obéir. Cette domination, pas plus que celle de Lacédémone, n'avait donc en soi sa raison d'être. Toutes deux prenaient beaucoup et ne donnaient rien. On n'était plus, en effet, aux temps où une coalition était nécessaire. Le lendemain de l'invasion persique, il y avait à craindre un retour offensif, comme il y avait eu Xerxès après Darius; et c'est là ce qui avait légitimé l'empire d'Athènes. C'est aussi parce que cet empire sortit naturellement du milieu des faits qu'il fut si longtemps incontesté. Mais, au moment où nous sommes arrivés, quels dangers l'œil le plus perçant pourrait-il découvrir? A l'Orient, la Perse se débattait dans cette longue agonie des États orientaux, si peu vivants el pourtant si lents à mourir d'eux-mêmes. A l'Occident, les Romains en étaient encore à rebâtir leur ville brûlée naguère par les Gaulois. Du nord, que redouter? Jason était mort et avec lui ses grands desseins. Quant à la Macédoine, si troublée et depuis tant de siècles impuissante, prophète bien moqué eût été celui qui eût prédit sa fortune prochaine. Un ami de la Grèce eût donc, à cette heure, vu sans effroi finir la sanglante expérience qui s'était poursuivie depuis cinq ou six générations. Les Grecs, ne pouvant s'unir, semblaient du moins être arrivés à des conditions générales d'existence plus équitables et meilleures. Il n'y avait plus de peuple dominant sur un autre peuple, par conséquent plus d'empire ; mais il y avait aussi moins de morcellement. Beaucoup de petits États avaient disparu au sein des confédérations qui maintenant couvraient des provinces entières; moyen plus sûr et moins contraire aux tendances impérieuses de l'esprit grec, d'arriver un jour peut-être, par l'union des ligues provinciales, à une confédération de tout le corps hellénique. En outre, ces ligues sont faites à des conditions plus justes. Tous les alliés d'Athènes, les plus faibles comme les plus puissants, ont une voix au congrès gé-
�LA GRÈCE AVANT LA DOMINATION MACÉDONIENNE.
335
néral. Dans la nouvelle alliance entre Lacédénaone et plusieurs peuples du Péloponnèse, il est convenu que chaque État commandera sur son territoire. Une des grandes iniquités de Lacédémone, l'hilotisme des Messéniens, était réparée; Messène était indépendante et Sparte enfermée dans sa vallée de l'Eurotas. L'Arcadie, renonçant à ses antiques divisions, avait formé de 40 de ses villages réunis dans la Grande Cité, Mégalopolis, un État capable de tenir en bride l'ambition Spartiate, et de couvrir contre elle le reste du Péloponnèse. Gorinthe, rassasiée de guerre, n'aspirait qu'à la paix, au commerce, au plaisir. Argos, naguère souillée de sang, voyait au moins les facItions s'apaiser et lui donner quelque répit. Les Achéens renouaient leur vieille fédération avec des idées d'égalité et de justice qui leur vaudront l'honneur d'être les derniers survivants de la Grèce. La ligue béotienne obéissait à Thèbes, mais maintenant sans trop de contrainte. Athènes enfin relevait peu à peu sa marine, son commerce, et ramenait à elle ses anciens alliés par la sagesse de sa conduite. Qui empêchait ces États rentrés dans leurs limites de vivre en paix, après s'être mutuellement convaincus d'impuisisance, dès qu'ils voudraient en sortir? Pourquoi ne seraient'ls pas redevenus ce qu'ils avaient été, trois quarts de siècle lus tôt, chacun un foyer de lumière? Malgré tant de cornais, ils n'avaient pas beaucoup perdu de leur population, t rien de leur activité physique ou intellectuelle. Leurs solats étaient toujours les meilleurs soldats du monde, car la égion romaine n'avait pas fait ses preuves, ni la phalange acédonienne. Leurs savants, leurs artistes étaient nomreux. Pour l'art, pour la philosophie, pour l'éloquence, ce ue l'on a appelé le siècle de Périelès continuait.
État Uoi'lsuaut des arts ; éclat de l'éloquence, grandeur fie la philosophie ; Platon et Aristote.
Phidias, Polyclète, Zeuxis, Parrhasios étaient morts, et fentre les mains de leurs successeurs l'art fléchit; le goût est moins pur, le style moins sévère. On donne trop à la . grâce; on parle plus aux yeux qu'à la pensée; et comme il
-
�336
CHAPITRE XV.
n'y a plus de grand peuple, déjà la grande architecture est morte. Mais Praxitèle naissait peut-être cette année même. Pamphile, Nicias, Euphranor, le dernier à la fois peintre et sculpteur, florissaient; Apelles allait porter la peinture au plus haut degré de perfection que l'antiquité lui ai donné, et Lysippe mériter qu'Alexandre ne permît qu'à lui seul de reproduire, avec le inarbre ou le bronze, sa royale image. L'art montre donc à peine quelques symptômes de défaillance, plutôt encore pour l'avenir que dans le présent. L'éloquence et la philosophie n'en ont point. La tribune d'Athènes retentit des accents passionnés et virils de Démosthène, de Lycurgue, d'Hypéridès et d'Hégésippos. Eschine y apporte le mouvement et l'éclat de sa parole ; Phocion sa vertu. Mais sortons de l'atmosphère brûlante de Pnyx, descendons aux jardins d'Académos ; voyez ces hommes venus de tous pays et suspendus aux lèvres d'un disciple, d'un ami de Socrate ; écoutez-le, c'est l'Homère de la philosophie, c'est un des révélateurs de l'humanité, c'est Platon. Les Grecs contaient que son vrai père était Apollon; qu'à so; berceau les abeilles de l'Hymette avaient déposé leur miel sur ses lèvres, et que le jour où il fut conduit à Socrate, le philosophe vit. un jeune cygne qui, s'élevant de l'autel de l'Amour, vint se reposer dans son sein, et prit son vol vers le ciel, avec un chant mélodieux qui charmait les divinités el les hommes. Après la mort de Socrate, ses disciples dispersés avaient fondé diverses écoles : Euclide, celle de Mégare, qui revint à la métaphysique, dédaignée par le maître, mais prépara les voies aux pyrrhoniens; Aristippe, le précurseur d'Épicure, celle de Gyrène, qui proposa pour but à l'homme le bonheur, mais en l'y conduisant par le plaisir, au lieu de l'y mener, comme Socrate, parla vertu; Anthisthène, enfin, l'école cynique, autre exagération mauvaise, qui, prétendant revenir à la nature, tuait la société. Platon prit une route el plus haute et plus large. Il étudia aussi l'âme humaine, mais cette connaissance ne fut pour lui que le point de dépari d'un système qui, sortant du ferme terrain de la conscience, voulut s'élever jusqu'à la connaissance de tous les êtres el
�LA GRÈCE AVANT LA DOMINATION MACÉDONIENNE
337
de Dieu, leur principe commun. Il reprenait donc les spéculations théoriques, condamnées par Socrate; il rendait à l'imagination les droits que son maître lui avait déniés, et il expiait cette imprudence, à la fois téméraire et heureuse, en mêlant l'or pur et le plomb vil, dans l'édifice qu'il éleva. L'immortel rêveur, en effet, est dans la vérité, quand il plane au-dessus de ce monde pour chercher en Dieu même, en un Dieu éternel et réunissant toutes les perfections, les principes de la société et de la morale individuelle; il descend au-dessous du plus vulgaire législateur, quand il veut donner un corps à ses conceptions grandioses. Disciple à la fois de Socrate et de Lycurgue, il emporte, d'un sublime effort, l'âme au pied de l'éternelle justice; Errais, pour exiger d'elle plus que sa nature ne peut donner, il la laisse retomber au milieu des souillures d'une vie où toutes les conditions de l'ordre social sont renversées. Il donne à la conscience son rang, au-dessus de toutes les vicissitudes, et à 1 ame l'immortalité ; il voit le bonheur dans la vertu, même bafouée et clouée sur la croix; il voit le malheur dans le crime, même heureux et honoré; il est chrétien dans sa morale, j'allais presque dire dans son dogme, avant le christianisme; et la cité qu'il fonda dans sa République n'est qu'un monstrueux assemblage d'existences et de lois contre nature : la promiscuité des biens, des enfants et des femmes, la mort des nouveau-nés, contrefaits ou dépassant le chiffre immuable des citoyens, l'esclavage consacré, le système des castes établi, la liberté détruite, les enfants menés à la guerre « pour qu'on leur fasse en quelque sorte goûter le sang, comme on fait aux jeunes chiens de meute, » la cité, enfin, fermée aux étrangers, aux poètes dramatiques, à Sophocle, à Eschyle, à Hésiode, même à Homère. Il cite le divin aveugle devant les juges de sa République, il l'accuse, le condamne; et rompant sans retour, mais douloureusement, avec le poète bien-aimé, il répand sur lui des parfums, il orne sa tête de bandelettes, et le reconduit hors des portes, comme un corrupteur de l'État. Il proclame Dieu, sa providence, sa bonté infinie ; mais cette bonté, il l'offense, et l'élève de Socrate justifie la mort de son maître, quand il
HIST. GR.
22
�388
CHAPITRE XV.
inscrit en tête de ses lois le droit de bannir celui qui n'aurait pas sur Dieu la même opinion que lui-même. Un communisme idéalisé, un despotisme légal et vertueux, bien que ces mots hurlent à côté l'un de l'autre, et les aberrations les plus étranges ; voilà en politique sociale le dernier mot de Platon, de l'homme pourtant qui fonda la philosophie spiritualiste, du théologien qui mérita l'admiration des Pères de l'Eglise. En 360 Platon était âgé de 70 ans; mais il avait encore toute la plénitude de son brillant génie, toute sa divine élégance et sa mélodieuse parole. Aristote en avait 24. Entre ces deux colosses de la pensée, il n'y a point place pour Xénophon, qui avait timidement lutté contre le premier, accusant « ces hommes fameux devenus amoureux des mystères de l'Egypte, » et opposant son Banquet au Banquet de Platon, la Cyropédie à sa République. Aristote, né en 384, à Stagire, dans la Ghalcidique, d'un Asclépiade, médecin du roi de Macédoine, Amyntas II, vint à 17 ans à Athènes, où, pendant 20 années, il écouta Platon, où pendant 13 autres années, de 335 à 323, il enseigna luimême. A l'avènement de Philippe, Aristote n'avait encore rien écrit, rien enseigné, car il n'ouvrit son école, au Lycée, qu'à l'âge de 50 ans. Mais déjà il montrait cette activité prodigieuse qu'il eut jusqu'à son dernier jour, et qui faisait dire à son maître, qu'avec lui c'était le frein qu'il fallait et non l'éperon. Il n'avait donc point encore formé ce recueil de 158, d'autres disent de 255 constitutions tant grecques que barbares, que nous avons perdu, mais d'où il tira sa Politique, ni composé sa prodigieuse histoire des animaux. Pour de telles œuvres, il fallait, ce qu'il eut plus tard, l'amitié de deux rois et le secours d'Alexandre, qui lui donna 800 talents pour sa bibliothèque, et employa des milliers d'hommes à rechercher pour lui les plantes et les animaux de l'Asie. En 359 le colossal monument qu'Aristote devait élever à la science n'était pas debout, mais l'artiste était à l'œuvre dans les profondeurs de sa pensée. Venu après deux siècles de prodigieux efforts faits par l'esprit grec pour pénétrer les secrets du monde, Aristote rassembla tout en lui, pour tout
�LA GRÈCE AVANT LA. DOMINATION MACÉDONIENNE.
339
féconder. Il dressa l'inventaire des connaissances humaines, comblant les lacunes, créant des sciences nouvelles, et en portant d'un coup quelques-unes à leur perfection. Quel homme, que celui dont un philosophe illustre a pu dire • « Depuis Aristote, la science de la pensée n'a fait ni un pas en avant, ni un pas en arrière. » Aristote embrassa, comme Platon, dans une théorie systématique, l'ensemble des choses; mais en sacrifiant moins que lui le réel à l'idéal. Il saisit puissamment le monde des faits contingents, et mérita par la haute portée, autant que par le caractère encyclopédique de-ses ouvrages, d'être appelé, comme l'appellent les Arabes, le précepteur de l'intelligence humaine. Il fonda la méthode d'observation, puissant agent de découvertes; mais il la soumit à la pensée qui analyse et compare, qui trouve les principes et proclame les lois de la vie : ici simples, là compliquées, suivant que l'organisme se développe; fatales, au dernier degré de l'échelle des êtres, libres et morales dans l'homme , mais soumises encore, dans cette sphère plus haute, à la cause première qui communique à l'univers le mouvement et la vie. Ce dieu d'Aristote n'est guère, il est vrai, qu'un premier moteur, indifférent à l'homme, et ne lui assurant point une vie à venir récompensée ou punie. Ces larges horizons ouverts par Platon, à l'âme humaine, Aristote les ferme et les voile. Pourtant, si la lettre à Alexandre était de lui, on y trouverait, comme un écho du texte biblique : Cœli marrant gloriam Dei : * Dieu est un, quoiqu'il ait plusieurs noms, suivant les différents effets qu'il produit. Sa puissance est infinie, sa beauté sans égale, sa volonté immuable, sa vie immortelle. Il juge au plus haut des cieux, en un lieu immobile, d'où il donne, comme il lui plaît, l'impulsion aux sphères célestes.... Le monde est une grande cité dont Dieu est la loi suprême. De quelque nom qu'on l'appelle, Zeus, Nécessité, Destin, il est toujours lui, traversant le monde appuyé sur la justice qui l'accompagne, pour punir ceux qui transgressent sa loi. » La pensée humaine suit encore, après vingt-deux siècles, les deux voies ouvertes par Platon et le Stagirite : religieuse, morale et poétique avec l'un; savante, rigoureuse et sévère
�340
CHAPITRE XV.
avec l'autre. Elle obéit à la puissante impulsion d'Aristote, et, comme lui, veut pénétrer tous les mystères du monde physique et de l'âme humaine ; mais elle écoute aussi la voix du cygne mélodieux, et suit les nobles inspirations du spiritualisme platonicien.
Décadence profonde de la poésie et de la fol politique; décomposition du peuple athénien.
Le temps où l'humanité faisait de telles conquêtes, n'était pas un temps d'hébétement moral. Où donc y avait-il décadence ? En deux points, tous deux se touchant, et sans doute nés l'un de l'autre. La poésie s'en va, chassée par ses deux sœurs, l'éloquence et la philosophie; la foi patriotique s'en va, minée par le malheur et la crainte. Gomme une vaillante armée qui, en avançant toujours, laisse sur chacun des champs de bataille où elle a vaincu, quelques-uns de ses meilleurs soldats, la Grèce ne voit plus à ses côtés, mais bien loin derrière elle, ceux dont les chants avaient charmé sa virile jeunesse. Durant toutes ces guerres, le ciel s'est assombri; l'élan, l'enthousiasme sont tombés. Plus de poètes, maintenant ! La lyre de Pindare est brisée comme celle d'Homère, de Sophocle et d'Aristophane. Le monde se fait vieux, la muse n'y trouve plus de ces aspects nouveaux qui l'inspirent; et volontiers elle dirait : il n'y a plus rien à voir sous le soleil. Au lieu de poètes, ce sont maintenant les savants, les philosophes qui viennent regarder sous cette enveloppe, pour analyser et décomposer ce qu'ils y trouvent. Ils arrachent et déchirent ce voile d'Isis que la muse avait brodé de si brillantes couleurs. Sans doute la science y gagne, l'esprit s'agrandit et s'élève; des conceptions plus viriles, et plus véritablement religieuses, prendront la place des antiques légendes; mais adieu sans retour aux chants aimés, aux chants qui berçaient l'âme si doucement, quand ils tombaient de la bouche d'Homère, qui l'enflammaient et lui soufflaient le patriotisme et le dévouement quand ils s'échappaient des lèvres frémissantes de Tyrtée ou de Simonide, de Pindare où de l'héroïque soldat de Marathon.
�LA GRÈCE AVANT LA DOMINATION MACÉDONIENNE.
341
La démocratie triomphante est pour quelque chose dans cette ruine de la poésie grecque. La tribune, trop pleine d'émotions, tue le théâtre. Quiconque sent en soi le talent ou le génie devient orateur, et l'invincible attrait des succès de parole empêche de chercher des succès différents. Un siècle plus tôt, la philosophie éût laissé aux muses Platon, certainement, peut-être Aristote même; l'éloquence leur eût, certes, abandonné a*ussi quelques-unes de ses conquêtes. Eu ceci, au moins, il n'y a qu'échange entre les neuf sœurs; ce que l'une perd, l'autre le gagne. L'esprit grec, pour cela, ne baisse pas, bien qu'une corde puissante et chère ait cessé de vibrer. Mais ce qui s'en va sans retour, c'est la foi politique. Athènes, Sparte, ont perdu la première vertu d'un peuple i; la croyance à elles-mêmes. Elles n'ont plus, l'une depuis Egos-Potamos, l'autre depuis Leuctres et Mantinée, celte confiance, cette juvénile audace, qui, tempérée par la raison, surtout quand cette raison s'appelle Périclès, fait accomplir de grandes choses. Jadis, l'intervalle qui séparait le peuple athénien de ses chefs était à peine celai qui sépare deux combattants, l'un au premier rang, l'autre au second; et à Miltiade, à Cimon, à Aristide, il n'était pas même accordé une place à part pour leurs noms sur les trophées de victoires. Aujourd'hui les Athéniens ont si petite opinion d'eux-mêmes, que les voici retournés au culte des héros. Pour un devoir accompli, pour un mince exploit de guerre, ils donnent ce qu'ils ne donnaient naguère qu'aux dieux : des statues de marbre ou d'airain, et bientôt ils prostitueront jusqu'aux honneurs divins. C'en est fait! la Grèce aura peut-être encore de grands hommes, elle n'aura plus de grands peuples. Il y a un mot d'Isocrate qui, contre l'habitude, est juste et profond : dans Athènes, on ne trouve plus d'Athéniens. « Nous avons perdu en Egypte 200 navires avec les équipages; 150 auprès de Cypre; dans la Thrace 10 000 hoplites d'infanterie, tant à. nous qu'à nos alliés; en Sicile, 40 000 soldats, 240 galères; dernièrement encore, dans l'Hellespont, 200 navires. Qui pourrait compter encore tout
�342
CHAPITRE XV.
ce que nous avons perdu en détail, soit en hommes, soit en vaisseaux? Il suffit de dire qu'éprouvant chaque année de nouvelles disgrâces, nous célébrons tous les ans de nouvelles funérailles publiques. Nos voisins et les autres Grecs accouraient en foule à ces pompes funèbres, moins pour partager notre douleur que pour jouir de nos calamités. Enfin Athènes voyait peu à peu les tombeaux publics se remplir de ses citoyens, et leurs noms remplacés sur les registres par des noms étrangers. Ce qui prouve la multitude d'Athéniens qui périrent alors, c'est que nos familles les plus illustres et nos plus grandes maisons, qui avaient échappé à la cruauté de la tyrannie et à la guerre des Perses, furent détruites et sacrifiées à cet empire maritime, l'objet de nos vœux. Et si par les familles dont je parle, on voulait juger des autres, on verrait que le peuple d'Athènes a été presque entièrement renouvelé. » Ces nouveaux citoyens avaient apporté de nouvelles mœurs. L'incrédulité augmentait. Si les dieux se mouraient, le culte de la patrie et un sentiment énergique des devoirs de l'homme et du citoyen auraient pu remplacer avec avantage l'ancienne religion trop bafouée. Mais quelle patriotique ardeur pouvait avoir cette population étrangère, ces enfants qu'Athènes n'avait point portés, qu'elle n'avait pas nourris de sa parole, des leçons de son histoire ? Quels citoyens faisaient ces aventuriers, ces métèques enrichis? Démosthène se plaint de ne pas trouver, dans la turbulente et rieuse assemblée où il parle, la gravité nécessaire aux grandes affaires. Partout ailleurs, même légèreté frivole en face des devoirs austères qu'un contemporain de Périclès savait remplir si bien. Sauf un goût délicat pour l'art, mais pour l'art efféminé qui charme et distait, pour celui d'Isocrate, non pour l'art viril, qui élève et enflamme, pour celui de Polyclète et de Sophocle, Athènes devenait Garthage, le gain et le plaisir y étaient la grande affaire. Une autre influence mauvaise, délétère, dans toutes les cités riches, était celle de l'esclavage. L'esclave, voué par sa condition même à la sensualité, au vol, à la ruse, à toutes les basses et ignobles passions, se vengeait de l'homme libre
�LA GRÈGE AVANT LA DOMINATION MACÉDONIENNE,
343
en le corrompant pour profiter de ses vices, et on ne fait pas de bons citoyens avec des hommes corrompus. Il en coûte à dire, la philosophie elle-même, en hostilité avec l'ordre social établi, n'était pas une école de patriotisme, mais un dissolvant de plus jeté dans la cité. La grandeur, le salut de l'Etat étaient la constante préoccupation des contemporains de Miltiade et de Périclès ; les élèves de Socrate se disent, comme lui, citoyens du monde, enseignent avec Platon le mépris des institutions nationales, avec Zénon une indifférence égale pour la liberté et la servitude, ou même, ainsi que Xénophon à Coronée, tirent l'épée contre leurs concitoyens. Cette indifférence politique, cette sensualité béotienne qui envahissaient même la cité de Solon, étaient célébrées en plein théâtre, sans que le poète eût cette fois l'excuse d'Aristophane, quand celui-ci faisait jouer ses Acharniens. « Quels contes est-ce que tu nous débites là ? dit Alexis. Et le Lycée, et l'Académie et l'Odéon, niaiseries de sophistes où je ne vois rien qui vaille. Buvons, mon cher Sicon, buvons à outrance et faisons joyeuse vie, tant qu'il y a moyen d'y fournir. Vive le tapage, Manès ! Rien de plus aimable que le ventre. Le ventre, c'est ton père ; le ventre, c'est ta mère. Vertus, ambassades, commandements, vaine gloire et vain bruit du pays des songes ! la mort te glacera au jour marqué par les dieux ; et que te restera-t-il ? Ce que tu. auras bu et mangé, et rien de plus. Le reste est poussière, poussière de Périclès, de Godrus, de Gimon. »
I.es mercenaires.
De ce mal, la défaillance des vertus civiques, en naît un autre qu'il faudrait appeler d'un nom particulier, car c'est un phénomène général qu'on retrouve à plusieurs époques de l'histoire, dans l'Italie dégénérée comme dans la Grèce mourante, dans l'Egypte décrépite et l'Orient épuisé, à Cartilage et dans le chaos où s'éteint la guerre de Trente ans : je veux dire l'habitude de vendre son sang, son courage, pour se mêler à des querelles où nul intérêt élevé ne vous
�344
CHAPITRE XV.
appelle. Si le droit de tuer est un droit terrible dans les guerres légitimes où le soldat défend sa patrie et ses pénates, que sera-ce quand il tuera pour vivre, par métier et pour gagner quelque argent? Un fait immoral ne peut avoir que d'immorales conséquences : les mercenaires achèveront de ruiner la Grèce. Depuis longtemps les Grecs connaissaient trop les routes de Suses et l'argent du grand roi. Il en avait toujours à sa solde des troupes nombreuses, et, depuis le jeune Cyrus, son intervention dans les affaires de la Grèce n'a d'autre but que d'y ramener la paix, pour y trouver des soldats à vendre. Il y prend même des généraux, il loue les services de Ghabrias et d'Iphicrate. Le danger n'est pas seulement dans l'or corrupteur que ces mercenaires rapportent, ni dans l'oubli de la patrie et de ses devoirs austères, dans les habitudes de violences et de rapines que la vie des camps leur a données, dans les vices que le mol Orient leur inocule; car si beaucoup encore reviennent dans leurs cités étaler ces richesses mal acquises, bien peu dans quelques années s'y décideront. Mais ils mourront là où ils auront vécu ; et alors le mal pour la Grèce sera dans cette migration continuelle qui lui enlèvera le meilleur de son sang. Tout homme d'activité, de courage, d'ambition, toute la partie énergique de la population grecque courra en Asie, et ainsi la mère patrie se dépeuplera. A Issus, Darius aura 40 000 mercenaires grecs. Sous Alexandre et ses successeurs le mal décuplera d'intensité, et la Grèce périra, suivant l'énergique expression de Polybe, faute d'hommes. Déjà cette fatale habitude gagne la Grèce même. Les villes pour vider le plus léger différend, ne s'en rapportent plus au courage de leurs citoyens, elles soudoient des mercenaires. Orchomène, en 371, en achète pour combattre une petite et obscure cité d'Arcadie; Athènes ne peut plus s'en passer; les tyrans de Thessalie, comme ceux de Sicile, n'ont pas d'autres soldats ; Sparte elle-même en soudoie. La Grèce n'est plus qu'un grand marché où il se vend du courage à tous les prix : marchandise frelatée, car ce courage vénal est toujours mêlé de perfidie et de trahison. Avec lui plus de victoire certaine, plus de négociation sûre. Un jour,
�LA GRÈGE AVANT LA DOMINATION MACÉDONIENNE.
345
Iphicrate reçoit d'Amphipolis des otages qui vont enfin rendre à Athènes cette grande cité. Un mercenaire lui succède, il restitue les otages et passe au service du roi de Thrace : Amphipolis est perdue. Cette leçon, pas plus que bien d'autres, ne profita aux Athéniens. Les fêtes, les luttes des orateurs et les spectacles, qui n'étaient jadis qu'une disIraction aux virils travaux du commerce et de la guerre, étaient devenus le principal. Pourquoi ce peuple délicat et bel esprit, ce roi courtisé par tant de flatteurs, n'aurait-il pas, aussi bien qu'un potentat, une armée à ses gages? « Avec un peuple nombreux, dit Isocrate, avec des finances épuisées, nous voulons comme le grand roi nous servir de troupes mercenaires Autrefois si on armait une flotte on prenait pour matelots des étrangers et des esclaves; les citoyens étaient soldats. Aujourd'hui nous armons des étrangers pour combattre, et nous forçons les citoyens à ramer. Ainsi, quand nous faisons une descente sur les terres ennemies, on voit ces fiers citoyens d'Athènes qui prétendent commander aux Grecs, sortir des vaisseaux la rame à la main, et des mercenaires s'avancent au combat couverts de nos armes. » Dès que la guerre est déclarée, s'écrie Démosthène, le peuple tout d'une voix décrète : * Qu'on appelle dix mille, vingt mille étrangers. » La vie du soldat devenant un métier, le luxe se glissa dans les camps, embarrassa les armées de bagages, et rendit leur entretien plus coûteux : autre sujet des plaintes de Démosthène. Ainsi se perdaient les habitudes militaires et toutes les vertus qui tiennent aux armes. Les armées cessant d'être nationales, les généraux cessèrent d'être citoyens. Us devinrent des chefs de bandes occupés de se faire quelque établissement avantageux, de gagner le plus possible en se mettant au service des étrangers, parfois même des ennemis de leur patrie. Ainsi Ghabrias accepta le commandement des forces de l'Egypte révoltée, dans- un temps où Athènes recherchait l'alliance du grand roi ; et il revint de ce service avec des mœurs si dissolues que la licence d'Athènes ne put même lui suffire. Iphicrate, qui conduisit 20 000 mercenaires grecs à Artaxerxès, devint le gendre du Thrace Gotys
�346
CHAPITRE XV.
et le seconda dans des expéditions ouvertement dirigées contre les Athéniens. Tons ces généraux, dit Théopompe, même le fils de Gonon, Timothée, de tous le plus patriote et le plus désintéressé, préféraient la vie molle des contrées étrangères au séjour d'Athènes. Gharès, un des favoris du peuple, vivait d'ordinaire à Sigée, sur la côte d'Asie. Agésilas alla mourir octogénaire au service du roi égyptien, et termina en aventurier une vie qui n'avait pas été sans gloire. Il résultait de là deux autres conséquences fâcheuses : la première, c'est la facilité du peuple à concevoir des soupçons sur des généraux qui avaient trop d'amis à l'étranger pour servir avec ce dévouement qui ne veut d'autre alternative que le succès ou la mort; la seconde, c'est la séparation, mauvaise en un petit Etat, qui se fit entre la tête qui concevait et la main qui exécutait. Les grands hommes d'Athènes de l'âge précédent étaient tous, et tour à tour, orateurs et généraux. Phocion, au dire de Plutarque, fut le dernier qui abordât aussi résolument la tribune que le champ de bataille. Delà l'influence d'hommes qui, n'ayant pas été mêlés de près aux affaires, souvent les compromettaient pour une période bien cadencée et un applaudissement des gens du Pnyx. Iphicrate, accusé, ne sut se défendre qu'en montrant son épée et les poignards des jeunes gens qu'il avait répandus dans l'auditoire.
Affaiblissement du sentiment de la nationalité hellénique. Késumé.
Il y a une force capable de réparer bien des fautes, l'amour du pays. Les Grecs avaient deux patries, leur ville d'abord, ensuite la Hellade; dans l'intérieur des cités le patriotisme fléchissait, dans la nation même le sentiment de la nationalité hellénique s'effaçait. L'union fraternelle des tribus grecques avait toujours été bien faible, même aux plus beaux jours ; alors, du moins, la haine pour l'étranger était vigoureuse, et tous, au besoin, s'unissaient contre lui. Quand Mardonius offrait aux Athéniens les riches présents de son maître, ils repoussaient l'amitié du barbare, aussi héroïquement qu'ils avaient repoussé ses armes. Un siècle s'écoule, tout change. Sparte, Thèbes, Athènes elle-même, courtisent
�LA GRÈCE AVANT LA DOMINATION MACÉDONIENNE.
347
le grand roi, reçoivent son or, obéissent à ses ordres. A force de s'envier, de se haïr, et de guerroyer les unes contre les autres, les cités grecques en sont venues à préférer l'étranger au compatriote. Ce sont les Perses qu'aujourd'hui tel peuple appelle; demain il cherchera ses alliés autre part; mais toujours l'étranger aura maintenant la main dans les affaires de la Grèce. Au bout de ces habitudes, de ces querelles, de cet affaissement moral, il y a certainement un maître. En résumé, bien qu'à la mort d'Épaminondas rien ne montrât la ruine prochaine du monde grec, puisque si en littérature certains genres faiblissaient, c'était au profit de certains autres; puisque si en politique les grands Etats étaient abaissés, c'était à l'avantage des petits; puisque enfin si les peuples plus mélangés, plus amollis, plus corrompus, avaient perdu de leurs vertus civiques, il y avait encore des citoyens, tels que Lycurgue et Démosthène ; néanmoins la décadence avait bien réellement commencé. Mais elle pouvait durer longtemps, sans amener de catastrophe; car le courage et l'esprit militaire n'étaient éteints ni à Thèbes, ni à Lacédénione ; et on verra les Athéniens se souvenir plus d'une fois du nom qu'ils portent. L'union de tous sous un seul, si souhaitable pour le salut et la grandeur de la Grèce, était dissoute; le patriotisme national était affaibli; mais comme aucun ennemi extérieur n'était alors menaçant, l'union, pour le moment, n'était pas nécessaire, et l'habitude d'invoquer l'assistance des barbares ne semblait pas nu danger sérieux. La Grèce paraissait donc avoir encore devant elle de longs jours; et elle fût restée maîtresse de cet avenir sans le phénomène, unique dans l'histoire, de deux grands hommes se succédant sur le même trône. La Macédoine a tué la Grèce : Philippe l'asservit, Alexandre lui fit plus de mal, il l'entraîna sur ses pas et la dispersa sur la surface de l'Asie. La Grèce après lui, fut à Alexandrie, à Séleusie, à Antioche, à Pergame, aux bords du Nil, du Tigre et de l'Indus, partout, excepté en Grèce.
�I* "*
SEPTIÈME PÉRIODE.
PREMIER ASSERVISSEMENT DE LA GRÈCE.
SUPRÉMATIE DE LA MACÉDOINE (359-272).
CHAPITRE XVI.
PHILIPPE.
Histoire antérieure de la Macédoine. — La Macédoine pacifiée et reconstituée par Philippe (359). — La Macédoine étendue à la mer; conquête d'Amphipolis et de Pydna (358); de Crénides (356).— Nouvelle confédération athénienne; guerre sociale (357-355). — Isocrate et Démosthêne. — Affaires de Thessalie et commencement de la guerre sacrée (357-352). — Première Philippique (352). — Les Olynthiennes; prise d'Olynthe par Philippe (349-348). — Surprise des Thermopyles par Philippe et fin delà guerre sacrée (346). —Activité d'Athènes pour déjouer les plans de Philippe sur le Péloponnèse et Ambracie (346343). —Opérations de Philippe en Thrace, devant Périnthe et Byzance (342-339). — Bataille de Ghéronée (338).
Histoire antérieure de la Macédoine.
Nous avons vu s'élever rapidement une grande puissance, celle de Thèbes; mais avec Épaminondas, cette puissance fut ensevelie sous les lauriers de Mantinée. Jamais chute ne fut plus près du triomphe. Le résultat des étonnants succès de cette cité fut d'enlever à Sparte ses conquêtes, de flétrir le prestige de son nom, et de ruiner cette suprématie si lentement acquise et qui paraissait si solidement fondée. Lacédémone subissait le sort qu'elle-même avait fait subir à Athènes. Les deux grandes et anciennes puissances, les deux têtes de la Grèce, se trouvaient donc découronnées; le
��PHILIPPE (359-336).
349
lien des confédérations qu'elles avaient nouées autour d'elles était coupé. Au profit de qui? Non pas de l'Arcadie que la bataille sans larmes avait dès ses premiers pas convaincue d'impuissance pour l'attaque; non pas d'Argos, ni de Corinthe, cités vieillies et usées; non pas même de Thèbes, qui brilla comme un éclair et disparut. Ainsi la 'Grèce, sans avoir perdu beaucoup de sa population, sans avoir rien perdu de son activité physique ou intellectuelle, manquait de centre qui pût donner une action commune à tant de membres épars. Ce centre avait été à Lacédémone d'abord, puis a Athènes, et une seconde fois à Lacédémone. Mais il se déplaçait encore; l'axe de la Grèce inclinait vers les contrées septentrionales. Voilà Thèbes qui avait eu son jour. Plus haut, une puissance dominante avait failli et pouvait encore se former en Thessalie : le jour où Jason s'était fait décerner le titre de tayos, une ombre avait été jetée sur l'indépendance de la Grèce. Ce n'est pas de là cependant, c'est de plus loin encore qu'allait venir le danger. La chaîne, d'où le Pinde descend au sud, se prolonge à l'est jusqu'à la mer Noire, sous les noms de monts Orbélos, Scomion et Hémos, en suivant une ligne à peu près parallèle au rivage septentrional de la mer Égée. Le vaste espace encadré par ces montagnes et ces rivages, à partir du mont Olympe, au sud, était habité par les populations thraces et par celles qui ont formé le peuple macédonien. Cellesci occupaient la partie occidentale, et étaient séparées des premières par le Rhodope qui va de l'Hémos à la mer Egée. Le Rhodope et l'Olympe, voilà donc les deux limites extrêmes de la Macédoine, celles du moins que ses rois voulurent lui donner. Ce pays est partagé en plusieurs bassins par les montagnes qui se détachent de la chaîne supérieure et descendent vers la mer. Au fond de chacun de ces bassins coule un fleuve, l'Haliacmon, l'Érigon, l'Axios et le Strymon. Entre le golfe Thermaïque où se jette l'Axios, et le golfe Strymonique où se perd le Strymon, le continent se prolonge dans la mer Egée, en une péninsule presque ronde, terminée par trois langues de terre qui lui donnent quelque ressemblance avec une main : c'est la Ghalcidique. Ces
�■
350 CHAPITRE XVI.
larges et fertiles bassins contrastent avec les vallées étroites et le sol infécond qui forment, de l'autre côté du Pinde, l'Épire et l'Illyrie. Il y avait là place pour un grand peuple; il n'y a pas manqué. On n'a aucune donnée précise sur la population de la Macédoine. Elle paraît avoir été un mélange de la race grecque et de la race barbare qui peuplait l'Illyrie et l'Epire, bien qu'au temps de Polybe un Illyrien et un Macédonien ne pussent s'entendre que par interprète. Lorsque les Hellènes envahirent la Grèce par le nord, une branche de cette nation s'arrêta, sans doute, dans le sud-ouest de la Macédoine, sur le cours supérieur de l'Haliacmon et de l'Érigon, tandis que le nord, de l'Axios au Strymon, appartenait à la grande tribu illyrienne des Péoniens qui prétendaient descendre des Troyens ; le sud enfin, à des Thraces, Migdons, Crestoniens, Édoniens, Bisaltes et Sithoniens. Les Thraces Piériens habitaient au sud, entre le mont Bermios et la mer; les Bottiéens, qui se disaient Grétois, mais qui semblent Thraces comme leurs voisins, entre les bouches de l'Haliacmon et de l'Axios. Au contact de ces barbares, la race grecque s'altéra et il se forma une population mixte, à laquelle Hérodote refusait le nom d'Hellènes, mais qui montra une grande facilité à prendre l'idiome hellénique. Toutefois il j eut toujours certaines lettres grecques qu'un Macédonien prononçait mal. Ce peuple formait plusieurs tribus dont chacune avait son chef : les Elyméens, les Orestes, les Lyncestes, les Éordéens et les Pélagoniens. La plus puissante de ces peuplades habitait autour d'Égées ou Edesse sous le nom, depuis si célèbre, de Macédoniens. Chez quelques-unes de ces vaillantes tribus, l'homme qui n'avait pas tué un ennemi était marqué d'un signe de déshonneur. Nous n'avons sur la primitive histoire de ce pays, ni épopées, ni chants nationaux, ni nombreuses légendes, comme il y en eut tant en Grèce. Thucydide raconte seulement que, vers le neuvième siècle, c'est-à-dire au temps où les constitutions républicaines se substituaient à la royauté, un Héraclide d'Argos, Caranos, se rendit, sur la foi d'un ora-
�PHILIPPE (359-336).
351
cle, à la tête d'une troupe de Grecs, dans le pays des Orestes. Le roi de cette contrée le prit à son service dans une guerre contre les Éordéens, et, en récompense du secours qu'il en reçut, lui donna l'Émathie, province au nord du golfe Thermaïque. On racontait que Caranos, conduit par une chèvre à Édesse, donna à cette ville, en mémoire de ce fait miraculeux, le nom d'Égées qui veut dire chèvres. Égées continua d'être la capitale du pays jusqu'à l'époque de Philippe, qui transféra ce titre à la ville de Pella, plus rapprochée de la mer. Le conteur par excellence, Hérodote, en sait plus long. Trois frères de la race de Téménos, quatrième descendant d'Hercule, Gauanès, Éropos et Perdiccas, exilés d'Argos, se rendirent en Illyrie et de là passèrent dans la haute Macédoine, où il se mirent au service du roi de Lébéa. Ils gardaient ses troupeaux. « Or, toutes les fois que la reine faisait cuire le pain dont elle nourrissait ses serviteurs, le pain destiné à Perdiccas doublait de poids; elle fit part de cette singularité au roi, qui y vit un prodige menaçant pour lui. Il fit donc venir les trois frères, et leur ordonna de s'éloigner de ses États. Ils répondirent qu'ils étaient prêts à obéir aussitôt qu'ils auraient reçu les gages qui leur étaient dus. A cette demande, le roi, qui se trouvait près du foyer où tombaient, par l'ouverture du toit, les rayons du soleil, comme saisi d'une inspiration divine, dit en leur montrant ces rayons : » Tenez, je vous donne cela; ce sont les gages que vous méritez. » A cette réponse, les deux plus âgés des frères, Gauanès et Éropos, demeurèrent interdits; mais le plus jeune, qui avait un couteau, s'écria : « Eh bien, nous acceptons. » Et ayant tracé avec son couteau un cercle sur le plancher, autour de la lumière du soleil, il se baissa à trois reprises, feignant à chaque fois, de puiser les rayons dans les plis de sa robe et de les partager avec ses frères ; après quoi ils s'éloignèrent. Un de ceux qui étaient assis près du roi lui fait remarquer l'action du jeune homme et la manière dont il avait accepté ce qu'on lui offrait. Le roi s'inquiète d'abord, puis s'irrite, et envoie après eux des cavaliers pour les faire périr. 11 y a dans cette contrée un fleuve,
�352
CHAPITRE XVI.
auquel les descendants de ces hommes d'Argos sacrifiera comme à un dieu sauveur. Ce fleuve, après que les Téménides l'eurent passé, se gonfla tellement que les cavaliers ne purent le traverser. Les fugitifs, ayant gagné une autre contrée de la Macédoine, s'établirent près du lac appelé les jardins de Midas, où poussent d'elles-mêmes des roses dont chacune a soixante feuilles, et qui l'emportent de beaucoup par l'odeur sur toutes les autres. C'est aussi là que Silène fut pris, racontent les Macédoniens. Ces jardins sont Moraines par le mont Bermios que l'hiver rend infranchissable. Les Téménides, après avoir soumis cette contrée, partirent de là pour conquérir le reste de la Macédoine. Hérodote attribue donc la fondation de la dynastie que nous connaissons en Macédoine à l'Héraclite Perdiccas, qui serait venu là en un temps où la royauté héroïque existait encore dans son antique simplicité. Thucydide est du même avis, et la Grèce reconnut cette origine en permettant à Alexandre, fils d'Amyntas, de concourir aux jeux olympiques. Hérodote nomme, comme successeurs de Perdiccas, Argée, Philippe, Éropos, Alcétas et Amyntas, qui se succèdent héréditairement. On ne sait à peu près rien sur ces rois. Sous la minorité d'Argée, les Macédoniens soutinrent une guerre heureuse contre les Illyriens. Ce n'est qu'à l'époque des guerres médiques qu'un demi-jour se fait dans l'histoire de la Macédoine. A cette époque, ce royaume, sans étendre bien loin son a.ction, était déjà considérablement agrandi. Le mont Bermios avait été franchi, les Piériens avaient été chassés de la côte et s'étaient transportés à l'est sur le Strymon. Les Bottiéens avaient été rejetés vers la Chalcidique, mais conservaient Pella. La domination macédonienne avait même passé l'Axios et chassé les Édoniens d'une partie de la Migdonie ; Anthémous était occupée à l'entrée de la péninsule chalcidique. A l'intérieur, les Éordéens, à l'ouest d'Édesse, et le petit peuple inconnu des Almopes, étaient dépossédés. En un mot, les rois de Macédoine dominaient jusqu'à l'Axios et ^occupaient au delà de fortes positions; ils paraissaient même comme les suzerains de petits princes
�•PHILIPPE (359-336). -
353
qui régnaient sur les barbares voisins. Vers la mer, ils possédaient la côte de la Piérie jusqu'aux bouches de l'Haliacmon; mais au delà les établissements des Grecs leur barraient la route. Dès la dixième olympiade, la péninsule chalcidique était couverte de colonies grecques; Méthône s'était même élevée sur la côte de la Piérie. Telle était la situation de la Macédoine, quand les Perses s'emparèrent de la Thrace. Amyntas, un ami des Pisistratides, y régnait. Il suivit l'exemple des peuplades voisines qui s'étaient soumises, et consentit à offrir aux envoyés de Mégabase, satrape de Thrace, la terre et l'eau. Mais dans un repas, les ambassadeurs oublièrent le respect dû aux femmes de la cour de Macédoine. Alexandre, fils du roi, ne put tolérer cette injure, et les fit assassiner par des jeunes gens qu'il avait revêtus de l'habit des femmes outragées. Quand le satrape envoya réclamer ses ambassadeurs, Alexandre gagna celui qui était chargé de cette recherche, en lui donnant la main de sa sœur, et le meurtre demeura impuni. Alexandre Ier devint roi en 500; sous lui eut lieu la première invasion des Perses. Les Macédoniens furent entraînés par le torrent; mais, quoique dans le camp des ennemis de la Grèce, Alexandre ne négligea aucune occasion de prouver qu'il agissait contre son gré, et qu'il ne demandait qu'à servir ses frères d'origine. C'est lui qui avertit les Grecs de quitter la Thessalie, lui que Mardonius envoya à Athènes pour une négociation amiable, lui encore qui, la veille de la bataille de Platées, vint la nuit, à cheval, au camp des Grecs, et leur révéla les desseins de l'ennemi. Il n'en avait pas moins la faveur de Mardonius qui lui donna la Thrace jusqu'au mont Hémos. Après la ruine de l'expédition médique, cette acquisition fut perdue par la révolte des tribus indigènes. Mais peut-être faut-il rapporter à la protection des Perses la soumission des Bryges, des Thraces de la Bisaltique, des Pélasges de Grestone, et des villes de Therrna et de Pydna. On voit quelle habileté fut nécessaire au roi de Macédoine pour se tirer d'embarras en si périlleuse occurence, et trouIIIST. OR.
23
�354
CHAPITRE XVI.
ver encore moyen, dans l'ébranlement universel, d'arrondir son royaume. Ses successeurs, entourés comme lui d'ennemis, eurent à tenir une conduite analogue. L'habileté politique, nécessité de la royauté macédonienne, devint le caractère particulier de ce gouvernement. Ce fut comme une école qui produisit en dernier résultat Philippe, le plus habile homcne d'État de toute l'antiquité. La Macédoine avait grandi par l'amitié des Perses; elle grandit aussi par leurs défaites. A la faveur des victoires d'Athènes, Alexandre Ier et Perdiccas II accrurent leurs domaines. Tout le pays, entre l'Axios et le Strymon, était devenu macédonien. Mais Perdiccas avait un frère, Philippe, qui possédait quelques cantons dans l'intérieur du pays. Les deux frères étaient ennemis, Athènes s'allia avec le plus faible, et de ce jour, Perdiccas devint un de ses adversaires les plus actifs. Il s'unit à Corinthe, soutint Potidée rebelle, sollicita Sparte d'envahir l'Attique, prépara dans la Chalcidique une révolte contre Athènes et réunit dans Olynthe, à l'abri des flottes athéniennes, la population de plusieurs petites villes de la côte. Athènes ne demeura pas en reste avec lui. A l'est de la Macédoine, se trouvaient les Odryses sous le commandement du roi Sitalcès, qui avait fait reconnaître son autorité aux plus vaillantes peuplades de la Thrace. Il ne demandait qu'une occasion de mettre le pied chez son voisin. Les Athéniens l'y poussent. Le voilà qui entre en Macédoine avec une immense armée et qui dicte de dures conditions : Perdiccas les viole; il reparaît plein de colère, s'avance jusqu'à l'Axios, malgré les courageux efforts de Perdiccas et des petits princes du nord, ravageant tout sur sa route ; il devient si redoutable qu'Athènes elle-même s'effraye et cesse de lui fournir des provisions (429). Perdiccas saisit le moment, il regagne le roi des Odryses qui se retire, peut-être en livrant Philippe à son frère. ' Perdiccas s'était rapproché un instant d'Athènes pour repousser son formidable adversaire. Le danger évanoui, il redevint son ennemi, excita contre elle les villes de la Chalcidique, s'allia avec Lacédémone et obtint qu'elle envoyât de
�PHILIPPE (359-336).
355
ce côté Brasidas (424). Il avait un autre projet; il voulait que le Spartiate l'aidât à dompter les petits princes de la haute Macédoine, qui s'efforçaient de secouer sa suprématie. Perdas, roi des Orestes, avait pour cette raison pris récemment les armes : actuellement, c'était Arrhiée, roi des Lyncestes. Brasidas refusa d'abord; puis, quand il eut pris toutes les villes chalcidiques et Amphipolis, il consentit à joindre ses troupes à celles de Perdiccas. Mais, en présence de l'ennemi, les mercenaires illyriens du roi de Macédoine firent défection; les Macédoniens, effrayés, s'enfuirent, et Brasidas, avec ses Grecs seuls, fut obligé de faire une difficile retraite (423). Cet événement altéra la bonne amitié du roi et des Spartiates; d'ailleurs ceux-ci à leur tour étaient devenus trop redoutables : il rompit avec eux, retourna aux Athéniens et engagea les Thessaliens à fermer leurs passages aux armées lacédémoniennes. Les choses restèrent sur ce pied jusqu'à sa mort (418). Sa règle de conduite avait été de ne point se lier par de durables alliances, et de faire servir tour à tour Athènes et Sparte à sa puissance; politique peu généreuse, mais habile et hardie, qui perd les Etats ou les conduit à une grande fortune. L'expédition de Sicile, les revers d'Athènes, le déplacement du théâtre de la guerre qui fut portée sur les côtes de l'Asie, laissèrent respirer la Macédoine. Sparte fit succéder sa domination à celle d'Athènes, en Chalcidique : elle était moins à craindre, parce qu'elle avait moins de marine. Le nouveau roi, Archélaos Ier, appliqua ses soins à un autre objet. Il chercha moins à s'agrandir qu'à fortifier la royauté qui n'était point encore sortie des traditions de l'âge héroïque. Pour arriver au trône il avait égorgé un frère, un oncle, un cousin dont les droits étaient supérieurs aux siens. Un tel homme, maître d'un pouvoir acheté si cher, ne devait pas être disposé à l'abandonner aux grands. Cette noblesse avait toute la fierté d'une aristocratie dorienne à demi-barbare. Archélaos soutint contre elle une lutte opiniâtre. Il réussit cependant, et put donner à son royaume'cette organisation, cette force, cet éclat qui viennent souvent aux époques et
�356
CHAPITRE XVI.
dans les États où la royauté se l'ait absolue. Il améliora considérablement la situation militaire ; on a vu des Illyriens dans les troupes de Perdiccas II; Archélaos établit une armée régulière. Il fortifia un grand nombre de villes, il ouvrit des routes, peine que ne se donnaient guère les gouvernements de ce temps-là. Il encouragea l'agriculture et les arts. Il institua à Egées des jeux en l'honneur de Jupiter, comme les Grecs en célébraient à Olympie. Sa cour fut brillante et magnifique : il y appela des artistes grecs. Zeuxis exécuta dans son palais des peintures qu'il paya sept talents. Il s'efforça en vain d'y attirer Socrate, mais réussit auprès d'Agathon, poëte dramatique alors célèbre, auprès de Timothée, le fameux musicien. A ce pays enfin, demi-grec et demi-barbare, qui n'avait ni vie civile régulière, ni commerce, ni industrie, ni art, ni littérature, il donna les éléments de toutes ces choses, s'efforçant de faire regagner, en peu de temps à son peuple, l'avance que les Grecs avaient prise sur lui. Il fut le Pierre le Grand de cette Russie du monde grec. Il périt assassiné, en 399, victime peut-être des ressentiments de la noblesse. On pourrait pousser plus loin la comparaison avec la Russie, en ajoutant que cette civilisation hâtive ne pénétra pas dans la masse de la nation et ne fit que polir, corrompre peut-être la noblesse et la cour. Le règne du roi civilisateur fut suivi de crimes, d'usurpations, de meurtres et de guerres civiles qui remplirent quarante années. Oreste, fils d'Archélaos, passe quatre ans sous la tutelle d'Éropos, qui le fait périr et règne à sa place pendant deux années. Éropos laisse le trône à son fils Pausanias qui, au bout d'un an, est renversé par un descendant d'Alexandre Ier, d'une autre ligne que celle qui avait régné jusque-là (393). Cet AmyntasII est bientôt chassé lui-même par Bardyllis, chef de brigands, devenu roi des Illyriens, qui donne le trône à Argée, frère de Pausanias. Mais Amyntas rentre avec le secours des Thessaliens et des Olynthiens. Ceux-ci étaient menaçants pour la Macédoine. Sparte brise leur puissance et les force de rendre au Macédonien toutes les places qu'il leur avait cédées dans un moment de détresse. Amyntas vit alors tran-
�PHILIPPE (359-336).
357
quillement à Pella, sa nouvelle capitale, allié à la fois de Sparte et d'Athènes. Il laissa trois fils, Alexandre, Perdiccas et Philippe (370). Le premier fut, après deux ans ans de règne, assassiné par Ptolémée d'Aloros, qui appartenait peut-être à la maison royale, mais par une naissance illégitime. On prétend que sa mère, Eurydice, trempa dans le meurtre, pour favoriser Ptolémée qu'elle aimait et qui eut la tutelle du jeune Perdiccas III. Un prince du sang, Pausanias, soutenu par un parti macédonien et par les Thraces, essaya de les renverser tous deux. Iphicrate, vieil ami d'Amyntas, se trouvait alors avec une armée près d'Amphipolis qu'il voulait recouvrer pour Athènes. Eurydice lui demanda une entrevue et, en lui présentant ses deux jeunes fils, Perdiccas et Philippe, elle leur fit embrasser ses genoux en suppliants. Iphicrate prit en main leur cause; il chassa Pausanias de la Macédoine, et le jeune Perdiccas resta sous la tutelle de Ptolémée et dans l'alliance d'Athènes. Thèbes vit avec dépit cette influence et la renversa. Pour tenir le régent en bride, Pélopidas emmena à Thèbes Philippe, le plus jeune des deux fils d'Amyntas (368). Uès que Perdiccas fut homme, il vengea, dans le sang de Ptolémée, et le meurtre de son frère aîné, et la honte de sa mère, et les dangers que lui-même avait courus (365). Il régna cinq années encore et sembla marcher sur les traces d'Archélaos : il entretint des relations d'amitié avec Platon, et profita de la détresse des Amphipolitains, serrés de près par Athènes, pour mettre garnison dans cette ville; mais, attaqué en 360 par les Illyriens, il périt en les combattant.
la Macédoine pacifiée et reconstituée par l'hilippe (359).
Le frère de Perdiccas III, Philippe, troisième et dernier fils d'Amyntas II, était alors âgé de vingt-trois ans. Il est probable qu'il avait déjà quitté Thèbes quand il prit le commandement d'une province que Perdiccas lui avait cédée, à la sollicitation de Platon. Son séjour dans celte ville acheva ce que la nature avait fait pour lui. Il vit la Grèce arrivée au
�358
CHAPITRE XVI.
plus haut degré de civilisation, il vit Thèbes au plus haut point de puissance. Il eut enfin le singulier bonheur de vivre auprès d'un homme qui semblait résumer en lui toutes les qualités de sa race, grand général, orateur et philosophe, j'ai nommé Epaminondas. Et que d'utiles observations à faire pour un esprit aussi sagace, au milieu de ces luttes d'ambition, où la politique avait atteint les derniers raffinements; sur ces champs de bataille, où une tactique nouvelle et supérieure à celle de Sparte même était inaugurée par le héros thébain! Il vit de près enfin le jeu des institutions de la Grèce, les brusques emportements et les défaillances des assemblées populaires, la passion siégeant au conseil des cités, plus souvent que la sagesse, la publicité des plans, les lenteurs de l'exécution, la vénalité des chefs. Connaissance des hommes et des choses, qui deviendra nn terrible moyen d'action entre les mains d'un homme souple et hardi, entreprenant et rusé, avide de gloire et l'allant chercher partout, même dans le péril, là où elle se vend le plus cher; d'une activité indomptable, servie par une santé de fer, n'ayant rien du tyran, affable, clément, généreux, pourvu que ces qualités aidassent à ses desseins; par-dessus tout, d'une ambition dévorante, qui,, au besoin, passait sur le corps de la justice pour atteindre et saisir la fortune; l'idéal, en un mot, du politique, si la politique est le succès. L'héritier du trône était un enfant, Amyntas. La tutelle revenait naturellement à Philippe, son oncle; il s'en empara. D'immenses difficultés surgissaient de toutes parts et menaçaient de faire retomber le royaume dans l'anarchie où depuis 40 ans il avait été tant de fois plongé. Un cercle d'ennemis entourait la Macédoine : derrière et sur les flancs, les populations barbares; devant, les Grecs, qui occupaient les-côtes de la mer Egée. Les Illyriens, qui venaient de tuer aux Macédoniens leur roi et 4000 hommes, menaçaient les provinces de. l'ouest. Ce revers avait enhardi les Péoniens, au nord, qui ravageaient le pays, et à l'est, les Thraces qui s'apprêtaient à l'envahir. Enfin, au midi, les Athéniens épiaient toujours l'occasion de reprendre Amphipolis, leur éternel regret. Les déchirements intérieurs ouvraient la porte
�PHILIPPE (359-336).
359
aux étrangers. Des discordes précédentes, il restait deux prétendants : l'un, Pausanias, ce prince du sang qu'Iphicrate avait déjà chassé, sollicitait le roi des Thraces, l'autre Argée, l'ancien adversaire d'Amyntas ou un de ses fils, venait d'obtenir des Athéniens une flotte et 3000 hoplites, sous les ordres de Mantias. Pour faire face à tant de périls, un peuple découragé, à cause du grand désastre qu'on venait d'essuyer, une noblesse et des troupes indisciplinées et arrogantes, comme il arrive toujours dans les guerres civiles, et d'une fidélité fort équivoque, au milieu de ces prétendants qui pouvaient faire douter où était le droit et où serait le succès. Il fallait donc ranimer la confiance des Macédoniens en eux-mêmes , se les attacher et les unir sous une forte discipline, de telle sorte qu'ils pussent combattre avec avantage ceux qui ne les regardaient déjà que comme une proie facile : voilà pour l'intérieur. Au dehors, il fallait débarrasser les frontières, refouler à droite les Illyi'iens, à gauche les Thraces, et jeter à la mer les Grecs qui barraient à la Macédoine l'accès du littoral. Ce fut là le premier plan, un plan de délivrance; le second sera un plan de conquête : de cette Macédoine pacifiée et étendue à ses limites naturelles, de cette forteresse qui domine la Grèce, Philippe sortira, à l'ouest, pour envahir l'Ulyrie ; à l'est, pour asservir la Thrace. Il voudra mettre une main sur Byzance, la clef de l'Euxin, et l'autre sur les Thermopyles, la clef de la Grèce. Gela fait, la conquête de l'empire perse ne sera plus qu'un jeu. Philippe, quoi qu'en dise un de ses récents historiens, Flathe, ne conçut pas tout d'abord ce dessein gigantesque. Une espérance nouvelle sortit pour lui de chaque succès nouveau. Le plan grandit avec la fortune; et il avait été si bien conçu, dès l'origine, dans ses proportions restreintes, qu'il convint ensuite à la situation la plus haute. C'est pour Philippe une assez grande gloire, sans qu'il soit besoin de lui faire prévoir l'avenir vingt ans avant que cet avenir fût possible. Ajoutons que les étapes successives qui viennent d'être marquées, Philippe les suivit; que son fils ne le remplaça qu'à la dernière; et que là même, il eût précédé Alexandre sans le coup de
�360
CHAPITRE XVI.
poignard qui l'arrêta dans la force de l'âge, de la fortune et du génie. D'abord, pour détacher Athènes du parti d'Argée, il déclara qu'il laisserait Amphipolis indépendante. Des largesses habilement distribuées achetèrent la retraite des Illyriens et l'inaction des Thraces. Avant que les Athéniens se détachassent tout à fait de sa cause, Argée envahit la Macédoine; il fut battu, probablement tué, et toute la troupe qu'il commandait cernée sur une hauteur et forcée de se rendre. Il s'y trouvait quelques Athéniens : Philippe les renvoie comblés de présents, et les fait suivre d'envoyés qui portent une lettre du roi au peuple d'Athènes. Avec les Athéniens de tels procédés n'étaient pas perdus; la paix fut faite. Libre de ce côté, il se retourne aussitôt contre ceux qui, hier, lui imposaient d'humiliantes conditions. Il bat les Péoniens qui reconnaissent sa suzeraineté, et les Illyriens qui lui cèdent tout le pays à l'orient du lac Lychnitis, avec les passages des montagnes, qne désormais il pourra leur fermer. Ces succès méritaient une récompense. On couronna celui qui venait, en si peu de temps, de relever à ce point la Macédoine. Philippe garda son neveu à sa cour, et plus tard lui fit épouser une de ses filles. Un autre l'eut mis à mort; mais, fort de ses services et de sa popularité, Philippe pouvait sans crainte être confiant. Nul prince absolu, d'ailleurs, n'usa tant des moyens qui ont cours dans les États libres pour gagner le peuple. On le voyait sans cesse réunir ses troupes et les haranguer lui-même. Il cherchait dans cette popularité l'appui pour son usurpation, et aussi pour les réformes qu'il méditait. La longue faiblesse de la Macédoine tenait à la mauvaise organisation de l'armée et aux prétentions anarchiques des nobles. Philippe profita des dangers que le pays courait pour le soumettre à la plus rigoureuse discipline. Il habitua ses troupes à faire, avec armes et bagages, des marches-de 300 stades par jour (5b kilomètres). Il défendit aux soldats, même aux officiers, l'usage des voitures, et ne permit aux cavaliers qu'un valet par homme; aux fantassins, un pour dix. On raconte qu'il congédia un étranger de distinction
�PHILIPPE (359-337).
361
pour avoir fait usage de bains chauds, et chassa deux de ses généraux qui avaient introduit dans le" camp une chanteuse. Un jeune noble s'était écarté pendant une marche pour se désaltérer, il fut frappé de coups de bâton, et un autre qui, comptant sur la laveur du roi, était sorti des rangs, contrairement aux ordres, fut mis à mort. La foule voyait sans colère le prince punir, avec cette rudesse à demi barbare, les grands dont la mollesse et l'insolence l'avaient plus d'une fois irritée. Philippe prit une autre précaution contre ceux-ci, il les amena à envoyer leurs enfants à sa cour. On s'honora de prendre rang dans les gardes du roi; car ce corps, ainsi que la cavalerie, fût uniquement composé de jeunes gens des plus hautes classes : c'étaient des otages qu'il prenait. Non content de faire de ses nobles des courtisans, moyen souvent employé par la royauté pour dompter l'aristocratie, il voulut en faire des lettrés qui pussent le servir dans les plus délicates missions diplomatiques, et rivaliser avec les Grecs d'instruction et d'éloquence. Le noyau de l'armée fut la phalange, dont l'idée première fut donnée par le système militaire d'Épaminondas. La phalange présentait une grande masse d'hommes, serrés les uns contre les autres, sur seize files de profondeur, couverts de fortes armures, portant une épée et la sarisse, longue pique de sept mètres, dont la pointe acérée protégeait l'homme du premier rang, à six mètres en avant de sa poitrine, de sorte que l'homme du second rang portait encore sa lance à cinq mètres en avant du premier phalangiste, celui du troisième à quatre, et ainsi de suite jusqu'au soldat de la sixième file dont la lance dépassait encore d'un mètre le front de la phalange. C'était donc bien cette bête monstrueuse et hérissée de fer dont parle Plutarque. Sur un terrain de niveau, rien ne pouvait lui résister. L'armée ne se composait d'abord que de 10 000 hommes ; Philippe l'accrut sans cesse et finit par la porter à 30 000. Cette force militaire, considérable pour l'étendue du royaume, et d'ailleurs continuellement employée pendant un règne belliqueux, acquit une importance qui transforma le gouvernement de la Macédoine en une sorte de despotisme militaire.
�362
CHAPITRE XVI.
Les prérogatives dont la nation avait joui jusque-là passèrent à l'armée, surtout au temps d'Alexandre. Une de ces prérogatives consistait dans le droit qu'avait le peuple de juger les criminels d'État : on vit plus tard Alexandre consulter ses soldats dans plusieurs cas de haute trahison. Deux années n'étaient pas encore écoulées depuis la mort de son frère, et déjà Philippe avait pacifié et presque reconstitué la Macédoine. Un pouvoir unique et fort était établi; une armée considérable s'organisait; la nation était réconciliée ; les prétentions insolentes sévèrement contenues. Les succès déjà remportés en promettaient d'autres; car si Philippe était fort, le sol n'était pas ingrat. Il y avait dans cette nation macédonienne une séve vigoureuse, entretenue par le voisinage des barbares, et qu'il s'agissait seulement de diriger. Les guerres civiles, loin d'affaiblir cette énergie, n'avaient fait peut-être que l'aviver encore : souvent, en effet, il arrive, lorsqu'elles ne tuent pas un État, qu'elles le fortifient.
La ftlaccdolne étendue jusqu'à lu mer: conquête d'Amphipulis et de Pydna (.158); de Crénldes (35e).
Reléguée jusqu'alors vers les pays barbares, la Macédoine ne pouvait se faire une place dans le monde grec, qu'en devenant puissance maritime, comme la Russie n'est devenue puissance européenne que du jour où elle a pris avec SaintPétersbourg, possession des côtes de la Baltique. Mais de nombreuses forteresses d'Athènes et de ses alliés s'élevaient entre la Macédoine et la mer, « comme le prix de la valeur placé au milieu de l'arène. » Philippe veut les saisir. Ses premiers regards se tournent vers Amphipolis qui, par sa position aux bouches d'un grand fleuve, ouvrait ou fermait la mer à la Macédoine, et la vallée du Strymon -aux Athéniens. Peu de temps auparavant le roi, faible encore et menacé, avait renoncé à toute prétention sur cette ville; maintenant il se croyait assez fort pour la prendre. Des différends, survenus à propos, lui servirent de prétexte; il l'attaqua. Mais il avait à craindre Athènes et Olynthe. Celle-ci, humiliée par Lacédémone, s'était relevée par l'abaissement des Spar-
�PHILIPPE (359-336).
363
tiates, sans réformer, toutefois, la grande confédération à la tête de laquelle, en 382, elle était placée. Si ces deux villes se liguaient, Philippe échouait, Avec une merveilleuse adresse et une duplicité dont il donna par la suite plus d'un exemple, il acheta la défection d'Olynthe, en lui cédant la ville d'A'nthémous ; aux Athéniens il persuada qu'il allait faire cette conquête pour eux, à condition qu'ils lui permettraient d'occuper Pydna qui, sous Amyntas,. s'était séparée de la Macédoine, pour entrer dans leur alliance. Quand ensuite les Amphipolitains, serrés dans leurs murs par son armée, offrirent aux Athéniens de se rendre à eux, il leur écrivit une lettre pour renouveler ses promesses. Les Athéniens étaient alors fort occupés ailleurs, ils se reposèrent sur la bonne foi du roi et rejetèrent l'offre d'Amphipolis. La ville fut prise (358), et ne paraît pas avoir été traitée avec cette excessive rigueur dont parle Démosthène. Philippe se borna, au témoignage .de Diodore, à bannir les principaux citoyens du parti contraire. D'après le traité avec les Athéniens, il n'était tenu de leur livrer Amphipolis qu'après avoir occupé Pydna. Il assiégea immédiatement cette place, la prit par trahison, et n'en garda pas moins Amphipolis. Athènes était jouée. Son irritation ramenait la possibilité d'une ligue avec les Olynthiens. Cette fois ce furent ceux-ci que Philippe gagna par la promesse de leur livrer Potidée, occupée alors par une garnison athénienne. Potidée fut prise, peut-être par trahison comme Pydna; et le roi, fidèle par calcul à sa parole, la livra aux Olynthiens (357); mais il traita avec une courtoisie parfaite la garnison athénienne et la renvoya dans sa patrie, protestant vouloir demeurer en paix avec Athènes. Que faisait-il? rien que de légitime en apparence; il n'attaquait pas, il reprenait, comme disait un czar de Russie, en essayant de mettre la main sur Gonstantinople, il reprenait les clefs de sa maison. La prise d'Amphipolis le faisait toucher à la Thrace; après les bois de construction de la vallée du Strymon, les mines du mont Pangée lui étaient bien nécessaires. Il s'empara de Grénides dont il augmenta la population par une
�364
CHAPITRE XVI.
colonie, et à laquelle il douna son nom. Les mines d'or du voisinage avaient été jusque-là d'un faible produit, sous l'administration de Philippe elles donnèrent un revenu annuel de plus de 1000 talents, qui lui servirent à acheter partout des soldats et des traîtres.
Nouvelle cou fédération athénienne; guerre sociale (359-355).
Comment les Athéniens le laissèrent-ils s'étendre ainsi tout le long des côtes de la mer Egée ? La raison en est dans la situation intérieure de la république, et dans les embarras dont elle se trouvait assaillie. Au dehors, Athènes ne s'était jamais complètement relevée du coup qu'elle avait reçu à la fin du siècle précédent, bien que l'alliance de Thèbes contre Sparte, et de Sparte contre Thèbes, lui eût rendu un rôle important et permis de renouer quelques-uns des liens de son ancienne confédération (voy. p. 521). Instruite par l'expérience, elle avait mieux réglé ses rapports avec ses alliés et, parmi ses propres citoyens, plus équitablement réparti les charges, en faisant un nouveau recensement des propriétés de l'Attique. Mais les idées de conquête étaient vite revenues. Timothée s'était emparé de Samos, d'une partie de la Chersonèse de Thrace, et de 24 villes de la Chalcidiquo. Le drapeau d'Athènes flotta de nouveau sur l'Hellespont et le long des côtes de Thrace ; de nouveau aussi les pauvres reçurent des terres dans ces domaines de la république, et la politique de la métropole se trouva gênée par les relations amicales ou hostiles qui s'établirent alors si loin d'elle. Après Leuctres, Thèbes s'inquiéta de cette prospérité renaissante. Elle arma une flotte que monta Épaminondas et qui força l'Athénien Lâchés de se retirer devant elle. S'il en fallait croire Diodore, Chios, Rhodes et Byzance auraient même été contraintes de s'unir à la ligue thébaine (363). La mort d'Epaminondas arrêta cette fortune et rendit à Athènes sa prépondérance sur mer. En 362 elle fit alliance avec les satrapes révoltés de l'Asie Mineure; elle espéra, vers ce temps, recouvrer toute la Chersonèse de Thrace, par les succès de Timothée sur Cotys, et, après le meurtre de ce
�PHILIPPE (359-336).
365
prince, par un traité avec les chefs thraces qui se disputèrent son royaume. Un vigoureux effort lui livra, en 358, cette province ; FEubée même fut ramenée dans son parti, par une résolution digne des plus beaux temps de la république. Un corps de troupes béotiennes y avait débarqué; à cette nouvelle Timothée s'indigne : « Les Thébains sont dans l'île, s'écrie-t-il, et vous délibérez ! et vous ne volez pas au Pirée, et la mer ne se couvre pas de vos vaisseaux ! » Un décret est aussitôt rendu; mais tous les triérarques qui devaient cette année servir avaient rempli leurs obligations, et il n'y avait personne qu'on pût légalament contraindre à armer une galère. Gomme à Rome, le patriotisme des particuliers fournit à l'Etat ce que le trésor public ne pouvait lui donner. Les citoyens s'imposèrent volontairement; et cinq jours après une armée athénienne descendait dans l'Eubée et en chassait l'ennemi. Au nombre de ces patriotes était Démosthène. Malheureusement ces actes, qui autrefois étaient la vie ordinaire du peuple athénien, n'étaient plus aujourd'hui qu'un éclair de dévouement passager. Les triérarques, qui recevaient de l'État une certaine somme d'argent pour équiper des vaisseaux, vendaient au rabais l'entreprise à des aventuriers nécessiteux. Ceux-ci se payaient ensuite par des rapines et des extorsions : les généraux eux-mêmes ne s'en faisaient pas faute. Gharès volait une partie des fonds qu'il devait verser au trésor, et achetait l'impunité en prenant les principaux orateurs à sa solde. Ainsi, avec des intentions meilleures, les Athéniens en étaient venus à lasser plus qu'autrefois la patience des alliés, sans même se tenir en état de les protéger efficacement. Dans la première moitié de la guerre du Péloponnèse, la marine athénienne avait une telle supériorité que marins et amiraux étaient animés d'une confiance qui doublaient leurs forces. Nul ennemi, même en nombre supérieur, n'osait les attendre. Aujourd'hui, grâce au condoUiérisme, un adversaire débauche soldats, constructeurs et pilotes. Thèbes peut promener impunément, à travers la mer Égée, la première flotte que ses citoyens aient armée; et, pour son coup d'essai, Alexandre de Phères bat une escadre athé-
�366
CHAPITRE XVI.
nienne et entre au Pirée. Il pilla Ténos, dont il vendit tous les habitants, ravagea les Cyclades et assiégea Préparéthos (362). Dans cette confusion, les pirates reparaissaient, et lorsqu'ils s'étaient enrichis, pour faire une fin, ils conquéraient quelque ville, se faisaient tyrans. Ainsi, l'ancien pirate Charidêmos s'empara, sur la côte d'Asie, de Scepsis, de Gébren, d'Ilion, et y régna. Puisqu'il n'y avait plus de sécurité, pourquoi aurait-on maintenu une confédération coûteuse et inutile? «L'argent qui restait des contributions des alliés, dit Isocrate, était distribué à chaque spectacle pendant les fêtes de Dionysios, au milieu d'une foule de spectateurs, sous les yeux des alliés, témoins de ces largesses faites au peuple du plus pur de leurs,biens, par des orateurs mercenaires. » En 357, ils rompirent ouvertement avec Athènes, et la guerre sociale commença. Ghios, Gos, Rhodes et Byzance étaient à la tête des alliés révoltés; leur ligue comptait 100 vaisseaux; Athènes en eut d'abord 60 sous les ordres de Gharès et de Chabrias, qui vinrent assiéger Ghios. Dans une attaque audacieuse contre le port, Chabrias se trouva seul au milieu de l'ennemi; il se fit tuer plutôt que d'abandonner son vaisseau. Ce revers décida les Athéniens à donner 60 autres navires à Iphicrate et à Timothée. Réunis à Gharès, ils firent voile sur Byzance, pour rappeler de ce côté les ennemis, qui ravageaient les îles restées fidèles, Lemnos, Imbros et Samos. Les flottes se trouvèrent en présence dans l'Hellespont. Un combat était imminent; la violence du vent l'empêcha. En dépit de la tempête, Gharès voulait combattre, Iphicrate et Timothée s'y opposèrent et ne le suivirent point quand il attaqua; il les accusa de trahison, et le peuple les rappela. Charès, demeuré seul, vendit ses services à un satrape révolté, Artabaze, et trouva ainsi de quoi payer ses troupes. Le peuple approuva d'abord cette conduite ; mais la menace que fit le grand roi d'envoyer 300 vaisseaux aux alliés le décida à conclure avec ceux-ci la paix, après trois années d'une guerre dont nous savons fort mal les détails, et qui par contre-coup entraîna la défection de Gorcyre. Athènes reconnut l'indé-
�PHILIPPE (359-336).
367
pendance des confédérés. Elle perdait ses alliés les plus importants, avec les tributs qu'ils lui payaient. Ses finances et son commerce étaient ruinés, sa foi en elle-même encore abaissée, et la décadence de l'esprit public encore accrue (356). Le peuple , au lieu de s'accuser lui-même, s'en prit à ses chefs. Timothée, qui perdait par son caractère la popularité que lui donnaient ses services, fut condamné à une amende de 100 talents, et ne pouvant la payer, se retira à Chalcis, où il mourut. Iphicrate se sauva en intimidant ses juges, mais depuis ce jour renonça à servir. Une sentence inique privait à la fois Athènes de ses deux meilleurs généraux.(354).
Isocrate et Dcmosthènc.
Vers ce temps parut un écrit fameux, celui qu'Isocrate composa, sous forme de discours sur la paix, probablement avant qu'elle eût été conclue, à moins que la minutieuse lenteur de l'écrivain n'en ait fait un de ces plaidoyers posthumes et d'apparat qui viennent quand il n'est plus temps. Disciple du même maître que Platon, Isocrate voulait appliquer à la conduite politique ces grands principes d'équité que Socrate avait enseignés. Dans le discours sur la paix règne un sens moral élevé. L'idée dominante est que la justice seule peut fonder des puissances durables, et que tous les malheurs d'Athènes sont venus de ce qu'elle ne l'a pas respectée. Il pensait que l'oppression dont les alliés étaient victimes les avait soulevés contre Athènes ; il attribuait cette oppression à la corruption du peuple, des armées, des généraux, et cette corruption même à l'empire de la mer, qui avait déjà perdu Lacédémone. De là cette conclusion, qu'Athènes devrait renoncer à l'empire maritime, quand même on le lui offrirait. Il semblait à Isocrate qu'une prudente modération et une sagesse timide pouvaient seules faire le bonheur des Etats comme des particuliers. Il appelait l'âge d'or d'Athènes l'époque d'Aristide et de Thémistocie : oubliant que c'était Thémistocle qui avait jeté les fondements de sa puissance navale, que c'était Aristide qui l'avait réglée, et que sans
�368
CHAPITRE XVI.
cette puissance, Athènes eût péri sous les coups de Xer.xès et de Sparte. Plus de guerre; qu'on désarme : les citoyens riches, écrasés de contributions, respireront enfin; les Athéniens ne s'aviliront [plus en confiant leurs armes à des mercenaires; le commerce va se relever; Athènes, désertée parles étrangers, va les voir accourir de nouveau dans son sein; les alliés, ravis de son désintéressement, tourneront vers elle leurs regards et leurs vœux ; ils se rangeront d'euxmêmes sous cet empire qu'elle leur a jusqu'ici imposé parla force, et le règne de la justice sera arrivé. Ainsi, après avoir accusé l'empire maritime de tout le mal, Isocrate y revenait. Tout occupé de cadencer ses périodes, il oubliait, à la conclusion, ses prémisses. Il voulait, ce qui était moins possible en Grèce que partout ailleurs, un empire fort avec des villes parfaitement indépendantes, prouvant une fois de plus que l'utopie n'est pas toujours séparée de la modération pleureuse. Nous insistons sur cet écrit et sur cet homme. C'est que tous deux étaient l'expression d'un parti de jour en jour plus nombreux. Ce sera cette faible école qui bientôt caressera une autre chimère, la conciliation de Philippe et de la Grèce. Elle croira d'une souveraine prudence cette politique sans intelligence des rudes nécessités des choses, qui recule d'effroi à l'aspect d'une résolution énergique à prendre et d'une lutte ardente à soutenir. La justice, sans doute, partout et toujours, toujours aussi la modération, mais à la condition de ne pas reculer devant chaque péril, de ne pas s'humilier devant chaque injure, de ne pas s'abstenir devant chaque provocation : la morale d'un État n'étant pas celle d'un philosophe solitaire. En face de cette école et du timide vieillard, qui n'avait pas même assez de hardiesse pour parler en public, se dressaient un autre parti, un autre homme et une autre éloquence. Les reproches d'Isocrate, tant mêlés de précautions oratoires, glissaient sans entrer sur l'esprit des Athéniens; s'ils avaient pu agir et réveiller quelque antique vertu, c'eût été sous la main de Démosthène, avec cette voix animée par la passion et lancée comme des carreaux de foudre, presque
�PHILIPPE (359-336).
369
sans précaution, il semble, et sans art, tant ses paroles s'échappaient pressées et brûlantes. Comparez, pour voir la différence du rhéteur à l'homme d'État, le discours d'Isocrate sur la paix et celui de Démosthène sur la guerre avec la Perse ; ils sont à peu près du même temps et ont à peu près le même but1. Démosthène, enfant, avait reçu de ses camarades le surnom d'Argos, pour exprimer l'âpreté de son caractère. Son père était un armurier qui possédait un grand atelier et de nombreux esclaves ; mais il fut orphelin de bonne heure. Ses tuteurs le dépouillèrent d'une partie de son bien et ne firent pas même les frais de son éducation. Il s'attacha à Isée, « l'impétueux, i dont la mâle éloquence convenait à son génie, et il étudia Thucydide avec une telle persévérance qu'il savait par cœur ses huit livres d'histoire. Dès qu'il eut atteint sa majorité, il plaida lui-même contre ses tuteurs et les fit condamner à restitution (366). A la tribune publique, ses débuts furent malheureux. Ses longues phrases, son style tourmenté, sa voix faible, son haleine courte, soulevèrent les rires. Le comédien Satyros releva son courage en lui montrant que le mal était surtout dans son débit. Dès lors, Démosthène s'appliqua, avec une indomptable opiniâtreté, à vaincre ces difficultés naturelles, et Plutarque se plaît à raconter, avec son exagération ordinaire, qu'il se fit construire un cabinet souterrain où il descendait tous les jours pour y façonner son geste et sa voix, que souvent il s'y confinait deux ou trois mois de suite, la tête à demi rasée, afin de résister, par la honte, aux plus vives tentations de sortir. D'autres fois, il montait d'une course rapide une montagne, en récitant des vers à haute voix ; ou bien, sur le bord de la mer, la bouche à demi remplie de petits cailloux, pour forcer sa langue à se délier, il luttait de la voix avec le fracas des vagues. On pense bien qu'après de tels efforts et pour un tel homme, les orages de la place publique n'étaient plus redoutables. Dès que Démosthène put se mêler aux affaires de l'État,
1. C'est le stp'i «v|i|io;tûv, ou, comme Démosthène lui-même l'appelait le nptl tûv Jaiaixûv, de l'année 354. Il était né vers l'année 382.
HIST. GR.
24
�370
CHAPITRE XVI.
l'ambition du roi de Macédoine fut sa constante préoccupation. Il apporta à Lycurgue, à Hégésippos. à Hypéridès, le secours de sa puissante parole ; il devint l'âme de ce parti généreux qui voulait l'indépendance d'Athènes et de la Grèce. Tout ce parti, et avec lui Démosthène, a été condamne, comme s'étant voué à une œuvre impossible et mauvaise. L'œuvre était grande, et peu s'en fallut qu'elle ne se réalisât. Les succès de Philippe ont conduit Alexandre à la conquête de l'Orient. La civilisation du monde a gagné au contact des deux civilisations grecque et asiatique. Mais la vie se déplaça; d'Athènes, elle passa à Rhodes, à Pergame, à Smyrne, à Éphèse, à Alexandrie, et le résultat de la domination macédonienne fut la mort de la Grèce d'Europe. Or, la première condition pour un peuple, c'est de vivre. L'éternel honneur de Démosthène a été de voir que cette puissance, qui se levait du nord, allait tuer sa patrie, et d'avoir donné son génie, sa vie pour la sauver. Nous, qui avons pour nous dédommager de cette mort d'un peuple épuisé, la Grèce nouvelle qu'Alexandre, comme l'antique Cadmos, a semée sur ses pas, et le grand mouvement philosophique et religieux qui naquit du mélange des nations et des systèmes; nous, placés au point de vue de l'histoire générale, nous sommes pour Philippe et Alexandre; plaçons-nous au point de vue grec et nous serons pour Démosthène. Assistons à ce grand duel de l'homme qui, armé de sa parole seule, fait hésiter, arrête, et plus d'une fois repousse un roi puissant et victorieux.
Alfairc <Ic Thessallc et commencement de la guerre sacrée (359-353.)
Démosthène sembla hésiter à commencer l'attaque. Dans son discours sur la guerre avec la Perse (354), il ne nomma même pas Philippe, en parlant des périls qu'Athènes pouvait courir. Quand le roi envoya, la-même année, quelques troupes au tyran de Chalcis, en Eubée, contre un autre tyran d'Érétrie, Démosthène déconseilla au peuple de secourir celui-ci, et ce fut contre son avis qu'on chargea Phocion d'une expédition dont il se tira bien, mais d'où l'orateur avait craint de
�PHILIPPE (359-336).
371
voir sortir une guerre prématurée. Le moment ne vint que trop tôt de renoncer à tout ménagement, et de jeter hautement le cri d'alarme. Cependant, Philippe aussi temporisait. En l'année 359, il avait reconstitué la Macédoine, en 358 pris Amphipolis et Pydna, en 357 Potidée. Pour laisser se calmer les craintes, il s'arrêta au milieu de ses succès. Mais ce temps de repos ne fut pas perdu : il améliora l'administration de ses États, compléta l'organisation de son armée et de ses financés^ observant tout en silence, au dedans et au dehors; lion et renard, veillant, attendant, et toujours prêt à s'élancer. A la fin de 357, il passa plusieurs mois dans les fêtes qui suivirent son mariage avec Olympias, fille de Néoptolème, roi d'Épire. Cette ardeur au plaisir faisait croire à ses ennemis qu'il dégénérait. Mais son mariage même était un acte politique, qui lui donnait un allié sur les derrières de l'IUyrie et de la Grèce. En 356, il déjoua les menées des rois de Thrace, de Péonie et d'Illyrie ligués contre lui ; il fonda Philippes pour s'assurer les mines du mont Pangée, et il reçut, coup sur coup, trois nouvelles : Parménion, son meilleur général, avait vaincu les Illyriens ; ses chevaux avaient remporté le prix aux jeux olympiques ; enfin il venait de lui naître un fils qui devait être Alexandre. C'est alors qu'il écrivit à Aristote : « Apprends qu'il vient de me naître un fils ; je rends moins grâces aux dieux de la naissance de cet enfant, que de ce qu'il est venu au monde de ton vivant. J'espère qu'élevé et instruit par toi, il sera digne de moi et de mon empire. » Lettre qui fait autant d'honneur au roi qui l'écrivit qu'au philosophe qui la reçut. Cette victoire aux jeux olympiques n'était pas un fait indifférent. Elle marquait le dessein arrêté de Philippe de s'introduire dans le monde grec. Avant de lui prendre sa liberté, il prenait ses couronnes. Déjà les révolutions et la guerre travaillaient pour lui dans la Tbessalie et la Phocide. Alexandre de Phères avait péri assassiné par ses beauxfrères, Tisiphonos, Pytholaos et Lycophron, à l'instigation de sa femme Thébé. Une nuit, durant son sommeil, elle lui enleva son épée et éloigna les dogues féroces qui veillaient à
�372
CHAPITRE XVI.
l'entrée de sa chambre. Ses frères hésitaient, elle les menaça d'éveiller le tyran (359). Les meurtriers avaient succédé à son pouvoir. Tisiphonos d'abord avec Thébé, puis, en 353, Lycophron. Les Aleuades crurent le temps venu de renverser enfin cette tyrannie dégénérée. Ils appelèrent Philippe à leur secours. Le roi assiégeait alors Méthône qui faisait la plus énergique résistance, et où il reçut une blessure qui lui coûta un œil. La ville enfin forcée de se rendre, il la rasa; c'était encore un point d'appui enlevé à Athènes sur les côtes de la Macédoine. Libre alors, il répondit à l'appel des Aleuades, et pénétra avec une armée en Thessalie, battit Lycophron, malgré un secours de 7000 Phocidiens qu'il avait reçu, et prévint les Athéniens à Pagases, port de la ville de Phères (353). Ainsi, grâce aux discordes des Thessaliens, Philippe avait pris pied dans leur pays. Il occupait, si je puis dire, le vestibule de la Grèce; il ne lui reste qu'à en franchir le seuil. Une vieille institution religieuse avait déjà, ce semble, tout exprès réveillé des prétentions surannées qui lui servirent de prétexte. Quelques temps après la bataille de Leuctres l'antique tribunal des amphictyons avait, sur la démande des Thébains, condamné les Lacédémoniens pour la surprise de la Cadméc à une amende de 500 talents, qu'il n'avaient point payée. Une autre avait été imposée aux Phocidiens pour avoir mis en culture quelques terres consacrées à Apollon. La dernière sentence portait que, si les Phocidiens refusaient de payer, leur territoire serait mis sous l'ànathème et consacré à la divinité, ce qui voulait dire dévasté et occupé par les prêtres de Delphes. Un des principaux Phocidiens, Philomélos, remontra à ses concitoyens qu'il y aurait lâcheté à se soumettre à un décret injuste, obtenu par les Thébains leurs ennemis ; il leur rappela, citant en preuve un vers d'Homère, que le patronage de l'oracle de Delphes leur appartenait ; soutint qu'ils devaient le ressaisir, et se fit fort de le remettre entre leurs mains. Les Phocidiens le choisirent pour général avec des pouvoirs illimités. Il se rendit à Sparte et décida le roi Archidamos à faire cause commune avec lui. Archidamos, n'osant pas intervenir ostensiblement, donna du moins
�PHILIPPE (359-336).
373
15 talents. Philomélos doubla la somme sur son propre bien, et soudoya une troupe de mercenaires qu'il ajouta à 1000 Phocidiens d'élite. Avec ces forces, il s'empara du temple, tua les Thracides qui le gardaient, mit leurs biens aux enchères, mais rassura la population de Delphes en promettant que là s'arrêteraient les violences. Les Locriens, qui s'armèrent contre lui, furent battus, et il eut le loisir d'entourer le temple d'une enceinte fortifiée et de porter ses ' troupes à 5000 hommes, en attirant à lui des mercenaires par l'appât d'une paye plus forte (350). Cependant il envoya des ambassadeurs dans toutes les cités pour représenter que les Phocidiens se bornaient à revendiquer leur droit de protection sur le temple, et pour offrir de rendre compte à tous les Grecs des offrandes consacrées. Mais les Béotiens, de leur côté, sollicitèrent les Thessaliens et les autres membres du corps amphictyonique, de déclarer la guerre aux Phocidiens, comme sacrilèges ; et une vaste ligue se forma entre eux. Les Athéniens, les Lacédémoniens et quelques peuples du Péloponnèse refusèrent seuls d'y en-, trer, sans toutefois prêter, aux Phocidiens un secours bien efficace. Pour tenir tête à cette ligue, Philomélos fut obligé de faire ce qu'il prétendait n'avoir pas fait encore, il mit la main sur le trésor sacré. « Mais aucun homme pieux et honnête ne se rangea sous ses drapeaux, tandis que tout ce qu'il y avait d'hommes décriés et plus fidèles à l'argent qu'aux dieux, se hâta d'accourir; bientôt une armée puissante, toute composée d'impies prêts à profaner les temples, se trouva sur pied. » Elle comptait 10000' hommes. Les Locriens furent vaincus de nouveau. Les Thessaliens, qui s'avancèrent avec 6000 soldats, ne furent pas plus heureux; mais les Béotiens, venus en nombre double, surprirent les Phocidiens près de Tithorée. Philomélos, sur le point de tomber aux mains de l'ennemi, après s'être vaillamment conduit, se précipita du haut d'une roche escarpée et périt. Onomarchos, son frère, le remplaça, se servit audacieusement des trésors de Delphes pour recruter son armée et'
�374
CHAPITRE XVI.
acheter des partisans dans les cités grecques, ravagea la Locride et s'empara même d'Orcliomène. Il assiégeait Chéronée, quand l'approche d'une armée béotienne le força de rentrer en Phocide. Il était d'ailleurs appelé au nord par le Thessalien Lycophron, que Philippe menaçait. Un secours de 7000 Phocidiens qu'il lui envoya sous son jeune frère, Phayllos fut insuffisant. Il accourut lui-même, vainquit deux fois le roi, qu'il rejeta en Macédoine, et revint en Béotie s'emparer de Goronée. Mais durant cette dernière expédition, Philippe reparaissait en Thessalie avec 20 000 hommes et 3000 chevaux. Onomarchos courut à sa rencontre et fut complètement battu. L'armée phocidienne compta 6000 morts; 3000 prisonniers furent jetés à la mer comme sacrilèges; les soldats du roi, défenseurs d'Apollon, étaient allés au combat le casque couronné du laurier sacré. Le corps d'Onamarchos, trouvé parmi les morts, fut mis en croix; quelques Phocidiens échappèrent en gagnant à !a nage une escadre athénienne qui croisait en vue du rivage. Philippe se posait donc comme le vengeur de la religion outragée; il prit en Thessalie un autre rôle, celui de libérateur. Il rétablit à Phères le gouvernement républicain ; mais en même temps il se faisait céder, à titre d'indemnité pour ses frais de guerre, une partie des revenus de la province, et il mettait la main sur les chantiers et sur les arsenaux. Il occupait Magnésie et Pagases, où il trouvait la flotte préparée par Alexandre, qui devint le commencement de la flotte macédonienne ; de là partirent aussitôt de nombreux corsaires, qui infestèrent la mer Égée, troublèrent le commerce d'Athènes, pillèrent Lemnos et Imbros, et osèrent venir enlever sur la côte de Marathon la galère paralienne. Cependant Philippe essaya de poursuivre sa fortune, et comme il avait réglé les affaires de la Tbessalie, d'aller faire les affaires de la Grèce et de la religion en Phocide même. Il marcha sur les Thermopyles. Les Athéniens, arrivés trop tard à Pagases pour la sauver de ses mains, avaient du moins couru aux Thermopyles et s'y étaient fortement retranchés ; Philippe recula. Gette tentative fut un trait de lumière pour ceux qui doutaient encore ; et dans Athènes des
�PHILIPPE (359-336).
375
actions de grâces furent rendues aux dieux, comme après une victoire (352). Phayllos, frère d'Onomarchos, lui avait succédé dans le commandement. En prodiguant l'or du temple, il attira un trrand nombre de soldats, et ses alliés se décidèrent à le secourir énergiquement. Athènes lui donna 5000 hoplites, les Lacédémoniens 1000 , les Achéens 2000; Lycophron, chassé de Phères, lui en amena autant. Il fut assez fort pour descendre en Eéotie, s'y maintenir, malgré trois échecs, enlever toutes les villes de la Locride épicnémidienne et battre les Thébains, qui voulaient les sauver. Mais ce jeune et actif général était atteint déjà d'une maladie qui l'emporta. On le remplaça par le jeune fils d'Onomarchos, Phalécos, à qui il fallut donner un guide, presque un tuteur, Mnaséas, qui périt bientôt. Sous ce jeune chef, les hostilités se poursuivirent avec des succès divers. Les deux partis commençaient à se lasser. Les Thébains furent même obligés de demander des secours d'argent au roi de Perse, qui leur envoya 300 talents. Ainsi, de tous côtés, l'étranger mettait la main dans les affaires de la Grèce. L'occasion parut bonne aux Spartiates pour recouvrer dans le Péloponnèse l'ascendant qu'Epaminondas leur avait ôté et que Thèbes, occupée ailleurs, ne pouvait leur disputer. Ils attaquèrent Mégalopolis, qui reçut des secours d'Argos, de Messène et de Sicyône. Thèbes fit en sa faveur un vigoureux effort; elle lui envoya 4500 hoplites et 500 cavaliers. Mais 3000 Phocidiens arrivèrent au secours de Sparte, et les forces se trouvèrent si bien balancées, qu'au bout de deux campagnes inutiles on fit la paix (351).
Première Pliillppiquc (353).
Pendant que les yeux des Grecs étaient fixés sur ces mouvements intérieurs, Philippe', repoussé des Thermopyles, essayait de se dédommager en Thrace. Il s'avançait à pelit bruit vers la Ghersonèse, que les Athéniens avaient récemment recouvrée, et vers Byzance, pour leur couper la route du l'Euxin, d'où ils tiraient leurs approvisionnements. Mais
�376
CHAPITRE XVI.
Démosthène suivait tous ces mouvements et éclata. « Quand donc, ô Athéniens, s'écria-t-il, quand ferez-vous votre devoir ? Qu'attendez-vous ? Un événement ou une nécessité, par Jupiter! Mais quelle nécessité plus pressante pour des âmes libres, que le moment où le déshonneur approchef Voulez-vous, dites-moi, allez toujours çà et là sur la place publique vous demandant les uns aux autres : « Que dit-on de nouveau ?» Eh ! qu'y aurait-il de plus nouveau qu'un Macédonien vainqueur d'Athènes et dominateur de la Grèce? — Philippe est-il mort? — Non, par Jupiter! il n'est que malade. — Mort ou malade, qu'importe? Lui arriverait-il malheur, que si votre vigilance n'est pas plus active, un autre Philippe surgirait bientôt : car celui-ci a grandi moins par ses propres forces que grâce à votre inertie. » Puis, mettant le doigt suf toutes les plaies du gouvernement d'Athènes, sur le vice et les désordres des armées de mercenaires, sur la légèreté du peuple, sur ses résolutions sans effet : « Je dis donc, Athéniens, qu'il faut armer 50 trirèmes et vous résoudre, au besoin, à les monter vous-mêmes. Ne me parlez ni de 10 000, ni de 20000 étrangers, grandes armées qui n'existent que sur les registres, publics. Je veux des Iroupes qui soient à la patrie. Vos mercenaires ne triomphent que de nos alliés ; laissant là l'ennemi qui avance ei conquiert, ils s'embarquent et vont offrir leurs services à Artabaze ou à d'autres. Leur général les suit ; comment s'CE étonner? Cessant de payer, il cesse d'être obéi. Il faut au plus vite ôter au chef et aux soldats le prétexte, en assurant la paye, et envoyer à l'armée de nos citoyens qui surveilleront la conduite des généraux. Voyez, en eflet, combien notre politique prête à rire. Si l'on vous demande : « Etesvous en paix, Athéniens? — Non! vous écrierez-vous. Non! par Jupiter ! nous sommes en guerre avec Philippe ! » G'esl vrai, car vous élisez chaque année 10 taxiarques, 10 stratèges, 10 phylarques et 2 hipparques. Mais que font ces gens-là? Hors un seul que vous envoyez à l'armée, tous vont parader à vos processions avec les inspecteurs des sacrifices. Tels que des mouleurs en argile, vous fabriquez des taxiarques pour l'étalage, non pour la guerre. » Il signalait
�PHILIPPE (359-336.)
377
[ensuite le mauvais mode d'organisation de l'armée, et les lenteurs fatales qui en résultaient : « Savez-vous pourquoi les Panathénées , les Dionysiaques qui vous coûtent plus cher qu'une expédition navale, sont toujours solennisées au I temps prescrit, tandis que vos flottes arrivent après coup à Méthône, à Pagases, à Potidée? C'est que pour ces fêtes tout I est réglé par la loi, que chacun connaît longtemps d'avance Ile chorége, le gymnasiarque de sa tribu, ce qu'il doit faire, {quand, par quelles mains et quelle somme il recevra; là Irien n'est imprévu, indécis, négligé; mais pour la guerre et Iles armements, nul ordre, nulle règle. A la première alerte, ■nous nommons des triérarques, nous rêvons aux ressources |pécuniaires, nous décrétons l'embarquement du métèque, puis de l'affranchi, puis du citoyen. Le temps se passe pendant tous ces décrets, et les places que nous voulons défendre sont perdues, que nous n'avons pas encore une seule voile dehors. » Ces vives peintures montrent à nu l'intérieur d'Athènes, les vices de son administration,- les défauts du nouveau peuple qu'Isocrate signalait tout à l'heure. On voit aussi combien Démosthène était frappé du danger actuel : * Peutêtre pouviez-vous autrefois agir ainsi sans danger; mais la crise approche ; il faut une prompte réforme. Philippe ne s'arrêtera pas, c'est évident, si on ne lui barre le chemin. » Quant au plan même de la guerre, il n'en donnait aucun : « Où aborder? dira-t-on. Attaquons seulement, ô Athéniens! La guerre elle-même découvrira l'ulcère gangrené de l'ennemi. » Ces paroles étaient éloquentes et elles étaient justes. Il n'y avait pas dix ans que la Macédoine était le plus misérable royaume, et son pouvoir ne paraissait pas encore, il s'en fallait, aussi formidable que l'avait été celui de Lacédémone. Cependant Sparte était tombée. Pourquoi Philippe serait-il plus difficile à abattre? Démosthène était dans le vrai, à égale distance de ceux qui fermaient volontairement les yeux au péril, et de ceux qui, comme Phocion, désespéraient trop tôt. Si sa demande de réformes n'est pas plus explicite, c'est qu'il était forcé de parler sur certains points avec une extrême réserve. Un décret insensé, provoqué par
�378
CHAPITRE XVI.
le démagogue Eubulos, avait prononcé la peine de mort contre quiconque proposerait de détourner pour la guerre la somme destinée aux fêtes publiques, le théoricon; et cette somme chaque année s'accroissait, dévorant le plus clair des revenus de l'Etat. Démosthène, et plus encore la nouvelle d'une tentative de Philippe sur un fort gardé par une garnison athénienne, entre Périnthe et Byzance, éveillèrent dans le peuple quelque énergie. Un armement considérable fut voté. Mais, soit que Philippe ne fût pas prêt pour une lutte directe avec Athènes, soit une maladie qui le condamna à l'inaction, il s'arrêta de nouveau et laissa passer près de deux années sans faire parler de lui. Plongé dans les plaisirs et la débauche, si l'on en croit Démosthène ; mais toujours actif, travaillant à embellir sa capitale, y élevant des monuments magnifiques, y attirant les meilleurs artistes, et prodiguant dans les villes grecques son or corrupteur.
Les Olynthlcnues, prise d'Olynthe pur Philippe (3â©-348).
Cependant, au centre de ses États, dans la péninsule chalcidique, Philippe voyait encore une ville indépendante, dont il avait naguère chèrement acheté l'amitié, par la cession de Potidée, mais qui, au premier jour, se tournerait peut-être contre lui; une épine au cœur de la Macédoine. Tant qu'Olynthe ne serait pas à lui, ses ennemis pouvaient la considérer comme une porte prête à s'ouvrir, pour donner entrée dans son royaume. Cité riche, d'ailleurs, capitale d'une confédération de 32 villes, Olynthe faisait obstacle à la vue de la Macédoine sur la mer. Philippe en méditait depuis longtemps la ruine. L'asile qu'elle donna à deux princes macédoniens fuyant sa colère, le décida à frapper ce grand coup. Avant de l'attaquer corps à corps, il la cerna, en enlevant les cités voisines. Il avait pris Apollinie quelques mois auparavant : en 349 il s'empare de Stagire qu'il détruit. La terreur lui. ouvre les portes de plusieurs autres. « Il faut que vous sortiez de votre ville, dit-il à des députés olynthiens, ou moi de la Macédoine. » Olynthe implora le secours d'Athènes.
�PHILIPPE (359-336).
379
Démosthène monte aussitôt à la tribune et signale en traits
ardents les progrès et la politique perfide de Philippe, Olynthe trompée par le don de Potidée, la Thessalie par la promesse de rendre Magnésie : « Amorcer les peuples assez insensés pour se laisser séduire à ses avances, et les faire tomber dans les filets qu'il a tendus, voilà le secret de sa
grandeur. » Puis, comparant à cette politique active, subtile, l'inertie du peuple dAthènes : « Nous dormons! s'écrie-t-il; Athéniens, vous dormez ! » Et il propose les vrais remèdes, des actes, des réformes, un meilleur emploi des finances gasIpillées en fêtes et en distributions au peuple. « Retenez votre [surprise, ô Athéniens? si j'ouvre un avis étrange pour la pluIpart d'entre vous : créez des nomothètes. Par eux n'établisIsez pas de nouvelles lois, vous n'en avez que trop; mais Icelles qui vous blessent aujourd'uui, abrogez-les. Lois théâItrales, lois militaires, je les nomme sans détour, ce sont elles Iqui, pour de vains spectacles, sacrifient la solde de l'armée laux oisifs restés dans leurs foyers, qui assurent l'impunité laux soldats réfractaires, et par là découragent le soldat fiIdèle. » — « .... Qu'avons-nous fait? Nous avons perdu nos {provinces, dissipé sans fruit plus de 1500 talents; la guerre Inous avait rendu nos alliés, vos conseillers vous les ont fait Iperdre dans la paix; et nous avons aguerri notre formidable Iennemi ! Quiconque le nie, qu'il paraisse et me dise où donc, jsi ce n'est au sein même d'Athènes, il a puisé sa force, ce îPhilippe? » Quant à l'administration intérieure : « Qu'aurait-on à me citer? Des créneaux reblanchis, des chemins réparés, des fontaines rebâties, bagatelles que tout cela ! Mais regardez les administrateurs de ces futilités : ils étaient pauvres, les voilà riches; plus la fortune publique s'est abaissée, plus la leur a grandi. Les grâces sont dans leurs mains; rien ne se fait que par eux, et vous, Athéniens, énervés, mutilés dans vos richesses, dans vos alliés, vous voilà comme des surnuméraires, comme des valets ! trop heureux si ces dignes chefs vous distribuent les deniers du théâtre, s'ils vous jettent une maigre pitance; et, pour comble de lâcheté, vous baisez la main qui vous fait largesse de votre bien.... Et ces désordres, par Gérés! je ne serais pas surpris de
�380
CHAPITRE XVI.
m'être exposé, par leur peinture, à vos coups, moi, plutôt que leurs coupables auteurs ! Car le franc parler n'est pas toujours le bienvenu auprès de vous, je m'étonne même qu'en ce moment vous le souffriez. » On trouvera, en effet, qu'il fallait du courage à Démosthène pour parler ainsi, en se souvenant de la peine portée contre celui qui proposerait l'abrogation des lois théâtrales. Les Athéniens n'obéirent qu'à moitié à Démosthène et négligèrent le point principal de ses discours, la réforme intérieure. Ils ne changèrent rien aux finances ni à l'armée et envoyèrent seulement Charès avec ,30 vaisseaux et 2000 mercenaires au secours d'Olynthe : ceci après la première Olynthienne. Après la seconde, Gharidêmos et 4000 mercenaires; après la troisième, 2300 soldats, cette fois tous Athéniens. Mais tandis que les généraux venaient mécontenter parleurs désordres plutôt qu'aider les Olynthiens, Philippe achetait les magistrats qui commandaient dans la ville assiégée et qui la lui livrèrent. Il l'abandonna au pillage, vendit ses habitants, et employa sa part de butin à semer l'or pour apaiser les ressentiments, et à de,s fêtes qui furent célébrées à Dion, à l'instar de celles d'Olympie, avec une royale magnificence. Nombre d'étrangers accoururent de tous les points de la Grèce à ces jeux; Philippe les accueillit tous, fit asseoir les plus distingués à sa table, les charma, les gagna par ses manières et ses présents. C'était une campagne qu'il faisait encore, aussi fructueuse qu'il aurait pu la faire à la tête de son armée. Ses convives emportèrent, en partant, un germe fatal de corruption qui grandit dans chaque cité, même dans Athènes.
Surprise des Thermopyles par Philippe et fln de la guerre sacrée (340).
Un parti nombreux, à Athènes, ne parlait que des bonnes intentions du roi. Les uns étaient d'honnêtes dupes, les autres étaient vendus. D'autres encore désespéraient et d'avance se résignaient. Quelques-uns cependant, et à leur tête Démosthène, même Eubulos, un des chefs du parti de paix, et Eschine, demandaient la réunion à Athènes d'un
�PHILIPPE (359-336).
381
congrès pour aviser à l'union de tous les peuples helléniques contre les nouveaux barbares qui, en deux ans, venaient de détruire 32 cités grecques. Il y eut un commencement d'exécution. On envoya quelques ambassades; mais sur le Ibruit que Philippe consentait à traiter, toute cette activité Jtomba, et dix députés lui furent envoyés : dans le nombre Ise trouvaient Démosthène et Eschine. Si l'on en croit celui-ci, IDémosfhène perdit en face de Philippe toute son éloquence, « et cet homme, qui promettait en chemin monts et rnereilles, resta court devant le roi, après avoir bégayé quelques ots. » Cependant les députés reçurent de Philippe la proesse qu'il enverrait à Athènes des plénipotentiaires pour onclure. Ils vinrent en effet et prirent les serments de la réublique. Pendant ce temps, le roi détrônait Kersobleptès t s'emparait des places fortes de la Chersonèse, regardant -omme de bonne prise tout ce qu'il occuperait avant d'avoir ui-même signé la paix. Quand, sur l'avis de Démosthène, ne nouvelle députation partit pour recevoir ses serments, lie mit 23 jours à gagner Pella et dut l'y attendre encore près 'un mois. Le rusé monarque feignait d'ignorer son arrivée t conquérait toujours au fond de la Thrace. De retour enfin, écouta les ambassadeurs, mais avant de leur rendre réonse, il les mena jusqu'à Pbères en Thessalie. Là, il leur éclara qu'il ne pouvait consentir à laisser écrire le nom es Phocidiens dans le traité. Les députés partirent. Ils taient à peine rentrés dans Athènes que Philippe marchait ux Thermopyles et s'en emparait. Démosthène accusa plus rd ses collègues, et particulièrement Eschine, d'avoir été endus à Philippe. Eschine ne fut sans doute coupable que 'avoir contribué à répandre, parmi ses concitoyens, ces senments de naïve confiance dans les promesses de Philippe ui les perdirent. Mais il était un des conseillers du peuple, fut mal venu plus tard à dire, pour sa justification, qu'il v'ait partagé l'entraînement général. Démosthène seul avait u le danger, mais n'avait pas été écouté. Cette guerre de Phocide, que Philippe venait terminer, se rolongeait depuis dix ans avec un égal succès de part et 'autre. Nulle puissance, en Grèce, ne semblait en état d'y
�382
CHAPITRE XVI.
mettre fin, Thèbes avait déjà obtenu du roi de Perse 300 talents pour pouvoir lutter contre les trésors de Delphes, Mais un secours plus direct lui était nécessaire : elle appela Philippe. Il franchit les Thermopyles et n'eut qu'à se présenter pour décider Phalécos à se retirer avec ses 8000 mercenaires dans le Péloponnèse. L'expédition étant sans périls, il n'en recueillit pas moins la gloire d'avoir pu seul venger les dieux. Son premier soin fut de convoquer le conseil des amphictyons pour régler le sort des Phocidiens. La tradition antique attribuait à cette assemblée une autorité religieuse et politique assez indéterminée et vague, mais à présent que Philippe mettait à sa disposition une force considérable, elle pouvait commander. Elle décida que la Phocide cesserait de former un Etat; que ceux qui avaient pris part à la spoliation du temple seraient jugés et traités comme sacrilèges; que les vingt-deux villes de la Phocide seraient rasées ; tons les habitants dispersés dans des bourgs dont aucun ne contiendrait plus de cinquante maisons; qu'ils conserveraient leur territoire, mais grevé d'un tribut annuel de 60 talents pour réparer les pertes faites par le temple de Delphes, estimées 10 000 talents; que leurs arme; seraient brisées sur la pierre et les débris jetés au feu, leurs chevaux vendus, et qu'ils n'en pourraient possédei d'autres à l'avenir. Après le châtiment les récompenses. La présidence des jeux pythiques fut donnée à Philippe, conjointement avec les Béotiens et les Thessaliens, et on transféra au roi de Macédoine les deux voix dans le conseil amphictyonique que les Phocidiens avaient possédées (346), La religion venait de tuer la liberté.
Activité «l'Athènes pour déjouer les plnns de l'hilippc sur le l»éIopouiièsc et Aiiiliraclc (340-513).
Ces nouvelles troublèrent toute la Grèce. Les Athéniens se mirent à fortifier le Pirée, à munir les forteresses des frontières, et un décret obligea les citoyens à rentrer leur; biens meubles des campagnes dans les bourgs fermés. Philippe jugea prudent de se retirer dans ses États, suivants)
�PHILIPPE (359-336).
383
tactique habituelle, et le temps venu de l'assemblée pythique, il envoya une ambassade aux Athéniens pour obtenir d'eux la reconnaissance de son litre d'amphictyon : il l'obtint. Démosthène cette fois parla pour la paix; c'était en effet une question de paix ou de guerre ; et malgré ses craintes et sa haine chaque jour plus vives, il ne jugeait pas prudent de rompre sur ce prétexte, qui eût amené contre Athènes le renouvellement de la ligue contre les Phocidiens. Mieux valait attendre des jours meilleurs, où cette ligue, Athènes pourrait la former, mais à son profit et contre la Macédoine. Ce qu'Athènes se proposait de faire un jour, Philippe l'exécutait; il cherchait à isoler cette ville du reste de la Grèce. En 345, il se déclara le protecteur de Messène et écrivit aux Spartiates : a Si j'entre en Laconie, je détruirai votre ville. » Ils se contentèrent de répondre : * Si ! » A Gorinthe, les habitants, malgré leur mollesse, firent des préparatifs de défense, et Diogène, pour ne pas rester seul oisif, roula son tonneau. Démosthène parcourut lui-même le Péloponnèse, en combattant partout les menées de Philippe qui, cette fois, n'aboutirent pas. Dans ses harangues aux Péloponnésiens , il avait insisté sur les perfidies du roi. Philippe crut nécessaire d'effacer ces impressions; et la ville, qui dans son abaissement gardait au moins plus qu'aucune autre, avec les trophées de Marathon et de Salamine, le sentiment de la résistance à l'étranger? vit les députés de l'ennemi des Grecs venir devant elle disculper leur maître de ses perfidies. Démosthène prononça alors sa seconde Philippique (344). Il y revient au système de la guerre, la chimère de la paix s'étant évanouie devant les actes audacieux de Philippe. Il rappela les discours qu'il avait tenus déjà aux Messéniens et aux Argiens, pour les effrayer de l'amitié royale, en leur montrant les ïhessaliens victimes de leur propre crédulité. Il signala surtout les traîtres et ce parti macédonien, qui était pour la Grèce le plus grand fléau. « Qui sont-ils, ceux qui, après la conclusion de la paix, à mon retour de la seconde ambassade, lorsque, voyant ma patrie fascinée, je prédisais ses malheurs, je protestais contre la trahison, je m'opposais à
�384
CHAPITRE XVI.
l'abandon des Thermopyles et de la Phocide, disaient que, buveur d'eau, Démosthène devait être un homme d'humeur revêche et morose, que Philippe, après avoir franchi le passage, n'aurait plus d'autre volonté que la vôtre, fortifierait Thespies et Platées, réprimerait l'insolence thébaine, percerait à ses dépens la Chersonèse, et vous livrerait Oropos et l'Eubée en dédommagement d'Amphipolis? Oui, tout cela vous fut dit ici, à cette tribune ; et sans doute vous vous le rappelez, quoique vous ayez mauvaise mémoire pour les traîtres; et, pour comble d'ignominie, frustrant les espérances de vos descendants, votre décret les lie eux-mêmes à cette paix : tant la déception fut complète! — Epargneznous, disait-il à la fin, épargnez-nous, grands dieux, la preuve frappante de tant de perfidies 1 Non, contre aucun coupable, méritât-il la mort, je ne saurais provoquer un châtiment acheté au prix du péril de tous, au prix de la ruine d'Athènes. » Philippe, après avoir lu ce discours, dit : « J'aurais donné ma voix à Démosthène pour me faire déclarer la guerre, et je l'aurais nommé général. » Exprimant par là l'impression profonde que lui avait faite cette irrésistible éloquence, bien plutôt que le vœu de voir les Grecs se déclarer contre lui; car si une ligue grecque se formait, la victoire pour Philippe devenait un problème. Cette ligue était la continuelle pensée de Démosthène ; Eubulos, l'un des principaux chefs de parti à Athènes, s'était aussi rallié à cette idée. Jusqu'ici, on avait échoué; mais le danger était devenu si évident, que l'entreprise semblait maintenant plus facile. Les Athéniens, dn moins pour y entraîner les autres peuples, montrèrent une activité digne de leurs beaux jours. En 344, Philippe s'en alla guerroyer contre les Ulyriens. Il ravagea leur pays et y prit quelques villes. Mais à peine délivré de cette guerre, il revint à la Grèce, et s'occupa de réorganiser la Thessalie. II la divisa en quatre districts, plaça à la tête de chacun des hommes dévoués, mit garnison dans les places fortes, et s'attribua tous les revenus du pays. La Thessalie était décidément une province macédonienne. Il occupait les Thermopyles, la première porte de la Grèce : il
�PHILIPPE (359-336).
385
voulut avoir la seconde, l'isthme de Gorinthe. S'il pouvait s'y établir, il était à la fois maître du chemin de l'Attique et de celui du Péloponnèse. Il fomenta une conspiration dans Mégare pour se faire déclarer protecteur de la ville ; les Athéniens le prévinrent. Phocion entra dans la place et en releva les longs murs (343). Cette tentative manquée, il courut à une autre, d'un côté opposé; il intervint en Epire, en faveur de son beau-frère, Alexandre, conquit pour lui trois villes à moitié grecques, qui refusaient de lui obéir; et, pour son compte, chercha à s'emparer d'Ambracie, dont la prise lui eût donné l'Acarnanie. Là il eût trouvé, pour entrer dans le Péloponnèse, la, route qu'Athènes venait de lui fermer à Mégare. Elle lui ferma celle-ci encore. Une troupe d'Athéniens se jeta clans Ambracie, et Démosthène vint enflammer le courage des Acarnanes et des Achéens. Une surprise tentée en même temps par les Athéniens sur Magnésie, en Thessalie, rappela Philippe de l'Épire. • Ainsi les deux adversaires, sans oser se prendre corps à corps, s'attaquaient de loin. Cet état n'était ni la paix ni la guerre; Philippe s'en plaignit et envoya à Athènes Pitbon, dont l'éloquence égalait presque celle de Démosthène. L'oraeur Hégésippos répondit ; son discours amenait nécessairement pour conclusion la guerre : « Mais c'est la guerre que tu emandes, s'écria un mécontent à l'orateur qui descendait e la tribune. — Oui, par Jupiter! répondit-il, et je demande e plus des deuils, des enterrements publics, des éloges fuèbres, tout ce qui nous fera vivre libres et repoussera de os têtes le joug macédonien. » Malheureusement cette fois, u lieu d'agir, les Athéniens se mirent à faire le procès à schine et à Philocratès, d'après les dénonciations de Déosthène, et malgré tous ses efforts pour tourner leur esprit 'ers les objets véritablement grands (343).
iiérationgucl>hili|i|icei>Tlirncc,<lcTaii(l>érin(hcc(Ityzancc (3-48-33»).
Tandis qu'ils perdaient ainsi un temps précieux, Philippe onstruisait dans ses ports des arsenaux, des navires, et
�386
CHAPITRE XVI.
faisait dans l'intérieur de la Thrace une expédition qui lui soumit une partie de ce pays. Il y fonda, avec des Grecs enlevés aux villes de la côte, plusieurs colonies. Une d'elles, qu'il peupla de malfaiteurs, à défaut de colons volontaires, prit son nom, qu'elle garde encore. Ces établissements , dans le voisinage de la Chersonèse et de Byzance, menaçaient les possessions, le commerce, l'existence même d'Athènes, qui se nourrissait des blés de la Tauride et des poissons de l'Euxin. Un de ses généraux, Diopithès, était dans la Chersonèse avec une petite armée ; il fit quelques incursions sur les terres récemment conquises par Philippe, qui. se plaignit à Athènes. « Les Athéniens, dit Démosthène, sont les défenseurs de la liberté grecque.Chaque coup porté à cette liberté frappe sur eux. De là leur droit de la défendre partout. » Et il revenait à la seule proposition qui pût sauver Athènes : la réforme des abus, une ligue de toute la Grèce. La moitié de son conseil fut suivie. Des ambassades partirent, et les mouvements qu'elles imprimèrent à l'opinion publi .;ue furent assez forts pour engager Philippe à suspendre ses desseins. Démosthène gagnait du temps, c'était beaucoup, comme il le remarque lui-même, dans la lutte d'une république contre un monarque (341). Il suspendait ses desseins en Grèce, l'attention étant éveillée de ce côté-là; mais il les poussait activement vers la Thrace, où il croyait trouver plus de facilités. Vers la fin de 341, il assiégea Sélymbrie, et, peu de temps après, la place plus importante de Périnthe sur la Propontide. Protégés par la forte position de leur ville sur une éminence que la mer baignait des deux côtés, les Périnthiens firent une opiniâtre iésistance, malgré les 30 000 hommes et les innombrables machines de guerre dont Philippe les enveloppait. Mais Démosthène suit tous ses mouvements. Aux armées du roi il oppose encore sa parole, et ce qu'il a fait dans le Péloponnèse, il va le faire dans la Thrace. Il se rend à Byzance; et détruisant à force d'éloquence une jalousie invétérée, il renoue l'alliance que la guerre sociale avait brisée, Byzance envoie des secours à Périnthe. Les Perses, effrayés de voir les Macédoniens si près de l'Asie, lui font passer des sol-
�PHILIPPE (359-336).
387
dats, des vivres et de l'argent. Athènes, de son côté, fait une diversion puissante. Un de ses amiraux va piller les villes du golfe pagasétique et capturer des vaisseaux chargés pour la Macédoine, pendant que Phocion passe dans l'Eubée et en chasse les Macédoniens. Phocion n'était que la main qui avait exécuté. C'est Démosthène encore qui avait fait voter l'expédition, c'est à lui que le peuple en attribua le succès ; il lui décerna une couronne d'or (340). Cependant Philippe n'avançait pas devant Périnthe ; il crut plus facile de prendre Byzance. Il divisa ses forces et assiégea les deux villes à la fois. En même temps il se plaignit à Athènes des dernières hostilités. Pour toute réponse, Démosthène fit renverser la colonne sur laquelle le traité avec le roi était gravé, et le peuple, animé enfin de la même ardeur que son grand orateur, arma 120 galères montées par des hoplites athéniens et commandées par Phocion. Encouragés par cette décision, les insulaires de Ghios, de Rhodes et de Gos envoyèrent ainsi des secours à Byzance, qui, en face de la probité de Phocion, comme devant l'éloquence de Démosthène, oublia ses rancunes et ses soupçons contre Athènes. Naguère elle avait refusé de recevoir Gharès et son escadre, car c'était presque malgré ces villes qu'Athènes les secourait. Phocion fut admis dans Byzance; et Philippe, vaincu par Démosthène, s'éloigna en frémissant (339). Comme Mégare, comme Ambracie , comme l'Eubée , Byzance et Périnthe lui échappaient. A l'est, à l'ouest, au centre, il n'éprouvait qu'humiliations et défaites; et ceux qui lui infligeaient ces affronts répétés étaient les vaincus d'EgosPotamos! Oui, mais les restes d'un grand peuple conduits, soutenus par un grand homme. Périnthe et Byzance firent sculpter un groupe colossal qui représentait les deux, villes offrant au peuple athénien une couronne, et décrétèrent que leurs députés iraient aux quatre grands jeux de la Grèce proclamer les services d'Athènes, ainsi que leur gratitude. Sestos, Éléonte, Madytos et Alopéconnèse envoyèrent à Athènes une couronne d'or de la valeur de 60 talents, et érigèrent un autel consacré à la Reconnaissance et au peuple athénien.
�388
CHAPITRE XVI.
Go fut le dernier des beaux jours d'Athènes. Je me trompe, elle en aura un encore, le lendemain de Ghéronée.
Bataille tic Chéronée (338).
Philippe alla cacher son dépit loin de la Grèce. Il fit une expédition contre les Scythes établis entre le mont Hœmus et le Danube, mais fut battu, au retour par les Triballes, qui lui enlevèrent tout son butin; il fut même grièvement blessé. Tandis qu'il s'enfonçait dans le nord, ses amis lui préparaient en Grèce un triomphe. Eschine soulevait tout le conseil amphictyonique contre les Locriens d'Amphissa, qui osaient cultiver le territoire pour lequel les deux premières guerres sacrées s'étaient allumées. Était-il vendu à Philippe, et voulait-il lui préparer une nouvelle intervention? Démosthène le prétendit. Ce qui est certain, c'est qu'il servit à la fois la cause de l'étranger et celle du fanatisme. Quand il apporta cette nouvelle dans l'assemblée, Démosthène s'écria : « Tu apportes la guerre, Eschine, au cœur de l'Attique, une guerre sacrée. » En effet, quelque temps après, le commandement des forces amphictyoniques fut remis de nouveau à Philippe, qui entra en Phocide avec une armée. Mais tout à coup, au lieu de poursuivre l'objet de la guerre, il se jeta sur Élatée, qui commandait les défilés par où on va en Béotie, se mit à la fortifier, et envoya demander aux Thébains de s'unir à lui ou de lui ouvrir passage pour entrer dans l'Attique (339). L'effrayante nouvelle arriva de nuit à Athènes. Aussitôt les magistrats font sonner la trompette par toutes les rues; les habitants se lèvent, et, à la pointe du jour, se trouvent réunis aux Pnyx. Us produisirent un de ceux qui avaient apporté la nouvelle, et dès qu'il eut parlé, le silence et la terreur planèrent sur l'assemblée. Aucun des orateurs habituels n'osa prendre la parole; malgré les proclamations répétées du héraut, personne ne se leva. Enfin, la foule porta ses regards sur Démosthène; il monta à la tribune, exhorta le peuple à ne pas perdre courage, et conseilla d'envoyer sur-le-champ des députés à Thèbes, pour inviter
�PHILIPPE (359-336).
389
les Béotiens à faire cause commune et à combattre ensemble pour la défense de la liberté. Il voulait aussi qu'on mît en mouvement toutes les forces d'Athènes, et ces forces étaient considérables, grâce à deux mesures qu'il fit prendre, et dont l'une était une victoire sur un vieil abus ; il fit suspendre tous les travaux publics, et employer à la guerre l'argent qui leur était consacré, et qu'auparavant on eût ajouté au thêoricon. En outre, on avait sous la main une armée, déjà réunie, de 10 000 mercenaires. Les députés partirent en toute hâte. Les Thébains avaient quelques griefs contre Philippe. Il leur avait enlevé Écliios sur le golfe Maliaque, et leur avait refusé Nicée, la clef des Thermopyles, enfin sa puissante amitié les effrayait. Une ambassade macédonienne était déjà dans la ville, et rappelait les services du roi, le sort de ceux qui soutenaient la guerre contre l'autorité sacrée des amphictyons. Mais Démosthène, de son souffle puissant, alluma leurs courages, les enflamma d'une noble ardeur, et répandit sur toutes les autres considérations de si épaisses ténèbres, que, bannissant crainte, prudence, reconnaissance même, ils s'abandonnèrent à l'enthousiasme du devoir. Cette œuvre de l'éloquence parut si éclatante, si prodigieuse, que Philippe envoya sur-lechamp des hérauts demander la paix; que la Grèce entière se dressa, l'oeil, fixé sur l'avenir; que, non-seulement les généraux athéniens, mais les chefs de la Béotie, suivaient les ordres de Démosthène, devenu à Thèbes, non moins que dans Athènes, l'âme de toutes les assemblées populaires. Divers engagements, heureux pour les alliés, précédèrent l'action générale ; celle-ci fat assez longtemps retardée pour que les Spartiates eussent pu se lever et accourir sur ce dernier champ de bataille de la liberté ; ils n'y vinrent même pas, comme à Marathon, trop tard. Sauf quelques hommes de Qorinthe, et peut-être de d'Achaïe, Athènes et Thèbes restèrent seules. L'armée grecque, commandée par Gharès et Lysiclès, était bien inférieure par le talent des généraux, mais au moins égale en nombre à celle de Philippe, qui comptait 30 000 hommes d'infanterie et 2000 chevaux. Démosthène, malgré ses quarante-huit ans, servait à pied
�390
CHAPITRE XVI.
parmi les hoplites. La bataille se livra près de Chéronée. Alexandre était à l'une des ailes opposées aux Thébains; Philippe à l'autre, en face des Athéniens. Au centre des deux armées étaient les mercenaires. Alexandre fut le premier qui entama les lignes ennemies par son impétueuse valeur. On dit que Philippe laissa les Athéniens épuiser leur fougue et se débander à la poursuite des ennemis, que leur premier choc avait rompus, qu'alors il fondit d'une hauteur sur leurs lignes en désordre, et les mit en déroute. Déjà, à l'autre aile, le bataillon sacré des Thébains était exterminé à son poste, jusqu'au dernier soldat. Mille Athéniens furent tués; deux mille faits prisonniers, et parmi eux Démade; le reste prit la fuite; Démosthène fut au nombre de ces derniers. La perte des Thébains n'est pas connue, mais dut être considérable. Le bataillon sacré resta tout entier sur le champ de bataille. « On ne grava point, dit Pausanias, d'épitaphe sur leur tombeau, car la fortune les avait trahis, mais on le surmonta d'un lion, en souvenir de leur courage, a Sous ce tombeau des vaincus de Chéronée était ensevelie à jamais la liberté de la Grèce. Athènes, en apprenant ce désastre, s'éleva à la hauteur du péril. Sur la proposition d'Hypéridès, on donna la liberté aux esclaves, le titre de citoyen aux métèques qui s'armeraient; on rappela les bannis, on prit 10 talents dans le trésor pour réparer les murs; Démosthène à lui seul en fournit 3. Les timides songeaient à fuir; un décret assimila l'émigration à la trahison, et plusieurs furent exécutés pour ce lâche abandon de la patrie en deuil. Lysiclès, l'incapable général, fut mis à mort. Etait-ce une victime immolée à la colère du peuple? L'incapacité, dans un certain poste, et portée à un certain degré, devient crime. Ce fut l'intègre Lycurgue qui l'accusa. « Tu commandais l'armée, et mille citoyens ont péri ; et deux mille ont été faits prisonniers ; et un trophée s'élève contre la république ; et la Grèce entière est esclave ! Tous ces malheurs sont arrivés quand tu guidais nos soldats ; et tu oses vivre, tu oses voir la lumière du soleil, te présenter sur la place publique, toi monument de honte et d'opprobre pour la patrie ! »
�PHILIPPE (359-336).
391
Rome fut plus grande. Elle sortit tout entière au-devant du vaincu de Cannes. Ce qu'elle fit pour Varron, Athènes du moins le fit pour Démosthène. Malgré les clameurs élevées contre l'homme qui avait tant contribué à cette guerre malheureuse, elle lui conserva sa confiance, et le chargea de l'oraison funèbre des guerriers. « Non, s'écriait l'orateur, justifiant à la fois et lui-même et Athènes, dans une explosion d'éloquence, non, Athéniens, vous n'avez pas failli en courant à la mort pour le salut et la liberté de la Grèce! Non, j'en jure par vos ancêtres tombés à Marathon, à Salamine, à Platées! » Donnons aussi une place, dans ces souvenirs, à un rhéteur qui fut un jour citoyen, le vieil Isocrate, encore plein de santé, malgré ses 98 ans, se laissa mourir de faim : son éternelle illusion sur les bonnes intentions de Philippe venait de s'évanouir. La réalité le tua. Philippe fut digne d'Athènes. On rapporte que le soir de. Chéronée, célébrant avec ses amis cette grande victoire, il ajouta l'ivresse du vin à celle de la joie, et vint,Ja tête couronnée de fleurs, insulter aux captifs. « Eh quoi, lui dit Démade, la fortune t'a donné le rôle d'Agamemnon, et tu joues celui de Thersite ! » Rappelé à sa dignité par cette flatterie courageuse, il foule aux pieds ses couronnes; et, redevenu lui-même, le politique à la fois généreux et habile, il délivra tous les prisonniers d'Athènes, sans rançon, brûla ses morts et lui renvoya honorablement- leurs restes, par une ambassade chargée d'offrir à Athènes des conditions de paix qu'elle ne pouvait espérer. Philippe lui laissait la Chersonèse, Lemnos, Imbros et Samos, et lui donnait Oropos, qu'il ôtait aux Thébains. Ceux-ci, bien plus durement traités, durent payer la rançon de leurs captifs et de leurs morts, recevoir une garnison macédonienne dans la Cadmée, renoncer à toute domination sur la Béotie, où Orchomène et Platées se relevèrent, et rappeler leurs bannis, qui furent laissés maîtres du gouvernement. Dans ce traitement contraire, infligé aux deux peuples, il y avait de la haine pour cette ville, naguère sauvée par Philippe, maintenant hostile, pour ce lourd génie béotien qui, n'ayant rien donné à la Grèce, n'avait rien à prétendre ;
�392
CHAPITRE XVI.
il y avait aussi_une affection involontaire pour cet autre peuple artiste, éloquent et brave, pour cette cité, son infatigable ennemie, mais où se donnait la consécration de la gloire. Philippe craignait-il les lenteurs d'un long siège, les risques de quelque beau désespoir, les retards pour sa grande entreprise ? Sa pensée pesait un peu tout cela, sans doute, et il sentait bien qu'Athènes, avec sa flotte intacte, n'était point h sa merci. Mais voyons le meilleur côté. Il était tout-puissant, il fut généreux. Cette grande entreprise, que maintenant il voulait accomplir, ce n'était rien moins que la conquête de la Perse. De Chéronée il se rendit à Corinthe, où il convoqua les députés de toute la Grèce. Il leur exposa ses projets; il demanda leur concours. On le nomma généralissime, et on détermina le contingent à fournir par chaque cité. Avant .de retourner dans ses Etats, il voulut montrer sa puissance dans le Péloponnèse et humilier les Spartiates; il ravagea la Laconie, et agrandit, à leurs dépens, les territoires de Messène, de Mégalopolis, de Tégée et d'Argos. Il n'eut pas besoin d'aller dans l'ouest. Les Acarnanes chassèrent d'eux-mêmes les ennemis de Philippe, et Ambracie reçut une garnison macédonienne. Byzance enfin sollicita son alliance (338). L'année suivante se passa en querelles domestiques et en préparatifs. Philippe expédia même un corps d'armée en Asie, sous Parménion et Attale. C'est alors sans doute que commencèrent les relations de la Perse et de Démosthène. Le grand orateur n'avait pas. attendu l'or du barbare pour se décider sur la politique à suivre. Il ne vendit ni son éloquence ni son patriotisme. On lui offrait, un moyen d'aider sa cause, celle d'Athènes et de la Grèce, il l'accepta. La Perse n'était plus à craindre, la Macédoine l'était beaucoup; les subsides de l'une servirent contre l'autre, comme de nos jours l'or anglais servit contre Napoléon. Si la France, qui en a tant souffert, a le droit de trouver ce moyen de guerre peu honorable, personne au moins n'a le droit d'accuser Démosthène de vénalité. Les préparatifs de Philippe a peu près terminés, il con-
�PHILIPPE (359-336).
393
sulta la Pythie sur le succès de l'expédition. L'oracle répondit : « La victime est couronnée, l'autel est prêt, le sacrificateur attend. » Dans cette réponse il lut la ruine des Perses, mais ce jour-là la Pythie ne philippisait pas : c'était lui la victime désignée. Par des fêtes magnifiques, de splendides festins, des jeux, des combats de chants, auxquels il invita tous ses amis grecs, Philippe célébra à la fois son prochain départ, et le mariage de sa fille Gléopâtre avec Alexandre, roi d'Épire, son beau-frère. TJn nombreux concours d'assistants se trouva réuni de toutes parts dans la ville d'Égées, en Macédoine. Durant le banquet royal, un tragédien célèbre récita, sur l'invitation du roi, des vers qui disaient : « Vous dont l'âme est plus haute que la zone éthérée, et qui, avec orgueil, regardez l'immense étendue de vos domaines, vous qui bâtissez palais sur palais, et croyez que votre vie ne finira pas, voici la mort qui, d'un pas rapide s'approche, et va jeter dans les ténèbres vos œuvres et vos longues espérances. » Et Philippe applaudissait ; il lisait dans ces vers, non sa sentence, mais le destin dont il croyait la Perse menacée (Diod., XVI, 92). Au milieu de ces fêtes des couronnes d'or furent offertes à Philippe par les principaux convives et les principales villes. Athènes même en envoya une avec ce décret : « Si quelqu'un conspire contre la vie de Philippe, et vient chercher refuge à Athènes, il sera livré au roi. » Quand le banquet royal fut terminé, les jeux étaient remis au jour suivant, la foule courut au théâtre; la nuit durait encore. Dès que le jour se montra, on vit s'avancer une pompe religieuse : c'étaient les images des douze dieux, travaillées par les plus habiles artistes, et parées des plus riches ornements; à leur suite, venait une treizième statue, celle de Philippe luimême, placée sur un trône comme celle des autres dieux, au rang desquels on le montrait, assis et présent à leur conseil. Lorsque Philippe arriva, vêtu de blanc, il ordonna à ses gardes de se tenir à distance, voulant ainsi faire voir à tous qu'il se fiait à l'affection des Grecs, mais presque aussitôt un meurtrier, caché dans les couloirs du théâtre, avec
�394
CHAPITRE XVI.
une épée celte sous ses vêtements, s'élance derrière lui, le frappe entre les côtes, et l'étend mort à ses pieds. C'était Pausanias, noble macédonien, qui, peu auparavant, lui avait demandé en vain justice d'un outrage. Selon d'autres, il était l'instrument des Perses ou des Athéniens. Enfin on a aussi accusé Olympias. Philippe, adoptant l'usage oriental de la polygamie, qui commençait à s'introduire en Grèce, venait d'épouser Cléopâtre, fille d'Attale, l'un de ses généraux; la fière Olympias, pleine de ressentiment,-s'était retirée quelque temps à la cour de son frère,.le roi d'Épire; son fils Alexandre, que la disgrâce maternelle atteignait, l'avait accompagnée, et les soupçons se sont étendus jusqu'il lui. Son caractère les repousse. Philippe n'avait que quarante-sept ans.
��ALEXANDRE (336-323).
395
CHAPITRE XVII.
ALEXANDRE (556-525).
Préliminaires de l'expédition en Asie; destruction de Thèbes (336-334). — Batailles du Granique et d'Issus (334-333). — Siège de Tyr (332); fondation d'Alexandrie (331). — Bataille d'Arbèles (331) ; mort de Darius; prise d'armes en Grèce (330). — Campagnes dans la Bactriane et Sogdiane (330-327); mort de Philotas, de Clitus (328), de Callisthène (327). — Campagnes dans l'Inde (327-325). — Retour à Babylone; Néarque; projets d'Alexandre; sa mort (325-323).
Préliminaires de l'expédition en Asie; destruction de Tnèhes (330-334).
« On dit que Philippe étant à Samothrace, dans sa première jeunesse, y fut initié aux mystères, avec Olympias, alors enfant, et orpheline de père et de mère. Il en devint j épris, et plus tard ayant obtenu le consentement d'Arymbas, I frère de cette princesse, il l'épousa. La nuit qui précéda I celle de leur entrée dans la chambre nuptiale, Olympias I songea qu'à la'suite d'un grand coup de tonnerre, la foudre I était tombée sur elle et avait allumé un grand feu, qui, après s'être divisé en plusieurs traits de flamme, se dissipa promptement. » Ce prodige serait bien l'image delà vie d'Alexandre, et de cette puissance qui devait s'élever si vite, éblouir le monde, et sitôt disparaître. On disait encore que Jupiter était le vrai père d'Alexandre, déjà d'ailleurs descendant des dieux et des héros, d'Hercule, par Caranos, et d'Achille, par I Olympias. Il vint au monde le 19 juillet 356, le jour même où le temple de Diane, à Éphèse, fut brûlé par Érostrate. Alexandre avait ce que les Grecs regardaient comme un don des dieux, la beauté : ses yeux étaient doux et limpides, sa peau très-blanche et relevée au visage et à la poitrine par
I I
�396
CHAPITRE XVII.
un vif incarnat; il inclinait légèrement la tête sur l'épaule gauche. Les grands traits de son caractère se montrèrent dès l'enfance dans les petites choses. Il était encore dans les mains de son premier précepteur, Léonidas, parent de sa mère, qui l'élevait dans les sévères habitudes des Spartiates, lorsqu'un jour, sacrifiant aux dieux, il jeta l'encens à pleine poignée, s Attendez, lui dit le parcimonieux mentor, attendez pour faire de telles offrandes, que vous soyez maître du pays où croît l'encens, » Plus tard, maître de l'Asie, Alexandre envoya à Léonidas 100 talents pesant d'aromates, en l'invitant à ne plus être chiche avec les dieux. Quand on amena à la cour l'indomptable Bucéphale, que lui seul put réduire, il émerveilla tellement ceux qui furent témoins de son audace, que Philippe le saisit dans ses bras et dit : » Cherche un autre royaume, ô mon fils, le mien n'est déjii plus assez grand pour toi. » Les dispositions héroïques de son âme impétueuse et bouillante furent singulièrement favorisées par un autre précepteur, l'Arcananien Lysimachos, qui lui donna le goût d'Homère et se comparait lui-même à Phœnix, Philippe à Pélée, et Alexandre à Achille. Achille devjnt le modèle de celui qui devait le surpasser de 'beaucoup. Gomme lui, Alexandre excellait à la course et dans les exercices du corps. Mais quand on lui demandait s'il disputerai! le prix à Olympie : « Oui, dit-il, si pour rivaux j'y devais trouver des rois. » Comme Achille, il jouait de la lyre, il jouait même de tous les instruments, sauf la flûte; il savait par cœur l'Illiade et une partie de YOdyssée. Pindare et Stésichore étaient, avec Homère, ses poètes favoris. Mais le plus illustre des maîtres d'Alexandre fut Aristote, de Stagire, le plus pratique, le plus savant et le plus profond des philosophes de l'antiquité. Ce fut lui qui cultiva chez Alexandre les dispositions sérieuses : elles ne manquaient pas. Encore enfant, il avait étonné un jour les ambassadeurs persans en les questionnant sur les routes, les distances, les forces de l'empire du grand roi. Aristote lui enseigna sans doute beaucoup de sciences, la poli tique,, diton, la morale et l'éloquence, qui ne s'enseigne pas, mais se règle. Médecin, lui-même, il lui inspira pour la médecine
�ALEXANDRE (336-323).
397
assez de goût pour qu'Alexandre ait écrit sur cet art ou même l'ait quelquefois pratiqué. On ajoute qu'il l'initia à ses plus profondes spéculations; et lorsqu'il lui annonça un jour qu'il venait de les publier, Alexandre qui voulait en toutes choses être au-dessus des autres hommes, lui reprocha de n'avoir pas réservé pour eux seuls les mystères de la science. Je ne sais tout ce qu'Aristote apprit à son royal disciple, car Alexandre ne fut que durant trois ou quatre années son élève et le quitta avant dix-sept ans. Mais ce dont je suis sûr, c'est que le philosophe agrandit et éleva son esprit, qu'il lui ouvrit des horizons immenses, qu'il augmenta en lui la soif des grandes choses, dans la paix comme dans la guerre. Le philosophe, qui voulait tout savoir et tout régler, lut le digne maître du roi qui voulut tout conquérir pour tout renouveler. Pourtant quand nous verrons Alexandre concevoir de si hautes et si libérales pensées pour l'ordonnance de son empire, nous nous souviendrons quel était pour Aristote l'idéal d'un État : un petit nombre de citoyens servis par des esclaves. Ici l'élève est plus grand que le maître. Quand Philippe mourut, en 336, Alexandre, à peine âgé de vingt ans, avait déjà fait ses preuves, trois années aupaavant, comme régent du royaume, pendant une expédition de son père contre les Scythes. Les circonstances de son avènement étaient des plus difficiles. A l'intérieur et à l'extérieur, tout l'édifice do Philippe chancelait. Mais Alexandre avait pour lui les soldats charmés de sa brillante valeur, le peuple gagné par ses largesses et mieux que tout cela son génie. Son premier soin fut de se débarrasser des complices réels ou supposés de Pausanias. On enveloppa aussi Amyntas, ce fils de Perdiccas à qui Philippe avait pris la couronne, dans un complot, et il fut mis à mort. Aussitôt que Philippe était tombé, Olympias s'était vengée de ses affronts sur Gléopâtre et son fils. Elle tua l'enfant dans les bras de sa mère, et força celle-ci à se pendre. Un oncle de Gléopâtre commandait un corps macédonien en Asie. Alexandre le fera assas-
�398
CHAPITRE XVII.
siner. Ces exécutions étaient des garanties pour le nouveau roi, mais plusieurs aussi d'atroces injustices. Alexandre oubliera ainsi quelquefois Alexandre, pour montrer le roi asiatique. Cependant la Grèce s'agitait, Athènes, et dans Athènes Démosthène avaient donné le signal. Le grand orateur était en deuil de sa fille morte depuis sept jours, quand un courrier secret lui annonça le meurtre de Philippe. Aussitôt il prend des vêtements blancs, se couronne de fleurs, et court annoncer aux Cinq-Cents que les dieux lui ont révélé par un songe la mort du Macédonien. Bientôt la nouvelle se confirme, et Démosthène, malgré Phocion, fait décerner une couronne à l'assassin. C'étaient deux mauvaises choses à la fois, une ruse inutile, et une offense à la moralité publique qui, pour n'avoir été que trop souvent imitée, n'en fait pas moins tort à sa mémoire. Aussitôt des émissaires partent d'Athènes. Démosthène sème l'or et la révolte. Sparte, Argos, l'Arcadie, l'Élide rejettent la suprématie macédonienne. Thèbes renverse son gouvernement oligarchique et attaque la Cadmée ; les Etoliens offrent des secours à ceux que Philippe a bannis de PArcanie; les Ambraciotes chassent les garnisons macédoniennes, et Démosthène négocie la révolte du général qui commandait l'armée envoyée par Philippe en Asie, Attale. Au milieu de cette effervescence, Alexandre parait et déconcerte tout par sa rapidité. Une armée formidable le suit. Il gagne les Thessaliens, réunit aux Thermopyles les amphictyons "qui reconnaissent sa suprématie, promet aux Ambraciotes l'autonomie, et se montre tout à coup sous les murs de Thèbes, qui se tait frappée d'effroi. Athènes ellemême lui députe des ambassadeurs, parmi lesquels Démosthène, qui, soit crainte, soit pudeur, ne s'avance pas au delà du Cithéron. Enfin Alexandre convoque à Corinthe l'assemblée générale de la Hellade, et se fait nommer chef suprême des Grecs, dans la guerre contre les Perses. Quant à Attale, il l'avait fait assassiner (336). Un homme étonna cependant le jeune victorieux. A Corinthe, Alexandre alla voir Diogène. i Que veux-tu de moi'/
�ALEXANDRE (336-323).
399
demanda-t-il au philosophe. — Que tu t'ôtes de mon soleil. » On dit que le roi s'écria : a Si je n'étais Alexandre je voudrais être Diogène. » Il n'y a que deux moyens, en effet, d'être au-dessus de la fortune, par le dédain ou la force, et le premier est le plus sûr. En quelques semaines, Alexandre avait tout pacifié au sud de son empire; mais au nord les peuples barbares remuaient. Il court de ce coté, arrive en dix jours au pied de l'Hémos, qu'il franchit, malgré la résistance des Thraces indépendants , et bat complètement les Triballes, dont les débris s'enfuient dans l'île de Peucé, sur le Danube, où, malgré quelques vaisseaux qu'il avait fait venir de Byzance, il ne peut les forcer. Mais il passe audacieusement ce grand fleuve, détruit la capitale des Gètes, et reçoit les ambassades de plusieurs peuples barbares de ces régions. Il vint jusqu'à des Celtes, voisins du golfe Adriatique. « Que craignez-vous? leur demanda leur jeune conquérant, qui attendait un hommage à sa valeur. — Que le ciel ne tombe, dirent-ils. — Les Celtes sont fiers, » répliqua Alexandre, et il leur donna le titre d'alliés et d'amis. Il s'éloigne alors des rives du Danube, où il a répandu le respect de son nom, et va le porter à l'ouest chez les lllyriens, tribus vaillantes, mais barbares, qui firent avant le combat un horrible sacrifice de trois jeunes gens, de trois jeunes filles et de trois béliers noirs. Alexandre venait de faire le tour de ses États, en battant sur son passage les peuples environnants. Il apprend tout à coup que, sur le bruit mensonger de sa mort chez les barbares, les bannis sont rentrés dans Thèbes et qu'ils ont surpris et égorgé les deux chefs de la garnison macédonienne. En treize jours il arrivé en Béotie avec 33 000 hommes dont beaucoup de Thraces et de Gètes. * Démosthène m'appelait un enfant, quand j'étais chez les Triballes, dit Alexandre, et jeune homme quand j'arrivai en Thessalie ; je lui montrerai sous les murs d'Athènes que je suis un homme. » 11 chercha pourtant à éviter l'effusion du sang, et laissa aux Thébains le temps de revenir à la soumission. Ils répondirent par une sortie qui fut sanglante pour les Macédoniens, et
�400
CHAPITRE XVII.
par une proclamation où ils appelaient à eux « tout homme qui voudrait, avec l'aide du grand roi, travailler à rendre la liberté aux Grecs et à renverser le tyran de la patrie. » Quoiqu'ils n'eussent point reçu les secours qu'Athènes leur avait votés sur la proposition de Démosthène, ni ceux de l'Élide et de l'Arcadie, qui s'arrêtèrent à l'isthme de Corinthe, ils présentèrent la bataille aux Macédoniens en avant de leurs murs. La lutte fut acharnée et longtemps indécise. Mais Alexandre aperçut une petite porte laissée sans gardes, et lança de ce côté Perdiccas avec une troupe1 d'élite. A la vue de leur ville ouverte à l'ennemi, les Thébains rentrèrent précipitamment: mais la garnison de la Cadmée fit une sortie, et ils furent enveloppés. Il n'y avait plus à combattre pour vaincre, ni même pour se sauver; du moins ils moururent en gens de cœur. Aucun ne demanda quartier. Pendant tout le jour on tua. Plus de 6000 Thébains périrent; 30 000 furent pris. Le butin fut immense. Thèbes allait avoir le soir qu'elle avait infligé à Platées, qu'elle avait demandé pour Athènes. Elle n'avait pas de grand et noble souvenir qui pût la sauver. Dans le conseil des alliés on n'en rappela qu'un, c'est qu'elle avait été mise jadis au ban de la Grèce, pour son alliance impie avec Xerxès. Le décret suivant fut rendu : « La ville de Thèbes sera détruite de fond en comble, les captifs seront vendus à l'enchère, les fugitifs seront arrêtés partout où on les trouvera, et aucun Grec ne pourra recevoir un Thébain sous son ttnt. Orchomène et Platées seront rebâties. » Eu conséquence de ce décret, fruit d'une haine séculaire, plutôt que de la récente victoire, Alexandre fit raser la ville : il n'excepta que la maison de Pindare, et la Cadmée, où il mit garnison. Il vendit aux enchères les captifs, dont le prix s'éleva à 440 talents d'argent (2 495 000 fr., ce qui donne 83 fr. seulement pour le prix de chacun), enfin il partagea le territoire entre les alliés. Orchomène et Platées se relevèrent, sans doute avec les décombres mêmes de leur rivale abattue. Cette terrible exécution jeta l'effroi dans la Grèce, et de toutes parts affluèrent les marques de soumission et de repentir. Athènes elle-même envoya féliciter le terrible con-
�ALEXANDRE (336-323).
401
quérant sur son heureux retour. Alexandre, en réponse, demanda que neuf de ses ennemis lui fussent livrés. Cette proscription est, pour les patriotes qu'elle frappait, un titre d'honneur. Leurs noms méritent'd'être conservés : c'étaient Démosthène, Lycurgue , Hypéridès , Polyeucte , Charès, Charidêmos, Ephialtès , Diotimos et Méroclès. Les Athéniens hésitaient en face de cette lâcheté, et Démosthène leur contait la fable du loup qui demandait aux brebis de lui livrer leurs chiens. L'honnête Phocion le conseillait, et exhortait les victimes à se dévouer pour le salut public. Ajoutons, pour son excuse, qu'il eût fait lui-même , et sans Inciter, ce qu'il demandait aux autres. Démade leva la difficulté par un décret habilement rédigé, qui renfermait à la fois la résolution de ne pas livrer les orateurs, et la promesse de les punir, suivant la rigueur des lois, s'ils étaient jugés coupables. Lui-même fut chargé de le faire agréer par Alexandre. L'heure de la colère était passée ; le roi trouvait même déjà qu'il y avait eu assez do sang versé à Thèbes. Démade réussit, et obtint même pour Athènes la permission de recevoir les Thébains fugitifs. Bien sûr désormais de la Grèce, Alexandre revint en Macédoine. Il y rassembla le conseil des chefs de son armée, pour les consulter sur l'expédition d'Asie, ou plutôt pour leur exposer ses projets et ses plans. Il les enflamma par ses discours, et, la guerre étant résolue, il offrit de magnifiques sacrifices aux dieux, dans la ville de Dion ou dans celle d'Egées, et célébra des jeux scéniques eu l'honneur de Jupiter et des Muses, selon les rites institués anciennement par Archélaos. Des repas splendides, donnés aux généraux de l'armée et aux envoyés de la Grèce, des fêtes magnifiques à l'armée tout entière, précédèrent le. départ de l'expédition et les longues fatigues que tous ensemble allaient partager.
nataillcs dn «i-anlque et d'Issus
(as.I-S.ia.)
L'empire qu'Alexandre allait attaquer était depuis bien longtemps près de sa ruine. La retraite des Dix-Mille avait
HIST. GB.
.
26
�402
CHAPITRE XVII.
révélé sa faiblesse, et depuis cette expédition, que de secousses, sans parler de l'entreprise d'Agésilas, avaient ébranlé cet empire caduc! Ce fut en premier lieu la révolte d'Evagoras, qui se rendit indépendant ' à Salamine , en Gypre, s'allia avec les révoltés d'Egypte, et résista aux forces du grand roi, même après que celui-ci, par le traité d'Antalcidas, eut fait accepter des Grecs ses titres à la possession de Gypre. Battu d'abord, Évagoras se releva, grâce aux divisions des satrapes qui commandaient l'armée ennemie, et se fit, au bout de dix ans, reconnaître comme prince souverain (376). Tout l'empire avait encore une fois lutté contre une seule ville, et avait échoué. Une autre guerre, celle d'Egypte, ne finit pas mieux. Cette province, révoltée depuis l'an 414, avait ses rois particuliers. En 346 régnait Acoris ; Artaxerxès le fit attaquer en même temps qu'Evagoras. Menacé de nouveau en 377 , Acoris prit l'athénien Ghabrias à sa solde. Sur les plaintes du roi, Athènes rappela Chabrias, et Pharnabaze, chargé de réduire l'Egypte avec 200 000 hommes et 20 000 Grecs auxiliaires, obtint qu'Iphicrate vînt commander sous lui. Le général athénien était déjà arrivé, que les 200 000 hommes n'étaient pas encore réunis: a Quoi! dit-il à Pharnabaze, vos paroles et vos actions sont-elles si peu d'accord? — Je suis maître de mes paroles, répondit le satrape, mais mes actions dépendent du roi. » Souvent ainsi les ordres inintelligents et despotiques de la cour paralysaient l'action des généraux. Le retard qu'avaient éprouvé les levées fit échouer l'expédition. En 362, ce fut l'Asie Mineure presque entière qui, à son tour, faillit se détacher de l'empire. Une ligue se forma entre les satrapes de Phrygie, de Mysie, de Lydie, de Cappadoce, etMausole, prince de Carie. Us voulaient profiter de la vieillesse d'Artaxerxès et des troubles du palais pour se rendre indépendants. La Phénicie aussi remua, et toute la moitié occidentale de l'empire sembla perdue. La trahison -rompit le lien des coalisés; mais Datame, satrape de Cappadoce, se défendit longtemps, et ne succomba que sous le poignard d'un assassin. La fin du règne d'Artaxerxès fut
�ALEXANDRE (336-323).
403
troublée par des conspirations domestiques et des assassinats. Ockus, son fils, monta, par cette voie, sur le trône en 358, et lit périr ses 118 frères et tous ceux de ses parents qui lui portaient ombrage. Il eut à combattre une ligue des petits rois phéniciens d'Arados, de Tyr et de Sidon; cette ligue fut dissoute par la trahison, et Sidon se brûla ellemême pour échapper à la cruauté du vainqueur, qui n'y trouva que 40 000 cadavres. Cypre aussi succomba; et, pour achever cette reconstruction de l'empire, Ochus attaqua l'Egypte, où Agésilas avait fait roi Nectanébos. Il prit à son service 9000 Grecs de Thèbes, d'Argos et d'Asie Mineure. Nectanébos en avait 20000. Placés en face les uns des autres, clans ces querelles étrangères, les mercenaires s'entendaient et s'épargnaient, comme les condottières italiens du quinzième siècle, et les guerres étaient sans fin, à moins que l'or ne décidât la victoire, en décidant la défection d'une de ces troupes vers l'autre. Ochus, plus heureux que ses prédécesseurs, réduisit l'Égypte, mais il blessa profondément ses sentiments religieux, en pillant les sépultures et les temples. Il devint si odieux, même aux Perses, que Bagoas l'umpoisonna et mit à sa place le plus jeune fils du roi, Arsès. Au bout de trois ans, Arsès périt de la même main qui éleva au troue Godoman, petit-fils d'Ostanès, frère d'Artaxercès II, tous les frères d'Arsès ayant été égorgés. Codoman, devenu roi sous le nom de Darius, à l'époque.de la mort de Philippe de Macédoine, mit fin à ces meurtres, en faisant boire à Bagoas le poison que ce meurtrier de rois lui avait fait à son tour préparé. Ce rapide tableau montre l'empire des Perses mal joint dans ses parties, rempli de peuples indifférents à son sort ; ébranlé au centre par les meurtres et les intrigues, aux extrémités par les révoltes; livré à un despotisme violent et odieux, aux caprices des mercenaires qu'il prend à sa solde, aux rivalités des satrapes, dont beaucoup sont héréditaires, ne se soutenant enfin contre tant de secousses et de causes de déchirement, que par les divisions de ses ennemis, les trahisons suscitées chez eux, les assassinats, ou l'emploi temporaire de soldats achetés en Grèce. La puissance qui
�404
CHAPITRE XVII.
allait attaquer cet empire ne donnait aucune prise à ces moyens odieux, et avait le pouvoir d'entraver beaucoup, sinon d'empêcher les levées de Grecs mercenaires: aussi devait-elle être facilement victorieuse. Au commencement du printemps de l'année 334, Alexandre partit de Pella. Il arriva en vingt jours à Sestos. Parménion fut chargé de faire passer le détroit aux troupes sur 160 trirèmes et des bâtiments de transport. Elles se composaient, en infanterie, de 12 000 Macédoniens, 7000 alliés et 5000 étrangers soldés, tous sous le commandement de Parménion; cette infanterie régulière était suivie de 5000 Odryses, Triballes ou Illyriens, et de 1000 archers agrianes : en tout 30 000 fantassins. La cavalerie comptait 4500 chevaux, savoir : 1500 Macédoniens, sous les ordres de Philotas, fils de Parménion, 1500 Thessaliens, 600 cavaliers fournis par les alliés de la Grèce, et 900 coureurs thraces ou péoniens. Alexandre laissait en Europe 12 000 hommes d'infanterie et 1500 chevaux sous les ordres d'Antipater. Il avait distribué à ses amis tous ses biens : « Et que gardez-vous donc? lui disait Perdiccas.—L'espérance! » Pendant la traversée, il immola un taureau, et fit, avec une coupe d'or, des libations à Neptune et aux Néréides. Arrivé a portée de la côte, il y lança son javelot, qui s'y planta, en signe de prise de possession, et sauta le premier à terre. Ge lieu était voisin des ruines de Troie; il s'y rendit, sacrifia à Pallas, et suspendit ses armes dans le temple de la déesse ; en échange, il prit celles qu'on y avait consacrées; et, dans les batailles, quelques-uns de ses gardes les portèrent toujours devant lui. Il sacrifia aussi à Priam pour apaiser le ressentiment de son ombre contre la race de Neoptolème, à laquelle il appartenait. C'est ainsi qu'on le verra partout sacrifiant aux dieux, consultant les oracles et pratiquant les cérémonies de tous les cultes. Chez le disciple d'Aristote, était-ce croyance, était-ce politique? L'une et l'autre à la fois. Ici, c'était surtout un hommage rendu par sa vive et poétique imagination, pleine des souvenirs d'Homère, aux brillantes fictions de la mythologie grecque. Alexandre couronna le tombeau d'Achille, et Ephestion celui de Patrocle. « Heu-
�ALEXANDRE (336-323).
40a
reux Achille, s'é.cria le prince, d'avoir eu Homère pour chantre de ta gloire ! » L'armée persique était réunie derrière le Granique, petit fleuve de la Troade, qui se jette dans la Propontide, à l'ouest de Gyzique. Dans le conseil des généraux, Memnon, de Rhodes,- avait proposé de faire un désert devant Alexandre, et de le harceler sans relâche, mais sans livrer de bataille. « Je ne souffrirai point, s'était écrié Arsitès, satrape de Phrygie, que l'on brûle une seule habitation du pays où je commande. » Le conseil du Rhodien était bon, mais impraticable. Les Perses ne pouvaient tout détruire et reculer toujours. Les soldats d'Alexandre ont d'ailleurs montré que le désert ne les effrayait pas. Il est vrai qu'au moment où ils le franchirent si allègrement, ils avaient derrière eux trois victoires, et devant eux une immense espérance. Les Perses comptaient, selon Arrien, 20 000 hommes de cavalerie et presque autant d'étrangers à leur solde, composant leur infanterie; selon Diodore, 10 000 de cavalerie et 100 000 d'infanterie. La cavalerie était rangée le long du cours d'eau, et l'infanterie derrière, sur une éminence. Alexandre se jeta des premiers dans le fleuve, à la tête d'un corps d'élite. Gette avant-garde engage, en abordant, une lutte sanglante. Elle est d'abord repoussée à cause de la nature du terrain escarpé et glissant. » Dans un choc, la lance d'Alexandre se rompt; il veut prendre celle de son écuyer Arès : « Cherchez-en d'autres, » dit Arès en lui montrant le tronçon de la sienne, avec lequel il faisait encore des prodiges. Le Corinthien Démarate, un des hétaires, donne la sienne à Alexandre. Il court aussitôt à Mithridate, gendre de Darius, et le renverse d'une blessure au visage. Un Perse lui décharge sur la tête un violent coup de cimeterre que le casque amortit : Alexandre le perce d'outre en outre. Un autre allait le frapper par derrière, et levait déjà le bras : Clitus le lui coupe d'un seul coup près de l'épaule. Cependant les Macédoniens passaient le fleuve en foule, et rejoignaient Alexandre. Les Perses, enfoncés par la cavalerie, percés par les hommes de trait qui étaient mêlés dans ses rangs, commencèrent à fuir. Dès que leur centre plia, les
�406
CHAPITRE XVII.
deux ailes étant déjà renversées, la déroute de cette première ligne fut complète; Alexandre poussa aussitôt vers l'infanterie, restée à son poste. La phalange et la cavalerie chargèrent à la fois : en peu de moments tout fut tué, il n'échappa que ceux qui se cachèrent sous les cadavres ; 2000 tombèrent vivants au pouvoir du vainqueur a. Du côté des Macédoniens il périt, dans le premier choc, 25 hétaires. Alexandre leur fit élever à Dion des statues d'airain de la main de Lysippe. Le reste de sa cavalerie ne perdit guère plus de 60 hommes, et l'infanterie 30. Alexandre les fit ensevelir avec leurs armes, et exempta leurs pères et leurs enfants de tout impôt. Il eut le plus grand soin des blessés : les visitant tous, examinant les plaies de chacun, et leur donnant toute liberté de l'entretenir de leurs exploits. • Il accorda aussi les derniers honneurs aux généraux perses, même à ceux des Grecs à leur solde qui avaient péri ; mais il fit mettre aux fers les mercenaires pris vivants, et les envoya en Macédoine pour être esclaves, parce que, désobéissant aux lois de la patrie, ils s'étaient réunis aux barbares contre les Grecs. Il offrit à Athènes 300 trophées des dépouilles des Perses, pour être consacrés dans le temple de Minerve, avec cette inscription : i Sur les. barbares de l'Asie, Alexandre et les Grecs, à l'exception des Lacédémoniens. « Le roi mit aussitôt la main sur la Phrygie, sans aggraver l'impôt de la province, et marcha vers le sud. En Lydie, il rendit à Sardes et au pays entier leurs vieilles lois. A Éphèse, il remplaça l'oligarchie par la démocratie, et donna au temple de Diane,- pour qu'on l'achevât, le tribut que les Éphésiens payaient aux barbares, puis il sacrifia à la déesse ainsi vengée. Plus tard il offrit de se charger de cette dépense, à condition que son nom serait gravé sur le temple, comme celui du fondateur ; les Éphésiens refusèrent. Cependant des corps détachés allaient recevoir la soumission des villes d'Ionie, d'Éolide, et celle de Magnésie et de Tralles, rétablissant partout les constitutions libres, et remettant le tribut payé aux Perses, par respect pour le nom hellénique, mais aussi pour gagner l'utile alliance des Grecs asiatiques.
�ALEXANDRE (336-323).
407
A partir d'Ephèse, Alexandre longea la côte. La première ville qui l'arrêta fut Milet. Il en fit le siège. Son amiral se plaça avec 160 vaisseaux à l'entrée du port pour couper aux habitants toute communication avec une flotte de 400 navires, qui s'efforça en vain de le déloger. Grâce à cette mesure et à la vivacité des attaques, la ville fut bientôt prise. Malgré les services que sa flotte venait de lui rendre, il renonça à s'en servir davantage, soit manque de fonds, soit qu'il ne voulût pas diviser ses forces. Il ne conserva que quelques navires pour le transport des machines de guerre, et particulièrement 20 vaisseaux fournis, comme auxiliaires, par les Athéniens. Memnon s'était jeté dans Halicarnasse, en Carie. Il s'y défendit avec opiniâtreté, et ne l'abandonna qu'en la livrant aux flammes. L'hiver approchant, Alexandre renvoya en Macédoine tous ses soldats nouveaux mariés, pour revenir au printemps, avec ceux qu'aurait gagnés le récit de leurs exploits, des richesses de l'Asie, de la libéralité du conquérant. La Lycie, la Pamphylie successivement soumises, il remonta vers le nord par la Pisidie, jusqu'à la petite Phrygie, pour établir sa domination dans le centre de la péninsule et son influence dans les satrapies du nord-est. A Gordion, il trancha d'un coup d'épée le célèbre nœud gordien, et se vanta d'avoir accompli l'oracle qui promettait l'empire de l'Asie à qui saurait le dénouer (333). De là il redescendit par Ancyre et la Cappadoce, jusqu'au Taurus, qu'il franchit, et pénétra en Cilicie. Il avait donc traversé trois fois, du nord au sud et du sud au nord, cette large péninsule de l'Asie Mineure, de manière à n'y laisser aucun foyer de résistance. Cependant des dangers sérieux le menaçaient encore sur ses derrières. Les Perses conservaient l'empire de la mer, et Memnon, à la tête de leur flotte, voulait débarquer en Grèce et reporter la guerre chez les agresseurs. Il commença par agir sur les îles pour avoir des points d'appui, s'empara de Ghios, soumit presque tout Lesbos, et mit le siège devant Mitylène ; il allait s'en rendre maître, quand une maladie l'emporta. L'empire perdit avec lui son seul soutien. Ses
�408
CHAPITRE XVII.
successeurs prirent bien Mitylène, Ténédos et Gos, mais s'arrêtèrent là. Darius, qui n'avait pas défendu l'Asie Mineure, s'était avancé pour couvrir la Syrie, à la tête de 400 000 hommes d'infanterie et de 100 000 cavaliers. Il s'était établi d'abord dans les vastes plaines de Sochos, à deux jours de marche des montagnes, puis, comme il ne vit pas venir Alexandre, se persuadant que son approche seule avait effrayé le Macédonien, il s'avança, par les portes Amaniques, jusqu'au golfe d'Issus, dans un. lieu coupé de défilés, incommode à sa cavalerie et à son immense armée. Alexandre avait été arrêté à Tarse par une maladie qui compromit sa vie et faillit changer le sort du monde. Tout échauffé et couvert de sueur, il s'était jeté imprudemment dans les froides eaux du Cydnus, et bientôt on désespéra de sa vie. Un Acarnane, le médecin Philippe, osa seul tenter de le sauver, en lui préparant un breuvage qui devait agir violemment. Alexandre reçut au même moment une lettre de Parménion, qui l'avertissait de se méfier du médecin, vendu aux Perses. Darius avait récemment promis en échange de la vie du roi, 1000 talents à un des généraux et le trône de Macédoine. Le complot avait été découvert, un autre pouvait être ourdi. Alexandre n'en voulut rien croire, et, d'une main, présentant à Philippe la lettre qui l'accusait, de l'autre, il porta la coupe à ses lèvrès, et la vida d'un trait, montrant ainsi, avec un courage plus rare que celui du champ de bataille, sa confiance en ses amis et sa foi dans la vertu. Rendu à la santé, il courut, en soumettant la Cilicie, audevant de Darius, et le rencontra à l'endroit où le petit fleuve Pinaros se jette dans le golfe d'Issus. C'est là que se livra la bataille qui porte ce nom. Darius appuya son aile droite au rivage de la mer, et y porta presque toute sa cavalerie. Sur sa gauche, il fit passer le fleuve à 30 000 hommes de cavalerie et 20 000 de trait, dans le dessein de tourner l'armée ennemie. 'Au centre, il défendit, par des palissades, les points les plus abordables du fleuve, et il opposa à la phalange macédonienne, 30 000 Grecs et 60 000 Garduques
�ALEXANDRE (336-3:33).
409
pesamment armés. Le reste de ses troupes forma en arrière une masse épaisse et inutile. Alexandre appuya aussi son aile gauche au fleuve, sa droite aux montagnes, de manière à déborder la gauche ennemie, et s'avança lentement, de peur qu'une marche trop rapide ne jetât du désordre dans sa phalange. Parvenus à la portée du trait, ceux qui l'entouraient, et lui-même, à la tête de l'aile droite, coururent à toute bride vers le fleuve, pour en venir aux mains plus tôt, et se. garantir ainsi des flèches. L'ennemi céda bien vite; mais, dans ce mouvement précipité, une partie seulement de la phalange suivit le roi ; le reste rompit ses rangs au passage du fleuve. Les Grecs, à la solde de Darius, saisirent ce moment pour tomber sur la phalange entr'ouverte. Le combat fut acharné. Ptolémée, fils de Séleucus, et 120 Macédoniens de distinction y furent tués. Pendant cette lutte au bord du fleuve, l'aile droite avait renversé tout ce qui était devant elle; elle se tourna alors contre les Grecs, les prit de flanc, et en fit un horrible carnage. La cavalerie perse avait elle-même passé le fleuve, et était tombée à bride abattue sur les Thessaliens. Elle combattit vaillamment, jusqu'à ce qu'elle vît son infanterie et les Grecs taillés en pièces. Alors la déroute fut générale; et comme cette immense multitude se précipita à la fois vers les défilés, il en périt une foule; écrasés sous les pieds des chevaux. , « Dès que Darius avait vu son. aile gauche enfoncée, il s'était sauvé sur un char qu'il ne quitta point, tant qu'il courut à travers la plaine. Arrivé dans des gorges difficiles, il abandonna son bouclier, sa robe de pourpre, son arc même, et s'enfuit à cheval. La nuit qui survint le déroba à l'ardente poursuite du vainqueur, entre les mains duquel son char tomba. Alexandre l'eût pris lui-même, si, avant de courir aux fuyards, il n'eût attendu prudemment le rétablissement de sa phalange ébranlée, la défaite des Grecs et la déroute de la cavalerie perse. On évalue à 100 000 le nombre des morts; on traversa, en effet, des ravins qui avaient été comblés par les cadavres (29 novembre 333). « Dans le camp de Darius, on trouva sa mère, sa femme, sa sœur, son fils jeune encore, deux de ses filles, quelques
�410
CHAPITRE XVII.
femmes des principaux de son armée, et seulement 3000 talents; le trésor royal avec tous les bagages ayant été conduit à Damas. Parménion, aussitôt envoyé dans cette ville, les y saisit. Le lendemain, Alexandre, quoique souffrant d'une blessure qu'il avait reçue à la cuisse, visita les blessés, ordonna l'inhumation des morts, avec pompe, en présence de son armée rangée en bataille, dans le plus grand appareil, et fit l'éloge des actions héroïques dont il avait été témoin, ou que la voix générale de l'armée publiait. Chacun de ceux qui s'étaient distingués reçut des largesses selon sou mérite et son rang; Balacros, un des gardes, fut nommé satrape de Gilicie <t Quelques historiens rapportent qu'après la poursuite, Alexandre étant entré dans la tente de Darius', qu'on lui avait réservée, entendit des cris de femmes et des gémissements sortir des appartements voisins. Il demande pourquoi ces cris, et quelles sont ces femmes. On lui répond que la mère de Darius, la reine et ses enfants, apprenant que l'arc du roi, son bouclier et son manteau sont au pouvoir du vainqueur, ne doutent plus de sa mort et le pleurent. Il leur envoie aussitôt un des hétaires, pour leur annoncer que Darius est vivant, et qu'Alexandre ne possède que les dépouilles laissées sur son char. L'envoyé ajoute qu'Alexandre leur conseçve les honneurs, l'état et le nom des reines, attendu qu'il n'a point entrepris la guerre contre Darius par haine personnelle, mais pour lui disputer l'empire de l'Asie. Le lendemain, Alexandre entra dans l'appartement des femmes, accompagné du seul Ephestion. La mère de Darius, ne sachant quel était le roi, car nulle marque ne le distinguait, et frappée du port majestueux d'Ephestion, se prosterna devant celui-ci. Avertie de sa méprise par ceux qui l'entouraient, elle reculait confuse, lorsque le roi lui dit : « Vous ne vous êtes point trompée; celui-là est aussi Alexandre. » (Arrien.) Alexandre avait trouvé parmi les prisonniers faits à Damas deux députés de Thèbes, un d'Athènes et un de Sparte. Il pardonna aux trois premiers et les renvoya. Quant à l'ambassadeur spartiale, il le tint quelque temps en prison.
�ALEXANDRE (336-323).
411
Siège tic Tyr (»»*); fondation d'Alexandilc (331).
I
Tandis que Darius fuyait par Thapsaque, de l'autre côté de l'Euphrate, Alexandre s'avançait, le long des côtes, en Phénicie, dont toutes les villes ouvrirent leurs portes. Tyr seul, tout en sollicitant la paix et une alliance, refusa de laisser entrer un seul Macédonien, pas même Alexandre, pour sacrifier à Hercule. Le vainqueur d'Issus était peu 'disposé à recevoir des conditions. Il lui importait d'avoir Tyr en sa puissance ; il l'attaqua. Ce siège était chose difficile, car la ville se trouvait sur un rocher, à quelque distance de la côte. Il fallut construire un môle, pour joindre l'ilot au continent. Les Tyriens harcelèrent sans relâche les travailleurs, et brûlèrent deux tours de bois élevées pour les protéger. Mais, grâce aux vaisseaux qu'Alexandre rassembla le tous côtés, il réussit à achever le môle qui subsiste encore. La ville fut alors bloquée par ses deux ports ; et ses murs, lie cent pieds de haut, s'écroulèrent sous les coups des mafcliines. La brèche livra passage à une armée irritée de cette insistance de sept mois : 8000 Tyriens furent égorgés ; il t'y eut d'épargnés que le roi Azémilcos, les principaux de la ville et quelques Carthaginois venus pour sacrifier à [Hercule. Les autres furent vendus comme esclaves, aunombre pe 30 000. Alors «Alexandre sacrifia à Hercule; la pompe lut conduite par les troupes sous les armes ; la flotte même ' p prit part. On célébra des jeux gymniques dans le temple, Il l'éclat de mille flambeaux portés par les coureurs. La :atapulte qui avait ouvert la brèche fut dédiée au dieu. » 'Arrien.) Avant le siège de Tyr, Darius avait écrit au roi de Macéloine, lui reprochant son injuste agression et réclamant sa famille. Alexandre avait répondu par une énumération des briefs de la Grèce. Il ajoutait que, si Darius voulait se livrer p lui,, il éprouverait sa générosité, recevrait de ses mains toute sa famille, et obtiendrait aussitôt tout ce qu'il pourrait [demander; mais que lui, Alexandre, entendait être traité pomme le maître de l'Asie, dans toutes les lettres que Dârius
�CHAPITRE XVII.
lui enverrait. Pendant le siège, le grand roi sentant bien la I f, portée du nouveau coup que sa puissance allait recevoir, I e offrit à Alexandre 10 000 talents pour la rançon des siens, Ij l'empire de tout le pays, entre la mer Égée et l'Euphrate, 11] enfin son alliance et la main de sa fille. Parménion était H ^ d'avis d'accepter ces propositions : « Je le ferais, disait-il, ls si j'étais Alexandre. —Et moi aussi, reprit le roi, si j'étais l„ Parménion. » Et il répondit qu'il ne devait point y avoir deux lp maîtres pas plus qu'il n'y avait, deux soleils. I j Après de tels messages, il ne restait qu'à combattre.! Alexandre pourtant ne daigna pas se tourner encore contre I d son adversaire. Avec une admirable persévérance, il con-l^ tinua son plan habile. Les côtes de la Palestine et l'Égypte lp n'étaient pas conquises, il voulut les soumettre avant de pé- H j, nétrer dans la haute Asie; pour ne rien laisser d'incertain lp derrière soi, et achever de fermer aux Perses l'accès del|> la mer et à leur or l'accès de la Grèce (332). La forte place H c de Gaza lut prise après trois ou quatre mois de siège. Ici H t] se placent les anecdotes des historiens romanciers. Quinte lj Gurce raconte qu'Alexandre ayant fait prisonnier Bétis,Bt( gouverneur de la ville, lui fit passer une courroie danslesBj talons et le traîna sept fois autour des murs pour imiter IL Achille. Ce conte est moins croyable que le récit de l'hislo-l j, rien juif Josèphe, qui montre Alexandre se détournant de sa I .route pour visiter Jérusalem, s'inclinant devant le grandi prêtre Jadduah, et se reconnaissant dans les prophéties del Daniel, qui promettaient l'empire de l'Asie à un homme del l'Occident. On ls voit peu après sacrifier au bœuf Apis , et, I .j dans toutes les occasions, rendre aux cultes et aux prêtresHe indigènes des hommages que ceux-ci prennent pour eux,! y et que lui, ne rend réellement qu'à sa propre ambition, oui n à la divinité qu'il adore, dans toutes ses manifestations na-1 c tionales, toujours la même pour lui, sous les formes les plus! |g diverses. lp L'Égypte, si maltraitée par les rois de Perse, se soumit j „ sur-le-champ. Alexandre entra à Péluse, à Memphis, et||j] descendit le Nil jusqu'au petit village de Racotis, près de laHCl bouche de Ganope et du lac Maréotis. C'est là qu'il jeta les! ,h
�ALEXANDRE (336-323).
413
fondements d'Alexandrie, l'heureuse rivale de Tyr, le futur entrepôt du commerce entre l'Orient et l'Occident, le lieu de rencontre de toutes les doctrines et de tous les cultes. Il traça lui-même l'enceinte et les rues qui devaient se couper à angles droits, pour mieux recevoir le souffle rafraîchissant des vents étésiens. Il voulait en faire une ville moitié grecque et moitié égyptienne, qui servît de lien aux deux peuples; il y fit construire des temples aux divinités des deux pays. Les meilleures nouvelles arrivaient de la Grèce. Les îles de Ghios, de Cos et de Lesbos étaient revenues à l'alliance macédonienne: les forces maritimes des Perses n'existaient plus ou étaient entre ses mains. Alexandre était donc bien le maître incontesté de la moitié occidentale de l'empire, et pouvait, sans crainte, s'enfoncer maintenant au cœnr de l'Asie. Avant d'en prendre le chemin*il jugea bon d'aller conquérir un oracle fameux, et de se faire décerner une apothéose, pour s'en faire un nouvel instrument de victoires. Il l'alla chercher à travers les sables d'Afrique, jusqu'au temple d'Ammon, où le prêtre le salua du nom de fils de Jupiter. Cyrène, qui, par cette marche vers l'ouest, pouvait se croire menacée, fit porter au roi des promesses d'obéissance.
Bataille d'Articles (331); mort de Darius; prise d'armes en Créée (330).
Ce fut seulement alors qu'Alexandre se mit à la poursuite de Darius, et se résolut à attaquer l'empire au cœur. Il laissa en Egypte deux satrapes égyptiens pour que l'administration y fût nationale, et des forces militaires sous des chefs macédoniens, pour qu'une révolte fût impossible. Il retourna à Tyr, y célébra avec pompe des jeux scéniques accompagnés de sacrifices; et traversant la Cœlésyrie, arriva à Thapsaque sur l'Euphrate, qu'il franchit à la fin d'août 331. Il faisait ainsi un grand tour pour éviter les déserts de l'Arabie. Au delà du fleuve, il évita également de descendre droit sur Babylone, comme avait fait le jeune Gyrus. Il prit par le nord-est de la Mésopotamie, pour n'avoir à parcourir qu'un pays bien arrosé
�4.14
CHAPITRE XVII.
et abondant en vivres et en fourrages. Le passage du Tigre ne fut pas plus disputé que celui de l'Euphrate. Il rencontra enfin l'immense armée persique, 1 000 000 de fantassins et 40 000 ou, selon Diodore, 200 000 cavaliers, à 110 kilomètres de la ville d'Arbèles, dans la vaste plaine de Gaugamèle, dont le grand roi avait eu soin de faire niveler, le sol pour faciliter les évolutions de ses 200 chars de guerre et de sa cavalerie. Alexandre avait reçu quelques renforts. Son armée comptait 40 000 hommes d'infanterie et 7000 de cavalerie. Le soir venu, les feux innombrables des barbares firent ressortir plus encore la disproportion des forces. Parménion proposait d'attaquer de nuit et par surprise. Le roi rejeta cet avis comme indigne de lui. La prudence même lui conseillait de ne point commettre aux ténèbres, et dans des lieux mal connus le succès d'une action décisive. C'est le 2 octobre 831 que se livra la bataille. Au matin de cette journée, on eut grand'peine à réveiller Alexandre, qui, tout entier aux préparatifs de l'action du lendemain, n'avait pu s'endormir qu'à l'aurore. Les deux armées se rangèrent. La phalange était au centre. Darius lui opposa, comme à Issus, les mercenaires grecs. Derrière sa ligne de bataille, Alexandre en disposa une seconde, qui devait se porter partout où les Perses tenteraient de tourner les Macédoniens. « Darius prit bravement position en face du roi de Macédoine. Alexandre appuya d'abord sur sa droite; les Perses répondirent à ce mouvement en faisant déborder leur aile gauche. Mais cette marche des Grecs allait les faire sortir du terrain aplani par les Perses. Darius accéléra le mouvement de son aile gauche et essaya d'envelopper par sa cavalerie la droite de l'ennemi. Alexandre fit charger ces cavaliers scythes et bactriens, dont les chevaux mêmes étaient bardés de fer. Ils plièrent ; d'autres, accourus à leur secours, les ramenèrent au combat. Il fallut un vigoureux effort pour les rompre. A ce moment, Darius lança ses chars armés de faulx contre la phalange ; les Macédoniens avaient été prévenus de la manière dont ils devaient combattre. Dès que les chars s'ébranlèrent, les Agriens et les frondeurs
�ALEXANDRE (336-323).
415
firent pleuvoir sur les conducteurs et sur les chevaux une grêle de traits qui les arrêtèrent. Quelques-uns pourtant traversèrent les rangs, qui s'étaient ouverts à leur passage, et furent pris, sans avoir fait aucun mal, par les Hypaspistes et les palefreniers. « Darius ébranla alors toute son armée. Alexandre avança à la tête de l'aile droite, et ordonna à Arétès de se porter avec sa cavalerie légère contre la cavalerie ennemie prête à le tourner. Une charge à fond d'Arétès entr'ouvrit les rangs des barbares; Alexandre le suivit et formant le coin avec la cavalerie des hétaires et la phalange, pénétra au milieu de l'ennemi. La mêlée dura peu; Darius lui-même recula en face de cette troupe serrée, profonde, partout hérissée de fer, et prit la fuite quand il vit sa cavalerie en déroute. « Cependant, au centre, la ligne des Grecs avait été forcée par une partie de la cavalerie indienne et persique qui s'était fait jour jusqu'aux bagages. Le désordre fut là un moment extrême, car les prisonniers se tournèrent contre ceux qui les gardaient. Mais la seconde ligne fit volte-face, et, prenant les Perses à dos, en tua une partie, embarrassée dans les bagages, et chassa le reste. A la gauche, l'aile droite de Darius avait enveloppé les Grecs et prenait Parménion en flanc. Ce général envoya prévenir Alexandre du danger qu'il courait; le roi se porta vivement, à la tête des hétaires, sur l'aile droite des barbares. Dans ce mouvement, il tomba sur une colonne épaisse de Parthes, d'Indiens et des Perses les plus braves, qui se retiraient en faisant bonne contenance. Le choc fut terrible, car ses cavaliers étaient tous pris s'ils ne s'ouvraient un chemin. Soixante hétaires périrent; Éphestion fut blessé. Les Macédoniens à la fin l'emportèrent. Des cavaliers perses il n'échappa que ceux qui se firent jour à travers les rangs. Quand Alexandre arriva à l'aile gauche', la cavalerie thessalienne avait rétabli les affaires. Sa présence étant inutile, il laissa Parménion s'emparer du camp des barbares, et ramasser le butin, tandis qu'il se remettait à la poursuite de Darius. Il ne s'arrêta qu'à la nuit; après quelques instants de repos donné à la troupe qui le suivait, il reprit la route d'Arbèles, où il es-
�416
CHAPITRE XVII.
pérait surprendre Darius, et y arriva le lendemain. Le roi en était déjà parli, y laissant ses trésors, son char et ses armes. En deux jours, Alexandre avait livré une grande bataille et parcouru 600 stades. Dans le combat, il n'avait perdu que cent hommes et environ 1000 chevaux tués par l'ennemi ou morts de fatigue. Plus de la moitié de cette perte tomba sur la cavalerie des hétaires. Du côté des barbares, on compta, dit-on, 300 000 morts, le nombre des prisonniers fut encore plus considérable, i (Arrien.) Darius avait échappé encore une fois aux vainqueurs; Alexandre le laissant fuir se hâta du moins de mettre la main sur les capitales de l'empire et sur les trésors qu'elles renfermaient. Quand il approcha de Babylone, les prêtres, les magistrats, les habitants sortirent à sa rencontre, les mains chargées d'offrandes. Il s'entretint avec les mages, sacrifia à Bel, et releva son temple ainsi que tous ceux que Xerxès avait détruits. A Suses il trouva 40 000 talents en lingots, 9000 en numéraire, et les statues d'Harmodios et d'Aristogiton, qu'il renvoya aux Athéniens. 15 000 Macédoniens, Thraces ou Péloponnésiens vinrent ici le rejoindre et combler les vides faits dans son armée, moins par le fer ennemi que par les garnisons qu'il laissait sur sa route. Entre Suses et Persépolis, il eut à combattre la population belliqueuse des Uxiens, dont le grand roi ne passait les montagnes qu'en payant tribut. Alexandre franchit de vive force les Portes persiques, où Ariobarzane l'attendait avec 40 000 hommes, et détruisit cette armée. La route de Persépolis lui était ouverte. Cette ville, métropole de l'empire, <t était alors, dit Diodore, la plus riche de toutes les cités que le soleil éclaire. » A leur approche, les Macédoniens rencontrèrent une foule de Grecs asiatiques qui avaient été relégués dans ce lointain exil, après avoir été affreusement mutilés : cette vue enflamma leur colère. Alexandre abandonna Persépolis au pillage ; pour son butin, à lui, il prit 120 000 talents (près do 630 millions de francs), dépôt des revenus accumulés de l'empire. Dans la nuit qui suivit, l'orgie augmenta les ruines laites par le pillage; on vit Alexandre, entraîné par la
�ALEXANDRE
(336-323).
417
courtisane athénienne Thaïs, incendier de ses propres mains le palais des rois, pour venger la Grèce de l'incendie de ses monuments, pendant les guerres médiques. Pourtant la ville ne fut pas détruite, comme le dit Quinte Gurce, puisqu'on voit, peu de temps après la mort du conquérant, le satrape Peuceste y sacrifier aux mânes de Philippe et d'Alexandre. Quand il atteignit Pasargades, la ville sainte des Achéménides, où se faisait le couronnement des rois, et où était conservé le tombeau de Cyrus, il se garda de tout outrage. Babylone, Suses et Persépolis occupées, Alexandre n'avait plus rien à faire au sud de l'empire, il se remit sur les traces de Darius, remonta vers Ecbatane, et atteignit cette ville huit jours après que Darius en était parti. Là il congédia ceux des Grecs alliés qui voulurent retourner dans leur patrie; outre leur solde et leur butin, ils emportèrent 2000 talents qu'Alexandre leur donna. Autant le conquérant avait montré de dédain pour le roi fugitif tant qu'il avait eu à prendre ses capitales et ses trésors, autant il montra d'ardente activité à le poursuivre quand il n'y eut plus que lui à saisir. En onze jours il fit 480 kilomètres, et atteignit Rhagées, à quelque distance des Portes caspiennes. Darius venait de les franchir. Il fallait désespérer de l'atteindre; mais deux serviteurs du roi vinrent annoncer que Bessus, satrape de la Bactriane, avait enchaîné Darius et le traînait à sa suite. Alexandre reprend aussitôt la poursuite, marche trois jours et trois nuits sans s'arrêter, et le quatrième jour, avec 500 de ses meilleurs soldats, montés sur ce qui lui restait de chevaux valides, il atteint les Perses, non loin d'Hécatompylos. A sa vue, l'épouvante les disperse, et il se trouve en face de Darius, mais de Darius égorgé. Bessùs, n'ayant pu décider le roi à fuir avec lui, avait laissé sur la route son cadavre percé de coups. Alexandre lui fit de royales funérailles. Là encore beaucoup de Grecs le quittèrent. Chaque cavalier reçut une gratification d'uu talent, chaque fantassin le dixième de cette somme; mais il la tripla pour ceux qui consentirent à rester. Vers le même temps avaient lieu en Grèce des événements qui lui ôtaient la crainte de perdre son patrimoine, tandis
HIST. OR.
•
27
�418
CHAPITRE XVII.
qu'il gagnait un empire. C'est h Chéronée que les Spartiates auraient dû venir; ce.qu'ils n'avaient pas fait en face de Philippe, ils le tentèrent quand ils virent son fils engagé au fond de l'Asie. Us avaient refusé de reconnaître le congrès de Gorinthe, et tenaient toujours des députés auprès de Darius. Une défaite d'un général macédonien par les Scythes du Danube, qui lui tuèrent 30 000 hommes, et la révolte du gouverneur de la Thrace les décidèrent à profiter des embarras d'Antipater. Leur roi Agis vint assiéger Mégalopolis avec 20 000 fantassins et 2000 chevaux. Athènes, malgré Démosthène, ne répondit pas à cet appel; disons à sa"décharge qu'elle était tenue de deux côtés en échec, par la garnison macédonienne de la Cadmée et les flottes d'Alexandre, maintenant maîtresses de la mer. Antipater fit face à tout; il arrangea les affaires de Thrace, et accourut encore à temps avec 40 000 hommes pour sauver Mégalopolis. Agis fut tué avec 5 ou 6000 des siens. Le congrès, assemblé à Gorinthe, condamna les Achéens et les Étoliens à une amende de 120 talents envers Mégalopolis; quant à Sparte, elle dut livrer 50 otages et envoyer des députés à Alexandre, pour recevoir ses conditions. Gomme Agis, qui, blessé, s'était un instant relevé, et, appuyé sur un genou, avait combattu encore jusqu'au coup mortel, la Grèce retombait frappée à mort aux pieds des Macédoniens.
Campagnes dans la Dnctrianc et la Sogdianc (330-38S); mort de Phllotas (330), de Clitns (388), de Calllstliènc i»*9).
Bessus pouvait établir un centre de résistance dans la Sogdiane et la Bactriane, où il avait pris le titre de roi. Alexandre était bien résolu a ne pas lui laisser le temps de s'y fortifier. Dès qu'il eut dompté les Mardes et les Hyrcaniens, peuples belliqueux des régions montagneuses qui bordent par le sud la mer Caspienne, il courut à lui et soumit, en passant, la Parthiène et l'Arie, où il fonda une Alexandrie qui, sous le nom de Hérat, est restée un des plus grands marchés de l'Orient. Un complice de Bessus gouvernait la Drangiane et l'Arachosie ; il le chassa et se le fit livrer par les Indiens. Une tragédie ici l'arrêta : Philotas, fils
�ALEXANDRE (336-323).
de Parrnénion, reçut l'avis d'un complot formé contre la vie d'Alexandre; pendant trois jours il garda ce secret, qu'un autre transmit au roi, au moment où le coup allait être frappé. Ce retard inexplicable, une lettre obscure de Parrnénion, les propos pleins d'amertume et les sarcasmes que Pliilotas répandait depuis longtemps contre le roi, firent croire à sa complicité. Alexandre l'accusa lui-même devant l'armée. Mis .à la torture, il fit des aveux que la douleur peut-être arrachait : l'armée le lapida. Plusieurs de ses amis, tous officiers de haut rang, périrent avec lui. Ce qu'il y eut de plus odieux dans cette lugubre et ténébreuse affaire, ce fut le meurtre du vieux Parrnénion : il gardait à Ecbatane, à trente journées de là, d'immenses trésors; on craignit une révolte; un messager, monté sur un dromadaire, traversa en onze jours le désert; il lui portait une fausse lettre de son fils, et l'égorgea pendant qu'il la lisait (330). De Prophthasia, théâtre de ces tristes scènes, Alexandre gagna les défilés du Paropamisus (Hindoo-Kuh), qui le sé-* parait de la Bactriane, laissant derrière lui deux autres Alexandries, dont l'une est encore aujourd'hui florissante et garde le nom de son fondateur, Gandahar. Une révolte des Ariens ne l'arrêta pas; il envoya contre eux un détachement et entra en Bactriane. Les grandes plaines de l'Asie centrale étaient dès lor6 bien loin derrière Alexandre. Les pays où il était parvenu étaient hérissés de montagnes et coupés de ravins. Au lieu de ces masses incohérentes et confuses des plaines d'Arbèles, les ennemis qu'il rencontrait maintenant étaient des montagnards, ici, comme partout, énergiques et braves, d'autant plus redoutables qu'ils défendaient leur pays. Aux grandes batailles succèdent les combats, les sièges, les luttes contre la nature aussi bien que contre les hommes. Bessus avait fait le désert devant l'armée envahissante, qui eut d'abord beaucoup à souffrir. Cependant, Aornos, « l'imprenable, » Bactres même, furent prises, l'Oxus fut traversé, et Spitamène lui livra Bessus, qu'il fit battre de verges à la vue de toute l'armée, puis mutiler, et qu'il abandonna enfin aux cruelles vengeances des parents de Darius.
�420
CHAPITRE XVII.
Après la Bactriane, la Sogdiane subit le joug, et les vainqueurs occupèrent sa capitale, Maracanda. Mais Alexandre ne s'y arrêta pas; il poussa jusqu'à l'Iaxarte, qu'il franchit, et au delà duquel il battit les Scythes. Dans les mêmes lieux, et sur les bords de ce fleuve, il jeta une Alexandrie nouvelle (Khojend ?) : ce fut le point le plus avancé qu'il atteignit vers le nord. Une révolte de Spitamène le rappela au sud ; un corps de son armée avait été détruit par le satrape, qui échappa à sa poursuite. Alexandre punit la province de ce soulèvement, auquel elle était peut-être restée étrangère, par d'affreux ravages (329). Le mouvement eut, l'année suivante, encore plus d'étendue; Python fut enlevé avec sa troupe par Spitamène; mais la prise en un jour du roc Sogdien, forteresse fameuse dans ce pays, effraya quelques-uns des révoltés. A la sommation d'Alexandre, .le gouverneur avait répondu :■ « As-tu des ailes ? » et il semblait qu'il en fallût pour atteindre l'inaccessible citadelle. Le roi promit 10 talents au premier qui toucherait les murs, et une petite troupe escalada le roc à pic. Dans la forteresse, Alexandre trouva la famille d'un seigneur perse dont la fille, Boxane, était d'une incomparable beauté. La politique du conquérant était d'unir les deux peuples; dans les villes qu'il fondait, il mêlait toujours des Grecs aux indigènes. Il donna lui-même l'exemple de cette fusion des deux races, en épousant Boxane. Le père, flatté d'un tel honneur, accourut faire sa soumission, qui entraîna celle d'une partie de la province. Pour mieux en assurer le repos, il chargea Éphestion d'y fonder douze villes qui servissent de rempart contre les incursions des Scythes, pendant que lui-même fouillait tous les coins de la Sogdiane, n'y laissant ni une forteresse fermée contre lui, ni un ennemi en armes. Une surprise que tenta encore Spitamène lui devint fatale. Il fut battu, et les Massagètes, à l'approche des Macédoniens, sauvèrent leurs tribus du pillage en envoyant au conquérant la tête du hardi partisan. Alexandre avait employé deux années à soumettre ces belliqueuses peuplades ; il passa quelques mois dans la Bactriane, où plusieurs chefs
�ALEXANDRE (336-323).
421
tenaient encore, et n'en partit que pour commencer son expédition contre l'Inde. Derrière lui Alexandre laissait dans ces régions de grands, mais aussi de terribles souvenirs. Dans les déserts de ï'Oxus, on l'avait vu, après une longue marche à pied, à la tête de ses troupes, mourant de soif, refuser un peu d'eau qu'un des siens avait trouvée, et la répandre à terre, parce qu'il ne pouvait la partager avec ses soldats. Dans les combats, il était au premier rang; et il fut souvent blessé ; il ne laissait jamais à d'autres le soin de conduire ces marches prodigieuses qui tant de fois étonnèrent l'ennemi, frappé de coups inattendus et décisifs. Dans une grande chasse, attaqué par un lion, il refusa le secours de Lysimaque, et l'abattit ; mais l'armée décréta que le roi ne pourrait plus chasser à pied ni sans escorte. Sa libéralité était, comme son courage, sans bornes; et il avait au besoin autant de persévérance que d'impétueux élan. Il avait habitué les Macédoniens à ne rien regarder d'impossible. Aussi, parmi les soldats, surtout parmi les nouveaux venus, beaucoup, en voyant de si grandes choses accomplies, prêtaient l'oreille aux bruits qui couraient sur sa naissance divine, sur les réponses d'Ammon, sur ce serpent mystérieux que Philippe avait trouvé le premier jour dans la chambre nuptiale. Mais l'entourage du conquérant était plus incrédule. Ses compagnons d'enfance, ses vieux généraux, toute cette fière noblesse de Macédoine, naguère si libre avec ses rois, ne voyaient pas sans un profond dépit cette apothéose. Quand Alexandre, après la mort de Darius, adopta les usages des Perses, ceignit le diadème, revêtit la tunique blanche et fit porter à ses favoris des robes de pourpre ; quand il apprit le langage des vaincus et admit dans sa garde des jeunes gens des plus illustres familles du pays, il ne céda pas seulement au vain désir de jouer le grand roi, il lit une chose que la politique commandait. Mais les Macédoniens s'indignèrent de cet abandon de leurs coutumes nationales, et se montrèrent jaloux de ces Perses favorisés. Malgré son ferme et lucide esprit, Alexandre ne put trouver la limite où se seraient conciliés ses droits de conquérant de
�422
CHAPITRE XVII.
l'Asie et les égards que la prudence lui conseillait d'avoir pour ses Macédoniens. Gomme le dieu au double visage, il eût fallu qu'il jouât deux rôles à la fois, qu'il fût en même temps le grand roi pour les Perses, et qu'il restât pour ses compagnons le roi de Macédoine ; position impossible, et tout entourée de soupçons et de haines. L'un s'abandonna à l'orgueil et au despotisme; les autres à l'indiscipline et à l'insolence. Déjà il avait trouvé des traîtres et des conspirateurs; il avait fait mourir Philotas et assassiner Parrnénion. Une scène déplorable montra, en 328, les progrès de ce double mal. A Maracanda, pendant une fête des Dioscures, quelquesuns de ces bas personnages, devins ou sophistes, dont les flatteries nourrissaient l'orgueil du roi, s'avisèrent d'exalter Alexandre, au point de le mettre aurdessus des deux divinités et d'Hercule même. Clitus, indigné, s'écrie qu'Alexandre n'a pas tout fait à lui seul, et qu'une bonne part de la gloire appartient aux Macédoniens. Et, comme on rabaissait les actions de Philippe pour élever bien au-dessus d'elles les exploits de son fils, le vieux général ne garde plus de bornes, commence l'éloge du père, fait la satire d'Alexandre, et tendant le bras vers celui-ci : « Alexandre, lui dit-il, sans le secours de ce bras, tu périssais dès le Granique. » Ivre de vin et de colère, le roi ne se contient plus ; il arrache une pique à un de ses gardes et ên perce son sauveur, son ami. Dans cette généreuse nature, le repentir suivit de près. On dit que ses yeux se dessillant aussitôt, il tourna contre sa poitrine la pointe de la pique et allait s'en percer lui-même quand on l'arrêta. Pendant trois jours, il demeura dans sa tente, sanglotant, appelant Glitus, se maudissant lui-même et refusant toute nourriture. Le sang n'en était pas moins versé, et Alexandre allait en répandre d'autre. Les Perses qui l'entouraient l'adorèrent un jour comme fils de Jupiter Ammon. Le philosophe Gallisthène d'Olynthe, disciple et neveu d'Arislote, se refusa à cette humiliation. Quelque temps après, un jeune homme de la suite du roi, appelé Hermolaos, ayant reçu un outrage sanglant par l'ordre d'Alexandre, conspira contre sa vie. Le
�ALEXANDRE (336-323).
423
complot découvert, Gallisthène y fut impliqué, et périt avec Hermolaos et ses complices. C'était un homme de bien, une âmë droite et fière, d'une vertu rigide; sa mort est une flétrissure pour Alexandre (327).
Campagnes dans l'Inde (S39-SSS).
Dans la Sogdiane, Alexandre avait reçu une ambassade d'un prince indien, Taxile, roi du pays, entre le haut Indus et l'Hydaspe, et qui l'appelait contre un autre roi, son voisin, Porus. Alexandre laissa en Bactriane 10000 fantassins et 3500 cavaliers, pour contenir tout le pays jusqu'à Flaxarte. Des mêmes contrées, il tira des forces qui portèrent son armée à 120 000 hommes de pied et 15 000 chevaux. Il traversa encore une fois le Paropamisus et gagna la vallée du Cophen, où Taxile vint à sa rencontre. Tandis que Perdiccas et Éphestion descendaient le long de ce fleuve jusqu'à son confluent avec PIndus, il alla réduire les Aspiens, les Assacéniens et les Guréens, populations belliqueuses au nord du Gophen. Cette expédition occupa le reste de l'année (327), et fut marquée par la prise d'une seconde Aornos, devant laquelle Hercule, disait-on, avait échoué. A Nysa et au mont Mérou, il crut trouver traces du passage de Bacchus, et s'en servit pour exalter le courage de ses Macédoniens. Il semblait en effet marcher sur les pas d'un dieu et d'un héros, et effacer leur gloire par la sienne. Il franchit enfin PIndus, traversa les États de Taxile, où il vit avec quelque surprise des brahmanes livrés à leurs austérités, et arriva aux bords de l'Hydaspe, dont Porus se préparait à disputer le passage. Ce brave prince arrêta quelque temps Alexandre, et ne fut vaincu qu'après un sanglant combat. Il fut blessé lui-même et fait prisonnier. * Gomment prétends-tu être traité? demanda le vainqueur. — En roi. — Je le ferai pour moi-même; à présent, que puis-je faire pour toi? Parle. — J'ai tout dit. — Je te rends le pouvoir et ton royaume, et j'y ajouterai encore. » Alexandre tint parole ; sa générosité était d'accord avec sa politique. Il ne fallait pas que Taxile restât sans rival qui le contînt. Alexandre
�424
CHAPITRE XVII.
fonda en ces lieux deux villes : l'une appelée Nicce, pour rappeler sa victoire, et l'autre Bucéphalie, en mémoire de Bucéphale, son fidèle et vieux coursier, qui venait de mourir des blessures reçues dans le combat. L'Hyphase est la limite extrême de l'expédition d'Alexandre. Il s'arrêta, non qu'il fût las d'aller, mais parce que ses soldats l'y forcèrent. Épuisés de fatigue, maltraités par 70 jours d orages et de pluies continuelles, n'ayant plus que des lambeaux pour vêtements et des armes usées, ils s'effrayèrent des entreprises nouvelles où Alexandre voulait les entraîner, à travers un désert immense, contre ces Gangarides et ces Prasiens, dont le roi pouvait conduire contre eux 200 000 fantassins, 20 000 chevaux et plusieurs centaines d'éléphants. Plutôt que de passer le fleuve profond et rapide qui se trouvait devant eux, ils formèrent des groupes et murmurèrent. Alexandre convoqua aussitôt les chefs. « Nous n'avons pas loin d'ici au Gange, leur dit-il, et à la mer Orientale, qui se réunit à celle des Indes, au delà du golfe Persique, et embrasse le monde. Du golfe Persique nous remonterons jusqu'aux colonnes d'Hercule, et, soumettant l'Afrique comme l'Asie, nous prendrons les bornes du monde pour celles de notre empire.... Si je ne partageais ni vos fatigues, ni vos dangers, votre découragement aurait un motif. Vous pourriez vous plaindre d'un sort inégal, qui placerait d'un côté les peines, et de l'autre les récompenses. Mais, périls et travaux, tout est commun entre nous, et le prix est au bout de la carrière. Ge pays? il est à vous. Ces trésors ? ils sont les vôtres. L'Asie soumise, je remplirai, je surpasserai vos espérances. Ceux qui voudront revoir leurs foyers, je les reconduirai moi-même; ceux qui voudront rester, je les comblerai de présents inestimables. » Ce discours est suivi d'un profond silence. «Que celui, dit-il, qui n'approuve pas ce dessein, parle. » Nouveau silence. Enfin un des vieux officiers, Gœnos, exprime les sentiments de tous en le suppliant de les laisser retourner en Macédoine : « là, il trouverait toute une jeunesse avide de gloire et prête à remplacer des soldats vieillis. ■•> Ces-paroles
�ALEXANDRE (336-323).
425
sont reçues par d'universels applaudissements; Alexandre irrité se retire. <t Le lendemain, il réunit de nouveau le conseil des chefs : « Je ne contrains personne à me suivre ; votre roi marchera i en avant ; il trouvera des soldats lidèles. Que ceux qui « l'ont désiré se retirent, ils ls peuvent ; allez annoncer aux « Grecs que vous avez abandonné votre prince. » Il se renferme alors dans sa tente ; il y reste pendant trois jours, sans parler à aucun de ses hétaires ; il attend qu'une de ces révolutions, qui ne sont pas rares dans l'esprit des soldats, en change les dispositions. Mais l'armée continue de garder le silence. Néanmoins, il fait les sacrifices accoutumés pour obtenir un trajet favorable. Les auspices sont contraires. Alors, rassemblant les plus âgés et les plus intimes des hétaires : « Puisque tout me rappelle, allez annoncer à l'armée « le départ. » « A cette nouvelle, la multitude pousse des cris de joie; ils accourent à la tente d'Alexandre et le bénissent d'être généreux pour ne céder qu'à l'amour de ses soldats. Ayant divisé alors son armée en douze corps, il fait dresser par chacun d'eux un autel immense, aussi haut que les plus grandes tours. Ils seront un monument de ses victoires et un témoignage de sa reconnaissance envers les dieux. Ge travail achevé, il ordonne des sacrifices selon le rit grec, des jeux gymniques et équestres, et range tout le pays jusqu'à l'Hyphase sous la domination de Porus. Ge n'est qu'alors qu'il retourne sur ses pas.... » (Arrien). Alexandre s'embarqua avec une partie de son armée sur l'Hydaspe, où il avait fait rassembler 2000 bâtiments. « Monté sur son vaisseau, il prend une coupe d'or, s'avance à la proue et fait ses libations dans le fleuve ; il en invoque le dieu et celui de l'Acésine, qui se réunit à l'Hydaspe pour se précipiter dans l'Indus ; il invoque aussi l'Indus, et, après les libations en l'honneur d'Hercule, père de sa race, d'Ammon et des autres dieux qu'il révérait, la trompette sonne et annonce le départ de la Hotte » (Arrien). Le reste de l'armée suivait les rives. En descendant l'Hydaspe, l'Acésine et l'Indus, Alexandre
�426
CHAPITRE XVII.
recevait la soumission des peuples riverains. Quelques-uns cependant résistèrent, entre autres les Malliens et les Oxydraques. C'est au siège d'un fort des Malliens que son courage impétueux faillit lui coûter la vie. Il était parvenu le premier sur les murailles ; trois de ses officiers l'y suivirent. Mais les échelles se rompirent, et Alexandre, en butte, sur le sommet du rempart, à tous les traits, se précipita seul dans l'intérieur du fort. Acculé au mur et protégé par un tronc d'arbre, il tint les ennemis à distance, tua les plus audacieux qu?42approchèrent, mais tomba enfin, atteint d'une flèche. Heureusement ses trois compagnons l'avaient déjà rejoint, el le couvrirent de leurs boucliers. Cette résistance donna aux soldats le temps de franchir les murs et d'accourir en foule. Alexandre fut emporté, évanoui, dans sa tente. Longtemps ils le crurent mort, et ne se laissèrent désabuser que lorsqu'ils le virent. s'avancer sur son navire, prendre terre et monter à cheval sous leurs yeux. Après une navigation heureuse sur l'Indus, mêlée de quelques combats, il atteignit l'île de Pattala, qui n'est autre que le delta formé par les bouches du grand fleuve (325).
Retour à Hulijlone; Néarque; projets d'Alexandre; sa mort (385-383).
Arrivé à ce terme, Alexandre reprit enfin le chemin de l'Occident. Il laissait dans ces contrées, que les maîtres de l'Asie ne visitaient pas avant lui, des traces nombreuses de son passage et de ses grandes vues de civilisation. Il avait semé sur son chemin, dans toutes les positions avantageuses, des villes où il mêlait ses soldats aux indigènes, et qui devaient, au moins plusieurs, garder quelque temps la civilisation grecque qu'il y déposait, et quelques-unes traverser les siècles pour vivre jusqu'à nous. Son projet maintenant est de retourner par terre avec le gros de son armée ; mais tandis qu'il traversera des provinces qui n'ont pas encore vu ses soldats, il veut que sa flotte, sous les ordres de Néarque, explore les côtes méridionales de son empire, et revienne de l'Indus aux bouches du Tigre. Dès que les vents le permettent, Néarque s'embarque sur cet Océan dont le flux
�ALEXANDRE (336-323).
427
et le reflux, chose nouvelle pour les Grecs, les avaient d'abord étonnés. Alexandre, qui veut relier ainsi l'Euphrate et l'Indus, prépare au commerce des lieux de refuge et de ressources. Avant de quitter le delta de l'Indus, il y élève une forteresse pour s'en assurer la soumission ; il creuse des puits; il construit un port, des magasins, des chantiers. A la fin d'août 325, il s'enfonce vers l'ouest, à travers le pays des Arabites et des Horites, où il laisse une nouvelle Alexandrie à Rambacia, puis il entre dans les déserts de la Gédrosie. L'armée ne tarda pas à éprouver dans ces sables brûlants et mobiles, les plus grandes souffrances, la chaleur, la soif, la faim. On abandonna beaucoup de bêtes de somme, d'équipages, même de soldats. « L'armée, dit Strabon, fut sauvée par les dattiers qui croissaient en grand nombre dans le lit des torrents. » Alexandre partagea tous les maux de ses soldats. Un jour, on lui apporte dans un casque un peu d'eau bourbeuse trouvée à grand'peine. Il verse l'eau à terre, pour qu'il ne soit pas dit qu'Alexandre boit quand son armée meurt de soif. Au bout de deux mois, on atteignit la Gai-manie, et l'on rencontra les convois de vivres que les satrapes voisins avaient envoyés. Alors, s'il fallait en croire Diodore et Quinte Gurce, aux souffrances succédèrent les orgies et une marche triomphale de sept jours, pendant laquelle Alexandre était porté sur un char, dans le costume de Bacclius. Arrien traite de fables ces récits. A Pasargades, où il passa, Alexandre fit réparer le magnifique tombeau de Gyrus, qui avait été pillé. Puis, par Persépolis, il se rendit à Suses. Il y punit du dernier supplice plusieurs satrapes infidèles ou coupables d'exactions. Un d'eux, Harpalos, satrape de Babyloné, n'osa l'attendre. Il s'enfuit avec 5000 talents et prit 6000 mercenaires à sa solde. Beaucoup de Grecs étaient ainsi épars eu Asie, vendant au plus offrant leurs services. Alexandre défendit à ses satrapes d'avoir aucune garde de ce genre, et essaya de se rendre maître de celte force flottante, indisciplinée et dangereuse, en fondant avec ces mercenaires des colonies en Perside. Le projet ne reçut qu'un commencement d'exécution.
�428
CHAPITRE XVII.
Malgré son exemple et ses efforts, la fusion entre les deux peuples n'avançait pas. Il avait déjà pris pour femme Roxane; il épousa encore Barsine, fille aînée de Darius. 11 donna à Épliestion la main de Drypétis, sœur de Barsine, et maria, avec de riches dots, les femmes les plus distinguées de la Perse à ses principaux officiers. Plus de 90 mariages se firent ainsi en un jour, et il n'y eut qu'une seule cérémonie pour mieux resserrer les liens qui unissaient Alexandre et ses officiers. Il invita tous les soldats à suivre cet exemple, et fit des présents de noce à ceux qui épousèrent des Asiatiques : 10 000 se firent inscrire. Un spectacle inaccoutumé suivit ces fêtes splendides. Galanos, un brahmane qu'Alexandre avait ramené de l'Inde, monta sur un bûcher on présence de toute l'armée. Il avait 73 ans, et une maladie venait de le saisir. Il préféra faire de sa mort une fête, que de l'attendre triste et douloureuse. Il y perdait peu de jours et sa vanité y gagnait du bruit autour de son nom, Ces mariages étaient un excellent moyen de fondre ensemble les deux peuples. Alexandre essaya la même fusion dans l'organisation de l'armée. Les satrapes lui envoyèrent un corps de 30 000 jeunes Perses, qu'il appela ses épigones, et qu'il fit armer et discipliner comme les Macédoniens. Ceux-ci virent d'un œil jaloux cette troupe nouvelle. Oubliant les bienfaits d'Alexandre, qui venait encore de payer leurs dettes, 20 000 talents, avec la délicatesse d'un ami, ils se mutinent et demandent tous à partir. Alexandre, indigné, descend de son siège, et saisit treize des plus-mutins au milieu de la foule qui murmure, et les livre au supplice. Puis il remonte, leur rappelle longuement tout ce qu'ils doivent, de puissance, de bien-être et de gloire à Philippe et à luimême : i Partez, ajoute-t-il; allez dire aux Grecs qu'Alexandre, abandonné par vous, s'est remis à la foi des barbares qu'il avait vaincus ! » Il rentre alors dans sa tente et refuse pendant deux jours de voir ses plus intimes amis. Le troisième, il convoque les principaux des Perses, leur distribue les commandements et se compose une armée toute persique. A cette nouvelle, les Macédoniens ne peuvent supporter l'idée d'être remplacés par les Perses dans l'affection d'Alexandre:
�ALEXANDRE (336-323).
429
ils courent en foule à sa tente, le supplient de se montrer, implorent son pardon. Il s'avance; à l'aspect de leur humiliation et de leur désespoir, il est vaincu, et mêle ses larmes aux leurs : « Vous êtes tous ma famille, s'écrie-t-il ; je ne vous donne plus d'autre noml » Un banquet de 9000 convives, où Alexandre tint sa place, scella la réconciliation. Puis il licencie de leur plein gré ceux des Macédoniens que l'âge ou les blessures avaient rendus inhabiles aux combats, au nombre de 10000. Il leur donne, outre l'argent nécessaire pour le voyage, un talent à chacun, et charge Cratère, un de ceux qu'il aimait le plus, de les reconduire dans leurs foyers. Vers cette époque, Alexandre eut une grande douleur. Il perdit Ephestion, son plus intime ami. Il lui fit des funérailles telles qu'homme n'en eut jamais : elles coûtèrent plus de 52 millions ; et il demanda à l'oracle d'Ammon si Ephestion devait être honoré comme un héros ou comme un dieu. Pour faire diversion à sa douleur, il alla subjuguer les montagnards cosséens. Tous les prisonniers furent tués ; c'étaient sans doute des victimes offertes au nouveau dieu. A Babylone, où il rentra enfin, il trouva des ambassades arrivées de toutes les parties du monde connu. Il en vint d'Italie : des Brutiens, des Lucaniens, des Étrusques; il en vint d'Afrique : des Carthaginois, des Éthiopiens, des Libyens. Des Scythes d'Europe s'y rencontrèrent avec des Celtes et des Ibères. Les Macédoniens entendirent des noms inconnus et se virent invoqués, comme arbitres, par des peuples dont ils ignoraient l'existence et la demeure. Au milieu de ces hommages et pour les justifier, Alexandre ne rêvait rien que de grand. « Selon les uns, il se proposait de faire le tour de l'Arabie, de côtoyer l'Éthiopie, la Libye, la Numidie et le mont Atlas, de franchir les colonnes d'Hercule, de pénétrer jusqu'à Gadès, et de rentrer ensuite dans la Méditerranée après avoir soumis Garthage et toute l'Afrique.... Selon d'autres, il se serait dirigé par l'Euxm et le Palus-Méotide contre les Scythes. Quelques-uns même assurent qu'il pensait à descendre en Sicile et au promontoire d'Iapygie, attiré par lé grand nom des Romains. »
�430
CHAPITRE XVII.
Arrien se trompe : ce nom n'avait rien de grand encore. Une chose certaine, c'est qu'Alexandre fit construire en Phénicie 1000 galères, qui devaient être transportées àThapsaque et de là descendre l'Euphrate jusqu'au golfe Persique. Il est certain aussi qu'il envoya trois expéditions sur les côtes d'Arabie, pour compléter les renseignements de Néarque. Le plus hardi fut le Gilicien Hiéron, qui paraît avoir longé à peu près toute la côte orientale de la péninsule. Héraclidès était envoyé dans un but semblable sur la mer Caspienne et devait y construire une flotte. En attendant qu'il pût partir pour de nouvelles conquêtes, il s'occupait d'améliorations intérieures. Il faisait creuser à Babylone un port capable de contenir 1000 galères et des abris pour les recevoir. Il fit enlever les barrages que les rois de Perse avaient jetés dans le Tigre inférieur, pour en entraver la navigation. Il parcourait lui-même le lac Pallacopas, où l'Euphrate se déchargeait, lors de la fonte des neiges, mais où les eaux se perdaient ensuite sans utilité : il résolut de mieux régler les prises d'eau qui épuisaient le fleuve, 10 000 hommes travaillèrent pendant trois mois à cet ouvrage. Un jour qu'il naviguait sur le lac près d'un lieu où s'élevaient les tombeaux de quelques anciens rois, le vent emporta son diadème, qui s'arrêta aux buissons des tombes Un matelot se jeta dans l'eau pour aller le reprendre, et le mit sur sa tête en regagnant à la nage la barque royale. Il fut récompensé, puis puni de mort, parce que les prêtres chaldéens virent dans ce fait un signe funèbre. Depuis quelque temps les présages sinistres se multipliaient, l'esprit même d'Alexandre en fut frappé, et, pour chasser ces inquiétudes, il s'abandonna sans retenue à ces plaisirs de la table où tant de fois lui et son père avaient laissé leur raison. Sous la latitude de Babylone, cette intempérance était un arrêt de mort. A la suite, en effet, de plusieurs orgies longtemps prolongées, il fut pris d'une fièvre dont il avait peut-être gagné le germe dans les miasmes des marais du Pallacopas. Elle le mina durant dix jours; le onzième, il expira, 21 avril 323. Quelques semaines auparavant, des députés grecs étaient venus l'appeler dieu et l'adorer.
�ALEXANDRE (336-323).
431
Alexandre n'avait pas accompli sa trente-troisième année quand il mourut. La force avait à peu près achevé son œuvre : c'était à la sagesse à faire le sien. Cette seconde tâche eût-elle été au-dessus de lui? Le peu qu'il a laissé entrevoir de ses desseins et de sa politique montre ce qu'il aurait pu faire : Les vaincus gagnés par les égards du vainqueur et associés à ses plans ; Le commerce, lien des nations, développé sur une immense échelle et voyant devant lui les routes ou nouvelles ou pacifiées qu'Alexandre lui a ouvertes, les ports, les chantiers, les places de refuge ou d'étape qu'il lui a préparés; L'industrie vivement sollicitée par ces immenses trésors autrefois stériles, maintenant jetés dans la circulation par la main prodigue du conquérant ; La civilisation grecque portée et enracinée sur mille points de l'empire par tant de colonies, dont une seule, Alexandrie, reçut et versa incessamment un flot inépuisable de richesses et d'idées; Les peuples, les idées, les religions, mêlés, confondus dans une unité grandiose, d'où une civilisation nouvelle serait sortie. Voilà ce qu'Alexandre avait préparé et pourquoi depuis deux mille ans le monde s'arrête et s'incline devant le nom de ce jeune victorieux. Mais la Grèce, dont ici nous faisons l'histoire, qu'y gagnât-elle? La victoire d'Alexandre riva ses fers, et avec la liberté tomba ce mouvement intellectuel que la liberté avait produit. La Grèce vit se déplacer les pôles du monde moral, et Pergame, Alexandrie succéder à Athènes; Ephèse, Smyrne à Gorinthe. Non-seulement elle cessa d'être fécondée par ce flot d'hommes, de poètes, d'artistes,, de philosophes qui, au temps de Périclès, coulait vers elle de toutes les rives de la Méditerranée, mais elle s'épuisera à fournir les nouvelles cours orientales de généraux et de ministres, de parasites et de soldats. Tout homme qui eût pu devenir l'honneur de sa patrie, passera au service étranger. Toute séve, tout sang généreux, tout talent, toute ambitiou s'éloigneront d'elle.
�432
CHAPITRE XVII.
La vie la quittera pour retourner à ses colonies asiatiques el africaines. Les Muses ne chanteront plus au sacré vallon, mais une dernière fois encore en Sicile et à Gyrène; puis, plus rien. L'art et l'éloquence passeront à Rhodes, la philosophie aux bords du Nil, la science à Syracuse. Aristote qui, durant un séjour de près de treize années à Athènes (335323), y avait écrit tous ses grands ouvrages, la quitte pour n'y plus rentrer. Lycurgue venait d'y mourir, et elle va perdre encore Démosthène et Phocion, que nul ne remplacera. Tout, jusqu'aux dieux, décline. Alexandre étendant ses droits de conquérant sur l'Olympe, a donné le second rang au temple et au dieu d'Ammon, après Olympie, mais avant Delphes. La Grèce n'aura même pas la consolation de voir l'Asie profiter de ses pertes. Affaibli à force de s'étendre, l'esprit grec ne portera pas, dans sa patrie nouvelle, pour la poésie et l'art, ces fruits savoureux et sains que, à la fois excité et contenu, il avait si librement donnés, au pied de l'Hymette et du Parnasse.
�LA GRÈCE DE 323 A 272.
433
CHAPITRE XVIIl.
i
LA GRÈCE DEPUIS LA MORT D'ALEXANDRE JUSQU'A CELLE DE PYRRHUS (523-272).
Premier arrangement pour la succession d'Alexandre (323). — Mort de Perdiccas (323-321) ; Antipater; Polysperchon ; Eumène (321-316). — Paix de 311; Antigone; bataille d'Ipsus (301). —En Grèce, guerre Lamiaque; mort de Démosthène (322) et de Phocion (317). — Invasion des Gaulois (280-279) ; mort de Pyrrhus (272).
premier arrangement pour la succession d'Alexandre (8*3).
Alexandre avait beaucoup conquis, mais rien fondé : il n'en avait pas eu le temps. L'Asie, enlevée par une course rapide, comme un immense butin, était là, attendant de cette main puissante une forme, une organisation, une civilisation nouvelles : mais cette main, la mort venait de la glacer. Gomme ces grands peintres dont nous possédons les rapides esquisses, Alexandre n'avait pu que jeter sur tous les points de sa conquête quelques indications de génie, quelques traits puissants, que les plus habiles de ses successeurs devaient recueillir : tout était ébauché, rien n'était fini. Qui pouvait penser que le dieu périrait, et sitôt, dans la force de l'âge et des conceptions ? Sa mort frappa le monde de stupeur. Dans la nuit qui suivit, l'armée se tint sous les armes, par un vague instinct de crainte, comme si l'on eût été dans le voisinage des ennemis. Les habitants de Babylone fermèrent leurs portes, n'éclairèrent point leurs maisons, se tinrent chez eux immobiles, inquiets, écoutant tous les bruits, et croyant à toute heure que cette armée terrible, jusqu'alors
msT.
GR
.
28
�434
CHAPITRE jTVIIi.
enchaînée par le respect du maître vivant, allait se répandre maintenant en violences et en pillages. Quand le jour parut, les gardes du roi, dont le nombre était réduit à sept depuis la mort d'Éphestion, se réunirent et convoquèrent les autres officiers; mais les soldats entendaient bien prendre part à cette délibération. Us envahirent les avenues qui menaient à la salle du conseil. A la vue du trône vide, où l'on avait seulement déposé le diadème, la robe royale et l'armure du conquérant, les cris de douleur éclatèrent. On lit silence lorsque Perdiccas entra. Il tenait l'anneau d'Alexandre, qui servait de cachet pour les affaires importantes; le mourant le lui avait donné. Il le déposa sur le trône, et dit à l'assemblée qu'il le mettait à sa disposition. Il ajouta qu'en attendant que Roxane eût donné le jour à l'enfant qu'elle portait dans son sein, il fallait, dans l'intérêt de tous, choisir un chef à qui tous obéiraient. Perdiccas espérait que ce discours modeste recommanderait sa candidature. Son espoir fut trompé. Néarque proposa de ne point attendre la postérité incertaine de Roxane. « L'héritier d'Alexandre, disait-il, est déjà né : c'est Hercule, fils de Barsine ; c'est à lui qu'appartient le diadème. » Cet avis ne plut pas ; les soldats le témoignèrent par leurs cris tumultueux. Ptolémée dit alors que les Macédoniens ne pouvaient obéir à un fils de Barsine ou de Roxane, qu'il fallait laisser le trône vacant et remettre le gouvernement aux hommes qui avaient formé le conseil du roi. Cet avis convenait aux chefs, mais blessait trop l'amour des soldats pour le sang d'Alexandre. On le rejeta, et il fut décidé que la régence serait remise à Perdiccas et à Léonat pour l'Asie, à Antipater et à Cratère pour l'Europe, en attendant la naissance de l'enfant de Roxane. Durant cette scène, un ennemi de Perdiccas, Méléagre, était allé vers l'infanterie qui, jalouse de la cavalerie, portion aristocratique de l'armée, sur laquelle s'appuyait Perdiccas , voulut à son tour se choisir un prétendant : c'était Arrhidée, fils de Philippe et de la Thessalienne Philinée. Arrhidée n'avait point de sang barbare dans les veines; cela le fit accueillir, malgré l'obscurité où l'avait tenu
�LA GRÈCE DE 323 A 272.
435
Alexandre, à cause de sa faiblesse d'esprit. Méléagre l'amena; l'infanterie lui fit cortège jusqu'à la salle où les généraux délibéraient. Ils refusèrent de sanctionner ce choix. Les soldats menacèrent et Arrhidée s'assit sur le trône. Mais 600 hommes d'élite, apostés par Perdiccas, gardaient la porte de la chambre où était le corps d'Alexandre. Ils voulurent fermer le passage à la foule : une lutte s'engagea; déjà les traits volaient sur Perdiccas, déjà le sang coulait; l'intervention des autres chefs prévint de plus grands malheurs. La cavalerie mécontente quitta Babylone. Perdiccas, menacé lui-même, en sortit. Pendant plusieurs jours, on put craindre quelque sanglante collision. Pourtant le danger de cette situation amena un rapprochement. Perdiccas et les cavaliers rentrèrent. On convint qu'Arrhidée partagerait le trône avec l'enfant de Roxane, si elle avait un fils; qu'Autipater serait à la tête des forces d'Europe; que Cratère dirigerait les affaires placées sous l'autorité d'Arrhidée, et que Perdiccas commanderait la garde à cheval, commandement qui équivalait, ce semble, dans la cour de Perse, • à un premier ministère. Méléagre était associé en sous-ordre à Perdiccas. Quelque temps après, Perdiccas fit passer une revue de l'armée par Arrhidée, sur lequel il avait bien vite pris un' grand ascendant. Au milieu de la revue, comme s'il agissait par son ordre, il fit saisir 300 des plus mutins parmi ceux qui lui avaient été opposés, et les fit fouler aux pieds des éléphants. Méléagre, averti par cette terrible exécution, s'enfuit dans un temple ; Perdiccas l'y fit tuer. Voilà de quelles scènes de désordre fut suivie la mort d'Alexandre, et le commencement de ces funérailles sanglantes qu'il avait lui-même annoncées. On voit les prétentions des chefs, les sentiments des soldats, surtout le vide immense laissé par le conquérant, et l'incertitude où l'absence d'un héritier de quelque valeur mettait toutes choses. Un enfant à naître, un enfant naturel à peine né, un frère imbécile : tels étaient les hommes de cette déplorable famille. Les femmes étaient Olympias, mère d'Alexandre; Cléopatre et Thessalonice ses sœurs, Eurydice sa nièce ; enfin
�436
CHAPITRE XV11I.
ses femmes Roxane et Barsine. De tous ces personnages, pâles el muettes figures pour la plupart, un seul eut de l'énergie : c'est Olympias, mais elle n'en montra que pour l'intrigue et le crime. Je. n'ai pas à faire l'histoire de ces successeurs d'Alexandre. Ce sont bien des Grecs, mais leurs États ne sont plus la Grèce, et ce petit pays est comme perdu dans l'immensité de l'héritage qu'ils se disputent, les armes à la main. Je ne dirai donc qu'un mot de leurs querelles pour revenir aux lieux d'où était partie cette grande révolution qui changeait la face de l'Orient, mais ne rendit à la Grèce ni sa prospérité ni sa grandeur. Perdiccas avait bien établi par un coup d'audace son autorité de régent; pour la garder, il lui fallut faire la part des généraux; il leur distribua les provinces, sans en prendre une pour lui-même, afin de paraître conserver sur tous la suprématie. Ptolémée, fils de Lagos, obtint ainsi l'Egypte; Léonat, la Mysie; Antigone, la Phrygie, la Lycie et la Pamphylie; Lysimaque, la Thrace; Antipater et Cratère la Macédoine ; Eumène, la Gappadoce, qu'il dut conquérir ; Laomédon, la Syrie; Pithon, la Médie; Peuceste, la Perside. Je ne nomme que les principaux.
mort tic Perdiccas (321); Antipater; Polyspcrchon; Kuinènc (3ti'-3ie).
Une première révolte éclata dans la haute Asie, où 23 000 Grecs, qu'Alexandre y avait établis comme colons, voulurent revenir dans leur patrie ; Pithon les fit massacrer. Dans l'Asie Mineure, le roi Ariarathe défendit la Gappadoce contre le Thrace Eumène, ancien secrétaire d'Alexandre, à qui ce gouvernement était échu. Antigone refusa d'aider ce parvenu étranger à se mettre en possession de sa province. Perdiccas fut forcé de le soutenir avec l'armée royale. Vainqueur d'Antigone, il crut l'être aussi facilement de Ptolémée, qui considérait déjà l'Egypte comme son patrimoine. Mais il fut massacré par ses propres soldats au passage du Nil, et sa mort rendit inutile une victoire d'Eumène sur Cratère (321). Antipater, gouverneur de la Macédoine, se saisit aussitôt de
�LA GRÈCE DE 323 A 272.
437
la régence. Il y avait deux intérêts en présence : les généraux, -qui voulaient s'approprier leurs gouvernements et en l'aire des États indépendants; le régent et la famille royale, qui voulaient conserver l'unité de l'Empire. Antipater mourut sans avoir le temps d'alarmer les généraux et de donner lieu à une ligue nouvelle. Il laissa son titre à son ami le vieux Polysperchon plutôt qu'à son fils Gassandre (319). Les rois ne pouvaient guère compter sur ce faible personnage; mais ils avaient un défenseur habile dans Eumène, qui, Dommé chef de l'armée royale, tenta de se maintenir dans l'Asie Mineure contre Antigone. Une défaite de la flotte royale lui ayant ôté l'empire de la mer, il alla rejoindre dans la haute Asie les satrapes armés contre Séleucus de Babylone, autre général qui aspirait à l'indépendance. Antigone l'y poursuivit (317), et Eumène, après d'éclatants exploits, lui fut livré par ses propres troupes. Antigone le fit mettre à mort; la maison royale fut dès ce moment abandonnée sans défense à ses ennemis (316). Gette famille d'ailleurs se décimait elle-même, comme les généraux se décimaient entre eux. Olympias, alliée au régent Polysperchon, avait fait mourir Arrhidée et sa femme Éurydice, comme Roxane avait déjà fait tuer Statira, une des femmes d'Alexandre. Mais Gassandre, qui disputait au régent son titre, s'empara de la Macédoine, assiégea Olympias dans Pydna, l'y prit et fit lapider par ses soldats cette mère d'Alexandre (315). Maître déjà de Roxane et de son fils Alexandre Aigos qu'il avait entre les mains, il épousa Thessalonique, la seconde sœur du conquérant, et fonda ainsi ses prétentions à son héritage. La Macédoine, la Thessalie et la plus grande partie de la Grèce lui obéissaient. Athènes, qui s'était crue libre un instant, fut forcée de recevoir son lieutenant Démétrius de Phalère qui du moins l'administra dix ans avec sagesse au nom du nouveau roi de Macédoine.
paix de .314; Antigone; bataille d'Xpsas (:(»«).
La mort d'Eumène avait laissé toute l'Asie à Antigone. Séleucus, gouverneur de Babylone, la lui céda sans combat
�438
CHAPITRE XVIII.
et se réfugia en Egypte auprès de Ptolémée, qu'il poussa à la guerre, en même temps que Lysimaque dans l'Asie Mineure, et Gassandre en Europe, armaient contre celui qui prétendait réunir tout l'empire d'Alexandre. Antigone et son fils Démétrius Poliorcète firent tête à cette ligue redoutable. Mais la victoire de Ptolémée sur Démétrius à Gaza, en 312, et les progrès de Séleucus rentré dans Babylone , amenèrent la paix de 311. Cette paix conservait à chacun ce qu'il possédait et promettait le trône de Macédoine à Alexandre Àigos. Cette promesse coûta la vie au malheureux prince; Gassandre, qui eût été par là dépouillé, le fit tuer avec sa mère (310). Polysperchon, maître de Sicyone et de Gorinthe, en usa de même avec Hercule, autre fils d'Alexandre; et Cléopatre, sœur du conquérant, périt en même temps par ordre d'Antigone. Le traité stipulait aussi la liberté des villes grecques; aucun des rivaux ne voulut accomplir cet article, tout en exigeant de ses adversaires qu'ils l'exécutassent. Antigone, qui devait y gagner le plus, envoya son fils délivrer Athènes, où il rétablit la démocratie (308). L'année suivante, le même Démétrius détruisit, près de Cypre, la flotte égyptienne, et prit le titre de roi, dont se décorèrent aussitôt tous les prétendants. Une expédition qu'il dirigea par terre contre Ptolémée échoua complètement; il ne fut pas plus heureux au siège de Rhodes, vaillamment défendue, quoique habilement attaquée, et il fut contraint de courir en Grèce pour y arrêter les progrès de Cassandre. Le fils d'Antigone chassa sans peine les garnisons macédoniennes du Péloponnèse et de l'Attique, et se fit donner le titre, qu'avaient porté Philippe et Alexandre, de généralissime des Grecs. Mais Gassandre, Ptolémée, Lysimaque et Séleucus qui revenait d'une expédition dans l'Inde chargé de gloire et de butin, formèrent une nouvelle ligue contre Antigone. Il perdit à Ipsus la couronne et la vie (301). Cette bataille décida que l'empire d'Alexandre serait irrévocablement partagé. Trois grands Etats, Syrie, Egypte et Macédoine, se formèrent de ses débris, répondant à trois nationalités différentes. Un quatrième, le royaume éphémère de Lysimaque
�LA GRÈGE DE 323 A 272.
439
(Thrace et Asie Mineure jusqu'au Taurus), ne dura qu'autant que son fondateur, qui fut tué par Séleucus en 281.
. j:n Grèce, guerre lamiaquc (383-38S) ; mort de Dcinostliène (382) et de Phoclon (313).
Pendant que les successeurs d'Alexandre se disputaient en Asie quelques lambeaux de pourpre, la Grèce avait essayé de recouvrer sa liberté et était retombée dans une plus grande servitude. Démosthène était resté à Athènes, pendant tout le règne d'Alexandre, l'âme du parti national; mais il se taisait, ne voyant pas jour à faire utilement un nouvel effort. Alexandre, au reste, ménageait les Athéniens, et ne perdait aucune occasion d'intéresser leur vanité à ses succès. Quand Harpalos, cet officier infidèle qui s'enfuit de la haute Asie avec les trésors du roi, arriva à Athènes, parmi ceux qu'il acheta pour se faire un parti en Grèce et y exciter un mouvement contre Alexandre, se trouvait, assure-t-on, Démosthène. Le fait n'est pas certain. Les amis de la Macédoine lui intentèrent un procès à ce sujet et le firent condamner à une grosse amende. N'étant pas en état de la payer, il se retira en exil, mais sans pouvoir s'éloigner beaucoup d'Athènes. On le voyait, errant sur la plage de Trézène ou sur les montagnes d'Égine, les yeux toujours fixés du côté de l'Attique, ou plus près encore, à Mégare. Dès que le bruit de la mort du conquérant eut passé la mer, Athènes envoya des députés à toutes les villes grecques pour les engager à former une ligue contre les Macédoniens. Démosthène se joignit â la députation, enflamma tous les esprits et décida la prise d'armes qu'on a appelée la guerre Lamiaque. Athènes, pour le récompenser, cassa l'arrêt d'exil prononcé contre lui et le reçut en triomphe. Des succès récompensèrent d'abord cette héroïque imprudence; Antipater, à qui Alexandre avait laissé le gouvernement de la Macédoine avec le devoir de surveiller et de contenir la Grèce, se hâta de marcher contre ceux qu'il appelait des rebelles. Il fut vaincu à Lamia en Thessalie; mais le général qui avait gagné cette victoire, Leosthénès, ayant
�440
CHAPITRE XVIII.
été tué dans une escarmouche, son successeur ne sut pas prévenir la jonction d'une armée de secours envoyée à Antipater, et les Grecs perdirent la bataille de Granon (322), en même temps que la flotte royale écrasait celle d'Athènes. Le découragement gagna tous les alliés. Athènes demandait à traiter. Antipater exigea des Athéniens l'installation dans Munychie d'une garnison macédonienne, une indemnité de guerre et la tête de Démosthène* Le grand orateur s'était réfugié dans un temple de l'île de Galaurie. Des soldats l'y découvrirent. Pour empêcher qu'ils ne violassent la sainteté du lieu, il leur promit de quitter son asile dès qu'il aurait écrit ses derniers ordres pour ses affaires domestiques. Prenant alors ses tablettes, il porta à sa bouche le poinçon dont il se servait pour écrire. C'était son habitude, quand il méditait et composait. Il y avait caché cette fois un poison énergique. Après l'avoir gardé quelque temps dans sa bouche, il se couvrit la tête de sa robe. Les soldats, qui étaient à la porte du temple, se riaient de lui et le traitaient de lâche. Mais, lorsqu'il sentit que le poison produisait son effet, il se découvrit et se leva pour sortir : <r 0 Neptune, dit-il, je sors vivant de ton temple; mais Antipater et les Macédoniens ne l'auront pas moins souillé par ma mort. » Il finissait à peine ces mots qu'il chancela. Il demanda qu'on le soutint pour marcher ; et comme il passait devant l'autel du dieu, il tomba et mourut. Athènes lui fit dresser une statue, et sur le socle on grava : « Démosthène, si ton pouvoir eût égalé ton éloquence, la Grèce ne porterait pas aujourd'hui des fers. » Un autre grand citoyen d'Athènes, Phocion, eut bientôt le même sort. C'était un homme austère, qui pensait qu'on est d'autant plus libre qu'on a moins de besoins. Aussi n'accordait-il à son corps que le strict nécessaire. On le voyait, à l'ai'mée, marcher toujours en tête de ses soldats, nu-pieds, sans manteau, à moins qu'il ne fît un froid excessif. Pour un tel homme, l'or était une inutilité. Il eut mille occasions de s'enrichir et il resta pauvre toute sa vie. Philippe et Alexandre essayèrent en secret de le gagner; il rejeta leurs présents. « Je tiens, disait-il, à passer pour un homme de bien, mais
�LA GRÈCE DE 323 A 272.
441
il ne suffit pas de le paraître, il faut l'être en effet. » On le pressait de les accepter, sinon pour lui, au moins pour ses enfants. « Us feront comme moi, répondit-il. S'ils me ressemblent, ils n'en ont pas besoin; dans le cas contraire, je ne veux pas aider à leurs débordements. » Gomme général, il était fort habile, et Athènes lui donna quarante-cinq fois le commandement de ses troupes. Gomme orateur, il avait une grande force, sa vertu. Quand Démosthène le voyait se lever pour lui répondre : « Voilà la hache pour mes discours, » disait-il. Mais il faut aussi le reconnaître, Phocion, esprit chagrin et grondeur, était de ces hommes qui, tout en servant de leur mieux une cause, la perdent d'avance, en répétant sans cesse qu'elle ne peut être gagnée, ce qui paralyse tous les efforts et arrête le dévouement. Quand Démosthène animait Athènes entière de son enthousiasme pour la liberté, Phocion disait : « Combattre est inutile, nous serons certainement vaincus. » Et, se donnant un démenti à lui-même, il battait un jour ses amis les Macédoniens en Eubée, d'où il les chassait; une autre fois en Thrace, où il sauvait Byzance de leurs mains. Qu'ils aient tué Démosthène, je le comprends. Il fallait, pour leurs plans, étouffer à tout prix cette puissante voix ; mais la mort de Phocion fut de leur part une ingratitude. En 317, deux hommes se disputaient la Grèce, Polysperchon à qui, on l'a vu, Antipater avait légué la régence de tout l'empire macédonien; et Cassandre, fils d'Antipater, qui la revendiquait, au nom d'Arrhidée, comme un droit héréditaire, et qui, maître de la Macédoine, dont son père lui avait donné le gouvernement, aspirait à y joindre la Grèce. Pour détruire en ce pays son influence, qui s'appuyait sur l'aristocratie, le régent promulgua un décret qui rappela les bannis et rétablissait les gouvernements populaires; les amis de Cassandre, partisans de la faction contraire, furent chassés de toutes les villes. Phocion était de ce nombre. Polysperchon ne se contenta pas de son exil ; il demanda aux Athéniens de le mettre en jugement avec quelques-uns de ses amis. Phocion avait alors plus de 80 ans.
�442
CHAPITRE XVIII.
A l'aspect de cet homme 3e bien, comparaissant en accusé, nombre de citoyens se couvrirent le visage et versèrent des larmes amères. Un seul eut le courage de se lever et de dire que, puisque le roi de Macédoine avait renvoyé au peuple un jugement de cette importance, il était juste d'exclure de l'assemblée les étrangers et les esclaves. Mais la population rejeta hautement cette proposition et s'écria qu'il fallait lapider cet ennemi du peuple. Personne n'osa plus parler en faveur de Phocion; lui-même ne parvint qu'avec beaucoup de peine à se faire écouter, a Athéniens, dit-il, est-ce justement ou injustement que vous voulez nous faire mourir? — C'est justement, répondirent quelques-uns. — Eh ! comment pourrez-vous en être sûrs, si vous ne voulez pas même nous entendre? » Mais, ne les voyant pas plus disposés à l'écouter, il s'avança au milieu du peuple : «c Je confesse, dit-il, que je vous ai fait des injustices dans le cours de mon administration; et, pour les expier, je me condamne moi-même à la mort. Mais ceux qui sont avec moi, pourquoi les feriez-vous mourir, puisqu'ils ne vous ont fait aucun tort? — Parce qu'ils sont tes amis, » répondit la populace. A cette parole, Phocion se retira et depuis ce moment ne dit plus rien. Lorsqu'on demanda les suffrages, ils furent tous pour la mort. L'assemblée congédiée, on conduisit les condamnés à la prison. Attendris par leurs parents et leurs amis qui étaient venus les embrasser pour la dernière fois, ils marchaient déplorant leur infortune et fondant en larmes : Phocion seul conservait le même visage que lorsque, sortant de l'assemblée pour aller commander les troupes, il était reconduit avec honneur par les Athéniens. Ceux qui le voyaient passer ne pouvaient s'empêcher d'admirer sa grandeur d'âme et son impassibilité. Plusieurs de ses ennemis le suivaient en l'accablant d'injures; un d'eux vint même lui cracher au visage. Phocion, se tournant vers les magistrats, leur dit d'un air tranquille : « Personne ne réprimera-t-il l'indécence de cet homme ? » Quand ils furent dans la prison, un des condamnés, à la vue de la ciguë qu'on broyait, éclata en plaintes amères, di-
�LA GRÈGE DE 323 A 272.
443
sant que c'était bien à tort qu'on le faisait mourir avec Phocion : « Eh .quoi! repartit l'homme de bien, n'est-ce pas une assez grande consolation pour toi que de mourir avec Phocion? » Quelqu'un de ses amis lui demanda s'il n'avait rien à faire dire à son fils Phocos : « Sans doute; j'ai à lui recommander de ne conserver aucun ressentiment de l'injustice des Athéniens. » Nicoclès, le plus fidèle de ses amis, le pria de lui laisser boire la ciguë le premier. « Votre demande est bien dure et bien triste, répondit Phocion; mais, puisque je ne vous ai rien refusé pendant ma vie, je vous accorde à ma mort cette dernière satisfaction. » Quand tous eurent bu la ciguë, elle manqua pour Phocion, et l'exécuteur déclara qu'il n'en broierait point d'autre à moins qu'on ne lui donnât douze drachmes, qui étaient le prix de chaque dose. Gomme cette difficulté emportait du temps et causait quelque retard, Phocion appela un de ses amis : « Puisqu'on ne peut pas mourir gratis a Athènes, lui dit-il, je vous prie de donner à cet homme l'argent qu'il demande. » C'était le 19 du mois de munychion (avril ou mai). Ce jour-là les chevaliers faisaient une procession à cheval en l'honneur de Jupiter. Lorsqu'ils passèrent devant la prison, les uns ôtèrent leurs couronnes, les autres, jetant les yeux sur la porte, ne purent retenir leurs larmes ; les plus endurcis regardaient comme une impiété qu'on n'eût pas renvoyé cette exécution au lendemain, afin que, dans une fête si solennelle, la ville ne fût pas souillée par une mort violente. Les ennemis de Phocion avaient fait décréter que son corps serait porté hors du territoire de l'Attique, et que nul Athénien ne pourrait donner du feu pour faire ses funérailles. Aucun de ses amis n'osa toucher à son corps ; un certain Conopion, accoutumé à vivre du produit de ces sortes de fonctions, transporta le corps an delà d'Eleusis, et le brûla avec du feu pris sur les terres de Mégare. Une femme du pays, qui se trouva par hasard à ces funérailles avec ses esclaves, lui éleva, dans le lieu même, un cénotaphe, y fit les libations d'usage, et, mettant dans sa robe les ossements qu'elle avait recueillis, elle les porta la nuit dans sa maison,
�444
CHAPITRE XVIII.
et les enterra sous son foyer, en disant : « 0 mon foyer, je dépose dans ton sein ces précieux restes d'un homme vertueux. Conserve-les avec soin pour les rendre au tombeau de ses ancêtres, quand les Athéniens seront revenus à la raison. J> Ce temps vint : les os de Phocion furent rapportés à Athènes, on lui éleva une statue de bronze; le peuple condamna à mort son accusateur; deux autres tombèrent sous les coups de son fils. Depuis la bataille de Cranon, en 322. jusqu'à la bataille d'Ipsus, en 301, la Grèce fut ainsi une proie disputée par tous les prétendants ; c'est pendant cette époque que se place l'administration de Démétrius de Phalère à Athènes, au nom de Cassandre, puis celle de Démétrius Poliorcète, au nom de son père Antigone. Athènes se déshonora 'par d'indignes flatteries envers ses maîtres. Ce peuple, toujours iugénieux, mais dégradé maintenant par la servitude, mettait son esprit à ses plaisirs ou à des bassesses, comme il l'avait mis autrefois à de grandes choses. Non-seulement il saluait rois Antigone et son fils, mais il les adorait comme dieux sauveurs, il leur dressait des autels, il leur vouait des jeux, des sacrifices ! Un danger commun menaça en 280 ces peuples dégradés et ces princes qui n'avaient d'autre ambition que celle de posséder des richesses et du pouvoir, pour abuser des unes comme de l'autre.
Invasion «les Cinnlois (38©) ; Pyrrhus.
Six cents ans environ avant notre ère, des hordes gauloises avaient franchi le Rhin, et, descendant la grande vallée du Danube, étaient venues s'établir sur les deux rives du fleuve, au nord de la Macédoine. Ils y restèrent trois siècles, sans que l'histoire sache rien d'eux. Un demi-siècle plus tard on les retrouve, cette fois, en armes et menaçants. Alexandre était mort et l'anarchie désolait son empire. De nouveaux émigrants étant venus de Gaule se mêler aux anciens, tous ensemble se décidèrent a envahir la Thrace et la Macédoine ; ces pays venaient de voir s'accomplir une grande
�LA GRÈCE DE 323 A 272.
445
catastrophe. Séleucus, qui commandait depuis l'Indus jusqu'à la Méditerranée, et Lysimaque, qui régnait depuis le Taurus jusqu'au Pinde, âgés tous deux de quatre-vingts ans, s'étaient disputé l'empire et l'avaient tous deux perdu avec la vie, l'un à Cyropédion, où il fut vaincu et tué (282), l'autre en Thrace, où il avait été assassiné par Ptolémée Géraunos (281). Le meurtrier se saisit de la couronne de Macédoine, mais ne la porta pas longtemps, car les Gaulois arrivaient. La phalange macédonienne, qui voulut les arrêter, fut rompue, le roi pris vivant et égorgé, et le pays livré à une effroyable dévastation. « Du haut des murs de leurs villes, dit Justin, ils levaient les mains au ciel, invoquant les noms de Philippe et d'Alexandre, dieux protecteurs de la patrie. » Mais les peuples qui ne savent pas se protéger eux-mêmes ne sont pas secourus du ciel. Après la Macédoine, ce fut le tour de la Thessalie, et après la Thessalie delà Grèce. Ils étaient, si la peur et la vanité n'ont pas grossi leur nombre, 150 000 fantassins et 20 000 cavaliers. Les Grecs résolurent de les arrêter aux Thermopyles. Personne du Péloponnèse ne vint cette fois défendre et honorer par un nouveau sacrifice la tombe de Lépnidas ; mais toute la Grèce du nord se coalisa. Les Etoliens donnèrent jusqu'à 10 000 hommes. Athènes ne fournit que 1000 hoplites et 600 cavaliers, mais elle envoya toutes ses galères s'embosser dans le golfe Maliaque, d'où ceux qui les montaient purent, durant l'action, tirer sur les barbares. Le commandement de l'armée de terre fut même remis à l'Athénien Gallipsos : dernier et juste hommage à la ville qui n'avait pas encore une seule fois manqué à la Grèce, aux jours de péril. Energiquement repoussés du passage des Thermopyles, les Gaulois découvrirent le sentier qui avait ouvert la Grèce à Xerxès, et qui, chose étrange ! ne fut pas gardé cette fois avec plus de soin. Us se dirigèrent aussitôt sur Delphes pour en piller les trésors. On raconte que le dieu consulté avait répondu qu'il saurait bien se défendre ; qu'un tremblement de terre entr'ouvrit le sol sous les pieds des barbares et fit rouler sur leurs têtes les rochers des montagnes; enfin,
�446
CHAPITRE XVIIt.
qu'une tempête bouleversa les airs, et que la foudre consuma les Gaulois qui n'avaient pas péri sous les montagnes renversées. Cette légende renouvelée de l'invasion des Perses, où l'on disait que pareille chose avait eu lieu, n'est qu'un embellissement poétique de la résistance organisée alors par les habitants d'une contrée si facile à défendre. Repoussés de ce pays hérissé de montagnes, les Gaulois firent une retraite que les attaques des habitants rendirent désastreuse. La faim, le froid, leur causèrent d'horribles souffrances. Leur chef, dangereusement blessé, se tua de sa propre main, pour échapper à la colère de ses soldats ou à la honte de sa défaite (278). Ce qui survécut de cette armée se réunit à d'autres bandes qui erraient dans la Thrace, et tous ensemble se jetèrent sur l'Asie Mineure, dont ils furent durant près d'un siècle l'effroi. Les Gaulois avaient cherché fortune en Grèce, l'épée à la main. Un Grec, le roi d'Épire, Pyrrhus, fit comme eux. Il prétendait descendre d'Hercule par sa mère, et d'Achille par son père. C'était sans doute à raison de cette origine à demi divine qu'il prétendait, à ce que Plutarque assure, guérir ses sujets des maladies de la rate, en les touchant après le sacrifice d'un coq blanc. Il combattit.bravement à Ipsus, quoiqu'il n'eût que quinze ans, et, aidé des secours du roi d'Egypte, rentra dans son royaume, dont il avait été dépossédé. Ce fut toutefois à la condition-de le partager avec un compétiteur dont il se débarrassa en l'égorgeant dans un festin (295). Six ans après, il conquit la Macédoine sur Démétrius Poliorcète, qui lui-même l'avait enlevée à un fils de Cassandre. Le roi de Thrace, Lysimaque, l'obligea encore de lui céder une moitié de ce royaume, et au bout de quelques mois lui prit le reste. Pyrrhus, dégoûté des aventures en Orient, où se constituaient de grandes monarchies trop fortes pour lui, écouta les propositions des Tarentins, qui l'appelèrent en Italie contre les Romains, et passa la mer d'Ionie juste au moment où les Gaulois arrivaient en Grèce. On sait comment il étonna d'abord, puis battit les Romains, pénétra jusqu'à leur ville, conquit, puis abandonna la Sicile, et enfin perdit une grande bataille, qui l'obligea de retourner
�LA GRÈCE DE 323 A 272,
447
en Epire. Il y revenait non rassasié d'aventures, et se jeta, tête baissée, au plus épais des intrigues qui agitaient la Grèce. Tout à coup il parut en Macédoine, où Antigone Gonatas, fils de Démétrius Poliorcète, s'était saisi de la couronne après le départ des Gaulois. Pyrrhus gagna la phalange et se rendit maître de presque tout le pays. Mais avant d'en achever la conquête il se lança dans une autre entreprise. Il était appelé par Gléonyme, prétendant au trône de Sparte, et il voulait chasser Antigone des villes qu'il conservait dans le Péloponnèse. Il arriva en 273 sous les murs de Sparte, qui avait été fortifiée pour résister à Gassandre et à Démétrius. Le roi Aréos était absent, en Crète. Les Lacédémoniens effrayés parlaient d'envoyer les femmes dans cette île, lorsqu'Archidamie, la plus riche héritière de Sparte, parut dans le sénat une épée à la main, et déclara que les femmes sauraient défendre la ville. Elles travaillèrent en effet à creuser un fossé du côté où manquaient les murs, et Pyrrhus fut repoussé. Quelques jours après, l'arrivée d'Aréos et d'un corps d'auxiliaires argiens l'obligea de lever le siège. Il voulut se venger sur Argos et y pénétra; mais Antigone et Aréos le suivirent de près, et il n'eut que le temps de sortir par une porte tandis qu'ils entraient par l'autre. Dans cette retraite, une tuile lancée par la main d'une vieille femme dont il venait de blesser le fils, l'atteignit et le tua. La mort de Pyrrhus marque une période nouvelle dans l'apaisement de ce grand désordre soulevé de l'Adriatique à l'Indus, par la succession d'Alexandre. Elle assura le trône de Macédoine à Antigone Gonatas et à sa race. En vain Alexandre, fils de Pyrrhus, envahira encore la Macédoine (267); en vain une nouvelle bande de Gaulois attaquera ce pays ; Antigone restera vainqueur, et la Macédoine, à peu près débarrassée de ses possessions asiatiques et de ses rêves de domination au delà des mers, se bornera à poursuivre le premier projet de Philippe, la domination sur les Hellènes. L'expédition d'Alexandre et les rivalités de ses successeurs n'auront donc été pour la Grèce qu'un glorieux, puis sanglant intermède. La situation redevient presque ce
�448
CHAPITRE XVIII.
qu'elle était en 359 ; seulement il y a de moins la génération patriote, encore fière et brave, que portait la Grèce avant Chéronée, et il y a de plus une corruption des mœurs, un affaissement des caractères, un épuisement de la grande vie politique et intellectuelle qui marquent une irrémédiable décadence. L'indifférence politique et la vénalité ont porté leurs fruits : des tyrans se sont partout élevés, à l'aide de leurs soldats mercenaires, et dominent là où jadis régnait la loi. La Grèce ne s'appartient plus. Si du moins les maîtres étaient les glorieux soldats de Chéronée ou d'Arbèles ! Mais ce sont d'obscurs aventuriers qu'elle ne connaît même pas, et dont l'histoire a peine à conserver les noms. Cependant elle rougira une fois encore de tant de honte, fera un dernier effort, et viendra mourir au moins sous l'épée d'un grand peuple.
�HUITIÈME PÉRIODE.
LA. LIGUE AGHÉENNE (272 -146).
EFFORTS IMPUISSANTS POUR S'UNIR ET SE SAUVER.
CHAPITRE XIX.
DEPUIS LA MOUT DE PYRRHUS JUSQU'A CELLE P'ARATUS (272-'ii3).
Aratus. — Les ligues achéenne et étolienne. — Agis (241) et Cléomène (236). — Guerre entre Sparte et les Achéens, intervention de la Macédoine (227-221). Les Acliécns; Aralcs
Athènes, Sparte et Thèbes sont tombées ; deux peuples jusqu'alors inconnus montent, à leur place, sur la scène laissée vide, mais rétrécie et embarrassée de décombres, les Achéens et les Étoliens. La côte septentrionale du Péloponnèse est une bande de terre étroite, resserrée entre le golfe de Gorinthe et la chaîne de montagnes qui entoure l'Arcadie du nord. Sa fertilité n'a rien de remarquable, excepté du côté de Sicyone. Le rivage, mieux découpé qu'à l'ouest du Péloponnèse, laisse pénétrer la mer au milieu des rochers qui le bordent. Mais quels débouchés pouvait avoir le commerce de ses villes? Serait-ce l'Elide ou la pauvre Arcadie? Quels moyens de communication au milieu des montagnes? D'ailleurs Corinthe, bien mieux située, attira de bonne heure à elle tout le commerce de son golfe, qui passa devant les villes achéennes sans y
HIST. GR
.
29
�450
CHAPITRE XIX.
déposer ni la. fortune, ni le luxe. Elles vivaient donc pauvres, mais unies. Hérodote nous apprend que, dès la plus haute antiquité, les douze cités de ï'Égialée formaient une confédération, sans force, il est vrai, et qui ne parut jamais dans les grandes affaires de la Grèce, si ce n'est à Chéronée. Les Macédoniens l'en punirent. Démétrius, Gassandre, Antigone Gonatas, mirent garnison dans quelques-unes de ses villes, et livrèrent les autres à des tyrans; « car c'est de cet Antigone, dit Polybe, que sont venus tous les tyrans de la Grèce. » Vers 281, les Achéens profitèrent des malheurs de la Macédoine pour s'affranchir et reconstituer leur ligue. « Les premières villes qui s'unirent furent Dymes, Patras, Tritée et Phares. Cinq ans après, les Égéens, ayant chassé leur garnison macédonienne, entrèrent dans la confédération. Après eux, les Bouriens firent mourir leur tyran. Celui de Gérynée abdiqua volontairement. Léontion, Egire et Pellène complétèrent la réunion de toute l'Achaïe. Mais cette confédération était encore bien faible, lorsqu'Aratus y fit entrer la puissante ville de Sicyone. » (Polybe.) Son père, citoyen distingué de Sicyone, avait été tué par le tyran de cette ville, et lui-même, âgé seulement de sept années, avait été sauvé à grand'peine. On l'avait conduit à Argos, où les hôtes et les amis de son père l'avaient reçu. Il y passa treize années, goûtant peu les philosophes, mais fort assidu aux exercices du gymnase, où il excella. Sa taille, son corps étaient athlétiques. Mais l'athlète était aussi un prudent et avisé personnage, se plaisant, en politique comme à la guerre, aux embuscades, aux surprises; craignant le grand jour, les décisions rapides ; brave soldat et médiocre général; bon citoyen, car il consacra sa vie à son pays et le servit bien, peut-être mauvais politique, puisqu'il prépara son asservissement à l'étranger. De bonne heure, Aratus médita l'affranchissement de sa patrie. Quand toutes ses mesures eurent été prises, il arriva que le tyran Nicoclès, qui régnait alors à Sicyone, eut vent du complot et envoya à Argos des espions déguisés. Aratus, informé qu'ils étaient dans la ville, fit enlever à grand bruit, au marché, les mets délicats, les parfums, et louer des joueurs
�LA GRÈCE DE 272 A 213.
451
de flûte. Il organisa chez lui une fête. Les espions revinrent à Sicyone, riant de la crédulité soupçonneuse du tyran. Ils ■n'avaient pas encore rendu compte de leur mission qu'Aratus partait d'Argos et rejoignait des soldats qui l'attendaient à la lour de Polygnote. Il les conduit à Némée, leur découvre son projet, excite leur courage, et les mène droit à Sicyone, réglant sa marche sur celle de la lune, pour n'arriver aux murailles qu'après qu'elle serait couchée. Un Sicyonien, échappé des prisons de Nicoclès, l'avait instruit qu'en un endroit le mur était peu élevé, et que sa crête était de plain-pied avec l'intérieur de la ville. Mais de ce côté se trouvait la maison d'un jardinier, que des chiens vigilants gardaient. Un des siens, qu'il envoya pour s'en saisir, n'y réussit pas, et cet incident décourageait sa troupe ; mais il promit de renoncer à l'entreprise, si les chiens devenaient trop importuns. Us continuèrent d'avancer, précédés de ceux qui portaient les échelles; quand ils les appliquèrent aux murailles, les chiens aboyèrent avec force. Un autre danger survint. Les premiers montaient déjà, lorsque l'officier qui devait être relevé le matin, passa ati-dessus de leurs têtes, avec une clochette et beaucoup de torches allumées, suivi de soldats qui faisaient un grand bruit; les assaillants se tapirent comme ils étaient sur leurs échelles, et on ne les ttperçut pas. La garde du matin, qui venait relever celle de la nuit, passa de même sans les voir. Aussitôt ils escaladèrent la muraille, se saisirent des deux côtés du chemin, et envoyèrent presser la marche d'Aratus. Il y avait peu de distance du jardin à la muraille et à la tour, où un grand chien de chasse faisait le guet. Cet animal n'avait pas reconnu l'approche des conjurés ; mais les chiens du jardinier l'ayant comme provoqué, en aboyant d'en bas, il répondit par un aboi sourd et obscur ; et quand les premiers qui avaient franchi le mur passèrent devant la tour, il aboya de toute sa force. La sentinelle demanda au veneur, à haute voix, après qui son chien aboyait avec tant de fureur, et s'il n'y avait pas quelque chose de nouveau. Le veneur répondit que c'étaient les torches des gardes et le son de la clochette qui avaient irrité son chien. Cette réponse encoura-
�452
CHAPITRE XIX.
gea les soldats d'Aratus; ils ne doutèrent pas que le veneur, d'intelligence avec leur chef, n'eût voulu les cacher, et qu'un grand nombre d'habitants ne favorisât leur entreprise. Quand toute la troupe voulut monter, ils coururent un nouveau danger : les échelles pliaient, il fallut aller lentement, les uns après les autres. Cependant l'heure pressait; déjà les coqs chantaient, et on allait voir arriver les gens de la campagne portant leurs provisions au marché. Aussi, dès qu'il y eut quarante soldats sur le mur, Aratus monta à son tour ; il attendit encore quelques-uns de ceux qui étaient en bas, et marcha avec eux sans délai au palais du tyran, dont les gardes passaient la nuit sous les armes; il les chargea brusquement, les prit tous sans en tuer un seul, et envoya sur-le-champ presser ses amis de venir le joindre. Us arrivèrent de tous côtés, comme le jour commençait à paraître, et bientôt le théâtre fut rempli d'une multitude considérable qui ne savait encore rien de certain sur ce qui s'était passé ; mais un héraut s'avança au milieu de la foule, et cria qu'Aratus, fils de Glinias, appelait les citoyens à la liberté. Ne doutant plus alors de l'événement qu'ils attendaient depuis si longtemps, ils coururent au palais du tyran, qui se sauva par un souterrain, et y mirent le feu. Il n'y avait pas eu, dans toute l'affaire, un seul homme tué ou blessé. Aratus rappela ceux qui avaient été bannis par Nicoclès, au nombre de 580, et ceux qui l'avaient été par les autres tyrans; ceux-ci n'étaient pas moins de 500 ; ils avaient erré loin de leur patrie pendant près de 50 ans; ils revinrent la plupart dans une extrême misère, et se remirent en possession de leurs maisons, de leurs terres et de tous les biens qu'ils possédaient avant leur exil. Sicyone délivrée avait besoin de trouver des alliés, car le roi de Macédoine, déjà maître d'Athènes et de Gorinthe, avait bonne envie de mettre aussi la main sur elle. Aratus l'agrégea à la ligue achéenne. Cette confédération reposait sur des principes équitables. Ses affaires étaient réglées par une assemblée générale à laquelle avaient droit d'assister tous les citoyens âgés de trente ans au moins. Mais on y prenait les voix par cité, non par tête, de sorte qu'une ville ne pouvait
�LA GRÈGE DE 272 A 213.
453
pas opprimer les autres. Le magistrat suprême était un stratège qu'on élisait chaque année, et qui avait l'assistance d'un conseil permanent de dix ou douze démiurges. Tous les membres de la ligue avaient mêmes lois, mêmes poids, mêmes mesures, même monnaie, mêmes magistrats. C'était la réalisation d'un état social que la Grèce n'était jamais parvenue à organiser; car Athènes, Sparte, Thèbes, qui tour à tour avaient rallié autour d'elles une grande partie des cités helléniques, les avaient presque toujours traitées en sujettes, non en alliées. La ligue achéenne pouvait donc devenir le salut de la Grèce. Qu'elle s'étende, qu'elle enveloppe toutes les cités du Péloponnèse et de la Grèce centrale, et les forces des Grecs, réunies comme en un faisceau, ne pourront être brisées. Ce fut le plan qu'Aratus se proposa. Mais Aratus avait bien des choses à faire pour réussir : abattre les tyrans, contenir la Macédoine, qui, sous son nouveau roi Antigone Gonatas, était redevenue ambitieuse et forte ; enfin amener les Etoliens, peuple de pillards, à vivre en paix avec la ligue achéenne. Pour le premier point, il réussit à peu près. Il chassa les tyrans d'Argos, de Mégalopolis, d'Hermione, de Phlionte, et il unit à la ligue Mégare, Trézène, Épidaure. Il réussit également pour le second, les Macédoniens ayant été empêchés , par les troubles qui les agitaient, d'entraver ses desseins. Il surprit l'Acrocorinthe, rendit aux Corinthiens les clefs de leur citadelle, qu'ils n'avaient pas eues depuis Philippe, père d'Alexandre (243), et gagna l'alliance d'Athènes, qui chassa sa garnison macédonienne. Mais il restait deux dangers contre lesquels sa prudence se brisa : Sparte et les Etoliens. Les Etoliens et Sparte; Agis et Cléomènc ; lintnille de Sellasic (S»l). Les Etoliens avaient formé entre eux une confédération à peu près pareille à celle des Achéens. Leurs diverses peuplades ou villes avaient une assemblée commune, à laquelle probablement n'étaient admis que les hommes d'âge mûr. Cette assemblée, appelée panétoMcon, se réunissait tous les ans à Thermos, à l'équinoxe d'automne, décidait alors de la
�454
CHAPITRE XIX.
paix ou de la guerre, et nommait les magistrats. Outre cette assemblée annuelle, il y avait l'assemblée permanente des apoclètes ou députés, qui formaient un conseil semblable à celui des démiurges en Achaïe, mais plus nombreux. Le premier magistrat était le stratège, commandant des forces militaires. Après lui venaient Yhipparque, le grammatevs ou secrétaire, etc. La ligue étolienne s'associait des villes fort éloignées, et leur laissait certainement une grande liberté d'action, mais dans quelle mesure? on l'ignore. Tous les droits, tous les devoirs n'étaient pas sans doute parfaitement déterminés ; et parmi ces villes il y avait probablement, comme dans l'empire d'Athènes, bien des conditions différentes : des confédérés, des alliés, des sujets tributaires. Les deux ligues ne purent malheureusement s'entendre. Autant celle des Achéens, conduite par un sage personnage et un gouvernement qui assurait l'influence aux riches, était modérée et amie de la paix, autant l'autre était turbulente et belliqueuse. Les Etoliens avaient gardé des mœurs rudes et des habitudes de brigandage qui, dans le reste de la Grèce, avaient cessé depuis des siècles. Ils faisaient de fréquentes incursions, et pirataient sur terre comme sur mer. En 246, Aratus marcha contre eux au secours des Béotiens, qu'ils attaquaient. Il arriva trop tard : les Béotiens venaient d'être vaincus à Chéronée. « Abattus par cette défaite, dit Polybe, ils n'osaient plus, depuis ce temps, rien entreprendre pour recouvrer leur première puissance, ni se joindre, par décret public, aux autres Grecs, dans quelque expédition qu'on leur proposât. Ils ne pensèrent plus qu'à boire et à manger, et ils le firent avec tant d'excès, qu'ils devinrent sans courage et sans force. » Cet avilissement des Béotiens livrait la Grèce centrale aux Etoliens. En 238, ils voulurent aller plus loin et se présentèrent à l'isthme de Corinthe. Aratus accourut, aidé de troupes lacédémoniennes, pour fermer la péninsule à ces pillards. Il n'osa les combattre de front, et se dédommagea en leur tuant dans une surprise 700 hommes. ' L'ambition des rois de Macédoine suspendit un moment cette rivalité. Antigone Gonatas était mort en 243, laissant
�LA GRÈCE DE 272 A 213.
455
le trône a son fils Démétrius II. Le nouveau prince, maître de l'Attique et de la Phocide, voulait avoir encore la Béotie, qui séparait ces deux provinces. Il l'enleva aux Etonnas, et les rejeta ainsi dans le parti des Achéens, avec qui ils semblèrent un moment disposés à faire une bonne amitié ; mais, quand les dangers disparaissaient au nord, on en vit d'autres naître au midi. A Sparte, la constitution de Lycurgue n'était depuis#bien longtemps qu'un souvenir. L'Etat était tombé dans la plus complète désorganisation. Au lieu de l'égalité de fortune que Lycurgue avait établie, on trouvait un très-petit nombre de riches et une foule de pauvres, que leur pauvreté même privait du titre de citoyen, puisqu'un Spartiate perdait ses droits du jour où il ne pouvait plus subvenir aux frais des tables communes. Aussi, sur 700 Spartiates qui existaient encore au temps où nous sommes parvenus, cent à peine possédaient de la terre. Sparte n'était donc plus Sparte, mais une ville comme beaucoup d'autres, molle, oisive et corrompue, mélange odieux d'extrême richesse et d'extrême misère. Le spectacle de cette dépravation frappa vivement l'esprit d'un jeune homme, Agis IV, qui était devenu roi en 244, à l'âge de 20 ans. Il résolut de régénérer Sparte, et estima qu'il n'y avait pour cela rien de mieux à faire que de ramener cette ville, par une révolution, aux institutions et aux mœurs du temps de Lycurgue. Il fallait commencer par refaire le partage des terres : c'était rencontrer, dès le premier pas, la question la plus périlleuse, car il s'agissait de déposséder les riches au profit des pauvres. La plupart des riches, les vieillards habitués au luxe et ennemis de toute innovation, les femmes effrayées au souvenir seul de la vie sévère que leur imposait Lycurgue, formaient le parti opposé à la réforme. A la tête de çe parti se plaçait le roi Léonidas, collègue d'Agis, qui avait passé une partie de sa vie dans les cours asiatiques, et avait enseigné à ses concitoyens de nouvelles délicatesses. Pour Agis étaient les pauvres, les ambitieux, mais aussi, en général, les jeunes gens et tous les cœurs généreux qui voulaient le bien de la patrie et que ten-
�456
CHAPITRE XIX.
tait la vertu. Il gagna à ses idées sa mère Agésistrate et son aïeule Archidamie, les deux femmes les plus riches de la ville. Lui-même, élevé par elles dans le luxe, possédait de vastes propriétés et un trésor de 600 talents. Il renonça à ses habitudes, prit le vêtement sévère des anciens Spartiates, et déclara qu'il mettait ses biens en commun. Sa mère et son aïeule s'associèrent à ce noble esprit de sacrifice. Mais les riches ruinèrent la popularité du jeune roi durant une absence qu'il fut obligé de faire. Quand il revint, ses ennemis étaient triomphants, et il n'eut que le temps de se réfugier dans un temple. Attiré traîtreusement hors du sanctuaire, il fut traduit devant un tribunal exceptionnel, et se fit condamner à mort en refusant de désavouer sa généreuse tentative. Traîné en prison, il y fut étranglé, et l'on fit subir le même supplice, sur son cadavre, à sa mère et à son aïeule. Agis eut un vengeur, le fils même de son principal ennemi, le jeune et ardent Gléomène. Averti par le sort d'Agis, Gléomène résolut, avant d'agir, de se former une armée sur laquelle il pût compter pour ses desseins ultérieurs. Mais cette guerre glorieuse dont Gléomène avait besoin, il ne pouvait la trouver que dans une tentative pour rendre à Lacédémone son ancienne suprématie dans le Péloponnèse. Or, cette tentative le conduisait forcément à une lutte contre la ligue achéenne. C'était cette rivalité qui allait détruire la dernière espérance de la Grèce. La guerre éclata en 227 : Gléomène battit trois fois ses adversaires, et, fort de ses succès, revint à Sparte accomplir la révolution. Il remit en vigueur l'antique discipline, l'éducation, les repas publics, appela les habitants des pays voisins, leur distribua des terres, et fit espérer à tous les pauvres du Péloponnèse une semblable révolution. A Corinthe, à Sicyone, ils s'agitèrent. Aratus, pour contenir l'esprit de révolte, courut à Sicyone, et faillit y être tué; à Corinthe, il ordonna plusieurs exécutions; mais à peine avait-il quitté cette ville, qu'elle se donna à Gléomène, qui bloqua aussitôt la citadelle. La ligue allait périr; Aratus, pour la sauver, appela le nouveau roi de Macédoine. Antigone Doson, qui fut déclaré généralis-
�LA GRÈGE DE 272 A 213.
457
sime des troupes de terre et de mer de la confédération, avec un pouvoir absolu; encore ne voulut-il accepter cette charge qu'à la condition qu'on lui donnerait pour salaire la citadelle de Corinthe : imitant en cela le chasseur d'Ésope, qui brida le cheval avant de le monter. Antigone entra sans résistance dans Corinthe, y mit garnison, et prit, dans l'Àrcadie, Tégée, Orchomène et Mantinée; puis il se retira pour passer l'hiver à Égine. Gléomène, sans tenir compte de la saison, rentra aussitôt en campagne, saccagea Mégalopolis, et menaça ses ennemis jusque dans Argos. Mais, pour soutenir cette lutte redoutable, il avait été forcé de recourir aux dernières ressources. Il affranchissait les hilotes, il sollicitait le roi d'Egypte Ptolémée, qui, depuis le rapprochement d'Antigone et des Achéens, était devenu favorable à Sparte; et il lui livrait en otage sa famille pour des secours qu'il n'obtint pas ou qui furent peu de chose. Il réussit cependant à réunir environ 20 000 hommes pour la campagne décisive qui allait s'ouvrir. Antigone avait 28 000 fantassins et 1200 chevaux; la phalange comptait 10 000 Macédoniens. Cette armée se dirigea vers Sellasie, où se trouvait, entre deux montagnes, l'Eva et l'Olympe, un chemin qui conduisait à Sparte. Gléomène s'y était établi avec son armée. Euclidas, son frère, se posta sur l'Éva, et lui-même couvrit les pentes de l'Olympe. Ces positions étaient formidables. Antigone hésita quelques jours à attaquer. L'action fut longue et sanglante, car des deux côtés, les généraux étaient habiles et les soldats pleins de courage. Deux mouvements furent décisifs en faveur des Macédoniens. Les troupes envoyées contre Euclidas étaient repoussées en désordre, lorsqu'une charge exécutée par le jeune Philopémen, malgré l'ordre de ses chefs, rompit les Lacédémoniens. Sur le mont Olympe, Gléomène résistait à tous les assauts ; mais Antigone doubla sa phalange, qui s'avança piques baissées, et renversa tout devant elle. Un grand nombre de soldats de Gléomène se firent tuer sur ce. dernier et glorieux champ de bataille de la vieille Lacédémone. Quand tout fut désespéré, le roi prit la fuite. Il arriva à Sparte, accompagné seulement de quelques cavaliers. Il refusa même.de s'y as-
�458
CHAPITRE XIX.
seoir et d'apaiser sa soif. Appuyé contre une colonne et la tête penchée, il demeura quelque temps immobile et perdu dans ses tristes réflexions. L'énergie reprit bientôt le dessus, il partit avec ses amis, gagna rapidement Gythion, et de là se rendit en Egypte, sur un vaisseau préparé d'avance. Ptolémée Èvergète subit d'abord l'ascendant de cette forte nature. Il promit des secours au Spartiate et lui fit une pension annuelle pour lui et pour ses amis. Mais à Evergète succéda son fils, Philopator, prince misérable, ivrogne, dissolu, qui laissa le gouvernement aux femmes. Cependant en Grèce tout changeait de face. Après être entré à Lacédémone, où il s'était empressé de rétablir les éphores, de ressusciter tous les abus et toutes les causes de faiblesse et de ruine, Antigone s'était rendu en Macédoine pour repousser une attaque des Ulyriens. Il avait été vainqueur de ces barbares; mais il était mort d'une hémorragie : les cris qu'il avait poussés dans le combat ayant fait rompre une veine dans sa gorge. Il laissait le trône à son neveu, Philippe III, âgé de 17 ans. Le champ était donc libre. Cléomène songea à rentrer dans sa patrie avec ses compagnons d'exil. 11 avait conservé les mœurs austères de Sparte au milieu de la corruption de l'Egypte. Cette conduite, reproche vivant pour le prince et ses courtisans, l'avait rendu odieux ; on eut peu de peine à persuader au soupçonneux Philopator que l'exilé voulait faire une tentative sur Cyrène. On l'enferma avec treize de ses amis dans une vaste maison isolée, où on le garda comme les Turcs ont gardé Charles XII à Bender. Cléomène, qui a plu? d'une analogie avec ce roi aventurier, fit comme lui : ne pouvant supporter la captivité, il trompa ses gardiens et sortit armé, avec ses amis. Us se répandirent dans Alexandrie, en poussant-le cri de liberté! Ce peuple hébété applaudit et ne bougea point. En vain les Spartiates tuèrent le gouverneur de la ville et un autre courtisan : ils furent enveloppés et se donnèrent la mort pour n'être pas pris vivants. Le corps de Cléomène fut écorché et mis eu croix. Plus tard, on rendit à ses restes des honneurs expiatoires, et les Alexandrins le vénérèrent comme un héros. Ainsi périt le dernier des Spartiates, entraînant dans son
�LA GRÈCE DE 272 A 213.
459
tombeau sa patrie et la Grèce. Sparte, en effet, était bien morte cette fois, la ligue achéenne était mourante. Les Macédoniens s'établissaient au cœur même du Péloponnèse, ce qui devait fournir aux Romains un prétexte d'intervenir pour les en chasser. Sur qui doit retomber la faute de ces tristes conséquences? sur Cléomène qui, au lieu de marcher en avant, recula de six siècles en arrière. Il voulut réaliser l'idéal suranné de Lycurgue, alors qu'il eût fallu arracher Sparte à son oligarchie oppressive, à son isolement coupable, à son égoïsme invétéré, pour la jeter dans les Voies libérales où elle pouvait entrer, sans rien perdre de son grand nom. En se faisant recevoir membre de la ligue achéenne, Sparte y entraînait le reste de la presqu'île; et le Péloponnèse, peut-être la Grèce centrale, fraternellement unis, seraient devenus une inexpugnable forteresse. Mais ni Sparte ni Cléomène ne consentirent à aller se perdre dans cette association, où tous avaient des droits égaux. La ligue menacée se défendit ; et tout retomba dans le chaos. Aratus ne lui survécut que de peu d'années et mourut le cœur brisé et l'âme pleine de sinistres pressentiments. Pour résister à Sparte qui voulait redevenir conquérante il avait appelé les Macédoniens dans le Péloponnèse et ceux-ci y occupant les deux fortes positions de l'Acrocorinthe et d'Ithôme, tenaient, comme ils disaient, le bœuf par les deux cornes. Ainsi d'un péril on était tombé dans l'autre. La ligue achéenne ne trouvait pas plus de liberté sous le roi Philippe III, le successeur d'Antigone Doson, qu'elle n'en aurait eu sous Cléomène. Aratus lui-même, d'abord bien accueilli du prince, parut importun. Philippe, à en croire un récit heureusement peu certain, songea à se défaire de lui. N'osant, dit-ron, frapper ouvertement ce vieillard respecté., il chargea un de ses officiers de lui donner un poison lent. « Aratus s'aperçut qu'il était empoisonné; mais il n'eût servi a rien de se plaindre, il supporta patiemment son mal, comme si c'eût été une maladie ordinaire. Un jour seulement qu'un de ses amis s'étonnait de lui voir cracher le sang : « Mon cher Céphalon. lui dit-il, voilà le fruit de l'amitié des rois. »
�460
CHAPITRE XX.
CHAPITRE XX.
GUERRES DES DOMAINS EN GRÈCE (214-140.)
Première guerre de Philippe avec les Romains (214-205). — Seconde guerre de-Philippe contre les Romains (200-197). — Proclamation de la liberté grecque (196). — Ruine des Étoliens (189). — Mort de Philopémen (183). — Chute de la Macédoine (168). — La Macédoine et la Grèce réduites en provinces romaines (146-142).
Première guerre de Philippe avec les Romains (SI4-Ï05).
Aratus avait vu, avant de mourir, la lutte engagée déjà entre Borne et Philippe. Ce prince, protecteur de lu ligue achéenne et vainqueur en 220 des Etoliens regardait déjà la Grèce comme soumise et portait plus loin son ambition et-ses vues. Il songea d'abord à chasser les Romains du continent grec où ils s'étaient établis en 229 après une guerre contre les pirates illyriens1. La bataille de Cannes (216) accrut ses espérances. Il envoya à Annibal des députés qui conclurent un traité d'alliance. Il s'engageait à fournir 200 vaisseaux et à ravager les côtes de l'Italie. Après la victoire, Rome, l'Italie et les dépouilles appartiendraient à Annibal et aux Carthaginois ; ceux-ci devaient alors passer en Grèce, faire la guerre pour Philippe aux rois qu'il désignerait et lui soumettre les villes du continent et les îles voisines de la Macédoine. Philippe exécuta mal ce traité imprudent, qui lui imposait toutes les charges du présent pour un avenir fort incertain. Il n'équipa point les 200 vaisseaux promis, il laissa le temps aux Romains d'armer une flotte de 120 galères, supérieure à la sienne, et, l'année suivante, assiégeant
1. Voyez, sur cette guerre et pour tout ce qui va suivre, l'Histoire romaine dans la même collection.
�LA GRÈGE DE 214 A 146.
461
Apollonie, il se laissa surprendre et vaincre, à l'embouchure de l'Aoùs, par le préteur Lévinus, qui le força de brûler sa flotte (214). Après avoir fermé à la Macédoine la route de l'Adriatique, Lévinus s'occupa de lui créer des embarras en Grèce même. Les Etoliens acceptèrent l'alliance du sénat, qui leur promit de ne. réserver pour Rome que les dépouilles, et de leur laisser toutes les villes avec l'Acarnanie et la moitié de l'Épire. Les Éléens suivirent, comme toujours, le parti des Etoliens. Les Messéniens, Pleurate, roi d'Illyrie, acceptèrent la protection qui leur était offerte. Sparte, enfin, par haine contre la ligue achéenne, et Athènes, jalouse aussi de ces petites villes, qui faisaient maintenant plus de bruit qu'elle dans le monde, firent défection du côté de l'étranger (211). Depuis ce moment jusqu'au traité de 205, rien de grand dans la Grèce. On n'y déploie même plus l'énergie de la guerre des deux ligues. On sent que déjà l'ombre de Rome s'étend sur cette contrée. Ses armes viennent d'affaiblir Philippe, sa politique vient de diviser la Grèce. En attendant qu'elle intervienne d'une manière plus décisive, chacun guerroie contre tous, sans résultat. Philippe remporte quelques avantages sur les Etoliens. Mais Attale, roi de Pergame, lui enlève plusieurs villes. Dans le Péloponnèse, Sparte, livrée au tyran Machanidas, fait contre les Achéens une guerre de pillages. La ligue, qui n'a vécu encore qu'un âge d'homme, est déjà vieille. Le luxe et la mollesse s'y sont introduits. L'armée est désorganisée, le service militaire négligé, même des chevaliers. Un homme, le Mégalopolitain Philopémen, bon citoyen et capitaine habile, parvient cependant à rendre quelque ardeur à cette association d'où la vie se retirait, depuis qu'elle ne savait plus se défendre ellemême ; car la protection de l'étranger est comme l'ombre de ces arbres qui tue tout ce qu'elle couvre. Philopémen ravive l'esprit militaire, réforme l'armure et l'ordonnance des soldats, et se compose une pelite phalange achéenne, à l'instar de la macédonienne. Celte réforme lui donne, près de Messine, la victoire sur Machanidas, qu'il tue de sa propre main. A quoi bon? Il s'éloigne ensuite, et va faire la guerre
�462
CHAPITRE XX.
en Crète, laissant les événements se suivre d'eux-mêmes, et sans direction, dans sa patrie. Après ces guerres languissantes, on fit la paix en 205. Philippe signa d'abord une convention séparée avec les Etoliens, puis il traita avec les Romains : « le pays des Parthéniens et plusieurs autres cantons de l'Illyrie furent ajoutés à l'Ulyrie romaine. » Les Romains ne voyaient dans cette paix qu'une suspension d'armes. Ils voulaient se débarrasser de toute affaire jusqu'à ce que leur grande querelle avec Cartilage fût vidée. Philippe ne comprit pas que ce n'était qu'un délai qui lui était laissé. Au lieu de préparer ses forces, il les dissipa dans une guerre inutile contre Attale et Rhodes. Il assiégea vainement Pergame, et fut battu sur mer par les Rhodiens. Mais il s'empara, sur les côtes de Thrace, de] plusieurs places, et dans la Mysie de six villes maritimes, parmi lesquelles Abydos. Se couvrir de la Thrace contre un allié de Rome, dangereusement placé pour la Macédoine, c'était bien; aller conquérir en Asie Mineure, c'était inutile et imprudent. Il ne fallait pas s'étendre, c'est-à-dire se rendre plus vulnérable, mais se concentrer. Et puis pourquoi provoquer Rome par un faible secours de 4000 hommes, envoyé à Annibal fuyant de l'Italie? Il était bien tard pour essayer de sauver Garthage.
ftecohtle guerre «les Romains contre Philippe (ÏOO-IOS).
Les Grecs alliés de Rome révélèrent au sénat cet snvoi de secours au Carthaginois; en même temps, les Etoliens et les Athéniens accusaient Philippe d'avoir ravagé leur territoire ; le roi Attale et les Rhodiens lui reprochaient ses tentatives sur l'Asie. Philippe avait évidemment de l'ambition et peu d'affection pour Rome. On aurait pu s'en douter depuis longtemps ; mais il n'avait convenu au sénat de s'en apercevoir qu'après Zama. La guerre fut déclarée à Philippe afin, dit-on au peuple, de ne point l'attendre en Italie, comme Pyrrhus et Annibal. A peine on respirait de la guerre d'Afrique et d'une lutte
�LA GRÈCE DE 214 A 146.
463
sanglante de seize ans. Ce peuple infatigable se rendit pourtant, malgré son désir de repos, aux spécieuses raisons du consul Sulpicius. Il avait ce grand et rare courage de ne se point reposer tant qu'il restait quelque chose à faire encore. La Grèce n'était pas un adversaire pour Rome. Toute énergie morale et toute force matérielle l'avaient abandonnée. Plus de mœurs, plus de religion, plus de patriotisme, plus rien, en un met de ce qui rend une nation forte contre l'étranger. La dernière étincelle s'était réfugiée au cœur de Philopémen. Mais les anciens foyers de tant de grands sentiments et de grandes vertus étaient éteints. Athènes n'était plus qu'une ville rampante; Sparte s'agitait encore, mais comme toujours, sans idées, et maintenant sans dignité ; Thèbes était tombée au dernier degré de l'abjection; Argos semblait hébétée; Gorinthe ensevelie dans la corruption. L'Achaïe et l'Étolie respiraient seules encore, mais déjà faiblement pour la liberté. Plus de génie ! L'immense Asie s'est vengée en épuisant la petite nation victorieuse. Les cours des Ptolémées et des Séleucides attirent les artistes, les poètes, les hommes d'Etat comme les hommes de science. Le poète romain disait : In Tiberim defluit Orontes; pour la Grèce le contraire a lieu : c'est elle-même qu'une sorte de courant régulier entraîne et jette en Asie. Plus de forces ! Polybe atteste que la Grèce était dépeuplée. Depuis Sellasie, où déjà les troupes mercenaires tenaient tant de place, on ne voit pas d'armées un peu considérables : elles sont de 2000 hommes, de 5000 ; les plus fortes vont à 10 000. La marine est nulle: Athènes a 3 vaisseaux non pontés; la ligue achéenne comprenait Gorinthe, Sicyone etl'Argolide : elle en a 6. Philopémen faillit voir sombrer sous lui son vaisseau amiral, qui, depuis 80 ans, pourrissait dans le port d'Egion. Nul Etat n'avait assez de force pour faire peur aux pirates, qui pullulaient. Cette Grèce mourante ne sut même pas accorder'une docile obéissance aux chefs de la résistance nationale. La Macédoine, quoique sans doute bien épuisée d'hommes par tant
�464
CHAPITRE XX.
de guerres, depuis un siècle et demi, et obligée de recourir, elle aussi, aux mercenaires, avait cependant encore une force véritable, et pouvait se former de ses montagnes un rempart difficile à franchir. De là, comme d'une forteresse, elle eût pu protéger la Grèce. Mais plusieurs peuples grecs appelaient les Romains au cœur même du pays ; les autres refusaient à Philippe le commandement de leurs forces militaires, dans la crainte qu'il n'en abusât. Ailleurs, ou plutôt partout, c'était la vénalité qui servait Rome ; le sénat achetait des consciences : Gharops en Epire, Eicéarchos et Antiphilos eu Eéotie, Aristhénès et cinq démiurges en Achaïe même, se vendirent de cette façon. Le sénat n'envoya que deux légions sous le consul Sulpicius. Telle était l'estime qu'il faisait du courage et des forces de ses nouveaux adversaires. Sulpicius, dès la première campagne (200), pénétra en Macédoine, tandis que sa flotte en dévastait les côtes. L'année suivante, Philippe prit l'offensive, grâce à l'incapacité du consul Villius, qui passa dans l'inaction son temps de commandement. Il occupa, sur les rives de l'Aoùs, une position inexpugnable, qui couvrait la Thessalie et l'Épire. Ce fut seulement Flamininus qui réussit, en 198, à le déloger en tournant le camp royal par un sentier qu'un pâtre lui découvrit. Philippe se retira à travers la Thessalie, qu'il mit au pillage, et où Flamininus le suivit, en faisant admirer partout la bonne discipline de ses troupes. Tous les peuples du nord-ouest de la Grèce, Etoliens, Athamanes, Ulyriens, Dardaniens, s'étaient jetés, dès la première campagne, sur la Macédoine et la Thessalie comme à une curée où Rome les conviait. Dans l'hiver, la ligue achéenne elle-même abandonna la Macédoine, par suite des intrigues habiles de Flamininus. Nabis, successeur de Machanidas, était son ennemi déclaré ; Thèbes resta la dernière fidèle. Flamininus, qui savait aussi coudre la peau du renard à celle du lion, s'en empara par une ruse déloyale. Dès lors, la Grèce centrale et le Péloponnèse étant dans le parti de Rome, il put attaquer de front Philippe et lui livra en Thessalie la grande bataille de Cynoscéphales (197). Les
�LA GRÈGE DE 214 A 146.
465
ondulations du sol, le choc des éléphants, la pression inégale des légionnaires brisèrent la masse de la phalange ; et les Macédoniens vaincus perdirent 8000 hommes tués et 5000 prisonniers. Pour rassembler les 25 000 soldats qui furent vaincus à Gynoscéphales, Philippe avait dû armer jusqu'aux enfants de seize ans. C'est assez dire qu'il avait épuisé ses dernières ressources. Il accepta les conditions de Flamininus, qui lui défendit d'avoir plus de 500 soldats et plus de 5 vaisseaux de transport. Il consentit à payer sur-le-champ 500 talents, et un tribut annuel de 50. Il lui fut interdit d'entreprendre aucune guerre sans le consentement du sénat. Il dut laisser libres les Thessaliens et mêmejes Orestains, dont le pays était une porte ouverte sur la Macédoine, du côté de l'Ulyrie romaine. Cette paix désarmait Philippe au moment même où Antiochus, à l'instigation d'Annibal, apprêtait ses forces. « Flamininus, dit Plutarque, en plaçant à propos la paix entre ces deux guerres, en terminant l'une avant que l'autre eût commencé, ruina d'un seul coup la dernière espérance de Philippe et la première d'Antiochus. »
proclamation de la liberté grecque (190).
Mais qu'allait faire de la Grèce le sénat? Les Grecs s'étaient montrés des alliés plutôt que des ennemis. C'eût été se jouer trop ouvertement de la bonne foi que de les asservir. Les dix commissaires envoyés par le sénat étaient d'avis de déclarer la Grèce libre, excepté Gorinthe, Chalcis et Démétriade, où l'on placerait des garnisons romaines. C'était une contradiction : les Grecs eussent bien senti que cette liberté était illusoire, sous la surveillance de ces trois places fortes qu'on appelait les entraves de la Grèce. L'opinion publique, si mobile, si libre dans ce pays renommé pour son esprit, était à craindre. Déjà les Étoliens, les plus audacieux de tous, l'agitaient par les discours, par les chansons qu'ils répandaient. Us se vantaient d'avoir fait gagner par leur cavalerie la bataille de Cynoscéphales ; ils accusaient les Romains de méconnaître leurs services ; ils raillaient les
HIST. <JR. 30
�466
CHAPITRE XX.
Grecs qui se croyaient libres parce qu'on leur avait mis au cou les fers qu'ils portaient aux pieds. Flamininus comprit que le meilleur moyen de faire tomber toutes ces accusations et de vaincre d'avance Antiochus, en ôtant tout prétexte, tout appui à son expédition, c'était de donner pleinement à la Grèce une liberté qui ne pouvait être pour Rome un sujet d'alarmes. . Au milieu de la solennité des jeux isthmiques, un héraut s'avança et proclama le décret suivant : * Le sénat de Rome, et T. Quinctius, général des Romains, revêtu du pouvoir consulaire, après avoir vaincu le roi Philippe et les Macédoniens, déclarent libres de toutes garnisons et de tout impôt les Corinthiens, les Locriens, les Phocidiens, les Eubéens, les Achéens, les Phtiotes, les Magnètes, les Thessaliens, les Perrhèbes, et leur laissent le pouvoir de vivre selon leurs lois. * Les Grecs ne purent en croire leurs oreilles et firent répéter le décret. Alors ce furent des transports inouïs, des cris de joie qui retentirent jusqu'à la mer. On oublia les jeux, on entoura Flamininus en l'appelant le bienfaiteur et le sauveur de la Grèce. Ainsi ce peuple, qui ne savait plus faire de grandes choses pour la liberté, savait encore l'aimer avec passion et en payait d'une récompense naïve la trompeuse image. Quand Flamininus s'embarqua, les Achéens lui amenèrent 1200 prisonniers romains des guerres d'Annibal qui avaient été vendus en Grèce et qu'ils venaient de racheter de leurs deniers. Des Grecs'seuls savaient remercier ainsi! Un nuage cependant jeta bientôt quelque ombre sur cette joie. Flamininus avait affranchi les villes qui ne l'étaient point encore ; il avait marché avec les Achéens contre le tyran le plus cruel et le plus puissant de la Grèce, contre Nabis, et voici que tout à coup il s'arrête, traite avec le tyran et le laisse subsister, en lui enlevant seulement l'Argolide, Gythion et les villes maritimes (195). Par là en effet se révélait toute la politique de Rome: Nabis était placé en face de la ligue achéenne, comme Philippe en face de la ligue étolienne; tous se faisaient mutuellement équilibre, et maintenaient dans la Hellade la division et la faiblesse. Rome
�LA GRÈCE DE 214 A 146.
467
n'avait vraiment pas besoin de légions pour garder ce pays, qu'elle livrait à l'anarchie, sous le nom de liberté.
Ruine de» Ktollens (ISO).
Nous arrivons enfin au dernier acte de cette histoire. Tout à l'heure nous avons laissé la Grèce rêvant qu'elle était libre et rajeunie. En effet, elle s'était ranimée un moment dans une folle joie. Mourante elle avait fêté la vie, et cru à l'avenir. D'ailleurs, nous l'avons dit, il y avait encore quelque chose en Etolie; quelque chose dans la ligue achéenne. Mais maintenant nous ouvrons le tombeau où vont descendre ces dernières espérances. Rome, l'impitoyable cité du glaive, va dépouiller le masque de fausse douceur qu'elle avait pris avec Flamininus, ce Romain d'Athènes, et paraîtra dans toute sa rudesse sous les traits du farouche et ignorant Mummius, Nous avons à raconter trois péripéties, les trois chutes successives de l'Étolie, de la Macédoine et de la ligue achéenne. Quand Flamininus eut retiré ses légions, les Etoliens laissèrent éclater leur mécontentement. On avait proclamé la liberté de toute ville : ce n'était pas leur compte. Ils avaient cru hériter de la Macédoine et on ne leur donnait ni la Thessalie qu'ils convoitaient, ni l'Acamanie, ni Leucade, ni toutes les cités que le traité d'alliance leur avait promises, mais deux pauvres pays, la Locride et la Phocide. Thoas, le personnage le plus influent parmi eux, fut envoyé auprès du roi Antiochus dont les projets de guerre étaient bien connus ; il l'engagea à en placer le théâtre dans la Grèce. Les Etoliens, disait le député, lui donneraient tous les peuples grecs pour alliés. Puis il revint, ramenant un envoyé d'Antiochus, qui magnifiquement étala les plus éclatantes promesses : les lorces de l'Asie, les éléphants de l'Inde, et de l'or assez pour acheter les Romains mêmes. Flamininus fit d'abord avertir les Étoliens par des Athéniens, qui engagèrent le Panétolicou à persister dans l'alliance romaine. Leur conseil ne plut pas. Flamininus vint lui-même et ne réussit pas
�468
CHAPITRE XX.
mieux. Thoas et sa faction firent décréter, en présence même du général romain, la guerre contre Rome. Et comme il demandait une copie de ce décret : <■ Bientôt, lui dit le stratège Damocritos avec une folle insolence, bientôt je vous rendrai réponse de mon camp des bords du Tibre. » Au reste les Etoliens ne s'en tinrent pas à des discours. Ils commencèrent la guerre avec leur vivacité habituelle, et firent une triple attaque sur Chalcis, mais prirent Démétriade. Appelés dans Sparte par Nabis, ils s'y présentèrent comme des alliés, puis égorgèrent le tyran, envahirent son palais, prirent ses trésors, et pillèrent la ville. Les Lacédémoniens indignés s'armèrent contre ces bandits, tuèrent les uns, chassèrent les autres. Philopémen saisit habilement cette occasion, courut à Sparte avec une armée et la fit entrer dans la ligue. * Les Lacédémoniens, en reconnaissance, lui envoyèrent 120 talents qu'avait produits la vente des biens de Nabis. Il leur conseilla de garder leur argent pour acheter le silence des gens qui, parleurs discours dans le conseil, jetaient le trouble et la confusion dans la ville. « Restait Antiochus, l'espoir des Étoliens. Il arriva. Mais ce fut le moment pour les uns et les autres de reconnaître et leurs mutuelles fanfaronnades, et leur mutuelle faiblesse. Tous ces alliés promis par les Étoliens à Antiochus se réduisirent aux Magnètes. aux Athamanes, à quelques habitants de l'Elide et de la Béotie. Pour lui, au lieu de millions d'hommes, il en amenait 10 000. En s'unissant étroitement avec le roi de Macédoine, suivant le conseil d'Annibal, il pouvait propager en Grèce un incendie difficile à éteindre : loin de là, il blessa Philippe par des actes insuffisants et parla de ses droits au trône de Macédoine; si bien que Philippe demanda aux Romains la permission de le combattre. Il fallait pousser la guerre avec activité, les Romains n'étant pas prêts; il se tint pour satisfait de la facile conquête de la Thessalie et de l'Eubée, et se mit, presque sexagénaire, à célébrer pompeusement ses noces avec une jeune fille. Les légions arrivèrent. Antiochus espéra les arrêter aux Thermopyles, et en effet résista au consul Acilius dans le défilé; mais Gaton le tourna par le sentier d'Éphialte que
�LA GRÈCE DE 214 A 146.
469
2000 Etoliens ne surent pas défendre, et le roi de Syrie vaincu s'enfuit à Élatée, à Chalcis, enfin à Éphèse (191).
L. Scipion l'y alla chercher, et, par la victoire de Magnésie,, le rejeta au delà du Taurus (190). Puis Manlius Vulso ayant brisé par ses victoires sur les Galales la dernière résistance de l'Asie Mineure, cette contrée appartint à Rome, sous la servile royauté d'Eumène. On avait accordé d'abord une trêve aux Étoliens, afin d'arrêter les progrès trop rapides que Philippe faisait sur eux. Après qu'on se fût débarrassé d'Antiochus, on reprit contre eux la guerre avec activité. Vaincus, les Étoliens envoyèrent au consul des députés pour demander la paix : ils consentaient à s'en remettre à la foi romaine. C'étaient les termes qu'exigeait le sénat. Mais quand le consul Manius Acilius leur eut expliqué que cela voulait dire livrer à Rome ceux qui avaient fomenté la guerre, ils se récrièrent et déclarèrent que c'était contraire à la coutume des Grecs. «: Ici Manius, haussant le ton, moins par colère que pour faire sentir aux députés à quoi les Étoliens étaient réduits et leur inspirer une extrême terreur : « Il vous sied bien vraiment, « petits Grecs, de m'alléguer vos usages et de m'avertir de ce « qu'il me convient de faire, après vous être abandonnés à <> ma "foi. Savez-vous qu'il dépend de moi de vous charger de « chaînes? » Et sur-le-champ il en fit apporter, ainsi qu'un collier de fer qu'il ordonna qu'on leur mît au cou. Phénéas et les autres députés furent si effrayés que leurs genoux ployaient sous eux. Lucius et quelques autres tribuns qui étaient présents prièrent Manius d'avoir des égards pour le caractère d'ambassadeur dont ces Grecs étaient revêtus, et de ne pas les traiter avec rigueur. Le consul se radoucit et laissa parler Phénéas.... * (Polybe.) Les Étoliens se débattaient en vain : il fallut en passer par les conditions que le sénat imposait. Us durent reconnaître la suprématie de Rome, avoir mêmes amis et mêmes ennemis, livrer leurs armes et leurs chevaux, payer une contribution de 1000 talents (5 216 655 fr.), enfin remettre aux Romains, comme garantie, quarante otages désignés par le sénat. Encore un nom rayé de l'histoire.
�470
CHAPITRE XX.
>!<>r» de Philopcnicn (183).
Ce rude coup frappé près d'eux était un avertissement pour les Achéens, désormais à découvert de tous côtés. Leur rôle devenait difficile. Différents systèmes de conduite étaient soutenus dans leur assemblée. « Il n'est pas possible, leur disait Aristénos, que vous restiez les amis des Romains, en leur présentant à la fois le caducée et la lance. Si nous sommes assez forts, marchons contre eux, sinon obéissons. Il y a deux buts à toute politique, le beau et l'utile. Ne peut-on atteindre l'un, qu'au moins on saisisse l'autre. Ou bien montrons que nous sommes assez forts pour ne pas obéir; ou si nous obéissons, que ce soit de bonne grâce et avec empressement. » Pour Philopémen, si ce que les Romains exigeaient était conforme aux lois et aux traités d'alliance sur-le-champ et sans chicane il l'exécutait. Mais quand leurs prétentions passaient ces bornes, il voulait que d'abord on leur fit connaître les raisons qu'on avait de ne pas s'y rendre, ensuite qu'on en vînt aux prières et qu'on les suppliât de se renfermer dans les traités; s'ils demeuraient inflexibles, qu'on prît alors les dieux à témoin de l'infraction et que l'on obéit.... * Faut-il nous unir de toutes nos forces à des maîtres, disait-il, et subir sans opposition les ordres les plus durs, ou bien nous roidir tant que nous pourrons et retarder notre esclavage?... 11 viendra, je le sais, un temps pour les Grecs où il faudra obéir, mais ce temps faut-il en accélérer la venue ou la retarder? Je pense qu'il faut la retarder.... Es-tu donc, disait-il encore un jour à Aristénos, es-tu donc si pressé de voir le dernier jour de la Grèce? » Ces deux politiques, ajoute Polybe, étaient sages et sûres. Mais à côté de ces deux partis qu'une nuance seulement séparait, il y en avait déjà un troisième que bientôt nous entendrons s'exprimer par la bouche de Callicrate : c'était celui des traîtres vendus au sénat romain. Se renfermer dans le Péloponnèse, y vivre aussi libres que possible, éviter autant qu'on le pourrait d'y introduire les Romains, tel était le but de Philopémen. Pendant la
�LA GRÈGE DE 214 A 146. * .
471
guerre d'Antiochus, il arriva que Sparte, toujours mal disposée pour la ligue, essaya de s'en détacher. Le préteur achéen Diophanès marcha contre elle et appela à son secours Flamininus. « Malheureux, lui dit Philopémen, garde-toi donc d'appeler les Romains parmi nous. » Et comme Diophanès ne tenait pas compte de ses remontrances, il s'enferma dans Sparte et la défendit, même contre les Achéens. Une autre fois le sénat pria les Achéens de faire rentrer les bannis dans Sparte. Philopémen s'y opposa, non qu'il fût contraire à la cause de ces exilés, mais afin qu'ils n'eussent pas cette obligation aux Romains. Lorsque Lacédémone, qui, de ses anciennes institutions, gardait, même dans sa décadence, un vif sentiment de nationalité, demanda aux Romains de la délivrer du joug de l'alliance achéenne, Philopémen sévit contre elle avec une rigueur qui indigne Plutarque. Pour la première fois il impute à son héros injustice et cruauté. En effet, Philopémen avait mis à mort 80 Spartiates, ou même 350, selon un historien ; il avait abattu les murailles de la ville, détruit ses institutions, partagé une portion du territoire aux Mégalopolitains, transporté en Achaïe une partie des citoyens et vendu 3000 autres à l'encan. Il avait voulu assouplir cette ville réfractaire, et étouffer cette voix qui s'élevait dans le Péloponnèse contre la ligue et appelait les Romains. Si la hauteur des sentiments de Philopémen pouvait être douteuse, on serait tenté de voir dans cette conduite un effet de la haine du Mégalopolitain contre Sparte. On attribuerait aussi à un motif semblable une modification fort grave qu'il apporta à la constitution de la ligue : je veux parler de la loi par laquelle l'assemblée, au lieu de se tenir exclusivement à Égion, serait convoquée à tour de rôle et successivement dans toutes les villes de la ligue. Philopémen voulait par cette mesure donner satisfaction à ces cités, dont quelques-unes, comme Sparte, n'étaient pas encore faites à l'idée de reconnaître pour leur capitale et leur centre une petite ville perdue au bout du Péloponnèse, sans antécédents, sans gloire dans le passé. Cette mesure était excellente, et peut-être, si Aralus l'avait prise, l'unité du Péloponnèse eût-elle été réalisée.
�472
CHAPITRE XX.
Il est certain que la ligue, grâce a Philopémen, reprit assez de puissance et d'éclat pour qu'il lui arrivât des ambassades des rois d'Orient : de Séleucus Philopator, d'Eumène, de Ptolémée Épiphane. On accepta l'alliance de ces rois; mais point leurs présents. Eumène, perfide allié, avait envoyé 120 talents pour être placés à intérêts et produire une rente annuelle aux membres du conseil achéen. Apollonidas de Sicyone rappela que la loi défendait aux Achéens de recevoir les présents des rois. Rome avait vu de mauvais œil l'énergie déployée par Philopémen; Des Lacédémoniens étaient venus se plaindre de la révolution violemment opérée chez eux ; le sénat envoya des ambassadeurs pour intervenir. Appius Claudius se présenta en pleine assemblée panachéenne, accompagné des dénonciateurs Spartiates que cette assemblée même venait de condamner à mort. Lycortas, le père de Polybe et alors stratège, rappela cette liberté proclamée aux jeux isthmiques par Flamininus, et osa dire, aux applaudissements de tous, que si Rome, en Italie, frappait de la hache les sénateurs campaniens, la ligue achéenne pouvait, dans le Péloponnèse, revendiquer un droit semblable contre les traîtres. A quoi Appius répondit qu'il conseillait fortement aux Achéens de se rendre le sénat favorable, tandis qu'ils étaient encore maîtres de leurs actions, s'ils ne voulaient pas être bientôt réduits à agir malgré eux. A Messène, Philopémen avait protégé le parti démocratique, favorable à la ligue. Dès que l'oligarchie eut vu le bon accueil fait par le sénat aux dénonciateurs Spartiates, elle s'empressa d'envoyer son chef Dinocratès à Rome. Il revint accompagné de Flamininus, qui allait demander à Prusias la tête d'Annibal. Le Romain s'arrêta à Messène, juste ce qu'il fallait pour y amener une révolution. Messène rompit avec la ligue et envoya des troupes pour s'emparer de Goronis. Philopémen, âgé de soixante et dix ans, et stratège pour la huitième fois, était alors malade de la fièvre à Argos ; à cette nouvelle il part pour Mégalopolis et arrive le jour même, ayant fait vingt lieues d'une traite. Il rassemble un corps de cavalerie, marche à l'ennemi, le repousse, mais
�LA GRÈCE DE 214 A 146.
473
entouré par des forces supérieures, il est obligé de se retirer et couvre lui-même la retraite des siens. Au passage d'un défilé, ceux-ci se retirant trop vite, il reste seul au milieu des ennemis; son cheval trébuche et le jette violemment k terre, où il reste privé de connaissance. Les Messéniens le saisissent et, quand il est revenu k lui, l'accablent d'indignes outrages. On l'emmène k Messène chargé de fers comme un criminel. On le jette dans une prison souterraine, sans air et sans lumière. Bien des Messéniens s'intéressaient k lui ; Dinocratès n'en fut que plus pressé de le faire mourir. «Dès que la nuit fut venue et qu'il vit la foule retirée, il fit ouvrir la prison et commanda k l'exécuteur d'y descendre pour porter du poison k Philopémen, avec ordre de ne pas quitter le captif qu'il ne l'eût pris. Philopémen était couché sur son manteau. Lorsqu'il vit la lumière et cet homme, debout devant lui, tenant une coupe, il se releva avec peine, k cause de sa faiblesse, se mit sur sou séant, et prit la coupe , en demandant k l'exécuteur s'il ne savait rien de ses cavaliers, surtout de Lycortas. L'exécuteur lui répondit que la plupart s'étaient sauvés. Philopémen le remercia d'un signe de tête, et le regardant avec douceur : « Quelle satisfaction « pour moi, lui dit-il, d'apprendre que notre malheur a des « bornes ! » A la nouvelle de sa mort, les Achéens consternés accoururent en armes, conduits par Lycortas. Ils mirent la Messénie à feu et k sang. Messène effrayée ouvrit ses portes. Dinocratès se tua lui-même, beaucoup de ses partisans l'imitèrent ; les autres furent réservés pour les tourments. * On brûla le corps de Philopémen ; et après avoir recueilli ses cendres dans une urne, on partit de Messène, sans confusion et en ordre, en mêlant k ce convoi funèbre une sorte de pompe militaire et triomphale. Les Achéens marchaient couronnés de fleurs, mais fondant en larmes; ils étaient suivis des prisonniers messéniens chargés de chaînes. Polybe, fils de Lycortas, entouré des plus considérables d'entre les Achéens, portait l'urne, qui était couverte de tant de bandelettes et de couronnes qu'on pouvait k peine l'apercevoir. La marche était fermée par les cavaliers revêtus de leurs armes,
�474
CHAPITRE XX.
et montés sur des chevaux richement enharnachés. Ils ne donnaient ni des marques de tristesse qui répondissent à un si grand deuil, ni des signes de joie proportionnés à une si belle victoire. <t Les habitants des villes et des bourgs qui se trouvaient sur leur passage, sortirent au-devant des restes de ce grand homme, avec le même empressement qu'ils avaient coutume de lui montrer quand il revenait de ses expéditions; et après avoir touché son urne, ils accompagnèrent le convoi jusqu'à Mégalopolis. Ce grand nombre de vieillards, de femmes et d'enfants mêlés dans la foule, jetait des cris perçants qui, de l'armée, retentissaient dans la ville. Les habitants répondaient à ces cris par leurs gémissements; car ils sentaient bien qu'avec ce grand homme ils avaient perdu leur prééminence parmi les Achéens. » Petite affaire que cette mesquine prééminence ! La véritable perte fut celle que fit la Grèce de son dernier grand homme, du dernier soutien de sa dignité. « Gomme on dit que les mères aiment mieux le fds qu'elles ont porté dans l'âge mûr, la Grèce ayant enfanté Philopémen dans sa vieillesse, après tous les grands hommes qu'elle avait déjà produits, l'aima d'un singulier amour, et l'appela le dernier de ses enfants. Après lui les hommes vendus levèrent la tête et la trahison parla à haute voix. Gallicratès, envoyé à Rome, dit en plein sénat : « Pères conscrits, c'est à vous-mêmes qu'il faut vous en prendre si les Grecs ne sont pas plus dociles à vos ordres. Il y a dans toutes les républiques deux partis : l'un qui conseille d'oublier les lois, les traités, et toutes les autres considérations, lorsqu'il s'agit de vous plaire ; l'autre qui prétend que l'on doit s'en tenir aux lois et aux traités. L'avis de ces derniers est beaucoup plus agréable au peuple; aussi vos partisans sont-ils méprisés et sans honneur. Mais si le sénat romain donnait quelque signe de désir sur ce point, aussitôt les chefs embrasseraient son parti, et la crainte ferait marcher le reste. » Le sénat répondit « qu'il serait k souhaiter que dans chaque ville les magistrats ressemblassent à Gallicratès. » Cet homme, revenu dans sa patrie avec les lettres du sénat, fut élu stratège (179).
�LA GRÈCE DE 214 A 146.
475
De ce jour on put dire que la ligue était déjà livrée pieds et poings liés à ses ennemis. Le sénat la laissera quelque temps encore dans cet état, pendant qu'il va porter le coup décisif à la puissance renaissante de la Macédoine. Les dernières années du roi Philippe avaient été remplies par la pensée de se venger des outrages de Rome. Chaque jour il s'était fait lire le traité humiliant qu'il avait subi après Cynoscéphales, et il préparait secrètement la guerre. Il avait deux fils, Démétrius et Persée. Le premier avait été livré aux Romains comme otage après Cynoscéphales. Quand le sénat le crut gagné à ses vues, il le renvoya. Démétrius trouva en Macédoine une faction puissante qui voulait à tout prix la paix et qui plaça à sa tête l'ami du sénat. Les partisans de la guerre avaient pour chef Persée, l'aînée des deux frères, mais qui, né d'une femme de basse naissance, craignait que Philippe ne laissât sa couronne k Démétrius. Pour perdre ce rival, il le peignit au roi comme un traître pressé par Flamininus et par son ambition de lui ravir le pouvoir. Le malheureux père hésitait entre ses deux enfants. Mais un jour Persée accourt; dans un tournoi son frère, dit-il, a voulu le tuer, et la nuit suivante il a assailli sa demeure avec des gens armés. Philippe interroge; le crime semble prouvé; et le jeune prince ayant tenté de s'enfuir à Rome, le roi ordonna sa mort (181). Plus tard, il reconnut, dit-on, son innocence, et la douleur le conduisit au tombeau (179). Persée hérita de sa haine et de ses projets. Il mit d'abord aux pieds du sénat sa couronne, comme faisaient alors tant de rois, et acheta par cette humiliation un repos de sept années, qu'il employa à réunir ses forces ; mais il dut ne compter que sur lui seul. Ni l'Orient, ni l'Occident, ni la Grèce n'osèrent s'associer à sa dernière lutte. Partout régnaient la terreur et la lâcheté. Le sénat carthaginois reçut ses députés en secret, la nuit, en tremblant, et ne lui envoya rien. On lui promettait des secours après qu'il aurait vaincu. Cotys, roi des Odryses, fut le seul qui osa s'associer à sa fortune. Il eût pu obtenir les services des Bastarnes et de Gentios, roi d'Illyrie ; mais il fallait payer fort cher une assistance équivoque; sou vrai tort fut de s'être laissé
�476
CHAPITRE XX.
amuser par les négociations du sénat. Du reste, il eut l'honneur de mettre en grand émoi la victorieuse Rome, et de l'obliger à faire un effort énergique. Ses premières opérations, quoique tardivement engagées et mal poussées, furent heureuses (171 et 170). Il fallut pour l'abattre quatre années et quatre généraux, dont le dernier, Paul Emile, était un des plus habiles hommes de guerre des Romains. Au dernier jour enfin il montra un courage qu'on lui a injustement contesté, et on doit lui savoir gré d'avoir clos l'histoire de la Macédoine par une belle défaite. Ce fut sous les murs de Pydna que se livra la dernière bataille. Une plaine s'étendait en avant de la ville, Persée y rangea ses troupes. Dans la nuit qui précéda l'action, une éclipse de lune alarma les Macédoniens ; par l'ordre de Paul Emile, le tribun Sulpicius Gallus avait d'avance prédit et expliqué aux légionnaires ce phénomène. Quelques jours auparavant l'armée souffrait de la soif; le consul, guidé par la direction des montagnes, avait fait creuser dans le sable, et on avait trouvé de l'eau en abondance. Les soldats croyaient leur chef inspiré des dieux, et demandaient a grands cris le combat. Mais enfermé entre la mer, une armée de 45 000 hommes et des montagnes impraticables pour lui s'il était vaincu, Paul Emile ne voulait rien donner au hasard; ce ne fut que quand il eut fait de son camp une forteresse, qu'il se décida à risquer une affaire décisive. Les Macédoniens attaquèrent avec fureur. La plaine étincelait de l'éclat des armes, et le consul lui-même ne put voir sans une surprise mêlée d'effroi ces rangs serrés et impénétrables, ce rempart hérissé de piques. Mais dissimulant ses craintes, il affecta de ne mettre ni son casque ni sa cuirasse. D'abord la phalange renversa tout ce qui lui était opposé, mais le succès l'entraînant loin du terrain que Persée lui avait choisi, les inégalités du sol, le mouvement de la marche y ouvrirent des vides où Paul Emile lança ses soldats. Dès lors ce fut comme à Cynoscéphales; la phalange ébranlée, désunie, perdit sa force ; au lieu d'une lutte générale, il y eut mille combats partiels, la phalange entière, c'est-à-diro 20 000 hommes, resta sur le champ de bataille ; 11000 furent
�LA GRÈCE DE 214 A 146.
477
faits prisonniers. Les Romains n'avouèrent qu'une perte de 100 hommes (22 juin 168). Du champ de bataille Persée s'enfuit à Pella; on lui conseillait de se retirer dans les provinces montagneuses qui touchent à la Thrace et d'essayer d'une guerre de partisans ; il fit sonder à cet effet les dispositions des Bisaltes et engagea les habitants d'Amphipolis à défendre leur ville. Mais il n'essuya que des refus et de dures paroles; il apprit que toutes les places ouvraient, leurs portes avant même d'être attaquées. Abandonné et sans ressources, il fit demander la paix au consul, et en attendant sa réponse, il se réfugia, avec sa famille et ses trésors, dans le temple sacré de Samothrace. Dans sa lettre, Persée prenait encore le titre de roi, Paul Emile la renvoya sans la lire; une seconde où ce titre était effacé obtint pour toute réponse qu'il devait livrer sa personne et ses trésors. Il essaya de fuir pour rejoindre Cotys en Thrace. Mais la flotte du préteur Octavius cernait l'île, et un Grétois, qui lui promit de l'enlever sur son navire, disparut avec l'argent porté d'avance à son bord. Enfin un traître livra au préteur les enfants du roi, et Persée luimême vint se remettre entre ses mains avec son fils aîné. Paul Emile, touché d'une telle infortune, l'accueillit avec bonté, le reçut à sa table et l'invita à mettre son espoir dans la clémence du peuple romain (168). En attendant l'arrivée des commissaires du sénat, Paul Emile parcourut la Grèce pour en visiter les merveilles. Il monta à Delphes, vit l'antre de Trophonius, Chalcis et l'Euripe, Aulis, le rendez-vous des mille vaisseaux d'Agamemnon, Athènes et le Pirée, Gorinthe, encore riche de tous ses trésors, Sicyone, Argos, Épidaure et son temple d'Esculape, Mégalopolis, la ville d'Épaminondas, Sparte et Olympie, évoquant partout les glorieux souvenirs et rendant lui-même hommage par son admiration à cette Grèce maintenant si abaissée. A Olympie, il crut voir Jupiter lui-même envoyant la statue que Phidias avait sculptée, et il sacrifia avec la même pompe qu'au Gapitole. Il voulut vaincre aussi les Grecs en magnificence. Celui qui sait gagner des batailles, disait-il, doit savoir ordonner un festin et organiser une
�478
CHAPITRE XX.
fête. Il fit préparer à Amphipolis des jeux grecs et romains qu'il annonça aux républiques et aux rois de l'Asie, et auxquels il invita les principaux chefs de la Grèce. On y réuniL de toutes les parties du monde les acteurs les plus habiles, des athlètes et des chevaux fameux. Autour de l'enceinte des jeux étaient exposés les statues, les tableaux, les tapisseries, les vases d'or, d'argent, d'airain et d'ivoire, et toutes les curiosités, tous les chefs-d'œuvre trouvés dans les palais de Persée. Les armes des Macédoniens avaient été réunies en un immense monceau, Paul Emile y mit le feu; et la fête se termina aux lueurs sinistres de l'incendie. Cet holocauste annonçait à la Grèce et au monde la fin de la domination macédonienne, comme l'incendie de Persépolis avait, un siècle et demi plus tôt, annoncé à l'Asie la destruction de l'empire des Perses. La Macédoine et l'Illyrie furent déclarées libres et partagées, la première en quatre, la seconde en trois districts. On déchargea les habitants de la moitié des tributs qu'ils avaient payés à leurs rois ; mais on ôta à ces royaumes toute vie nationale, en interdisant aux habitants des districts, sous peine de mort, de communiquer entre eux, et en exilant en Italie les principaux personnages.
I.a Jlacéiloine et la Grèce réduites en provinces romaines (446-149).
Pour récompenser l'armée qui avait vaincu Persée, on lui abandonna l'Épire. Soixante et dix villes furent pillées et 150 000 habitants réduits en esclavage. En Étolie, des soldats romains massacrèrent tout le sénat, 550 membres. Ce qu'il y avait encore d'hommes considérés dans la Macédoine et la Grèce furent contraints de suivre Paul Emile à Rome. L'inquisition établie sur toute la surface du pays, contre les partisans secrets de Persée, travailla avec tant d'ardeur, que le contingent de suspects, pour les seuls Achéens, fut de 1000; Polybe était du nombre. En vain on réclama plusieurs fois leur mise en jugement ou en liberté, le sénat les retint dix-sept ans en Italie. Pendant que les meilleurs citoyens vieillissaient et mou-
�LA GRÈCE DE 214 A 146.
479
raient sur la terre étrangère, Callicratès, l'ami de Rome, restait à la tête du gouvernement de son pays; il y faisait bien mieux les affaires des Romains que si le sénat eût envoyé à sa place un proconsul. Quand le sénat permit enfin aux bannis de retourner dans leur patrie (151), ils n'étaient plus que 300. Cependant dans quelques-uns l'âge n'avait pas glacé le ressentiment : Diéos, Gritolaos, Damociïtos rentrèrent le cœur ulcéré, et par leur audace imprudente précipitèrent la ruine. Un aventurier, nommé Andriscos, qui se prétendait fils naturel de Persée, venait de soulever la Macédoine, où il s'était fait proclamer roi sous le nom de Philippe. Le sénat envoya contre lui une armée qu'il tailla en pièces (149) ; mais l'année suivante il fut vaincu et pris par Q. Gécilius Métellus. La Macédoine ne fut pourtant.réduite en province romaine que six ans après. Métellus y était encore quand un des bannis achéens, de retour d'Italie, Damocritos, fut élu stratège. Durant sa magistrature, l'éternelle querelle entre Sparte et la ligue se renouvela, grâce aux intrigues de Rome. Sparte voulut encore sortir de la commune alliance. Aussitôt les Achéens armèrent; mais les députés romains arrivèrent portant un décret qui séparait de la ligue Sparte, Argos et Orchomène. Les Achéens, irrités de cette intervention déloyale, accablèrent d'outrages les ambassadeurs, et retrouvant enfin quelque courage dans l'excès de l'humiliation, acceptèrent la guerre même avec Rome. Chalcis et les Réotiens s'associèrent à leur fortune; et quand Métellus descendit de la Macédoine avec ses légions, les confédérés marchèrent à sa rencontre jusqu'à Scarphée dans la Locride (147). Cette armée fut taillée en pièces; mais en armant jusqu'à des esclaves, Diéos réunit encore 14 000 hommes. Métellus voulut négocier; il repoussa toutes les ouvertures, et posté à Leucopétra, à l'entrée de l'isthme de Corinthe, il attendit le nouveau consul Mummius. Les Achéens avaient placé sur les hauteurs voisines leurs femmes et leurs enfants pour les voir vaincre ou mourir. Ils moururent. Corinthe fut prise, pillée, livrée aux flammes. Thèbes et Chalcis furent rasées ; les ligues achéenne et béotienne furent dissoutes; toutes les
�480
CHAPITRE XX.
villes démantelées, désarmées et soumises à un gouvernement oligarchique, qu'il était plus aisé au sénat de tenir dans la dépendance que les assemblées populaires. La Grèce, enfiu, forma, sous le nom d'Achaïe, une nouvelle province (146). Quant aux auteurs de cette guerre, l'un, Gritolaos, avait disparu à Scarphée; l'autre, Diéos, s'était donné la mort, qu'il n'avait pu trouver sur le champ de bataille. De Leucopétra il s'était enfui à Mégalopolis, avait égorgé sa femme et ses enfants, mis le feu à sa maison et s'était lui-même empoisonné. Ces hommes avaient appelé bien des maux sur leur patrie ; mais ils moururent pour elle. Le patriotisme et le dévouement absolvent de l'imprudence ; et nous aimons mieux que la Grèce ait ainsi fini, sur un champ de bataille, que dans le sommeil léthargique où tant de peuples tombèrent à l'approche de la domination romaine. Les Achéens, restés seuls debout au milieu des peuples grecs abattus, devaient ce dernier sacrifice à la vieille gloire de la Hellade.
�SOUMISSION DES COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 481
CHAPITRE XXI.
SOUMISSION AUX ROMAINS DESCOLONIES GRECQUES D'ASIE, D'AFRIQUE ET DES GAULES.
Colonies asiatiques. — Cyrène, Sagonte et Marseille. — Colonies grecques d'Italie. — Colonies grecques en Sicile; Syracuse et les Denys.
Colonies asiatiques.
On a vu que les Grecs avaient couvert de leurs colonies toutes les côtes de la Méditerranée; quelques-unes des villes qu'ils y avaient fondées brillèrent quelque temps d'un vif éclat. Telles furent : Dans l'Asie Mineure : Milet, Smyrne, Éphèse et Phocée ; En Afrique: Cyrène; En Espagne : Sagonte ; En Gaule: Marseille; En Italie : Grotone, Sybaris et Tarente; En Sicile : Messine, Agrigente, et Syracuse. Parmi les îles grecques, celles qui jouèrent le rôle le plus important furent Corcyre (Corfou) dans la mer Ionienne; Samos, Rhodes et Cypre, le long des rivages de l'Asie Mineure. Milet, célèbre par son immense commerce, ses trois cents comptoirs établis sur les côtes de l'Euxin, la mollesse de ses habitants et les riches tissus de laine qu'elle fabriquait, fut soumise par les Perses au temps de Cyrus. Athènes la délivra ; Alexandre la soumit ; Rome lui rendit cette ombre de liberté qu'elle laissait volontiers aux peuples qu'elle ne redoutait point. Thalès, un des plus grands hommes de la Grèce, était né dans ses murs, au septième siècle avant Jésus-Christ. Il fit d'importantes découvertes en mathématiques et prédit une éclipse de soleil.
HIST OP
.
31
�482
CHAPITRE XXI.
Thaïes fut mis au rang des Sages. On varie sur leur nombre comme sur leurs noms; les uns en nommaient sept, d'autres dix. Thalès de Milet, Bias de Priène, Pittacos de Mitylène et Solon d'Athènes étaient les seuls qu'on reconnût généralement. On leur adjoignait d'ordinaire Chilon de Sparte, Gléohule de Lindos et Périandre de Corinthe, qui fut pourtant un cruel tyran. On a conservé quelques-unes de leurs maximes : « Connais-toi toi -même ; i Rien de trop ; « L'infortune te suit de près ; « Qui donne la sagesse ? l'expérience ; « La vraie liberté c'est une conscience pure. Et encore le grand précepte : « Ne fais pas toi-même ce qui te déplaît dans les autres. » Bias, qui mettait les seuls biens dans l'intelligence, disait, sortant nu de sa ville natale prise par l'ennemi : « J'emporte tout avec moi. » Peut-être était-elle d'eux aussi cette inscription gravée sur la porte du temple de Delphes : « Tu es, » qui semble un écho de la Genèse, en ne reconnaissant l'existence absolue, éternelle qu'à la divinité seule. Smyrne passa par de plus cruelles vicissitudes que Milet. Elle fut détruite par les Lydiens. Alexandre la rebâtit ; un tremblement de terre la renversa encore, mais Marc Aurèle la fit reconstruire, et elle est aujourd'hui la ville la plus riche de l'empire turc en Asie. Elle prétendait avoir donné le jour à Homère. Ephèse, comme Milet, n'est plus qu'un amas de ruines, et nulle cité ne l'égalait en magnificence. Son temple de Diane passait pour une des sept merveilles du monde. Un fou, Érostrate, l'incendia ; Alexandre offrit de le rebâtir à ses frais, en ne demandant que le droit d'y placer son nom. Les Ephésiens répondirent comme les Athéniens à Périclès, par le refus de laisser cette gloire à un seul homme. Le temple avait 140 mètres de long sur 70 de large. La nef était portée par 127 colonnes de 20 mètres de hauteur. On y fit usage, pour la première fois, de l'ordre ionique. Éphèse obéit tour à tour aux Perses, aux successeurs d'Alexandre et, enfin, aux
�SOUMISSION DBS COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 483
Romains, après la défaite d'Antiochus le Grand, en 189 avant Jésus-Christ. Phocée fut très-florissante au sixième siècle avant notre ère. Elle rivalisa alors d'activité et de puissance avec Milet. Tandis que les Milésiens exploraient tout le Pont-Euxin, les hardis navigateurs de Phocée allaient à l'ouest jusque sur les côtes d'Italie, de Corse, de Gaule, d'Espagne, et osaient même s'aventurer au delà des colonnes d'Hercule (détroit de Gibraltar). L'Espagne était alors très-riche en mines d'argent ; aussi les Phocéens purent dans les premiers voyages emporter une telle quantité de ce métal précieux, qu'on disait qu'ils s'en étaient servis comme de lest et qu'ils en avaient chargé leurs ancres. Ils nouèrent de si intimes relations avec un roi de ce pays, que celui-ci voulut les décider k quitter leur patrie pour s'établir dans l'endroit de ses États qui leur plairait le plus. Ils n'y consentirent pas, mais acceptèrent de lui une grosse somme d'argent avec laquelle on entoura Phocée d'une haute et forte muraille. Cette muraille ne put cependant les sauver. Gyrus fit assiéger leur ville par son lieutenant Harpagus. Quand ils virent qu'ils ne la pouvaient plus défendre, ils entrèrent en pourparlers avec Harpagus. Il leur demanda seulement d'abattre une des tours pour que les Perses eussent toujours libre entrée dans la ville. Mais eux, ne pouvant souffrir l'esclavage, le prièrent de leur accorder un jour pour délibérer, et, en attendant, de retirer ses troupes du pied des murs. Aussitôt que les Perses se furent éloignés, les Phocéens mirent leurs vaisseaux à la mer, y déposèrent leurs femmes, leurs enfants, leurs richesses et les statues des dieux, puis s'éloignèrent dans la direction de Ghios. Arrivés dans cette île, ils demandèrent aux habitants de leur vendre quelques îlots du voisinage; les gens de Chios, peu touchés de l'héroïque résolution des Phocéens, refusèrent par un sentiment de basse jalousie. Ils craignirent d'établir près d'eux des rivaux de leur commerce. Alors les Phocéens se décidèrent à émigrer en Corse, où ils avaient fondé vingt ans auparavant la ville d'Alalia. Mais, avant de s'y rendre, ils voulurent revoir Phocée une der-
�484
CHAPITRE XXI.
nière fois. Ils y retournèrent, et la trouvant occupée par une garnison perse, ils immolèrent cette troupe aux mânes de leurs pères, puis jetèrent dans la mer une masse de fer rougie au feu, en faisant le serment de ne retourner à Phocée que le jour où cette masse de fer reviendrait à la surface de l'eau. Malgré ces terribles imprécations, une partie ne put résister au désir de demeurer aux lieux qui les avaient vus naître ; ils se séparèrent de la flotte pour rentrer k Phocée; les autres continuèrent leur route vers l'ouest, s'établirent en Corse et combattirent longtemps contre les Carthaginois et les Étrusques, qui dominaient dans ces mers. Ils se mêlèrent peu à peu avec les populations de la Corse et de l'Italie, ou gagnèrent Marseille, la plus renommée de leurs colonies. Les premiers continuèrent l'existence de Phocée, qui passa, comme les autres cités de cette région, de la domination d'Alexandre sous celle des Romains. Il existe encore aux mêmes lieux une ville de Fochia avec quelques milliers d'habitants.
Cyrène, Sagonte et Marseille.
Hérodote raconte ainsi la fondation de Cyrène : Grinos, roi de l'île de Théra (Santorin), une des Cyclades, se rendit un jour k Delphes pour offrir un hécatombe au dieu; parmi ceux qui l'accompagnaient était un citoyen nommé Battos. Quand la Pythie eut répondu k ses questions, elle ajouta qu'il devait bâtir une ville en Libye. « Mais, seigneur, répondit le roi des Théréens, je suis trop vieux et trop pesant pour me mettre en voyage : donnez un tel ordre k un de ces jeunes gens plus en état que moi de l'exécuter. » En disant ces mots, il indiquait de la main Battos. De retour k Théra, on négligea l'oracle, car les habitants, qui ne savaient pas où la Lybie était située, n'osèrent faire partir une colonie pour un lieu inconnu. Cependant il arriva que, durant sept années consécutives, il ne tomba point de pluie dans l'île, et que les arbres y séchèrent tous, k l'exception d'un seul. Les Théréens consultèrent de nouveau l'oracle, et la Pythie leur reprocha de n'avoir pas obéi au dieu. Ils se mirent alors en
�SOUMISSION DES COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 485
quête de quelqu'un qui connût la Lybie. Après quelques informations recueillies en Crète, ils équipèrent deux vaisseaux sous la conduite de Battos, qui fonda la ville de Cyrène (632) dans une des plus fertiles et des plus délicieuses régions d'Afrique. Quatre autres s'y élevèrent bientôt : Apollonie, qui servit de port à Cyrène, Barcé, Tauchira et Hespéris. Ces villes soumirent à leur influence les nomades qui les entouraient. Les Perses établirent leur autorité dans la Cyrénaïque, sous Darius, mais la perdirent après leurs grandes défaites en Grèce. Les Ptolémées s'emparèrent ensuite de ce pays, et un d'eux en fît un royaume particulier pour son fils Àppion. Ce prince, se voyant sans enfants, légua ses Etats aux Romains (96 ans avant J. C). A Cyrène naquirent un grand mathématicien, Eratosthène, et un poète remarquable, Callimaque. Eratosthène sut le premier mesurer un degré du méridien, et construisit une carte du monde alors connu qui servit longtemps. Callimaque a beaucoup écrit, mais il ne reste de lui que trente et une épigrammes, une élégie et quelques hymnes. On le regardait comme le premier des poètes élégiaques de la Grèce, pour l'élégance de son style. Un autre citoyen de Cyrène, Aristippe, fut un philosophe célèbre. Sa morale n'était pas rigoureuse, et il hantait trèsvolontiers les grands ; mais il se dédommageait par des bons mots des caprices auxquels il était forcé de se soumettre. Un jour, après avoir vainement supplié Denys le Tyran d'épargner un de ses amis, il se jeta à ses pieds, et obtint enfin cette grâce. On le blâmait de s'être ainsi humilié devant un homme. « Est-ce ma faute, répondit-il, si Denys a les oreilles aux pieds ? » Une autre fois, le tyran ne lui donna à table que le dernier rang. « Vous voulez honorer cette place, * lui dit-il. Sagonte, bâtie en Espagne par une colonie que les habitants de l'île de Zacynthe y envoyèrent, est célèbre par le siège qu'elle soutint contre Annibal, et qui fut cause de la seconde guerre punique. Plutôt que de se rendre, les habitants incendièrent eux-mêmes leur ville, et ne livrèrent au
�486
CHAPITRE XXI.
vainqueur que des ruines fumantes, avec un mémorable exemple de patriotisme. Les Grecs plaçaient une gracieuse histoire à l'origine de Marseille. Un marchand phocéen, Euxène, aborda, disaientils, sur la côte gauloise, à quelque distance de l'embouchure du Rhône. Il était sur les terres du chef des Ségobriges, Nann, qui reçut bien l'étranger et l'invita au festin des fiançailles de sa fille. L'usage voulait que la jeune vierge vînt elle-même offrir une coupé à celui des hôtes de son père qu'elle choisissait pour époux. Quand elle entra, à la fin du repas, tenant la coupe pleine, ce fut devant le Phocéen qu'elle s'arrêta. Nann accepta le choix de sa fille ; il donna à l'étranger le golfe où il avait pris terre. Euxène y jeta les fondements de Marseille. Cette ville atteignit à un haut degré de puissance et fut, par sa marine, la rivale de Carthage et des Étrusques dans la mer qui baigne les côtes de la Gaule et du nord de l'Espagne. Son gouvernement intérieur fut remarquable par sa sagesse et sa douceur. Le glaive destiné aux exécutions était rongé par la rouille, tant il servait rarement. Quand un étranger entrait dans la place, il était obligé, s'il portait des armes, de les laisser aux gardiens des portes, qui les lui rendaient au départ. Marseille, par crainte de ses belliqueux voisins, les Gaulois, se lia de bonne heure à la politique des Romains et guida leurs légions quand elles commencèrent la conquête de la Gaule. Durant les guerres civiles, elle prit parti pour Pompée, et eut l'honneur de soutenir contre César un siège mémorable. Dès lors elle devint peu a peu une cité romaine. Sous les empereurs, ses écoles étaient si florissantes, que la jeune noblesse de Rome faisait le voyage de Marseille, comme auparavant elle allait à Athènes, pour s'y instruire dans les lettres grecques. Lucien raconte l'histoire suivante : Un Massaliote, Ménécratès, était fort riche et exerçait dans la cité une charge considérable; mais ayant proposé un décret contraire aux lois établies, il fut par le sénat privé de ses biens et de ses honneurs. Il s'en désola moins pour lui-même que pour sa fille, car elle était si laide et si con-
�SOUMISSION DES COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 487
trefaite, qu'il avait espéré à peine, avec toutes ses richesses, pouvoir l'établir, et qu'il se désolait de penser que, lui mort, elle resterait sans soutien. Mais Ménécratès avait un ami, Xénothémis, qui ne l'abandonna point quand il le vit dans l'infortune. Xénothémis était le plus beau jeune homme et le plus riche citoyen de Marseille. Il fit préparer un grand festin, y invita Ménécratès et, sa fille, en disant à son ami qu'il lui avait trouvé un gendre. A la fin du repas, après les libations, il remplit sa coupe, et la présentant à Ménécratès : «c Reçois, lui dit-il, cette coupe de la main de ton gendre, car j'épouse aujourd'hui ta fille Gydimaque; » et il ajouta, pour ne pas humilier la fierté de son ami devenu pauvre : « Tu sais bien qu'il y a longtemps que cela est convenu entre nous, et que j'ai déjà reçu de toi vingt-cinq talents pour sa dot . » En même temps, malgré les instances contraires de Ménécratès, il présenta à l'assemblée Gydimaque comme son épouse. Depuis ce jour, il ne cessa de montrer à la fille de son ami la plus tendre affection et les égards qu'il aurait eus pour la personne la plus distinguée de la ville. Il fut récompensé de sa généreuse conduite, car il eut un fils de la plus remarquable beauté et d'une précoce intelligence. Quand l'enfant fut en âge de pouvoir prononcer quelques paroles, le père, après l'avoir habillé de deuil avec une couronne d'olivier sur ses beaux cheveux, le conduisit au milieu des sénateurs pour qu'il implorât leur pitié en faveur de son aïeul. La charmante figure de l'enfant, ses sourires au milieu des larmes, ses prières, excitèrent la compassion de l'assemblée. Le sénat remit k Ménécratès sa condamnation, et lui rendit ses honneurs et ses biens.
Colonies grecques d'Italie»
Les Hellènes étaient venus en tel nombre s'établir dans l'Italie méridionale, que le pays avait pris d'eux le nom de Grande-Grèce. On y trouvait en effet Cumes, Naples, Grotone, Sybaris, Tarante, Locres, Rhegium, et vingt autres cités grecques. La phxpart de ces villes subsistent encore,
�488
CHAPITRE XXI.
et les traces de l'idiome hellénique, parlé il y a vingt siècles dans ce pays, ne sont pas aujourd'hui même effacées partout. Gumes, sur la mer Tyrrhénienne, fut la plus ancienne et longtemps la plus prospère; Naples ensuite l'effaça. Toutes deux subirent les premières la domination de Rome. Grotone et Sybaris se disputèrent la prépondérance dans le Rruttium. Sybaris s'était élevée à un tel degré de puissance qu'elle commandait, dit-on, à vingt-cinq villes, et pouvait armer 300 000 combattants : mais la richesse la corrompit. Ses habitants furent bientôt renommés pour leur mollesse : c'est un d'eux qui se plaignait qu'une feuille de rose, qui s'était trouvée sur sa couche, l'empêchait de dormir. Comment s'étonner qu'avec de telles mœurs Sybaris n'ait pu sauver sa liberté? Les Grotoniates la détruisirent. Grotone s'élevait dans la partie orientale du Rruttium; Milon, le fameux athlète, était un de ses citoyens. Les Grotoniates étaient renommés à cause de leur force et de leur goût pour les études philosophiques. Pythagore, qui vint se fixer au milieu d'eux, réforma leurs mœurs et leurs lois. Ils vainquirent Sybaris, mais ne purent résister aux Romains. Tarente fut fondée vers l'an 707, durant la première guerre de Messénie, par des colons lacédémoniens, sur une étroite péninsule, au fond du golfe qui porte ce nom. Gomme elle avait le meilleur port de cette côte, le commerce y afflua, et son territoire, extrêmement fertile, put nourrir une population nombreuse, qui, fière de sa richesse et de sa force, se crut l'égale des Romains. Un jour Tarante s'interposa d'une manière hautaine entre les Romains et les Samnites. Une autre fois elle laissa insulter grossièrement les ambassadeurs du sénat. Quand les légions vinrent demander réparation, elle ne sut qu'appeler à son aide Pyrrhus, roi d'Épire, prince aventureux qui courait sans cesse d'une entreprise à l'autre (280). Les Tarentins croyaient que Pyrrhus allait se battre pour eux et qu'ils n'auraient qu'à payer ses soldats ; mais le lendemain de son arrivée il fit fermer les bains, les théâtres, et força les Tarentins à prendre les armes. Ils ne lui furent
�SOUMISSION DES COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 489
d'aucun secours. Vainqueur une première fois des Romains, mais au prix de la moitié de son armée laissée sur le champ de bataille, il fut battu, forcé de fuir, et Tarente vit les Romains au pied de ses murs. Il leur fallut, après un long siège, ouvrir leurs portes et accepter la loi de Rome (272 av. J. G.). Locres, fondée dans le Bruttium (Galabre) par des Locriens de la Grèce, vers le milieu du huitième siècle avant notre ère, souilla ses commencements par une perfidie. Les Locriens, dit Hérodote, avaient juré aux Sicules, sur les terres desquels ils étaient débarqués, de garder la paix avec eux tant qu'ils auraient la terre sous les pieds et la tête sur les épaules; mais chacun d'eux avait de la terre dans sa chaussure et une tête d'ail sur ses épaules. Croyant s'être mis, par ce stratagème, en règle avec la bonne foi et avec les dieux, ils attaquèrent les Sicules à la première occasion favorable et les dépouillèrent. Pourtant beaucoup de Sicules furent admis dans la nouvelle cité, qui prit et garda plusieurs de leurs coutumes. Pour obtenir un remède à de longues dissensions, les Locriens consultèrent l'oracle de Delphes; il leur répondit de chercher un législateur. Ce fut au berger Zaleucos qu'ils s'adressèrent. On prétendit que Minerve l'avait inspiré et lui avait dicté ses lois en songe. Il les écrivit et les promulgua en 644, vingt ans avant Dracon, dont il eut toute la sévérité. Elles étaient précédées d'uu magnifique préambule sur la divinité. L'ordonnance de l'univers, disait-il, prouve invinciblement son existence; et il montrait les vertus que les dieux exigent des citoyens et des magistrats.. Les Locriens restèrent si attachés à leurs vieilles lois, qu'à en croire Démosthène, le citoyen qui voulait proposer une disposition nouvelle se présentait à l'assemblée une corde au cou. Si sa proposition passait, il avait la vie sauve; si elle était rejetée, on l'étranglait sur l'heure. Rhegium était une colonie de Chalcidiens auxquels des Messéniens se mêlèrent. Ces deux villes entrèrent de bonne heure dans l'alliance de Rome. De la première, il ne reste plus que des ruines ; mais Reggio est la plus riche cité du
�490
CHAPITRE XXI.
royaume de Naples après la capitale; et elle commande toujours le passage du détroit. Colonies grecques en Sicile; Syracuse et les Denys. Les brigandages des pirates étrusques, qui couraieut les mers de la Sicile et de l'Italie, et d'effrayantes traditions, rendues populaires par les poèmes d'Homère, sur la taille gigantesque et la férocité des habitants de la Sicile, écartèrent longtemps les Grecs des pays de l'Occident. Ùn hasard fit tomber cet épouvantail : l'Athénien Théoclès, jeté par les vents sur les côtes de la Sicile, observa que, loin de répondre aux terribles peintures qu'on en faisait, les habitants étaient d'une grande faiblesse et offriraient une proie facile. Au retour, il raconta ce qu'il avait vu, et le beau ciel, la richesse, l'exubérante fertilité de cette île. Des habitants de la ville de Chalcis, en Eubée, auxquels se joignirent des gens de l'île de Naxos, consentirent a suivre Théoclès. Ils abordèrent à la côte orientale de la Sicile, et y fondèrent la ville de Naxos (735), qui plus tard donna naissance à Lèontion et à Cataire. Les traces de Théoclès furent bientôt suivies par des Doriens de Corinthe. En 734, la peste ravageait cette ville; la Pythie, consultée, ordonna à un des plus riches citoyens, nommé Archias, de s'exiler. Il avait tué le jeune Actéon, dont le père, n'ayant pu obtenir justice, se tua lui-même aux jeux isthmiques, en chargeant Neptune de le venger. Le gouvernement de Corinthe, qui n'avait pas osé punir le coupable, redouta l'effet de cette malédiction paternelle et força Archias à se bannir. Il partit, emmenant avec lui une troupe de Corinthiens, laissa en chemin une partie de ses compagnons dans l'île de Corcyre, et vint aborder à la côte orientale de la Sicile. Il y trouva une île nommée Ortygia, de trois kilomètres de circonférence, placée à l'entrée d'un vaste port que la mer creusait derrière elle, et si proche de la terre ferme par une de ses extrémités qu'on put dans la suite l'y réunir par un pont. Plus tard, une source abondante et pure, la fontaine Aréthuse, y coula et inspira aux poètes de
�SOUMISSION DES COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 491
gracieux récits1. Archias fonda en ce lieu une ville qui fut appelée, du nom d'un lac voisin, Syracuse. On a vu (p. 69) les colonies qu'à son tour elle fonda. Syracuse ne jeta un grand éclat qu'après que Gélon, tyran de la ville de Géla, eut fait reconnaître son autorité aux Syracusains. Ce fut lui qui gagna sur Hamilcar et les Carthaginois la grande victoire d'Himère, dans le même temps que les Grecs battaient à Salamine la flotte de Xerxès (480). Il exigea, dit-on, parmi les conditions de paix qu'il imposa aux vaincus l'abolition des sacrifices humains; s'il obtint cette promesse, elle fut du moins bien mal exécutée par les Carthaginois. Syracuse, que Gélon avait sauvée et agrandie, lui rendit après sa mort les honneurs divins accordés aux héros, et laissa son frère Piéron succéder à son pouvoir (479). Ce fut l'époque de la plus grande puissance de Syracuse. Sur un message d'Hiéron, Anaxilaos, tyran de Zancle et de Rhegium, laissa les Locriens en paix ; Cumes, que les Carthaginois et les Etrusques attaquaient, fut sauvée par sa flotte. Pindare chanta cette victoire, et un casque de bronze, offrande d'Hiéron, trouvé dans les ruines d'Olympie, en a conservé jusqu'à nous le témoignage. Cruel, mais magnifique, Hiéron attirait à Syracuse les grands poètes, Pindare, Simonide et Eschyle. La tyrannie de son frère Thrasybule, qui lui succéda, amena une révolution. Tous les Grecs de l'île aidèrent les Syracusains à chasser le tyran (465). La royauté fut abolie, et le gouvernement démocratique établi dans toutes les cités. Mais des troubles ensanglantèrent longtemps la ville qui ne recouvra que peu à peu son ancienne puissance. L'expédition dirigée contre elle par les Athéniens faillit causer sa perte. La désastreuse issue de cette entreprise mit au contraire le sceau à la gloire et à la puissance de Syracuse. Quelque temps après, elle voulut réformer ses lois et confia ce soin à un de ses citoyens, Dioclès. Nous connaissons mal la législation de Dioclès. Sa mort seule suffirait pour
1. Cette source arrivait de la terre ferme. On a récemment retrouvé les ruines de l'aqueduc. Ses fondements entrent à 8™,50 de profondeur dans la terre, et l'aqueduc s'élève à 5 métrés au-dessus du fond de la mer.
�492
CHAPITRE XXI.
son éternel honneur. Afin d'éloigner des délibérations du peuple toute possibilité de violence militaire, il avait défendu sous peine de mort aux citoyens de paraître en armes sur la place publique. Un jour qu'il revenait d'une expédition, il entendit gronder l'émeute sur la place, et voulant l'apaiser, il y courut sans songer qu'il était armé. « Dioclès, lui crièrent aussitôt ses ennemis, voici que toi-même tu violes ta loi. — Non, répondit-il, je la confirme; » et aussitôt il se perça le sein. Les Syracusains lui élevèrent un temple, et la plupart des villes de Sicile adoptèrent ses lois. D'autres écrivains attribuent ce trait à Gharondas. En 410 les Carthaginois reparurent en Sicile, d'ôù ils auraient voulu chasser les Grecs, afin de posséder seuls cette grande île. Annibal, petit-fils de cet Hamilcar qui avait été vaincu et tué par Gélon à la bataille d'Himère, s'empara d'abord d'Égeste, puis de Sélinonte, qu'il rasa après en avoir égorgé la population. A Himère, il se montra un moment moins cruel, il arracha 3000 des habitants aux mains de ses soldats, mais ce fut pour les conduire au lieu où son aïeul avait été tué, et les y faire égorger après d'affreuses tortures. Dans la ville, il ne laissa pas pierre sur pierre. On voit encore les ruines qu'il a faites. Encouragés par ces succès, les Carthaginois s'avancèrent avec 120 000 hommes contre Agrigente. C'était une des cités les plus riches, mais aussi une des plus efféminées du monde. Il avait fallu rendre une ordonnance pour défendre aux Agrigentins d'avoir, en veillant aux portes et sur les murailles plus d'un matelas, d'une couverture et de deux traversins. Aussi Agrigente, à l'approche des Carthaginois', avait fait provision de mercenaires, comptant qu'ils se battraient pour /elle : ils la trahirent. La population n'eut que le temps de fuir durant la nuit. La ville fut détruite, et de tant d'opulence il ne resta que des ruines (406). Cet événement mit l'effroi dans Syracuse; une assemblée fut convoquée : personne n'osait ouvrir un avis. C'est alors que parut Denys, fils d'un ânier, dit-on, et qui avait été greffier. Il avait attiré sur lui l'attention par de nombreux traits
�SOUMISSION DES COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 493
de courage, et son audace lui avait déjà donné un grand ascendant sur le peuple. Il se leva, accusa hautement les généraux de trahison, se fit nommer à leur place, et usant peu de temps après du stratagème dont Pisistrate s'était servi, se fit donner une garde de 600 hommes, qu'il porta à 1000. Il les choisit parmi les plus pauvres et les plus résolus, les couvrit de vêtements magnifiques et les enivra d'espérances. Alors il s'établit dans l'île d'Ortygie, où étaient tous les arsenaux et qui commandait le grand port. La foule aveugle s'était donné un tyran. Denys chercha la paix pour avoir le loisir d'affermir son pouvoir. Une peste qui survint le servit à souhait. Les Carthaginois, voyant leur armée décimée, prêtèrent l'oreille à ses propositions. Un traité fut conclu, qui le reconnaissait comme maître de Syracuse (405). Pour n'avoir rien à craindre d'une révolte, il fortifia l'île d'Ortygie. Ce fut sa citadelle ; il en fit sortir tous les anciens habitants, dont les mercenaires prirent la place. La précaution était bonne; car, peu de temps après, le peuple, soulevé par ses exactions, l'eût chassé s'il n'avait pris refuge dans son fort. Il craignit même d'y être forcé, et il discutait déjà avec ses amis sa mort ou sa fuite. « Il faut vaincre ou mourir ici, dit un d'eux; ta robe de roi doit être ton linceul. » Des mercenaires, qu'il soudoya avec l'or des Syracusains, le délivrèrent. Il eut la sagesse de ne point souiller son triomphe par des actes de vengeance. Mais, à quelques jours de là, comme les habitants étaient répandus dans la campagne pour la moisson , il fit visiter toutes les maisons et enlever toutes les armes. De minutieuses précautions mirent sa vie à l'abri des assassins, mais non à l'abri de la crainte, du soupçon, des terreurs. Denys était un tyran, mais un tyran actif. Il entoura Syracuse de remparts formidables, et essaya de chasser les Carthaginois de la Sicile. Une bataille navale gagnée jtar Hamilcon, amena ce général jusque dans le port de Syracuse. Il débarqua, dressa sa tente dans le temple de Jupiter Olympien, et fortifia son camp avec les pierres des tombeaux.
�494
CHAPITRE XXI.
Les Grecs attribuèrent à ces sacrilèges la peste qui bientôt dévora l'armée carthaginoise, et qui, en y jetant la terreur, y fit oublier la discipline et la vigilance. Denys en profita pour diriger par terre et par mer une double attaque, pendant une nuit sans lune. Une partie de la flotte ennemie fut incendiée, et le peu de soldats que les Carthaginois purent armer furent battus, rejetés dans leur camp et détruits jusqu'au dernier (394). Au lieu de pousser vivement sa victoire, Denys fit la paix avec les Carthaginois, et tourna ses armes contre les Grecs italiotes. Rhegium, Grotone, tombèrent en son pouvoir; sa flotte ravagea les côtes du Latium et de l'Étrurie. Du seul temple d'Agylla il emporta 1000 talents. Revenant avec un bon vent de cette expédition sacrilège, il disait à ses courtisans : « Voyez comme les dieux protègent les impies! » A Syracuse, il avait déjà volé à Jupiter son manteau d'or massif, qu'il remplaça par un manteau de laine, <c l'autre étant trop froid en hiver et trop lourd en été. » Esculape perdit aussi sa barbe d'or, « parce qu'Apollon n'ayant pas de barbe, il n'était pas convenable que le fils en portât, » et Junon Lacinienne sa robe d'un si merveilleux travail, que les Carthaginois l'achetèrent 120 talents. Denys régna 38 ans. Sa domination fut stérile pour Syracuse autant qu'impitoyable. Et qu'a-t-elle été pour lui-même ? Brave en face de l'ennemi, il fut dans son intérieur assiégé de continuelles terreurs. Il n'osait confier sa tête à un barbier, et se faisait brûler la barbe par ses filles avec des coquilles de noix ardentes. Il portait toujours une cuirasse sous ses vêtements et faisait visiter toutes les personnes admises en sa présence, même son frère, qu'il finit par proscrire, même son fils. Sa chambre était environnée d'un large fossé, sur lequel il y avait un pont-levis, et quand il haranguait le peuple, c'était du haut d'une tour. Il demandait un jour à Antiphon quelle était la meilleure espèce de bronze : « Celle dont on a fait les statues d'Hermodios et d'Aristogiton, » répondit celui-ci. Ce mot lui coûta la vie; il alla rejoindre les 10000 victimes du tyran. Il reste pourtant de Denys une vive image de ses terreurs,
�SOUMISSION DES COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 495
l'histoire, si elle est vraie, d'une épée suspendue par un fil au-dessus de la tête de ce Damoclès, imprudent courtisan, qui avait vanté le bonheur des princes et obtenu une heure de royauté. Assis à une table splendide, entouré d'esclaves qui accomplissaient tous ses désirs, il leva les yeux, au milieu du festin, et perdit, à la vue de ce fer menaçant, toute sajoie. Son fils, Denys le Jeune, lui succéda ; mais n'ayant que des vices, sans une qualité, il fut dépouillé au bout de quelques années du pouvoir que son père lui avait légué. Un vertueux citoyen, Dion, qu'il avait exilé, revint du Péloponnèse pour délivrer sa patrie, et réussit à chasser le tyran (357), mais il déplut au peuple par son autorité et fut assassiné. Denys profita des troubles qui suivirent sa mort pour rentrer dans la ville (346). L'exil ne lui avait rien appris; il montra tant de cruauté, que les Syracusains se soulevèrent de nouveau et le forcèrent à se renfermer dans la citadelle. Timoléon fut alors désigné par les Corinthiens pour rendre la paix à la ville qu'ils avaient fondée. C'était un homme vertueux, énergique, dévoué à la liberté, à laquelle il avait immolé son propre frère, pour l'empêcher de saisir dans Gorinthe la tyrannie. Il sut persuader à Denys de lui livrer la citadelle, et l'ancien tyran fut transporté avec ses trésors à Corinthe, où il vécut en simple particulier (343). Le premier soin de Timoléon fut de renverser le fort que la tyrannie s'était construit. Sur son emplacement on éleva des portiques et des tribunaux. Mais, cette ville affranchie, il fallait la repeupler ; car les révolutions avaient fait émigrer une partie des habitants. L'herbe croissait dans les rues désertes de Syracuse, et les animaux sauvages venaient jusqu'aux portes de la ville, dans les champs restés incultes. Timoléon écrivit par toute la Grèce pour engager des colons à venir se fixer dans Syracuse. 60000 répondirent à son appel. Il leur distribua îles terres et leur donna des lois. Après avoir rétabli l'ordre dans Syracuse, Timoléon tenta de le rétablir dans la Sicile. Il réduisit les tyrans des villes à vivre en simples particuliers, et il remporta une brillante victoire sur une armée de 70 000 Carthaginois. Alors, regar-
�496
CHAPITRE XXI.
dant sa tâche comme terminée, il se démit de ses pouvoirs. Il passa les dernières années de sa vie dans la retraite, respecté de tous les habitants de l'île, qui venaient le consulter sur les traités, sur les partages de terres et les lois. Un jour, deux orateurs osèrent l'accuser de malversations. Le peuple indigné se soulevait contre eux. Timoléon l'arrêta. « Je n'ai affronté, dit-il, tant de dangers que pour mettre le moindre des citoyens en état de défendre les lois et de dire librement sa pensée. » Les Syracusains honorèrent jusqu'à son dernier jour leur libérateur, sollicitant ses conseils, et conduisant vers lui les étrangers qui passaient par leur ville, comme s'ils n'eussent plus rien à leur montrer quand ils leur avaient fait voir une des gloires les plus rares dans la Grèce et partout, le héros de la probité et du désintéressement politiques. Dans les derniers temps de sa vie, Timoléon devint aveugle; les Syracusains continuèrent à le consulter dans toutes les affaires importantes. Alors des députés lui amenaient un char qui le conduisait jusqu'au milieu de la place publique ; la délibération s'ouvrait ; Timoléon donnait son avis, que la foule attentive recevait avec respect et suivait toujours. Il mourut ainsi plein de gloire et d'années (337), laissant sa patrie d'adoption heureuse, grande et libre, et une mémoire sans tache, malgré la farouche vertu qu'un jour il avait montrée. Ses funérailles se firent au milieu d'un immense concours et avec tout l'appareil des plus grandes solennités. Quand le corps eût été placé sur le bûcher, un héraut s'avança et dit : & Le peuple de Syracuse a consacré 200 mines d'argent1 pour honorer par une pompe funèbre Timoléon le Corinthien : il a décrété qu'au jour anniversaire de sa mort on célébrerait à perpétuité des jeux de musique, des combats gymniques et des courses de chevaux, parce qu'il a renversé les tyrans, vaincu les barbares, repeuplé de grandes cités et rendu au Grecs de Sicile leurs lois et leurs institutions. ■»
1. La mine valait 100 drachmes ou 87 francs, et était la soixantième partie d talent.
�SOUMISSION DES COLONIES GRECQUES AUX ROMAINS. 497
Après Timoléon, l'histoire de Syracuse s'obscurcit. On entrevoit seulement que cette ville retomba dans la confusion et l'anarchie. Un tyran en sortit encore, Agathocle, qui dans sa jeunesse avait exercé la profession de potier. Il se signala, comme Denys l'Ancien, par son courage; comme lui gagna les soldats, et par eux saisit le pouvoir. Pour être maître de la ville, il lui fallait une armée, pour avoir une armée, il lui fallait la guerre. Il la fit aux Carthaginois. Vaincu dans une grande bataille, il' fut assiégé dans Syracuse. Il conçut alors le projet le plus hardi : rendre à Cartilage siège pour siège, et porter sous ses murs le théâtre de la guerre. Sans confier à personne son dessein, il équipe une flotte montée par 14 000 hommes, sort du port, trompe la flotte ennemie à la faveur d'une éclipse, et aborde en Afrique, Alors saisissant une torche, il déclare a ses soldats qu'il a fait vœu à Gérés et à Proserpine, pendant la traversée, de sacrifier ses vaisseaux, et il y met le feu ; ses officiers l'imitent; ses soldats, transportés d'enthousiasme, jurent de ne quitter l'Afrique que maîtres de Garthage. Ils y marchent aussitôt. Deux cents villes, dit-on, sont prises ou passent dans son alliance. Les Numides lui fournissent des troupes. Ophellas, gouverneur de Cyrène, lui amène 20 000 hommes, et les Carthaginois effrayés abandonnent Syracuse. Mais, pour n'avoir pas a partager avec Ophellas, Agathocle le fait assassiner dans une sédition. Ce meurtre détache de lui une partie de ses nouvelles troupes ; de mauvaises nouvelles qui arrivent de Sicile l'obligent à passer dans l'île. En son absence, ses lieutenants sont battus en Afrique. Il accourt; ses soldats rebelles l'emprisonnent. Redevenu libre, il s'échappe sur une trirème, qui le ramène à Syracuse (307), tandis que ses fils sont égorgés par les soldats, et que Carthage remercie ses dieux sanguinaires en leur immolant les plus beaux des prisonniers syracusains. Agathocle, après ce désastre, devint atroce. Pour venger ses fils il inonda Syracuse de sang : tous les parents des soldats de l'armée furent mis à mort. Il périt lui-même
HIST. CH.
32
�498
CHAPITRE XXI.
empoisonné par un de ses fils, et fut dit-on placé sur le bûcher avant d'avoir rendu le dernier soupir (289). "C'est peu d'années après que les Syracusains appelèrent Pyrrhus, roi d'Épire. Il refoula les Carthaginois à l'ouest, mais un échec qu'il essuya devant Lilybée, l'empêcha d'achever la délivrance de l'île, et il se retira, comme il était venu, en aventurier, pillant les temples sur sa route. On connaît le mot qu'il dit en quittant la Sicile : « Quel beau champ de bataille nous laissons aux Romains et aux Carthaginois ! » Pour tenir tête à Carthage, maîtresse incontestée de l'Afrique et des deux tiers de la Sicile, il ne suffisait plus de Syracuse. Elle le sentit si bien qu'elle renonça elle-même à son ancienne politique, et que sous Hiéron, qui la gouverna sagement de 275 à 215, elle se résigna d'abord au rôle d'alliée des Carthaginois contre Rome, d'où venait désormais le plus grand danger. Vaincu avec eux, Hiéron obtint des Romains cinquante ans de paix, et'la domination paisible de plusieurs villes siciliennes : période qui nous mène jusqu'en 212, où Syracuse, après avoir bravé toutes les forces d'Athènes, et tant de fois celles de Carthage, succomba sous l'épée de Rome. Du moins à la dernière page de son histoire parut un grand nom : celui d'Archimède, puissant géomètre, qui la défendit deux ans contre Marcellus.
�CONCLUSION.
499
CONCLUSION.
Le créateur de la comédie grecque, Épicharme, disait, il y a vingt-quatre siècles : « Les dieux nous vendent tous les biens au prix du travail, B Ce que le poète disait, la Grèce le fit. C'est en effet par une activité dont nul peuple n'avait encore donné l'exemple, que les Grecs arrivèrent à se placer si haut parmi les nations. Ils couvrirent les côtes de la Méditerranée de villes florissantes; ils firent d'un petit pays le maître du monde par les armes, par le commerce, mais surtout par la civilisation. Ils ont à peu près créé les mathématiques pures, la géométrie, la mécanique ; ils ont commencé la géologie, la botanique et la médecine. Si dans les sciences les nations modernes sont allées plus loin, en marchant dans la voie ouverte par Hippocrate et par Aristote, celle de l'observation patiente et réfléchie, dans les lettres, dans les arts, les Grecs sont restés les maîtres éternels. Les Romains et nous-mêmes ne sommes que leurs élèves. Ils ont créé et porté à la perfection le poème épique (Homère); l'élégie (Simonide); l'ode (Pindare); la tragédie (Eschyle, Sophocle et Euripide); la comédie (Aristophane et Ménandre); l'histoire (Hérodote et Thucydide); l'éloquence de la tribune (Démosthène) et celle du barreau (Isocrate). Pour les arts, toute l'Europe suit encore leur impulsion et leurs modèles. Nous copions leur architecture, en variant leurs trois ordres, et leurs statues mutilées sont la plus belle décoration de nos musées.
�500
CONCLUSION.
Un de nos poètes, Ghénier, a dit :
Trois mille ans ont passé sur les cendres d'Homère, Et depuis trois mille ans Homère respecté Est jeune encor de gloire et d'immortalité.
Cela est vrai de la Grèce elle-même. Mais pourquoi est-elle tombée ? Par deux causes : la première, c'est que ce peuple resta divisé, et que ses villes ne voulurent jamais s'unir de manière à former un puissant État qui eût tout bravé..La seconde, c'est que les Grecs, devenus puissants et riches, oublièrent les vertus qui leur avaient donné cette grandeur : l'amour de l'or déprava tout. Dans la Grèce des derniers temps, il n'y avait plus de citoyens, à peine des hommes. On n'estimait plus qu'un mérite : celui de s'enrichir par n'importe quel moyen; on n'adorait plus qu'un dieu : le plaisir, u La patrie ! dit un poète de cette triste époque, elle est où l'on vit bien. » Voilà pourquoi la Macédoine, puis les Romains, eurent si bon marché de ces Grecs dégénérés.
FIN.
�TABLE DES MATIÈRES.
Chapitres . Pages I. GÉOGRAPHIE PHYSIQUE. — Nom, étendue et configuration générale. — Montagnes et cours d'eau. — Divisions géographiques. — Productions; caractère général du sol grec 1 II. TEMPS PRIMITIFS , ou HISTOIRE LÉGENDAIRE. — Pélasges • (2200-1600); colons orientaux (1600-1300) et Hellènes (1400-1300). — Récits mythologiques des temps héroïques : Cécrops (1580 V); Cadmus (1314?); Danaus, Pélops (1284?). — Prométhée, Deucalion (1434?); Bellérophon, Persée, Hercule (1262-1210?); Thésée. — Autres personnages célèbres des temps héroïques ; Œdipe. — Guerre de Thèbes (1214 et 1197?) ; les Argonautes (1226?) ; guerre de Troie (1193-1184?) ; Homère. — Retour des Héraclides ou conquête du Péloponnèse par les Doriens ((104?) 10
III. SPARTE; LYCURGUE ET SES LOIS; GUERRES DE MESSÉNIE.—
IV.
Les Spartiates; Lycurgue ; ses lois politiques. — Lois civiles : égalité entre les Spartiates. — Education des enfants; Hilotes. —Premièreguerre de Messénie (743-723). — Seconde guerre de Messénie (685-668); Aristoménès et Tyrtée..— Guerres avec Tégée et Argos : puissance de Sparte en 490 .. ,..'.. .;.'>:. / 32 ATHÈNES JUSQU'AUX GUERRES MÉDIQUES. — L'Attiqué ; les rois ; Thésée. — L'archontat (1045) ; puissance des Eutrides; Dracon (624) ; Cylon (612); Épiménide. — Solon et ses lois. — Pisistrate et les Pisistratides (561-510). — Les Alcméonides; Clisthène (508) 49
ÉTATS SECONDAIRES ; COLONIES ; INSTITUTIONS COMMUNES.—,
V.
VI.
VII.
Etats secondaires du Péloponnèse. — Etats secondaires de la Grèce centrale. — Etats du nord et de l'ouest. — Première période de colonisation aux douzième et onzième siècles. — Seconde période de colonisation du huitième au sixième siècle. — Institutions communes aux peuples de la Grèce ; religion. — Institutions nationales ; Amphictyonies et jeux nationaux PREMIÈRE GUERRE MÉDIQUE (492-490). — Révolte de I'Ionie (501-434); expédition de Nardonius (492). — Marathon (490). — Mort de Miltiade; Aristide et Thémistocle ; puissance maritime d'Athènes SALAMINE ET PLATÉES (480-479). — Préparatifs des Perses et marche de Xerxès. — Plan de résistance des Grecs. — Combats de l'Artémision et des Thermopyles. — Ba-
62
80
�TABLE
DES
MATIÈRES.
;s taille de Salamine (480). — Batailles de Platées et de Mycale (479)
DEPUIS LA FIN DE L'INVASION PERSIQUE JUSQU'À LA GUERRE DE TRENTE ANS. Gloire d'Athènes ; Thémistoole ; le
Pages 96
—
Pirée. — Pausanias ; confédération d'Athènes et des Grecs insulaires (477). — La constitution d'Athènes est rendue plus démocratique. — Mort d'Aristide, de Pausanias et de Thémistocle. — Cimon ; ses victoires près de l'Eurymédon (466); conquête de'Thasos.— Troisième guerre de Messénie ; exil de Cimon ; guerre de Mégare ; ruine d'Égine. — Désastre des Athéniens en Egypte ; rappel et mort de Cimon (449). — Factions en Grèce; Athènes renonce à la prépondérance continentale (445).
PUISSANCE D'ATHÈNES APRÈS LES GUERRES MÉDIQUES ; ÉTAT DES LETTRES ET DES ARTS. Périclès. — L'empire athé-
130
—
nien ; les alliés et les colonies.—Eclat des lettres et des arts
LA GUERRE SICILE.
154
— Ligue du Péloponnèse ; influence de la Perse. — Affaires de Corcyre (436), de Potidée et de Mégare (432). — Surprise de Platées (431); forces des deux partis. — Première invasion de f Attique (431) ; éloge funèbre des morts. — Peste d'Athènes ; prise de Potidée par les Athéniens (430). —Siège de Platées : succès maritimes d'Athènes (430-429). — Mort de Périclès (429). — Affaires de Mitylène. — Prise de Platées (427). — Massacres à Corcyre (427-425).—Occupation de Pylose et de Sphactérie (425); paix de Nicias (421). —Alcibiade. — Alliance d'Athènes et d'Argos (420). — Bataille de Mantinée (418). — Affaire de Mélos (416) SUITE ET FIN DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE. — Affaires de la Sicile jusqu'à l'expédition athénienne (479-415). — L'expédition résolue; affaire des Hermès; rappel d'Alcibiade (415). — Lenteurs de Nicias ; arrivée de Gylippos à Syracuse (414).—Arrivée de Démosthène (413). — Défaites navales des Athéniens ; retraite ; destruction de l'armée (413). — Dangers et énergie d'Athènes (413412). — Révolution oligarchique à Athènes (février ou mars 411). — Rétablissement du gouvernement démocratique. — Nouvel exil d'Alcibiade (407). —Lysandre, Callicratidas; bataille des Arginuses (406). — Bataille d'Égos-Potamos (405). — Prise d'Athènes (401) TYRANNIE DES TRENTE A ATHÈNES ; SOCRATE (404-399). — Les Trente. — Rétablissement des lois de Solon. — Révolution morale. — Aristophane. — Socrate
DEPUIS LA PRISE D'ATHÈNES JUSQU'AU TRAITÉ D'ANTALCIDAS
DU
PÉLOPONNÈSE
JUSQU'À
L'EXPÉDITION
DE
166
221
265
(404-387). — Expédition des Dix Mille (401-400). — Puissance de Sparte ; état intérieur de cette république; Lysandre. — Inimitiés contre Sparte en Grèce;;guerreY avec la Perse (399). — Expédition d'Agésilas (396). — Ligue en Grèce contre Sparte (395) ; paix d'Antalcidas (387) 272
�TABLE DES MATIÈRES.
Chapitres XIV. CHUTE
DE LA PUISSANCE DE SPARTE; GRANDEUR ÉPHÉMÈRE
503
Pages
— Excès de Sparte; surprise de la Cadmée (382). — Pélopidas et Ëpaminondas ; Thèbes affranchie (379). — Renouvellement de la confédération athénienne (378). — Bataille de Leuctres (371). — Fondation de Mégalopolis (371) ; siège de Sparte (369); Messène. — Affaire de Thessalie (368-364). — Intervention de la Perse (367). — Bataille de Mantinée (362)
DE THÊBES (387-361).
299
XV.
ÉTAT DE LA GRÈCE AVANT
LA
DOMINATION
MACÉDONIENNE.
XVI.
XVII.
— Point de puissance dominante; condition meilleure des États. — État florissant des arts; éclat de l'éloquence, grandeur de la philosophie; Platon et Aristote. — Décadence profonde de la poésie et de la foi politique; décomposition du peuple athénien. — Les mercenaires.— Résumé PHILIPPE. — Histoire antérieure de la Macédoine. — La Macédoine pacifiée et reconstituée par Philippe (359).— La Macédoine étendue à la mer; conquête d'Amphipolis et de Pydna (358); de Crénides (356). —Nouvelle confédération athénienne; guerre sociale (857-355). — Isocrate et Démosthène. — Affaires de Thessalie et commencement de la guerre sacrée (357-352). —- Première Philippique (352).— Les Olynthiennes ; prise d'Ohnthe par Philippe (349-348).— Surprise des Thermopyles par Philippe et la fin de la guerre sacrée (346). — Activité d'Athènes pour déjouer les plans de Philippe sur le Péloponèse et Ambracie (346-343). — Opérations de Philippe en Thrace, devant Périn et Bysance (342-339). — Bataille de Chéronée (338) ALEXANDRE (336-323). — Préliminaires de l'expédition en Asie; destruction de Thèbes (336-334). — Batailles du Granique et d'Issus (334-333). — Siège de Tyr (332) ; fondation d'Alexandrie (331). — Bataille d'Arbèles (331); mort de Darius; prise d'armes en Grèce (330). — Campagnes de la Bactriane et la Sogdiane (330-327); mort •de Philotas. de Clitus (328), de Callisthène (327). — Campagnes dans l'Inde (327-325).— Retour à Babylone; Néarque; projets d'Alexandre; sa mort (325-323)
LA GRÈCE DEPUIS LA MORT D'ALEXANDRE JUSQU'À CELLE DE (323-272). — Premier arrangement pour la succession d'Alexandre (323).— Mort de Perdiccas (323321); Antipater; Poiysperchon ; Eumène (331-316). — Paix de 311; Antigone; bataille d'Ipsus (301). — En Grèce, guerre Lamiaque; mort de Démosthène 322) et de Phocion (314). — Invasion des Gaulois (280-279); mort de Pyrrhus (272) PYRRHUS
333
348
XVIII.
433
XIX.
DEPUIS LA MORT DE PYRRHUS JUSQU'À CELLE D'ARATUS (272213). — Aratus. — Les ligues achéenne et étolienne. — Agis (241) et Cléomène (236). — Guerre entre Sparte et les Achéens ; intervention de la Macédoine (227-221).... GUERRES DES ROMAINS EN GRÈCE (214-146). — Première guerre de Philippe avec les Romains (214-205). — Se-
449
XX.
�504
Chapitres
TABLE DES MATIÈRES.
Pages conde guerre de Philippe contre les Romains (200-197). — Proclamation de la liberté grecque (196). — Ruine des Ëtoliens (189). — Mort de Philopémen (183).— La Macédoine et la Grèce réduites en provinces romaines
(146-142) 460 COLONIES GRECQUES D'ASIE,
XXI.
SOUMISSION AUX ROMAINS DES D'AFRIQUE ET DES GAULES.
— Colonies asiatiques. — Cyrène, Sagonte et Marseille. — Colonies grecques d'Italie. — Colonies grecques en Sicile; Syracuse et les Denys..
CONCLUSION
481 499
FIN DE LA TABLE.
Paris. — Imprimerie de Ch'. I.aliure, vne de Fleuras, 9.
�
PDF Table Of Content
This element set enables storing TOC od PDF files.
Text
TOC extracted from PDF files belonging to this item. One line per element, looking like page|title
1|Chapitre I: Géographie physique |10
1|Chapitre II: Temps primitifs ou histoire légendaire |19
1|Chapitre III: Sparte; Lycurgue et ses lois; guerres de Messénie |41
1|Chapitre IV: Athènes jusqu'aux guerres médiques |59
1|Chapitre V: Etats secondaires; colonies; institutions communes |73
1|Chapitre VI: Première guerre médique 492-490 |93
1|Chapitre VII: Salamine et Platées (480-479) |109
1|Chapitre VIII: Depuis la fin de l'invasion persique jusqu'à la trêve de trente ans (449-445) |145
1|Chapitre IX: Puissance d'Athènes après les guerres médiques; Etat des lettres et des arts |169
1|Chapitre X: La guerre du Péloponnèse jusqu'à l'expédition de Sicile |181
1|Chapitre XI: Suite et fin de la guerre du Péloponnèse |236
1|Chapitre XII: Tyrannie des trente à Athènes; Socrate (404-399) |280
1|Chapitre XIII: Depuis la prose d'Athènes jusqu'au traité d'Antalcidas (404-387) |287
1|Chapitre XIV: Chute de la puissance de Sparte; grandeur éphémère de Thèbes (387-361) |315
1|Chapitre XV: Etat de la Grèce avant la domination macédonienne |349
1|Chapitre XVI: Philippe |364
1|Chapitre XVII: Alexandre (336-323) |413
1|Chapitre XVIII: La Grèce depuis la mort d'Alexandre jusqu'à celle de Pyrrhus (323-272) |451
1|Chapitre XIX: Depuis la mort de Pyrrhus jusqu'à celle d'Aratus (272-213) |467
1|Chapitre XX: Guerres des Romains en Grèce (214-146) |478
1|Chapitre XXI: Soumission aux Romains des colonies grecques d'Asie, d'Afrique et des Gaules |499
1|Conclusion |517
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/43274c43ccb384b7248754fdb7004e3f.pdf
d28ff4218fc6f0710bd77c020049aa17
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
An account of the resource
A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
Document
A resource containing textual data. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Un été au bord de la Baltique et de la Mer du Nord : souvenirs de voyage
Subject
The topic of the resource
Baltique
Mer du Nord
Descriptions et voyages
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Marmier, Xavier (1808-1892)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie de L. Hachette et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1856
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-18
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/021217300
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 90 186
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
Rights Holder
A person or organization owning or managing rights over the resource.
Université d'Artois
PDF Search
This element set enables searching on PDF files.
Text
Text extracted from PDF files belonging to this item.
�TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation rue de Vaugirai'd, 9
�UN ÉTÉ
AU BORD
A
A BA
DE LA MER D
SOUVENIRS DE VOYAGE
PAR
f
X.
MARMIER
V VOK.M.VTij
Efaintziff — Olïva Marienbour*- i- La côte de Poméranle < fjç/tte cfe—Ili»«;en — Hambourg ' L'emhoiiclxirc de l'Elbe ISclgolanA
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C"
f
RUE PIERRE-SARRAZINf
Site ds Douai 161, rue d'Esquerchin B.P 827 58508 DOUAI' Tél. 03 27 93 51 78
■roit de tr.adiï-çtioi: re'serv
09,
��BIBLIOGRAPHIE.
POMÉRANIE. - DANTZIG. - MARIENBURG.
Alberti Kranzii. Wandalia; Liibeck, 1600. J. Micraelii. Sechs Biicher von Pommerlande ; Stettin, 1723. Martini Rangonis. Origines Pomeranicae; Colberg, 1684, 77». Kanzoïo. Pomerania; Greifswald, 1816. J. Sell. Geschichte des Herzogthums Pommern; Berlin , 1819 et 1820. Gesterding. Pommersches Magazin; et 1782. Zickermann. Historische Nachrichten von den alten Einwohnern in Pommern; Stettin, 1724. J. W. Barthold. Geschichte von Riigen und Pommern ; Hambourg. 1839. J. J. Steinbriïck. Geschichte der Klbster in Pommern; Stettin, 1796. Ed. Hellm. Pommersche Sagen in Balladen und Roman zen; Freyberg, 1836. Temrne. Die Volkssagen von Pommern ; Berlin, 1840. Greifswald, 1747
�H
BIBLIOGRAPHIE.
Catteau Calleville. Tableau delà mer Baltique; Paris, 1812. G. Lœschin. Geschichte Danzigs; Danzig, 1822. C. Karl. Danziger Sagen; Danzig, 1843. G. Lœschin. Geschichte der Abtei Oliva; Danzig, 1837. /. Voigt. Geschichte Marienburgs; Konigsberg, 1824. C. J. Weber. Das Ritter-Wesen. Le tome III de cet ouvrage renferme : Histoire de l'ordre Teutonique ; Stuttgard, 1836. Histoire de l'ordre Teutonique, par un chevalier de l'ordre; Paris, 1784. J. Voigt. Geschichte Preussens von den âltesten Zeiten bis zum Untergang des dcutschen Ordens; Konigsberg, 1827. K. von Schlœzer. Die Hansa und der deutsche RitterOrden; Berlin, 1851. A. Witt. Marienburg; Konigsberg, 1854
RDGEN.
G. von Lanken. 1819. Riigensche Geschichte ; Greifswald,
Wackenroder. Altes und neues Riigen; 1730. F. Zœllner. Reise durch Pommern nach der Insel Riigen ; Berlin, 1797. Grumbke. Darstellungen von der Insel und dem Fiirstenthum Riigen; Berlin, 1819.
�BIlSLIOGRAI'Ullî.
III
Fr. v. Sch. Riigen ; Stralsund, 1837. L. Willkomm. Wanderungen an der Nord- und Ostsee ; Leipzig, 1850. Ad. Juanne. Itinéraire de l'Allemagne du Nord ; 1854.
HELGOLAND.
P. Sachs. Beschreibung von Helgoland; 1683. Publiée en 1758 dans les Notices historiques de Camerer. B. Knoblauch. Helgolandia; 1643. J. Fr. Zœlner. Beschreibung einer Reise nach Helgoland; 1793. D. Clarke. Travels in various countries of Europe ; t. III, 1819. J. von der Decken. Untersuchungen iiber die Insel Helgoland ; Hanovre, 1826. D. Arnold. Helgoland als Seebad; Hambourg, 1854. P. A. QElrichs. Worterbuch zur Erlernung der Helgolander Sprache ; Hambourg, 1846. F. OEtker. Helgoland; Berlin, 1855.
��UN ÉTÉ
AD BORD
DE LA BALTIQUE
ET DE LA MER DD NORD.
DANTZIG.
Ceux qui parcouraient l'Allemagne, il y a une [vingtaine d'années, avec une studieuse pensée, et gui y retournent aujourd'hui, y retrouveront difficilement les émotions qu'ils ont dû éprouver là en leur premier voyage. L'Allemagne, la rêveuse, la |poétique, la mélancolique Allemagne, est entrée avec l'ardeur d'une nouvelle convertie dans le mouivement industriel dont les États-Unis se sont fait lune idolâtrie, dont la vieille Europe se fait une derInière passion. Les pacifiques eiiwagen qui s'ou[vraient autrefois si complaisamment au voyageur, et lui accordaient avec une amicale indulgence
r
f
-
*
■
�2
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
tant de quarts d'heure de grâce à toutes les stations, ne roulent plus à présent sur les grandes routes ; les postillons ne font plus entendre, au moment de l'arrivée, au moment du départ, ces harmonieuses fanfares qui résonnaient comme un salut de cœur pour les'amis que l'on allait voir, comme un adieu pour ceux que l'on quittait. Les cohortes de musiciens ambulants n'entonnent plus avec leur assortiment de flûtes, de basses et de clarinettes, les chants de Mozart ou de Beethoven qui tout à coup, au détour d'une colline, au bord d'une .forêt, surprenaient le passant. Non. L'eihvagen avec ses armoiries princières est exilé sur les chemins de traverse ; le cor du postillon va rejoindre le tvjinderhorn des anciens temps dans le domaine de la tradition, et les chœurs de musiciens ne peuvent plus aspirer à se faire entendre dans les turbulentes évolutions des locomotives. Maintenant l'Allemagne s'enorgueillit de ses chemins de fer, comme autrefois de ses bonnes honnêtes chaussées. Du nord au sud, de l'ouest à l'est, de l'embouchure de l'Elbe jusqu'aux plages de l'Adriatique, des rives de la Yistule jusqu'à celles du Rhin, dans toutes les directions, le chemin de
1. Clément Brentano a consacré ca titre poétique par son recueil d'anciennes chansons allemandes. Des Knàben Wundcrhorn, 4 vol. in-8, 1845.
1
�DANÏZIG.
3
fer a déroulé ces artères métalliques d'une société qui applique son avenir et son orgueil à la possession du métal. La sagesse de la mythologie antique sortait tout armée du front de Jupiter ; le chemin de fer, cette sagesse des temps modernes, surgit péniblement d'un amas de chiffres noirs, de signes cabalistiques, de figures géométriques, et des milliers de bras préparent avec la hache et le hoyau son pénible enfantement. Mais bientôt il se lève dans sa force gigantesque, et dévore l'espace comme un conquérant dont rien ne peut arrêter la marche. Si parfois il dévie de la voie où il s'est élancé en droite ligne, ce n'est point pour ménager un sol précieux, ni pour éviter un obstacle, mais pour s'en aller prendre dans son inflexible réseau une ville, une bourgade qui augmente la valeur de son domaine. Ce sont là ses seules réflexions, ses seules raisons de retard. Insensible, du reste, à tout ce que nous appelons encore les beautés de la nature, à tous les prestiges des lieux consacrés par de relfgieux souvenirs ou par une poétique pensée, il va sans s'arrêter dans son essor impétueux, scindant les montagnes, comblant les vallées, renversant les chênes séculaires et les roches pyramidales, rasant ies tourelles du moyen âge et les colonnades de Fantiquité, franchissant d'un seul bond torrents et rivières, et entrant dans les villes de guerre comme
�4
UN ÉTÉ AU BORD DË LA BALTIQUE.
un conquérant, par une brèche ouverte au milieu des remparts. De ses noirs tourbillons de fumée, il voile l'azur du ciel, le gazon des prairies ; sous ses rails il engloutit plus de fleurs que les jeunes filles d'Allemagne n'en cueilleraient en plusieurs générations pour leurs jours de fiançailles, et le sifflet de sa locomotive retentit comme un rire méphistophélique sur les tranchées qu'il a faites. Les Allemands, qui gardaient si pieusement le culte du passé, ont tout abandonné à l'empire du chemin de fer. Us lui ont même sacrifié leur bienêtre matériel. On sait que les Allemands ont des goûts gastronomiques très-prononcés. Il n'est personne qui, en vivant parmi eux, n'ait été frappé de ce qu'il y a en eux de besoins culinaires et de penchant à la rêverie romantique ; du plaisir qu'ils éprouvent à contempler un site illustré par leurs ballades et à composer la carte de leur souper ; de la singulière association d'idées avec laquelle ils vantent à la fois et la wunderschone (la merveilleuse) nature, et le ivunderschôn bifteck. Le chemin de fer ne leur permet plus ces deux loisirs. Les hôtels des grandes villes d'Allemagne ne ressemblent plus à ces bonnes vieilles maisons comme celles que Gœthe a décrites dans son poème à'Hermann et Do^ rothée, à ces demeures patriarcales où l'hiver on s'asseyait près du poêle, l'été, sous les tilleuls, pour
�DANTZIG.
S
déguster en paix un flacon de Rheinwein, en discutant gravement sur les apparentes de la récolte, sur la reconstruction d'une église ou la dernière apparition d'un fantôme dans les souterrains d'un ancien manoir. Maintenant les hôtels ne sont que des espèces de caravansérails où, à l'une des haltes nocturnes du chemin de fer, trois cents voyageurs se précipitent à la fois comme des chacals affamés, pour repartir en toute hâte le lendemain, comme une nuée d'oiseaux nomades. Quant aux buffets des stations intermédiaires, ils ont réduit leur office à sa plus simple expression : ils n'étalent ni linge ni argenterie; ils débitent seulement en un clin d'œil, pour un boisseau de petite monnaie, des tonnes de bière et des charretées de petits pains horriblement farcis de tranches de veau, de couches de beurre et de jambon. Ah! ces affreux chemins de fer! ils ont anéanti la poésie et l'agrément des voyages. Us altèrent les plus heureuses dispositions de l'homme, ils pervertiront son caractère 'physique et moral. Dernièrement, un spirituel médecin, qui n'a peut-être voulu que s'exercer à un paradoxe, a publié un livre dans lequel il essaye de démontrer que la plupart des maladies qui affligent aujourd'hui l'humanité doivent être attribuées à la propagation de la vaccine. Un
�C
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
jour, ils ne pourront pas être accusés de faire des paradoxes, les médecins qui signaleront les maladies nerveuses, les gastrites et les gastralgies enfantées par l'état d'agitation, d'impatience, où nous jette sans cesse le plus commode des chemins de fer, et par le régime alimentaire auquel il nous condamne. En même temps, les philosophes constateront une triste déviation dans la tendance des esprits, l'oubli ou le dédain des plus pures jouissances de la pensée, le développement toujours croissant des passions matérielles, le calcul positif écrasant sous sa froide réalité le rêve idéal, l'antagonisme des individus dans la préoccupation de leurs désirs ou de leurs intérêts, et l'abandon radical des habitudes courtoises dont s'honoraient nos pères. Les gazettes des tribunaux, auxquelles les catastrophes des raihvays et les méfaits commis sur les chemins de fer ont déjà fourni tant d'aimables articles, seront obligées d'allonger leurs colonnes, si elles veulent enregistrer tous les drames de cette nouvelle ère sociale. Les Pitaval futurs recueilleront par là une ample collection de procès fameux, et les romanciers n'auront qu'à suivre quelque peu le mouvement journalier des chemins de fer pour y glaner les tableaux les plus grotesques ou les épisodes les plus émouvants.
�DANTZIG.
7
Non, je n'exagère pas, je ne fais au contraire qu'une faible esquisse d'un état de choses dont nous n'avons encore observé que le commencement. Tel qu'il est, ce commencement, je demande ce qu'il doit faire présager pour l'avenir. Ceux-là pourraient le dire qui se sont laissé prendre dans les griffes du démon de l'agiotage, qui, depuis le jour où ils ont cherché leur fortune clans la hausse ou la baisse des actions de chemins de fer, n'ont plus connu ni la mâle satisfaction du travail, ni les joies de la famille, ni le repos du foyer. Ceux-là le disent par leur mort sanglante, qui, après avoir passé par tous les hasards d'un jeu qui trompe les plus habiles combinaisons, par tous les mirages d'une espérance décevante, par toutes les hallucinations d'une soif tantalique, ont fini par user leur dernier ressort dans cette lutte sans trêve et par succomber. Que si l'on veut voir des scènes moins désolantes, mais non moins caractéristiques, que l'on entre dans une des salles d'attente d'un chemin de fer au moment où le convoi est prêt à partir. Il y a là quelques centaines d'individus qui se regardent d'un œil farouche, comme des ennemis : car tous n'ont en ce moment qu'une idée, celle de pénétrer au plus vite dans les wagons pour y prendre possession des meilleures places, et ceux qui les entourent sont autant de rivaux dont ils ont à redouter la prestesse.
�8
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Là, ceux qui se connaissent ne s'abordent qu'à regret, et n'osent s'engager dans une trop longue conversation. Ils craignent d'être surpris parle coup de cloche qui annonce le départ, ou d'être retardés dans leur élan par une politesse inopportune. Les plus habiles se tiennent debout, collés contre la porte dont un inflexible surveillant garde encore la clef dans sa poche, et, dès que le signal est donné, dès que cette porte s'ouvre, ce n'est pas une société d'êtres civilisés qui en franchit le seuil, c'est un torrent qui se précipite impétueusement vers les wagons , c'est une course désordonnée sur le pavé de l'embarcadère. Aux plus alertes la couronne, c'està-dire le coin confortable de la voiture, du meilleur côté. Aux autres, la gêne pendant tout un long trajet. Qui s'aviserait alors de réclamer quelques concessions polies paraîtrait bien naïf. Les affections de famille ne résistent même pas à cet entraînement universel. Plus d'une mère tire avec impatience par le. bras l'enfant dont elle s'irrite de ne pouvoir accélérer la marche. Plus d'une irréparable dissension de ménage est née d'une de ces heures fatales de départ où le mari accuse la lenteur de sa femme, où la femme est révoltée des reproches injustes de son mari. La génération actuelle conserve encore un reste d'urbanité de son éducation première ; la génération qui va s'élever à la vapeur des chemins de
�DANTZIG.
9
fer rejettera comme un vain luxe, ou comme une fâcheuse entrave, ces attentions délicates envers les autres, cette attitude respectueuse envers les femmes, ces pratiques de courtoisie qu'on enseignait jadis, avec soin aux enfants et dont les vieillards nous donnent encore l'exemple. Le chemin de fer est l'école mutuelle de l'individualisme, le gymnase de l'impolitesse. Time is money , disent les Américains, ces fougueux apôtres de la religion industrielle ; en d'autres termes, gagner du temps, c'est gagner de l'argent. Time is money, c'est Benjamin Franklin qui, le premier, a promulgué cette belle définition, et par là il sera plus célèbre que par sa découverte du paratonnerre 4. Time As money. Peut-on résumer en une expression plus brève un plus noble dessein? Mais faudra-t-il se réjouir de cette double conquête, si, en gagnant de l'argent, on ne fait que surexciter le désir d'en gagner encore plus, et si, en gagnant du temps, on n'acquiert point une heure de trêve dans son labeur ? Je me souviens d'une petite pièce de Gœthe qui m'apparaît comme un doux enseignement : « Sur toutes les collines règne le repos ; à travers tous les rameaux, on entend à peine un souffle.
1. Remember lhat lime is money. (Advice to a young tradesman,\vritten anno 1748.)
�iO
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Les petits oiseaux se taisent dans la forêt. Attends un peu. Bientôt tu reposeras aussi » Une telle réflexion doit paraître absurde à ceux qui se sont passionnés pour cette laconique maxime : Time is money. Loin d'acquérir plus vite le repos par les procédés plus rapides des affaires et des voyages, on est devenu plus agité. On calcule la durée des jours comme autrefois celle des semaines, et l'on s'irrite de quelques minutes de retard comme autrefois de quelques heures. Déjà la locomotion par la vapeur ne suffît plus à notre impatience fébrile. Les nouvelles que le chemin de fer répand le matin dans une ville vieillissent en, un instant à côté de celles que le télégraphe électrique y jette par ses fils de fer. Ainsi va notre'époque, inquiète, pressée, toujours clans l'attente, toujours en mouvement. La vie de l'homme devient une sorte de course au clocher à travers l'espace, et le son lugubre de la machine des chemins de fer est comme le soupir de l'humanité haletante. Je commets cependant un acte d'ingratitude en parlant ainsi des chemins de fer au moment même
1. Ueber allen Gipfeln ist Ruh, In allen "Wipfeln spiirest du Kaum einen Hauch. Die Vœgelein schweigen itn Walde. "Warte nur, balde Ruhest du auch.
�DANTZIG.
M
où j'ai une raison personnelle de les prôner, au moment où, pour la première fois de ma vie, je me suis réjoui de la célérité de ces -wagons qui, en quinze heures, m'emportaient à travers une lande aride de Berlin à Danlzig. La grande pompeuse ville de Berlin a été bâtie dans un désert de sable, comme Pétersbourg dans un marais, Entre ces deux cités, ainsi qu'entre les deux États qu'elles représentent, il y a plus d'une analogie frappante. Pierre le Grand, en désertant la vieille capitale des tzars moscovites pour en fonder une nouvelle sur les rives fangeuses de la Néwa, voulait rapprocher son empire de l'Europe occidentale, le mettre par la mer en communication directe avec les contrées dont il avait étudié les arts et la civilisation. Sans y songer, l'obscur margrave qui, au xme siècle, posa les premiers fondements de Berlin, a donné à cette ville la situation géographique la plus favorable pour agir, selon ses destinées, sur l'Allemagne centrale et l'Allemagne du Sud. La Russie et la Prusse sont les deux plus jeu nés États de l'Europe. Tous deux, depuis des siècles, n'ont cessé de grandir, et leurs progrès incroyables n'ont point apaisé leur ambition. Qui peut observer sans une sorte de stupéfaction ce qu'était la principauté de Moscovie sous les prédécesseurs de Pierre le Grand et ce qu'elle est devenue? Non moins étonnante est l'exten-
�12
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
sion du marquisat de Brandebourg. Au temps de Louis XIV, il se composait d'un espace de 2000 milles carrés et ne comptait pas 2 millions d'habitants. Chacun de ses souverains y a adjoint d'âge en âge, par d'habiles négociations ou par d'heureuses guerres, de nouveaux domaines. Par l'électeur Frédéric III, qui le premier (en 1701) prit le titre de roi, la Prusse conquit la province de Quedlimbourg et le canton de Neufchâtel ; par son successeur, Guillaume Ier, une partie de la Pôméranie ; par Frédéric le Grand, la Silésie, la Prusse occidentale et le district d'Ermeland ; par son successeur, Guillaume II, le. pays de Posen; par Frédéric-Guillaume III, la Pôméranie suédoise, la Lusace, une partie de la Saxe, Nordhausen, Erfurt, Paderborn, Munster et les provinces du Rhin. Maintenant la Prusse a une étendue de plus de 5000 milles carrés, une population de 17 millions d'âmes, et Berlin, qui, au commencement du siècle dernier, ne renfermait pas plus de 90 000 habitants, en compte aujourd'hui 450 000. Berlin, cette capitale d'un peuple essentiellement guerrier, n'a ni remparts ni forteresses. Il semble que ses souverains aient pris à tâche de la laisser ouverte, par ses larges rues, par ses portes triomphales, à toutes les rumeurs, à tous les enseignements qui lui viennent du dehors, à tous les actes diplomatiques où elle peut s'immiscer. Mais à
�DANTZ1G.
13
voir cet arsenal qui s'élève en face du musée, ces canons alignés près de l'académie, ces officiers qu'on rencontre à chaque pas en grand uniforme, ces parades perpétuelles, et ces troupes à pied et à cheval qui, pour faire leurs exercices, envahissent jusqu'aux allées du parc, on sent qu'il y a là un esprit martial plus puissant encore que l'esprit scientifique. Le plan môme de la ville, et les principales œuvres d'art qui la décorent, portent comme une empreinte de rêve belliqueux. Quand on voit ces longues rues rangées symétriquement en droite ligne, on dirait des régiments de maisons prêtes à s'ébranler à un roulement de tambour, à se mettre en marche avec ces compagnons de Frédéric le Grand, ces généraux de la campagne de 1813, qui, du haut de leur piédestal de marbre, semblent encore lancer dans les airs leur cri de guerre, avec les chevaux de bronze de la porte de Brandebourg. Édifices publics, constructions particulières, à Berlin, tout est jeune comme la nation qui,- il y a deux cents ans, n'occupait qu'un rang secondaire dans les États de l'Allemagne, et qui a pris place parmi les grandes puissances européennes. Le château royal, commencé en 1699, n'a été terminé qu'en 1719. Par ses diverses adjonctions, ce colossal palais est comme une image des agrandissements successifs du royaume. Tout est jeune, et tou t
�il±
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
témoigne des efforts que cette capitale a faits pour s'élever au niveau des villes les plus brillantes de l'Europe, par l'élégance de ses bâtiments, par ses institutions scientifiques, par ses collections. Sa bibliothèque ne renferme pas moins de 600 000 volumes. Son musée ne peut encore étaler aux regards ni les trésors dont se glorifie celui de Dresde, ni les précieuses toiles de Munich, ni les nombreuses richesses de notre Louvre; mais il possède déjà des tableaux d'une rare valeur, et il est coordonné avec un goût parfait, dans un édifice splendide. Son théâtre a eu des artistes de premier ordre. Son université a été illustrée par Hegel, Schelling, Schleiermacher, Savigny, Gans, Steffens, Raumer. Son école des beaux-arts a produit des œuvres d'une admirable beauté : les œuvres de Schinkel, qui fut à la fois peintre et architecte ; les œuvres de Rauch, le gracieux, le fort, le sublime sculpteur qui, dans une de ses suaves pensées, a érigé le merveilleux tombeau de la reine Louise, à Chaiiottembourg, et dans une de ses énergiques conceptions, les statues en bronze de Blûcher, de Bulow, de Scharnhorst, et le monument gigantesque de Frédéric le Grand. Le roi actuel, Frédéric-Guillaume IV, élevé par un illustre descendant d'une famille française, par M. Ancillon, a conservé une vive prédilection pour les œuvres de l'intelligence, et encourage de tout
�DANTZIG.
13
son pouvoir les arts et les sciences. Le poète Tieck était son lecteur ; Humboldt est son ami. Quand on observe ce qui s'est fait à Berlin en un court espace de temps ; quand on songe à l'ascendant intellectuel que la Prusse a pris en Allemagne, en même temps qu'elle développait ses forces matérielles, on comprend avec quel orgueil les hommes de ce jeune, vivant et ambitieux royaume, entonnent le chant de Thiersch : Ich bin ein Preusse. Cependant, à quelque distance de Berlin, on serait aisément porté â douter de la fortune de la Prusse, lorsqu'on ne voit plus que l'aride terrain qui entoure cette royale cité. Berlin est située dans une des zones les plus infructueuses de cette immense plaine qui, des forêts de la Thuringe, s'étend à travers l'Allemagne septentrionale, à travers la Pologne et la Russie, jusqu'aux monts Ourals, triste espace, fécondé seulement de distance en distance par le travail de l'homme, et souvent désolé par ses luttes cruelles. Là sont les arènes des races primitives dont nous ne retrouvons plus que de vagues vestiges; là s'assemblèrent les hordes teutoniques qui devaient écraser les légions de Varus et faire gémir Auguste. Là furent ces champs de bataille qui, de siècle en siècle, et quelquefois de génération en génération, devaient s'inscrire en caractères sanglants dans l'histoire : champs de bataille de
�16
UN. ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Chaiiemagne contre les farouches Saxons, des Allemands qui gardaient la marche de Brandebourg contre l'irruption des Slaves, des bandes d'aventuriers avides de pillage, des seigneurs de divers États contre leurs voisins, des grands feudataires contre leur empereur; champs de bataille des guerres de religion, de la guerre de Sept ans, et des guerres de notre aigle impérial : tombeau de Gustave-Adolphe, triomphe d'Iéna, deuil de Rosbach et de Leipzig. Les canons ont labouré ce fatal espace plus que la charrue, et les monceaux de cadavres humains qui y ont été ensevelis n'en ont point hâté la moisson. Au sud de la capitale du royaume de Prusse, on voit cependant grandir les fruits du labeur agricole et du labeur industriel ; mais à l'est et au nord, quelle stérilité! Cent cinquante lieues de Berlin à Dantzig ! Cent cinquante lieues d'une terre plate, morne, terne, sans ondulation et sans mouvement. Tantôt une mousse humide, chétive comme celle qui tapisse en été les plateaux de la Laponie; tantôt des bancs de sable comme ceux que les vagues de l'Océan abandonnent à la marée basse ; çà et là quelques petites forêts de pins ou de bouleaux, cette plante tenace des régions septentrionales; puis des amas d'arbustes touffus, serrés sur le sol comme ces masses de palmiers nains qu'on a tant de peine à déraciner
�DANTZIG.
17
en Algérie, ou comme ces épaisses broussailles que l'on brûle dans l'Ardenne pour défricher et fertiliser un âpre terrain ; de loin en loin quelques champs d'orge qui ne promettent à celui qui a eu le courage de les ensemencer qu'une maigre récolte ; de pâles pâturages où le berger conduit nonchalamment un troupeau de moutons, et de petites maisons en briques dont la couleur rouge tranche rudement sur la teinte jaune et grise de cette plaine infinie. Pas un lac dont l'azur sourie aux regards, pas un ruisseau qui récrée l'oreille par un frais murmure, pas un chant dans l'air ; nul autre bruit que celui de la locomotive qui résonne comme un sombre gémissement dans le silence de cette nature inanimée. C'est plus triste que nos landes de Gascogne, plus monotone que les vastes pampas de l'Amérique du Sud. Je traversais cette mélancolique contrée par un jour d'été, sur les ailes du chemin de fer, et, dans ma solitaire rêverie, ma pensée se reportait vers cet hiver de J 807 où le roi de Prusse et ses enfants, où cette jeune et belle reine Louise, qui a laissé un souvenir idéal clans le cœur de ses sujets, erraient à travers cette même plaine, avec de lourds chariots, par les marais fangeux, par les ornières creusées dans le sable, par la neige et les ouragans du mois de novembre, laissant derrière eux les débris de leur armée écrasée à Auerstaedt, à Iéna,
�18
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
leurs provinces, leurs forteresses envahies par les légions ennemies, leur capitale conquise par le glaive étranger, le désastre dans tout leur royaume, le deuil dans tous les cœurs. Ah! la guerre ! cette cruelle passion de l'homme ! La guerre môme que l'on appelle la plus glorieuse, peut-on vraiment s'en réjouir quand on songe au sang qu'elle fait verser, aux calamités qu'elle répand sur le sol qu'elle traverse ? La guerre où le citoyen est appelé à défendre sa terre natale, la guerre qu'il faut soutenir pro aris etfocis, certes, il n'est pas une âme honnête qui ne s'y dévoue. Mais celles qui n'ont d'autre mobile que la vanité ou l'ambition, la conscience humaine les réprouve, l'histoire les flétrit, et le peuple qui y a été entraîné par la volonté de son souverain laisse assez voir combien elles lui pèsent, par l'ardeur avec laquelle, au milieu même de ses succès, il aspire à la paix. « Si l'on calculait dit Walter Raleigh, le hardi voyageur, le vaillant soldat, tout ce qu'il y a d'habitants à la surface de la terre, on peut affirmer que leur nombre n'équivaut pas à celui de tous ceux qui, aux diverses époques de l'histoire, ont péri dans les combats. De tant d'hommes ainsi égorgés, bien peu cependant ont connu, la vraie raison de la lutte dans laquelle ils étaient entraînés. Ainsi, une grande partie de l'humanité s'est dévouée à la mort pour des motifs
�DANTZIG.
49
qui lui auraient fait horreur si elle les avait connus, ou pour aider aux projets d'un ambitieux1. » Pour moi, il y a une coutume religieuse que dans ma foi de chrétien je ne puis comprendre. Quand deux armées se sont livré une grande bataille, celle qui n'a perdu que 2000 hommes et qui en a tué 3000 dans les rangs de ses adversaires adresse à Dieu un hymne de reconnaissance sur l'arène sanglante, et si, le lendemain, l'autre armée égorge à son tour plusieurs milliers de soldats ennemis et chante aussi un Te Deum, j'en demande bien pardon, si je me trompe, à mes maîtres spirituels, mais je ne puis me faire à l'idée que le Dieu des miséricordes, le Dieu de clémence et de bonté, prête tour à tour l'oreille à tant d'actions de grâces pour tant de coups de canon- qui ont détruit tant d'existences. Mes réflexions mélancoliques, et peut-être hérétiques, ont été interrompues par l'aspect de la campagne qui'autour de la station de Tirespol, offre un attrayant point de vue qui, au delà de Dirschau, apparaît comme une nouvelle zone riante, fleurie, féconde. D'un côté, une vaste prairie d'un vert tendre et velouté comme celui qui s'épanouit à la tiède chaleur de l'été, dans les forêts qui entourent
1. Raleigh's Essays, p. 44.
�20
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Copenhague, dans les plaines de la Zélande ; de l'autre, des champs de blé qui ondoient au souffle léger de la brise comme les flots d'un lac. A l'extrémité de ces champs fertiles, de cette idyllique prairie, sur une enceinte de murailles noires, sur un amas de toits aigus, se détachent les flèches des nombreuses églises de Dantzig. Je suis seul dans mon wagon avec un jeune ingénieur des chemins de fer du pays, qui répond avec complaisance à mes questions, et je me plais à l'entendre parler des heureuses récoltes de ce district, de ses progrès industriels, et de la prospérité actuelle de Dantzig. Le meilleur temps de cette ville fut cependant, celui où elle était soumise au gouvernement des chevaliers de l'ordre Teutonique, et c'est aussi la plus belle partie de son histoire. Le reste fait peu d'honneur à l'habileté de ses magistrats et au courage de ses citoyens. Je visitais, il y a deux ans, les anciennes cités de l'Adriatique, et je me rappelle avec quel charme je lisais, au sein de leurs remparts, les récits des héroïques combats de Zara, et les nobles, chevaleresques annales de Raguse. Ici, je ne trouve rien de semblable : ici, je vois une ville qui, dès le commencement de son existence, a été un objet de convoitise pour toutes les puissances du Nord ; ville de guerre qui n'a pas pu défendre son indépendance avec ses forteresses ; ville libre qui a constamment
�DANTZIG.
21
élé asservie à quelque autorité étrangère ; ville de commerce entraînée dans des luttes où elle n'avait aucun intérêt, condamnée à solder les dettes, à satisfaire aux habitudes de luxe des princes qui la soumettaient à leur joug; ville catholique déchirée'par les factions du protestantisme; ville hansôatique qui a fini par devenir un chef-lieu de district d'une province prussienne, tandis que sur la même ligne septentrionale, ses sœurs de la Hanse, Brème, Lubeck, Hambourg, ont conservé leurs anciennes franchises. On ne sait rien de positif sur l'origine de Dantzig, On suppose qu'elle s'est élevée, peu à peu, sur l'emplacement où les Danois avaient construit un rempart. Les Polonais l'appellent Gdansk, ce qui ressemble on ne peut mieux au mot danois Dansk. Ce dernier mot est inscrit en toutes lettres sur la tombe du bourgmestre Letzkau, qui fut assassiné en 1455. Selon Voigt, le savant historien de la Prusse, la construction de Dantzig date du rr siècle de l'ère chrétienne; selon le chroniqueur Uphagen, elle remonte jusqu'à l'an 500 avant J. C. Ce sont là des hypothèses. Le fait est que les premiers documents certains que nous ayons sur Dantzig ne datent que du xne siècle. A la fin du x% elle avait été convertie au christianisme par saint Adalbert. Conquise par Boleslas, roi de Pologne, puis par
�22
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Valdemar le Grand, roi de Danemark, puis par un prince de la Pôméranie, attaquée par les margraves de Brandebourg, mal défendue par son souverain, elle appelle à son secours les chevaliers de l'ordre Teutonique, et, dès l'an 1308 jusqu'en 1454, reste soumise à leur pouvoir. C'est dans cet espace d'un siècle et demi qu'elle atteignit à son plus haut degré de fortune. Protégée par ces vaillants soldats de la croix à qui elle avait confié ses destinées, sans être obligée de prendre part à leurs guerres contre les princes de Pôméranie, contre les Polonais et les Lithuaniens, associée à la Hanse, et par là investie des privilèges commerciaux les plus efficaces, elle agrandissait paisiblement le cercle de ses opérations, elle attirait à elle les navires des lointaines contrées. Des centaines de bâtiments français, anglais, hollandais, venaient chercher dans son port les blés de la Pologne, Les denrées de l'Orient lui arrivaient par Novogorod. Les fers de Suèdô, les bois de la Prusse et de la Pôméranie, les draps d'Angleterre, de Breslau, de Marienbourg, les toiles grossières de la Lithuanie, le sel et les vins du midi de l'Europe, étaient pour elle d'importants objets de commerce. La fabrication de la poudre, les brasseries, le travail de l'ambre, occupaient dans ses murs de nombreuses corporations d'ouvriers. A
�DANTZIG.
23
cette époque, la valeur annuelle de ses importations ne s'élevait pas à moins de 18 millions de thalers Non-seulement les négociants de la ville s'enrichissaient par leurs spéculations, mais de simples paysans des environs amassaient d'énormes trésors. Une légende raconte que le grand maître de l'ordre Teutonique voulut un jour visiter la demeure d'un de ces paysans, nommé Niklas, dont on vantait au loin la fortune. Il se rendit chez lui avec onze princes allemands. Niklas s'avança avec une légion de domestiques au-devant de ses nobles hôtes. Après leur avoir montré ses jardins, ses champs, ses étables, il les invita à entrer dans sa salle à manger, où un dîner somptueux était servi dans des vases d'argent massif. Au milieu d'un tel luxe, les hauts seigneurs furent bien surpris de ne trouver pour s'asseoir que des tonnes en bois, rangées symétriquement de chaque côté de la table. « Niklas, dit le grand maître, comment se fait-il qHe toi, qui es si riche et qui as amassé dans ta maison tant de choses précieuses, tu n'aies à nous donner que ces sièges
(1) Le chanoine de Cracovie, Dugloss, qui écrivait au xv" siècle ses livres d'histoire, parle en ces termes de Dantzig : « Gedacc num urbs nominatissima, et ornamentum non postremum re« gnorum Europae. Per hanc quidquid hahet Polonia, Lithuania, « Masovia, tanquam in œsophagum Gedanum intrat, et in trans« marinas regiones avehitur. Et rursus quidquid affertur ex Ger« mania, Anglia, Gallia, Hispania, Dania, Suecia, per univefi sam Sarmatiam digitis Gedanensium civium dispensatur. J>
�24
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
rustiques?—Monseigneur, répondit le paysan, qui se tenait respectueusement debout à quelque distance de ses convives, si vous voulez bien soulever le couvercle d'une de ces tonnes, vous reconnaîtrez que je ne pouvais vous présenter des sièges d'une plus grande valeur. » Les douze tonnes étaient pleines de pièces d'or. La légende ne dit pas si le riche Niklas engagea ses hôtes à emporter quelques-unes de ces chaises curules d'une si nouvelle espèce, ce qu'un Fugger d'Augsbourg n'aurait probablement pas manqué de faire. Dans cette phase de prospérité, par l'impulsion et. sous la direction de ses intelligents grands maîtres, les citoyens de Dantzig ajoutèrent à leur cité trois nouveaux quartiers, construisirent plusieurs églises, fondèrent des hôpitaux, creusèrent un canal pour amener l'eau fraîche dans les fontaines de la ville. L'édifice destiné aux réunions de la bourgeoisie, soit pour y délibérer sur ses affaires, soit pour y célébrer ses fêtes, fut aussi érigé par les chevaliers teutoniques. Enfin la plupart des villages et des églises qui entourent Dantzig doivent leur origine à la même sagace et active administration. ^ Nous devons rendre cette justice aux Dantzigois, ils se montrèrent longtemps soumis et dévoués envers le pouvoir qui les avait si heureusement gouvernés ; les injustices et les cruautés d'un de leurs
�DANTZIG.
25
commandeurs ne détruisirent point en eux les sentiments de respect et de reconnaissance qu'ils devaient à l'ordre Teutonique tout entier ; plus d'une fois même, sans y être contraints, ils lui vinrent généreusement en aide. Mais un jour arriva où l'ardente milice des chevaliers de la croix, cernée de toutes parts par ses ennemis, battue sur tous les points, s'affaissait, succombait, et Dantzig, qui, avec son nom de ville libre, n'osait songer à rester sans appui, se livra d'elle-même à Casimir IV, roi de Pologne. Par le pacte qu'elle conclut avec ce souverain, et que l'on désigne, dans ses chroniques, sous le nom de Privilegium Casimirianum, elle conservait le droit de nommer elle-même tous ses fonctionnaires dans l'ordre civil, militaire, ecclésiastique, le droit de rendre la justice en première et dernière instance, d'administrer ses propres revenus, de battre monnaie, de se donner des lois, de faire des traités de paix et de guerre. En revanche, elle abandonnait au roi une partie de son territoire, elle s'engageait à lui payer une somme annuelle de 2000 ducats, à tenir à sa disposition une maison meublée, des écuries, un magasin de blé, et à l'héberger pendant trois jours quand il viendrait dans la ville. Mais Casimir ne devait pas se contenter de si peu. A peine le contrat était-il signé, que les Dan2
�26
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
tzigois furent obligés de prendre les armes pour le soutenir dans sa lutte contre l'ordre Teutonique, et d'augmenter leurs impôts pour payer les frais de cette guerre, qui dura treize ans. Deux fois ils attaquèrent Marienbourg, la résidence des grands maîtres ; deux fois ils furent repoussés, et les villages de leur domaine, et une partie même de leurs faubourgs furent ravagés; et, tandis qu'ils subissaient tant de désastres, Casimir les obligeait à lui donner leur caution près de ses troupes indisciplinées, dont il ne pouvait payer la solde. Ils étaient punis de leur ingratitude. Ils avaient déserté, dans ses calamités, le pouvoir qui les avait si noblement régis, la vaillante et religieuse maison à l'ombre de laquelle ils avaient grandi : ils en vinrent bientôt à la regretter. Des tentatives furent faites pour remettre Dantzig entre les mains de ses anciens maîtres. Ces tentatives échouèrent. L'ordre Teutonique, harcelé de toutes partSj poursuivi à outrance, fut vaincu. Dantzig resta sous la domination du roi de fPologne, qui sans cesse exigeait d'elle de nouveaux impôts. Tant de sacrifices d'hommes et d'argent restaient pourtant sans récompense. Casimir voulut donner à sa bonne ville de Dantzig une preuve de sa royale gratitude : il lui accorda le droit de mettre une couronne sur ses armés, de cacheter ses lettres officielles avec de la cire rouge,
�DANTZIG.
27
comme les souverains, et concéda à ses bourgmestres le privilège de porter des broderies d'or. On ne pouvait payer trop cher une telle faveur, et la brave cité la paya cher. A la fin de la guerre contre l'ordre Teutonique, en 1466, elle avait, par son alliance avec la Pologne, perdu sur les champs de bataille 2000 de ses citoyens, et dépensé un million de marcs ; ses domaines étaient ravagés, une partie de ses villages incendiés, dévastés. Mais ses magistrats jouissaient de l'honneur insigne de sceller leurs lettres avec de la cire rouge et d'appliquer une broderie d'or à leur habit. La réformation fut pour elle une nouvelle cause de souffrances. Le dogme de Luther fut enseigné dans ses murs par un aventurier que Luther avait lui-même fait chasser de Wittemberg, par un prêtre catholique qui, pour épouser la fille d'un marchand, avait abjuré son caractère sacerdotal, et par un prédicateur effréné qui s'écriait en chaire : « Les religieux de Saint-François portent une corde sur leurs flancs ; on devrait la leur mettre au cou. » Ici, comme partout, la nouvelle doctrine, séduisant les uns, révoltant les autres, divisait les familles, agitait les esprits, enfantait de profondes animosités. Le luthéranisme, soutenu par les sympathies du peuple, encouragé par ses ardentes manifestations, ne tarda pas, cependant, à réduire au
�28
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
silence la timide classe de citoyens qui voulait rester fidèle à ses croyances catholiques; mais à peine avait-il formé sa communauté et conquis ses Églises, qu'on vit venir les disciples de Calvin, plus âpres, plus acerbes, plus intolérants que ceux de Luther, et la lutte, ardente des deux sectes souleva de nouveau les passions populaires. La guerre était dans la ville ; la guerre tonnait à ses portes. En 1575, deux compétiteurs se disputaient le trône de Pologne : Maximilien d'Autriche, et Etienne Bàthori. Dantzig s'associa au parti de l'Autriche. Etienne fut élu roi, et la malheureuse ville expia cruellement la faute qu'elle avait commise en s'immisçant dans ces rivalités princières. En 1587, Sigismond III monta survie trône de Pologne, et bientôt entraîna Dantzig dans les combats où l'emportaient son esprit turbulent, son orgueil et son ambition. Les revers qu'il éprouva, Dantzig en subit le contre-coup ; les dépenses qu'il était obligé de faire, Dantzig en payait une partie. Il voulait vaincre les Suédois, et les Suédois cernaient le port de Dantzig, entravaient son commerce, lui imposaient un rude tribut. De 1599 à 1660, puis de 1700 à 1721, la pauvre cité, qui avait eu le malheur de s'allier à l'orageuse Pologne, ne jouit que de quelques années de trêve, pendant lesquelles elle réparait les brèches faites à sa forteresse, pour
�DANTZIG.
29
retomber bientôt dans de nouvelles alarmes et supporter de nouvelles exactions. L'avénement au trône de Ladislas, fils de Sigismond, la réjouit. Ce prince avait fait preuve d'un courage ferme, d'un caractère élevé. Les Dantzigois comptaient sur sa valeur pour les défendre, sur sa magnanimité pour remettre l'ordre dans leurs finances, et l'un de ses premiers actes fut de frapper leur port d'une contribution annuelle dont ils ne s'affranchirent qu'en payant une somme d'un million de florins. Ils possédaient cependant toujours leur privilegium Casimirianum, et cet acte leur garantissait l'entière gestion de leurs revenus, l'exemption de tout impôt, les droits et l'indépendance d'une ville libre, dans un pays assujetti au régime monarchique : triste exemple de l'asservissement auquel un petit État se condamne quand il s'associe, avec le pacte le plus rassurant, à un empire dont il ne peut ni contre-balancer la supériorité, ni réprimer les exigences. En 1734, Dantzig soutenait la cause de Stanislas Leczinsld, ce charmant gentilhomme que le héros de la Suède, Charles XII, avait placé sur le trône de Pologne. La ville fut assiégée, bombardée, dévastée par les Russes. Après avoir noblement abrité Stanislas Leczinsld dans ses murs, elle fut forcée de s'humilier devant les armes de ses ennemis, de recon-
�30
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
naître la souveraineté d'Auguste III, de s'engager à payer aux Russes un demi-million de thalers, et d'offrir respectueusement un présent de 30 000 ducats au commandant des troupes qui venait de lui lancer 4500. bombes \ Depuis trois siècles, les Dantzigois subissaient les orages, les calamités de la Pologne; ils devaient, jusqu'à sa chute, souffrir de ses fatales destinées. En 1772, au premier partage de cette république monarchique et anarchique, le roi de Prusse fut mis en possession de tout le territoire de Dantzig, de sa plage, de son canal. Que restait-il à la malheureuse ville, enfermée dans ses remparts? Une impuissance radicale, un titre de cité libre et de cité maritime qui n'était plus qu'une amère dérision. En vain elle réclama, en vain elle en appela au jugement de la France et de l'Angleterre. Ces deux puissances, qui avaient assisté, sans s'en émouvoir,
1. La lettre suivante, que Stanislas adressa aux habitants de Dantzig, en s'éloignant d'eux, pour faciliter leur capitulation, est l'une des pièces les plus précieuses de leurs archives. Elle honore ceux à qui elle était destinée et celui qui l'écrivait dans une situation désespérée : « Je pars au moment que je ne puis plus vous posséder, étant resté par l'attrait de votre fidélité sans exemple. J'emporte avec moi la douleur de vos souffrances, et la reconnaissance que je vous dois, et dont je m'acquitterai en tout temps par tout ce qui pourra vous en convaincre. Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, qui soulagera le chagrin que j'ai de m'arracher de vos bras. Je suis partout et toujours votre affectionné, « STANISLAS, roi. »
�DANTZIG.
31
à l'écroulement de la Pologne, se souciaient peu des angoisses d'une petite cité de marchands. Seulement, le roi de Prusse, à l'instigation de Catherine, offrit aux Dantzigois de leur abandonner un cinquième du revenu de leur port, ou de leur affermer la jouissance de ce port pour la somme de 200 000 ducats par an. Ils ne voulurent accepter ni l'une ni l'autre de ces propositions, et se trouvèrent bloqués dans leurs murs par les Prussiens, entourés d'une ligne inflexible de douanes et de péages. Ce douloureux état de choses dura jusqu'en 1793, jusqu'au second partage de la Pologne, où Dantzig fut livrée à la Prusse, qui l'engloba, comme une simple bourgade, dans son système général d'administration. Les derniers événements de son histoire sont trop connus, et M. Thiers les a trop bien décrits pour que nous essayions de les raconter encore. On sait qu'en 1807 Dantzig se rendit à nos armes, après un siège de trois mois. En 1813, sous le commandement de Rapp, elle résista pendant près d'une année aux attaques d'une armée laisse et prussienne. Napoléon, en s'en emparant, lui imposa une contribution de guerre de 20 millions. Elle dut en outre, dit un de ses historiens, donner à Rapp un million \ S'il faut en croire le môme écrivain, les
1. Lôsehinn, Geschiehte Danzigs, t. II, p. 334.
�32
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
dépenses qui lui furent imposées pendant nos sept années d'occupation, pour les frais de table de nos généraux, pour la construction des magasins et des redoutes, pour les approvisionnements des troupes, s'élevaient, en 1814, à la somme de 40 733 706 florins, qu'elle ne put acquitter qu'au moyen d'un emprunt Je n'ai point vérifié l'exactitude de ce fait, mais je me réjouirais de penser que nous avons laissé un moins pénible souvenir de nous aux habitants de Dantzig. Cette ville, dont les vastes fortifications et les travaux hydrographiques offriraient un intéressant sujet d'étude à un officier d'état-major, à un ingénieur, le voyageur qui ne peut se livrer à ces observations scientifiques la verra avec curiosité. Par sa position, au sein d'une plaine immense, parsemée de bois, surmontée de quelques collines, par la rivière qui la traverse, et la Vistule qui, à quelque distance de ses murs, va s'épancher dans la mer, elle offre aux regards un aspect pittoresque. Parla disposition de ses rues et la construction de ses édifices, certainement, c'est bien une des villes les plus originales et les plus bizarres qu'il soit possible de voir dans la grande marqueterie des cités allemandes. Ceux qui recherchent les comparaisons
I. Lôschirm, Geschichte Dangigs, t. II, p. 465.
�DANTZIG.
33
diront qu'elle ressemble, çà et là, à quelques quartiers d'Augsbourg, de Nuremberg, d'Amsterdam. Le fait est qu'elle ne ressemble à rien. C'est la cité du moyen âge dans toutes ses naïves fantaisies d'architecture ; c'est un Herculanum du vieux style germanique, conservé sous la lave du temps. L'exemple des autres villes n'a encore eu sur celle-ci aucune influence. Si les architectes de Dantzig ont été étudier, à Berlin, les formes de constructions nouvelles, c'est pour eux une étude de luxe : car, lorsqu'ils sont chargés de bâtir une maison particulière ou un édifice public, ils n'ont qu'à regarder autour d'eux et à prendre modèle sur les œuvres traditionnelles de leurs pères. Il se peut que, dans ses voyages, le Dantzigois rende justice aux dispositions confortables des hôtels de France ou d'Angleterre; mais il revient avec amour à ses cellules en briques, à sa petite maison étroite, effilée, pareille à une cage, et ornée à sa sommité d'un pignon aigu ou dentelé. Toutes les rues ont ici, à part leur genre de structure, à peu près le même caractère. Quelques-unes seulement se distinguent de leurs voisines par le canal qui les traverse ; d'autres par la double rangée de tilleuls qui les ombrage. Mais il y a là aussi les rues élégantes, les rues du beau monde, où, tout en conservant la forme de construction des quartiers plébéiens, les financiers
�34
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
de Dantzig ont déployé un luxe aristocratique. Telle est, entre autres, la Langgàsse, dont je ne pouvais me lasser d'observer les singuliers détails et l'étrange perspective. Là, au pied de chaque maison, sur toute la largeur de la façade, s'étend un perron carré, fermé à droite et à gauche par un mur à hauteur d'appui, touchant à la rue par trois ou quatre marches le long desquelles s'inclinent deux rampes en fer, qui à leur extrémité reposent sur deux énormes boules en pierre. Sur les murs latéraux sont posés deux tuyaux en bois ou en tôle qui reçoivent l'eau des gouttières et la jettent par deux effroyables gueules de dragons au bas du perron. Je laisse à penser le vacarme qu'on doit entendre, quand, de perron en perron, les torrents d'un jour de pluie tombent ainsi de plusieurs pieds de hauteur aux deux côtés de la Langgàsse. Il y a longtemps que les autres villes d'Europe ont mis en pratique un autre procédé pour l'écoulement des eaux. Mais les Dantzigois tiennent à celui-ci, et ils tiennent aussi à ces boules monstrueuses sur lesquelles s'appuient leurs balustrades. J'imagine que, comme la pierre est assez rare dans cette contrée, ils se font un honneur d'en étaler des blocs à leur porte, et probablement, plus le bloc est gros, plus'il flatte l'orgueil de son propriétaire. Si les Turcs se servaient encore de ces boulets de marbre dont Tott nous a donné une
�DANTZIG.
35
curieuse description dans ses Mémoires, ils pourraient remplir leurs arsenaux avec ces singuliers ornements des rues de Dantzig. Mais avec sa parure un peu burlesque, chacune de ces maisons a une physionomie qui plaît à la pensée, par une apparence honnête, recueillie, heirn^liche, comme disent les Allemands. Les murs qui s'étendent de chaque côté de ces habitations en font pour les heures de repos autant de retraites isolées. Ces perrons quadrangulaires sont, comme les terrasses des villes d'Orient, comme les àzoteàs de l'Amérique du Sud, autant d'agréables emplacements en plein air, où dans les calmes soirées d'été le vieillard s'assoit dans un fauteuil, où sa famille se groupe autour de lui, se reposant des travaux de ïa journée, échangeant un salut amical avec les passants, regardant avec la pleine satisfaction qui naît des habitudes régulières le spectacle qu'elle revoit chaque jour dans les mêmes circonstances, les boutiques qui se ferment à la même heure, les fenêtres auxquelles apparaissent les mêmes figures, les old familial- faces de son entourage. « Les maisons, a dit très-justement un écrivain russe, ont leur physionomie distincte, comme les hommes leur figure sombre ou affable, hautaine ou affectueuse '. »
1. Sagoskin^Kousma-Petrovitah.
�36
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
L'architecture est, selon nous, une des images les plus positives des mœurs, des goûts et de la situation matérielle d'un peuple. Depuis les larges pœrte en bois des paysans de la Finlande jusqu'aux casas de l'hidalgo espagnol, depuis les tentes en peau de renne de la Laponie jusqu'aux gigantesques hôtels de New-York, depuis les colossales constructions des Hindous jusqu'aux ogives dentelées et aux galeries aériennes des Arabes, tout nous démontre que l'homme fait son églogue domestique, son chant de guerre et son hymne religieux tout aussi fidèlement par ses édifices que par les strophes de ses poèmes. L'homme adapte à ses besoins son habitation comme son vêtement. Pour l'homme du Midi, la maison n'est souvent qu'un gîte nocturne. L'éclat du ciel et de la nature l'attire sans cesse au dehors. Pour l'homme du Nord, c'est l'abri journalier, le foyer de l'étude, le sanctuaire des affections. C'est làqu'il concentre son existence, c'est là qu'il se plaît à poursuivre ses travaux, à se délasser de ses fatigues, à célébrer ses fêtes de famille. Il aime cette demeure où constamment il imprime un nouveau souvenir d'esprit et de cœur ; il la pare comme un oiseau coquet pare son nid, et les citoyens de Dantzig ont ainsi, selon léurs prédilections et leur fortune, paré leurs demeures. Il y a dans tous les quartiers de cette ville, sur les façades des maisons, sur les contours de leurs
�DANTZIG.
37
terrasses, des statuettes, des fleurons, des arabesques, des ciselures qui feraient la joie d'un artiste. Il y a dans la Langgàsse une maisonnette à trois étages, élancée, fluette, qui avec ses gracieuses colonnes, ses légers chapiteaux, ressemble à un de ces coffrets qu'un sculpteur du moyen âge façonnait avec un goût idéal, un coffret destiné à renfermer des trésors d'amour. Ce petit chef-d'œuvre appartenait à la famille Steffens. Il me semble qu'on ferait tout un poëme sur cette famille, en regardant ces trois étages animés peut-être à la fois en un certain temps par trois générations. Ce qui apparaît le plus souvent dans ces nombreux ornements des diverses rues de Dantzig, ce sont les figures delà mythologie grecque, non point, comme on pourrait le supposer, Mercure le dieu du commerce, ni Neptune le dieu de la mer ; non, les galants Dantzigois voulaient se ragaillardir par des images plus riantes. C'est la belle impérieuse Junon dont ils se plaisaient à voir reproduire la majesté olympienne, c'est la radieuse Iris avec son écharpe, c'est Vénus clans toutes les phases de sa très-légère existence, Vénus sortant des eaux, Vénus jouant avec l'Amour, Vénus enlacée dans les filets de Vulcain. Mais pour qu'on ne pût les accuser d'un penchant trop exclusif pour la tradition païenne, peutêtre aussi pour complaire aux idées plus sévères de
3
�38
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
leurs filles ou de leurs femmes, à ces figures scabreuses ils ajoutaient comme correctif des scènes de la Bible, dés bas-reliefs représentant quelques pieuses légendes, ou quelques épisodes des livres populaires,du moyen âge. La bourse de Dantzig, qu'on appelle encore YArtlmr Hof (la. cour d'Arthur), est un curieux exemple de cette singulière association d'idées. Disons d'abord quelques mots de ce titre chevaleresque appliqué à une salle mercantile. Au moyen âge, les négociants des principales villes de la Prusse1 et de la Poméranie, Thorn, Elbing, Braumberg, Kulm, Stralsund, avaient un édifice spécial où ils se réunissaient tantôt pour traiter de leurs affaires, tantôt pour se livrer à de joyeux banquets. Ils donnaient à cet édifice le nom d'Arthur Hof, probablement en mémoire des expéditions du fabuleux roi contre les Saxons, et en mémoire de cette fameuse table ronde où régnait, dit la tradition, une fraternelle égalité, ce rêve fantastique des républicains. Dès le xivB siècle, sous l'heureux gouvernement des chevaliers de l'ordre Teutonique, Dantzig eut aussi sa cour d'Arthur, vaste et pompeux édifice
1. L'ancien Ëlat septentrional de Prusse, englobé peu à peu dans le royaume auquel il a donné son nom. Frédéric III ne possédait encore que la Prusse ducale, lorsqu'en 1701 il abdiqua son titre d'électeur de Brandebourg pour prendre celui de roi de Prusse.
�. DANTZIG.
39
dont une moitié a été détruite par un incendie. A certains jours de la semaine, les marchands se rassemblaient là, divisés en six catégories, sur six bancs, non point le banc du roi et le banc de la reine, d'où l'on jugeait le mérite de Gluck et de Piccino, mais des bancs de chêne solides où il se faisait d'énormes libations de bière. Plus tard cette chambre de bons buveurs fut, comme les loges italiennes, une salle de justice ; puis on l'abandonna, et au siècle dernier on l'a réparée, et on en a fait une bourse. A l'entrée de ce bâtiment commercial, restauré, embelli à diverses époques, s'élèvent les statues de Scipion l'Africain, de Thémistocle, de Camille et de Judas Machabée, et les statues allégoriques de la Force, de la Justice et de la Fortune. Ce sont les préliminaires d'une histoire qui se continue à l'intérieur par la plus étonnante réunion d'images profanes et religieuses, de héros de l'antiquité et de paladins du moyen âge. Là, par les grandes toiles qui tapissent ies murs, et par des statues colossales, on peut voir à la fois le jugement dernier, et le combat des Horaces et des Curiaces, la figure de Jephté, la douce fille d'Israël qui va mourir pour accomplir le fatal vœu de son père, et la figure de Diane sortant du bain. Le sculpteur a donné à celle-ci des formes monstrueuses. J'ai pensé
�40
UN ÉTÉ AU BORD DË LA BALTIQUE.
que c'était %n sculpteur sceptique qui, ne voulant pas croire à l'excessive sauvagerie de la chaste déesse, trouvait un autre motif à la fureur qu'elle éprouva quand elle se vit exposée au regard téméraire d'Actéon. Là, près de saint Christophe, le géant des légendes chrétiennes, se détache un coursiendont un comice agricole condamnerait sans pitié les bizarres proportions. Mais sur ce cheval mémorable sont assis les quatre valeureux enfants des Ardennes, les quatre fils Aymon, et, pour qu'il pût porter un tel fardeau, il a bien fallu grossir ses jarrets et allonger sa croupe. Là est un tableau représentant les enchantements de la lyre d'Orphée, non loin d'un autre qui nous montre Judith tranchant la tête d'Holopherne ; un peu plus loin, dans l'ombre, on découvre la modeste statue en bois d'un pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, en face de la brillante statue d'Auguste III, roi de Saxe et de Pologne. De distance en distance, à travers ces peintures, ces sculptures, apparaissent des trophées de chasse, et des têtes de cerfs avec leur poil fauve et leurs bois. L'une de ces têtes, jaillissant à trois pieds de distance du tableau d'Orphée, produit un singulier effet. Le magique musicien est là qui charme la nature par ses mélodies. Le lion rampe à ses pieds; l'ours danse devant lui ; les oiseaux se penchent sur
�DANTZIG.
41
les branches des arbres pour l'écouter ; les poissons lèvent la tête hors de l'eau pour le mieux entendre; le loup oublie de croquer le mouton couché nonchalamment sur le vert gazon, et le renard, vaincu dans sa dépravation, regarde d'un œil amical la poule confiante. Le cerf seul, comme un farouche critique, ne veut point admettre la puissance de cette harmonie, et s'élance hors de cette scène d'enchantement, comme pour protester par sa fuite contre la faiblesse d'un sot auditoire. Au milieu de cette exhibition mythologique et historique s'élèvent deux longues tables sur lesquelles deux huissiers, en tunique rouge, rangent chaque matin des écheveaux de lin et de chanvre, et des jattes en bois renfermant des échantillons de blé, d'orge, d'avoine. A midi, la bourse est ouverte. On y voit entrer de graves négociants , des juifs portant, comme ceux de la Pologne, laÉ soutane noire, serrée sur les flancs par une ceinture, et quelques marins avec leurs jaquettes. Les marins s'entretiennent à l'écart avec leurs armateurs ; les juifs cherchent, d'un œil inquiet, de quel côté ils tendront leur toile d'araignée pour y prendre quelque aventureux chaland ; les négociants examinent attentivement les échantillons de filet de céréales : c'est là leur principale affaire. Tout se passe dans un grand calme. Ni foule bruyante, ni parquet, ni
�42
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
vociférations, et à une heure ou deux heures tout est fini. Près des rumeurs tumultueuses de notre bourse parisienne, celle-ci apparaîtrait comme une naïve bucolique. Je ne crois pas qu'on puisse y gagner un million en quelques instants, mais je ne sache pas que personne en sortant de là se soit brûlé la cervelle. Le plus beau monument de Dantzig est l'église Sainte-Marie, vaste édifice gothique, plus haut et plus large que notre Notre-Dame, mais d'une simplicité de style extrême. Commencé en 1343 sous la direction du grand maître de l'ordre Teutonique, Louis de Waitzau, il ne fut achevé qu'en 1502. Sa longueur est de 111 mètres; sa largeur, prise dans ses deux ailes qui forment les deux branches de la croix, est de 37 mètres ; et la hauteur intérieure de sa voûte de 32. On a calculé qu'il pouvait contenir aisément 25000 personnes. 11 était fait pour une grande cité catholique, et il n'est plus fréquenté que par une des sectes protestantes qui se sont formées dans cette ville. Le long des nefs s'élèvent trente chapelles érigées par de riches familles qui acquéraient par leurs pieuses donations la consolation de reposer après leur mort au pied de l'autel où elles s'étaient agenouillées pendant leur vie. La plupart de ces chapelles sont construites avec un art ingénieux,
�DANTZIG.
43
décorées avec luxe. C'était la joie du patricien d'apporter là l'offrande de sa fortune ; c'était son orgueil, noble orgueil, consacré par une religieuse pensée, quL à des siècles de distance, n'éveille dans l'esprit de ceux qui en observent les vestiges qu'un sentiment de foi et de respect. Il y a là, dans le pourtour du chœur, dans le développement de la grande nef et des nefs latérales, une quantité de ciselures, de bas-reliefs et de statuettes, qui mériteraient d'être dessinées et reproduites par le burin. Il y a là trois œuvres de premier ordre, un christ, une statuette de la Vierge et le tableau de Van Eyck représentant le jugement dernier. Il est peint sur bois et se compose de trois compartiments dont deux s'ouvrent comme deux ailes et se referment sur la scène principale. La tradition rapporte qu'il était destiné au pape. Un corsaire captura le navire qui le portait à Rome. Un capitaine dantzigois, poursuivant le pirate, eut le bonheur de le vaincre, s'empara de ses dépouilles et fit hommage du précieux tableau à l'église de Dantzig. L'empereur Rodolphe II essaya vainement de déterminer les magistrats de Dantzig à le lui vendre. Un électeur de Saxe et Pierre le Grand voulurent aussi l'acheter et en offrirent une somme considérable. En 1807, Rapp n'en donna rien; il le fit tout simplement emballer .et l'expédia à Paris, d'où il
�44
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
n'est revenu à son église de Sainte-Marie qu'en 1816. De'tous les trésors qui nous ont été ravis à la seconde invasion de la France, celui-ci n'est pas le moins regrettable. C'est sans aucun dou»te l'une des œuvres les plus précieuses de l'ancienne école allemande. Dans une autre chapelle est le Christ en bois de grandeur naturelle, si admirable et si admiré, qu'on l'a d'abord attribué à Michel-Ange. Puis, comme il était évident que le grand statuaire n'y avait jamais appliqué son ciseau, le peuple a fait, à la place d'une fausse hypothèse, une légende cruelle pour s'expliquer la beauté de cette statue où tout est ciselé avec une si rare perfection, où sur les traits du Rédempteur, dans ses yeux à demi fermés, dans la contraction de ses lèvres, éclatent à la fois une si vive expression de souffrance et un caractère de douceur céleste. Comme on ne pouvait découvrir ni le nom du sculpteur, ni aucun détail de son histoire, on a dit que, pour faire une image d'un effet si touchant, il avait attiré un jeune homme dans son atelier, et l'avait impitoyablement cloué sur la croix pour copier sa figure dans sa dernière agonie. A la statue de la Vierge renfermée dans une armoire, se rattache une autre légende d'une nature meilleure. On raconte qu'un pauvre artiste, injustement accusé et condamné à mort, sollicita
�DANTZIG.
4S
de ses juges un délai de quelques semaines, pour accomplir un vœu qu'il avait fait. Cette grâce lui ayant été accordée, il s'agenouilla dans son cachot, adressa une fervente prière à la Vierge, consolatrice des affligés, puis se mit à modeler avec de la terre l'image de celle qu'il invoquait avec une foi si naïve dans ses angoisses, et sa foi le ranima, et sa piété lui donna une heureuse inspiration. Il fit une statue d'une si noble forme, il dessina la tête de son auguste patronne avec une telle grâce et une telle suavité, que les magistrats invités à venir la voir en furent émerveillés. « Non, s'écria l'un d'eux, il n'est pas possible que l'homme en qui se manifeste un sentiment si idéal ait pu commetre le crime dont on l'accuse. Il faut suspendre l'exécution et reviser le procès. » Une nouvelle enquête démontra qu'en effet il était innocent. Il sortit triomphalement de sa prison, et déposa dans l'église Sainte-Marie la statue à laquelle il devait son salut. Les protestants gardent avec soin toutes ces décorations et ces œuvres d'art de la cathédrale de leurs pères, comme les trophées d'un temps dont les erreurs donnent plus d'éclat à leur superbe raison. Ils ont même réuni dans la sacristie des chasubles, des calices et divers ornements sacerdotaux, qu'ils étalent aux regards des étrangers avec une aimable satisfaction. Je recommande à la bien-
�46
UN
ÉTÉ
AU
BORD
DE
LA
BALTIQUE.
veillance de MM. les membres du consistoire de Dantzig le sacristain de l'église Sainte-Marie. Cet homme, en vérité, mérite leur affectueux intérêt. Il est si protestant qu'il montre comme des débris d'une religion morte ces nobles reliques de la religion catholique. Grâce à l'active impulsion des chevaliers qui la gouvernèrent, Dantzig vit s'élever dans ses murs plusieurs autres églises d'un caractère imposant, notamment celle de Saint-Jean, dont la voûte est une œuvre charmante ; celle de Sainte-Catherine, qui jadis, avec ses riches dotations, n'entretenait pas moins de 90 prêtres ; celle de Sainte-Anne, qui fut bâtie gratuitement, pour les Franciscains, par la corporation des maçons et des charpentiers, et qui, au XVII" siècle, devint le théâtre d'une lutte ardente entre les luthériens et les calvinistes; Les citoyens de Dantzig feront bien de protéger contre les ravages du temps ces beaux édifices, car ils ne pourraient plus sans de pénibles efforts- en ériger de pareils. Ils ne sont plus, ces siècles où toute une population se réunissait dans une même pensée, pour consacrer à Dieu un de ces vastes sanctuaires. Ils ne sont plus, ces siècles où par le génie d'un architecte, par l'or du riche, par l'obole de la veuve, par le travail de l'artisan, par les bénédictions du prêtre, on voyait s'élever ces colonnes,
�DANTZIG.
47
ces ogives, ces statues de patriarches et d'apôtres, comme l'image d'une môme croyance, comme le symbole d'une ardente aspiration qui, des ombres de la cité, s'élançait vers les clartés du ciel; et Dantzig n'a plus ces nombreuses familles de patriciens qui jadis pouvaient aisément consacrer une partie de leur fortune à ces religieux travaux. Par les guerres de la Pologne, dont cette ville subit les désastreuses conséquences, par la rivalité et l'agrandissement des cités commerciales de la mer Baltique et de la mer du Nord, par la découverte du cap de Bonne-Espérance, qui bouleversa les conditions de l'ancien mode de commerce européen, par l'ascendant maritime de l'Angleterre, de la France et des États-Unis, Dantzig a vu d'âge en âge sa prospérité s'abaisser et sa population décroître. Au commencement du xvnc siècle, elle comptait encore près de 80 000 habitants. En 1793, elle n'en avait plus que 37000, et en 1814, après nos sept années d'occupation, dont aucun Joseph n'avait pu prévenir les calamités, on ne lui assignait plus que 32000 âmes. Elle s'est relevée, il est vrai, de cet état de décadence ; mais ce qui prouve combien sa fortune est encore vacillante, c'est que le recensement de sa population, qui en 1846 portait h 60 600 le chiffre de ses habitants, est redescendu, en 1854, à. 58 000, Elle possède environ 100 navires
�48
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
d'un faible tonnage, et il n'entre guère annuellement que 1300 bâtiments de moyenne grandeur dans son port. Plusieurs branches de commerce lui ont été successivement enlevées. Il lui reste ce qui lui est à peu près assuré par sa position géographique, l'importation et l'exportation des bois et des grains de la Pologne. Les bois de la Pologne sont recherchés pour la construction des navires, surtout pour les bordages. Ils ont une flexibilité qui les rend préférables à ceux dé la Norvège, et même, je dois l'avouer, à ceux de mes chères montagnes du Jura. La manière dont ils arrivent ici est un fait assez curieux. Sur les rives de la Vistule, dans l'intérieur de la Pologne, on construit d'énormes radeaux avec des poutres de 60, de 70 et quelquefois de 80 pieds de longueur. Sur cette première couche on en pose une autre transversalement, puis une troisième longitudinale, puis une quatrième et quelquefois une cinquième. Là-dessus on range un amas de sacs de grains. Une vingtaine d'hommes s'embarquent sur ce mobile échafaudage et se laissent entraîner au courant de la rivière, n'usant de leurs avirons que pour mieux assurer leur marche. Après un trajet qui dure parfois plusieurs semaines, ces hommes débarquent à Dantzig dans un état pitoyable, le corps amaigri, le visage décharné, n'ayant souvent pour tout vête-
�DANTZIG.
49
ment que des haillons et juste ce qu'il en faut pour ne pas trop outrager les lois de la pudeur. Pendant le cours de leur voyage, ils ont vécu, ils ont dormi en plein air sur leurs sacs, sans aucun refuge contre la pluie ou l'ouragan, sans une tente pour la nuit. Le propriétaire du radeau ne leur donne à chacun, pour toute solde, que 5 ou 6 thalers (de 19 à 23 francs) et une provision d'orge qu'ils font bouillir pour leur repas du matin et leur repas du soir. Mais dès qu'ils ont accompli leur tâche, c'est-à-dire qu'ils ont remis leur cargaison à celui à qui elle est destinée, ils se livrent à toutes les jouissances désordonnées qu'ils peuvent se procurer avec leurs six écus. Ils font un repas monstrueux, arrosé d'une énorme quantité de bière ; ils fument le cigare comme des dandys et se font servir des verres d'eau d'or 1 comme des aristocrates. En une journée ordinairement, ils voient la fin de ces gros vilains thalers qui les embarrassaient ; et si par hasard il leur reste le soir quelques groschen, ils les donnent au premier pauvre qu'ils rencontrent. Ainsi délivrés de leur fardeau pécuniaire, heureux d'en avoir fait si promptement un si bon usage , insoucieux du lendemain, les philosophiques Bohèmes se mettent en marche pour s'en retourner par terre dans leur
1. Goldnis Wasser, eau-de-vie de Dantzig.
�KO
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
pays, tantôt mendiant un morceau de pain, tantôt s'arrêtant dans une ferme pour y gagner, par quelques journées de travail, un salaire qu'ils iront gaiement dépenser plus loin. Il en est qui, voyageant de la sorte, passent des mois entiers avant de regagner leurs cabanes ; mais enfin ils y arrivent, s'embarquent de nouveau dès qu'ils en trouvent l'occasion, et continuent les mêmes pérégrinations tant que leurs forces durent. Par sa situation et par la nature de son commerce, Dantzig doit avoir des relations assez importantes avec la Russie ; mais il est dans la destinée de cette ville de souffrir des luttes qui lui sont complètement étrangères, et depuis deux ans le blocus des ports russes lui a causé un préjudice assez considérable.
�LE COUVENT D'OLIVA.
Si l'on n'a point vécu clans les parages du Nord, on se fera difficilement une idée du charme dont on peut jouir en s'arrêtant dans ces contrées que les habitants des pays méridionaux se représentent encore , pour la plupart, comme une sombre et .aride région, déshéritée des joies de la nature, voilée sans cesse par un ciel nébuleux, et sans cesse dévastée par les ouragans. J'ai traversé jusqu'à leur dernière limite ces zones boréales; j'ai gravi les cimes dénudées du Dovre et les pics du cap Nord, qui s'élève comme un noir obélisque au milieu d'un orageux océan; j'ai pénétré jusqu'aux derniers amas de neige du Spitzberg, jusqu'à ces montagnes de glace qui flottent sur les eaux et s'avancent, comme les géants du pôle, à la rencontre des navires. Devant nous était la banquise, éternelle barrière que nul homme n'a franchie, dont nul regard n'a sondé les profondeurs. J'ai tenté de décrire ces merveilleux tableaux, et, par un second pas plus que par un premier essai, je n'en ferais comprendre la terrible
�52
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
beauté. Il est probable aussi que je déciderais difficilement un Marseillais à déserter les oliviers de sa bastide pour aller observer le spectacle de quelques nuits d'hiver au delà du cercle polaire, si je lûi disais de quelle lueur resplendissent parfois ces nuits lorsque la lune projette un long flot de lumière sur la glace des lacs et des rivières, lorsqu'à la voûte du ciel et sur la terre tout étincelle, étoiles flamboyantes, globules de neige pareils à des diamants, ou lorsque, dans les plus épaisses ténèbres, tout à coup on voit briller et pétiller l'aurore boréale qui se déroule dans l'espace comme l'écharpe d'Iris, qui éclate comme un feu d'artifice, qui éblouit l'œil par ses images variées comme celles d'un kaléidoscope, qui embrase l'horizon comme un soleil. Mais il est sur les plages du Danemark, dans l'intérieur de la Suède et de la Norvège, des vallons, des coteaux, des sites pittoresques tout aussi verts et aussi attrayants que ceux des Pyrénées, de la Suisse et même de la Franche-Comté. Là, dès que la longue saison d'hiver est finie, en quelques jours tout change d'aspect comme par magie. Les sapins secouent à leur pied les flocons de neige qui s'étendaient sur leurs rameaux, comme un manteau de laine sur les épaules d'un vieillard. Sur le sol qui reverdit apparaissent les anémones et. les petites
�LE COUVENT D'OLIVA.
E53
clochettes blanches, qu'on dirait faites pour carillonner le retour du printemps. L'eau des lacs et des fleuves murmure gaiement, comme si elle se réjouis sait de reprendre son libre cours, comme si elle adressait un signe de reconnaissance amicale aux menthes parfumées qui bordent ses rives, aux branches de saule qui se plient sur elle, aux clochers agrestes qui se reflètent dans son cristal. L'hirondelle qui a fait un long voyage revient au nid qu' elle a laissé l'automne dernier sous le toit rustique ; le rougegorge qui pendant l'hiver venait comme un pauvre être souffreteux becqueter à la fenêtre du laboureur, et à qui les petits enfants donnaient du grain, salue encore de son chant la maison hospitalière, et va s'ébattre sous la feuillée des bois voisins. Dans la demeure du paysan, une nouvelle vie recommence. Les moutons sortent de l'étable pour retourner aux pâturages ; les génisses et les jeunes poulains bondissent èn liberté ; les garçons essayent les instruments aratoires qu'ils ont eux-mêmes façonnés pendant l'hiver, et les jeunes filles vont dérouler sur l'herbe les pièces de toile qu'elles ont filées et tissées en de patientes veillées. Le soleil apparaît tout d'un coup radieux et chaud, comme s'il voulait réparer le temps qu'il a perdu dans sa lente progression ; puis bientôt on arrive à ces ravissantes nuits d'été dont un grand écrivain, M, J. 'de Maistre,
�54
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
a fait une si poétique description, et dont je me suis surpris à regretter la douce lumière dans les nuits splendides des tropiques. Non, ce ne sont pas des nuits, ce sont des jours d'une lumière continue, tempérée seulement vers le soir par une légère ombre, par une sorte de gaze diaphane, rayonnant à minuit comme une aurore sans nuages ou un pur crépuscule. C'est en de tels jours, c'est en de tels lieux qu'i faut lire les poètes Scandinaves pour en concevoir toute la suavité. En Italie, à part quelques élégies de Pindemonte, quelques pages d'Ugo Poscolo et de Carcano; en Espagne, à part la Noche serena de L. de Léon et quelques strophes des poètes modernes , je ne sache rien qui indique dans ces deux littératures le véritable sentiment de la nature. En France, ce sentiment m'apparaît pour la première fois dans les œuvres de Chateaubriand ; en Angleterre, il s'associe avec une grâce souvent charmante au sentiment de la vie domestique, dans les œuvres de Cooper, de Burns, de Crabbe, de Wordsworth ; en Allemagne, il est l'élément favori de la plupart des lyriques modernes: mais nulle part, selon moi, il ne se manifeste avec un si cordial abandon et de si naïves émotions que dans les chants des poètes du Nord. On voit que ces poètes n'ont pas seulement étudié la nature dans les livres, et appris en rhôlo-
�LE COUVENT D'OLIVA.
Sîi
rique à cadencer quelques hémistiches sur la verdure des prés et les soupirs des eaux. Ils aiment la nature, ils se complaisent dans Ma variété de ses images, ils se concentrent dans son deuil, ils s'épanouissent clans ses fêtes, ils la chantent avec amour, et leurs vers, les vers surtout de Runeherg, de Tegner, de Wallin, d'Atterbom, quelques-uns aussi de Geiier, sont comme une mélodie humaine qui s'allie harmonieusement à celle des forêts et des champs. C'est dans ces contrées aussi que l'on comprend mieux ces vieilles légendes par lesquelles les peuples du Nord expliquaient les phénomènes qui étonnaient leurs regards, cette mythologie qui peuplait d'êtres magiques les cascades, les profondeurs des bois, les grottes des montagnes, cet innocent panthéisme qui, par une myriade d'êtres fabuleux, remontait pourtant jusqu'à un vrai principe religieux. Dantzig est, à un degré près, à la même latitude que la pointe méridionale de la Suède, et, quand j'ai parcouru les environs de cette ville, à tout instant ils me rappelaient la côte de Scanie, avec ses vertes prairies, ses champs de blé, ses massifs d'arbres dispersés de côté et d'autre comme dans le gracieux dessin d'un parc anglais, ses larges maisons de paysans, ses élégantes villas dont la façade est tournée vers l'orient d'une poétique pensée ,
�56
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
c'est-à-dire vers les sites les plus pittoresques, et ses collines qui, avec leurs quelques centaines de pieds de hauteur, apparaissent comme de grandes cimes sur cette plage qui s'incline au niveau de la mer. En creusant le sol, peut-être trouverait-on là aussi, comme sur la côte de Suède, les tombeaux des primitifs habitants de cette contrée, les vestiges d'un farouche paganisme qui, au xr siècle, érigeait encore là ses autels sanguinaires. Au milieu de ce riant panorama, au penchant d'un frais coteau, à une lieue environ de la mer, s'élèvent les flèches aiguës d'un des plus anciens couvents du Nord, du couvent d'Oliva, premier asile des premiers chrétiens de cette région, première église d'où la parole évangélique se répandait au sein d'une population barbare avec le parfum des vertus chrétiennes, avec le sang des martyrs. En 997, saint Adalbert, entraîné par une pieuse ardeur de prosélytisme, quittait son évêché de Prague pour aller, au péril de sa vie, enseigner la parole de Dieu sur les rives de la Baltique. Il s'arrêta à Dantzig, qui n'était à cette époque qu'un village de pêcheurs, prêcha et baptisa. La salutaire semence entrait là dans le cœur des pauvres marins, comme la bonne nouvelle dans celui des bergers de Bethléhem. Animé d'un nouveau zèle par un premier succès, saint Adalbert continua son courageux
�LE
COUVENT
D'OLIVA.
S"?
voyage. Mais, à quelque distance de Dantzig, un jour, il entra dans une forêt consacrée aux idoles des Prussiens, et s'endormit dans une enceinte où leurs prêtres seuls avaient le droit de pénétrer. Les païens le surprirent dans son sommeil et regorgèrent. Le duc Boleslas de Pologne voulut avoir les restes du saint prélat. Les Prussiens, jugeant à son insistance du prix qu'il attachait à ces reliques, répondirent qu'ils ne livreraient le corps lacéré d'Adalbert que pour son pesant d'or. Le duc leur envoya un amas de lingots. Le corps tut placé dans le bassin d'une balance, les lingots dans un autre, et l'on ne pouvait arriver à un juste équilibre. L'or du roi, l'or acquis trop facilement peut-être, ne pouvait faire pencher le plateau où il était entassé. Déjà les ambassadeurs de Boleslas disaient qu'ils devaient retourner en Pologne pour en rapporter une somme plus considérable, quand une pauvre vieille femme qui les avait suivis dans leur voyage tira d'un des plis de son vêtement une petite pièce presque im-^ perceptible et la déposa à côté du royal trésor. C'était la religieuse offrande du pauvre, le fruit d'un vertueux et patient labeur. Aussitôt le bassin qui flottait encore en l'air s'abaissa au niveau de celui qui portait le corps du saint, et les Polonais emportèrent à Gnesen les membres d'Adalbert. Malgré le zèle des missionnaires et l'influence de .
�58
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
leurs vertus, au xir siècle, les rudes habitants des rives de la Baltique, plus fiers que le fier Sicambre, n'avaient point tous courbé le front sous la loi de l'Évangile. Pour aider à leur conversion, Warlislas II fonda en 1163 un couvent de l'ordre de SaintBenoît, à Golbatz, près de Stargard. Quelques années après, un essaim de religieux sortaient de ce monastère, comme des abeilles de leur ruche, et s'en allaient dans la.Poméranie orientale travailler à l'œuvre entreprise sur un autre point de la môme province par leurs frères de Golbatz. Les courageux émigrants s'arrêtèrent à l'embouchure de la Vistule, en fa|e d'une population dont le cruel paganisme enflammait leur ardeur. Il y avait là un prince déjà dévoué à la doctrine chrétienne, qui les prit, sous son patronage et leur fit bâtir une église et un cloître. Quelques chroniqueurs attribuent cette pieuse fondation à Subislas I , d'autres à son fils Sambor. Le fait n'a point été éclairé; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que la construction de ce couvent date de l'année 1170 ou 1178. Les religieux dessinèrent sur la façade de leur chapelle une tige d'olivier et donnèrent à leur habitation le nom de Mons Olivarunii C'était bien en effet pour eux une sainte Colline d'Oliviers, où, à l'exemple de leur divin maître, ils devaient prier et veiller et soufi frir leur agonie.
er
�LE COUVENT D'OLIVA.
59
Pendant près d'un siècle, l'histoire de la communauté d'Oliva est un long martyrologe. Peu de couvents ont passé par tant de phases douloureuses et subi tant de calamités. L'enseignement du christianisme dans le district où ils s'étaient établis ne suffisait point à l'activité de ses missionnaires ; un de leurs abbés, Christian, voulut aller au delà de la Vistule prêcher l'Évangile ; ses hardies tentatives excitent la fureur de ceux auxquels il essaye de faire comprendre la parole de miséricorde. Des milliers de païens, fanatisés par leurs prêtres, traversent à leur tour le fleuve qui les sépare de l'autel catholique, se précipitent vers la colline d'Oliva, incendient ses édifices, égorgent ou torturent ses habitants. Svantepolk, neveu de Sambor, releva de ses ruines l'institution fondée par son prédécesseur. Grégoire IX la plaça sous la protection de saint Pierre et du siège pontifical. Mais, dix ans après (1234), une bande de Prussiens envahit de nouveau le cloître, le saccage, le dévaste, mas^ sacre dix religieux et vingt-quatre soldats à qui le prince avait confié la garde de l'abbaye. Les guerres de Svantepolk et des chevaliers de l'ordre Teutonique attirèrent sur Oliva de nouveaux désastres. En 1243, en 1247 et 1252, le monastère chrétien fut assiégé, pillé et en partie brûlé par des soldats chrétiens;
�GO
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
A ces années de désastres succéda enfin une longue vie de paix, pendant laquelle la maison d'Oliva, enrichie par des dons généreux, protégée par une pieuse population, s'éleva à un haut degré de prospérité. Les ducs de la Pomerelle (petite Poméranie), qui résidaient dans leur château de Dantzig, semblaient se transmettre l'un à l'autre, avec l'héritage de leurs domaines, un sentiment d'affection et de respect pour l'abbaye. Ils venaient souvent la visiter; ils s'honoraient d'être inscrits au nombre de ses bienfaiteurs, et voulaient que leur tombe fût déposée dans ses caveaux. Par un acte daté de 1235, Svantepolk, après avoir rappelé les témoignages de bienveillance que son père, son oncle, ses frères, ont accordés à la communauté d'Oliva, donne à cette même communauté plusieurs villages; de plus, il lui concède un libre droit de pèche et de navigation sur une partie de la Vistule et des bords de la mer. Mestvin II, fils de Svantepolk , élargit encore ce privilège, et un de ses successeurs y ajoute celui de récolter de l'ambre, cette charmante substance qui, lorsqu'elle est polie, a la transparence du verre et l'éclat de l'or. Les Phéniciens venaient de leurs lointains pays chercher ses précieuses pépites dans les flots de la Baltique. Les coquettes patriciennes de Rome l'achetaient à un haut prix pour en faire des colliers et des bracelets.
�LE COUVENT D'OLIVA.
61
Ovide disait qu'elles provenaient des larmes répandues par les sœurs de Phaétlion ; les Scandinaves, dans leurs fables poétiques, les.attribuaient aux larmes de la déesse Freya. Quand les chevaliers de l'ordre Teutonique eurent conquis les provinces où ils avaient été appelés à combattre les hordes païennes, les grands maîtres de côt ordre se plurent à protéger la communauté d'Oliva et à favoriser sa fortune. Ils ne purent cependant arriver assez tôt à son secours pour la préserver de l'invasion d'une armée de hussites, qui, en 1433, ayant vainement tenté de s'emparer de Dantzig, se rejeta avec fureur sur la paisible abbaye et la livra aux flammes. Elle se relevait à peine de ses ruines, lorsque la Prusse occidentale abandonna dans leur malheureuse lutte les chevaliers teutoniques, pour se soumettre à l'autorité de la Pologne. Des légions polonaises se répandirent dans le domaine du cloître, et par le tumulte de leur camp, par leurs scènes de désordre, épouvantèrent ceux dont ils se disaient les défenseurs et les amis. La Pologne, dont la chute a surpris nos pères, et dont la longue existence est un phénomène bien plus surprenant, la Pologne, qui ne savait pas remédier à sa funeste organisation, qui, à chaque royauté nouvelle, subissait une nouvelle crise, qui se déchirait elle-même les flancs
4
�62
UN ETE AU BORD DE LA BALTIQUE.
dans ses dissensions intestines, qui s'épuisait clans le maintien de ses anomalies, et qui devait périr par le vice radical de ses institutions, la Pologne entraînait dans ses tempêtes tous ceux qui s'alliaient à sa destinée. Lorsqu'en 1674 Henri III revint en France, abandonnant avec joie à d'autres compétiteurs ce trône étrange d'une république aristocratique et d'une royauté élective, Dantzig se rangea du côté deMaximilien d'Autriche; la communauté d'Oliva soutint la candidature d'Etienne Bathori. Quatre ans après, une légion polonaise entrait dans les murs de l'abbaye. Les magistrats de Dantzig, qui n'avaient pas encore reconnu la souveraineté d'Etienne, s'effrayèrent du voisinage de ces soldats. Pour prévenir l'attaque dont ils se croyaient menacés, ils armèrent à la hâte une troupe de fantassins et de cavaliers qui se précipita vers le couvent, l'envahit, le pilla et i'incendia. Le supérieur se sauva dans une barque de pêcheurs ; quelques religieux réussirent comme lui à se soustraire aux poursuites d'une horde furibonde; d'autres furent pris et tués. Le lendemain du jour où cette bande de mercenaires avait accompli ce beau fait d'armes, la plèbe de Dantzig alla courageusement raviver les brandons allumés dans les bâtiments du monastère, creuser des mines sous ses murailles fumantes, pour les voir tomber'plus
�LE COUVENT D'OLIVA.
03
tôt, et dévaster ses domaines. Un ingénieux arrêté du bourgmestre de Dantzig permettait à tous ceux qui voudraient entrer dans les forêts de l'abbaye d'y abattre autant d'arbres que bon leur semblerait, à la condition toutefois d'acquitter honnêtement la dîme de leur rapine, c'est-à-dire de remettre à la ville la cinquième partie de leur butin. Après une lutte qui ne dura pas moins de dix mois, Etienne obligea les Dantzigois à demander grâce, et la ville expia par une amende de 20 000 florins les dégâts que sa populace avait commis sur le territoire d'Oliva. Avec cette somme, avec les présents que la communauté reçut du roi et d'un grand nombre de nobles familles, elle rebâtit encore les murs de ce cloître tant de fois renversé. Mais voilà que, sous le règne de Sigismond III, une nouvelle guerre éclate entre la Pologne et la Suède, une guerre qui, sauf quelques intervalles de repos, se prolongea pendant plus de soixante ans (1599 à 1660), et le cloître d'Oliva est encore victime de la lutte ambitieuse des deux royaumes. Trois fois il est attaqué par les Suédois, rançonné et pillé, la dernière fois par le général Stenbock, qui se plaisait dans sa conquête et qui y resta avec ses dragons près d'un an. L'abbaye eut l'honneur de donner son nom au traité qui termina enfin cette longue guerre. Au
�64
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
commencement de l'année 1660, les plénipotentiaires de Suède et de Pologne se réunirent à Oliva pour régler les conditions d'un accord crae les prétentions des deux royaumes rendaient assez difficile. Jean-Casimir, qui, avant de monter sur le trône, avait porté la soutane du prêtre et la robe de cardinal, aspirait à la paix1. La France, le Brandebourg, l'Autriche, sans y être particulièrement intéressés, la voulaient aussi, et envoyaient avec une amicale intention des ambassadeurs à Oliva. Malgré les désirs de Casimir, malgré les efforts des puissances médiatrices et l'active intervention de notre représentant, M.,de Lombres, les conférences se prolongèrent pendant plusieurs mois. Enfin, dans la nuit du 2 au 3 mai, la dernière difficulté était résolue, le traité était signé. Cette nuit-là même le supérieur du monastère fit allumer les cierges de l'église et chanter le Te Deum. En même temps un messager courait à Dantzig et annonçait par une fanfare la joyeuse nouvelle. Le vénérable couvent illustrait par un heureux pacte le nom que ses fon1. C'est ce descendant des Wasa, dont l'étrange destinée devait s'allier à la destinée plus étrange encore d'une simple ouvrière. En 1668 il se retira en France, où Louis XIV lui donna l'abbaye de Saint-Germain des Prés, et il se maria avec Marie Mignot, la jolie blanchisseuse, qui d'abord avait eu l'honneur d'épouser un conseiller au parlement, puis le maréchal de L'Hôpital.
�LE COUVENT D'OLIVA..
65
dateurs lui avaient donné. Les animosités des deux souverains, les combats des peuples s'éteignaient sous des branches d'olivier. Mais la Pologne, livrée à ces perpétuelles agitations qui annoncent la décomposition et le déclin des empires, ne devait plus avoir qu'un règne glorieux, le règne de Sobieski, et Oliva devait tomber avec la Pologne. En 1772, au premier démembrement de cette république, le roi de Prusse, Frédéric II, entra en possession de la province dans laquelle était enclavée l'abbaye. D'un trait de plume il confisqua les privilèges dont elle était investie, s'empara de ses biens et lui assigna une rente annuelle. De son ancienne dignité, le catholique monastère descendait ainsi à l'état d'une institution tolérée par un prince protestant et soldée par son trésorier. Elle végéta dans cette situation jusqu'au jour où il plut aux ministres de Prusse de penser qu'elle avait assez vécu. En 1831 une simple ordonnance l'abolit. Son premier abbé avait été un humble et obscur religieux de Golbatz ; le dernier était un prince de Hohenzollern, évêque d'Ermeland. Ainsi finit, après une existence de six siècles et demi, une communauté qui n'a point eu l'éclat de celle de Citeaux, dont elle suivait la règle, mais qui occupe une noble place dans les annales chrétiennes du Nord. En posant les premiers fonde-
�66
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
ments de son église sur les bords de la Vistule, elle entreprenait une tâche périlleuse, et la mission qu'elle s'était proposée, elle la poursuivit avec un' courage inébranlable. Elle enseignait l'Évangile par ses discours et ses vertus, elle confessait sa foi par son héroïsme, elle cimentait son édifice par le sang de ses martyrs. Attaquée par ses ennemis, livrée sans défense à leur cruauté, terrassée sous leurs coups, elle semblait anéantie, et bientôt on la voyait reparaître, animée du même zèle, résignée d'avance aux mêmes désastres. Ses édifices incendiés se relevaient comme par miracle de leurs ruines; ses hymnes de miséricorde résonnaient sous les voûtes de son église ; ses prêtres adressaient une parole fraternelle à ceux qui les avaient outragés, et tendaient la main à ceux qui voulaient les égorger. D'âge en âge elle resta fidèle à son apostolat. Au xue siècle, elle convertissait les païens à la loi du christianisme ; au xvi% elle préservait leurs descendants de la doctrine du protestantisme. Tandis qu'autour d'elle retentissaient les cris passionnés des novateurs, les prédications ardentes des disciples de Luther et des disciples de Calvin, la pieuse abbaye gardait en paix son troupeau dans son orthodoxie. En même temps qu'elle s'efforçait de répandre dè côté et d'autre l'enseignement reli-
�LE COUVENT
D'OLIVA.
,
67
gieux, elle propageait aussi l'enseignement scientifique. Il y a eu dès le xvne siècle, au couvent d'Oliva, une imprimerie d'où il est sorti une cinquantaine d'ouvrages in-folio et in-octavo, la plupart en latin, quelques-uns en polonais. Il y a eu là aussi une très-riche bibliothèque où l'on avait rassemblé une collection de documents précieux sur l'histoire du pays, et des livres de science, de littérature de diverses contrées, allemands, français, polonais, espagnols1.' Le prince de Hohenzollern, qui s'honorait d'adjoindre à son titre d'évêque celui de supérieur d'Oliva , avait construit là un palais et planté un vaste jardin. A sa mort, cette propriété a été achetée par le roi de Prusse. Une partie des anciennes dépendances du couvent a été démolie, une autre est occupée par l'école du village. L'étage supérieur de l'édifice principal était encore, en 1789, habité par quarante religieux. Il n'y reste plus à présent que le curé et les deux vicaires de la paroisse catholique d'Oliva et des hameaux voisins, qui se compose de 4500 âmes. L'église, qui date du xne siècle, avait été si solidement construite que, malgré les dévas1. En 1807 , le prince de Hohenzollern, craignant que cette bibliothèque ne fût pillée par les Français, en fit enlever la meilleure part. En 1831, quand le couvent fut supprimé, il y restait encore 6000 volumes, 545 manuscrits, 209 chartes on diplômes,
�68
UN ÉTÉ AU BORD DE LA. BALTIQUE.
tations qu'elle a souffertes, elle a conservé sa primitive beauté. C'est un imposant vaisseau gothique, avec deux ailes latérales d'un goût exquis. Quarante chapelles décorent ses nefs : malheureusement ces chapelles et le maître autel sont d'un style recherché, prétentieux, qui ne s'allie point avec l'austère grandeur de l'ancien temple. Sous les arceaux du cloître on voit encore les portraits de ses abbés et ceux des princes de Poméranie qui se glorifiaient d'être ses bienfaiteurs. Les voûtes du réfectoire, les voûtes de la salle du conseil reposent encore sur leurs massifs piliers, et l'on a conservé dans sa simplicité première la salle où fut signé le traité d'Oliva. Mais ces salles sont désertes, ces galeries solennelles ne résonnent que sous le pas de l'étranger qui les visite et du sacristain qui l'accompagne. Là où palpitèrent tant de cœurs généreux, là où résonnaient jour et nuit les psalmodies religieuses, là règne à présent un profond silence. Plus heureux pourtant que les prêtres de tant d'autres contrées, chassés de leur église par l'orage des révolutions, ceux-ci ont pu jusqu'à leur dernier moment s'abriter dans leur sainte demeure. Ils sont morts dans les cellules où ils avaient vécu, ils sont ensevelis à quelques pas de là, sous les rameaux de l'olivier, leur arbre symbolique. Hors de là, je retrouvais la vie, le mouvement,
�LE COUVENT D'OLIVA.
69
les champs animés par des bandes de faneurs, les chemins sillonnés par la voiture du paysan, par la charrette du bûcheron, par les fiacres de Dantzig, qui chaque jour amènent des cohortes de promeneurs. Des éclats de rire, des chants joyeux retentissaient à la fois dans l'air. Le sacristain, qui m'avait servi de guide, rentrait avec ses clefs dans sa rustique habitation, le cloître était fermé ; je me demandais si, parmi ceux qui en cet instant jouissaient de la fertilité de ces prairies, de la beauté de ces bois, il y en avait un qui réfléchît que dans ces murs abandonnés s'était élevé le salutaire génie qui avait défriché ce sol, ouvert ces sentiers, bâti ces villages. Je me fis conduire au bord de la plage. Je montai à la pointe du phare qui indique aux navigateurs l'entrée du port de Dantzig. De là mes regards planaient encore sur les forêts, sur les clochers d'Oliva, erraient sur la vaste plaine qui les entoure, sur la rade et les remparts de Dantzig, puis s'arrêtaient sur la mer, sur cette mer Baltique, dont l'aspect réveillait en moi tant de souvenirs lointains. La bonne vieille gardienne du phare, qui, en l'absence de son mari, m'avait suivi dans mon ascension, me voyant ainsi immobile au bord de la balustrade, les yeux fixés vers l'horizon, s'approcha de moi et s'écria : « Gomme vous regardez la mer ! Auriez-vous là un
�70
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
navire qui vous inquiéterait ? — Oui, me disais-je, j'ai là le navire de ma jeunesse ; et celui-là, nulle compagnie d'assurances n'en peut payer la cargaison, et jamais il ne reviendra. »
�10.
MABJMBURG.
A dix minutes de Dantzig, au sein de la vaste plaine arrosée par la Yistule et la Nogat, s'élève la ville de Marienburg, jadis si célèbre, et maintenant inscrite à un rang si secondaire dans la géographie du royaume de Prusse. Au-dessus de ses humbles maisons de marchands, de bateliers, sur la rive de l'impétueux Nogat, de loin on aperçoit les murs, les tours de son château, cet édifice à jamais mémorable, dégradé par le temps qui n'épargne point les œuvres les plus glorieuses, dévasté par les hommes plus cruels que le temps, et restauré enfin par une généreuse association. C'est ce château qui fut pendant un siècle et demi le siège d'une souveraineté religieuse dont les ramifications s'étendirent jusqu'aux extrémités de l'Europe méridionale, le sanctuaire catholique, l'école de civilisation d'une contrée barbare, qui devait donner son nom au margraviat de Brandebourg, au royaume de Frédéric le Grand. C'est là que demeurèrent les maîtres de l'ordre Teutonique, depuis l'an 1309
�72
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
jusqu'en 1460. C'est là qu'après avoir accompli leur mission en Orient ils avaient construit leur forteresse chrétienne contre le paganisme du Nord, comme les chevaliers de Saint-Jean construisirent la leur dans la Méditerranée contre les musulmans. Marienburg fut leur dernier arsenal, leur île de Rhodes et leur île de Malte. Là se développa dans toute son étendue l'œuvre de leur courage, de leurs vertus, de leur salutaire enseignement, et là leur splendeur s'affaissa dans un mortel désastre. J'ai été à Marienburg avec un sentiment de vénération. Ce district était triste à parcourir, la plaine ravagée par une inondation, la voiture de Dirschau remplacée à moitié* chemin par une barque, les habitants de la petite cité occupés à réparer leurs digues et affligés de leurs pertes ; mais je n'aspirais qu'à voir le château, et, dès qu'on entre dans l'enceinte nouvellement rajeunie de ce bâtiment, on ne peut plus songer aux perplexités de la vie actuelle. Elles disparaissent comme les ombres devant les images grandioses du passé, devant cette tradition solennelle qui subjugue l'esprit par sa majesté, exalte l'imagination par ses pages héroïques, attendrit le cœur par ses leçons chrétiennes. Quelle épopée chevaleresque dont cette ancienne demeure esl comme le point central ! Que de souvenirs en un long espace de six siècles se l'attachent
�MARIENBURG.
73
à ces murs par un anneau impérissable ! Pour comprendre la grandeur de Marienburg, ne faut-il pas remonter au delà de sa fondation, à l'origine de l'ordre qui vient de planter son étendard? Ainsi voudrais-je faire. Si je n'ai qu'un cicérone pour me conduire dans les galeries du château, j'en ai plusieurs pour me guider dans les diverses phases de son histoire : l'œuvre très-explicite de Wal, qui fut lui-même un des chevaliers teutoniques, et celle de Voigt le savant professeur, et celle de Weber l'érudit railleur, et le sérieux livre publié récemment par M. Schlôzer1. Après la prise de Jérusalenvdans la première croisade, un riche Allemand alla s'établir avec sa femme dans cette ville, non point pour y fonder une manufacture ou y ouvrir une boutique, comme un Anglais ou un Américain ne manquerait pas de le faire de nos jours, mais pour y vivre dans la pratique des bonnes œuvres et la contemplation des
1. Histoire de l'ordre Teutonique par un chevalier de l'ordre; S vol. in-8. Paris, 1784. 1. Voigt, Geschichle Preussens von der âllesleu Zeisten bis %um Untergange der deulsches Ordens. Konigsberg, 1827.6 vol. in-8. J. Voigt, Geschichte Marienburgs. Konigsberg, 1824. 1 vol. in-8. C. J. Weber, Das Ritter-Wesen. 3 vol. in-8, 3e édition. Stutgardt, 1837. K. von Scliôlzer, Die Ilansa und der deulsche Rilter Ordcn. 2 vol. in-8. Berlin, 1851. 5
�74
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
saints lieux. Cet homme avait surtout à un haut degré la vertu exaltée par saint Paul, la charité. Il éprouvait une profonde commisération à la vue de ses compatriotes pèlerins ou croisés qui, n'étant point compris des Francs et n'appartenant point aux nations qui avaient fondé l'ordre de Saint-Jean et l'ordre des Templiers, trouvaient difficilement un secours dans leur abandon. Le bon Allemand leur venait en aide ; à ceux qui étaient pauvres il donnait de l'argent, et ceux qui étaient malades, il les recueillait dans sa maison. Cette maison étant trop petite pour recevoir tous ceux qu'il voulait secourir, il bâtit un hôpital où il allait lui-môme avec sa femme panser les blessés, distribuer les remèdes aux infirmes. L'histoire, qui enregistre tant de noms abominables, n'a point gardé celui de ces deux nobles disciples de l'Évangile. On ignore môme à quelle partie de l'Allemagne ils appartenaient ; on ne leur élèvera point de monument dans la ville qui les enfanta, et qui peut-être se glorifie d'en ériger un à la mémoire de quelque turbulent général, ou de quelque vaniteux écrivain. De cette humble et tendre institution naquit pourtant l'ordre Teutonique, comme d'une obscure petite source naît un grand fleuve. Des princes, des chevaliers, entraînés par l'exemple que leur donnait le charitable couple, se dévouèrent à la môme œuvre» Un grand nombre
�MARIENBURG.
75
d'entre eux voulurent aussi devenir les serviteurs des pauvres. Gomme ils étaient venus en Palestine pour combattre les infidèles, ils ne pensaient pas qu'il leur fût permis de renoncer à leur nom guerrier, mais ils y adjoignaient une seconde vocation. Dès qu'ils pouvaient déposer les armes ils allaient s'asseoir au chevet des malades, et s'ils devaient rentrer en campagne, les plus forts montaient à cheval; ceux qui étaient vieux et faibles continuaient, dans les maisons de refuge, leur service d'infirmiers. Cette, pieuse association s'était placée dès l'origine sous l'invocation de la sainte Vierge. Ceux qui en faisaient partie s'appelaient les chevaliers de Marie. L'ordre ne fut. constitué qu'à Saint-Jean d'Acre en 1190; mais en réalité il remonte à un demi-siècle plus haut. Après la perte de Jérusalem, en 1187, l'œuvre charitable commencée dans la capitale de Godefroy de Bouillon par un bourgeois d'Allemagne se continua à Saint-Jean d'Acre par des bateliers. L'institution de l'ordre Teutonique, qui devait un jour se parer de plusieurs royales armoiries, sortait des entrailles de peuple, comme le chêne aux larges rameaux sort d'une forte terre. Des maladies contagieuses avaient éclaté dans ce malheureux camp des croisés, arrêtés, d'un côté, dans leurs tentatives, par une nombreuse garnison,
�7f>
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
et de l'autre, bloqués, affamés, par Saladin. La reine Sibylle, l'épouse de Lusignan, y mourut avec ses quatre fils et une quantité de valeureux soldats. Alors, les marins de Brème et de Lubeck prirent les voiles de leurs navires pour en faire des tentes. Sous cet abri salutaire, ils transportèrent les malades ; ils les soignaient avec un soin fraternel, et, pour leur donner des secours plus abondants, ils invoquaient la commisération de tous ceux qui pouvaient leur donner quelques vivres ou quelques habits. Les braves gens, dans l'ardeur de leur générosité, remplissaient tous les offices, construisant leurs hospices en plein air, façonnant des lits, servant et mendiant. Leur zèle fit des prosélytes. Autour d'eux s'organisa une nouvelle association de gentilshommes, qui se joignit à celle de Jérusalem. L'une et l'autre formèrent l'élément de la chevaleresque légion, qui participait à la fois de l'institution première des Templiers et de celle de l'ordre de Saint-Jean, qui devait avoir à la fois une caserne pour soutenir la guerre contre les infidèles, un cloître pour prier, un hôpital pour abriter les malades. Le nouvel ordre, composé tout entier de seigneurs, de prêtres, de gentilshommes et de bourgeois allemands, prit le nom d'ordre Teutonique. Le duc de Souabe, Frédéric, frère de l'empereur
�MARIENBURG.
77
Henri, le prit sous son patronage ; le pape Cêlestin III régla les statuts de cette nouvelle milice apostolique, lui accorda les mêmes privilèges et immunités qu'aux Templiers et aux chevaliers de Saint-Jean, et tous les biens qu'elle pourrait conquérir dans les contrées païennes. La ville de Brème réclame l'honneur de cette fondation. S'il ne lui appartient pas entièrement, elle en mérite, du moins, ainsi que Lubeck, une grande part. Longtemps après leur organisation, les chevaliers Teutoniques récitaient encore une prière pour le repos de l'âme des fondateurs de l'ordre, le duc Frédéric de Souabe, l'empereur Henri, son frère, et les braves bourgeois de Brème et de Lubeck. Dans l'année où le pape Célestin III promulguait sa bulle en faveur de la nouvelle corporation religieuse, les croisés, avec le puissant secours de Philippe Auguste et de son bouillant rival, Richard Cœur de Lion, s'emparèrent enfin de Saint-Jean d'Acre. Henri Walpot, premier maître de l'ordre acquit près des remparts un terrain où il constr^K^ sit un hôpital, une chapelle et une maison. Jj Wal attribue à Walpot une origine aristocratii « Il était, dit-il d'une maison illustre du Rhiâ^
1. Histoire de l'ordre Teutonique, 1.1, p. 57.
�78
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
subsiste encore. » D'autres historiens pensent, au contraire, que c'était un simple bourgeois de Lubeck. Une vieille chronique, citée par Weber, dit : He was von Geborts Hein Edelmann, averst sines Levens un sinen Dogere na, was he ser edel l'avaient rendu très-noble. » Son successeur fut Othon de Karpen, de Brème. Ces nominations étaient comme un témoignage de déférence envers les deux cités qui s'étaient si dignement conduites dans les calamités du siège de Saint-Jean d'Acre. De ces deux choix, dictés par une pensée de gratitude, l'ordre devait en venir un jour à chercher un appui trompeur dans des élections princiôres. L'ordre issu d'une petite maison de Jérusalem, d'un camp ravagé par la guerre et par la peste, grandit rapidement, et reçut de toutes parts de nombreuses marques de distinction. Son blason fut décoré d'une croix d'or par le roi de Jérusalem, de l'aigle impériale par Frédéric II, et de quatre fleurs de lis par saint Louis. Le pape Honoré remit à l'illustre Salza un anneau sacerdotal en diamant, qui devait être porté d'âge en âge par tous les grands maîtres. Le même pontife comparait, dans une de
1. Bas Ritterwesen, t. III, p. 13.
« Il n'était
pas noble de naissance, mais sa vie et ses vertus
�MARIENBURG.
79
ses bulles, les chevaliers Teutoniques aux intrépides Machabées. Le cardinal de Vitri les comparait à ces êtres merveilleux que le prophète Ézéchiel contempla dans une de ses visions, à ces êtres demihommes et demi-lions : hommes dans leurs établissements de bienfaisance, lions dans les combats. En 1209, l'ordre Teutonique avait déjà des maisons à Ascalon, Rama, Jaffa, Tyr, Césarée, et dans l'île de Chypre. En_1217, le duc Léopold d'Autriche lui donnait 6000 marcs d'argent pour acheter de nouvelles propriétés. Peu à peu il se répandit dans les diverses contrées de l'Europe, il se constitua d'importants domaines en Allemagne, en Angleterre, en Danemark, en Pologne, en Espagne et en Italie. L'empereur Henri VI lui assigna tous les biens d'une riche communauté religieuse de Sicile, qui s'était rangée du côté de Tancrède. Le roi André II, de Hongrie, l'ayant appelé à son secours dans une des luttes de ses États, lui accorda un vaste territoire sur les frontières de la Valachie. Deux comtes de Hohenlohe, deux frères, avant de revêtir la tunique de cet ordre, lui donnèrent plusieurs villages et le château de Mergentheim, qui devait être un des derniers refuges des grands maîtres. Les deux pieux gentilshommes disaient, dans leur acte de dotation : Nudi nudum Christuni sequi eufientes, regno mwndi et cunctis oblectamentis seculi
�80
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
contemptis. Un citoyen d'Utrecht, nommé Sclivveder, qui avait assisté au siège de Damiette, offrit à la noble corporation un autre présent dans ces termes, qui méritent d'être notés : « Étant venu, dit-il, à l'armée chrétienne devant Damiette, voyant les grandes dépenses que font les frères de la maison Teutonique de Jérusalem, tant pour le soulagement des malades que pour l'entretien des troupes qu'ils opposent aux attaques des Sarrasins, et averti par une inspiration divine, je leur donne le village de Lankam1, etc. » La plupart de ces donations furent faites au temps où Salza était investi de la dignité de grand maître, au temps qui fut l'âge héroïque de l'ordre, et son âge d'or, a dit Wal. Herman de Salza, descendant d'une noble famille de la Thuringe, était du nombre des quarante gentilshommes qui formaient à Saint-Jean d'Acre la première cohorte des chevaliers Teutoniques. Par sa valeur, il s'éleva promptement au rang de maréchal de l'ordre. En 1210 il en devint le grand maître, et, par bonheur pour ses frères d'armes, il vécut encore vingt-neuf ans. Depuis leur institution, les chevaliers allemands n'avaient cessé de prendre part aux luttes ardentes
1. Wal, 1.1, p. 128.
�MARIENBURG.
81
qui ensanglantaient le sol de la Syrie. Ils y avaient été tellement décimés, qu'en 1210, Salza disait qu'il sacrifierait volontiers un de ses yeux pour être sûr d'avoir toujours dix de ses religieux en état de combattre les infidèles. Avant de mourir, il eut la joie d'en cômpter deux mille. La règle de l'ordre était trop rigide. Beaucoup de gentilshommes s'en éloignèrent pour se joindre aux légions plus attrayantes des Templiers et des Hospitaliers. Sans altérer le caractère essentiel des statuts primitifs, Salza les adoucit. Par cette mesure, il attira dans sa corporation de nouveaux membres. Par l'ascendant qu'il acquit dans les conseils des souverains, il lui donna un éclat qu'elle n'avait jamais eu, qu'elle n'aurait jamais eu sans lui. Pour lui-même il ne désirait rien, il ne recevait qu'avec une sincère humilité les plus hauts témoignages de distinction ; mais l'honneur qu'il acquérait par sa personnalité rejaillissait sur la confrérie dont il était le chef, et, à mesure qu'il s'élevait dans l'opinion des croisés, elle s'élevait avec lui. Salza était un de ces hommes qui ne peuvent s'appliquer qu'à une grande œuvre, et qui ne peuvent l'entreprendre sans la féconder ; un de ces hommes à qui il a été donné de savoir créer et maintenir, et qui impriment la trace lumineuse de leur vie dans les développements d'Une institution
�82
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
ou dans l'histoire d'un peuple. En un autre temps, sur une autre scène, il aurait pu occuper une place éminente. Au courage chevaleresque du croisé, il joignait l'ardente activité d'un Ximenès, les talents diplomatiques d'un Granvelle, les qualités gouvernementales d'un Richelieu. Depuis le jour où il fut promu à la dignité de grand maître jusqu'à celui où il mourut, pendant près de trente ans, son nom se trouve mêlé à toutes les grandes affaires d'Occident et d'Orient, et les missions qui lui sont confiées l'entraînent en de perpétuels voyages. Tantôt il est en Palestine ou en Egypte, combattant avec ses frères d'armes, tantôt en Italie, en Allemagne, poursuivant une difficile négociation. Le pape Honoré III et l'empereur Frédéric II le choisissent d'un commun accord pour arbitre de leurs différends, et il a l'art de régler leur débat sans les froisser ni l'un ni l'autre. Plus tard, quand Grégoire IX excommunia le même Frédéric qui d'année en année ajournait son départ pour la croisade, c'est encore Salza qui va solliciter la levée de l'interdit, qui revient en Orient apporter à l'empereur les conditions de la papauté, qui retourne en Italie pour obtenir qu'elles soient adoucies. C'est à lui que Frédéric confie le commandement d'une partie de son armée, c'est à lui qu'il remet les huit
�MARIENBURG.
83
forteresses exigées par l'Église ; ce fut lui seul qui assista à l'entretien qui eut lieu entre ce prince et le pontife quand ils se furent réconciliés. Dans ces orageuses discussions, Salza n'avait cessé de défendre l'empereur. Lorsque, en 1229, Frédéric entra à Jérusalem, l'interdit pontifical pesait sur cette ville, les prêtres ne voulaient pas accomplir les cérémonies religieuses ; les évèques s'éloignaient de l'excommunié. Un dominicain osa seul dire la messe dans un faubourg. Le lendemain de son arrivée, Frédéric se rendit dans l'église du Saint-Sépulcre, prit lui-même la couronne royale placée sur l'autel et la mit sur sa tête. Salza prononça alors un discours en allemand et en français, dans lequel il ne craignit pas de faire l'éloge du nouveau souverain de Jérusalem et de blâmer les rigueurs du clergé. Frédéric se fit un honneur de montrer sa gratitude envers celui qui l'avait servi avec tant de zèle et d'intelligence. Il lui décerna le titre de prince de l'empire. Il déclara en outre, par un diplôme daté de 1214, que ce grand maître et ses successeurs seraient désormais considérés comme membres de la cour impériale, et que toutes les fois qu'il leur conviendrait de s'y rendre, ils y seraient défrayés avec leurs gens et six chevaux de monture. La même faveur était accordée à ceux qu'ils y enverraient comme leurs délégués.
�84
UN ÉTÉ AD BORD DE LA BALTIQUE.
Parmi autre diplôme daté de 1221, Frédéric faisait connaître qu'il prenait sous sa protection l'ordre Teutonique, toutes les personnes qui y étaient affiliées, tous les gens employés à son service, tous ses biens meubles et immeubles, non-seulement ceux qu'il possédait déjà, mais ceux qu'il pourrait acquérir encore. De plus, il exemptait l'ordre de tous impôts, tailles et charges publiques ; il lui accordait la liberté d'user des pâturages, des rivières et des forêts du domaine impérial. Enfin, il autorisait tous les possesseurs des fiefs de l'empire à disposer de ces terres comme bon leur semblerait, en faveur de la maison Teutonique. Les pontifes près desquels Salza avait rempli tant de délicates missions, et dont il avait plus d'une fois cherché à apaiser la sévérité, lui accordèrent aussi plusieurs marques de distinction. Honoré III lui donna, comme nous l'avons dit, un splendide anneau, que les grands maîtres devaient porter successivement comme un des signes de leur dignité. Grégoire IX fit entrer des chevaliers Teutoniques dans sa garde, et confia à plusieurs d'entre eux des emplois importants. Après la prise de Damiette, après le traité dont il fut l'un des principaux négociateurs, et dont il dut garantir l'exécution en se livrant lui-même au sultan comme otage, avec le roi de Jérusalem, le duc
�MARIENBURG.
-
8S
de Bavière, le margrave de Brandebourg, et vingt autres importants personnages, Salza établira Venise le siège de son ordre. De là, il touchait à la fois à l'Orient et à l'Occident; de là, il pouvait se transporter rapidement en Syrie, se rendre, dès qu'il y était appelé, à la cour du pape et de l'empereur, diriger la conduite de ses chevaliers sur la terre sainte, régir les donations qui leur avaient été faites en diverses contrées. Par la vertu de Salza, l'ordre Teutonique avait acquis une très-grande importance. C'est à cette époque de maturité et à l'approche de son entrée en Prusse qu'on se plaît à observer son organisation. Un Allemand, M. Hennig, a publié les règlements dont il fut fait, en 1442, sur le manuscrit du grand maître Conrad d'Erlichsausen, trois copies : l'une pour Marienburg ; l'autre pour Hornek, résidence du maître allemand ; la troisième pour Riga, chef-lieu de la Livonie. On reconnaît dans cette œuvre, rédigée en allemand, deux parties distinctes : la loi primitive de l'ordre, qui ne fut point changée, et les ordonnances, qui étaient composées dans les assemblées générales, sous la présidence du grand maître. Nous voulons essayer d'en retracer les principales dispositions. Dès les premiers temps de son existence, l'ordre
�80
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
fut divisé en deux classes : les chevaliers et les prêtres. Les uns et les autres devaient être Allemands. Dans la première, on n'admettait que des gentilshommes. Plus tard, on en vint même à exiger des candidats la preuve de quatorze, puis de seize quartiers de noblesse. Leur vêtement distinctif se composait d'une tunique noire et d'un manteau blanc, avec une croix noire sur l'épaule gauche. Les prêtres n'étaient point obligés de faire preuve d'une origine aristocratique; leur vêtement était le même que celui des chevaliers, avec cette différence seulement, qu'il descendait jusque sur les talons, tandis que celui des chevaliers était taillé de façon à ne pas gêner leurs mouvements à cheval. A ces deux classes s'adjoignait celle des servants d'armes et des écuyers, qui sortaient des rangs du peuple, et qu'on désignait généralement sous le nom de graumantler, parce qu'ils ne pouvaient porter qu'un manteau gris ; puis il y avait encore une classe nombreuse d'artisans, de valets. Au temps de la plus grande puissance de l'ordre, à la fin du xive siècle, on comptait en Prusse 3200 chevaliers et 6200 frères servants. La souveraineté du grand maître était élective. Ce chef de l'ordre, ainsi que les autres dignitaires, ne pouvaient être choisis que dans la classe des chevaliers. Le premier après lui était le précepteur ou
�MARIENBURG.
87
grand commandeur, spécialement chargé de la surveillance des prêtres et des frères servants, et du soin de convoquer le chapitre en l'absence du grand maître. Ensuite venaient le maréchal, qui commandait les troupes en campagne ; le grand hospitalier ou intendant des hôpitaux ; le trappier (drapier), préposé à l'habillement des chevaliers, et le trésorier. Ces fonctionnaires devaient, chaque mois, rendre compte de leur gestion au grand maître. Ils étaient amovibles, et ne restaient guère plus d'une année en possession de leur emploi. Le nombre de ces dignitaires s'accrut à mesure que l'ordre étendait ses conquêtes. Après son établissement dans le Nord, on vit paraître des maîtres provinciaux de Prusse, de Livonie, d'Allemagne, des maréchaux et des précepteurs dans plusieurs provinces. L'ordre entier resta placé sous l'invocation de Marie. Ses chevaliers sont, en différentes occasions, désignés par le nom de Marianites, aussi bien que de Teutoniques. Son sceau représentait d'un côté la fuite de la Sainte famille en Égypte, de l'autre, un pèlerin près d'un chevalier compatissant qui lui lave les pieds. Personne ne pouvait être reçu clans l'ordre avant l'âge de quatorze ans et avant l'épreuve du novi-
�88
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
ciat. Le candidat devait être sain de corps, pour pouvoir plus aisément se livrer au service des malades, bien conformé, pour monter dignement à cheval. Il devait aussi faire voir qu'il n'avait point de dettes, qu'il n'était lié par aucune promesse conjugale ni par aucun engagement envers un autre ordre, enfin, qu'il était gentilhomme de naissance et Allemand. Plus tard, cependant, on admit dans la corporation des Prussiens, des Polonais et des Français. En recevant le postulant, on lui disait : « Si vous nous trompez, la supercherie sera quelque jour découverte, et alors vous cesserez d'être notre frère. » Quand il avait satisfait à toutes ces conditions, le chevalier prononçait les trois grands vœux de chasteté, de pauvreté, d'obéissance. Le manuscrit publié par Hennig trace la vie journalière des chevaliers, conformément à ces trois vœux. Ils ne doivent jamais parler des femmes ; il ne leur est pas même permis d'embrasser leurs mères et leurs sœurs. La communauté a des propriétés dont elle emploie les revenus au soulagement des pauvres ou à la guerre contre les infidèles ; mais pas un de ses membres ne doit garder un bien personnel. Dans l'origine, sous la maîtrise de Henri Walpot, chaque chevalier ne pouvait avoir, outre sa tunique et son manteau, que deux chemises, deux caleçons,
�MARIENBURG.
89
de gros souliers, et des armes sans ornements. Ils couchaient sur un sac de paille, et ne vivaient que des mets les plus vulgaires. La règle de 1442 ajoute que les chevaliers ne doivent mettre à leurs chaussures ni boucles ni cordons , et ne doivent porter que des fourrures en peau de chèvre ou de brebis. L'ordre est divisé en différents couvents. Chaque couvent se compose de douze chevaliers, de six prêtres, et renferme un hôpital pour lequel, s'il en est besoin, les frères doivent aller quêter des aumônes dans le pays. Les chevaliers doivent assister nuit et jour aux offices religieux, communier au moins sept fois par an, et réciter cent pater pour les morts et pour les bienfaiteurs de la corporation. Lorsqu'un frère vient à mourir, son meilleur vêtement appartient aux pauvres, et sa ration quotidienne leur est distribuée pendant quarante jours. Chaque couvent est en outre chargé d'une dîme régulière envers ces mêmes pauvres. Il leur remet la dixième part de son pain. Les chevaliers, astreints parfois à tant de rudes fatigues, mangent de la viande trois fois par semaine, du lait et des œufs trois autres jours, et jeûnent le vendredi. La porte de la chambre qu'ils occupent doit toujours être entr'ouverte, et ils ne
�90
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
peuvent ni recevoir une lettre, ni en expédier une sans la permission de leur supérieur. Pour une infraction au règlement, le chevalier était condamné au pain et à l'eau pendant deux ou trois jours, et à un certain nombre de coups de fouet qui, dans le manuscrit allemand, ne porte pas le nom de peitsche (fouet), mais de justa. Pour un délit plus grave, il était dépouillé de sa croix, et condamné à s'asseoir tout un an par terre, à manger avec les valets, et à subir chaque dimanche, clans l'église, l'aiguillon du juste. Les prêtres de la communauté sont passibles du même châtiment ; mais il leur est infligé en secret, par respect pour leur caractère sacré. Le grand maître , qui ordinairement mangeait avec les frères, recevait quatre portions, afin de pouvoir les remettre, s'il le jugeait convenable, à ceux» qui étaient en punition. Les autres prérogatives du grand maître sont fixées par différents statuts. Il a le droit d'avoir quatre chevaux et une tente pour son propre usage, et des chevaux pour les personnes de sa suite, qui se compose d'un prêtre, d'un secrétaire, de deux chevaliers, de deux frères servants, d'un cuisinier, d'un valet de chambre et de deux coureurs. Il nomme lui-même et dépose, avec l'assentiment du chapitre, les principaux fonctionnaires de l'ordre.
�MARIENBURG.
91
Il peut aussi disposer de certaines sommes, mais non toutefois sans la sanction de son conseil ; enfin il ne peut, sans cette même sanction, entreprendre un voyage outre-mer. S'il tombe gravement malade, il doit confier à un frère le sceau, l'anneau et les autres insignes de sa dignité ; par là, il le constitue le délégué de son pouvoir. Lorsqu'il est mort, tous ses vêtements et ses rations d'une année sont distribués aux pauvres. Un chapitre composé de huit chevaliers, d'un prêtre et de quatre frères servants, s'assemble pour nommer son successeur, et dès que l'élection est faite, la communauté entonne le Te Deum au son des cloches. Nous verrons plus tard comment cet événement était célébré à Marienburg. Ainsi était constitué, dans sa double vocation de guerre et de charité, l'ordre Teutonique, quand des lieux où il était né et où il avait grandi il porta son étendard sur une autre arène et entra dans une nouvelle phase historique. Entre la Baltique et la Pologne, la Vistule et le Niémen, s'étend une terre basse, humide, sillonnée par plusieurs rivières, couverte jadis d'épaisses forêts, et parsemée d'une quantité de lacs et d'étangs. Probablement elle avait été autrefois un des bassins de la Baltique. Celsius, le naturaliste suédois, disait
�92
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
au siècle dernier qu'à voir de quelle façon les eaux de cette mer se retirent peu à peu, on pouvait calculer que dans trois ou quatre mille ans elle aurait disparu. Les flottes anglaises ont encore le temps de s'y promener. Je suis étonné que les écrivains prussiens, qui signalent avec tant d'enthousiasme les illustrations de leur pays, n'aient pas encore songé à reconnaître là un miracle spécial, un miracle qui enlevait cette contrée aux flots1, pour qu'elle se joignît, après son épuration, au margraviat de Brandebourg, et lui donnât son nom ; car cette contrée est celle qui s'appelait la Prusse bien des siècles avant que Frédéric Ier abdiquât son titre d'électeur, pour prendre celui de roi de Prusse. Mais j'oublie que M. Hesse, le conseiller de consistoire, a démontré une autre merveille. Il a reconnu que l'ambre, dont les pépites attirèrent l'attention des Phéniciens, des Grecs et des Romains vers les côtes de Prusse, est la résine de l'arbre de la science; d'où, il résulte incontestablement que sur le sol même de la Prusse, et non ailleurs, Dieu avait fait le paradis terrestre. En six mille ans, quelle chute! Et quelle surprise pour le pauvre Adam s'il pouvait voir la transformation de son magique Éden ! t.
Au xnr siècle , on y comptait 2037 lacs.
�MARIENBURG.
93
Probablement le nom de Prusse vient de Po Eeusso (près de la Reuss, une des branches du Niémen). Les chroniqueurs du moyen âge disent qu'il vient de Brutenia, parce que ce pays était habité par des espèces de brutes. Le fait est qu'il y avait là une race d'un caractère sauvage comme les Indiens de l'Amérique, indomptable comme les hordes saxonnes, contre lesquelles lutta Gharlcmagne, une race slave composée d'un mélange de tribus celtes, bohèmes et peut-être gothiques. Gomme les peuples primitifs, les Prussiens vivaient du produit de leurs bestiaux, et surtout du produit de leur pêche et de leur chasse. Comme les Tartares, ils s'enivraient avec du lait fermenté de leurs juments. S'ils avaient quelques notions agricoles, elles étaient très-bornées. L'ardeur avec laquelle ils repoussèrent les premières attaques des chevaliers Tcutoniques fut un instant ébranlée quand ils virent que ces nouveaux soldats mangeaient de la salade et des légumes. « Comment, se disaient-ils, résister à des hommes qui peuvent trouver partout un aliment, qui se nourrissent d'herbe comme des chevaux ? » Cependant ils avaient des relations commerciales avec leurs voisins. Ils échangeaient avec eux des peaux d'aniznaux contre des vêtements de drap, des ustensiles de différentes es-
�94
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
pèces et de fortes boissons. Par leurs constants exercices, sous leur climat rigoureux, ils s'endurcissaient à toutes les fatigues, et vivaient longtemps. Dans leurs guerres, plus d'une fois on vit l'aïeul et le petit-fds marcher ensemble du même pas au combat. Au reste, ils ne tenaient à la vie qu'autant qu'ils conservaient la pleine jouissance de leur force physique. Si, dans les indispositions ordinaires, ils consultaient quelque schaman, ou quelque sorcier poulies cas graves, ils ne connaissaient qu'un remède : la mort. L'enfant difforme était égorgé, et l'homme estropié par un accident, ou affaibli par l'âge, était étouffé. Leur pays était partagé en onze provinces, qui formaient autant d'États distincts,-et ne se ralliaient pas toujours à la môme cause. Cette division rendait plus aisé leur asservissement. Avec leur fière indépendance de caractère, ils n'admettaient parmi eux ni autorité souveraine ni prérogatives nobiliaires. Chacun d'eux voulait être le roi de son domaine, le maître absolu de sa famille. Comme aucune société cependant ne peut subsister sans quelque juridiction, ils assignaient aux vieillards une autorité magistrale. Dans leurs guerres, ils choisissaient pour chef celui qui leur semblait le plus brave. A la fin de la campagne, ce chef abdiquait son pouvoir. C'était là, comme on le
�MARIENBURG.
.
95
voit, des institutions démocratiques, si jamais il en fut. La plèbe de Sparte et de Rome n'aurait pu en demander de plus complètes, et le mob des ÉtatsUnis est en arrière d'un tel système. Mais il y avait là un griewe, un grand prêtre qui, par son ascendant suprême, faisait de cette organisation républicaine un régime théocratique. C'était lui que l'on consultait dans toutes les occasions importantes, et dont on voulait avoir l'assentiment dans toutes les grandes entreprises ; le peuple le regardait comme l'organe même de la volonté des dieux ; personne n'eût osé désobéir à ses arrêts. La dernière tentative de résistance aux prédicateurs de f Évangile fut comprimée par un de ces griewe qui Se fit baptiser, ses dieux, dit-il, lui ayant déclaré qu'ils ne pouvaient plus le protéger. Le dogme dont ce prêtre était la vivante exprès-1 sion, et dont ses subordonnés étaient les interprètes, maintenait les peuplades prussiennes dans la grossiôreté de leurs traditions et la rudesse de leiirs mœurs ; c'était le polythéisme matériel de l'ancienne race slave et la loi sanglante des sacrifices. Comme leurs voisins de la Poméramie, les Prussiens adoraient les éléments représentés par des idoles informes. En l'honneur de Perkuno, le dieu du tonnerre, ils entretenaient un feu éternel, comme les Péruviens dans le temple du soleil. En l'honneur de
�96
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Potriempus, le dieu des eaux, ils gardaient avec respect un serpent, et le nourrissaient de lait. Gomme les Druides, ils professaient un culte religieux poulies grands chênes. Ces arbres mêmes étaient les temples de la communauté. Elle y plaçait ses idoles, elle allait sous leurs rameaux comme les Pélages à Dodone, interroger ses oracles. Nous remarquerons en passant qu'il existe encore en Allemagne plusieurs vestiges de cette antique superstition. Le mot allemand wallfahrt (pèlerinage) rappelle le temps où l'on se rendait avec un sentiment religieux dans les forêts sacrées (Wald-Fahrt, voyage aux forêts). Dans un grand nombre de villages allemands, on attribue encore au gui une vertu particulière. On dit qu'une branche de cette excroissance du chône, coupée dans la nuit de Noël, préserve les maisons de l'orage, et que, si on la place sous son oreiller, on en fait un remède assuré contre l'insomnie K Gomme les vvendes de la Poméranie, du Mecklembourg et de l'île de Rugen, les Prussiens immolaient à leurs dieux des animaux et quelquefois des prisonniers de guerre. Gomme cette même race slave, ils croyaient à un autre monde ; mais quelle misérable croyance ! Ils n'imaginaient même pas, comme les Scandinaves, qu'ils dussent, en récom-
1. Weber, Dus Ritlerwesen, t. III, p. 58.
�MAUIENBURG.
97
pense de leur bravoure, entrer dans les salles splendides de leurs dieux, et s'asseoir à d'éternels banquets servis par les Valkyries. Ils ne se figuraient pas, comme les pauvres Hurons du Canada, qu'ils dussent avoir, dans le paradis des Manitous, des chasses abondantes dans des plaines superbes. Non, ils croyaient tout simplement qu'ils allaient sur un autre sol continuer la vie qu'ils avaient eue sur leur terre natale, dans les mêmes conditions, dans les mêmes labeurs ; et dans leur tombe ils emportaient les instruments de leur profession, comme des ouvriers qui changent de résidence. Ainsi, pas un rayon de justice divine, pas une lueur de consolation pour les affligés, pas une idée de rémunération pour la vertu et de châtiment pour le vice. De tous les dogmes mythologiques, celui-ci est le plus barbare et le plus désespérant. Mieux vaut la métempsycose. Mais comme ils ne devaient comparaître devant aucun tribunal dans leur autre monde, ils ne redoutaient pas la mort, car la mort n'était pour eux qu'une halte d'un instant dans le cours d'une uniforme existence; et Shakspeare l'a dit pour ceux-là qui n'auraient pas la religieuse appréhension du chrétien :
Who would fardels bear, To grunt and sweat under a weary life, But that the dread of something aller death,
�98
UN ËTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE. The undiscovered country, from whose burn No traveller returns — puzzles the will And makes us ratlier bear those ills we have Than fly to others that we know not of '.
A la fin du xc siècle, saint Adalbert, le courageux évèque de Prague, pénétrait sur celte terre païenne pour y enseigner le christianisme, et il y fut égorgé. Deux religieux de l'ordre de Gîteaux entreprirent la même œuvre et subirent le même martyre. Les ducs de Pologne essayèrent à différentes reprises de dompter par la puissance des armes ce paganisme qui ne se laissait point fléchir par la parole des missionnaires. Mais quelques-unes de leurs entreprises n'eurent qu'un succès éphémère, et d'autres un résultat désastreux. Vaincus, les Prussiens juraient de se faire baptiser, et, dès que le prince se retirait confiant en leurs promesses, ils retournaient àleUrs idoles. Puis il s'allumait en eux un ardent désir de vengeance ; ils aiguisaient leurs armes, ils sacrifiaient à leurs dieux de nouvelles victimes, et à leur tour ils se précipitaient sur ceux qui avaient voulu les subjuguer. En 1167, ils livrèrent à Boleslas une bataille effroyable, dans laquelle ils écrasèrent son armée. 1. « Qui voudrait se résigner à se ployer et à gémir sous lè rude fardeau de la vie, sans la crainte de ce quelque chose qui est par delà la mort, dans cette contrée indécouverte d'où nul voyageur ne revient? Voilà ce qui trouble la volonté, ce qui fait que nous supportons nos misères plutôt que de nous précipiter vers des maux que nous ne connaissons pas.
�MARIENBURG.
e
99
Au commencement du xni siècle, l'intelligent et zélé Christian, supérieur du couvent d'Oliva, réussit non-seulement à s'avancer clans les farouches districts où ses précurseurs avaient été massacrés, mais à opérer quelques conversions. Il parlait la langue du pays, et s'appliquait à gagner la faveur des principales familles. Le pape, à qui il rendait un compte fidèle de ses efforts, le nomma évêque de Prusse. En vertu d'une bulle du même pape, Christian appela les seigneurs chrétiens des régions septentrionales à le seconder dans ses missions. Il institua même dans ce but un ordre de chevalerie que quelques écrivains ont confondu avec celui de la Livonie. Les membres de la petite légion organisée par l'abbé d'Oliva portaient le titre de chevaliers du Christ et de frères de Dobrin. Toutes les nouvelles espérances éveillées par cette nouvelle mission furent cruellement déçues. Après une apparence de docilité trompeuse, un jour les Prussiens se soulèvent à la voix de leurs grewes, anéantissent les chevaliers de Dobrin, traversent la Vistule, saccagent le cloître d'Oliva, puis se rejetant sur les domaines du duc Conrad de Masovie *, qui avait tenté aussi de les soumettre à la loi du chris1. C'était le fils du duc de Pologne, Casimir II, dit le Juste, A la mort de son père, il eut en partage le duché de Masovie. de Cujovie. et le territoire de Dohrin.
�100
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
tianisme, terrassent ses soldats, s'emparent de ses forteresses, et le chassent de retranchement en retranchement jusque dans ses remparts de PlatzKow, où il reste asservi à leurs insolentes exactions. Ce fut dans ces douloureuses circonstances que Conrad, cherchant de côté et d'autre un appui tutélaire, tourna ses regards du côté des chevaliers Teutoniques, dont le nom était devenu célèbre en Europe, et dont l'Allemagne surtout glorifiait le courage. Il engagea à cet effet une négociation avec Salza, offrant à l'ordre, pour prix du secours qu'il lui demandait, la pleine et entière possession du district de Culm et de toutes les conquêtes que les chevaliers feraient dans les provinces prussiennes. Salza, témoin des désastres que les armées chrétiennes avaient subis en Orient, des funestes dissensions de leurs chefs, et du refroidissement général des esprits dans la question des croisades, prévoyait bien la fin de ces nobles expéditions et désirait ouvrir une autre voie à sa légion. Cependant il était d'une nature trop circonspecte pour accepter la proposition de Conrad sans y avoir longtemps, gravement réfléchi. Lorsqu'il eut examiné tous les avantages et les périls d'une campagne contre la Prusse, avant de se décider, il envoya dans cette terre de Chanaan deux de ses chevaliers, Conrad de Landsberg et Othon de
�MARIENBURG.
101
Saleiden. Mais ils n'en revinrent pas, comme Caleb et Josué, fléchissant sous le poids des grappes de raisin. Ils en revinrent, après une rencontre avec les hordes prussiennes, couverts de blessures. Cependant Salza avait pris sa décision: sa conscience lui commandait de venir en aide à un prince chrétien opprimé par une peuplade païenne. Ses serments de grand maître ne l'obligeaient pas à concentrer ses forces en Orient ; il devait, partout où il les rencontrerait, combattre les infidèles. Enfin, les propositions de Conrad offraient à la fois à l'ordre Teutonique la perspective d'une arène glorieuse et d'une conquête importante. Ces propositions étaient sanctionnées par le pape et l'empereur. La guerre fut résolue. Salza ne put d'abord y employer qu'un très-petit nombre de chevaliers ; mais il leur donna pour chef un homme dont il avait su apprécier les émir nentes qualités. Cet homme s'appelait Balke. Si la longue lutte du christianisme contre la race prussienne ne s'était point obscurément accomplie dans les sombres parages du Nord, si l'histoire européenne l'avait célébrée , si les poètes l'avaient chantée, Balke eût été leur Achille; mais un Achille chrétien, dont l'ardeur était réglée par une haute pensée religieuse, et qui alliait à sa bravoure de soldat les sages combinaisons d'un habile général.
�102
'UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Son premier poste de combat fut un de ces chênes gigantesques consacrés aux dieux du pays. Balke y éleva une espèce de plate-forme où il s'établit avec une vingtaine de ses compagnons et d'où il lançait ses javelots sur les légions qui assiégeaient cette redoute. Les Prussiens' durent croire que leurs divinités les abandonnaient, quand ils virent tomber sur eux une grêle de flèches de ces mêmes rameaux où ils avaient placé leurs idoles. Après une lutte acharnée, dans laquelle ils furent décimés, ils s'éloignèrent de cette station fatale, et Balke, maître du terrain, jeta près de là les fondements d'une ville à laquelle il donna le nom de Thor (porte). C'était la porte que le christianisme s'ouvrait dans la région païenne. La petite cohorte avec laquelle Balke était parti pour entreprendre sa courageuse expédition ne s'accroissait guère. La plupart des chevaliers Teutoniques restaient en Orient. Mais cette campagne en Prusse était une nouvelle croisade. Le pape invitait les seigneurs d'Allemagne à s'y adjoindre. Le duc Henri de Silésie, le margrave de Meissen, le burgrave de Magdebourg, plusieurs autres princes s'armèrent à la voix du pontife et traversèrent la Vistule. L'évêque Christian, les princes de Poméranie Sambor et Swantepolk s'associèrent à Balke avec un ardent enthousiasme, et, en 1237, l'ordre
�MARIENBURG.
103
des chevaliers de Livonie, qu'on appelait les chevaliers porte-glaives, se réunit à l'ordre Teutonique. Salza vint sur les lieux pour juger par lui-même de l'état des choses, et donna sa complète approbation à la conduite de Balke. Ce vaillant soldât dirigeait en effet son entreprise avec autant de fermeté que de prudence. Il s'emparait peu à peu du littoral ennemi, et, à mesure qu'il gagnait un nouveau terrain, il y faisait un retranchement, il y érigeait une forteresse, et peu à peu enlaçait dans une longue ligne de palissades le pays qu'il voulait conquérir. Les Prussiens pourtant résistèrent avec une inflexible énergie à cette légion armée contre leurs dieux, contre leurs foyers et leur liberté. Ils n'avaient à opposer à son invasion que des citadelles en bois grossièrement construites ; mais, lorsqu'ils avaient subi une défaite, ils se retiraient dans la profondeur de leurs forêts, dans le réseau de leurs lacs, ralliaient là leurs bandes disséminées, et, dès qu'ils en trouvaient l'occasion, s'élançaient de nouveau au combat. Balke entrait dans leurs domaines avec la hardiesse d'un Pernand Cortès, l'audace d'un Pizarre. Mais les Mexicains, les Péruviens considéraient comme des êtres surnaturels les cavaliers espagnols, et se prosternaient devant eux avec un saisissement de terreur ; les Prussiens, au contraire, se levaient fièrement'en face des esca-
�104
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
cirons d'Allemagne, et ne leur abandonnaient le champ de bataille qu'après l'avoir vaillamment défendu. Par malheur, l'ordre Teutonique ne sut point conserver les sympathies du prince de Poméranie Swantepolk et de l'évêque Christian, qui lui avaient donné un si puissant secours. Au lieu de les avoir pour auxiliaires, il les vit se ranger parmi ses antagonistes. Puis Salza mourut, et Balke ; et de longtemps les chevaliers Teutoniques ne devaient avoir un tel grand maître ni un tel commandant. La guerre, commencée en 19,30, ne fut terminée qu'en 1283. Après un demi-siècle de combats, la Prusse était conquise, non-seulement conquise en entier, mais transformée. En vertu des conventions proposées par Conrad, sanctionnées par ces deux grandes autorités, que V. Hugo appelle :
Les deux moitiés du monde,
le pape et l'empereur, la religieuse confrérie allemande entrait en possession des provinces qu'elle enlevait aux païens à mesure qu'elle s'avançait dans leurs domaines ; elle les donnait en fief à des gentilshommes qui en revanche s'engageaient à tenir à sa disposition un certain nombre d'hommes armés. Peu à peu la race aborigène, décimée en tant de rencontres sanglantes, poursuivie jusque
�MARIENBURG.
105
dans ses dernières retraites, réduite à la servitude, disparut du sol de ses aïeux, et fut sur tous les points remplacée par une population allemande. Sur les lieux consacrés à ses idoles s'élevait la chapelle chrétienne ; sur les ruines de ses institutions démocratiques, le régime féodal. Jusque-là, l'ordre n'avait eu que des propriétés disséminées en diverses régions. Maintenant il avait dans une même contrée, sur les bords de la mer, entre deux fleuves, un immense territoire, une vraie souveraineté, où ses grands maîtres devaient fixer leur demeure. Déjà Conrad de Thuringe, le successeur de Salza, s'était éloigné de la cauteleuse Venise, pour s'établir à Marbourg. Henri de Hohenlohe, que l'empereur Frédéric II désignait par cette qualification de vir potens opère et sermons, et qui ne voulait prendre d'autre titre que celui de minister humilis, Henri de Hohenlohe se rendit en Prusse avec une cohorte de nouveaux croisés, puis se retira à Mergentheim. Il avait, conjointement avec son frère, donné à l'ordre Teutonique cette seigneurie, pro remedio animœ. A sa mort, il en reprenait humblement quelques pieds. Venise était encore le siège officiel des grands maîtres ; mais en réalité ils demeuraient à Marbourg. Cependant cette ville était trop éloignée des
�106
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
provinces prussiennes, et il leur importait d'avoir une autre habitation. Près du Nogat était un petit village appeléÀlyem, remarquable par sa situation, et illustré par la légende d'une image miraculeuse de la Vierge. En 1276, le maître provincial de Prusse, Conrad de Thierenberg, construisit là une forteresse à laquelle il donna le nom de Marienburg (Fort de Marie), en l'honneur de la divine patronne de l'ordre ; le village prit le même nom et devint une ville. Ce n'était encore qu'une fortification rustique en bois et en terre. Mais, en 1280, on commençait à élever là un autre édifice qui peu à peu devait s'étendre dans de vastes proportions. En 1306, un architecte sur lequel les chroniques ne nous donnent aucune notion, un de ces nobles artistes qui lèguent à la postérité le monument de leur pensée sans y inscrire leur nom, élargissait les imposantes façades, arrondissait les voûtes, taillait les ogives du château de Marienburg, et, en 1309, le grand maître Siegfried de Feuchtwangen allait en grande pompe s'y installer. L'œuvre pourtant n'était pas encore achevée. En 1338 et 1340, Dietrich d'Altenbourg agrandissait l'église, y ajoutait une gracieuse chapelle , dédiée à sainte Anne, creusait une crypte pour la sépulture des grands maîtres, et lançait dans les airs une tour gigantesque.
�MARIENBURG.
107
Marienburg était à la fois une citadelle et un palais, un couvent et une caserne. Le long de la rive droite du Nogat, sur une éminencé de soixantedix à quatre-vingts pieds de hauteur, s'étendait le château avancé, le Vorburg. Dans les bâtiments de ce Vorburg étaient les logements des valets, les étables,.les magasins de vivres et de munitions. A l'ouest, au nord, à l'est, ses murailles protégeaient le château intérieur, qui au sud était couvert par les fortifications de la ville. Ici un large fossé, là les flots du Nogat complétaient ce système de défense. Le Vorburg était crénelé et surmonté de plusieurs tours, dont l'une, appelée Butter milch thurm, fut, dit une légende, bâtie gratuitement par des paysans qui, pour faire à l'ordre religieux Une plus riche offrande, détrempaient leur ciment avec du lait. Dans les édifices intérieurs éclatait toute la beauté de l'art gothique le plus pur, toute la richesse d'une royale maison. Là étaient la demeure des chevaliers et celle du grand maître, les chapelles brillantes et les salles de réception pompeuses. Le Vorburg était la cassette bardée de fer, le château intérieur en était le joyau. Les pieux chevaliers avaient couronné leur œuvre par une statue de la Vierge de vingt-six pieds de hauteur, vêtue d'une robe étincelante et d'un manteau constellé par un curieux travail de mosaïque. Sur sa tête était une
�108
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
couronne parsemée de pierres de couleur imitant les saphirs et les êmeraudes. Dans sa main droite elle tenait un sceptre ; sur son bras gauche était l'enfant Jésus, portant une robe rouge parsemée de fleurs d'or. On ne peut, sans un sentiment d'admiration, contempler la grandeur du château de Marienburg, ni pénétrer dans son enceinte sans être arrêté à tout instant par une nouvelle surprise. L'une des plus charmantes constructions qu'il soit possible de voir est la salle qui servait ici de réfectoire aux chevaliers. Cette salle a 96 pieds de longueur, 48 pieds de largeur, et 28 pieds de hauteur. Au centre s'élèvent trois piliers en granit d'une légèreté merveilleuse; de leur chapiteau orné de sculptures religieuses, se détachent, comme de la cime d'un palmier, d'élégants rameaux qui soutiennent la voûte. Là étaient autrefois rangées les tables de la corporation. A la première s'asseyait le grand maître avec le commandeur, le trésorier et les autres dignitaires du couvent; à la seconde, les prêtres et les chevaliers ; à une troisième, les principaux employés de la maison. Dans l'après-midi, les chevaliers venaient encore là passer leurs heures de récréation. La règle leur permettait, à ce moment de repos, le jeu de dames et le jeu d'échecs.
�MARIENBURG.
109
Le grand maître avait son réfectoire à part pour les jours où il donnait à dîner à des étrangers de distinction. C'est une salle magnifique de 45 pieds carrés, éclairée par une double rangée de dix fenêtres. Sa voûte, qui a 30 pieds de hauteur, repose sur un seul pilier. Près de là était sa chambre à coucher, son salon, sa chapelle. La salle du chapitre était, comme les appartements que nous venons d'indiquer, construite dans le plus gracieux style ogival, mais plus large et plus haute. Sur ses murailles peintes étaient inscrites des sentences morales et religieuses. On se rendait de là, par une porte appelée la porte d'Or, à l'église, imposant vaisseau gothique, éclairé par dix hautes fenêtres ogivales ; à sa voûte était suspendu j'écusson de l'ordre. Le long de ses murailles s'élevaient, sous des baldaquins ouvragés comme une dentelle, dix-huit statues de saints. A l'une de ses extrémités était une estrade pour les musiciens ; à l'autre, le tabernacle et l'autel, dont on n'a pu retrouver la forme primitive. Sous ces divers édifices s'étendent de vastes voûtes souterraines, servant de magasins, de cuisines, et au besoin de casemates. Par les fenêtres du réfectoire des chevaliers et des appartements du grand maître, les regards planent sur un splendide panorama: ici, la petite ville pittoresque de Marienburg,
î
�HO
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
le cours majestueux du Nogat, les vertes prairies arrosées par ce fleuve et par la Vistule; là, le lac de Holland, et de tous côtés une plaine immense parsemée de forêts, de maisons agrestes, de riants villages. De là, les chefs de l'ordre Teutonique pouvaient voir se dérouler au loin une partie de leurs domaines, observer les travaux qu'ils avaient entrepris, distinguer plusieurs des bourgades et des forteresses qu'ils avaientbàties, et en temps de guerre, surveiller à une longue distance les mouvements de l'ennemi. Ils étaient installés dans leur puissant château, comme des rois dans la capitale de leurs États. Ils y recevaient des ambassadeurs, ils y négociaient des traités. Ils y dirigeaient l'action de leur milice, l'administration de leurs domaines et de leurs hôpitaux. Frédéric II avait donné à Salza le titre de prince de l'Empire. Après la conquête de la Prusse, les successeurs du glorieux Salza étaient bien plus que princes de l'Empire. Ils étaient les maîtres d'un État considérable, dans lequel ils jouissaient de toutes les prérogatives de la souveraineté. Déjà, sur la fin de la vie de Salza, l'ordre Teutonique avait sa propre monnaie, le marc d'argent portant d'un côté le nom et les armes du maître, et de l'autre, la croix de l'ordre avec cet exergue : Moneta dominorum Prussiœ. Le marc se divisait en
�MARIENBURG.
ÎH
schellings, dont le nom, répandu dans tout le Nord \ vient évidemment de l'anglo-saxon skilian, partager. Au xive siècle, le grand maître Winrich de Kniprode fit frapper des monnaies d'or, et de petites pièces d'argent qui étaient la douzième partie d'un ducat. La dernière monnaie de l'ordre fut frappée à Wertheim, en 1776. Alors le pauvre ordre Teutonique n'existait plus guère que de nom, et l'on eût dit qu'il cherchait à oublier sa chute, en usant de son ancien privilège de souveraineté ; il aurait pu, dit M. Weber, suivre l'exemple du comte Georges de Hohenlohe, qui, après les désastres de la guerre de Trente ans, fit graver sur ses monnaies ces deux mots : Fortuna bulla 2. L'élection d'un grand maître était célébrée, à .Marienburg, par plusieurs jours de fêtes, comme l'avènement d'un prince au trône, et les villes placées sous sa domination lui envoyaient des présents. Quand Kniprode, l'un des plus mémorables chefs de l'ordre, fut promu à sa haute dignité, Dantzig lui offrit six tonnes xle vin et six plats d'or; Elbing, un cornet de chasse artistement ciselé ; Culm, un morceau de l'arche de Noé enfermé dans une cassette d'argent ; et les bourgeois de Marienburg, une armure en acier, enrichie d'ornements en or.
1. Anglais : shelling; danois et suédois : shelling. 2. Bas Rittenoesen, t. III, p. 241.
�M2
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Ce fut à Marienburg que les grands maîtres s'engagèrent malheureusement dans leur longue guerre contre la Lithuanie et la Pologne. Ce fut là qu'ils virent éclater contre eux une fatale révolte dans laquelle ils devaient succomber, et ce fut là aussi qu'ils fécondèrent les barbares provinces prussiennes conquises par le christianisme, qu'ils propagèrent l'instruction dans la contrée soumise à leur pouvoir, et y firent fructifier l'industrie et le commerce. Sous leur patronage immédiat, la petite bourgade de Marienburg devint une ville importante. D'autres villes, telles que Balga, Lutzen, Strasburg, Landshut, Tilsitt, Mulhausen, Papau, Rein et la florissante Kœnigsberg, furent fondées par eux; d'autres, telles que Culm, Elbing, Dantzig, furent considérablement agrandies. Le pays qu'ils gouvernèrent leur doit la culture du sarrasin ; la population qui habite les rives de la Vistule et du Nogat leur doit les digues et les travaux de dessèchement qui ont transformé en fertiles prairies ces vastes terrains marécageux. Une partie de la Prusse a, par leur habile initiative, appris à exploiter ses salines ; plusieurs cités CQUImerciales n'auraient pas, sans eux, développé si promptement leur marine. Marienburg était au xivc siècle une école mili-
�MARIENBURG.
113
taire de premier ordre. Mais de cette institution guerrière sortaient les règlements les plus sages et les fondations les plus pacifiques. Kniprode bâtit, sur différents points de la contrée, des maisons religieuses, établit un gymnase à Kœnigsberg et à Marienburg, organisa des écoles élémentaires dans tous les districts, et enfin constitua un corps de médecins pour le service des hôpitaux de l'ordre. Dans les années de prospérité, les domaines appartenant à la corporation lui donnaient des revenus considérables. Mais les sommes versées dans le trésor de Marienburg n'étaient point dissipées en folles dépenses, ou inutilement entassées dans des coffres. Le grand maître prêtait une grande partie de cet argent à des bourgeois, à des négociants, pour construire une maison, pour agrandir leur commerce, ou pour fonder quelque établissement industriel. Ceux qui obtenaient cette faveur, non-seulement ne payaient pas d'intérêt pour l'argent qui leur était remis, mais avaient la faculté d'acquitter peu à peu, en de longs délais, leur dette Le grand maître ne faisait point un calcul de banquier avec ses sujets. Il leur venait en aide comme un ami. Il dirigeait leur éducation comme un instituteur, il les protégeait comme un père. J,
Voigt, Geschichte Marienburgs, p. 214,
�Wk
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Au commencement du xive siècle, la cour de Marienburg avait acquis une telle réputation de sagesse et d'intégrité que, de divers États de l'Europe, on soumettait à son jugement les causes les plus difficiles, et l'on venait de loin étudier l'organisation de cette corporation qui, depuis son humble début, avait fait de si étonnants progrès. A cette époque, l'ordre Teutonique pouvait mettre sur pied une armée de 80 000 hommes. De tous les biens qui lui avaient été donnés en différents lieux et à différentes époques, il n'avait perdu que ses possessions de la Palestine. Il gouvernait une population de près de deux millions d'hommes. Ses revenus s'élevaient à un million et demi de ducats, non compris le produit de la vente de l'ambre, des pèches, des douanes, des amendes et des legs. Ses domaines s'étendaient depuis la Pomerelle (petite Poméranie), le long de la Baltique, jusqu'à Narva et à Revel. En Prusse seulement, il comptait 18 350 villages, 55 villes et 48 châteaux. Mais déjà l'ordre était gravement obéré par l'interminable guerre qu'il avait commencée au siècle dernier contre la Lithuanie, et qui prit un caractère terrible quand le duc Jagellon de Lithuanie adjoignit, par son mariage avec Hedwïge, le royaume de Pologne à sa petite principauté et une nouvelle armée à ses premières légions. Pour soutenir la
�MARIENBURG.
11S
lutte contre cet adversaire puissant, la corporation Teutonique fut obligée de faire des armements considérables et de prendre à sa solde des régiments allemands. Le prudent et pieux Conrad de Jungingen, qui fut élu grand maître en 1393, s'efforça par tous les moyens possibles d'étouffer les germes d'hostilité dont son âme pacifique était affligée, dont sa pensée clairvoyante pressentait les funestes résultats. La Pologne levait de nouveau son belliqueux étendard. Conrad réussit à conclure avec'elle un honorable traité de paix. Il reçut le roi de Pologne à Thorn, le traita splendidement, et dès ce jour entretint avec lui d'amicales relations, si amicales que lorsque ce souverain souffrait de quelque grave indisposition, le grand maître lui envoyait son propre médecin. Les quatorze années pendant lesquelles Conrad resta à la tète de l'ordre devaient être, pour le pays qu'il régissait, comme un jour de calme avant la tempête, comme une dernière phase de prospérité avant les plus cruels désastres, comme une halte paisible avant une mortelle catastrophe. Par sa prudence, il avait su, sans compromettre sa dignité, détourner de la Prusse le fléau de la guerre ; par son intelligente coopération, il avait imprimé au travail agricole et commercial de cette contrée un
�116
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
nouvel essor ; par son esprit éclairé, il attirait autour de lui des hommes distingués, et ajoutait à l'éclat chevaleresque de Marienburg l'illustration de la science ; par sa conduite journalière, il donnait à tous ceux qui l'entouraient l'exemple d'une charité évangélique, d'une piété profonde unies à une douce et franche gaieté. Il mourut en 1407, et, quoiqu'il eût raffermi autour de lui les éléments d'ordre et de stabilité, à ses derniers moments, son âme était assombrie par de douloureuses prévisions. « Écoutez, dit-il. à quelques-uns des membres de son conseil, ne nommez pas pour me remplacer mon frère Ulrich, le brave, l'intrépide, l'héroïque soldat. Je crains que sa nature impétueuse n'entraîne l'ordre dans un grand péril. » Ulrich, pourtant, fut élu grand maître, et il ne voulait pas la guerre, et il s'efforça sincèrement de la prévenir. Mais le roi de Pologne et le duc de Lithuanie la voulaient ; il fallut s'y résoudre. L'armée ennemie, composée de 160 000 hommes, s'avança dans la plaine de Tanneberg. Ulrich n'avait que 80 000 hommes à lui opposer ; mais ses troupes étaient mieux disciplinées et mieux commandées que celles de son adversaire. La bataille s'engagea, une des batailles les plus effroyables dont l'histoire fasse mention. S'il faut en croire les chroniques
�MARIENBURG.
117
du temps, les Polonais perdirent dans cette journée 60 000 hommes, et cependant ils remportaient la victoire. La moitié de l'armée d'Ulrich était écrasée, toute sa cohorte de chevaliers anéantie ; lui-même, se jetant avec la fureur du désespoir au milieu de la mêlée, était tombé couvert de blessures sur un monceau de cadavres. Un chevalier, un seul, prit la fuite et osa se rendre à Marienburg. Il y fut traité comme un être infâme, dépouillé de ses insignes, jeté en prison, et la tête de son cheval fut clouée à la porte du château. C'était fait de la citadelle des grands maîtres, si les Polonais avaient su profiter de leur succès ; mais ils passèrent plusieurs jours à célébrer, en de bruyantes orgies, leur triomphe. Lorsque enfin ils se remirent en campagne, un homme d'une trempe de fer, Reuss de Plauen, avait eu le temps d'accourir de la Pomerelle à Marienburg avec 5000 soldats échappés au carnage de Tanneberg , et il était résolu à défendre vaillamment la forteresse de l'ordre: Cependant il comprenait trop bien le danger de sa situation pour ne pas chercher à le prévenir par un accommodement. Il se rendit au camp des Polonais, et proposa de leur céder la Pomerelle, le territoire de Culm et quelques autres districts. Les Polonais voulurent avoir la Prusse tout entière. « Eh bien ! s'écrie Plauen, la colère de Dieu
�118
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
est apaisée par mes prières, par mon hmnilité. Dieu et la Vierge me sauveront. Je ne quitterai pas Marienburg. — Votre Vierge ne vous sera d'aucun secours, » s'écria un soldat polonais ; et, à ces mots, il lança une balle contre la statue vénérée qui parait les murs du château, et une légende populaire raconte qu'en punition de ce sacrilège, il fut aussitôt frappé de cécité. Le siège dura deux mois. Les vainqueurs de Tanneberg, qui croyaient voir les portes de Marienburg s'ouvrir à leur approche, furent tellement découragés par cette longue résistance, qu'ils se retirèrent en imposant seulement à Plauen une somme de dix mille ducats pour le rachat de ses prisonniers. Plauen avait sau vé l'ordre de l'abîme creusé par la bataille de Tanneberg. Il fut élu grand maître ; mais la reconnaissance que lui devaient ses frères d'armes ne fut pas de longue durée. L'ingratitude est l'un des signes d'affaissement des sociétés. L'histoire ancienne et l'histoire moderne le prouvent par d'éclatants exemples. Dans sa jeunesse, l'homme est confiant et généreux ; dans le sentiment de sa force,et de sa vitalité, il ne craint pas de s'affaiblir en se dévouant à ceux qui éveillent ses sympathies ou excitent son enthousiasme. Plus tard, son imagination s'attiédit ; son cœur se resserre, et le froid
�MARIENBURG.
s
119
égoïsme, et les misérables calculs matériels compriment ses affections, terrassent ses nobles instincts. Il en est de même des peuples, ces agglomérations d'hommes. Ceux qui gouvernent les vieux peuples avec une main de fer prouvent 'par là qu'ils connaissent les décrépitudes de la nature humaine. Le 15 juillet 1410, la fleur de l'ordre Teutonique était fauchée à Tanneberg comme l'herbe des champs. Quelques jours après, la forteresse et la souveraineté de la corporation n'échappaient à une ruine certaine que par l'énergique résolution de celui qui n'avait point désespéré du salut de la patrie. En 1411, Plauen était nommé grand maître, et, en 1414, il était appelé à comparaître devant une assemblée de ses anciens compagnons d'armes, jaloux de sa gloire, envieux de son pouvoir, comme le doge de Venise devant le conseil des Dix. Il était forcé d'abdiquer sa dignité et de se retirer dans une obscure commanderie. Là, il inquiétait encore ses ennemis. Il fut transféré à Lochstadt, gardé à vue comme un coupable, et il mourut en 1430, outragé et oublié. L'ambitieux Sternberg, qui fut l'un des principaux instigateurs de cet acte d'iniquité, et qui réussit, par ses intrigues, à conquérir le titre de grand maître, dut reconnaître que, dans ces hautes fonctions, on ne s'endormait pas toujours d'un doux
�120
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
sommeil. Il eut à lutter à la fois, et contre les Polonais, qui lui prirent plusieurs villes, et contre les difficultés que lui créait à tout instant la pénurie de ses finances, et contre l'agitation du peuple appauvri par la guerre, irrité par ses souffrances. En 1422, il se démit lui-même de son emploi, se retira à Dantzig, et y mourut deux ans après. Sous l'administration de son successeur, Paul de Reussdorf, le malaise général s'accrut dans des proportions effrayantes. Une partie de la Prusse était ravagée par des inondations et des maladies pestilentielles, une autre envahie par les implacables Polonais. Le trésor de l'ordre était vide, la magnifique maison ^de Marienburg si dénuée de ressources qu'à peine pouvait-on y nourrir trente chevaux. Des bandes de volontaires, que l'on avait enrôlés en Allemagne, et dont on ne pouvait payer la solde, erraient à travers les campagnes et leur imposaient de cruelles contributions. De côté et d'autre on voyait déjà éclater ces défections qui annoncent la chute des royautés. De toutes parts on sentait que le grand édifice teutonique était lézardé et ébranlé jusque dans ses fondements. Un homme d'une intelligence aussi droite, d'un caractère aussi imposant que Conrad de Jungingen, un homme d'un tempérament aussi énergique que Plauen, auraient peut-être pu raffermir, sur - sa base ce noble
�MARIENBURG.
121
édifice et prolonger sa durée. Paul de Renssdorf n'avait point les qualités de ces deux grands maîtres : il était d'une nature honnête, et animé des meilleures intentions, mais timide et vacillant, pilote effarouché sur une mer orageuse, Louis XVI en face d'une révolution. Tandis que les Polonais ravageaient ses domaines, il entra en négociation avec eux et signa un traité de paix dont il fut vivement blâmé. Il aspirait à calmer les mécontentements qui éclataient dans la contrée, et ne pouvait pas même réprimer les dissensions de ses conseillers. Un jour, à la suite d'une séance orageuse du chapitre de Marienburg, il monta sur un traîneau et s'enfuit épouvanté à Dantzig. Épuisé enfin par tant de luttes continuelles, affligé d'être sans cesse déçu dans ses plus louables desseins et de voir s'aggraver de plus en plus une situation à laquelle il ne se sentait pas capable de remédier, il tomba dans une noire mélancolie, demanda à déposer son inutile pouvoir, et mourut subitement. Pendant les dernières années de son administration, les rumeurs d'abord confuses du pays avaient pris un caractère déterminé. Des plaintes on en était venu aux récriminations, et des récriminations aux plans de réforme, aux requêtes impérieuses.
�122
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Il y a deux mille huit cents ans que Roboam, le fils de Salomon, soumettait à ses conseillers les demandes du peuple d'Israël. Depuis cette époque jusqu'aux derniers monts Àventins, que de fois cette môme question a été pour les gouvernements un problème périlleux, et souvent un mortel écueil! S'ils cèdent à une première injonction, ils doivent craindre que leur condescendance ne soit envisagée comme un signe de faiblesse et ne provoque d'autres exigences. S'ils résistent, ils courent risque d'enflammer l'esprit de révolte. C'est ce qui arriva au malheureux ordre Teutonique. Il se forma en Prusse un parti de mécontents qui sollicitait la réforme de quelques services administratifs, la diminution de différentes taxes, la liberté de contrôler les actes du gouvernement, et, avant tout, l'abolition radicale de plusieurs impôts. Cette association, composée de gentilshommes de campagne, de négociants et de bourgeois des principales villes, publia un manifeste dans lequel elle disait qu'elle n'avait en vue que le bien public, qu'elle n'agirait que pour la plus grande gloire de Dieu, pour l'honneur du grand maître et la prospérité de l'ordre. On connaît le style de ces proclamations. Il y a longtemps qu'il a été mis en pratique, et l'on sait ce qu'il renferme de passions égoïstes sous ses protestations de patriotisme, et d'éléments
�MARIENBURG.
123
révolutionnaires dans ses témoignages de respect envers l'autorité. Paul de Reussdorf laissa cette association se former et se développer sans pouvoir ni la vaincre, ni l'apaiser, ni la dissoudre. Son successeur, Conrad d'Erlichshausen, eut l'habileté de la tenir en haleine pendant neuf années sans lui rien accorder et sans la pousser à une levée d'armes. Cependant la ligue s'accroissait constamment par de nouvelles adjonctions. Elle se répandait dans les villes, elle pénétrait jusque dans les conseils du château de Marienburg, elle attirait même des fonctionnaires de la chevaleresque corporation. Jean de Baysen, qui avait été honoré de la confiance de deux grands maîtres, devint un de ses chefs, et lui révéla les secrets, les plans et la réelle situation de l'ordre. Dans l'assemblée des dignitaires convoqués à Marienburg pour nommer le successeur de Conrad, une voix se fit entendre, qui déclarait qu'on ne devait plus garder aucun ménagement envers une troupe de rebelles, ni leur offrir aucune transaction ; qu'il fallait la dompter par la force, et la faire rentrer dans la ligne de son devoir. C'était le maître d'Allemagne, J. de Benningen, qui parlait ainsi. Plusieurs de ses collègues exprimèrent vivement la même opinion, et Louis d'Erlichshau-
�124
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
sen, qui venait d'être élu grand maître, n'était luimême que trop disposé à employer les moyens de rigueur. La guerre éclata, la guerre civile avec toutes ses horreurs, et elle dura treize ans. Les confédérés, qui ne pensaient, disaient-ils , qu'à alléger les misères du peuple, commencèrent par imposer au peuple des contributions auxquelles il n'avait jamais été assujetti ; puis ils s'armèrent et prirent à leur solde des bandes de condottieri. De son côté, l'ordre Teutonique faisait aussi ses préparatifs. Appauvri d'hommes et d'argent comme il l'était, il fut obligé d'engager plusieurs de ses domaines pour pouvoir soudoyer une légion de mercenaires. Au commencement de Tannée 1454, les ligueurs s'emparèrent de la ville de Thorn, et de là adressèrent au grand maître la plus insolente sommation. Le roi de Pologne, qui depuis longtemps était en rapports continus avec eux, et qui les encourageait dans leur révolte, leur donna des troupes avec lesquelles ils vinrent assiéger la citadelle de l'ordre. Ils l'attaquèrent de deux côtés avec fureur, sans pouvoir vaincre sa résistance. Après un blocus de soixante et dix-sept jours, une partie de leur armée , fatiguée de ses inutiles efforts, commençait à se débander, quand tout à coup on apprit que Casimir s'avançait au secours des assiégeants avec
�MARIENBURG.
123
40 000 hommes. C'était fait dès ce moment de la fidèle ville et du noble château de Marienburg, sans un de ces valeureux champions qui apparaissent dans les désastres des nations, comme pour faire palpiter encore une fois tous les cœurs dans un dernier triomphe, et répandre sur une scène de deuil un dernier rayon de gloire. C'était Plauen, brave et ardent comme celui qui déjà avait illustré ce nom, dévoué comme lui à l'honneur de l'ordre, dont il était un des commandeurs. Avec quelques milliers de soldats, Plauen ne craignit pas de marcher à la rencontre du roi de Pologne. Il le joignit près de Conitz, engagea intrépidement la bataille et le mit en déroute. Le 17 septembre au soir, les cloches de Marienburg sonnaient à toute volée, et le peuple se précipitait en foule dans les églises pour y entonner un heureux Te Deum. Le lendemain, les murs du château furent pavoisés d'étendards. A la chue de la plus haute tour, flottait une bannière portant cette inscription : Ich leide ohne Schuldl. Les assiégeants ne savaient à quoi attribuer ces manifestations de joie. Quand ils apprirent la défaite de Casimir, ils levèrent leurs tentes et s'enfuirent en toute hâte. La victoire de Plauen eut un autre
1. Littéralement ; Je souffre sans faute.
�126
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
résultat : elle ramena sous l'autorité de l'ordre des villes, des forteresses, des districts entiers, qui déjà avaient été conquis par les confédérés, ou s'étaient volontairement associés à leur rébellion. Encore une victoire pareille, et peut-être Casimir, terrifié, aurait renoncé à ses ambitieux désirs, et peut-être le faisceau de la ligue se serait rompu. Mais l'ordre était complètement dénué des ressources les plus essentielles. Hors d'état de se défendre avec ses propres cohortes, obligé de prendre à sa solde des hordes brutales de mercenaires, il cherchait de tous côtés de l'argent pour les payer, et de toutes parts on répondait qu'il n'y avait plus d'argent à espérer. Cependant ces soldats étrangers commençaient à s'ameuter; leurs chefs demandaient impérieusement ce qui leur était dû, et menaçaient nonseulement d'abandonner le drapeau teutonique, mais de se ranger du côté de ses ennemis. Pour les apaiser, le grand maître en vint à leur remettre un acte, signé de lui et de tous les membres de son chapitre, par lequel il s'engageait à leur abandonner Marienburg et toutes ses possessions de la Prusse et de la Nouvelle Marche, si dans l'espace de quatre mois il n'avait pas satisfait à leurs réclamations. Cet acte de désespoir était daté du 9 octobre 1454. Au mois de février de l'année suivante, les
�MARIENBURG.
127
efforts du grand maître pour se procurer les sommes qui lui étaient nécessaires avaient de nouveau échoué. Il sollicita de ses mercenaires un nouveau délai, et les détermina à attendre jusqu'au mois d'avril. A cette époque, sa caisse était encore complètement vide. Il fléchit la tête devant ses rudes créanciers; il les pria, il les conjura d'avoir pitié de sa situation, et finit par obtenir d'eux un ajournement de quatre semaines; mais il fut forcé de leur remettre les clefs du château, et ces hommes y entrèrent comme dans leur propre demeure, et s'emparèrent des plus beaux appartements. Le jour fatal étant arrivé, le malheureux Erlichshausen ne pouvant remplir ses engagements, les farouches capitaines déclarèrent qu'ils prenaient possession de Marienburg, et sommèrent le grand maître de faire comparaître devant eux la magistrature de la ville pour reconnaître leur droit et leur prêter serment de fidélité. Louis obéit. Les principaux habitants de la ville se rendirent à son appel ; mais leur brave bourgmestre Blume déclara fièrement que ni lui ni ses concitoyens ne pouvaient se laisser abuser sur la contrainte à laquelle Erlichshausen était obligé de céder; qu'ils avaient juré de rester fidèles à l'ordre Teutonique, et qu'ils lui resteraient fidèles. Déconcertés par ce langage inattendu, peu sûrs
�128
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
de réussir s'ils essayaient d'assujettir par les armes ceux qui montraient une telle résolution, les misérables mercenaires s'adressèrent au roi de Pologne et lui vendirent, pour 436 000 florins, tous les droits que leur conférait l'acte du 9 octobre. Par précaution, ils avaient enfermé Erlichshausen. Ils ne le relâchèrent que lorsqu'il ne lui était plus possible d'entraver leurs manœuvres. Le dernier des grands maîtres de Marienburg se retira à Kœnigsberg. Au mois de juin 1457, le roi de Pologne entra dans la cité qu'il n'avait pu conquérir, et qu'une compagnie de Shylocks lui livrait à vil prix. Mais elle devait lui coûter cher. A peine l'avait-t-il quittée que le fidèle Blume reprenait les armes. L'intrépide Plauen venait le rejoindre avec 1200 hommes : un capitaine de mercenaires, Zinnenberg, révolté de la conduite de ses compagnons, s'associait avec ardeur au courageux dessein de ces deux hommes, et un autre vaillant officier, Trosseler, devait puissamment soutenir leurs efforts. A la tète de quelques milliers de soldats, ces quatre défenseurs de l'ordre entreprirent d'escalader le château occupé par une garnison polonaise. Malgré leur énergie, ils ne purent y réussir; mais ils étaient les maîtres de la ville, ils en faisaient de nouveau la capitale de l'ordre. Pour la reprendre, les gens de Dantzig, d'Elbing et des autres villes
�MARIENBURÔ.
120
confédérées, durent lever de nouvelles troupes, et le roi de Pologne se remit en marche avec une armée de 20 000 hommes. Assiégée d'un côté par cette armée, harcelée de l'autre par la garnison du château, la hère population de Marienburg ne voulait pas se rendre. Elle sollicitait de tous côtés des renforts qui n'arrivaient pas jusqu'à elle, ou qui ne lui arrivaient qu'en petit nombre ; elle était ravagée par le feu des ennemis, décimée par les combats et les maladies, souvent privée de vivres, dépourvue de munitions, et les yeux fixés sur son drapeau, le cœur rempli d'un sentiment d'affection pour ses anciens maîtres, l'âme exaltée par un religieux enthousiasme, elle bravait tous les périls, elle supportait toutes les souffrances, elle continuait sa lutte de chaque jour. Pendant près de trois ans, elle se défendit ainsi, avec une fermeté sans égale, avec un héroïsme merveilleux. Si un tel héroïsme avait éclaté, il y a quelque trois mille" ans, dans quelque bourgade de la Grèce, tous nos livres d'écol feraient pompeusement, tous nos profe collège en feraient d'âge en âge un suj et/d«/thème ou de version pour leurs élèves. Mais col belle page d'histoire ne date que de quatre^sî^cles, qu'elle s'est faite près de nous, sous une 0 chrétienne, elle n'entre que comme un minime
�•130
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
épisode dans un cours d'histoire générale. Il n'y' a .pas en France un élève de troisième qui ne soit en état de narrer la vie fort peu recommandable d'un Alcibiade. Combien y en a-t-il qui connaissent seulement le nom de Bluine, ce magistrat inébranlable dans les liens de son serment, ce religieux défenseur des ruines de l'ordre Teutonique, ce martyr de sa loyauté ? Les Polonais et les Dantzigois commençaient à se sentir fatigués de leur long siège. Ils avaient aussi à leur solde des mercenaires qui ne transigeaient pas sur le règlement de leur compte, et pour lesquels il fallut que les femmes de Dantzig convertissent en argent monnayé leur vaisselle d'argent et leurs bijoux. Déjà Casimir était retourné dans ses États, et un fléau pestilentiel, enfanté par de longues pluies, par l'humidité des campements, par la mauvaise nourriture, démoralisait ses soldats. Un moment vint où l'inflexible Marienburg put croire qu'elle serait récompensée de son courage par le succès. Mais Plauen, épuisé de fatigue, malade, languissant, fut forcé d'abandonner l'arène où son secours était si essentiel, et un infâme citoyen de Marienburg, un traître, qui se trouvait parmi les assiégeants, leur indiqua un endroit des remparts où il était aisé de pratiquer une brèche irréparable. La ville, si vigilante qu'elle fût, ne re-
�MARIENBURG.
131
connut les résultats de cette fatale révélation que lorsqu'il n'était plus possible d'y remédier, et elle capitula. Le 7 août 1460, le commandant du château et Baysen en prirent possession au nom du roi de Pologne. Ce jour-là même, Trosseler et dix-sept de ses compagnons étaient enfermés dans un cachot où ils périrent misérablement. Le lendemain, Blume, le noble Blume était écartelé. La guerre civile, commencée en 1453, ne se termina qu'en 1466, parle traité de Thorn. En vertu de ce traité, la Pologne s'emparait de la Pomerelle, des évêchés de Gulm ét d'Ermeland. Le reste de la Prusse était laissé à l'ordre, â titre de
fief.
Chaque
grand maître devait, après sa nomination, se reconnaître vassal du roi de Pologne, se rendre près de lui pour recevoir l'investiture de ses domaines et pour lui prêter serment. Il lui était interdit de contracter, sans l'autorisation de son suzerain , des alliances avec des princes étrangers, et il était tenu de fournir un corps de troupes à la Pologne, chaque fois qu'il en serait requis. Dans cette guerre de treize ans, 80 000 hommes avaient péri sous l'étendard des Polonais ; 70 000 sous celui de l'ordre ; 13 000 mercenaires sous les bannières de Dantzig. Mille églises, J5 000 villages de la Prusse avaient été réduits en cendres. « Toute
�132
UN ÉTÉ AU BORD DË LA BALTIQUE.
la contrée, dit M. Weberi, était saccagée, dévastée et courbée sous le joug de la Pologne. La vengeance deNémésis, dit M. Voigt2, punit les provinces qui avaient trahi la cause de l'ordre Teutonique par un asservissement de trois siècles à un prince étranger, à une langue, à des mœurs, à des lois étrangères. Cruel, mais juste châtiment! Le fouet qui avait été enlevé aux chevaliers, la Pologne, dit Kotzebue, selon une expression biblique, en fit un scorpion8. » Tel était le résultat de la levée d'armes des ligueurs. Leurs beaux plans de réformes, leurs rêves de liberté aboutissaient, comme tant d'autres songes révolutionnaires, à l'esclavage. Us. ne pouvaient, disaient-ils, supporter les excès du pouvoir de leurs légitimes régents, et la guerre qu'ils avaient entreprise pour les renverser, et le sang qu'ils avaient répandu, et les ruines qu'ils avaient entassées dans leur propre pays, ne servaient qu'à agrandir les domaines d'une nation contre laquelle leurs pères avaient longtemps combattu, et à les jeter, éperdus et tremblants, sous la verge de son souverain ! Mais l'ordre Teutonique était vaincu, démembré, à moitié anéanti. Il cessait de compter au nombre
1. Tome III, p. 194. 2. Geschichte Marienburgs, p. 512. 3. Geschichte Preusseus.
�MARIENBURG.
i 33
des États indépendants. Il livrait à la Pologne la meilleure partie des provinces prussiennes, et ne gardait le reste qu'à une condition humiliante. Après la paix de Thorn, la Livonie se détacha de lui. Plusieurs de ses propriétés, en Allemagne, en Lombardie, en Sicile, notamment la riche commanderie de Palerme, l'abandonnaient également, èt la réformation allait venir, qui devait encore lui en enlever d'autres. Le siège de son administration était transféré à Kœnigsberg, et, à chaque élection nouvelle, l'acte de vasselage à accomplir envers le roi de Pologne devenait une importante affaire. L'un des grands maîtres, Martin de Wetzhausen, voulut s'y soustraire, et fut obligé de s'y résigner après avoir vu les Polonais envahir et ravager les campagnes confiées à sa protection. Les chevaliers crurent qu'ils échapperaient à la douloureuse cérémonie de l'hommage en prenan pour chef un prince. En 1498, ils élevèrent à la dignité de grand maître Frédéric, duc de Saxe, à la condition qu'il n'irait point prêter serment d'o* béissance au roi de Pologne, et qu'il tenterait de reconquérir ce que l'ordre avait perdu. Les Polonais reprirent les armes. Frédéric se rendit en Allemagne pour y lever des troupes, et mourut sans avoir rien pu entreprendre. Il fut remplacé par
8
�J 34
UN ETE AU BORD DE LA BALTIQUE.
Albert d'Anspach, petit-fils d'Albert de Brandebourg, auquel ses contemporains avaient donné l'homérique surnom d'Achille. Cette fois, les pauvres chevaliers Teutoniques devaient être à jamais délivrés du vasselage qui les humiliait. Albert, qui était neveu du roi de Pologne, se fit donner en 1525, pour lui personnellement et pour ses descendants, l'investiture des provinces prussiennes que l'ordre Teutonique conservait encore à titre de fief. Dans un de ses voyages en Allemagne, il avait pris goût à la doctrine de Luther ; il renia le culte catholique pour embrasser le protestantisme, brisa ses serments de grand maître pour épouser une princesse de Danemark, et travailla avec tant de zèle à propager dans ses États le nouveau dogme, que Luther écrivait à Polentz : « Observez le miracle ! voilà qu'en Prusse l'Évangile vogue à pleines voiles. » L'histoire de Marienburg se termine à la mort de Blume. L'histoire de l'ordre Teutonique, comme État princier, s'arrête à 1525. La bataille de Tanneberg l'avait terrassé ; le traité de Thorn lui avait ravi ses plus belles possessions et ses plus hautes prérogatives ; la réformation achevait sa ruine. Désormais c'est fait de la puissance qu'il exerçait au nord de l'Europe et qui rayonnait en tant de contrées. Ce n'est plus qu'une sorte de con-
�MARIENBURG.
135
grégation religieuse qui possède encore çà et là quelques anciennes dotations. Il nomme encore, comme autrefois, des grands maîtres ; mais ces grands maîtres, installés obscurément à Mergentheim, n'ont plus d'autre souci que de conserver les derniers débris de son ancienne fortune. Si, de temps à autre, l'un d'eux essaye encore de rappeler les services que la vaillante corporation a rendus à la chrétienté, et de protester contre les spoliations qu'elle a subies, au grand silence qui se fait autour de lui, il doit voir que personne ne songe à la relever de son affaissement. Les princes d'Europe avaient martyrisé les Templiers ; les princes d'Europe avaient abandonné les héroïques chevaliers de Rhodes. C'était le tour de l'ordre Teutonique. On le laissait mourir. Fidèle pourtant jusqu'au dernier moment à sa primitive mission, cet ordre prenait encore les armes pour la défense du catholicisme. Les chevaliers s'associaient à toutes les guerres de religion, aux batailles contre les protestants et aux batailles contre les Turcs. C'était un de ses grands maîtres, cet illustre palatin de Neubourg qui, en 1685, commandait l'assaut de Bude. C'était un de ses commandeurs, ce comte de Stahrenberg, que l'Autriche compte au nombre de ses plus grands généraux. Ses soldats disaient : « Si la voûte du ciel venait à
�136
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
tomber, le visage de Stahrenberg ne changerait pas de couleur; » et en mourant, l'intrépide guerrier ordonnait qu'on ne mît sur sa tombe que ces mots : Miserere mei, domine. Mais ceux qui employaient à leur' service le courage de cette fidèle légion ne se croyaient point obligés de protéger son existence. Le 24 avril 1809, Napoléon supprima l'ordre Teutonique, et personne n'éleva la voix contre cet arrêt. Un trait de plume mettait fin à une histoire de six siècles. J'en reviens au château de Marienburg. Depuis l'année 1457, ce château fut habité par un staroste polonais et des fonctionnaires subalternes qui, ne pouvant l'occuper en entier, en prenaient la meilleure part, et laissaient le reste tomber en décadence. On sait comment les plus solides constructions dépérissent quand l'homme les abandonne aux dégâts du temps, et nulle main intelligente ne s'appliqua à réparer ces dégâts pendant plus de trois siècles. Au premier partage de la Pologne, en 1772, les Prussiens prirent possession de Marienburg, et ne songèrent nullement ni à refaire les toitures écrasées, ni à relever les côtés ébranlés de ce noble édifice, ni même à conserver dans sa majesté première ce qui n'avait point été encore complètement endommagé. Tout au contraire, ils achevèrent d'en
�MARIENBURG.
137
dégrader les plus belles parties. Ils en firent des casernes et des magasins. En môme temps, une quantité de petits bourgeois et d'artisans venaient appliquer leurs échoppes et leurs ateliers à la façade du château, comme les gens de Spalato au gigantesque palais de Dioclétien. Puis les appartements du grand maître étaient livrés à des fabricants qui, pour y établir plus commodément leurs machines et leurs ouvriers, masquaient des fenêtres, coupaient les salles par des cloisons, appuyaient des soupentes sur les piliers de granit, taillaient sans merci-dans les ornements d'art, et rapetissaient à qui mieux mieux cette splendide architecture pour la réduire aux proportions de leur métier. A la fin du siècle dernier, une portion notable de ce royal palais tombait en ruines ; une autre avait subi une telle transformation que les chevaliers du xvic siècle ne l'auraient pas reconnue. Les vandales de la spéculation, la bande noire de l'industrie, avaient renversé des voûtes, des salles tout entières, une magnifique tour carrée et une chapelle. En 1801, un homme qui portait le titre d'Oôer Baurath (conseiller supérieur des bâtiments) s'imagina même qu'il donnait une preuve notable de son intelligence en proposant de démolir les murs du haut château et du château central, pour en employer les matériaux à la construction d'un nou->
�138
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
veau magasin. Par bonheur, ceux à qui il devait soumettre ses projets ne se hâtèrent pas d'approuver son ingénieuse idée. En 1807, les Français entrèrent à Marienburg, et du magnifique réfectoire de l'ordre firent successivement un atelier de menuiserie, une étable, puis enfin un lazaret. Une autre division de nos armées s'arrêta là encore en se rendant en Russie, partagea cette vaste salle en deux compartiments et y établit ses ambulances. Malgré ce déplorable abandon et ces hideuses métamorphoses, ces dévastations du temps et ces dévastations des hommes, grâce au ciel pourtant, ce précieux monument ne devait pas périr. Déjà, dès l'année 1803, les dessins d'un artiste et la voix éloquente d'un poète, Max de Schenkendorf, avaient appelé l'attention du gouvernement et celle du peuple prussien sur cette grande œuvre du moyen âge. Le roi s'émut à cet appel et ordonna que des mesures fussent prises pour conserver, autant que possible, la résidence de ceux qui, avant lui, avaient été les souverains de Marienburg. Les terribles événements qui bientôt éclatèrent en Allemagne, la bataille d'Iéna, les désastres qui la suivirent, firent oublier ce travail architectural. L'édifice de la monarchie prussienne semblait s'écrouler; comment penser à celui de l'ordre Teutonique ? Lorsque la paix fut assurée, en 1815, on y revint.
�MARIENBURG.
139
Sur les instances de M. le président de Schon, par les ordres du chancelier d'État, le prince de Hardenberg, un habile architecte, M. Costenohle, traça le plan de la restauration du vénérable château, à l'aide d'un prêtre de Marienburg, M. Habler, qui avait fait une longue et patiente étude de la structure de cet édifice et de ses chroniques. Ce plan, revu dans ses plus minutieux détails et approuvé par Schinkel, n'avait d'autre défaut que d'obliger ceux. qui voudraient l'exécuter à une dépense énorme. Mais dès que, sur les bords de la Vistule et du Nogat, on apprit que le gouvernement songeait à relever de ses ruines la maison des grands maîtres, cette nouvelle excita de toutes parts une vive sympathie et provoqua un généreux élan. Il se forma aussitôt des associations de magistrats, de prêtres, de bourgeois, qui sollicitaient l'honneur de coopérer à cette entreprise; les paysans même des environs de Marienburg voulurent y prendre part. Ils voulurent transporter gratuitement les matériaux de construction sur l'emplacement du château, nettoyer les souterrains, déblayer le sol ; et ce n'était pas peu de chose : car, dans l'espace de deux années, ils enlevèrent 48 000 chariots de décombres. Pour satisfaire aux vœux qui lui étaient manifestés à la fois de tant de côtés, le gouvernement
�140
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
divisa le plan général de reconstruction en différentes parcelles, en fit faire autant de devis, et les proposa aux associations qui lui offraient leur tribut avec tant d'empressement.' Chacune d'elles le remercia de cette intelligente conception, chacune d'elles se hâta de prendre sa tâche spéciale, et se réjouit d'y attacher son nom. Ainsi, les portes de la salle grandiose qui servait de réfectoire aux chevaliers ont été refaites par les habitants de Marienwender; ses hautes fenêtres avec leurs vitraux, par les villes de la Prusse occidentale ; une des tables qui la décore a été donnée par la cité de Culm, une autre par le baron de Rosenberg. Les créneaux et les passages fortifiés ont été reconstruits par les cotisations des officiers. La chambre du grand maître a été élégamment décorée par les princes de Reuss, descendants du vaillant Plauen. Plusieurs familles ont déposé dans une des pièces principales de ce même appartement, des armoiries et des tableaux. Les étudiants des gymnases, les professeurs de l'université de Kœnigsberg, fondée en 1525 par le duc Albert, ont placé là de riches vitraux. La banque de Prusse a aussi contribué à un de ces travaux d'embellissement. La famille royale a rétabli en entier la salle où jadis les grands maîtres recevaient à leur table les ambassadeurs et les princes étrangers. Le clergé protestant a réédifié leur cha-
�MARIENBURG.
141
pelle. Le clergé catholique a réparé l'église, qui est maintenant l'église paroissiale de Marienburg, rebâti la chapelle de Sainte-Anne, et rajeuni, par un adroit travail, la statue colossale de la Vierge. Malgré toute l'habileté des artistes qui ont présidé à cette reconstruction, malgré le zèle de ceux qui s'y sont adjoints, on n'a pu rendre complètement à la glorieuse résidence dès chefs de l'ordre Teutonique ni sa grandeur ni sa forme primitives. Une partie de ses murs est anéantie, une partie de ses anciens ornements est à jamais perdue. Mais par le concours de tant de volontés appliquées à sa réédification, par ce zèle patriotique, par cette pieuse pensée, n'a-t-il pas reçu une nouvelle, une solennelle consécration? C'était jadis la propriété d'une corporation. C'est maintenant l'œuvre nationale de tout un pays, son monument historique, son sanctuaire religieux. En 1822, le prince royal de Prusse assistait là à un banquet par lequel une enthousiaste assemblée célébrait cette régénération de Marienburg, et il s'écria : «Que tout ce qui est grand et digne subsiste comme cet édifice ! » Noble devise exprimée en un noble lieu! Puisse le ciel l'exaucer !
�1Y
LA CÔTE DE POMÉRANÈ,
Cette longue côte de Poméranie! elle est curieuse à étudier : curieuse pour le géologue, qui trouve là un sol de date récente, abandonné par les flots de la mer au travail de l'homme ; pour l'ethnographe, qui y découvre les traces de plusieurs races différentes ; pour le moraliste, qui se plaît à observer les traits de caractère distincts et le développement successif d'un peuple. Sur celte terre d'un fond sablonneux et marécageux si sauvage autrefois, et maintenant si-fertile, il y a des témoignages d'impatient et persévérant labeur dont s'honoreraient les Hollandais, ce brave peuple qui, dans les arts et l'agriculture, a élevé la patience à la hauteur du génie. Sur cette môme terre qui, par son humble apparence, entre les marches saxonnes et les grèves de la Baltique, semblait devoir rester en dehors des agitations de l'Allemagne, il y a eu des années de combats, des guerres ardentes, et des dévastations tout autant qu'on en peut compter dans les régions qui, par leur nature, éveillent la plus grande convoitise.
�LA CÔTE DE PONÉUANIE.
143
D'abord les Celtes sont venus dans cette contrée ; les Celtes, ces premiers habitants de l'Europe, dont l'archéologue retrouve les vestiges sous les tumulus où ils ont enfoui leurs armes de pierre, comme l'historien sous les couches des diverses générations qui leur ont succédé. Après les Celtes sont venues les peuplades d'origine germanique, puis les Slaves. Les Allemands qui occupaient, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, les bords de la Baltique, ne devaient point y rester. Les anciens écrivains romains ont fait une triste description de la vieille Germanie. Tous s'accordent à la représenter comme une terre inculte, aride, sauvage, traversée par d'immenses forêts dont une entre autres, la forêt Hercynienne (le Harz), occupe un tel espace qu'il ne faut pas moins de neuf jours de marche pour la traverser dans sa largeur, et soixante dans sa longueur. Çà et là des fleuves difficiles à franchir, des lacs et des marais d'où s'exhale un air fétide, et partout un climat rigoureux sous iequel les fruits ne peuvent pas même mûrir. Que ces sombres peintures aient été exagérées par des hommes habitués au luxe des grandes villes romaines, au ciel de l'Italie, on ne peut en clouter, et au temps où nous vivons, on trouverait plus d'une exagération du même genre dans les descriptions des contrées du Nord faites par les hommes du Midi. Mais il est certain aussi qu'à
�4 44
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
cette époque lointaine, les rudes et turbulentes tribus germaniques ignoraient ou dédaignaient l'art de féconder le sol où elles s'arrêtaient. Quelques champs défrichés d'une main inhabile et ensemencés d'orge ou d'avoine, c'était là à peu près leur unique culture ; la chasse et la pêche étaient pour elles, comme pour les Indiens sauvages de l'Amérique, le principal moyen de subsistance, et quand les bois, les rivières, les lacs, les sillons qu'on ne savait pas ménager, étaient épuisés, ces tribus les abandonnaient, comme les Tartares et les Lapons abandonnent les pâturages dont leurs bestiaux ont rongé l'herbe. De là ces migrations perpétuelles, de là ces hordes mouvantes qui roulent l'une sur l'autre comme les vagues de l'Océan, se pressant, se foulant, se ruant de zone en zone vers les contrées qui offrent un nouvel appât à leur brutal appétit, jusqu'à ce qu'elles inondent les plaines de l'Italie, jusqu'à ce qu'elles se précipitent sur les remparts de la cité du monde et les renversent sous leur flot impétueux. Ce qui est arrivé dans les contrées méridionales de la Germanie devait, à plus forte raison, arriver dans ses districts les plus arides. Des peuplades issues des âpres régions de la Scandinavie, par laquelle tant de légions ont débordé, qu'on l'a appelée la vacjina gentium, se répandirent sur les côtes mé-
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
143
ridionales de la Baltique ; d'autres leur succédèrent, puis s'en allèrent -vers des climats meilleurs. A la suite de la grande race gothique apparaissent, à diverses époques, les nombreuses tribus slaves : Polonais, Bohèmes, Serbes, Obotrites, Wendes, qui successivement, tantôt par une irruption violente, tantôt par une marche pacifique, se répandent au nord, au sud, à l'est de l'Allemagne, dans le Mecklembourg et la Lusace, sur les bords de l'Adriatique et le long du Danube. Au vie siècle, les Wendes s'avancent sur la plage méridionale de la Baltique, et, trouvant le sol dépeuplé, s'y établissent sans difficulté. Ils ont donné à cette bande de terre le nom de Poméranie qu'elle a gardé, et ils ont été ses premiers laboureurs. Les écrivains de l'antiquité ne nous offrent sur la race slave que des notions incertaines, car ils la confondaient avec les différentes hordes de Sarmates. La physionomie, les mœurs de cette race n'ont point été décrites, comme celles des Germains, par un Tacite et un Jules César. Pour trouver à ce sujet quelques traits caractéristiques, il faut redescendre aux œuvres de Procope et de Constantin Pornhyrogénèle. Quant au caractère particulier des diverses
1. J'ignore le dialecte particulier des Wendes; mais la langue russe, à laquelle il est emprunté, me donne très-nettement cette étymologie : po (près de), more (mer). 9
�146
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
tribus de cette nouvelle famille dispersées en tant de régions, pour le connaître, ou tout au moins pour s'en faire une idée approximative., il faut l'étudier dans les chroniques locales. Les traditions du Nord nous représentent les Wendes comme une belle et forte race, aux yeux bleus, à la peau blanche, au teint rosé. C'est aujourd'hui encore un des traits distinctifs de la race russe. Les hommes portaient des chaussures faites avec l'écorce des arbres, comme on en voit encore fréquemment aux pieds des mougicks russes, et une sorte de redingote plissée, en toile ou en drap bleu. Un petit bonnet garni d'une plume leur couvrait la tète. Constamment ils avaient le cou et la poitrine nus. Les femmes étaient revêtues d'une robe ouverte sur le devant, descendant un peu plus bas que les genoux, serrée à la taille par une ceinture. En Pologne, et clans le Monténégro, on retrouve encore des costumes pareils. Comme les anciens Germains, les Wendes étaient asservis à un dogme grossier et à des coutumes barbares. Primitivement ils avaient eu une sorte d'intuition platonique d'un Dieu suprême, d'un Dieu unique : c'est du moins ce qui apparaît dans l'idée qu'ils se faisaient de leur dieu Bog, source de la lumière, élément de la vie, qu'on adorait par la pensée, et dont on aurait cru offenser la sublime ma-
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
147
jesté en lui offrant des sacrifices. Mais cette primitive conception avait dégénéré en un polythéisme qui, par plusieurs de ses symboles, nous rappelle l'image des idoles indiennes1. En tête de cette théogonie sont les deux divinités qui représentent le principe du bien et du mal : Belbog, le dieu blanc ; Tchernegod, le dieu noir. Celui-ci résidait dans les sombres entrailles de la terre. Pour apaiser sa méchanceté , il fallait quelquefois lui sacrifier de nombreuses victimes. Belbog avait plusieurs fils auxquels il confiait la garde de diverses provinces. On leur érigeait des temples et, pour indiquer leur puissance, on les représentait avec plusieurs têtes. Triglav, qu'on adorait particulièrement à Stettin, en avait trois. Barovit en avait cinq, pour veiller à la fois sur les cinq principales peuplades de la Pomêranie. Rugovit, le dieu de la guerre, en avait sept, et à sa ceinture pendaient sept épées. Le plus illustre de ces dieux était Svantevit, dont l'autel s'élevait à Arcona, et dont nous parlerons plus en détail quand nous en viendrons à la description de l'île de Rùgeni
1. Les Slaves, dit le vénérable Helmold, qtii au. XIIc siècle composait dans sa rustique paroisse sa Chronica Slavorum, les Slaves ont des milliers d'idoles à plusieurs têtes. Ils ont des divinités particulières pour les champs et les bois, pour les jours de fêté et les jours de deuil; mais ils reconnaissent un Dieu suprême auquel tous les autres sont soumis.
�148
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
À Rhetra, dans le duché actuel de MecklembourgStrélitz, il y avait un temple de premier ordre, une sorte de métropole où l'on voyait les images de toutes les divinités adorées dans les différents districts des Wendes. Au milieu de ces images s'élevait celle de Redegast, le patron de Rhetra, revêtu d'une armure d'or, portant sur la poitrine un bouclier avec une tête de bœuf, sur le front un casque surmonté d'un oiseau, et à la main une hallebarde. Telle qu'elle se manifeste dans les traditions qui sont parvenues jusqu'à nous, la mythologie des Wendes ne nous montre rien qui ressemble au panthéisme qui éclata dans l'ancienne Grèce en tant d'ingénieuses fictions et de scènes poétiques, ni rien qui ressemble aux mystiques et profondes conceptions des Indiens. C'est une mythologie froide, contenue, austère, qui apparaît comme un dogme sans développement à côté de cette prodigieuse multitude d'images de dieux et de démons, d'esprits aériens et de personnifications monstrueuses, qui se déroule comme un tableau gigantesque de l'autre côté de la Baltique, dans les récits cosmogoniques et épiques des Scandinaves. Comme les Grecs, pourtant, et comme les Celtes, il est à remarquer que les Wendes, ces enfants de la nature, éprouvaient un respect superstitieux pour
�LA CÔTE DE P0MÉRAN1E.
149
les forêts. Outre les temples où ils allaient rendre hommage à leurs idoles, ils avaient des enceintes de bois sacrés près desquelles ils se croyaient plus près de leurs divinités. L'entrée de ces retraites mystérieuses était, sous peine de mort, interdite au peuple. Le prêtre seul avait le droit d'y pénétrer, et tout ce qui s'y trouvait était, pour me servir d'une expression des mers du Sud, rigoureusement taboue. On ne pouvait ni y couper un arbre, ni en enlever une branche, ni y tuer un oiseau.. Saint Adalbert, s'étant assoupi dans un de ces parcs inviolables, y fut sans miséricorde égorgé. Les Wendes avaient aussi un culte pour certaines sources d'une apparence singulière, comme les Lapons pour des cimes de rochers d'une forme bizarre, et par ces sources ils proféraient leurs serments solennels, comme Jupiter par le Sfyx. Les prêtres exerçaient un grand ascendant sur la communauté des Wendes, et remplissaient de nombreuses fonctions. Ils gardaient les eaux, les forêts vénérées, les temples. Ils prenaient soin des chevaux de choix consacrés aux dieux, comme à Siam on prend soin de l'éléphant blanc. Gomme les Vestales, ils devaient entretenir le feu éternel allumé avec des branches de chêne; comme les goclar de l'Islande, ils recevaient les serments du peuple et prononçaient des sentences judiciaires; comme les
�ISO
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
prêtres de Delphes, ils rendaient des oracles ; comme les aruspices, ils lisaient l'avenir clans les entrailles des animaux. A l'approche de quelque grave événement, ils ordonnaient une fête, à laquelle hommes et femmes, tout le monde était convié. La tribu se rassemblait autour du temple, le plus souvent autour d'une forêt sacrée. Les prêtres égorgeaient là des moutons, des bœufs, quelquefois des prisonniers' de guerre. La tradition
Scandinave rapporte
que
Sigurd, après avoir porté à ses lèvres-ses doigts trempés dans le sang du dragon, comprit le langage des oiseaux. Les prêtres des Wendes disaient qu'en buvant le sang de l'holocauste ils distinguaient mieux la voix des dieux. Dès que le sacrifice était accompli, ils buvaient de ce sang bouillant ; puis les animaux qu'on venait d'égorger étaient dépecés et distribués au peuple, qui s'en faisait un joyeux festin et dansait et banquetait pendant plusieurs jours. Les prêtres de chaque province choisissaient
parmi eux un vieillard qu'ils élevaient pour sa vie durant à la dignité de grieive (grand prêtre). Du moment où le griewe était promu au sacerdoce suprême, il se retirait dans les profondeurs d'un des bois sacrés, et l'on n'entrevoyait plus que par hasard, ou de loin en loin, par une grâce spéciale,
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
ibi
sa tète blanche clans la pénombre de sa demeure silencieuse. Quiconque avait pu un instant le contempler s'estimait un homme heureux. Autour de lui veillaient assidûment douze prêtres qui recevaient ses ordres et les transmettaient au peuple. On croyait que les dieux parlaient au griewe par la foudre, par l'éclair, et ses arrêts étaient reçus avec une respectueuse déférence, comme l'expression même de la divine volonté. Plus d'un de ces grands prêtres se dévoua volontairement à une mort cruelle pour illustrer à jamais son nom, pour donner àsa mémoire un caractère de sainteté. Près de la retraite où il avait vécu, on préparait un bûcher. Le peuple était appelé à assister à ce religieux sacrifice. Le griewe, revêtu de ses vêtements sacerdotaux, s'avançait à pas lents au milieu de ses acolytes. Il montait gravement les gradins de son échafaudage, disait à l'assemblée que, pour appeler sur elle la clémence des dieux, il s'offrait lui-même en holocauste aux dieux; puis le feu était allumé à ses pieds, et^ bientôt il disparaissait dans les flammes. Le nom primitif, le nom historique de la grande famille slave (slava) signifie gloire. Par suite de l'état d'abjection, de servitude cruelle auquel les Allemands condamnaient leurs captifs dans leurs luttes contre les Slaves, ce noble nom est devenu dans la langue germanique une injurieuse dénomination,
�152
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
et de là s'est propagé avec le môme caractère dans les autres langues de l'Europe *. Ce n'étaient pourtant pas des esclaves, ces hommes de qui l'empereur Maurice a dit : « Libertatem « colunt, nec ulla ratione ad serviendum vel parente dum persuadentur, maxime in regione propria « fortes tolerantesque *. » Ce n'étaient pas des esclaves, ces hommes qui ne reconnaissaient parmi eux aucune distinction de caste et aucune dignité héréditaire; qui, au commencement d'une guerre, se choisissaient des chefs, des voïvodes qu'on voyait comme des Cincinnatus rentrer dans la vie privée à la fin de la campagne. Les anciennes institutions des diverses tribus de cette nation portent l'empreinte radicale d'un principe démocratique, et ce principe est tellement incarné dans l'esprit de la race slave, qu'on le retrouve encore en Russie dans l'administration des communes, sous le régime autocratique du tzar. Les Wendes élisaient eux-mêmes dans leurs champs de mai le chef auquel ils décernaient le titre de prince et qui devait les conduire au combat. La justice, comme nous l'avons dit, était rendue
1. Français, esclave; anglais, slave; italien, schiavo; espagnol , esclavo; allemand, sklave; danois, slave; suédois, slafl. 2. Ils aiment la liberté. Rien ne peut les déterminer à se soumettre à la servitude. Ils se montrent surtout fermes et courageux dans leur propre pays.
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
1S3
par les prêtres. Leur vocation religieuse donnait un caractère solennel à leur magistrature. L'administration de la commune était confiée à un conseil d'anciens, de siarostes, élus aussi par le peuple. Les Wendes ne payaient aucun impôt. Le prince et les prêtres devaient vivre du produit de leurs terres, comme les paysans. Dans le district, chaque village formait une libre corporation, et dans cette corporation, chaque famille formait également une petite communauté indépendante. Chaque homme pouvait épouser trois femmes, et il était le maître absolu de sa maison. L'autorité paternelle, si forte chez les Romains, l'était bien plus encore dans les institutions des Wendes : elle impliquait un droit sans contrôle, un droit de vie et de mort. Pierre le Grand révolta l'Europe civilisée en condamnant à mort son fils Alexis. Voltaire, ce courtisan des princes étrangers qui flattaient sa vanité ; Voltaire, qui cherche à pallier cette horrible sentence, aurait pu dire qu'elle n'était qu'un anachronisme dans les vieilles institutions slaves. Dans la peuplade des Wendes, le père de famille pouvait se faire lui-même le bourreau de ses fils, s'ils commettaient des fautes graves. Bien plus, il pouvait, comme les Chinois, noyer quelques-uns de ses enfants, s'il en avait trop, ou faire périr ceux qui étaient contrefaits et débiles, par la raison, di-
�154
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
sait-il, que l'aspect de la misère et des infirmités déplaisait aux regards des hommes et des dieux. Probablement il ménageait avec plus de soin, par cupidité,la vie de ses filles, car ilpouvait dire, comme les Dyaks, que les filles enrichissaient sa maison, tandis que les garçons tendaient à l'appauvrir: Comme autrefois en Scandinavie, comme à présent encore en Orient, les Wendes, en mariant leurs filles, ne leur assignaient point de dot ; ils les vendaient. Cependant l'union matrimoniale, déterminée par une grossière transaction, s'ennoblissait par de symboliques et poétiques cérémonies. Dès que le marché était conclu, les amies de la fiancée se réunissaient autour d'elle, non point pour lui adresser un banal compliment, mais pour déplorer par des chants traditionnels, ou par de rapides improvisations, le deuil de la famille et du foyer qu'elle allait abandonner. Puis son futur époux lui envoyait une voiture pour l'amener chez lui. Quand elle arrivait près de l'habitation où elle allait s'établir, un homme était là qui, d'une main, lui présentait une coupe d'hydromel, et de l'autre brandissait une torche enflammée, en lui disant : « De même que tu as entretenu le feu sous le toit de ton père, entretiens-le sous celui de ton mari. » Dès qu'elle était entrée dans cette demeure, on la faisait asseoir auprès du foyer, pour lui montrer que là devait se concentrer le cercle de
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
155
son existence. On lui lavait les pieds, peut-être en signe de la pureté qu'elle devait apporter dans son nouveau domaine, peut-être pour effacer les derniers vestiges de celui auquel elle avait à jamais renoncé. On lui mettait du miel sur les lèvres, comme un emblème de la douceur qu'elle devait garder dans ses paroles. On la conduisait les yeux bandés près de chaque porte, pour lui indiquer que, dans l'obscurité comme en plein jour, elle devait cheminer dans sa maison. Enfin, on répandait sur elle la graine des moissons, en lui disant : « Reste fidèle au culte de nos dieux, et ils fertiliseront tes champs.» Puis une de ses compagnes lui coupait les cheveux, sa parure de jeune fille, lui posait sur la tête un voile blanc avec une couronne, et la conduisait au banquet nuptial. Ce jour-là, elle avait été l'objet de la plus respectueuse attention. Le lendemain, elle entrait dans la vocation qui lui] était réservée : elle devenait la servante de son mari. Les cérémonies usitées aux funérailles . des Wendes nous offrent un autre trait de mœurs assez curieux. Quand un Wende était mort de mort naturelle, ses parents ne se hâtaient point de l'ensevelir pour courir au plus vite à son héritage. Ils le gardaient aussi longtemps que possible dans sa demeure, comme pour faire voir la peine qu'ils éprouvaient à s'en séparer. Lorsque enfin son corps com-
�1S6
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
mençait à tomber en putréfaction, il était revêtu de linges blancs, posé sur une chaise; ses amis se réunissaient autour de lui, pour lui adresser, dans une longue libation, un dernier adieu. Ensuite on le mettait sur le chariot qui devait le conduire à l'emplacement funèbre. Les femmes l'accompagnaient jusqu'à la dernière limite du village; les hommes poussaient de grands cris et brandissaient des bâtons en l'air pour chasser les méchants esprits qui auraient voulu s'emparer de lui. On ne l'enterrait pas, on le brûlait sur un bûcher. Ses cendres étaient ensuite soigneusement recueillies dans une urne avec les anneaux, les chaînes, les agrafes, les parures d'ambre ou de cuivre qu'il avait portés pendant sa vie, et l'urne était enfouie dans un tombeau. Les Wendes croyaient qu'après leur mort ils allaient dans un autre monde, où ils devaient retrouver la même situation qu'ils avaient eue dans celui-ci, poursuivre les mêmes travaux, se livrer aux mêmes jeux, éprouver les mêmes joies et les mêmes douleurs1. C'était là leur dogme sur l'immorlalité, le plus pauvre, le plus triste de tous ceux qui aient jamais existé dans les diverses
1. A nos antipodes, parmi les sauvages tribus de la NouvelleZélande , les voyageurs ont retrouvé la même morne, amère et décourageante croyance. G. Grey, Polynesian mythology ; Taylor, New Zealand and its inhabitants.
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
1S7
mythologies ; et, pour qu'ils ne fussent pas frustrés dans cette chétive attente, il fallait encore leur venir en aide, il fallait brûler avec eux leurs armes, leurs vêtements, leurs chevaux, leurs chiens de chasse Quelquefois même, pour qu'ils fissent une plus belle entrée dans cette autre région où ils allaient continuer leur existence, on brûlait leurs domestiques. C'est un fait notoire que les Slaves, à leur apparition sur divers points de l'Europe, se distinguaient de toutes les populations avec lesquelles ils entraient en contact, par la mansuétude de leur caractère, par le penchant qui les portait au travail et au calme de la vie sédentaire plutôt qu'aux agitations de la vie nomade et guerrière. Dès que les nations qui s'opposaient à leur passage leur laissaient quelque repos, dès qu'ils pouvaient déposer les armes,
U Nous remarquerons en passant qu'il n'y a pas plus de trente ans, dans notre ancienne possession de Madagascar, on enterra le célèbre roi Radama avec des cérémonies semblables à celles des vieilles peuplades slaves de la Poméranie. Seulement ce n'étaient pas de grossiers tissus ou des armes primitives qu'on jeta dans la sépulture de Radama : c'étaient les plus riches produits de l'industrie européenne, les armes de luxe, les œuvres d'art dont la France et l'Angleterre avaient fait présent au roi Malgache; des vases en or et en argent, des parures de diamant, des armes éblouissantes, des habits brodés, des tableaux. De plus on égorgea sur sa tombe six magnifiques chevaux, et vingt mille bœufs furent sacrifiés en son honneur le jour de ses funérailles. (L. de Froberville, Voyage à Madagascar, 1840.)
�iS8
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
ils bâtissaient des cabanes, ils défrichaient champs. Plusieurs mots de leur langue introd dans la langue germanique, entre autres, rojje (sei- ' gle), med (hydromel), plug (charrue)
2
et leur mot
klieb (pain) , qui se retrouve dans la langue gothique , semblent indiquer qu'ils ont révélé aux Allemands plusieurs améliorations dans le labeur agricole et l'économie domestique. Tous les voyageurs qui ont parcouru la Russie ont remarqué l'habileté des bateliers du Don et du Volga, et nous-même nous nous rappelons avec quelle surprise nous avons vu aborder à Hammerfes des marins russes qui allaient intrépidement d'Archangel jusque dans les parages du Spitzberg, sur des navires dont les bordages n'étaient pas même chevillés, mais simplement rejoints l'un à l'autre par des cordes en écorce de bouleau. A une autre extrémité de l'Europe, dans la Dalmatie, on ne peut observer également, sans en être très-frappé, l'aptitude maritime de la population slave, qui occupe en grande partie les cités, les bourgades des rives de l'Adriatique. Les vieux Slaves se signalaient par ces mêmes qualités instinctives du navigateur, par la même hardiesse à lutter contre les flots, à braver les tempêtes. Ils venaient
i. Allemand, roggen, meth, pflug. — 2. Gothique, hlaib.
�LA CÔTE DE POMËRANIE.
1S9
des parages de la mer Caspienne, et dès que, dans l^ur migration, ils touchaient à une autre mer, ils la saluaient avec joie, ils y lançaient leur barque de pêcheur, puis leur navire. En s'établissant dans la Poméranie, les Wendes trouvaient là les deux éléments de travail chers à leur race, de grandes plaines à cultiver et la mer à sillonner. Si, de la plage qu'ils occupaient, ils ne se hasardèrent point, comme les Scandinaves, dans d'audacieuses expéditions, c'est qu'ils n'avaient point l'esprit inquiet, turbulent, belliqueux, des anciens Normands. Peut-être aussi que la nature même de leur sol, avec ses rivières qui le traversent et qui viennent s'épancher dans des ports de peu de profondeur, les portait au développement d'une paisible navigation intérieure, plutôt qu'à la tentation des voyages de découverte dans les contrées lointaines. Leur histoire nous offre un intéressant exemple d'une modeste et patiente colonisation. Ils commencèrent par se bâtir çà et là, sur les terrains qu'ils labouraient, des cabanes en bois, comme les Backwoodsmen de l'Amérique de l'ouest. Là, chaque famille vivait isolément, comme une famille patriarcale, du produit de ses champs et de ses bestiaux. Là peut-être il y a eu plus d'une idylle comme celle de Ruth, plus d'une Rachel dont nul poëme
�160
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
biblique ne nous a conservé l'image. Les Wendes vivaient d'une vie toute primitive. Leur travà% faisait leur richesse ; la terre était leur étude, sa parure leur luxe, et les divers phénomènes de la nature, leur poésie et leur enseignement. Ils- divisaient l'année en deux saisons, hiver et été, et désignaient chaque mois par une de ses apparitions et de ses traits distinctifs : c'était le mois du corbeau, delà colombe, du coucou, du bouleau, des semailles, du tilleul, de la récolte, de la chaleur, de la chute des feuilles, du vent, de la neige et de la glace. Nos démocrates de 1793 se glorifiaient d'avoir composé leur calendrier républicain. A mille ans de distance, l'obscure et ignorante peuplade des Wendes les avait devancés dans cette ingénieuse invention. Peu à peu, par l'accroissement de la population, par les rapports du commerce et de l'industrie, les villages s'élevèrent à la place des maisons isolées. Puis la guerre obligea les Wendes à se créer un refuge contre leurs ennemis, à se resserrer dans une enceinte de remparts. On voit par leurs chroniques qu'ils avaient construit des villes considérables, entre autres Julin et Vineta. Cette dernière, qui était située près de l'endroit où. s'élève aujourd'hui celle de Wolgast, entre Stettin et Greifswald, était, dit la tradition, aussi grande que Lubeck, et habitée par une riche population. Comme il ne
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
4 61
reste aucune trace de ces cités, il est probable qu'elles étaient bâties en matériaux très-légers, de telle sorte qu'un incendie suffisait pour les anéantir. Ces pauvres Wendes ! Us ne demandaient qu'à rester en paix dans leurs domaines; mais leurs ambitieux et rapaces voisins ne devaient pas leur laisser cette satisfaction. Pendant des siècles entiers, la patiente colonie agricole est sans cesse harcelée par les Saxons et les Danois, par les flottes de la Suède et les légions de la Pologne. Quelquefois ces ennemis l'attaquent séparément, quelquefois ils se réunissent pour vaincre sa résistance. Les Wendes combattent avec une ardente énergie pour défendre leur indépendance, succombent, se relèvent, combattent encore, et, subjugués de nouveau par les nombreuses troupes de leurs adversaires, n'aspirent clans leur défaite qu'à recommencer la lutte pour reconquérir leur liberté. Les Danois leur imposent d'abord un tribut. Les Polonais viennent ensuite, qui, en l'an 1032, assujettissent à leur pouvoir une partie de la Poméranie, celle qui touchait aux rives de la Vistule, et que les géographes allemands désignèrent sous le nom de Poméranie postérieure (HintercPommernJ. Après plusieurs expéditions orageuses et plusieurs batailles sanglantes, dans lesquelles la province qu'ils avaient asservie se
�162
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
révoltait contre eux au lieu de les aider, ils finissent par dompter, en 1121, la Poméranie antérieure, et de cette époque date, dans les annales de cette contrée, une nouvelle ère, l'ère chrétienne. Depuis plus de trois siècles cette question du christianisme agitait les rudes populations du nord de 'la Germanie. Charlemagne l'avait fait entrer au sein des fières tribus saxonnes par la puissance de ses armes plus que par la persuasion. Louis le Débonnaire continua l'œuvre de son père par des procédés plus évangéliques, par la pacifique action des missionnaires. Un évêché fut établi à Brème, un autre dans la forteresse de Ham, qui est devenue la ville de Hambourg; un cloître dépendant de l'abbaye de Corbie, en Picardie, fut fondé sur les bords du Weser. De saints prêtres formaient autour d'eux des cercles de néophytes. De courageux apôtres sortaient de ces cénacles, et la croix à la main, sans appui, sans protection, sans guide, allaient dans des régions sauvages annoncer à des peuplades barbares la lumière de l'Évangile, enseigner à des hordes guerrières le dogme de la mansuétude, prêcher à des pirates l'amour du prochain et le respect du bien d'autrui. Insensibles à toutes les privations et à toutes les injures, sans souci du danger, sans crainte de la mort, ils poursuivaient leur œuvre avec leur ardente charité, leur foi en
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
163
Dieu et leur résignation à sa volonté. Les mômes actes d'héroïsme, les mêmes vertus de pauvreté et d'abnégation, les mêmes miracles qui clans d'autres pays avaient illustré la primitive Église, éclataient à plusieurs siècles de distance dans les contrées septentrionales. Les prêtres païens regardaient avec stupeur ces pauvres prêtres affaiblis par les fatigues, macérés par les jeûnes, qui menaçaient de renverser les autels d'Odin, le dieu des combats, et de Thor, le dieu du tonnerre. Les vieux guerriers se sentaient le cœur troublé par ces étranges paroles de miséricorde qu'ils n'avaient jamais entendues. Les rois de Danemark et de Suède cédaient aux sermons d'un humble religieux qui fut saint Ansgard. L'Islande, cet arcanum des sagas, ce sanctuaire du paganisme Scandinave, renversait les temples de ses idoles et, au lieu même où Ssemund écrivit l'Edda, arborait l'étendard de la croix. Les Slaves de la Pologne étaient convertis au christianisme à la fin du xe siècle ; les Slaves du Mecklembourg et de la Poméranie persistaient encore dans leur culte des forêts et des eaux, des divinités à sept faces et des mauvais génies. Les ducs de Pologne déclaraient que, s'ils envahissaient la terre des Wendes, c'était pour y implanter la doctrine catholique : il y a tout lieu de croire qu'ils n'étaient pas indifférents à l'avantage matériel que leur offrait
�464
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
cette conquête ; mais à cette époque on croyait aisément à une généreuse pensée de prosélytisme. En l'an 1000, l'empereur Othon affranchit Boleslas du tribut annuel qu'il payait à l'empire d'Allemagne, à condition que ce prince ferait tous ses efforts pour convertir la Poméranie au christianisme, et Boleslas , pour remplir ses engagements, entra les armes à la main dans cette province. Ni lui ni plusieurs de ses successeurs, ni des combats réitérés et des calamités de toutes sortes, ne purent vaincre l'obstination des Wendes. Les doux et éloquents missionnaires qui leur furent envoyés n'eurent pas plus de succès. Saint Adalbert passa parmi eux sans les émouvoir. Un religieux d'origine espagnole, nommé Bernard, entra avec sa grossière robe de moine et les pieds nus dans la ville de Julin pour y prêcher l'Évangile ; les habitants de cette orgueilleuse ville de commerce lui dirent qu'ils ne pouvaient croire à la puissance d'un Dieu dont les serviteurs étaient si mal vêtus, et le chassèrent avec mépris. De cet échec résulta pourtant un heureux enseignement. L'évêque Othon de Bamberg voulait aussi entreprendre la conversion des Poméraniens. Instruit par les récits de Bernard, qu'il avait accueilli avec empressement dans son diocèse, éclairé par l'impression de dédain que les habitants de
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
165
Julin avaient manifestée à la vue du pauvre missionnaire, il résolut d'employer un tout autre moyen pour atteindre son but. Après avoir obtenu la sanction du pape Calixte II et de l'empereur Henri V, il invita plusieurs ecclésiastiques à l'accompagner dans son voyage. Il fit une ample collection de livres de messe, d'ornements d'autel et de riches vêtements sacerdotaux; il se mit en rapport avec le duc Boleslas de Pologne, qui promit de lui donner des interprètes, une escorte, des chariots pour lui et ses gens, et tout ce qui lui serait nécessaire pour assurer le succès de son entreprise. Le 24 avril 1124, Othon partit de Bamberg avec une suite nombreuse, s'arrêta chemin faisant dans plusieurs monastères , où il était reçu avec enthousiasme, puis à Prague, où le duc de Bohême lui remit une somme considérable que le prélat distribua aux pauvres , puis à Breslau et enfin à Gnesen , résidence de Boleslas. A deux cents pas de la ville, il vit le prince, avec ses enfants et une cohorte de prêtres, et une foule d'hommes et de femmes qui s'avançaient à sa rencontre, pieds nus, et qui s'agenouillèrent devant lui en demandant sa bénédiction. Il fut conduit en grande pompe dans la cathédrale, et passa huit jours dans cette catholique cité pour y faire ses derniers préparatifs.
�166
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Boleslas ne faillit point à ses promesses. Il plaça le prélat sous la sauvegarde d'une troupe d'hommes d'élite, dont le chef était un fervent catholique; il lui choisit des interprètes fidèles et intelligents ; il lui donna des chevaux, des voitures, de l'ai'gent. Othon entra en Poméranie avec un cortège pareil à celui des anciens rois quand ils parcouraient leurs États. Ce n'était plus l'humble et faible Église qui s'en allait cherchant une sympathie dans le cœur du pauvre et un refuge dans sa chaumière ; c'était l'Église puissante et resplendissante, marchant en triomphe à la conquête d'une nouvelle population. En voyant cette troupe de cavaliers qui précédaient et entouraient le prélat, cette quantité de voitures chargées de ses bagages, en assistant aux offices que les prêtres célébraient en plein air avec des vases d'or, des encensoirs qui répandaient au loin leurs parfums et des vêtements splendides, les Poméraniens, avec leur matérielle conception de la Divinité, se disaient qu'en effet il devait être grand j le Dieu dont les serviteurs se montraient avec un tel éclat. Malgré la résistance générale aux prédications des autres missionnaires, le christianisme avait déjà cependant pénétré par plus d'un côté dans leurs villes et leurs villages; il y avait dans ies conseils des communes des partisans de l'Évangile, et, comme autrefois dans les légions ro-
�LA. CÔTE DE POMÉRANIE.
167
maines, il y avait des chrétiens dans les milices slaves qui juraient de défendre leurs idoles païennes. Puis la Poméranie craignait d'irriter Boleslas ; puis les princes, les grands seigneurs du pays, donnaient eux-mêmes au peuple l'exemple de la soumission par leurs témoignages de déférence envers le prélat. Par toutes ces raisons, le vénérable évêque de Bamberg fit en peu de mois de nombreuses conversions. Forcé de retourner dans son diocèse, il revint deux. années après en Poméranie , et cette fois son œuvre fut entièrement accomplie. Les derniers temples païens des villes les plus tenaces furent démolis, les idoles brisées; la croix s'éleva partout sur la terre des Wendes. Le christianisme changeait l'état moral de cette contrée: un autre changement s'opéra dans son état social par les dissensions qui éclatèrent entre les fils de Boleslas à la mort de leur père, par les combats dans lesquels ils s'engagèrent j par les désastres qu'ils subirent. A la suite de ces calamités j la Pologne était trop affaiblie pour essayer de maintenir sa suprématie sur les provinces qu'elle avait i en d'autres temps, soumises à son pouvoir; les princes qui, naguère encore, régissaient au nom du duc de Pologne la Poméranie postérieure et antérieure , profitèrent de l'occasion pour s'affranchir de leur vasselage. Mais leur indépendance, en
�168
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
accroissant leur dignité, ne leur donnait pas plus de force et n'assurait pas leur tranquillité. Dans la première de ces provinces, la dynastie des ducs régnants s'éteignit auxme siècle, laissant laplus grande partie de ses domaines entre les mains des chevaliers de l'ordre Teutonique. Dans la seconde, la succession des princes poméraniens se prolongea par diverses lignées jusqu'à la mort de Bogislas XIV, jusqu'à l'année 1637, mais à travers quelle longue suite de guerres, de luttes intestines et de calamités! A la fin du xn" siècle, cette partie de la Poméranie , envahie par le roi de Danemark et par les habitants de Rugen, était tellement dévastée, que ses deux princes régnants, Bogislas et Casimir, pour se créer un appui dans leur faiblesse, se soumirent d'eux-mêmes à la suzeraineté de l'empire germanique, et, pour repeupler leur terre déserte, appelèrent à eux des nobles, des laboureurs, des ouvriers d'Allemagne. Dans les églises et les cloîtres catholiques, il arrivait en même temps un grand nombre de prêtres et de religieux allemands, et des pays de Brunswick, de Lunebourg, ravagés à la même époque par Henri de Saxe surnommé le Lion, sortaient une quantité de familles qui venaient chercher un refuge en Poméranie. Il se forma ainsi dans cette contrée toute une population germanique, qui bientôt s'empara du commerce et
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
169
de l'industrie des villes, des plus beaux domaines de la campagne. Les nouveaux venus, patronnés par le pouvoir temporel, accueillis avec empressement par le pouvoir religieux, entraient dans les conseils des princes, prenaient la direction des affaires ecclésiastiques, propageaient autour d'eux leur langue et leurs coutumes, et rejetaient les Slaves à l'écart, comme des êtres d'une caste inférieure. Peu à peu ces Slaves tombèrent de chute en chute à un état de servage. Leur caractère primitif s'effaça sous la pression de la colonie germanique; leur idiome même disparut dans la propagation continue de l'idiome exclusivement admis à la cour et enseigné dans les écoles. Les Wendes s'étaient établis sur la terre abandonnée par une race allemande : il semblait qu'ils l'eussent cultivée comme ses fermiers, pour la rendre, dès qu'ils en seraient requis, à une autre race allemande. Mais cette nouvelle population ne devait pas avoir plus de repos que la population des Wendes, dans ce pays dont des voisins avides se disputaient sans cesse la possession. Par le christianisme, parla migration germanique, il est entré dans une autre phase, et, à partir de cette époque, ses annales ne sont qu'une triste continuation de celles des âges antérieurs. Des guerres, toujours des guerres! tantôt contre le Danemark, tantôt contre la Pologne, 10
�170
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
puis contre les margraves de Brandebourg qui, à leur tour, veulent élargir leurs États par cette province , et qui, après de longs efforts, finiront par atteindre leur but. Quand une guerre éclate entre deux puissantes nations, si horrible que soit ce spectacle, les yeux et la pensée des peuples y restent fixés, et, à des siècles de distance, on en suit avec un vif intérêt, dans l'histoire, les diverses péripéties. Il y a là pour les contemporains une immense question d'avenir; il y a là pour la postérité des scènes dont la grandeur étonne l'esprit; et ces audacieuses tentatives, dans lesquelles des Sennachérib sont frappés au milieu de leur triomphe par l'ange exterminateur, et ces mêlées sanglantes où des empires s'écroulent pour faire place à d'autres empires, ne sont-elles pas une des hautes leçons de l'humanité, une des lois mystérieuses de la Providence? Mais les guerïes de la Poméranie n'impliquent point ces scènes imposantes ni ces vastes intérêts; Ses luttes sdnt concentrées dans un étroit ëspace, ses agitations n'ont que de mesquines proportions: Pour elle, sans doute, ce sont des événements; pour l'étranger, des tempêtes dans un verre d'eau. Là Poméranie n'a jamais cherché à s'agrandir : il n'était point dans sa destinée de s'élever au-dessus de son humble et passive ^situation ; d'avoir,
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
171
comme d'autres petits États de l'Europe, ses jours d'élan et son ère de succès. Bornée d'un côté par la mer, de l'autre par des États ambitieux, elle n'a point su, comme le Danemark et la Hollande, lancer sur cette mer des flottes belliqueuses, et n'a point entrepris de se venger des continuelles invasions de ses ennemis en envahissant à son tour leurs domaines ; elle n'a fait que se défendre, et ses princes n'ont été que les premiers archers de ses frontières. Ces faibles princes, qui portaient le titre de ducs et se comptaient parmi les hauts feudataires de l'Empire, n'avaient ni armée ni palais. Ils appelaient à eux, dès qu'il en était besoin, les propriétaires seigneuriaux avec leUrs hommes d'armes. En temps de paix, ils demeuraient dans des couvents , tantôt dans l'un , tantôt dans l'autre, hébergés eux et leurs gens par les religieux, qui souvent trouvaient la charge un peu lourde. Les impôts du pays étaient si mal répartis, les revenus si mal régis, qu'ils ne laissaient au souverain qu'une ressource précaire. Bogislas X fut le premier qui s'appliqua à créer un système financier. Cette organisation lui donna le moyen de se constituer une garde permanente de deux cents hommes, de fortifier plusieurs services administratifs et d'avoir une maison à lui. Il affranchit les abbayes de l'onéreuse hospitalité que ses prédécesseurs leur demandaient,
�172
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
en les obligeant seulement à lui remettre chaque année, selon l'étendue de leurs possessions, une certaine quantité de denrées alimentaires. De toute cette série de princes qui, pendant cinq siècles, gouvernent la Poméranie, et qui, pendant un long espace de temps, se divisent en deux dynasties et partagent ce petit État en deux duchés, Bogislas fut le plus populaire et le plus distingué. Il plaisait aux paysans par ses formes athlétiques, à la noblesse par ses habitudes somptueuses, au clergé par son esprit religieux. A son enfance se rattache une touchante légende ; à son âge mûr, un poétique voyage. Son père, Éric II, se trouvant engagé dans une nouvelle guerre contre le margrave de Brandebourg et le duc de Mecklembourg, envoya sa femme et ses enfants à Rûgemvald pour les soustraire au péril d'une double invasion. Mais cette femme avait déjà trahi ses devoirs d'épouse, et bientôt elle devait fouler aux pieds ses devoirs de mère. Passionnée pour un chambellan qu'elle emmenait à Rûgemvald, elle en vint à ne plus éprouver qu'un sentiment d'aversion pour les fils et les filles qu'elle avait eus d'Éric. Elle les laissait sans pitié dans le plus pitoyable dénûment. On dit même que sa cruauté envers eux alla jusqu'au crime, qu'elle empoisonna l'aîné de ses fils, et que Bogislas
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
173
n'échappa à la môme mort que par l'avertissement, d'un fidèle serviteur. Il y avait alors, dans les environs de Rûgenwald, un riche paysan nommé Jean Lange, qui, chaque fois qu'il venait à la ville, se sentait le cœur tristement ému à l'aspect du jeune prince errant à l'abandon dans les rues, plus délaissé, plus mal vêtu que les enfants des pauvres gens. Un jour il l'aborda, et, après lui avoir exprimé naïvement sa sympathie et le désir qu'il éprouvait de lui être utile : « Tu devrais, lui dit-il, prier ta mère de me donner à toi comme ton paysan, pour que les impôts que je paye et les corvées que je dois faire fussent affectés à ton service. — Je n'oserai jamais, répondit Bogislas, faire cette demande à ma mère. — Eh bien! adresse-toi à son chambellan. » Le prince suivit le conseil du paysan, et sa requête ayant été favorablement accueillie, Lange lui fit façonner aussitôt des habits, des chaussures, et lui donna de l'argent. En même temps, il l'engageait à ne plus oublier, comme il l'avait fait, sa naissance de prince, à ne plus se mêler aux jeux turbulents et aux batailles des enfants du peuple, mais à faire un digne emploi de son temps. Docile à ces remontrances, Bogislas s'appliqua à l'étude et aux mâles exercices dont s'honoraient les gentilshommes de cette époque. Chaque fois que, par la dureté de
�174
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
sa mère, il était dans le besoin, Lange lui venait généreusement en aide, et, chaque fois qu'il se trouvait dans une circonstance épineuse, Lange l'éclairait par son honnête bon sens. Éric mourut en 1474; Bogislas avait alors environ quinze ans. Sa mère annonça que, comme son fils était encore mineur, elle allait elle-même régir le duché. Lange accourut aussitôt près du prince, et l'engagea à se rendre au plus vite chez son cousin le duc Wartislas, lui donnant tout ce qui lui était nécessaire pour hâter et assurer sa fuite, un cheval, des armes, un équipement de cavalier complet. Wartislas accueillit avec cordialité son jeune parent. Pour mettre fin aux prétentions de sa mère, pour la punir de ses méfaits, il le détermina à la faire arrêter. Mais elle n'attendit pas ceux qui devaient s'emparer d'elle : dès qu'elle sut le péril qui la menaçait, elle s'enfuit à Dantzig avec son chambellan, et Bogislas reçut le serment d'obéissance des habitants de son duché. Il commença son règne par une campagne contre le margrave de Brandebourg, qui prétendait à un droit de suzeraineté sur la Poméranie, et termina cette campagne par un double contrat. Il épousait la fille du margrave, et déclarait qu'en cas d'extinction de sa dynastie, ses États seraient de droit réunis àl'électorat de Brandebourg. En 1479, son cousin Wartislas étant mort sans enfant, Bogislas hérita de
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
475
ses domaines et devint le seul souverain de la Pornéranie. Après vingt-trois ans d'un règne pacifique sans exemple dans les annales de cette contrée, Bogislas voulut, par un acte solennel de piété, rendre grâce à Dieu des biens qu'il avait reçus, du repos dont il avait joui, et résolut de visiter les lieux saints. A cette époque, ce n'était pas un de ces voyages faciles qu'on accomplit en quelques jours avec les bateaux à vapeur de la Méditerranée ou les bateaux autrichiens du Lloyd. A cette époque aussi, on ne pénétrait pas sans péril dans les régions soumises à l'empire des Turcs. Les sectateurs de Mahomet poursuivaient avec ardeur leurs guerres féroces contre les chiens de chrétiens ; ils menaçaient Rhodes, ils campaient sur le Danube, ils s'avançaient vers la capitale de la Hongrie. Éblouis par leurs succès, enflammés par leur fanatisme, ils voulaient exterminer ceux qu'ils appelaient les infidèles, et, dans l'audace de leurs rêves, ils voyaient déjà peut-être flotter l'étendard du Croissant sur la coupole de SaintPierre. Loin d'eux encore était leur deuil de Lépante, plus loin encore la vaillante épée de Pologne qui devait les chasser des murs de Vienne. Ceux qui, en ces temps où le duc de Poméranie se détermina à son pèlerinage, à la fin du xve siècle, accompagnaient Bajazet II dans sa victorieuse expé-
�4 76
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
dition en Moldavie et en Croatie, ne pensaient guère à la puissance qui devait déposséder le Turc de ses conquêtes. Les sultans qui, en montant sur le trône, disaient au chef des janissaires: «A revoir, dans les murs de Rome ! » ne s'imaginaient guère qu'un jour viendrait où leur descendant appellerait à son secours, pour le soutenir sur son trône vacillant, poulie défendre dans sa propre capitale, les misérables infidèles, les chiens de chrétiens. Bogislas ayant mis ses États sous la protection du duc de Mecklembourg, du roi de Danemark et du roi de Pologne, dont il avait épousé la fille après la mort de sa première femme, partit en 1497 de Stettin, avec un cortège de gentilshommes et une escorte de trois cents chevaux. Il traversa la Saxe, s'arrêta à Nuremberg, la riche et artistique cité du moyen âge, pour y passer le temps du carême, puis à Spire pour y célébrer les fêtes de Pâques. Delà, il se rendit à Innspruck, où se trouvait l'empereur Maximilien avec l'électeur de Saxe et le duc de Brunswick. Dans cette ville, plusieurs seigneurs d'Autriche et de Bohême, animés de la même pensée religieuse qui le conduisait vers les saints lieux, obtinrent la permission de le suivre dans son voyage. A Venise, où il fit équiper une galère, des pèlerins de France et d'Italie s'adjoignirent encore à lui. Près de l'île de Candie, son navire fut attaqué parles
�LÀ
CÔTE DE POMÉRANIE.
177
Turcs. Un combat s'engagea, un combat acharné et terrible. Les pèlerins étaient mal armés, et leurs adversaires étaient nombreux. Grâce pourtant à l'intrépide attitude de Bogislas et au courage de ses compagnons, les Turcs, qui déjà s'étaient élancés à l'abordage, furent repoussés et prirent la fuite. Mais la galère chrétienne était inondée de sang. Un brave Poméranien fut tué en voulant protéger la vie de son prince ; plusieurs autres tombèrent à côté de lui. Bogislas arriva sans autre accident à Rhodes, à Chypre, et enfin à Jérusalem. Là, il visita pieusement tous les lieux consacrés à l'Évangile, et fit de riches présents aux églises1. Un an après, les cloches résonnaient dans la cathédrale de Stettin ; le peuple allait remercier la Providence de l'heureux retour de son prince aimé. Puis, au sortir de l'église, Bogislas recevait dans son palais les officiers, les gentilshommes, les fonctionnaires de ses États, empressés de le revoir. Derrière cette foule aristocratique se tenait un vieillard portant le modeste vêtement de paysan, qui, dans son humilité, n'osait pénétrer au milieu de tant de hauts dignitaires, mais à distance fixait sur le duc des re1. La narration de son voyage est la troisième par ordre de date de la précieuse collection publiée à Francfort en 1584, Rèiss. buch des heiligen Landes (livre de voyage de la Terre-Sainte, t vol. in-folio.)
�478
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
gards où rayonnait une indicible expression de joie. Bogislas l'aperçut et s'avança vers lui. « Ah ! c'est toi, mon bon Lange, lui dit-il en lui tendant la main. Je n'ai point encore récompensé, comme je le devais, ton dévouement. Je désire f affranchir toi et tes enfants, à jamais, de toute corvée et de tout impôt. — Je te remercie de cette grâce, répondit Lange ; je veux bien l'accepter pour moi, mais non pour mes enfants. Il n'est pas bon que le paysan reçoive un privilège sans l'avoir mérité. Trop de liberté peut l'aveugler, trop de bien-être peut le ren.dre paresseux. » Un jour, en allant de Stettin à Stralsund, je m'entretenais de l'histoire de Bogislas et de l'épisode de Lange avec un aimable prêtre de la Poméranie, qui se trouvait avec moi dans la diligence. « Nous passons en ce moment, me dit-il, près d'un hameau illustré par une légende du même genre. Si vous le désirez, je vous la raconterai ; mais vous la trouverez, ajouta-t-il modestement, beaucoup mieux racontée dans plusieurs de nos livres. » En effet, j'ai relu plus tard cette légende dans le recueil de Freiberg 1 et dans celui de Temme2. La i voici : Dans le district de Greifswald, il existe un hameau
1. Pommersche sagen. 2. Die volksagen von Pommern und Rûgen.
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
179
habité depuis un grand nombre d'années par trois familles de paysans, le hameau de Cosserow. Après la bataille de Pultawa, le bruit se répandit dans les contrées de la Baltique que Charles XII était dans le pays des Turcs, sans amis et sans ressources. Depuis le glorieux règne de Gustave-Adolphe, cette partie de la Poméranie appartenait à la Suède, et la destinée du valeureux roi qui, par ses victoires, avait étonné l'Europe, occupait alors toutes les imaginations. Les trois paysans de Cosserow furent si émus de ce qu'ils entendaient dire de ses souffrances et de son dénûment, qu'ils résolurent de lui venir en aide. Ils vendirent tout ce qu'ils pouvaient vendre, et l'un d'eux, nommé Mùseback, ayant été à Wolgast convertir en ducats le trésor de la communauté, se chargea de le porter lui-même à Bender. C'était un long, aventureux voyage ; nulle grande route, nulle schnell-post ne rejoignait alors les côtes de la Baltique aux plaines de la Bessarabie, et le brave Miïseback n'avait point étudié la carte d'Allemagne àl'université deGreifswald ; mais l'amour et le dévouement n'ont pas besoin des leçons des savants pour franchir les distances : ils se font eux-mêmes leur topographie. Blondel avait bien retrouvé son cher Richard sur les bords du Danube, dans sa prison de Dûrrenstein ; Mùseback devait aussi trouver son roi dans sa lointaine retraite. Il arriva à Bender
�4 80
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
au moment où Charles XII, privé de la pension qu'il avait reçue de Constantinople, faisait tuer, pour nourrir ses gens, les magnifiques chevaux que le sultan lui avait donnés. Pendant qu'il assistait à cette exécution désespérée, tout à coup il entend un homme qui s'écrie en dialecte poméranien : « Seigneur Dieu, où est donc mon roi? » Il s'approche ; le paysan de Cosserow le reconnaît, se précipite en bas de son cheval, s'agenouille, et, tirant de sa ceinture deux rouleaux d'or, les présente à son souverain en lui disant tout ce que ses voisins et lui ont souffert en apprenant qu'il était malheureux, et comment ils ont amassé cette somme. La chronique rapporte que le héros de Narwa pleura en écoutant ce naïf récit. Pour récompenser Mùseback de son dévouement, il voulait l'anoblir; mais l'humble paysan refusa cet honneur, et demanda seulement que les terres qui étaient cultivées par lui et par ses compagnons leur fussent concédées à eux et à leurs descendants par un bail à perpétuité. Cet acte fut aussitôt rédigé, et la légende dit que Charles XII le scella avec trois poils de sa barbe. N'était-ce pas une noble réminiscence du Cid mettant en gage sa moustache? Je reviens à Bogislas. Après son voyage à Jérusalem, il vécut encore vingt-six ans sans combat, sans autre trouble que celui qui fut occasionné par une
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
,
181
hostilité promptement réprimée de la ville de Lubeck, par une vaine tentative de guerre du margrave de Brandebourg. Le 30 septembre 1523, il s'éteignit doucement dans son château de Stettin, après un règne de cinquante ans. Quelles sont les campagnes les plus glorieuses d'un conquérant qui, pour le bonheur de ses peuples, vaillent cette paix d'un demi-siècle ? Depuis longtemps Bogislas se préparait à sa fin mortelle avec la foi en Dieu, la résignation du chrétien. Jusqu'à sa dernière maladie, chaque matin il commençait sa journée par se rendre à l'église; chaque dimanche il assistait avec tous les gens de sa maison aux offices de la cathédrale, et il avait fait graver sur son cachet ces quatre lettres, abréviation de sa devise : D. U. I. W. (Der Uhren ich warte, j'attends l'heure.) Il mourut à temps, le noble prince catholique, pour ne pas subir la douleur de voir le dogme de Luther s'introduire dans ses États, transformer ses églises, détruire ses abbayes. La réformation enfanta l'effroyable guerre de Trente ans. La Poméranie, envahie dans le cours de cette guerre par les Impériaux et par les Suédois, fut divisée, à la paix de Westphalie, en deux moitiés, dont l'une fut abandonnée au Brandebourg et l'autre à la Suède. Cette seconde part, cédée au
n
�182
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Danemark en 1814, en échange de la Norvège, fui, en 1816, remise à la Prusse, qui maintenant possède en entier cette contrée, dont les habitants slaves et allemands ont pendant des milliers d'années tant combattu et tant versé de sang pour défendfe leur indépendanceDe l'ancienne population des Wendes, il ne reste plus qu'un souvenir, le souvenir d'une race honnête, patiente, attachée à ses libertés, aimant le travail et pratiquant avec passion l'hospitalité, cette vertu caractéristique des Slaves. Des forteresses et des Villes mentionnées dans ses chroniques, il ne reste rien. Rhetra, où s'élevaient les plus beaux temples, a été anéantie on ne Sait comment; Min, dont les orgueilleux habitants regardaient avec tant de dédain les pauvres Vêtements des missionnaires chrétiens, fut prise en il70 par le roi Waldemar de Danemark, et détruite de fond en comble;
Vineta, la merveilleuse cité, a disparu comme Les traditions populaires rapportent qu'elle était habitée par une quantité de marchands de diverses nations, grecs, slaves, saxons, et qu'il y venait des navires de toutes les contrées. Elle était si riche, que les portes de ses remparts et ies murs de ses temples étaient plaqués de lames d'argent. Aveuglée par la fortune, elle
SodOme et Gomorrhe.
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
183
s'abandonna à la paresse, elle se livra à la débauche, et Dieu, pour la punir de ses vices, la précipita au fond de la mer. Mais comme ses habitants étaient restés fidèles aux coutumes hospitalières de leurs ancêtres, et comme il existait dans son enceinte une chapelle saxonne, dont les cloches d'argent avaient longtemps appelé les chrétiens à la prière, elle ne fut point anéantie : elle subsista dans l'abîme des vagues. Par un beau jour, quand nul Vent ne ride la surface de la mer, on peut voir, dans le limpide azur des flots, ses colonnades en marbre et ses édifices splendides. Quelquefois même on distingue sur ses places publiques, dans ses rues, le mouvement de ses citoyens. Les uns se promènent avec d'amples tuniques flottantes ; d'autres dans des chars dorés ; et les jeunes gens caracolent sur des chevaux impétueux. On assiste là à toutes les scènes de la vie, et aussi à des scènes de deuil ; car on aperçoit des gens qui portent de noirs Vêtements, et des fossoyeurs qui creusent des tombes dans le cimetière nautique, en discutant peut-être sur la noblesse de leur métier, comme les fossoyeurs d'Hamiet :
There is no àncient Gentlemen bût gardeners, ditchers and grave makerâ; They froid up Adam's profession 1. Il n'y a d'anciens gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs. Ils continuent la profession d'Adam.
�'J 84
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
C'est là une cité plus ancienne que celles dont les savants se réjouissent de rechercher les vestiges dans les sables du désert, sous les cendres du Vésuve. C'est une Palmyre dans son primitif éclat; c'est une Pompé! en mouvement. On dit même que, le vendredi saint, la magnifique Vineta remonte du fond de la mer à la surface des flots, avec ses palais, ses tours, ses murailles, pour s'abîmer de nouveau, le jour de Pâques, et, par cette chute annuelle, rappeler à tous ceux qui pourraient l'oublier la sévère justice de Dieu. Quel malheur qu'on n'ait point profité de cette ascension périodique pour observer dans ses détails cette vieille capitale des Wendes ! M. Layard, qui a tant fouillé le sol de Ninive, ne voudrait-il pas venir la voir? M. Gudin ne voudrait-il pas la peindre ? Naïves traditions des temps lointains, poétiques fictions des peuples, douces fleurs des âges candides et des cœurs croyants, monde immense des Sagas, des Mxhrchen, monde enchanté, chaque fois qu'on s'en approche, peut-on poursuivre son chemin sans s'arrêter à voir quelques-unes de ses fantastiques créations, à entendre quelques suaves mélodies de son VYunderhorn? Dans les rêves qui nous viennent de ces trésors du passé, n'y a-t-il pas souvent une grave réflexion? Ces légendes, qui nous représentent des cités ensevelies sous les vagues et subsistant
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
183
encore au fond des océans, ne sont-elles pas une image des empires que les révolutions du temps ensevelissent dans leurs abîmes, et dont le mouvement, les mœurs, se perpétuent par la chronique et par l'histoire? Et nous-mêmes, à une certaine époque de l'existence, ne sommes-nous pas des exemples de ces ruines vivantes ? N'avons-nous pas au fond de notre cœur les magiques édifices de notre jeunesse, les palais d'or de nos illusions, qui se conservent sous le voile de l'âge, qui se perpétuent par la mémoire, et parfois se retracent à notre pensée attiédie avec leur prisme merveilleux, et nous étonnent par leurs mélodies ? Des institutions religieuses qui s'élevèrent en Poméranie, après l'adoption du christianisme, il ne reste que des débris. Au xve siècle, ce pays ne possédait pas moins de quarante-cinq cloîtres de différents ordres : la réformation les a dépouillés de leurs dotations et les a détruits. L'un des plus beaux était celui d'Eldena, fondé en 1199, enrichi d'âge en âge par la piété de plusieurs princes, et supprimé en 1535. A quelque distance de Greifswald, au bord de la mer, on voit encore quelques arceaux de son église gothique. La guerre de Trente ans, qui dévasta cet édifice, a laissé debout ces pans de mur, ces colonnettes, ces fenêtres ogivales, comme pour faire voir à la fois ce qu'une religieuse époque
�186
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
peut créer et ce qu'un jour de fureur peut détruire. Le peuple, qui allie toujours quelque fait merveilleux aux phénomènes ou aux monuments dont la grandeur l'étonné, le peuple raconte qu'il y a, dans les sanctuaires du cloître, de vastes salles où toute une communauté vit encore d'une vie mystérieuse, comme l'empereur Barberousse dans les grottes du Kiffhauser, Une légende rapporte qu'il arriva une fois, il y à longtemps, à Eldena, deux capucins de Rome, qui demandèrent à un paysan un guide pour les conduire à travers les broussailles dont le cloître est entouré. Le paysan leur donna son garçon de ferme. Les religieux, après avoir cherché quelque temps à travers un épais taillis, trouvèrent une porte que personne n'avait encore aperçue et qui s'ouvrit devant eux. Ils entrèrent par là dans une chambre déserte, puis dans une autre pièce, où plusieurs moines, assis devant une longue table, lisaient de gros livres et écrivaient sur des feuilles de parchemin. A la vue des deux voyageurs italiens, ils se levèrent avec empressement, leur tendirent la main et s'entretinrent avec eux à voix basse. Puis les capucins sortirent, et, avant de s'éloigner, remirent au domestique qui les avait accompagnés un rouleau de vieux papiers qui renfermait un lingot d'or pur. Quand ce domestique rentra chez son maître, il
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
187
apprit que, sans qu'il s'en doutât, il était resté trois années dans la chambre où les capucins l'avaient conduit. On a souvent cherché à retrouver la porte par laquelle il avait passé ; on n'a jamais pu y parvenir. Après ses innombrables luttes et ses désastres de toute sorte, la Poméranie a eu le bonheur d'être réunie à un royaume qui lui assure enfin une protection efficace, et la fait participer, comme ses autres provinces, au bénéfice de ses sages institutions. Grâce à cette nouvelle situation et à ses quarante années de paix, elle a pris une consistance qu'elle n'avait jamais eue, elle a fait de sérieux progrès. Ce pays, que je désirais depuis longtemps parcourir et dont je me plaisais à glaner les souvenirs historiques, n'a point le pittoresque aspect des contrées situées de l'autre côté de la Baltique. Le peintre n'y trouvera pas l'indicible variété de sites qui, en Suède et en Norvège, charme les regards des voyageurs, ni l'attrait de quelques-uns des paysages danois, comme Fredensborg, Lyngby, Roeskilde, où la suavité d'une douce et mélancolique nature s'allie aux monuments d'une royale majesté. La côte même de Poméranie, cette côte maritime qui, dans d'autres régions, fascine les regards et la pensée par ses pyramides de rocs, ses grottes où les
�188
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
vagues s'engouffrent en gémissant, ses scènes dramatiques , ses tableaux gigantesques, elle est ici morne et terne ; elle s'incline au niveau de la mer, comme si elle était encore courbée sous le joug de son antique servitude, comme si elle allait humblement rechercher les flots qui jadis l'ont sans doute maîtrisée et inondée. Mais jusqu'auprès de ces rives aplanies le pays est largement cultivé. Par ses vastes sillons et ses verts pâturages, il m'a souvent rappelé le riant aspect de notre Normandie ; par les travaux agronomiques qui ont été accomplis dans ses marais et dans ses landes sablonneuses, il m'a fait plus d'une fois songer aux œuvres de patience qu'on admire dans l'industrieuse Hollande. De beaux villages s'élèvent çà et là au bord d'un lac silencieux, à l'ombre d'une forêt de chênes, ou au milieu des champs de blé. De larges bâtiments de ferme, pareils à ceux qu'on voit en Picardie, étalent leurs toits rouges et leurs murs en briques dans un enclos d'arbres fruitiers. De nombreux ruisseaux, vitales artères de cette immense plaine, se répandent de côté et d'autre, fertilisent le sol, établissent entre les différents districts d'importantes voies de communication. Plusieurs rivières, grossies par ces affluents . et navigables sur une longue étendue , relient les provinces à la mer où elles vont s'épancher. A
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
d89
l'extrémité de chacune de ces rivières est un pont que l'on ne peut comparer, il est vrai, ni à ceux de la Loire, ni à ceux de la Seine et de la Gironde, encore moins à ceux de la Tamise et de l'Hudson ; mais il y a là cependant un mouvement assez considérable, et qui d'année en année tend à s'accroître. Au bord de la Vistule est la vieille cité de Dantzig. En nous dirigeant de là vers l'ouest, nous trouvons Leba et Stolpe, deux petites villes commerciales situées sur les deux cours d'eau du même nom ; Cœslin, qui d'un côté touche à un joli lac et de l'autre à la plage maritime ; Colberg, dont les remparts dominent la Persante. A l'embouchure de l'Oder est Stettin, la capitale d'un des anciens duchés de Poméranie, la résidence de Bogislas X, l'une des villes de commerce les plus importantes de la Prusse, et l'une de ses grandes forteresses. Elle n'avait pas plus de 8000 habitants, il y a un siècle ; elle en compte aujourd'hui 50 000, et possède deux cents navires. Un peu plus loin, au nord, est Swinemunde, bâtie sur une des rives de la Swine. Ce n'était encore, il y a vingt ans, qu'un modeste village de pêcheurs. C'est maintenant une ville de 5000 âmes, active et prospère. Au bord de la Peene, qui autrefois marquait la limite de la Poméranie prussienne et de la Poméranie suédoise, on aime à s'arrêter dans la riante
�190
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
enceinte d'Anclam, et à chercher les vestiges du passé dans les murs de Wolgast, la plus ancienne cité de la contrée. A l'embouchure de la Ryck est Greifswald, cette riche Université qui, pour pouvoir dépenser les revenus de ses dotations, héberge gratuitement une partie de ses étudiants. Au bord du petit bras de mer qui sépare de la terre ferme l'île de Rùgen, et qu'on appelle la Strela, s'élève Stralsund, cette ville qui, par ses jolies petites maisons bourgeoises, par les eaux qui l'entourent de tous côtés, par la verdure qui décore la teinte grise de ses remparts, a un aspect si attrayant, si paisible, si freundlich, comme disent les Allemands. C'est la même qui résista avec tant de fermeté aux armes de Wallenstein, qui l'obligea à se retirer, lui, le fier et inflexible général, quand il avait juré de la prendre, fût-elle, disait-il, liée au ciel et au sol par des chaînes de fer ; c'est la même qui reçut dans ses remparts Charles XII, accourant à cheval, sans troupes et sans argent, des frontières de l'empire musulman, et qui soutint si intrépidement avec lui ce terrible siège que Voltaire a raconté d'une façon si dramatique. Tous ces ports ont, comme nous l'avons dit, peu de profondeur ; la Prusse ne peut penser à en faire des ports de guerre. Ce sont les havres pacifiques
�LA CÔTE DE POMÉRANIE.
191
d'une population qui, depuis les origines de son histoire jusqu'à présent, nous apparaît avec la même nature patiente, laborieuse, appliquée au travail agricole ; d'une population si peu osée qu'elle hésite à s'aventurer dans les hasards de l'industrie, et préfère aux promesses fascinantes des fabriques le modeste mais régulier produit de ses champs et de ses bestiaux.
�Y
L'ÎLE DE RUGEN.
L'homme s'agite, et souvent on serait tenté de croire que ce n'est pas Dieu qui le mène. La terre où il se livre à sa turbulence d'atome, à ses passions d'un jour, l'agite aussi perpétuellement, comme si elle ne devait point lui offrir, dans sa demeure éphémère, l'image d'un repos durable, ni lui donner l'idée d'une œuvre achevée. Les géologues, en scrutant les diverses couches de terrain, croient pouvoir lire dans le grés et le granit l'âge du globe et ses révolutions, comme un écolier de cinquième lit les révolutions romaines dans l'honnête livre de l'abbé Vertot. Les physiciens expliquent, par des systèmes qui ont toute la précision d'un calcul mathématique, les éruptions des volcans et les tremblements de terre. Mais, tandis que ces révolutions éclatent à tous les yeux et donnent aux néophytes de la science l'occasion d'adresser un nouveau mémoire à une académie, il s'opère dans le sol, dont nous ne voyons que la surface, des commotions sourdes, des transformations latentes, dont les résultats ne se ré-
�L'ÎLE DE RUGEN.
193
vêleront aux yeux perspicaces d'un Celsius, d'un Cuvier, qu'après un siècle d'élaboration mystérieuse. La mythologie Scandinave rapporte que la terre fut faite avec le corps du géant Bur, les forêts avec ses cheveux, les rochers avec ses os, la mer avec son sang. À voir le mouvement qui se continue sans cesse autour de nous, ne dirait-on pas que le géant cosmogonique n'est point entièrement mort, qu'il soulève l'un après l'autre ses membres appesantis, comme s'il cherchait à reprendre sa première existence ? Les forêts tombent sous la hache du bûcheron, dans des lieux où s'étendaient en paix leurs tiges séculaires, et grandissent dans des régions où jadis on ne voyait que des sables. Les rocs se déplacent : ceux-ci descendent avec les glaciers du haut des montagnes dans les vallées de la Norvège, du Tyrol et de la Suisse ; ceux-là, ceux qu'on appelle les blocs erratiques, sont dispersés dans les plaines du Nord, par un phénomène sur lequel nous n'avons encore que des hypothèses plus ou moins plausibles. Il en est qui s'écroulent comme des murailles dont" le temps a peu à peu usé le ciment ; il en est qui se forment par des concrétions de globules. La terre aussi s'exhausse ou s'abaisse graduellement dans plusieurs contrées. La côte de l'Asie Mineure s'est affaissée depuis la fin de l'empire romain. Le même affaissement est très-remarquable
�194
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
sur plusieurs points de l'Adriatique, notamment à Zara, et à Yenise. En Suède, au contraire, au nord de la Scanie, le sol s'élève de trois à ciriq pieds par siècle. Depuis une époque immémoriale, la Russie septentrionale s'est élevée constamment au-dessus de l'océan Glacial, et l'on a tout lieu de croire que nous avons en France des soulèvements de terrain dans des limites plus circonscrites. La terre n'est point cette immuable Tellus des anciens, que l'Océan, son fils, embrassait avec amour; ou, si elle a jamais vécu avec lui dans cet heureux accord, il faut reconnaître qu'une fatale question d'intérêt a jeté la division dans cette grande famille, comme dans les chétives familles humaines. La terre est en lutte perpétuelle avec l'Océan. Dans toutes les régions, l'une et l'autre se disputent l'espace. Quelquefois, la vieille terre patiente l'emporte par sa calme persistance sur son impétueux adversaire. A Aigues-Mortes, elle dérobe, comme pour s'en faire un trophée historique, le port où s'embarqua saint Louis. Près de la Rochelle, elle déroule des champs fertiles, là où l'on ne voyait au siècle dernier que des bancs d'huîtres. En Angleterre, dans le comté de Kent, elle transforme une ancienne baie en un frais pâturage. Quelquefois, non contente d'élargir ainsi ses rives, elle pénètre jusque dans les domaines de son audacieux agrès-
�LlLE DE RUGEN.
195
seur; elle lance à la surface des mers des îles verdoyantes, qu'on dirait détachées, comme des corbeilles de fleurs, d'un des vallons des Pyrénées. Mais bientôt l'Océan, endormi sous un ciel de feu par une brise caressante, ou distrait par une barque joyeuse et de tendres mélodies, se réveille tout à coup de sa torpeur et engloutit l'île nouvelle, où déjà les Anglais, en leur qualité de rois de la mer, se disposaient à arborer l'étendard de Saint-Georges, Puis, de tout côté, il se remet à l'œuvre : il se précipite entre les rocs et les écueils qui entravent l'élan de ses vagues ; il ronge ses plages avec une 6orte de frénésie, comme le cheval fougueux ronge le frein qui le subjugue ; il se jette violemment dans ses golfes, entaille leurs contours, creuse les longs fiords, l'une des beautés de la Norvège. S'il se retire en frémissant devant les grains de sable qui humilient son orgueil par l'arrêt du souverain Maître qui lui a dit : « Tu n'iras pas plus loin, » il a des jours de fureur, des jours de triomphe, où il renverse les digues que la main de l'homme lui oppose, brise les rochers, déracine les géants des forêts, et quelquefois, par les promontoires qu'il détruit, les isthmes qu'il lacère, oblige les géographes à refaire la carte d'une province
1. M. de Quatrefages, l'attrayant écrivain et l'habile obser-
�196
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Voici un carré de terre de 5 à 6 milles (10 à 12 lieues) de largeur et de 7 milles de longueur, qui jadis tenait d'un côté à la Poméramie, et de l'autre probablement à l'une des pointes de l'archipel danois : la mer l'a violemment détaché de ses liens primitifs, elle en fait une île, et, une fois qu'elle l'a eue en sa pleine possession, elle l'a découpée comme un enfant découpe dans un de ses jeux une feuille de papier. Elle en a détaché des triangles, des losanges, qui forment d'autres îles ou des bandes de terrain qui ne tiennent plus à l'île principale que par un étroit cordon ; elle en a dentelé et tailladé les bords. Ici, dans un de ses mouvements capricieux, elle a entr'ouvert de petites anses voilées, mystérieuses comme des sources égériennes; là, elle a creusé de larges baies de la forme la plus bizarre. Le tout ressemble à un dessin fantastique, à une broderie festonnée par une main fiévreuse. Telle est la vieille île septentrionale de Rûgen, où les flots ont fait de tout côté tant d'irruptions, qu'il n'y a pas là une habitation éloignée de plus de deux lieues d'un golfe, d'un bras de mer, ou de la plage maritime. Son sol, plat en grande partie, renfle
vateur, a récemment publié, dans ses Souvenirs d'un naturaliste , de curieux détails sur cette action de l'Océan dans plusieurs districts de France, notamment en Normandie et en Saintonge.
�L'ÎLE DE RUGEN.
197
graduellement de ses extrémités vers son centre, comme une poitrine humaine qui se dilate au grand air ; mais pas une de ses hauteurs ne s'élève à plus de quatre cents pieds au-dessus du niveau des vagues. Quelques vaisseaux la sillonnent, quelques lacs miroitent çà et là à sa surface, si près des flots de la mer, qu'on peut à quelques pas de distance toucher à l'eau salée et puiser l'eau fraîche. Dans le désert traversé par les Israélites, près des étangs saumâtres, Moïse découvrait une plante qui en corrigeait l'amertume ; dans les divers sentiers de la vie, près des ondes amères de la douleur, n'avons-nous pas aussi la plante salutaire des Hébreux, et les lacs rafraîchissants de Rûgen? Le climat de cette île est humide et froid, la température très-vàriable. Souvent, en été, un air glacial succède tout à coup à une chaleur ardente. Les vents d'est se jouent parfois cruellement de toutes les riantes promesses du printemps; les vents du nord sont encore plus redoutés. Sur leurs ailes sinistres, ils apportent la tempête. De beaux bois de chênes, de hêtres, d'aunes, de frênes, et quelques arbres fruitiers, s'élèvent cependant çà et là dans l'île, partout oùilstrouventassez de terre végétale pour y plonger leurs racines. Une partie du sol est livrée au pâturage ; une autre, cultivée avec soin, produit d'abondantes céréales. Mais la Rûgen de nos jours ne peut donner une idée de
�198
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
la Rùgen d'autrefois. Le temps, le christianisme, Ja civilisation, l'ont transformée. C'est cette île belliqueuse, toujours en rumeur et toujours disposée aux combats, qui luttait intrépidement contre les rois de Danemark, contre les ducs de Mecklembourg et les princes de Poméranie, C'est ce tenace foyer païen, qui, longtemps après l'implantation du christianisme clans les autres pays du Nord, conservait si obstinément ses idoles, qu'il fallut que les rois de Danemark amenassent deux fois leurs flottes et deux fois l'envahissent pour abattre ses autels. Les premières notions certaines que nous ayons sur son histoire ne remontant pas au delà du ixe siècle. Le nom que nous lui donnons aujourd'hui est d'une date encore plus récente. Dans la chronique du couvent de Corbie, de cette pépinière de prédicateurs consacrés aux missions du Nord, les habitants de l'île de Rûgen sont désignés par les noms de Rmnï. Saxo le grammairien, le charmant historien des premiers âges du Danemark, les appelle Rivani. Vers le milieu du xi" siècle, Adam de Brème altère encore cette dénomination et les appelle Rani. Helmold, l'auteur de la Chronique des Slaves, qui vivait vers la fin du xne siècle, leur donne pour la première fois le nom de Rugani, et le même nom se trouve dans des lettres pon-
�L'ÎLE DE RUGEN.
199
tiflcales do 1177 et 1189, puis dans les chartes locales. Il y a dans la Germanie de Tacite un passage que tous les historiens de Rtigen ont annoté et commenté. L'illustre écrivain cite, dans son énumération des peuplades germaniques du Nord, les Reudigni, et il ajoute : « Dans une île de l'Océan est un bois sacré; un char couvert d'un voile y est dédié à la déesse ; le pontife a seul le droit d'y toucher, Il sait quand la déesse est présente au sanctuaire ; elle en sort traînée par des génisses ; le pontife la suit dans un profond respect, Alors les jours de joie, alors les fêtes aux lieux que la divinité honore de sa présence. On ne commence point de guerres, on ne prend point les armes, Tous les fers sont cachés. Alors on connaît, alors on aime le repos et la paix, jusqu'à ce que le pontife rende à son temple la déesse fatiguée de son entrevue avec les mortels,1 Bientôt le char et les voiles, et la déesse elle-même, si vous voulez le croire, sont baignés dans un lac mystérieux, Des esclaves sont employés à ce service et ensuite noyés dans le lac, De là cette sombre terreur et cette religieuse ignorance sur ce qu'on ne peut voir là qu'en perdant la vie, » Si, comme on a tout lieu de le croire, ce passage se rapporte à Rûgen, ce serait notre plus ancien document historique sur cette île, et l'on pourrait en
�200
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
conclure que les habitants de cette bande de terre appartenaient à ces peuplades germaniques qui adoraient, ainsi que Tacite le raconte, la déesse de la terre, Hertha1. Sur la côte orientale de Rûgen, dans la presqu'île de Jasmund, on voit quelques vestiges d'une ancienne construction qui fut, dit-on, le temple d'Herlha ; près de là est un lac noir et profond , entouré d'un épais taillis qui y projette de grandes ombres ; on l'appelle aussi le lac d'Hertha. Le peuple raconte que parfois, en été, au clair de la lune, une femme d'un aspect majestueux sort à pas lents de la forêt avec un cortège d'autres femmes qui la suivent respectueusement. Elle s'avance vers le lac, se plonge dans l'onde avec ses compagnes, et bientôt toutes disparaissent. On reconnaît seulement qu'elles sont là, au clapotement des eaux, aux flots scintillants qu'elles soulèvent dans leur natation. Un instant après elles reviennent à terre et reprennent le chemin de la forêt, couvertes de longs voiles blancs. Mais malheur à celui qui oserait s'arrêter là pour les regarder ! La pudique Hertha, plus cruelle que Diane, ne se contenterait pas de lui infliger la métamorphose d'Actéon, elle le noierait dans les abîmes de son lac. On dit aussi que nul batelier ne peut s'aventurer impu1. Ce nom s'est conservé dans les langues germaniques. Anglosaxon, heorlh; anglais, earth; allemand, erde.
�L'ÎLE DE RUGEN.
201
nément sur cette eau magique, et que nul pêcheur ne doit se hasarder à y jeter ses filets : car des nixes diaboliques la gardent jour et nuit et n'en permettent l'accès qu'à la vieille déesse païenne. Une tradition que Kantzow rapporte dans sa vieille et naïve chronique de Poméranie nous donne un autre indice sur les habitants primitifs de Rûgen. Aux temps anciens, dit cette tradition, la Norvège, privée de récolte, se trouva une année dans une telle disette, que les jeunes gens parlaient de tuer les vieillards et les enfants pour épargner le peu de vivres qui leur restaient. Alors une brave femme s'avança au milieu d'eux et, leur ayant remontré l'horreur de leur projet, leur proposa un expédient plus humain pour échapper à leur misère. C'était de diviser la population en deux classes : d'un côté, les gens vieux ou infirmes et les enfants ; de l'autre, les jeunes gens vigoureux, et de tirer au sort pour savoir qui des deux catégories irait en un autre pays chercher sa subsistance. Sa proposition fut acceptée, et le sort condamna les jeunes gens à partir. Ils se dirigèrent vers la Suède, traversèrent ses provinces centrales, puis le Bleking, la Scanie. Us marchaient vers le sud, comme toutes ces hordes septentrionales, qui, ne sachant point encore se plier aux rudes travaux de l'agriculture sur leur âpre terrain,
�202
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
allaient les armes à la main chercher des moissons plus faciles sous un meilleur climat. Par hasard, ils débarquèrent sur ia côte de Rùgen. A la vue de ces hommes d'un aspect étrange, d'une physionomie farouche, les timides habitants de l'île n'essayèrent pas même de défendre leurs cabanes : ils S'enfuirent jusqu'aux derniers confins delà Poméranie, et y bâtirent la ville de Riigemvald. Les Norvégiens prirent possession du Sol qui leur était abandonné, Comme ils avaient été dans le cours de leur expédition fort peu occupés de leur toilette, qu'une barbe touffue descendait de leur visage sur leur poitrine, on les appella les Langbarïe. De là, le mot italien de Longobardi, dont nous avons fait notre mot de Lombard, qui, comme la plupart des mots dont nous altérons l'origine première, n'a plus dans notre langue aucune signification; Jusqu'à quelle époque les Lombards restèrent-ils dans l'île de Rûgen? c'est ce que nulle histoire ne peut dire d'une façon précise. Ou sait seulement que lie là ils se répandirent sur les plages voisines, puis qu'ils partirent encore pour continuer leur route vers les contrées lointaines. Au vi6 siècle, ils faisaient peut-être partie des bandes sauvages d'Alboin, tjdi conquéraient le nord de l'Italie ; au VIe siècle, les Wendes s'emparaient des côtes méridionales de la Baltique. Ce que nous avons dit des
�L'ILE
DE
RUGEN.
203
mœurs de cette race slave qui se fixa dans laPoméranie s'applique à la tribu qui envahit l'île de Rùgen. Môme langue et même culte, mômes habitudes de polygamie, môme régime démocratique dans la communauté et absolu dans le gouvernement de la famille. Mais peu à peu, par la différence de leur condition matérielle, il se fit une notable dissidence dans le caractère des deux peuplades. Les Poméraniens, qui avaient autour d'eux de grandes terres et de vastes pâturages, tendaient à se livrer de plus en plus à la paisible satisfaction du travail agricole* Les RugénieiiSj Cornés* serrés de tous côtés par la mer, éprouvaient à l'aspect des vagues ces désirs d'aventures, Ces rêves de l'espace, ces impétueux entraînements que le poète suédois Geiier à si bien décrits dans son Chant du Vikingi ils avaient Commencé par se faire bateliers : ils devinrent pirates. Comme les joyeux compagnons du Cdr*sair'é de Byron, ils pouvaient s'écrier, dans leur chant de triomphe, que leur empire était sur l'Océan, leUrs demeures dans l'écume des vagues.
O'er the glad yvaters of the Mue sea Our thoughts as boundless, and our soûls as free Far as the breeze can bear the billows foaih, Survey our empire, and behold our home.
Gomme les intrépides pirates des plages scandi:
�204
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
naves, qui se nommaient orgueilleusement les Siœkonungar, les rois de la mer, ils bravaient avec une froide indifférence les armes, de leurs adversaires et la fureur des ouragans. Parmi eux, il y en eut plus d'un qui, dans un de Ces hasardeux combats auxquels il s'exposait gaiement, mérita cette énergique oraison funèbre d'un des héros des sagas islandaises : «Il tomba, sourit, mourut. » Il y en eut plus d'un aussi qui s'embarqua avec les hordes des Normands sur ces drakar qui épouvantaient les rives de la Seine et faisaient pleurer Charlemagne. Les villes de commerce des rives du Rhin, du Danube, de l'Elbe, de la mer du Nord et de la Baltique, n'avaient point encore formé leur mémorable ligue hanséatique pour se soutenir mutuellement contre d'injustes agressions et protéger leurs navires contre la rapacité des flottilles de pirates. Les ducs de Mecklembourg, les princes de Poméranie, les rois de Danemark, poursuivaient sur les flots et essayaient de dompter dans son repaire la couvée de vautours enfantée par l'île de Rugen. Quelquefois même ces trois puissances se réunissaient pour mieux dompter la horde turbulente, et l'île était envahie, dévastée, et ses ha= bitants condamnés à payer un humiliant tribut. Mais bientôt ils reprenaient les armes, brisaient les liens de leur servitude, et se vengeaient par
�L'ILE DE RUCEN.
205
de cruelles représailles des affronts qu'ils avaient subis. Les doux, prédicateurs du christianisme essayèrent d'assouplir par un autre moyen cette peupladé que la force matérielle ne pouvait vaincre. Du couvent de Gorbie, fondé sur le Weser par Louis le Débonnaire, des religieux s'avancèrent sur les bords de la Baltique, et, vers l'année 878, ils entraient, au péril de leur vie , dans l'île de Rûgen. Par l'onction de leur parole, par la vertu de leur mansuétude et de leur humilité, ils attendrirent ces hommes farouches qui, jusque-là, n'avaient prêté l'oreille qu'aux cris de gueiTe et aux sombres oracles prononcés par leurs prêtres dans le sang des holocaustes. Un grand nombre d'entre eux plongèrent leurs tètes dans les eaux du baptême. Une église chrétienne fut construite sur leur sol et consacrée à saint Vit, cet héroïque martyr des fureurs de Dioclétien, dont le monastère de Corbie possédait les reliques, et dont il avait fait son patron. Les missionnaires, ayant si heureusement accompli cette tâche dangereuse, se retirèrent pour s'en aller ailleurs semer encore la bonne semence. Mais ils avaient trop tôt compté sur la durée de leurs enseignements au sein d'une population dont le caractère et les habitudes étaient si opposés à la loi de justice et de fraternité du dogme évangélique. 12
�206
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE. ,
Peu de temps après le départ des religieux , les habitants de Rùgen retournaient à leurs temples païens, démolissaient les églises chrétiennes et chassaient les chapelains. Cependant, ce que les missionnaires leur avaient raconté du courage et des miracles de saint Vit leur plaisait ; ils gardèrent le culte de ce saint, c'est-à-dire qu'ils en firent une de leurs monstrueuses idoles, à laquelle ils donnèrent, par une légère altération d'orthographe, le nom de Swantevit1. Ils possédaient déjà cependant une assez jolie collection de dieux. Dans la bourgade de Carenza (aujourd'hui Garz), il n'y avait pas moins de trois temples dans lesquels on adorait trois énormes images. L'une était celle de Borevit, maître des Vents et des forêts. Il ne portait point d'arme , mais en revanche il avait cinq grosses têtes ; probablement quatre de ces têtes figuraient les quatre points cardinaux, et la cinquième la région des bois. Une autre statue représentait Porenut, le dieu du tonnerre, avec cinq faces, dont une ciselée sur sa poitrine. Une troisième, taillée dans un chêne gigantesque, représentait le dieu Rugivit, le patron de l'île : il n'avait pas moins de sept têtes ; à sa ceinture étaient suspendues Sept épées; de plus, ii
1 ; On pense aussi que le nom de la presqu'île de Witkow, l'ùa des districts les phis féconds de Rûgén, vient de saint Vitt
�L'ÎLE DE RUGEN.
S07
en tenait encore une huitième à la main. Avec ce formidable appareil, il était d'une nature si débonnaire qu'il laissait tranquillement les hirondelles nicher sur ses têtes colossales, et répandre leurs ex» créments sur ses joues sans qu'il en parût offensé. Mais pour le nouveau dieu Swantevit, on construisit un temple plus imposant à la pointe septentrionale de Rilgen, au milieu d'Arcona, la principale cité et la forteresse de l'île, Ce temple avait deux enceintes réunies sous le même toit. La première était ornée d'une quantité de ciselures et peinte en rouge. On arrivait par là à la seconde, portée sur quatre piliers et revêtue de tapis de différentes couleurs. A l'intérieur s'élevait, derrière un vaste rideau, la statue colossale du dieu que les habitants du pays invoquaient à la fois comme le dieu des batailles et le dieu des moissons. Il avait quatre visages chargés d'un amas de flocons de barbe ; son corps était revêtu d'une longue robe qui descendait jusqu'à ses pieds: C'était peut-être une réminiscence de la barbe et de la soutane des religieux qui avaient prêché le culte de saint Vit, Son bras gauche était arrondi comme un arc. A sa main droite, il tenait une corne en métal, qui servait d'instrument aux prêtres pour eux et leurs périodiques prophéties. Près de l'idole étaient suspendus les attributs
�208
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
guerriers de cette puissante divinité, qui, dans les grandes occasions, conduisait elle-même son fidèle peuple au combat. Là était sa formidable épée, et la selle et la bride de son cheval. Sur les murs revêtus d'étoffes de pourpre, on voyait encore une quantité de vases, d'ornements en or et en argent et de cornes d'animaux, offerts à Swantevit par ses humbles adorateurs dans un jour d'angoisse ou dans une heure de gratitude. C'est ainsi que les anciens chroniqueurs de la Poméranie, Kantzow, Micraelius, Cramer, nous décrivent les merveilles du temple d'Arcona, d'après la tradition, et d'après les récits de Saxo le grammairien , qui lui-même l'avait vu. Une partie des ornements dont cet édifice était paré provenait sans doute de la piraterie. Quant aux piliers du temple et aux statues, les Wendes de Rûgen étaient en état de les façonner eux-mêmes. Il paraît démontré que, dès les anciens temps, les Slaves possédaient l'une des facultés qui distinguent encore aujourd'hui le paysan russe, une aptitude particulière à manier la hache, à tailler, à ciseler le bois. Ils savaient aussi tisser et teindre des étoffes, et tout ce qu'ils avaient de conception artistique, d'habileté industrielle , devait être employé à parer le sanctuaire de leur dieu Swantevit. Ce dieu était si vénéré, que ses prêtres devaient
�L'ÎLE DE RUGEN.
209
retenir leur haleine en s'approchant de sa statue ; chaque fois qu'ils avaient besoin de respirer, il fallait qu'ils se retirassent vers la porte du temple, pour ne pas souiller la divine image par un souffle hnmaiu. Chaque année, après la moisson, le peuple se rassemblait devant le temple. Le prêtre commençait par regarder la corne placée dans la main droite de Swantevit. Cette corne annonçait aux habitants de l'île, comme le nilomètre aux Égyptiens, et plus tôt que le nilomètre, la récolte de la saison prochaine. Si le grain dont elle avait été remplie l'année précédente montait encore à sa surface, c'était un heureux augure; si, au contraire, il s'était abaissé, c'éiaitunsigne inquiétant..Quelle que fût la sentence du prêtre, on n'en immolait pas moins un grand nombre de victimes, des bœufs , des coqs , quelquefois des prisonniers de guerre, et la foule ne s'en livrait pas moins pendant plusieurs jours à de bruyants banquets. Chaque homme et chaque femme devaient, dans cette fête solennelle, payer un tribut aux prêtres de Swantevit. On leur remettait en outre le tiers du butin conquis dans une expédition guerrière. Il en coûtait un peu cher pour subvenir au vœu de cette divinité suprême. Il n'y avait pas moins de trois cents chevaux de choix réservés pour son service ; de
�210
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
plus, un cheval blanc auquel nul autre que le grand prêtre ne pouvait toucher. Quelquefois, le matin, ce cheval apparaissait haletant et couvert de sueur. Alors on pensait que le vigilant dieu l'avait monté pendant la nuit pour s'élancer lui seul au-devant des ennemis de Rùgen, et les disperser et les massacrer. Souvent aussi, par les mouvements de ce cheval, on avait un présage de l'avenir. Lorsqu'il était question d'entreprendre une belliqueuse campagne, on rangeait devant lui, sur le sol, des pieux et des lances : s'il partait du pied* droit pour franchir ces faisceaux d'armes, c'était un signe de victoire; sinon, un sinistre avertissement. Il n'y a rien eu de plus naïf et de .plus perfide sans les pratiques des aruspices de Rome ou dans les nocturnes consultations des chefs indiens avec leur Manitou. Mais le peuple de Rûgen croyait à tous ces pronostics, et sans cesse il y avait recours, car sans cesse son inquiète et turbulente nature l'emportait dans de nouvelles hostilités et de nouveaux combats. Knud (Canut) le Grand fut le premier qui dompta leur audace et mit un terme à leurs habitudes de déprédation. C'était ce guerrier victorieux qui gouverna à la fois le Danemark et l'Angleterre, conquit la Norvège et une partie de la Poméranie; c'était ce puissant souverain de qui les scaldes flatteurs di-
�L'ÎLE DE RUGEN.
211
saient : « Canut règne sur la terre comme Dieu dans le ciel, » et qui se raillait philosophiquement de ses adulateurs en s'asseyant sur la grève à l'heure de la marée et en leur montrant que les flots étaient parfaitement rebelles à ses ordres; c'était ce prince religieux qui interrompait ses batailles pour faire un pèlerinage à Rome, pour se prosterner humblement aux pieds du saint-père et fonder dans la capitale du inonde chrétien un hospice pour les voyageurs du Nord. Malgré sa piété et son zèle de prosélytisme, il ne put implanter le christianisme à Rùgen; malgré sa force, il ne put imposer à cette île un joug durable. Lui vivant, déjà elle se révoltait; à peine était-il mort, qu'elle abjurait toutes ses promesses et se relevait, en face du Danemark, dans sa fervente indépendance. Non contente de repousser loin d'elle toute tentative de prédication évangélique, elle déclarait la guerre aux provinces de la Baltique, qui se laissaient émouvoir par la voix des missionnaires. A la fin du xie siècle, à cette époque où l'Europe entière se plongeait, avec sa fervente piété, dans la vivifiante essence du christianisme ; où, d'une contrée à l'autre, des plaines de la Saxe jusqu'au delà des Pyrénées, des rives de la Tamise jusqu'à celles du Danube, le souffle ardent des croisades
�212
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
agitait les consciences, enflammait les imaginations; à cette époque où l'impétueuse parole de Pierre l'Ermite ébranlait le château et la chaumière , où un Godeiïoi de Bouillon, un Tancrède, s'élançaient à la conquête du saint sépulcre, il se faisait, dans une obscure région du Nord, une croisade contre les traditions et les enseignements qui enthousiasmaient tant de rois et de seigneurs, tant de chevaliers et de gens du peuple. Il y avait, dans la petite île de Rùgen, un prince nommé Crito, dont une tribu en révolte contre son souverain, une tribu slave d'Obotrites, invoqua l'appui. Avec cette peuplade païenne , avec son clan de soldats et de pirates, Crito entra dans le Mecklembourg, chassa les fils du duc Gottschalk, que les Obotrites avaient déjà égorgé, massacra l'évêque, démolit les chapelles chrétiennes , pénétra dans la Poméranie, puis dans le Holstein, asservit à son pouvoir ces deux provinces, et partout rétablit les idoles à la place de la croix. Le Danemark èt la Saxe n'avaient pu l'arrêter dans ses dévastations, et deux des fils de Gottschalk étaient morts en combattant contre lui. Il en restait un troisième, nommé Henri, qui devait continuer la guerre. Crito fut assassiné au milieu de ses sanglants triomphes. Le peuple de Rûgen choisit pour le remplacer un de ses neveux nommé Ratze, et pour lui renonça à
�L'ILE DE RUGEN.
213
l'un des droits qu'il avait constamment pris à tâche de garder : la dignité de prince, jusque-là élective, devint héréditaire. Ratze n'avait pas moins de courage et d'ardeur que son oncle, mais il ne devait pas avoir le même succès. Battu dans la plaine de Lûbeck, où il avait été attaquer ses adversaires, il se retire dans son île pour y faire de nouveaux préparatifs de guerre ; mais Henri le poursuit avec son armée victorieuse. C'était en hiver : les golfes de la côte, les baies intérieures étaient gelés. Henri les traverse. Les gens de Rûgen, épouvantés de cette invasion, demandèrent la paix. Henri la leur accorda en leur faisant prêter serment de ne plus prendre les armes contre lui, et en leur imposant une contribution de 4400 marcs d'argent. Pour remplir le bassin de la balance où devait être pesée cette somme, il fallut que les femmes sacrifiassent leurs bijoux et que les prêtres enlevassent au temple de Swantevit ses plus riches ornements. L'hiver suivant, sous prétexte que Rûgen avait manqué à ses engagements, Henri entreprit une nouvelle campagne avec un prince de Saxe ; mais cette fois, Swantevit, animé d'une juste colère contre ceux qui, l'année précédente, avaient dépouillé son temple, monta la nuit sur son cheval blanc, terrifia ses ennemis, et le lendemain Ratze les mettait en déroute.
�214
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
En même temps que l'île belliqueuse continuait cette lutte contre un habile et vigoureux adversaire, ses flottilles de pirates ne manquaient pas une occasion de saisir quelques navires danois, et parfois même poursuivaient leur proie jusque sur les côtes de Danemark, comme pour recouvrer perpétuellement, par leurs déprédations, le tribut que Rtigen avait eu la bonté de payer à ce royaume pendant quelques années. Après la mort de Canut, le Danemark, livré à plusieurs règnes orageux, entraîné dans des guerres désastreuses, affaibli par ses propres dissensions, avait patiemment souffert les injures réitérées de ses anciens vassaux. Un jour arriva enfin où il remit sa griffe de lion sur ces antres de corsaires, qui par leur insolence offensaient son pouvoir, qui par leur rapacité effrayaient ses négociants, et par leur idolâtrie outrageaient sa croyance catholique. En 1135, Éric Esmund arma une flotte de 110 navires (ce qu'on appelait alors des navires), et débarqua avec une troupe de 25000 hommes près de la forteresse d'Arcona. Dès son arrivée, il réussit à couper les conduits qui amenaient l'eau fraîche dans la ville, et obligea les assiégés à capituler. La soumission de cette forteresse entraîna celle de l'île entière. Les Rugéniens s'engagèrent à payer comme
�L'ILE DE RUGEN.
215
autrefois un tribut au Danemark. De plus, ils promirent d'abjurer leur paganisme et d'écouter docilement les prédicateurs chrétiens qu'on leur enverrait. Quelques-uns même, pour donner une preuve manifeste de leur bon vouloir, eurent la complaisance de recevoir l'eau du baptême. Ils la recevaient sans la moindre idée religieuse, à peu près comme ce barbare teuton dont une chronique du temps de Louis le Débonnaire raconte l'étrange fureur. Il avait fait du baptême une joyeuse spéculation, et, un jour qu'il s'y soumettait de nouveau, il s'écria à la vue du linge qu'on lui présentait pour s'essuyer : « Vous moquez-vous de moi avec ces oripeaux? Je me suis déjà laissé laver plus de vingt fois comme aujourd'hui, et toujours on m'a donné les linges les plus neufs et les plus beaux. » Éric se laissa tromper par les protestations des rusés habitants de Rûgen. Il construisit une chapelle près d'Arcona, y installa un prêtre et se retira, convaincu que la semence du christianisme allait enfin se propager sur la vieille terre païenne. Ses sujets lui avaient donné le surnom d'Éloquent; les Rugéniens pouvaient l'appeler le Crédule. A peine était-il parti qu'ils détruisirent son église, chassèrent son prêtre et se remirent, comme par le passé, à banqueter autour de leurs temples. Éric étant mort peu de temps après, et son pays
�210
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
étant agité par de nouvelles discordes, l'île sauvage qu'il croyait avoir subjuguée et convertie poursuivit gaiement le cours de ses pirateries. Mais, en 1168, voici venir Valdemar, l'énergique , l'intelligent roi de Danemark, Valdemar, qu'on a surnommé le Grand. Éclairé par l'exemple de ses prédécesseurs, il était résolu à faire sentir à Riigen la pesanteur de son glaive et à ne pas se laisser abuser par de vaines promesses. Il partit avec une flotte considérable, avec un prince de Mecklembourg qui fortifiait son expédition, avec deux prélats qui en consacraient la pensée religieuse, févêque de Scbwerin et l'évêque Absalon de Roeskilde, le ministre , l'ami de Valdemar, un des hommes les plus éclairés du moyen âge, un de ces esprits d'élite qui laissent dans l'histoire d'une nation une trace lumineuse et un nom impérissable. Les Rugéniens se préparèrent bravement au danger qui les menaçait : leur prince assembla une partie de ses troupes dans les remparts de Garz, et donna le reste à l'un de ses meilleurs officiers, en lui confiant la défense d'Arcona. De môme que son prédécesseur Éric, ce fut au pied de ce cap septentrional que Valdemar débarqua. La ville était entourée d'une forte palissade, et défendue, du côté de la terre, par une tour construite avec d'énormes
�L'ÎLE DE RUGEN.
217
madriers. Les Danois, après avoir en vain tenté de démolir cette tour avec des béliers et de l'escalader, parvinrent à y mettre le feu. Les assiégés, ne pouvant éteindre ce bûcher flamboyant qui s'étendait à leurs remparts et devait, bientôt dévorer leurs habitations, capitulèrent. La nouvelle du désastre d'Arcona décida le prince, qui commandait la citadelle de Garz, à déposer les armes. L'île entière se soumit aux conditions que Valdemar lui imposa. Tous les édifices païens furent détruits ; les dieux de la guerre et du tonnerre furent brisés en pièces, traînés dans la boue ; les tapis et les trésors du temple d'Arcona furent enlevés ; la statue colossale du puissant dieu Swantevit fut arrachée à son piédestal : l'évêque Absalon lui fit couper la tète pour l'envoyer à Rome au pape Alexandre, et des soldats danois prirent ses membres en bon bois de chêne pour faire cuire leur souper. Ainsi s'écroula, en 1068, le dernier boulevard du paganisme dans le Nord. Il y avait trois siècles que les religieux missionnaires de Corbie étaient venus y prêcher l'Évangile, et l'île rebelle n'avait gardé la mémoire de leur enseignement que pour faire de leur saint vénéré une nouvelle idole. Un an après la victorieuse expédition de Valdemar, les Poméraniens, qui avaient été si souvent harcelés et dilapidés par ces terribles voisins, en13
0
�218
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
valussent à leur tour le territoire de Rûgen, le dévastent et en rasent les derniers remparts. A partir de cette époque, la petite île, si vivace encore naguère, si agitée et si redoutée, n'a plus qu'une pâle et insignifiante histoire, qui de plus en plus s'efface dans celle du Danemark et de la Poméranie. Sa peuplade môme, son ardente peuplade, décimée par tant de batailles successives, appauvrie par les entraves qui arrêtaient sa piraterie, disparut peu à peu et fit place à une colonie allemande qui repeupla les anciens villages et en construisit de nouveaux. On dit que, dès la fin du xiv siècle, il n'existait plus dans l'île entière qu'une femme qui conservât encore quelques coutumes des Wendes et parlât leur dialecte. Cette" dernière représentante d'une race éteinte mourut en 1404. Ainsi ont disparu tant d'autres races qui tour à tour ont eu leur jour de victoire, leur ère de prospérité, et qui croyaient à leur durée infinie. Ainsi, d'âge en âge, se vérifie la sentence prophétique de la Bible : Et terra renovabitur. C'est la loi de Dieu dans l'orgueil de notre humanité. Les arbres vivent plus longtemps que l'homme qui les â plantés. Le chêne abrite sous ses rameaux plusieurs générations. A Soma, dans la Lombardie, il y a un cyprès qui, dit-on, fut planté au temps de Jules César. Au Mexique, à Chapultepec, il existe un autre
�L'ILE DE RUGEN.
219
cyprès d'une circonférence incroyable, qui, selon l'opinion de M. de Gandolle, l'éminent naturaliste, date de plusieurs milliers d'années. A Jérusalem, près de la grotte de l'Agonie, nous avons vu les huit oliviers sacrés qui, selon la tradition chrétienne, remontent jusqu'au jour de la passion. Combien y a-t-il de nations qui se perpétuent aussi longtemps? Maintenant la belliqueuse île de Rugen, qui jadis effrayait les populations des rives de la Baltique, qui inquiétait Canut le Grand dans sa vaste monarchie et Yaldemar dans tout l'éclat de son pouvoir, est un petit district d'une des provinces de Prusse, humblement soumis à l'autorité administrative de Stralsund. La vieille cité païenne de Garenza, qui possédait tant d'idoles superbes et attirait à ses fêtes tant de joyeux convives, est une modeste bourgade de deux cents maisons, dont les habitants se cotisent pour construire une école et achever Une chaussée. A Stubbenkammer, près du lac mystérieux, du lac noir de la déesse Hertha, les voyageurs ont l'agrément d'être hébergés dans un chalet suisse. A la pointe du cap d'Arconà, d'où les forbans de l'île épiaient le passage des navires de commerce pour s'élancer sur leur proie comme des vautours, s'élève aujourd'hui un phare dont Schinkei, Fil-
�2-20
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
lustre architecte de Berlin, a lui-même fait le plan. Le gardien de cet édifice a joint à ses fonctions officielles le métier d'aubergiste. Pour un demithaler, on peut avoir, au rez-de-chaussée de son habitation aérienne, lajouissance d'un de ces monstrueux lits de l'Allemagne, dont les draps sont comme des serviettes, et les couvertures comme des matelas. Pour quelques groschen, on peut retrouver là le bifteck aux oignons et la carbonade aux pommes de terre, ces deux terribles éléments de la cuisine teutonique, qui s'étalent fièrement aux regards de l'étranger dès son arrivéé sur les bords du Rhin, et le poursuivent de leur odeur nauséabonde, sans trêve et sans merci, de ville en ville, d'hôtel en hôtel, jusqu'aux derniers confins de la vieille Germanie. Ces affreuses préparations culinaires, devant lesquelles un Brillât-Savarin aurait éprouvé les frissons de l'agonie, et devant lesquelles un Vatel aurait pris deux épôes pour se tuer deux fois, il y a vingt ans que j'en observe le débordement. Elles accompagnent toutes les nouvelles lignes de chemins de fer, elles inondent de leur vapeur tous les nouveaux Lustgarten. A voir le noble orgueil avec lequel l'industrieux Allemand les pose sur ses assiettes de faïence, dès qu'il fonde un nouveau cabaret décoré du nom de restauration, il me paraît évident qu'il
�L'ÎLE DE RUGEN.
221
les considère comme les signes suprêmes de la civilisation ; et cette civilisation est parvenue jusqu'à la dernière limite de la terre des Wendes, jusqu'au promontoire d'Arcona. Il y a tant de signes éclatants de civilisation, au bienheureux temps où nous vivons ! les romans à quatre sous et les nouveaux instruments de guerre, les petits salaires des pauvres condamnés à un juste mépris, et les grands jeux de la Bourse honorés d'une respectueuse considération ; l'art d'apprendre à parler une langue étrangère en quinze jours, et l'art de se parjurer clans sa propre langue en moins de temps; les consciences qui, pour mieux dormir, s'abritent dans des billets de banque, et les esprits qui, n'ayant plus assez de place dans le cerveau de l'homme, émigrent dans les tables tournantes. Les habitants de Ritgen ne se sont point encore élevés à ces hautes manifestations de notre intelligence. Ils n'ont encore, les malheureux, ni banque ni théâtre ; pas un télégraphe qui leur annonce instantanément la cote des actions du crédit mobilier, et pas un pauvre journal qui, à défaut de mieux, leur décrive au moins les jeux de l'hippopotame, et leur dise ce que fait l'empereur de la Chine. Ils sont encore .tellement arriérés, que je doute s'ils concevraient comment une marchande de modes en renom achète des palais, et comment les labo-
�222
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
rieuses ouvrières qui l'aident à faire sa fortune s'usent les yeux aux broderies qu'elle leur commande, et meurent à l'hôpital. La science leur est arrivée par l'Allemagne. Ils n'en ont pas compris les plus grandes merveilles, et n'en ont admis que les leçons les plus vulgaires et les plus substantielles : le livre de la Cuisinière bourgeoise, le Manuel du tisserand, et le Manuel de l'agronome. C'est la chronique de Saxo le grammairien qui, en Danemark, il y a longtemps, m'inspira le désir de voir la terre de Rùgen, et je dois dire qu'en cette circonstance, comme en une foule d'autres, ma perfide et menteuse imagination s'amusait à me faire un tableau fantastique, dans lequel il n'entrait pas le moindre trait de vérité. En lisant, dans les naïves pages du secrétaire de l'évêque Absalon, le récit de l'expédition de Valdemar et du siège d'Arcona, je m'étais figuré une île d'un aspect sinistre, sauvage, une de ces contrées que l'on contemple avec un doux saisissement d'effroi, et dont on se réjouit de décrire, un soir, au coin du feu, d'un air modeste, les magnifiques horreurs, à des amis qui n'ont point quitté'ia ligne des boulevards et qui admirent votre courage. En partant de Stralsund, avec une collection de livres qui devaient me donner des idées plus justes,
�L'ÎLE DE RUGEN.
223
je tenais encore à mon erreur : nous tenons tant à nos erreurs ! Le bateau qui fait le service de la poste et qui, en dix minutes, franchit le détroit de Strela1, me débarqua sur une plage couverte de berlines, de calèches et de briskas. C'était le jour où, d'après un ancien usage, les propriétaires de Rûgen donnent rendez-vous à leurs fermiers, dans les hôtels de Stralsund, pour régler leur compte annuel et percevoir le prix de leur fermage. Ces propriétaires arrivent avec leurs équipages jusqu'au bord du détroit. Les fermiers s'arrêtent à la même place avec leurs lourdes voitures chargées de sacs de grains et de balles de laine, pour adoucir l'amertume du fatal quart d'heure de Rabelais par un petit négoce de circonstance. Au retour de cette double caravane, on remarque un singulier changement : ceux qui entraient à Stralsund les mains vides s'en retournent avec d'énormes sacoches d'argent,'et ceux qui y charriaient de lourdes denrées en sortent parfaitement allégés de leur fardeau. A la,^ï^éM^$Xf^ pour justifier l'idée que je m'étais faity ^oéûrs^
^H
de Rûgen, j'aurais pu me dire, en r'egaraant ces
^
heureux patriciens, si vite comblés d^gièns, et^qs} ^
1. Ici, comme dans tout le cours de mon voVIg^^ai eu le plaisir de constater l'exactitude et la précision des M. Ad. Joanne, les meilleurs Itinéraires que je conrïîîs^e*; s$Q en excepter ceux de Murray et de Bœdeker.
�224
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
paysans si vite dévalisés : «J'assiste à une expédition de piraterie. Voilà les forbans, et voilà les victimes. » Mon amour pour les scènes du passé ne pouvait aller cependant jusqu'à outrager ainsi les vénérables lois de la propriété, jusqu'à me ranger parmi les disciples de Proudhon. Je poursuis mon excursion dans une bonne diligence, sur une belle route ferme commele macadam, unie, sablée comme l'allée d'un parc, et, de quelque côté que je regarde, je n'aperçois pas la moindre horreur. « Patience ! me dis-je ; si ces champs que je traverse me montrent si effrontément leurs verts sillons, si ces maisons, avec leurs portes vernies, leurs murs en briques et leurs toits en tuiles, ont l'air de se moquer de moi par leur odieuse apparence de prospérité, il y a pourtant en plusieurs endroits de l'île des rocs escarpés, des grottes ténébreuses, des abîmes effroyables. Les descriptions que j'ai entre les mains en font foi. » Et j'ai été débonnairement avec ces descriptions en tous les lieux qu'elles me signalaient, et enfin, pour ne pas accuser la bonne foi de ceux qui me dépeignaient en style pompeux tant de scènes surprenantes, j'ai dû penser qu'ils ne connaissaient que les marches sablonneuses du Brandebourg, les plaines de la Poméranie, et s'arrêtaient émerveillés, comme le rat de La Fontaine, à l'aspect d'un monticule : car je n'ai
�L'ILE DE RUGEN.
22S
vu, dans les districts de Rûgen les plus vantés, que des masses de craie minées à leur base , déchiquetées dans leurs contours, ou entr'ouvertes par les flots, pas un rocher qui me rappelât l'un des prodigieux rochers des Ferœ, pas un promontoire qui ressemble à l'un des étages du cap Nord, pas même un de ces formidables récifs comme il en existe tant sur nos côtes de France. Qu'on s'imagine la surprise d'un peintre qui prépare ses palettes pour représenter un site effrayant et qui tombe dans une plate-bande , d'un poète qui a cru saisir une scène de drame et qui ne trouve qu'une bucolique : telle était ma déception. Mais je dois me hâter de dire que cette déception n'était point de celles sur lesquelles on gémit en longs alexandrins. Après avoir cherché la fabuleuse Rûgen que j'avais rêvée , j'en suis venu bien vite à contempler avec plaisir la véritable, la riante Rûgen, avec ses fraîches ondulations de terrain, ses massifs de grands chênes disséminés dans ses prairies , ses rustiques maisons cachées comme des nids d'oiseaux sous le feuillage des arbres fruitiers, et les singulières découpures de ses îlots, de ses presqu'îles, et cette mer qui, de tous les côtés, attire les regards et lapensée, par son miroir limpide dans les baies mystérieuses, par les flots-d'écume dont elle argenté les herbes vertes qui frémissent sur ses rives, par son
�22G
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
indolent balancement et ses doux murmures sur les bancs de sable , par sa grandeur suprême dans le libre espace. Il est des paysages qui sont comme une figure des différents âges de la vie : les uns, hardis, bruyants, tourmentés, pleins de séve et de rayons du soleil, et de contrastes étranges comme la fougueuse jeunesse; les autres, pâles, froids, silencieux, comme les dernières années du vieillard. Ceux de Rûgen sont comme l'âge mûr, ferme et fécond encore, mais déjà terne et recueilli, cherchant le calme dans l'ombre et la solitude, et s'inclinant graduellement du milieu de sa carrière, comme le sol de cette île du milieu de ses collines vers son océan, vers son éternité. Il y a là une population d'environ 40 000 âmes, disséminée dans des maisons éparses ou dans de petits hameaux de cent à cent cinquante habitants. Les manufactures n'étalent pas encore, au sein de cette honnête colonie, leur luxe et leur misère. L'industrie, avec sa main de fer, n'enlève point à la mâle et joyeuse satisfaction du travail agricole une légion de pauvres enfants, pour les asservir au mécanisme de ses rouages dans un air méphitique. La fermière tisse elle-même, avec ses filles, le linge et les vêtements de la famille. Le paysan et le pêcheur façonnent eux-mêmes leurs ustensiles. Les dons du sol et
�L'ÎLE DE RUGEN.
227
de la mer suffisent à leurs besoins. S'ils ne connaissent point les splendeurs des grandes villes, ils en ignorent aussi les profondes souffrances, et, si pauvres qu'ils soient, ils ont toujours un morceau de pain, une jatte de lait à partager avec celui qui vient leur demander une place à leur foyer : car, en remplaçant ici la race des Wendes, ils ont hérité, avec ses domaines, de ses vertus hospitalières. Les mêmes situations enfantent quelquefois des caractères tout différents. La mer qui, de chaque côté, entaille cette île, excitait la convoitise des Wendes et les portait à s'en aller au loin sur ses vagues prendre, les armes à la main, la cargaison du marchand et piller les côtes étrangères. La même mer enferme aujourd'hui les paisibles habitants de Riigen dans les limites de leurs domaines. Un grand nombre d'entre eux n'ont jamais été au delà de Stralsund. D'autres ne connaissent pas une cité plus considérable que leur capitale de Bergen, une capitale de 3500 habitants, et il en est qui, de l'isthme où ils sont nés, n'ont pas même posé le pied sur l'isthme voisin. Ils ont cependant du blé, de l'orge à vendre ; mais ils n'ont pas besoin de quitter leur demeure pour opérer cette vente : des négociants vont de hameau en hameau recueillir le produit des récoltes et en chargent des navires. Plus d'une ville d'Angleterre et d'Ecosse est en partie alimentée par
�228
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
les céréales de la petite île de Rûgen. Le produit de la pêche est aussi quelquefois exporté dans des contrées très-éloignées. Un matin je cheminais sur le revers desséché de la presqu'île de Wittow. A mes pieds, les vagues soulevées par une fraîche brise du nord roulaient l'une sur l'autre avec un long mugissement. Autour de moi je ne voyais qu'une dune aride, où çà et là s'élevaient seulement quelques touffes d'herbes sauvages et quelques arbustes dont la pâle verdure s'éteignait sous un tourbillon de sable emporté par le vent, comme une neige fine. Pas une apparence de culture, pas une habitation humaine. A quelque distance pourtant, cette presqu'île est très-riante et très-féconde ; mais ici, c'était comme le désert du sol à côté du grand désert-de l'Océan. Tout à coup , dans un étroit ravin, fermé par des monticules de sable, j'aperçus une douzaine de petites cabanes abritées dans cette gorge comme des nids d'hirondelles dans les fissures d'une muraille, serrées l'une contre l'autre comme une troupe de mouettes effarouchées, et tournées de çà de là sans aucune idée d'ordre et de symétrie, comme des barques que la mer aurait, dans un de ses orages, jetées pêle-mêle sur la grève. C'était un village de pêcheurs comme il en existe plusieurs sur cette plage. Les migrations du hareng sont, pour ces
�L'ILE DE RUGEN.
229
pauvres gens, comme pour plusieurs districts de la Hollande, une fortune providentielle. Quand ces flots flottants de poissons commencent à apparaître, tous les filets sont préparés, toutes les embarcations sont à l'eau. Tant que dure cette moisson aquatique, les pêcheurs ne peuvent l'abandonner pour se rendre à leur paroisse d'Altenkirchen. Alors le prêtre vient lui-même au lieu où ils sont rassemblés célébrer, une fois par semaine, l'office divin, en plein air, si le temps le permet, ou dans une humble chapelle bâtie au bord de la grève. Quelle douce et imposante coutume ! Quel noble et touchant spectacle, que celui de cette laborieuse communauté réunie pour chanter l'hymne religieux dans le bruissement des flots, dans le sifflement des vents, et pour entendre la voix affectueuse qui leur parle de Dieu, dans les merveilleuses œuvres de Dieu, au bord de la mer, sous la voûte du ciel ! J'ai eu le malheur d'assister un jour à l'effroyable prédication et aux scènes de vertige d'un campmeeting américain ; j'espère ne plus jamais voir une telle profanation de l'enseignement biblique, et je regrette de ne pas m'être trouvé parmi les pêcheurs de Wittow, dans la saison où le prêtre leur fait ces serinons que Kosegarten appelle les sermons du rivage, Kosegarten, le prédicateur vénéré et le poète de Rûgen.
�230
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
A travers les prairies, les sillons, les landes arides et les champs féconds de cette île, de toutes parts on découvre les vestiges, de la vieille race slave et de la vieille race germanique, des restes de remparts dont l'étude aurait ravi le bon M. Oldbuck, l'antiquaire de Walter Scott, des places de sacrifices sur lesquelles un archéologue pourrait faire des observations curieuses, et des tombeaux de différentes classes en quantité. On n'en compte pas moins de 1800. Les primitifs habitants de Rûgen construisaient les demeures des morts plus solidement que celles des vivants. Ils n'occupaient que des cabanes en bois, et leurs fortifications de Garz, d'Arcona, n'étaient même que des espèces de camps retranchés, des talus en terre, soutenus par des palissades ; mais, pour conserver les cendres de leurs pères, ils creusaient de grandes fosses qu'ils revêtaient à l'intérieur de larges pierres et recouvraient d'énormes dalles. Les Turcs plantent dans leurs cimetières des cyprès qui étendent leurs rameaux sur plusieurs générations d'hommes. Les Égyptiens cherchaient à conserver leurs morts en les emmaillotant dans des bandelettes. Les Wendes leur élevaient des monuments qui subsistent encore après toutes les révolutions que l'humanité a subies dans l'espace de dix siècles. On trouve là des glaives et des pointes en
�L'ILE DE RUGEN.
231
silex, des ornements en bronze, des urnes cinéraires plus anciennes que les plus anciens châteaux des rois de l'Europe. Une partie de ces monuments arrondis en dômes, couverts de gazon, ressemblent aux mogilas des steppes de la Russie, aux tumulus des plaines de Suède ; quelques-uns s'élèvent aussi haut que les trois collines qu'on voit près d'Upsal et dans lesquelles reposent, dit-on, les trois grands dieux Scandinaves. Dans ces antiques sépultures, on ensevelissait probablement les gens du peuple. Il en est d'autres dans lesquelles on découvre des squelettes qui n'ont point été livrés aux flammes du bûcher. On pense que c'étaient les cimetières des esclaves, des prisonniers de guerre condamnés à être immolés devant les temples des idoles de Garz , ou de l'idole suprême d'Arcona. Il en est d'autres encore qui, vraisemblablement, étaient les sépulcres des chefs de la tribu ou de riches familles. Ils n'ont qu'une vingtaine de pieds d'étendue ; mais ils sont bordés de pierres si énormes et surmontés de blocs de granit si prodigieux, que le peuple en attribue la construction à des géants. En effet, quand on mesure du regard ces tombes colossales, ces rochers bruts, pareils aux dolmen et aux menhir de la Bretagne, on a peine à croire qu'ils aient été ainsi rangés par la main de l'homme, ou il faut supposer que les Wendes, lorsqu'ils construisirent ces tombeaux ,
�232
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
avaient, comme les Égyptiens lorsqu'ils érigeaient leurs obélisques, des procédés de mécanique dont nous avons perdu la tradition. Ce bon peuple de Rûgen ! il fait assez voir chaque jour combien, dans sa simplicité, il ëstindifférent aux attraits du métal que les autres peuples de l'Europe ont, comme les Israélites, divinisé ; car il promène tranquillement sa charrue et fait paître ses bestiaux autour de ces monuments. Et ses légendes lui disent pourtant qu'il y a là des trésors plus précieux que les placers de la Californie. Les géants ont enfoui sous ces masses de granit des lingots d'or, des diamants, pour les soustraire à la méchante petite race humaine, qu'ils abhorraient. Il y a là aussi des nains qui demeurent dans l'intérieur des collines, sous des voûtes étincelantes de rubis et de saphirs. Il y a eu dans la ville de Garz un vieux chef de Wendes qui avait amassé dans une cave des tonnes d'or et d'argent, et qui, à l'arrivée des chrétiens, s'ensevelit lui-même au milieu "de ses richesses, pour les dérober aux odieux persécuteurs de sa religion païenne. Enfin il y a eu des corsaires qui ont caché dans des grottes profondes ce qu'ils avaient amassé de plus précieux dans leur piraterie. Deux de ces corsaires, Claus Stortebeck et Michel Gadeke, se sont fait dans la contrée un renom terrible. Ils appartenaient à cette bande de flibustiers
�L'ILE
DE
RUGEN.
233
qu'on appelait les Vitalienbriider (les frères de la vietuaille), parce qu'ils ne vivaient que du produit de leur rapine, ou les Liekendeeler, parce qu'ils divisaient entre eux leur butin par égales parts. Longtemps ils firent flotter leur formidable pavillon à travers la Baltique, dévalisant les bâtiments de commerce, et quelquefois s'élançant sur les côtes, pillant et incendiant les villages. Poursuivis par des escadres de Lûbeck, de Hambourg, ils engageaient audacieusement le combat, s'emparaient des navires armés contre eux ; et, s'ils se voyaient attaqués par des forces trop considérables, s'ils étaient forcés d'abandonner le champ de bataille, comme les pirates de Bornéo exposés au canon de la frégale anglaise, ils se retiraient dans des baies étroites dont eux seuls connaissaient les détours et où l'on ne pouvait les atteindre. Une naïve légende populaire rapporte que ces abominables forbans étaient. protégés par les reliques d'un saint qu'ils avaient enlevées dans un cloître, et qu'ils emportaient dans toutes leurs expéditions. Ce saint débonnaire, les voyant si fidèles à son culte au milieu de leurs débordements, espérait peut-être les convertir ; mais à la fin il se lassa de donner son appui à de tels mécréants. Dans un effroyable combat, où trois villes hanséatiquës avaient réuni leurs forces, Gadeke et Stortebeck
�234
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
furent pris avec huit cents de leurs compagnons, conduits à Hambourg et décapités. Mais Stortebeck avait caché ses trésors dans une des cavernes du Stubbenkammer, et il laissait là une belle jeune fille qu'il avait enlevée dans une de ses cruelles excursions à Riga. La pauvre fille, enfermée dans sa sombre retraite, ne trouvant aucune issue pour en sortir, appelant en vain à son secours son ravisseur, qui, en ce moment, était engagé dans sa dernière lutte, et les habitants de l'isthme, qui ne pouvaient l'entendre, la pauvre fille succomba dans son abandon aux tortures de la faim. Mais il semble qu'elle a pris part à un meurtre qui l'empêche de trouver le repos dans la mort. Depuis près de cinq siècles, elle est là comme une image du remords que le trépas même ne peut éteindre, comme un de ces symboles du dogme d'expiation enseigné par tant de légendes populaires, dans l'Europe entière, au moyen âge. Depuis près de cinq siècles, elle sollicite une voix charitable qui apaise les reproches de sa conscience, une main compatissante qui l'aide à effacer les traces de son crime et lui donne , avec une pieuse prière, une sépulture chrétienne. Chaque année elle se montre clans la nuit du 24 au 25 juin, dans cette nuit merveilleuse de la SaintJean, où le soleil s'arrête si longtemps sur notre
�L'ILE
DE
RUGEN.
235
hémisphère qu'on dirait qu'il ne peut s'en détacher, où la terre est pleine de miracles, où les petites fleurs des champs annoncent aux jeunes filles quel sera leur fiancé, où les bois et les eaux ont aussi des murmures prophétiques, où les rayons de l'éternelle lumière pénètrent dans les entrailles du sol et réveillent les morts qui s'avancent à la croisière des chemins pour reprocher à une femme infidèle l'oubli de ses serments, ou pour donner à un être aimé un salutaire conseil. Elle se montre, la malheureuse victime des pirates, au bord de la mer, à l'entrée d'une des grottes du Stubbenkammer, tenant en main un mouchoir taché de sang qu'elle trempe dans l'eau, qu'elle frotte d'une main convulsive, et qu'elle regarde ensuite avec une profonde douleur ; la tache qu'elle s'efforce d'essuyer est toujours aussi rouge et aussi vivace. Celui qui, en ce moment, s'avancerait vers elle avec une pieuse sympathie, la délivrerait du sinistre souvenir qui l'obsède. Elle tomberait avec calme sur le sol où elle reste ainsi éveillée, et, avant de clore les yeux en paix, elle lui révélerait l'endroit où Stortebeck a enfoui ses trésors. Je me suis trouvé par hasard, clans la nuit du 25 juin, au Stubbenkammer. J'ai entendu raconter cette histoire, qui, sous son voile étrange, renferme une grave et religieuse pensée,, et j'aurais volontiers
�236
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
tendu la main à. cette malheureuse Madeleine de Rugen, condamnée depuis si longtemps à une si rude pénitence. Mais je dois dire que je ne l'ai point aperçue, et j'ai encore manqué cette fois l'occasion de faire une bonne œuvre. Je ne parle pas de l'occasion que j'aurais eue par là de faire ma fortune : il y a longtemps que j'y ai renoncé. Avec sa rustique et modeste physionomie, avec ses humbles habitations de laboureurs, entre lesquelles apparaissent de loin en loin quelques maisons de maîtres, construites avec plus de faste que de bon goût, avec ses chroniques et ses monuments d'un temps ancien, avec ses points de vue les plus pittoresques, l'île de Rugen n'a longtemps attiré sur ses plages silencieuses qu'un petit nombre d'étrangers. Quelques archéologues allemands y abordaient pour observer les vestiges d'un de ses vieux remparts, pour déterrer quelques urnes de ses sarcophages , afin d'écrire sur les constructions des Wendes une dissertation académique. Quelques poètes y allaient en une saison de loisirs promener leur indolente rêverie. Mais un homme est venu qui, par l'intelligence et la persistance de ses travaux, a donné à ce petit coin de terre un éclat tout nouveau et en a fait un des lieux de bains les plus renommés de l'Allemagne. C'est le descendant d'une des plus anciennes familles du Nord , c'est le prince de Put-
�L'iLE DE KUGEN.
237
bus, le propriétaire de ce vaste et magnifique domaine qui, d'une hauteur couverte de taillis superbes, descend graduellement, par des champs de blé, jusqu'au bord de la mer, en face de la petite île de Wilm. Il n'y avait là autrefois qu'une immense forêt sauvage, et, au milieu de cette forêt, un grossier bâtiment qui datait du commencement du xnr siècle. En 1583, un des comtes de Putbus y ajouta une chapelle ; en 1725, un autre commença sur un vaste plan la construction du château actuel. Une des branches apanagées de cette famille résidait alors à quelques lieues de là, dans le village de Vilmnitz, où l'on voit encore ses tombeaux. Il existe en outre, dans l'intérieur de l'île, un imposant château, construit par le comte Gustave Wrangel. C'était là que l'illustre général de la guerre de Trente ans était venu se reposer de ses longues campagnes ; c'était là qu'il avait achevé sa virile carrière. À sa mort, il léguait cette propriété à la famille Brahe, cette noble famille dont le nom est inscrit pendant des siècles aux plus belles pages de l'histoire de Suède. Lorsque Riigen fut, avec la Poméranie, réuni à la Prusse, le comte Brahe vendit au prince de Putbus le château de Spyke, les bois, les quarante domaines qui en dépendaient.
�238
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Cette magnifique propriété n'offrait à celui qui venait de l'acquérir que de doux loisirs, et il était d'une nature trop active pour s'assoupir nonchalamment dans les jouissances de la fortune. Il voulait fonder une nouvelle œuvre ; il l'entreprit en 1810, et il la continua pendant quarante-quatre ans jusqu'à son dernier jour. En 1810, il achevait le château de Putbus, commencé par un de ses aïeux, et, des vastes et épais taillis qui l'entouraient, il faisait un parc anglais d'un goût exquis, d'une solennelle beauté. De loin, on aperçoit ce château superbe, avec sa haute façade, ses larges balcons, ses blanches colonnes, et rien n'y manque de ce qui constitue une royale résidence, ni les ornements de luxe, ni les statues de bronze et de marbre, ni les serres où fleurissent dans leur éblouissant éclat les plantes des tropiques, ni les vastes bassins où se jouent les cygnes, ni la faisanderie. Ses jardins sont cultivés par une légion d'ouvriers, ses allées ombragées par des tilleuls séculaires ; d'un côté, ses fenêtres s'ouvrent sur une immense forêt, de l'autre sur la mer. Partout les grandes scènes de la nature, et partout les traces d'une main laborieuse, d'un intelligent esprit. En même temps que le prince poursuivait ce travail, il traçait le plan de la bourgade qu'il voulait
�L'ILE DE RUGEN.
239
édifier autour de sa demeure. Cette partie de l'île était à peu près déserte : il y appela des ouvriers, des marchands. Il leur donnait, moyennant une petite redevancè annuelle de
20
à
30
francs, un terrain
assez étendu pour se faire un jardin, pour se bâtir une jolie maison, à la condition seulement que cette habitation s'élevât dans d'élégantes proportions et dans un alignement régulier. Peu à peu la colonie, attirée par la puissante maison seigneuriale, soutenue au besoin par sa générosité, prit plus de consistance. A mesure qu'elle grandissait, le prince, pour faciliter ses moyens de transport, perça des routes de côté et d'autre. Tout le travail qui s'opère par une compagnie de settlers dans les régions vierges de l'Amérique, défrichements, maisons de fermes et maisons d'ouvriers, ponts et chaussées, il le dirigeait et le continuait d'année en année avec une énergique et habile pensée. Un beau chemin réunit à présent le domaine de Putbus à la capitale de l'île et à l'embarcadère de Stralsund ; un autre descend au bord de la piage. Sur cette plage le prince construisit un splendide édifice pour les baigneurs. Puis, lorsque les baigneurs commencèrent à venir sur cette côte, où ils trouvaient des établissements disposés avec tant de soin, le prince fit bâtir pour eux, à côté de son
�240
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
parc, un théâtre, et, clans l'enceinte de son parc, une salle de hais et de concerts, un café, des boutiques. Avec ses propres revenus il suffisait à toutes ces dépenses. Il vivait d'une vie frugale, et il était riche, si riche, que les gens deJa campagne ont déjà fait une légende sur sa fortune : « Voyez, monsieur, me disait un jour un de ses paysans , notre prince ne possédait pas moins de quatre-vingt-dix-neuf domaines ; il voulait en avoir cent, et quand il en a eu cent, il est mort. C'est un grand malheur qu'il ait eu un tel désir ; car il était charitable, il faisait beaucoup de bien dans le pays, et nous croyons tous que les méchants esprits avaient jeté un sort sur ce centième domaine. ■» 0 philosophie du peuple, naïve sagesse des cœurs simples ! si son penchant aux merveilles l'entraîne à d'étranges conceptions, n'y a-t-il pas souvent, jusque dans ses erreurs, une saine expression de bon sens, un enseignement d'humilité et de modération ? La vérité est que le prince ne songeait point à acquérir de nouvelles propriétés, mais à féconder de plus en plus dans tous les sens sa création de Putbus. Les travaux matériels ne l'occupaient pas exclusivement. Il aimait les lettres et les arts. Il para son château d'une bibliothèque de 10 000 vo-
�L'ILE DE RUGEN.
241
lûmes, d'un musée ethnographique et d'une collection de tableaux que l'on dit très-remarquable. Pendant son séjour à Putbus, la princesse douairière était malade, sa demeure fermée. Je n'ai pu, à mon grand regret, visiter ces galeries, qui renferment plusieurs œuvres notables de l'école italienne, des statues de Thorwaldsen et quelques livres précieux, entre autres un que j'avais un grand désir de voir, le livre de prières de Philippe II, imprimé en lettres gothiques sur quarante feuillets de parchemin et orné de miniatures. Mon ami Amédée Pichot aurait été heureux si j'avais pu lui rapporter une exacte description de ce volume, pour l'adjoindre à la troisième édition de son histoire de Charles-Quint. Il y a vingt ans, File de Rtigen, avec ses 35 000 habitants, n'avait encore que des écoles élémentaires. Le prince de Putbus l'a dotée d'un gymnase. Il a lui-môme fait bâtir au milieu de sa nouvelle cité une maison pour les élèves, une maison pour le recteur, et doté généreusement cette institution. J'ai vu à Philadelphie le palais construit dans une intention de même genre avec le legs de l'orgueilleux Girard. Je suis bien convaincu que ce fastueux établissement n'est qu'une vaniteuse erreur, tandis que celui de Putbus subsistera comme une sérieuse et utile institution.
14
�242
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Le 27 septembre 1854, le prince mourait dans ses domaines, et en mourant il pouvait arrêter avec satisfaction ses regards sur l'œuvre à laquelle il avait consacré sa vie. Sur un sol inculte, il avait répandu la semence du travail et de l'industrie. Sur un terrain désert, il avait formé une bourgade qui ne compte pas moins de 1500 habitants, et qui tend constamment à s'agrandir. L'hiver, cette bourgade repose dans un profond silence, sous son manteau de neige. Mais au retour du printemps elle s'éveille avec la terre qui reverdit, les arbres qui bourgeonnent, les oiseaux qui gazouillent, et tout à coup reprend une vive et joyeuse animation. Les élégantes auberges bâties autour de la place ouvrent leurs persiennes aux riantes perspectives de la mer et des champs. Des légions de cuisiniers, de glaciers, de kellners, arrivent de Berlin avec leurs fourneaux et leurs paniers de liqueurs. Des marchandes de modes et de verres de Bohême s'installent dans les boutiques du parc. Des libraires envoient aux cabinets de lecture de Putbus une nouvelle provision de poésies et de romans. Une trôupe d'acteurs reprend possession du théâtre, et pour faire voir son habileté y apporte la traduction de Mademoiselle de la Seiglière ou de la Dame aux Camélias. Les bateaux à vapeur de Stralsùnd et de Grèifswald amènent là chaque jour
�L'ILE
DE
RUGEN.
243
une quantité de familles qui n'y trouveront point la roulette de Bade, le tapis vert de Hombourg, mais les douces ethonnêtesjouissancesd'une nature charmante. Le parc, les jardins sont ouverts à tout le monde. Les .lilas s'épanouissent, les vieux tilleuls étendent sur les pas des promeneurs leurs ombrages embaumés ; la terre est resplendissante de verdure et de fleurs, l'atmosphère est inondée de parfums, et l'orchestre retentit dans la salle de bal. C'est un des enchantements du Nord, dans la suave beauté de ces jours d'été, où les sylphes voltigent comme des abeilles dans le feuillage des arbres, où les elfes dansent en longs cercles dans les prairies, à la lueur de la lune. C'est la magie de Titania, et cette magie, on la doit à l'heureuse conception et à la persévérance d'un seul homme. Au milieu de la grande place circulaire, entourée d'une ceinture d'élégantes maisons, s'élève un obélisque sur lequel on lit celte simple inscription :
GRÙNDUNG DES ORTES PUTBUS.
Fondation de laplace de Putbus, 1810. Tant de monuments ont été élevés aux tristes triomphes de la guerre ! Les' yeux se reposent avec joie sur ceux qui ne rappellent que les succès d'un utile labeur et d'une salutaire pensée.
�244
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Il a bien droit à un monument, le descendant d'une famille de soldats, qui employa près d'un demi-siècle à son œuvre pacifique, le patient artiste quia, comme un autre Oberlin, fait surgir une florissante bourgade d'un sol sauvage et, comme un autre Borromée, créé sur la Baltique son Isola Bella.
�YI
HAMBOURG.
Par son fractionnement en six monarchies, en vingt-sept duchés et en quatre villes libres, par ses anciennes institutions, l'Allemagne conserve, dans ses différentes zones, le mouvement politique etlittéraire, la vitalité qui, dans les États soumis à un énergique système de centralisation, affluent de plus en plus au cœur de la capitale. L'Allemagne n'est point dans Vienne ou dans Berlin, comme la France dans Paris. Si la Prusse, l'Autriche et les monarchies secondaires, la Bavière, le Hanovre, la Saxe, le "Wurtemberg exercent à la diète germanique l'ascendant que leur donne leur force numérique, chaque principauté n'en est pas moins un État souverain, indépendant, une petite Allemagne dans la vaste contrée germanique. Chaque duché a son organisation particulière. Chaque petit prince a ses ministres, sa cour et ses généraux, et Altenburg et Rudolstadt portent le titre de capitales, tout aussi bien que Munich ou Stuttgardt. De là cette variété de régimes administratifs, d'intérêts particuliers,
�240
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
et de mœurs assez distinctes dans ces divers États qui, à la diète de Francfort, représentent une même nation, et qui parlent la même langue. La différence de leur situation géographique et les dissidences de leur dogme religieux établissent encore entre eux d'autres disparates. Le joyeux vigneron des bords du Rhin , qui vit sous un ciel tempéré et récolte les grappes savoureuses des coteaux de Rudesheim, ne peut avoir le même caractère que le paysan des marches septentrionales du Brandebourg , qui cultive péniblement un sol aride, sous un ciel nébuleux. Le pieux Bavarois, qui s'agenouille humblement aux pieds de son confesseur, observe les jours d'abstinence et honore les couvents, ne peut ressembler au fier Saxon qui, sa Bible de Luther à la main, rejette ces pieuses pratiques comme de vaines superstitions. C'est cette multiplicité de points de vue qui rend l'étude de l'Allemagne si attrayante et en même temps si difficile. On n'a pas vu l'Allemagne quand on a été se promener gaiement de Manheim à Cologne ; on ne l'a pas vue quand on a pénétré jusqu'au cœur d'une de ses monarchies. Et quand l'a-t-on vue ? Depuis vingt ans je l'ai traversée plusieurs fois en tous sens, je me suis arrêté dans ses principales cités, j'ai eu l'honneur de m'entretenir avec une partie de ses hommes les plus distingués. Aux jours de la jeu-
�HAMBOURG.
247
nesse, en ces jours d'une vive et hardie confiance qui arrive si aisément à la présomption, j'ai cru connaître l'Allemagne. Je l'ai revue encore, et la vérité m'oblige à confesser que je ne suis pas même sûr d'en avoir réellement saisi quelques facettes. Chacun de ces petits États, dont la politique européenne tient à peine compte, et dont le nom ferré de dures consonnes aurait effarouché l'oreille de Boileau, tout autant que ceux dont il se plaignait à Louis XIV 1 ; chacun de ces petits États pourrait être à lui seul, pour un artiste, pour un chroniqueur, pour un poète, un intéressant objet d'observation. Chaque ville a quelque attribut particulier, dont elle exalte naïvement la valeur en face des autres villes : celle-ci, ses souvenirs glorieux d'un autre temps, ses traditions qu'elle conserve avec un soin religieux ; celle-là, ses édifices modernes, dont elle se glorifie ; d'autres, leurs sites pittoresques dont elles se parent comme une princesse de ses colliers de perles. 11 en est qui, par un bonheur spécial, réunissent les nobles vestiges du passé aux créations du temps actuel, et le poétique attrait du paysage aux œuvres lucratives de l'industrie. Il en est qui, à défaut de ces dons de la fortune et de ces dons de
1• Et qui peut sans frémir aborder Woerden ? Quel vers ne tomberait au seul nom deHensden?
�248
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
la nature, s'enorgueillissent à juste titre de leurs institutions scientifiques. Les universités établies çà et là à travers l'Allemagne ont donné une célébrité européenne à des villes qui, en France, n'auraient pas d'autre importance que celle d'un chef-lieu de sous-préfecture. Des livres mémorables ont été élaborés dans l'enceinte de ces petites cités. D'illustres professeurs ont attiré des flots d'étudiants de toutes les régions de la confédération germanique dans le district provincial qu'ils illustraient par leur savoir. A l'extrémité de la Prusse, dans sa demeure septentrionale de Kœnigsberg, Kant ouvrit à l'Allemagne une nouvelle voie philosophique. A Gœttingen, pendant un long espace de temps, des milliers de disciples se sont rassemblés autour des chaires de Heeren et des frères Grimm, ces deux sources inépuisables de science philologique. A Heidelberg, on venait de loin assister aux leçons de jurisprudence de Mittermaïer. L'université de Halle s'est fait un renom spécial par ses cours de théologie. Schiller, le grand poète, a enseigné l'histoire dans lapetite ville d'Iéna. Riïckert a été professeur de littérature à l'université d'Erlangen, et Uhland à celle de Tubingen. Il existe entre ces hautes écoles des divers États allemands une émulation qui entretient leur ardeur, une émulation à laquelle les suffrages du public, le patro-
�HAMBOURG.
249
nage des princes et des considérations d'intérêt matériel donnent un puissant ressort. Si un savant se distingue au début de sa carrière, dans ses leçons de Privât docent, c'est un honneur pour le souverain du duché de l'appeler dans son université, c'est un bonheur pour une ville de le compter au nombre de ses professeurs, et comme à son traitement fixe il adjoint la rétribution des étudiants qui suivent ses cours, la science qui fait sa réputation fait en même temps sa fortune. Je me rappelle avoir assisté, il y a longtemps, à une brillante soirée chez le vénérable Hugo, le professeur de droit de Gœttingen, et, comme je me plaisais à observer l'élégance de sa maison : « Cette maison, me dit-il avec une riante bonhomie, c'est le monument matériel de mon professorat. J'en ai construit le premier étage avec les Pandectes, le second avec les Institutes de Justinien, et j'en ai achevé la toiture avec mes résumés sur l'ensemble du droit romain. » Le poète latin comprenait autrement son Exegi monumenlum. Mais, en notre cher temps de calculs positifs, plus d'un héritier préférerait à Yœre perennius des odes d'Horace les trois étages; en bonnes pierres détaille du professeur de Gœttingen. En France, dès que nous croyons sentir en nous quelque instinct littéraire, dès que nous avons com-
�2o0
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
posé, avec les souvenirs du collège, les cinq actes de notre tragédie classique, ou imprimé une élégie dans le journal de notre département, il nous semble que les limites de notre province sont trop étroites pour nous, et son atmosphère trop lourde. Nous ouvrons nos ailes et nous volons à Paris. Ailes d'Icare! combien s'en est-il fondu! Et parmi ceux qui ont réussi dans leur ambition, combien en est-il qui n'aient pas plus d'une fois sincèrement regretté le silence de leur vallée et l'ombre de leur clocher natal ? En Allemagne, tous les écrivains ne sont point ainsi fascinés par les promesses si souvent décevantes des grandes villes. Il est des poètes dont on entend au loin résonner la voix aimée, et qui chantent dans leur village comme l'alouette dans ses sillons. Novalis a composé, dans les plaines de Weissenfels, ses Hymnes à la nuit ; Hebel a fait, dans les vertes prairies du pays de Bade, ses idylles charmantes, ses allemanische Gedichle. L'énergique talent du comte d'Auersperg (Anastasius Grûn) s'est développé dans le calme d'un château solitaire, à l'extrémité de l'Autriche. De là, sans doute, cette fraîcheur d'émotion, cette naïve rêverie, ce vif et candide sentiment de la nature qui caractérisent la poésie lyrique allemande. Ces qualités poétiques, on peut bien les garder quelque temps dans l'arène
�HAMBOURG,
251
tumultueuse des cités; mais elles ne se renouvellent et ne se ravivent que dans l'air pur qui retrempe le cœur, dans le calme qui le repose, dans le libre espace des champs. D'autres œuvres qui ont fait époque en Allemagne ne datent ni de Vienne ni de Berlin. Opitz, le Malherbe de la poésie germanique, vivait en Silésie dans la seigneurie de Liegnitz. D'une ville hanovrienne de 12 000 âmes, que nous avons déjà plusieurs fois citée, de la savante et féconde Gœttingen, est venu par Biïrger, par Hœlty, le premier souffle d'une nouvelle poésie allemande. Jean Paul, le colossal Jean Paul, a écrit la plupart de ses livres à Bayreuth; H. Schlegel, l'ami de Mme de Staél, allumait à Bone le feu grégeois de sa critique, et chacun sait que, pendant un demi-siècle, Wieland, Herder, Gœthe, ont fait de la jolie petite cité ducale de Weimar la métropole littéraire de l'Allemagne. Il faut dire que les écrivains trouvent en Allemagne, dans des villes très-secondaires, des ressources qui n'existent guère dans nos plus riches départements. L'Allemagne compte vingt-deux, villes universitaires, qui toutes possèdent une bibliothèque considérable, des recueils scientifiques, des librairies importantes. La plupart des autres ont un gymnase, ou tout au moins une de
�2S2
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
ces bonnes et solides écoles pratiques qu'on appelle realschule, et un libraire, et un éditeur, ce merle blanc, ce rara avis de nos provinces. L'organisation de la librairie allemande contribue puissamment à la diffusion des lettres dans les régions germaniques. Tous les livres publiés en Allemagne arrivent au grand réservoir de Leipzig, d'où ils sont envoyés en commission dans chaque district de l'Allemagne. La plupart de nos libraires de province se ruinent à acheter des nouveautés qui restent dans leurs magasins. Le libraire allemand n'est point exposé aux mêmes déceptions. Il peut, sans crainte, parer ses vitrines de l'ouvrage qui lui est remis en commission. S'il le vend, il le paye à l'éditeur ; sinon, il est tenu seulement de le lui rendre non coupé et non taché. En ce cas, lesjivres partis de Leipzig retournent à Leipzig, avec leur triste nom de krebsen (écrevisses), et chaque année, à la foire de Pâques, les éditeurs viennent là régler entre eux les détails de ce qu'ils ont reçu, de ce qu'ils ont vendu, et solder leurs comptes. On s'est étonné de la rapide propagation des contrefaçons belges, assurément moins correctes et souvent tout aussi coûteuses que nos publications parisiennes. Ce succès tenait en grande partie à l'habileté que les éditeurs de Bruxelles avaient eue de se plier au système de commission en usage dans toute l'Allemagne, tandis
�HAMBOURG.
253
que les nôtres ne voulaient point admettre ce mode de placement. Mais il faudrait de gros et massifs volumes, comme en font les Allemands, pour dépeindre quelque peu la variété d'aspects de leurs principautés, et je ne sais comment j'en suis venu à écrire ces quelques pages. Me voilà sur les bords de l'Elbe, loin des cités monarchiques et des universités, attendant le bateau qui doit me conduire à Helgoland. Pourquoi donc cette digression littéraire ? A présent je voudrais en revenir à mon point de départ, et je cherche une transition convenable pour m'y ramener. Ah! les rebelles transitions ! Algues fugitives que le nageur inquiet essaye de saisir pour regagner la terre ferme, rayon plus incertain que celui de la luciole dans les sentiers où l'on s'égare, bien plus mobile que les cordes d'écorce que les Indiens du Pérou lancent d'un pic de roc à l'autre pour traverser un torrent. On nous a fait des dictionnaires de synonymes, des dictionnaires de rimes, des dictionnaires de toute sorte. Qui donc nous donnera un dictionnaire de transitions ? De peur que celle qui me manque ne résiste trop longtemps à mes vœux, ou ne s'adapte par une grossière couture à mon récit, comme une pièce d'emprunt à un manteau troué, j'aime mieux y renoncer, j'aime mieux trancher d'un coup de
15
�254
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
plume ce nœud gordien de l'alinéa et confesser ma pauvreté d'expédients. Je désirais parler de Hambourg, et, en jetant un coup d'œil rétrospectif sur les autres grandes villes d'Allemagne, je voulais dire qu'après l'expérience réitérée que j'en ai faite, celleci me semblait encore entre toutes la plus agréable à habiter. « Quelle singulière idée! s'écrieraient les savants et les artistes, s'ils m'entendaient formuler cette opinion. Y a-t-il à Hambourg un mouvement littéraire comme à Berlin et à Leipzig, des musées comme ceux de Dresde ou de Munich ? — Quelle singulière idée! s'écrieraient aussi les jeunes possesseurs de Rittergùter. Trouvera-t-on jamais à Hambourg rien qui ressemble à l'éclat de la société aristocra-^ tique dans les royales cités d'Allemagne?» Non, Hambourg n'a point la prétention d'enseigner solennellement, du haut d'une chaire, la philosophie ou l'histoire à la génération actuelle et aux générations futures; Hambourg n'a point d'université et point d'académie. Ses bourgmestres n'ont point réuni, comme les magnifiques souverains de Saxe$ les chefs-d'œuvre de l'école italienne dans leurs palais, ni, comme Louis de Bavière, les trésors de l'ancien art allemand. Son sénat démocratique ne ressemble point, comme celui de Rome, à une assemblée de rois; il ne voit point étinceler' dans jses réunions une quantité d'habits brodés; il ne
�HAMBOURG.
288
pare point ses fêtes d'une multitude d'arbres généalogiques, et personne ne pourrait faire, dans ses salons cette spirituelle plaisanterie d'un vieux gentilhomme : « De grâce, madame, ne laissez pas entrer la lune par vos fenêtres ; elle ne compte que quatre quartiers. » Hambourg n'est qu'un État républicain d'une circonscription territoriale très-restreinte ; Hambourg n'est qu'une ville de commerce. Mais ses institutions assurent, à celui qui n'y apporte que d'honnêtes intentions, toutes les joies de l'immense liberté, et son commerce lui donne une multiplicité de physionomies, une animation qu'on ne se lasse ^as d'observer. Son commerce, d'ailleurs, n'est point de ceux qui restent lourdement penchés sur quelques sacs de café ou quelques balles de colon. Il est actif et entreprenant ; il rayonne au loin, et, pour se guider dans sa marche, il cherche à s'éclairer par la science. La ville de Hambourg possède une bibliothèque de plus de 2CO 000 volumes; les négociants en ont fondé, dans l'édifice de la Bourse, une autre plus spéciale, qu'ils agrandissent chaque année et qui déjà peut être citée comme une des plus belles collections européennes d'ouvrages de statistique et de géographie. A cette même Bourse arrivent régulièrement par les chemins de fer, par les paquebots, les journaux du monde entier. L'étranger est
�256
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
admis gratuitement dans ces vastes galeries littéraires. Sans en sortir, il peut parcourir dans ses gradations successives toute l'échelle des connaissances géographiques, depuis Strahon jusqu'à Humholdt. Plus heureux que le dieu Odin, à qui deux corbeaux venaient chaque jour raconter, dans leur croassement de corbeaux, les nouvelles de l'univers, il peut lui-même choisir chaque matin, dans la salle des journaux, ce qui l'intéresse le plus, et prendre à son gré, ou le dernier numéro de la Gazette de Pétersbourg, ou une revue de Bombay, ou un journal aurifère de San-Prancisco. En citant les ressources intellectuelles de Hambourg, je ne puis oublier de dire que celui qui aime et recherche les livres a la joie de trouver dans cette ville des librairies que l'on peut citer au nombre des plus importantes librairies de l'Allemagne K Quelques écrivains ont aussi illuminé d'un rayon littéraire l'écusson commercial de Hambourg. Lessing a composé dans cette ville sa célèbre Dramaturgie ; Klopstock y a vécu ; Heine y a écrit, et l'a, il est vrai, bien oublié. Bœhl de Pabre a publié ici un très-précieux recueil d'anciennes poésies espagnoles2; un autre érudit de cette même cité, M. le docteur Julius, a inséré de très-intéressantes études
1. Entre autres, celle de M. Perthes, Celles de Schubert et de Campe. — 2. Floresta de las rimas anliguas.
�HAMBOURG.
257
sur la littérature espagnole dans sa traduction de Ticknor ; un patricienhambourgeois, M. de Lappenberg, occupe un rang distingué parmi les historiens actuels de l'Allemagne. Enfin je sais qu'on peut venir dans cette vieille cité de la Hanse avec le projet de s'y arrêter seulement quelques jours, et qu'on regrette de la quitter après y avoir passé plusieurs semaines, et même plusieurs mois. A quoi tient cette attraction? Je voudrais essayer de le dire. Je suppose que par un beau jour d'été vous arriviez au vaste édifice qu'on appelle l'hôtel Victoria, et que, par bonheur pour vous, il y reste encore une place vacante, une chambre sur l'Alster. Une chambre sur l'Alster, c'est une des jouissances idéales d'un voyage dans le Nord. Devant vous se déroulent, comme deux lacs de la Suisse, les deux bassins de cette rivière de Holstein, encadrés de trois côtés dans une éclatant* bordure de maisons colossales, de villas pittoresques, de jardins, et de l'autre, fuyant à l'horizon dans*?! fraîche verdure d'une plaine immense. C'est sans contredit l'un des tableaux les plus imposants qu'il soit possible de voir, l'œuvre de l'homme autour de l'œuvre splendide de la nature ; les constructions pompeuses de la fortune et les rêves poétiques; les rumeurs de la cité et le calme d'une scène champêtre. L'en-
�2S8
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
semble de ce tableau se modifie plusieurs fois dans le jour. Le lac, ce miroir du ciel, a comme le visage de l'homme, ce miroir de nos vicissitudes, ses heures sombres et ses heures d'épanouissement. Les vents du Nord ne sont-ils pas ses adversités, les nuages 'ses Mue devils, et les lueurs d'une pure aurore ses riantes pensées? L'aspect du monde qui l'entoure est plus mobile encore. Du premier ou second étage de l'hôtel Victoria, plusieurs fois dans la journée on peut avoir à la fenêtre un spectacle dont nul Opéra n'est en état de reproduire l'animation et la variété. Le matin, vous ouvrez vos stores au rayon de soleil qui vient en liant vous saluer comme un ami. La cité laborieuse est encore assoupie. Les magasins et les ateliers sont encore fermés. La laitière seulement va de maison en maison épancher ses seaux de bronze. Le silence règne de tous les côtés. Une brise fraiche^ous apporte l'arôme des jardins de l'Alster et des lointaines prairies. Le lac s'irradie aux douces claftis de l'aube, et les cygnes s'y balancent dans des flots d'azur, ces heureux cygnes à qui une bonne veuve a fait une pension pour qu'ils puissent tout l'été jouer en paix sur leur lac et s'abriter l'hiver dans une cabane. Peu à peu, la fourmilière commerciale reprend son mouvement. Les omnibus et les camions se
�HAMBOURG.
2S9
pressent dans les rues. Les commis voyageurs qui ont hâte de se rendre chez leurs clients, les ouvriers qui craignent d'arriver trop tard à leurs ateliers, les armateurs qui attendent l'approche d'un navire, marchent d'un pas précipité sur les trottoirs. Les jeunes bouquetières avec leur petit jupon, leur étroit corset, leur large chapeau de paille semblable à une corbeille , poursuivent le grave banquiér qui s'irrite d'être interrompu par elles dans un de ses profonds calculs, et présentent ensuite leur modeste bouquet d'anémone à un pauvre jeune homme qui leur donne au moins un sourire. A midi, le pavillon de l'Alster est rempli d'une foule de gens de toute sorte qui font une halte dans leur course matinale, qui déjeunent, qui boivent du grog et cherchent, dans l'énorme collection de journaux que la poste vient de leur livrer, des nouvelles de leur pays, qui de France, qui de Suède, ou d'Angleterre ou d'Amérique. Car ce café reçoit, comme une succursale de la Bourse, des gazettes de. toutes les régions du globe, et le lac est là qui assiste paisiblement à cette activité tumultueuse, à ces inquiètes préoccupations, comme un philosophe qui garde au milieu des rumeurs populaires la placidité de sa pensée. Le rideau reste levé, la scène que nous regardons ne cesse d'être occupée; nul régisseur ne parait,
�260
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
nul coup de sifflet n'annonce une manœuvre théâtrale, et le soir, il s'opère un nouveau changement de décoration. Ce n'est plus la foule affairée qui court au labeur ou à la moisson de la journée dans les allées de l'Alster et dans les larges contours du Jungfernstieg. Ce sont les employés des maisons de commerce et des administrations qui, ayant achevé leur tâche, viennent avec joie, comme des prisonniers de l'industrie, respirer le grand air. Ce sont des pères de famille qui se promènent avec leurs enfants. Ce sont de jeunes beaux qui, pour cette heure de parade sur YAlameda de Hambourg, ont serré à leur cou la cravate de fantaisie, boutonné à leur poignet le gant jaune, et des femmes qui pour cette exhibition désirent aussi faire voir qu'elles n'ignorent pas la dernière prescription du journal des modes. L'enceinte, les pourtours du pavillon de l'Alster, ne sont pas assez larges pour contenir tout ce beau monde ; son office épuise sa provision de glaces et de sorbets ; son orchestre entonne coup sur coup les plus beaux chants de Mozart et de Rossini, et le lac est là qui au milieu de ces mélodies musicales, et des rires, et des éclats de voix, s'assoupit sous les étoiles scintillantes, comme une âme qui se repose sous les yeux de ses anges gardiens. Cette promenade des rives de l'Alster, avec les larges rues qui y aboutissent, c'est le quartier de la
�HAMBOURG.
261
haute fashion, le boulevard, le Broadway, le RegentStreet, la Newsky-perspective de Hambourg. Je l'ai vu très-beau il y a quinze ans. Détruit en partie par une épouvantable catastrophe, il s'est relevé de ses ruines plus beau que jamais. On sait qu'en 1842 un incendie ravagea près d'un tiers de Hambourg. Le feu dura quatre jours, et deux mois après, on voyait encore la fumée sortir des murailles renversées par les flammes. Les compagnies d'assurance déposèrent leur bilan en payant des millions ; des établissements superbes étaient anéantis, des milliers de familles réduites à la pauvreté. Grâce pourtant à l'intelligente activité du gouvernement, à l'accord fraternel des citoyens, aux dons affectueux qui affluèrent de toutes parts, les plus vives souffrances furent promptement soulagées. Puis les terrains couverts de décombres furent déblayés, et les quartiers que le fléau avait dévastés furent reconstruits sur un nouveau plan. Il existait autrefois à Hambourg, dans les environs de l'ancienne Bourse, un labyrinthe de ruelles étroites, tortueuses, inextricables; pour mon propre compte, j'ai plus d'une fois regretté là de ne pas avoir entre les mains le fil d'Ariane. L'incendie de 1842 les a dévorées, elles ont été réédifiées sur un alignement régulier dans de larges proportions ; la plupart des magnifiques maisons du Neuer-Wall, d u Jungfernstieg et des rues
�262
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
adjacentes sont aussi splendidement sorties de leur bûcher. Hambourg est devenu une véritable, une éclatante image du fabuleux phénix. Une autre beauté de Hambourg, c'est sa verte, agreste ceinture. Si pacifique qu'elle nous apparaisse aujourd'hui, cette cité d'armateurs, de banquiers, a longtemps été armée pour le combat. La moitié de son nom lui vient d'une construction de guerre. Vers l'an 780, sur l'emplacement où s'élèvent aujourd'hui ses riches maisons de commerce, il n'y avait qu'un petit village de pêcheurs nommé Ham. Au commencement du ix" siècle, Charlemagne, qui étendait si loin son coup d'œil de soldat et son zèle de chrétien, fit construire près de ce village une forteresse (Burg) et y fonda un archevêché. L'archevêché, d'où le courageux saint Ansgard partit pour porter l'enseignement de l'Évangile dans les régions Scandinaves, excitait la fureur des païens du Nord. La forteresse destinée à protéger les rives de l'Elbe contre l'invasion des Wendes et les pirateries des Danois n'était pas assez puissante pour résister à ces hordes féroces. En 845, les Vikinge Danois pénètrent dans la paisible petite colonie, renversent ses remparts, démolissent la nouvelle église bâtie par Charlemagne, agrandie par Louis le Débonnaire, anéantissent le sanctuaire d'où la lumière évangélique devait se répandre jusqu'aux extrémités duNord.
�HAMBOURG.
263
Bientôt pourtant la bourgade saccagée se releva de ses ruines. Sa situation au bord de l'Elbe lui assurait une importance commerciale qui de siècle en siècle n'a fait que s'accroître. Mais, à mesure qu'elle grandissait, elle éveillait de nouvelles convoitises, et il fallait qu'elle prît les armes pour défendre son indépendance contre d'ambitieux voisins. Son association avec la Hanse l'obligea aussi à avoir une marine militaire. Les flibustiers de la Baltique et de la mer d'Allemagne, qu'elle attaquait dans leurs repaires, menaçaient à leur tour de l'attaquer. Comme toutes les villes du moyen âge exposées à tant de rivalités hostiles, à tant de luttes incessantes, elle se ceignit les flancs d'une armure de pierres, elle s'entoura d'un vaste rempart. Ce rempart subsistait encore quand nos soldats y entrèrent, quand la vieille bourgade de Charlemagne, la vieille ville libre de la Hanse, fut englobée d'un trait de plume dans la carte de notre empire, sous le titre de chef-lieu du département des Bouches-de-l'Elbe. Mais en 1815, la sage cité de Hambourg se mit résolument à détruire toutes ses anciennes constructions belliqueuses, et celles que les Français y avaient encore ajoutées. Par là, elle manifestait la ferme intention de se tenir désormais en dehors de toute guerre, de garder dans toutes les collisions
�264
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
européennes une stricte neutralité. Par là aussi, elle a montré quelle attrayante décoration l'on peut faire de tant de sombres murs qui compriment si tristement tant de riantes cités. Ses remparts aplanis, sablés comme des allées de jardin, bordés de bandes de gazon, parsemés de fleurs et de massifs d'arbres, se déroulent en un long circuit, en pentes ondulantes comme un parc anglais, et à chaque pas surprennent le regard par un ingénieux ornement ou un vaste point de vue. La môme métamorphose a été opérée avec une remarquable habileté à Leipzig et à Francfort, mais il n'y a pas là le même caractère de grandeur qu'à Hambourg. Si de cette paisible enceinte on redescend dans l'intérieur de la ville, vers le quartier des affaires, quel contraste ! Quel calme poétique sur ces hauteurs verdoyantes des remparts ! quelle activité le long de ces vivantes artères du bras de l'Elbe et de l'Alster, autour de ces canaux où les bâtiments viennent décharger leur cargaison au pied des magasins! Près de là, sur le port, sur la rive droite de ce fleuve, où la marée amène chaque jour de la haute mer les plus gros navires, quel tourbillon de voiles, de chaloupes, de chariots, de marchands et de portefaix, de courtiers de toute sorte, de matelots de tous les pays ! Hambourg est, comme orr sait, la première ville commerciale du Nord, et, dans de moindres propor-
�HAMBOURG.
I
265
tions, c'est, comme Liverpool et New-York, la ville du monde entier. Le port de Hambourg est, dans la plus complète extension du mot, un port franc. Nul système de prohibition n'entrave les spéculations; nulle douane n'en gêne les mouvements. De quelque côté que les navires lui arrivent, ils payent 2 pour 100 de leur cargaison et n'ont plus rien à démêler avec le fisc. Du nord au sud, de l'est à l'ouest, la libre ville de Hambourg étend sur toutes les contrées son réseau d'opérations commerciales. Elle accueille dans sa rade tous lés pavillons, elle parle toutes les langues et admet toutes les monnaies. Entre les liasses de billets de banque et de banknotes, de thalers, de roubles, de francs, de dollars, de colonnades, de doublons, de piastres et de ducats qui circulent dans les mains de ses négociants, il n'y a qu'une monnaie que personne ne peut se vanter d'avoir aperçue : c'est celle qu'elle applique elle-même à toutes ses factures, à tous ses contrats, le marc-banko et le marc courant, qui n'existent pas. Les Hollandais jouaient autrefois des sommes considérables sur des tulipes que nul jardinier n'avait vu sortir de ses plates-bandes, et Hambourg règle ses comptes de chaque jour avec un argent fictif que nul balancier n'a jamais tenu sous ses griffes d'acier.
�266
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
L'habile république de Hambourg ne se soucie point de la vanité de battre elle-même monnaie : elle laisse aux autres États cet honneur dispendieux, et se prête en riant aux singuliers colloques qu'entraîne souvent ce mode de calcul. « Monsieur, dit l'étranger à son maître d'hôtel, je vous dois tant de marcs-banko, mais il ne m'est pas possible de me procurer le moindre marc-banko. — Monsieur, reprend courtoisement le maître d'hôtel, tant de marcs-banko font tant de louis d'or, ou tant de guinées, ou tant d'aigles. » Et le compte est ainsi réglé selon la nationalité de l'étranger. Les chemins de fer qui relient maintenant Hambourg à tout le continent, ' les bateaux à vapeur et les navires à voiles qui la relient à l'Angleterre, à l'Amérique, aux plages de l'Inde et de la Chine, amènent chaque année dans ses murs environ deux cent mille voyageurs, sans compter les marins qui composent les équipages des bâtiments. Qu'on se figure la variété de physionomies qu'une telle masse d'étrangers apporte dans une ville de cent quatrevingt mille âmes, et le mouvement qu'elle lui imprime ! Sa population sédentaire est aussi composée d'une quantité de divers éléments : en premier lieu, des consuls ou chargés d'affaires des principales contrées du globe , des administrations postales de
�HAMBOURG.
267
Prusse , de Hanovre, de Danemark; une milice de deux mille hommes, qu'elle est tenue de soudoyer en sa qualité de membre de la. confédération germanique, puis des représentants du commerce de tous les pays, des bourgeois dont le nom russe ou espagnol atteste encore la lointaine origine, plusieurs notables familles françaises descendant de celles, qui abandonnaient douloureusement leur pays après la révocation de l'édit de Nantes, ou qui le fuyaient avec horreur en 1791; De même que Hambourg accepte sans façon les effigies monétaires de tous les peuples, elle s'incline avec une parfaite mansuétude devant toutes les croyances, catholique ou grecque, anglicane ou hébraïque, et accorde à chaque communauté le libre exercice de son culte. La république hambourgeoise n'a cependant pas toujours eu cette louable tolérance; la vieille bourgade catholique de Charlemagne devint, après la rôformalion, très-hostile aux catholiques. Dans son religieux moyen âge, elle avait gardé une profonde animadversion envers les juifs. Plus sévère que la sainte cité de Rome, elle n'avait pas même pour eux un Ghetto ; elle ne leur permettait pas de s'arrêter dans ses murs. Mais, un jour, il arriva ici un homme d'un aspect étrange, portant une barbe d'une longueur démesurée et des vêtements comme on n'en avait
�268
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
jamais vu. Cet homme, dont la physionomie sans pareille éveilla la curiosité de toute la ville , se fit indiquer la demeure du docteur Paul , le plus illustre théologien de Hambourg, et demanda à discuter publiquement avec lui sur les doctrines de la Bible. C'était le héros d'un des contes les plus populaires du moyen âge , c'était le type de la race juive condamnée à errer à travers le monde, depuis l'heure du Calvaire jusqu'à la fin des siècles ; c'était Ahasvérus. La thèse qu'il soutint en face de son savant antagoniste, devant un nombreux auditoire , dura si longtemps qu'il lui fut permis de passer la nuit à Hambourg. Le lendemain, il partit pour le Schleswig. Mais l'arrêt de proscription contre les israélites était violé, la brèche était ouverte. Quelques jours après, un juif portugais veinait humblement solliciter la permission de séjourner à Hambourg , afin, disait-il, d'y échanger contre des marchandises quelques lingots, qu'il laissait comme par mégarde reluire sous son manteau. D'autres arrivèrent ensuite sous différents prétextes. De concessions en concessions, les juifs finirent par s'établir librement sur ce terrain opulent qui leur avait été si longtemps interdit. Ils y sont à présent au nombre de dix mille, et quelques-uns des principaux négociants de Hambourg sont juifs, et son plus riche banquier, M. Heine ,
�HAMBOURG.
269
est juif. Je dois ajouter que M. Salomon Heine, mort il y a quelques années, a laissé dans cette ville un nom vénéré par son inépuisable charité, par les secours qu'il prodigua dans le cours de sa vie à ceux qui invoquaient sa commisération, de quelque religion qu'ils fussent, par les bienfaits dont il enrichit plusieurs institutions chrétiennes. Son fils, en héritant de ses biens, semble avoir hérité des mêmes sentiments. Il a déjà fait preuve plus d'une fois d'une noble générosité. Plusieurs actes de sa vie valent mieux que les poëmes de son cousin H. Heine, le cruel railleur. Avec les revenus de son territoire, qui s'étend sur un espace d'environ dix lieues carrées, avec les recettes de son port et les contributions de ses citoyens , la petite république de Hambourg a accompli des œuvres dont un grand État s'honorerait. J'avoue que j'ai toujours eu très-peu de goût pour les républiques, y compris Athènes la fantasque et Sparte la sombre puritaine. Celle de Hambourg a aussi son mauvais levain qui fermente dans son enceinte , et sa vase impure qui se soulève au vent désastreux des révolutions ; elle a aussi son antagonisme , l'éternel antagonisme de l'utopie contre la raison, des convoitises brutales contre les principes d'ordre et de conservation, de la plèbe contre le patriciat. « Depuis le meurtre d'Abel par Caïn, di-
�270
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
sait le bon Ducis, il ne faut plus s'étonner de rien. » C'est maintenant plus que jamais qu'en tout lieu on se sent ramené à cette sentence philosophique. Cependant, à l'aide de quelques concessions , la saine population de Hambourg est parvenue à prévenir des crises orageuses ou à les apaiser, et je ne crois pas qu'il soit possible à un homme sensé d'observer l'administration de cette ville sans être frappé de ses qualités. C'est vraiment un gouvernement de famille, austère sans affectation, ferme sans dureté, très-sympathique aux besoins matériels et intellectuels du pauvre, et très-occupé des intérêts généraux de la communauté. Sa police, dont on a plus d'une fois reconnu l'habileté, veille sans qu'on la voie et agit sans qu'on l'entende. Les inquisitions de la. politique n'entrent point dans ses attributions, et quiconque n'offense ni les lois de la morale ni les règles de la justice peut aisément passer sa vie à Hambourg, sans jamais se heurter à un sergent de ville. Pour subvenir à des dépenses extraordinaires, pour réparer des catastrophes comme l'incendie de 1842, Hambourg a pourtant été obligée de contracter des emprunts qui pèsent lourdement sur son budget, et je regrette d'être obligé de dire qu'une grande partie de sa dette lui a été imposée par notre occupation en 1810, et la rentrée de nos troupes
�HAMBOURG.
271
dans ses murs en 1813. Mais des quatre-vingt-cinq cités qui, autrefois, composaient la grande ligue de la Hanse, Hambourg est restée la plus riche, la plus puissante. Il en est qui se sont affaissées sous les ruines des révolutions sociales et commerciales; il en est qui gardent à peine quelques vestiges de leur fortune première, et d'âge en âge la prospérité de Hambourg n'a fait que s'accroître. Cette prospérité, l'honnête et laborieuse ville la justifie par son intelligence et par ses vertus philanthropiques. Il n'existe pas une capitale en Europe qui renferme, proportionnellement à sa population, autant de maisons de refuge pour les pauvres et les infirmes. Quelques-unes ont été fondées par la république, la plus grande partie par des dons volontaires. M. de Lappenberg a publié un volume inoctavo qui ne renferme qu'une nomenclature des dotations qu'une quantité de citoyens de Hambourg ont successivement appliquées à des œuvres de bienfaisance. C'est le livre d'or de celte charitable bourgeoisie, un noble livre, plus édifiant et plus durable que celui de la fastueuse Venise. Dernièrement un riche banquier, M. Henri Schrœder, y a ajouté une belle page. Autour de lui, il voyait des institutions de toute sorte pour les vieillards et les orphelins, pour les aveugles et les sourds-muets, pour les filles repentantes et les
�272
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
jeunes détenus. Mais il est une classe de la société dont la philanthropie publique ne s'est guère occupée jusqu'à présent, et qui mérite pourtant un affectueux intérêt : ce sont ces honnêtes gens qui ont possédé une industrie lucrative, un patrimoine, et qui ont été précipités dans la misère par des accidents qu'ils ne pouvaient prévenir, ou par des revers auxquels ils ne pouvaient remédier, des négociants ruinés en un jour par une faillite, des hommes de cœur et d'intelligence privés à jamais de leurs forces par une maladie, et qui entraînent dans leur désastre toute leur famille. Ces malheureux sont d'autant plus à plaindre qu'ils n'osent, dans la crainte d'une humiliation, solliciter le secours de ceux qui les ont connus en une meilleure condition, qu'ils mettent leur orgueil à dissimuler leurs souffrances, et quelquefois succombent, en cachant leur misère sous les derniers débris de leur ancienne fortune. C'est à ces infortunés que M. Schrœder a voulu tendre une main secourable. Sur un terrain que le sénat de Hambourg lui a concédé, à un quart de lieue environ de la ville, s'élève un édifice d'un aspect à la fois grave et riant ; une grande façade construite dans l'ancien style d'architecture allemand, deux ailes de chaque côté, le dôme d'une chapelle au milieu, un large préau sur le devant, un vaste jardin de l'autre côté. Il y a là des appartements disposés
�HAMBOURG.
273
avec un soin ingénieux pour cinquante familles. Chaque famille reçoit en outre une rente annuelle de cinq à six cents marcs-banko (1000 à 1200 francs.) La moitié des admissions dans cet établissement est réservée aux enfants du fondateur, l'autre au sénat. Tous ceux à qui cette pension est accordée s'installent dans l'enceinte construite par leur bienfaiteur, comme dans leur propre demeure, jouissent du préau et du jardin, et vivent là librement comme bon leur semble. Les hommes peuvent se livrer en paix, dans cette maison, à l'étude ou à quelques occupations lucratives ; les enfants peuvent se rendre aux écoles de Hambourg. Le généreux M. Schrœder n'a point voulu faire de son institution une de ces cruelles prisons de la philanthropie anglaise, un barbare workhouse, mais un port pour les naufragés de la vie, et il a pris à tâche d'embellir ce port et d'y adoucir, autant que possible, le sentiment de cette grande douleur dont parle Dante :
Nessun maggior dolore Che ricordarse del tempo felice Ne la miseria '.
M. Schrœder a consacré à sa magnifique fondation un million de marcs-banko (deux millions de francs).
1. L'Enfer, ch. X. « Il n'est pas une plus grande douleur que de se souvenir du temps heureux dans la misère. »
�274
UN ÉTÉ AU BORD DÉ LA BALTIQUE.
Un brave homme à qui je demandais la direction que je devais suivre pour me rendre à cet établissement, et qui eut la complaisance de se détourner de son sentier pour me guider dans le mien, me dit chemin faisant : « M. Schrœder possédait douze millions de marcs-banko et avait dix enfants. Un jour, il expliqua ainsi à sa famille ses intentions : « Si je « viens à mourir, je laisse deux millions à ma femme « et un million à chacun de mes enfants. Mais si je vis «assez longtemps pour gagner encore un million, « ce sera mon denier à Dieu. » Et il a gagné ce treizième million, et il a créé l'œuvre que vous allez voir. » Que de gens, me disais-je en revenant de visiter cette touchante institution, sont loin de songer à une telle œuvre lorsqu'ils s'efforcent d'augmenter leur fortune ! Mais pour ce treizième million j'espère que le nom de M. Schrœder sera à jamais vénéré et béni.
�YII
L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
L'Elbe n'est point un fleuve tourmenté comme le Danube, qui, depuis Trajan jusqu'à Omer Pacha, a vu camper sur ses bords tant de légions de toute sorte, et qui devient un sujet de protocoles pour les diplomates, quand il cesse d'être une arène de combat pour le soldat. L'Elbe n'est pas un fleuve galant comme le Rhin, qui chaque été se livre à tant de coquetterie devant le beau monde qui vient le voir, et, depuis Schaffouse jusqu'à Cologne, étale si gracieusement ses cascades,.ses couronnes de créneaux, ses guirlandes de pampre aux regards des romandtiques ladies et des sentimentales fraûlein, L'Elbe est un grave et robuste ouvrier qui semble n'avoir qu'une idée, celle d'accomplir honnêtement, si lourde tâche. Dans la seigneurie de Kynast, sa source s'élève à 1420 mètres au-dessus du niveau dé la mer ; mais, à quelques lieues de là, il retombe modestement à 930 mètres. A Melnick, en Bohême, il devient navigable par sa jonction avec la Moldau. De là, il s'en va par Dresde, par Torgau, par Magde-
�276
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
bourg, grossissant à chaque pas, recevant successivement dans son bassin, comme un roi sous ses drapeaux, une cohorte de cinquante rivières et de trois cents ruisseaux. Il arrive à Hambourg dans toute sa puissance, porte sur ses flots les plus grands navires, et's'épanche dans la mer du Nord par une immense embouchure. Ses rives ne sont point recherchées par les peintres, vantées par les touristes, comme celles du Rhin, du Danube, du Nectar, ou de plusieurs de nos rivières de France. Cependant, sur les confins de la Bohême et ceux de la Saxe, on ne se lasse pas de regarder ses capricieux contours, entre les hautes collines qui le dominent et les beaux bois qui l'ombragent. Il est superbe à voir de la terrasse de Brûhl, dans la noble cité de Dresde, dans la vaste plaine où son onde argentée scintille entre les épis d'or des moissons, au pied du château de la vieille ville de Meissen, autour de la forteresse de Magdebourg et au dehors de Hambourg, dans sa dernière marche vers l'Océan. Ici, ses flots sont, il est vrai, bordés, du côté du Hanovre, par une'rive plate et monotone; mais à droite, sur la terre de Holstein, c'est une succession non interrompue de coteaux pittoresques, de petits vallons qui fascinent les yeux par leur douce fraî-
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
277
cheur, de villages industrieux, de maisons de plaisance et de rades actives. C'est d'abord Altona, ville de 35 000 âmes, port franc du Holstein. Altona n'était encore au xve siècle qu'un village de pêcheurs si peu considérable, que ses habitants n'avaient pas même d'église et se rendaient à celle de Hambourg. La réformation lui donna tout à coup un assez grand surcroît de population. Le dogme de Luther faisait de rapides progrès dans la cité qui avait été la première métropole apostolique du Nord. Les catholiques, outragés, persécutés par les sectateurs de la doctrine de Wittenberg, se retirèrent devant une majorité contre laquelle ils n'étaient pas en état de lutter, et furent accueillis avec empressement à Altona. D'autres familles, de différents pays, fuyant les mêmes hostilités, se rassemblèrent en ce même lieu. Altona acquit ainsi, par sa mansuétude évangélique, une importance inespérée. Sa position, au bord de l'Elbe, aidait à son développement commercial ; Hambourg pouvait s'inquiéter des progrès de sa jeune rivale. Plusieurs historiens prétendent que ce fut à l'instigation de Hambourg que le général Stenbock entra, en 1713, dans Altona, le fer et le feu à la main, et réduisit cette malheureuse ville en cendres. Le fait n'est nullement démontré, et il n'était pas besoin de suscitations étrangères pour
16
�278
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
enflammer la colère du général de Charles XII contre tout ce qui tenait au Danemark, lorsque le roi de Danemark envahissait les provinces de Suède. Quoi qu'il en soit, l'opulente Hambourg n'a plus rien à craindre aujourd'hui d'Altona. Elle l'a complètement assujettie à sa supériorité. Les deux villes ne sont qu'à une demi-lieue l'une de l'autre. Ni rempart ni fossé ne les séparent, et d'un côté le cours de l'Elbe, de l'autre une large chaussée les rejoignent. Sur cette route circulent sans cesse une quantité d'omnihus, de fiacres et de piétons. Le dimanche, les Hambourgeois vont en foule s'asseoir sur la terrasse du jardin qu'un émigré français, M. de Rainville, a établi à Altona en face de l'Elbe. Dans la semaine, les négociants d'Altona viennent traiter leurs affaires à la bourse de Hambourg. On dit que le nom d'Altona vient iïAllzûnahe (trop près). Si cette étymologie n'est point d'une rigoureuse exactitude grammaticale, elle est du moins amplement justifiée par les faits. La ville danoise est trop près de la grande ville républicaine. L'humble arbuste ne grandit pas à l'ombre des noyers. Altona est cet arbuste. Hambourg la domine et lui enlève sa séve commerciale. Hambourg en a fait une de ses promenades et un de ses faubourgs. Les gens mêmes qu'une affaire spéciale attire à
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
279
Altona n'y demeurent pas, et je ne sais, à vrai dire, s'ils y trouveraient un hôtel convenable. Ils vont s'établir à Hambourg, et de là se rendent chez leurs commettants du Holstein, préférant la fatigue de plusieurs trajets journaliers à l'ennui de résider dans une ville qu'on se représente en général sous un aspect peu attrayant. Cependant Altona compte plusieurs maisons tout aussi riches que les plus riches de Hambourg, plusieurs fabriques considérables, quelques belles rues, entre autres le Pallmail, et un chemin de fer la relie depuis quelques années à la grande rade militaire de Kiel. Que si, au lieu de compter ce qu'il y a de navires dans le bassin d'Altona et ce qu'ils emportent de chargement de blé, il vous plaît d'occuper votre pensée d'un souvenir littéraire, venez. A l'extrémité du Pallmail, sous les vieux tilleuls de l'église d'Ottensen, reposent deux poètes : Klopstock et Schmidt. Plus d'un voyageur élèvera là son cœur vers le ciel, en se rappelant les pieuses inspirations du chantre de la Messiade. Plus d'un autre peut-être se souviendra que c'est Schmidt qui a si bien exprimé dans une de ses élégies cette inquiète et douloureuse agitation où l'on cherche de tout côté un repos que l'on ne peut trouver, où l'on se sent comme étranger dans un monde dont on ne partage ni les haines ni
�280
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
les affections, où, quand on a vainement poursuivi l'ombre décevante du bonheur par plusieurs sentiers, on entend une voix mystérieuse murmurer au fond de l'âme :
Da, wo du nicht bist, ist das Gluck •'.
A quelques lieues de là est Blankenes, dont le nom en danois signifie cap brillant. Gap brillant, en effet, par les verts monticules qui le dominent, par le royal jardin que l'archimillionnaire d'Altona, M. Bauer, a créé sur une vaste terrasse, par les jolies maisons en briques qui descendent entre des massifs d'arbres jusqu'au bord de la plage. C'est un lieu cher aux Hambourgeois, et c'est là qu'on peut avoir fréquemment le spectacle de la société allemande dans la double jouissance que lui donnent l'aspect d'un site attrayant et l'enseigne d'une auberge. Car les Allemands, et surtout les Allemands du Nord, ont un dualisme de sensations curieux à observer : chaque ville d'Allemagne, grande ou petite, a sur ses points les plus pittoresques, au penchant de la colline, au bord de la rivière, ses lustgarten, c'est-à-dire ses jardins en plein air avec de longues tables en bois rangées symétriquement, quelques berceaux de feuillage, une estrade pour
1. Là où tu n'es pas, là est le bonheur.
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
281
un orchestre, et un cabaret. A certaines heures de la journée, si le temps est beau, tous les bancs sont occupés. Les bonnes mères de famille s'y installent avec leur tricot, les jeunes filles avec leur broderie. Les hommes graves y vont se reposer des études de leurs livres et des additions de leur comptoir. Les jeunes gens, les beaux, les lions, y voltigent et papillonnent avec une badine de jonc, et d'énormes cols de chemise qu'on appelle des voter mœrder, des parricides, probablement parce que leurs pointes démesurées menacent de poignarder le ciel. Le lieu, du reste, est commode pour ceux qui aiment, et dont les tendres sentiments sont entravés par les raisons de convenance ou les questions de fortune, que les romanciers nomment les rigueurs du sort. L'entrée du jardin est ouverte à tout le monde : nulle mère impitoyable, nul père barbare, ne peuvent en défendre l'accès au jeune téméraire qui, sans posséder une somme convenable de florins, ose élever ses vœux jusqu'aux beaux yeux de leur fille et aux beaux yeux de leur cassette. Grâce à l'heureuse institution des lustgarten, l'amant proscrit peut venir à l'ombre d'un arbuste épier un regard désiré, savourer un sourire comme un ramier altéré savoure dans le creux d'un roc une goutte d'eau, et de temps à autre engager avec celle qu'i^ aime une conversation muette par un système de
�282
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
signaux plus rapide que le télégraphe électrique et plus expressif. Tandis qu'à l'écart s'accomplit cette scène mystérieuse, qui pourrait donner plus d'un enseignement aux artistes qui jouent sur nos théâtres les rôles d'ingénues ou les rôles d'amoureux, les bonnes gens dont l'âme est affranchie de cet orage des passions font avec soin leurs préparatifs pour jouir en paix de leurs heures de loisir. Man muss sich beguem, machen. Man muss sich ruhen (il faut se mettre à l'aise ; il faut se reposer) : ce sont là les sentences qu'on entend sans cesse répéter dans ce pays d'Allemagne, qui semble, en vérité, tellement imprégné d'une pensée de calme et de repos, que je ne conçois pas comment on y allume lato-rche*1 des révolutions. Donc , en vertù'Qe ces sages axiomes^ la femme ôte son châle, la jeune fille enlève'ses mitaines, l'homme desserre aussi décemment que possible le nœud de sa cravate et allume sa pipe. Alors, clarinettes et violons, flûtes et cornets, déroulent les compositions de leur répertoire; des valses qui rappellent à de jeunes imaginations les souvenirs des bals de l'hiver dernier, des polkas qui font tressaillir sur le sable une quantité de petits pieds, des mélodies de Schubert qui font rêver. Et l'on écoute dans une douce placidité cette musique, et l'on regarde le paysage, et en ce moment il n'est si humble bour-
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
283
geois qui n'éprouve quelque émotion d'une idéale rêverie, et qui parfois ne se surprenne à murmurer quelque phrase poétique : car les Allemands ont un penchant naturel pour la poésie, et ce penchant se développe par leur éducation. La langue de leurs poètes ne diffère point de la simple prose ; elle est accessible à toutes les intelligences et propagée dans toutes les écoles. ?• Nos poètes les plus aimés ne descendent jamais au-dessous d'un certain niveau social. Les Méditations de Lamartine, les Feuilles d'Automne de Victor Hugo, les Hymnes deM. de Laprade n'ont point pénétré dans la mansarde de l'artisan ni dans la maison du laboureur. La popularité même de Béranger me paraît une popularité très-restreinte, une popularité flottante entre les hautes classes de la société, qui réprouvent la plupart des œuvres du chantre de Lisette, et le peuple proprement dit, qui n'en apprécie pas les plus nobles inspirations. En Allemagne, au contraire, les odes guerrières de Th. Korner, les chansons de Millier, les ballades d'Uhland, sont répandues de toutes parts et universellement comprises. L'étude des poésies nationales entre dans le programme d'enseignement des écoles élémentaires et se continue par-les lectures du soir, cette noble habitude de la famille allemande. J'ai vu un jour chez le portier de la maison où je demeu-
�284
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
rais à Leipzig les œtfvres de Schiller. Ce n'était pas pour lui un livre de luxe ; il l'avait lu plusieurs fois et le relisait encore. M. de Pontmartin dit, avec une fine pointe d'épigramme, qu'il soupçonne Gœthe d'avoir composé Faust pour fatiguer nos yeux myopes. Je crois que, sans chercher longtemps, on trouverait en Allemagne plus d'un homme du peuple qui connaît son Faust (le premier, bien entendu) et qui en réciterait les plus touchants passages. J'ai souvent été tristement frappé dans nos campagnes du caractère de ces chants grossiers que nos paysans entonnent avec des éclats de voix qui outragent toutes les lois de l'harmonie, comme les strophes qu'ils articulent outragent toutes les règles de l'art, du bon goût, et fréquemment de la morale. En Allemagne, au contraire, la chanson populaire est en général naïve mais correcte, tendre mais chaste, et toujours accompagnée d'un vrai rhythme musical. Telle est une des qualités distinctives du peuple allemand, douce conquête de l'intelligence, que Mme de Staël dépeignait, il y a un demi-siècle, dans une de ses éloquentes pages, richesse innée du cœur, que les révolutions du temps et les mœurs de l'industrie ont fatalement altérée, et qui cependant frappe encore à tout instant l'étranger. Mais, à ces dons intellectuels, l'Allemand unit des besoins matériels impérieux. Il aime à se reposer en
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
285
plein air sous les ombrages des lustgarten ; mais, pour qu'il jouisse mieux de ses loisirs, il faut qu'il arrose son gosier. Il se plaît à entendre vibrer à son oreille les sons d'un orchestre et à contempler un beau point de vue ; mais, ces satisfactions idéales seraient incomplètes s'il n'y joignait quelque agrément gastronomique. Il se délecte dans le parfum des lilas et des tilleuls en fleur ; mais il lui paraît très-convenable d'adjoindre à cet arôme énervant une solide exhalaison de fourneau. Ses aïeux honoraient leurs idoles par l'odeur de leurs holocaustes ; fidèle à cette tradition païenne, il honore le dieu Pan par l'odeur des côtelettes. Ses papilles se meuvent en même temps que son imagination. Son estomac ne veut pas être sacrifié à son esprit. L'Allemand, d'ailleurs, est un philosophe pratique qui connaît la physiologie de la pauvre espèce humaine. 11 sait qu'elle est composée de deux éléments qui tous deux doivent avoir leur subsistance. Il a même reconnu par son expérience que l'élément corporel est celui qui exige les attentions les plus continues. « La chair est faible, dit-il, et l'esprit fort : donc il faut corroborer la chair; » et il s'acquitte de cette obligation avec la plus consciencieuse persévérance. Seulement, il n'est pas difficile sur le choix des moyens qu'il emploie pour se maintenir en une bonne disposition physique. Pourvu qu'il humecte
�286
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
son palais et qu'il apaise à de fréquentes reprises son appétit, il accepte sans murmurer les affreuses mixtures d'écorce d'arbre et de chicorée qu'on lui sert impudemment sous le nom de café, et l'infâme bifteck qui semble avoir été taillé sur le poitrail d'une jument et aplati sous la selle d'un Tartare. Cependant il n'est pas insensible aux œuvres plus raffinées de la science culinaire. On cite à plusieurs lieues à la ronde des lustgarten qui ont perfectionné la cuisson de la côtelette, et on y va avec plus d'empressement se livrer aux poétiques contemplations de la nature. Les lustgarten de Blankenes ont cette glorieuse réputation : aussi sont-ils très-fréquentés. En été comme en hiver, chaque jour, de joyeuses cohortes ' vont là s'asseoir au haut du Sûllberg, mettre àTœuvre le talent de l'aubergiste, et quand elles rentrent à Altona ou à Hambourg, elles s'écrient avec le même enthousiasme : « Ah ! quel ravissant panorama et quel merveilleux rôti de veau ! » Blankenes est la dernière riante image des bords de l'Elbe. On dirait que les fées du Nord ont épuisé là ce qui leur restait d'arbres majestueux et de collines, pour composer un de leurs capricieux tableaux. Plus loin, la rive du Holslein s'aplatit, comme celle du Hanovre. Le long du fleuve se déroulent, jusqu'à la plage septentrionale de la mer
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
287
du Nord, ces vastes plaines mornes, humides, mais fécondes, qu'on appelle les marches1. Au bord d'une de ces prairies, dépourvues de sources fraîches et imprégnées de vapeurs malsaines, au confluent de la rivière le Rhin et de l'Elbe, s'élève une ville à laquelle le Danemark attachait jadis une grande importance. Le lieu où elle fut fondée portait le triste ■nom de Désert. La ville fut nommée Glûckstadt, Ville de la Fortune, ou ville du bonheur *. Christian IV la fit fortifier, et plus d'un de ses successeurs espéra qu'elle grandirait comme Hambourg. Ces rêves ne se sont pas réalisés. Elle a eu pourtant l'honneur de résister pendant la guerre de Trente ans aux attaques du fier Wallenstein, de lutter avec la même fermeté contre l'illustre général suédois
1814,
Torsteinsson. Mais en
elle a été prise par
1815.
les Anglais ; ses remparts ont été démolis en
Sa population ne s'élève pas à plus de 6000 âmes, et son poi't et ses rues sont peu animés. Les champs monotones, silencieux, qui l'entourent, pourraient bien encore s'appeler le désert. L'étranger ne peut s'y aventurer sans s'exposer à
y
être saisi par la fièvre, comme dans les plaines ma-
1. Ce mot de marche a probablement, la même origine que notre mot français marais, et le mot italien maremma, et il a la même signification. 2. Le mot glûck a cette double signification.
�288
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
récageuses de la Valachie, qui s'inclinent vers le Danube. Cependant, à travers ces steppes de l'Elbe, apparaissent, de distance en distance, de belles fermes occupées par une race de paysans robustes. Le rustique district des Ditmarses1, qui touche aux marches de Glûckstadt, défendit vaillamment, au xvi* siècle, sa liberté contre les ducs de Holstein, et ne fut subjugué qu'après une longue lutte. Ce district, que la nature a déshérité de quelques-uns de ses dons les plus précieux, a été illustré par la science. Là vécut Carsten Niebuhr, le célèbre voyageur. Là son fils Georges, le mémorable historien, passa plusieurs années de sa jeunesse. A la petite bourgade obscure de Meldorf s'est liée la pensée de celui qui explora les ardentes régions de l'Arabie, et de celui qui sonda les profondeurs de l'antiquité romaine. Les bateaux à vapeur qui descendent vers la mer s'arrêtent encore à Brunsbûttel, puis se dirigent vers Cuxhaven. Ce large port, séparé de Hambourg par le territoire hanovrien, sur un espace de vingtdeux lieues, appartenait autrefois, avec le château de Ritzebûttel, à une famille qui, comme les anciens burgraves du Rhin et les féroces familles des Knuerring du Danube, pillait les bateaux, rançon1. Le mot allemand est Dittmarschen, contraction de Deutsche Marschen, (marches allemandes.)
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
289
liait les marchands. La riche cité commerciale, qui souffrait constamment de ces déprédations, et qui s'était plus d'une fois efforcée de les réprimer, finit par acquérir, en 1393, le domaine de cette race de flibustiers, et, depuis cette époque, elle l'a toujours gardé. Cette possession est pour elle d'une valeur inappréciable. C'est sa grande rade maritime. C'est là que s'arrêtent les bâtiments de guerre et les gros bâtiments de commerce qui ne peuvent remonter le fleuve. C'est là que stationnent les autres navires qui, pour sortir de l'embouchure de l'Elbe ou pour y entrer, attendent le vent ou la marée. C'est là, enfin, qu'ils abordent tous en hiver, quand la navigation du fleuve est interrompue par les glaces. La ville de Cuxhaven, administrée par une délégation du sénat, ne renferme pas plus de 1200 habitants. Les marins qui s'y rassemblent lui donnent parfois une étonnante animation. Dès le mois de décembre, elle garde dans son enceinte la plus grande partie des bâtiments chargés pour Hambourg. Sur ses quais circulent des matelots de toutes les nations ; dans ses tavernes, on entend résonner plus de langues qu'on n'en compta jamais dans la fameuse tour de Babel. Le fleuve, qui depuis Glûckstadt s'évase comme un entonnoir, tombe droit à la mer et se déroule
n
�290
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
sur une largeur de près de dix lieues. Pas un autre fleuve d'Europe n'a une si magnifique embouchure. Mais, comme toutes les magnificences denotre pauvre monde, celle-ci a ses taches fatales, ses plaies profondes. Sous ces flots, dont la vaste surface semble promettre aux navigateurs un passage si sûr, sous ces flots perfides, s'étendent des bancs de sable si vastes et si profonds que si, par malheur, un navire s'y jette, il ne s'en relève pas sans de graves avaries, et souvent il y périt. Des tonnes en bois surmontées d'un petit pavillon indiquent la direction que l'on doit suivre entre les écueils. Mais ces écueils ne gardent pas les mêmes dimensions et ne restent pas toujours aux mêmes lieux. La violence de la marée, l'impétuosité des courants quelquefois les déplacent ou en créent d'autres. Sans cesse il faut faire une nouvelle étude de ces barres mobiles, chercher de nouveaux débouchés, et fixer çà et là de nouveaux signes de reconnaissance. Nul bâtiment ne peut s'aventurer dans ces périlleux défilés sans le se^ cours d'un pilote expérimenté, et dans les brouillards d'automne, dans les nuits d'hiver, le guide le plus habile échoue souvent sur ces bas-fonds. Il y a un phare à Cuxhaven. À une demi-lieue plus loin, sur la petite île sauvage de Neuwerli, il y en a un autre dont la construction remonte jusqu'au xiu° siècle. L'île de Neuwerk s'appeluil
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
291
alors le Nouvel OEil (Neu Oge, Auge). C'était le nouvel œil ouvert sur les périls des bateliers. En l'an 1286, la ville de Hambourg, de concert avec l'archevêque de Brème, faisait ériger là un fanal pour guider la nuit les navires ; dix ans après, le fanal était établi au haut d'un solide édifice, où, en vertu d'une bulle du pape, on érigea un autel pour y célébrer la messe. À la place de ce primitif édifice détruit en 1372, s'élève une tour gigantesque dont les murs ont quatorze pieds d'épaisseur; une citadelle, destinée à résister aux vagues orageuses qui la frappent, comme autrefois dans un siège les béliers frappaient à coups redoublés les forteresses. Mais ni les phares ni les signaux qui indiquent les endroits dangereux, ni la science pratique des pilotes ne peuvent préserver d'une fatale catastrophe tous les bâtiments qui naviguent dans ces parages. Chaque année, le fleuve cruel veut avoir sa proie ; chaque année, on voit des navires jetés sur les bancs de sable, renversés sur le flanc, démolis dans leur chute, étendant au-dessus de l'eau leurs mâts et leurs vergues, comme des bras suppliants, puis bientôt flottant pièce à pièce sur les vagues qui les ont brisés. Jadis, au temps barbare de l'épave, ces débris auraient enrichi les habitants de la côte; maintenant, ils sont recueillis avec un honnête sentiment d'équité et rendus à qui de
�292
UN ÉTÉ AU BORD DE.LA BALTIQUE.
droit. Les magasins de Neuwerk en sont quelquefois remplis. La ville de Hambourg emploie perpétuellement des sommes énormes à dégager de ses entraves le cours de l'Elbe, et la mer est sans cesse en lutte avec ce fleuve, qui semble irriter son orgueil, et sans cesse y refoule des amas de sable, comme pour l'obliger à se rendre humblement près d'elle par d'étroits bassins. Cette terrible mer ! que de ravages elle a faits sur ces côtes septentrionales! Avec quelle rage elle se précipite contre les remparts que l'homme oppose à ses vagues impétueuses ! Par les avalanches, des villages entiers ont été abîmés clans les vallées des Alpes. Par les volcans, Herculanum, Pomper, ont été engloutis sous des monceaux de cendres, et le sol de l'Islande enfoui sous des torrents de lave. Les débordements de la mer dans ces parages sont plus terribles que les avalanches, et parfois même plus redoutables que les éruptions des cratères. Aussi loin que remontent les anciennes chroniques de la Prise, elles racontent d'horribles désastres, elles nous montrent des communautés entières ensevelies comme l'armée de Pharaon dans les vagues.
Veniens calamitas involvit eos in mediis fluctibus.
De siècle en siècle, et parfois à. des intervalles
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
293
trèsr-rapprochés \ ces mêmes douloureuses chroniques se continuent par les mêmes catastrophes. Les vieillards du pays disent qu'il *y a dans ces dévastations une périodicité inévitable. Les plus modérés affirment que, tous les cinquante ans au moins, la mer doit se soulever et dévorer sa proie. De la terre de Hanovre,, la mer a détaché l'île de Vangeroge et les autres petites îles dispersées comme des lambeaux au nord de la Frise orientale, entre l'Ems et le Weser. Sur cette province de la Frise, elle s'est élancée plusieurs fois avec une force irrésistible. En 1825, elle en brisait les digues, elle en lacérait le sol et le ravageait sur un espace de plusieurs lieues. A l'est de Schleswig s'étendait, il y a deux siècles et demi, une île superbe, l'île de Nordstrand, qui, dans son vaste circuit, ne renfermait pas moins de soixante-dix paroisses. En 1634, la mer se jette avec fureur sur cette terre féconde ; elle la prend entre ses flots, comme un tigre saisit sa proie entre ses griffes ; elle la comprime, elle la déchire, elle en engloutit une part dans ses abîmes et brise le reste en morceaux. Les traditions rapportent que plus de 30 000 hommes périrent dans cette catastrophe,
1- Aux xiii" et xiv» siècles, ces catastrophes se renouvellent à des intervalles de quatre ou cinq années.
�294
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
plus effroyable que les tremblements de terre de la Guadeloupe. Maintenant, à la place des vastes champs anéantis, apparaissent deux petites îles, dont l'une a conservé le nom primitif de Nordstrand, et une douzaine d'îlots qu'on appelle les Halligen. Peu de gens connaissent les lambeaux de cette terre, pareils aux fragments d'une glace. Cet archipel n'ajoute qu'une ligne sans importance aux nomenclatures géographiques, et a moins de valeur -pour le Danemark que le pauvre archipel des Perœ. Cependant, comme les Ferœ. que je parcourais avec un si vif intérêt il y a quelques années, il est curieux à observer. Je n'ai pu le voir, en ce premier voyage, autant que je le désirais. J'espère bien y retourner. Les Halligen sont des dunes d'un sol argileux, qui ne s'élèvent pas à plus de trois à quatre pieds audessus de la mer. Une herbe chétive et des touffes de joncs les revêtent çà et là d'une pâle verdure. Pas un arbre n'y élève ses rameaux, pas une plante nutritive n'y mûrit, pas un oiseau joyeux n'y gazouille, pas une source d'eau fraîche n'y fait entendre son doux murmure. C'est l'aridité du roc et le silence du désert, un sombre silence, qui n'est interrompu que par les rauques sifflements des mouettes, les rafales du vent et les mugissements des flots. À voir de loin se dessiner une de ces îles, entre les plis des
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
295
vagues, on dirait un navire à demi submergé. A la voir de près, avec ses landes stériles, il semble qu'elle ne peut être que le point de repère d'une troupe de pétrels ; et pourtant l'homme y a construit sa demeure, au milieu des tempêtes de la mer, plus hardi que l'aigle au sommet des cimes orageuses. Toute la côte de Schleswig et de la Frise orientale, et la plupart des îles situées entre FEider et l'Ems, sont protégées, comme les rives maritimes de la Hollande, par une forte digue de 7 mètres de largeur et de 5 mètres de hauteur. Le pauvre habitant des Halligen ne peut entreprendre de tels travaux. Il se résigne à voir les funestes nappes d'eau se dérouler sur son sol, ravager ses maigres pâturages et parfois enlever ses moutons. Pour se mettre lui-même, avec sa famille, à l'abri d'une de ces fatales irruptions, il forme avec des amas de terre glaise une esplanade d'une vingtaine de pieds de hauteur ; dans cette terre, il enfonce les larges poutres qui doivent entourer son foyer. Il n'a pas la prétention d'étaler aux regards une façade élégante à plusieurs étages. Un simple rez-de-chaussée lui suffit. Ce rez-de-chaussée, surmonté d'un grenier dans lequel il enferme ce qu'il a de plus précieux, est couvert d'un épais toit'de chaume. Ses portes et ses fenêtres sont faites avec de fortes pièces
�296
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
de bois, et garnies de volets que l'on verrouille dans les ouragans, comme les sabords d'un vaisseau. Du haut de cette retraite plus solide, mais aussi plus exposée à l'inondation que les magasins construits par les Finlandais sur quatre rangs de madriers , le brave insulaire regarde fièrement les vagues qui, dans leur irruption, s'avancent souvent jusqu'au pied de sa citadelle, et quelquefois en sapent les fondements. Il connaît les emportements de cette mer au sein de laquelle il est né, et sur laquelle il a vécu comme un goéland. 11 se réjouit de ses jours de calme, et ne s'inquiète point de ses fureurs. C'est le coursier sauvage qui doit le transporter dans les régions lointaines, dont il étudie sans cesse la capricieuse allure, et dont il brave les bonds impétueux. Tous les hommes des Halligen sont marins par tempérament , par tradition , par une nécessité impérieuse, si ce n'est par goût. La mer, qui les assiège de toutes parts, la mer, qui les menace sans cesse comme une implacable ennemie, est leur élément vital. Sur leur sol aride, ils essayeraient en vain de tracer le sillon de la charrue ; il faut qu'ils tracent sur les flots le sillon du navire. Dès leur enfance , ils apprennent à gouverner une chaloupe, puis s'embarquent en qualité de matelots, et vont
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
297
dans de lointains parages accomplir leur rude labeur. La plupart d'entre eux, avec leur intelligence innée , montent de grade en grade jusqu'à celui de capitaine et commandent des bâtiments de Glilckstadt, d'Altona, de Hambourg. Quand l'âge ou les infirmités leur prescrivent le repos, ils reviennent à leur pauvre petite île, plus petite et plus pauvre que l'Ithaque d'Ulysse. Ils ont vu, dans le cours de leurs expéditions, les magiques Antilles, les archipels embaumés des mers du Sud, des mers de l'Inde, et ils reviennent avec amour à leurs bancs de sable. Ils y rapportent ce qu'ils ont gagné dans leurs longues années de service ; ils se plaisent à déposer dans leurs demeures, comme une offrande à leurs dieux lares , les diverses curiosités qu'ils ont recueillies dans leurs voyages. Leur malheureuse terre natale ne leur donne ni fruit; ni blé, ni bois, pas même de l'eau potable. Ils recueillent avec soin, dans des citernes, l'eau des pluies, en prenant les plus minutieuses précautions pour préserver ces réservoirs de l'infiltration des flots salés. Dans les années de sèche resse, ils souffrent de la soif et voient dépérir les chétifs moutons qui sont une de leurs richesses. Il y a une dizaine d'années, Christian VIII, roi de Danemark, prenait les bains de mer dans la petite île de Fœhr, en une de ces calamiteuses saisons.
�298
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Toutes les citernes étaient épuisées, les vaches languissantes ne donnaient plus de lait, les brebis s'affaissaient sur le sol, et un vent orageux et sec comme le Simoun soulevait les flots de telle sorte, que les bateliers n'osaient mettre leurs embarcations à la mer, pour aller sur une côte plus propice chercher la salutaire boisson. Tout à coup, dans ces heures d'anxiété, une voile apparaît à l'horizon , un navire s'avance au milieu des lames impétueuses , et ce navire apporte des tonnes pleines d'eau. Le roi acheta toute cette précieuse cargaison, et la distribua aux pauvres habitants de Pœhr, qui depuis ce jour ne cessent de parler de leur bon roi Christian. Obligés ainsi de se procurer au dehors, et souvent à grands frais, tout ce qui est nécessaire à leur subsistance, les indigènes des Halligen tiennent pourtant à leur misérable coin de terre ; c'est là qu'ils veulent avoir leur dernier gîte , c'est là qu'ils veulent achever de vivre. Ainsi le montagnard est attaché à ses rocs escarpés , à ses cimes de neige, ainsi le Lapon à ses sombres pâturages, ainsi l'Islandais à ses champs de lave. Les contrées qui donnent à l'homme de faciles moissons ne fixent point son cœur comme celle où il doit lutter et souffrir. La mère la plus tendre envers tous ses enfants éprouve une affection particu-
�L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
299
lière pour celui qui, par son état débile, l'a obligée à plus de sollicitudes. Le laboureur enchaîne sa pensée à la terre qu'il défriche avec peine ; l'artisan, à l'œuvre qui exige de lui un courageux travail. Mystérieuse, inévitable loi de Dieu : dans la difficulté d'une entreprise est le plus ferme stimulant de l'homme; dans la douleur sont les liens les plus tenaces. La gaieté ne fait qu'effleurer l'âme; la douleur y enfonce ses racines. Ceux-là ne sont pas sûrs de leur affection, qui ne se sont trouvés réunis qu'en des jours de fête. Ceux-là s'aiment, qui ont éprouvé ensemble les anxiétés de la vie et l'amertume des larmes.
�YIIÏ
HELGOLAND.
« Emporle-t-on la patrie à la semelle de ses souliers, » disait Danton à ceux qui l'engageaient à fuir? Pour le fougueux tribun, né dans le déparlement de l'Aube, au beau milieu du grand pays de France, c'était difficile. En un mortel péril, je ne sais si le Helgolandais ne parviendrait pas à- emporter la sienne : tant elle est petite, cette île romantique de la mer du Nord ! Elle s'élève comme une pyramide, à 200 pieds de hauteur, et sa surface est si étroite, que si jamais le Petit Poucet, ce joyeux ami de notre enfance, venait la visiter, il serait obligé de déposer ses bottes de sept lieues, sous peine de tomber en une seule enjambée au sein des vagues, ce qui serait grand dommage. Si petite qu'elle soit, les Anglais en ont reconnu l'importance. Ils Font prise en 1807 et n'ont nulle envie de l'abandonner. Si petite qu'elle soit, elle a un grand renom. Les peuples du Nord, avec leur penchant au merveilleux, y ont noué le tissu de
�HELGOLAND.
301
plusieurs poétiques légendes, et des historiens et des géographes ont eux-mêmes corroboré ces traditions populaires. Pierre Sachse, qui au xvne siècle publia une description de Helgoland, n'hésite pas à déclarer que c'est là, sans aucun doute, l'île décrite par Virgile dans le premier livre de l'Enéide , l'île où les Troyens se réfugièrent après la tempête soulevée contre eux par l'implacable Junon.
Est in secessu longo locus. Insula portum Efficit objectu laterum quibus omnis ab alto Frangitur inque sinus scindit sese unda reductos.
Pennant, dans son Histoire naturelle des régions polaires, dit que Helgoland est cette terre mystérieuse dont parle Tacite, ce Castum Nemus où l'on adorait la déesse Hertha. En remontant aux plus anciennes chroniques du Nord , nous voyons que l'île de Helgoland s'appèla d'abord Posete, du nom de Posta, une des divinités païennes de la Prise, que l'on représentait avec un double emblème : des javelots à la main droite, et des épis de blé dans la main gauche. Enfin, la petite île est désignée par le nom de Heiligeland, Halgoland, Helgoland, et ce nom devient l'objet de plusieurs autres versions1. Adam de
1. Les Anglais disent Heligoland; les Hollandais, Helgoland;
�302
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Brème, le vénérable chroniqueur des Églises de l'Elbe et du Veser, dit que cette terre est'protégée par une puissance miraculeuse. Si quelque corsaire y commet quelque rapine, on peut-être sûr qu'il fera naufrage ou périra d'une mort misérable. Il y a là de pieux ermites, auxquels les pirates donnent avec respect la dixième part dé leur butin. L'île entière inspire une profonde vénération aux navigateurs et surtout aux pirates. De là vient son nom de Heiligeland (terre sainte). Une autre tradition rapporte que ce nom vient d'un de ces intrépides Vikinge Scandinaves, appelé Helga, qui, dans une de ses aventureuses expédi■ lions, aborda sur la, plage de Posete, s'en empara, s'y maria, et lui donna son nom. Mais un historien de la Prise, Jean Neocorus, rattache l'origine de ce nom à la légende des onze mille vierges. « Un jour, dit-il, sainte Ursule débarqua avec ses compagnes dans cette île, qui était alors une vaste et belle région. Les pieuses fdles y furent outragées, maltraitées, par une race de païens. Dieu, pour punir ces païens de leurs méfaits, précipita dans la mer une partie de leur île, et changea le reste en un sol aride. » Ce dernier paragraphe nous amène à une autre
les insulaires donnent à leur île le nom de Helgolunua, et s'appellent eux-mêmes Helgolunners.
�• HELGOLAND.
303
série d'hypothèses, à celles qui ont été faites sur l'ancienne étendue de cette île déjà si rétrécie, et chaque jour minée de plus en plus par les flots. M. de Decken, qui s'est appliqué, avec une prédilection particulière, à rechercher tout ce qui a rapport à Helgoland, semble disposé à croire que cette île touchait autrefois aux côtes du Danemark. «.Au nord et au nord-ouest de celte île s'étendent, dit-il, des bancs de rocs faciles à distinguer à la mer basse. Avec la sonde on peut suivre le développement de ces rocs sur un espace de trente milles, près de ceux qui tiennent au Jutland. Probablement ils ont été jadis la base d'une bande de terre engloutie peu à peu dans les vagues. » « Les Helgolandais, ajoute le même écrivain, racontent qu'il fut un temps où leur île n'était séparée de la plage du Holstein que par un canal si étroit, qu'on pouvait le traverser sur une planche. » Il est certain que, dans ces parages du Nord, il s'est opéré d'énormes bouleversements, les uns par l'action continue des vagues qui ont miné et sapé le terrain, d'autres par des convulsions violentes, par des tremblements de terre sous-marins. Les chroniques les plus authentiques en citent de nombreuxexemples. Jusqu'à quel point la configuration première de Helgoland a-t-elle été transformée par ces
�304
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
désastres ? c'est ce qu'il n'est pas possible de déterminer. En 1652, Dankwerth joignit à sa description des duchés de Holstein et de Schleswig deux cartes qui représentaient l'État de Helgoland en '800, en 1300 et en 1649. Ces cartes que Clarke, l'illustre voyageur anglais, a reproduites dans son magnifique ouvrage1, avaient été dessinées par le mathématicien danois Jean Meyer2, qui, pour les faire, s'était livré, sur les lieux, à une patiente étude de quelques anciens linéaments, et avait interrogé sur chaque point la mémoire des vieillards. Il est très-vrai, comme le remarque M. de Decken, qu'au sein d'une population isolée du reste du monde, concentrée en elle-même, les souvenirs du passé se conservent tout autrement que dans l'expansion et les perturbations continuelles des grandes villes. Les paysans de plusieurs districts de l'Écosse, de l'Irlande, de l'Allemagne et des silencieuses campagnes Scandinaves, ont encore des traditions orales qui, d'âge en âge, remontent jusqu'à une époque
1. Travels in various countries of Europa, Asia and Africa. Vol. III. Londres, 1819. 2. C'était un pauvre enfant du peuple, un simple berger, qui annonçait de l'intelligence. Un généreux gentilhomme s'intéressa à lui, se plut à lui donner des leçons, et Meyer devint un des mathématiciens distingués de son temps.
�HELGOLAND.
303
lointaine, et l'Islande a gardé, à plus de huit siècles de distance, ses sagas païennes. Mais il y a une grande différence entre ces récits qui, par leur caractère épique ou dramatique, s'emparent aisément de l'imagination du peuple, et l'aride et sèche précision d'une ligne mathématique. La carte à laquelle Meyer applique la date de l'an 800 nous montre une île quinze fois plus étendue que l'île actuelle. On y voit un temple de Fosla ou Vesta, un autre de Jupiter, plusieurs cloîtres catholiques, des forteresses, des églises, de nombreux villages, les cours de ..dix rivières, une multitude d'arbres et une demi-douzaine de ports. Or, on sait qu'à la fin du vnc siècle, lorsque saint Willibrod aborda dans cette île, il n'y trouva qu'une seule source d^eau fraîche, et Adam de Brème écrivait, vers l'an 1074, qu'on n'y voyait pas un arbre. M. de Lappenberg, avec sa saine critique, n'a pas eu de peine à démontrer le vice radical du travail de Meyer 1, et nul autre document ne nous donne un juste indice sur les dimensions primitives de Helgoland. Les premières notions positives sur cette île datent de la fin du vir3 siècle. Plus tard, à différents intervalles, elles nous échappent de nouveau, et il
1. Vber der heemaliger Umfang und die aile Geschichte Uelgolands. Hambourg, 1830.
�306
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
serait très-difficile d'en ressaisir le fil dans l'ombre qui les enveloppe. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ses habitants provenaient de cette nombreuse race frisonne qui a donné son nom à une province de Hollande, à une province du. Hanovre, et dont les descendants occupent encore une partie du littoral du Holstein et du Schleswig. On a tout lieu de croire aussi que Radbod, chef d'une tribu frisonne, ayant été vaincu par Pépin d'Héristal, et forcé d'abandonner Utrecht, où il demeurait, vint se réfugier à Helgoland. Il s'était retiré là comme un lion blessé, qui n'aspire qu'à recommencer le combat. II combinait, sur son roc solitaire, le plan d'une nouvelle campagne , dans laquelle il devait être encore vaincu par un adversaire plus redoutable que le premier, par Charles Martel. A cette époque, une mission destinée à porter la doctrine de l'Évangile parmi les populations frisonnes s'organisait en Irlande, dans cette même île que Strabon décrivait comme une effroyable région, et que les Romains dédaignèrent de subjuguer, dans cette verte Erin que les Anglais ont prise pour l'asservir au joug le plus cruel, dans cette fervente contrée catholique à laquelle, dès les premiers siècles du christianisme, les pays du centre et du nord de l'Europe ont dû tant de salutaires leçons et de pieux enseignements.
�HELGOLAND.
307
Saint Willibrod partit pour la Prise septentrionale avec onze prêtres ; mais tous ses efforts race qui échouèrent contre l'opiniâtreté d'une
croyait aveuglément à la puissance de ses idoles, et ne voulait point entendre parler d'un autre dogme. Pour sauver au moins quelques âmes, il acheta une trentaine d'enfants qu'il se proposait d'élever dans les pratiques du catholicisme, et il retournait vers sa terre natale, lorsqu'il fut jeté par un coup de vent sur la plage de Helgoland. Pour les apôtres de la primitive Église, de tels accidents étaient considérés comme des signes providentiels. Il y avait là aussi des païens à convertir, et saint Willibrod n'était pas homme à reculer devant les difficultés ou les périls d'une telle lâche. Il interrogea seulement ses compagnons sur les meilleurs moyens à employer pour atteindre leur but. L'un d'eux, nommé Wigbert, dit qu'il fallait attaquer résolument les sanctuaires du paganisme. Cet avis ayant reçu l'assentiment général, les' douze hardis prédicateurs s'avancèrent dans l'intérieur de l'île et démolirent deux temples. Le peuple les regardait avec une sorte de stupéfaction, attendant que ses dieux se levassent pour anéantir ces sacrilèges. Les dieux ne faisaient pas le moindre mouvement, et quelques Helgolandais, ébranlés dans leur foi par cette déception, prêtèrent l'oreille aux remon-
�308
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
trances de saint Willibrod. Trois d'entre eux consentirent même à recevoir l'eau du baptême. Encouragés par ce premier succès, les missionnaires voulurent continuer leur œuvre de destruction. Mais lorsqu'ils en vinrent à porter la hache sur l'idole de Fosta, la souveraine idole de l'île, le peuple se révolta. Radbod, qui jusqu'à ce moment n'avait point inquiété les prédicateurs chrétiens, soit qu'il se souciât peu de leur tentative, soit qu'il voulût ménager Pépin qui le protégeait, Radbod s'emporta comme ses sujets contre les ennemis de ses dieux. Les douze prêtres furent amenés devant lui. Il condamna à mort Wigbert, et obligea les autres à se rembarquer. C'était à la tin du vir siècle. Quelques années après, un autre missionnaire, saint Wulfram, revenait au même lieu poursuivre la même œuvre de prosélytisme, et se retirait sans avoir pu l'achever. Il ne fallait pas moins de trois saints pour vaincre l'obstination de cette peuplade frisonne. En 768, en 774, saint Ludger se rendit à Helgoland, et cette fois le temple de Fosta fut détruit, et tous ses adorateurs furent baptisés. A partir de cette époque, un long espace de temps s'écoule, pendant lequel la petite île disparaît des chroniques du Nord. On dirait que par sa conversion au christianisme, sa grande affaire en ce monde étant accomplie, les peuples qui l'avoisinaient n'a-
�HELGOLAND.
309
vaient plus à s'occuper d'elle et qu'elle n'avait plus à s'occuper d'eux. Après le passage d'Adam de Brème que nous avons déjà cité, le nom de Helgoland est mentionné dans la nomenclature des possessions du Danemark au xme siècle. Plus tard, son église est enregistrée sous le nom d'église de Sainte-Ursule, dans l'évêché du Schleswig. Il est probable que les pirates du Nord, en faisant de Helgoland un de leurs repaires, en rendaient l'approche redoutable aux paisibles embarcations, que cette île fut prise ensuite par le Danemark, qui, n'y attachant aucune valeur, la laissa reprendre parle Schleswig, et qu'elle resta ainsi pendant plusieurs siècles, tantôt obscurément livrée à elle-même, tantôt soumise à ceux qui y entraient avec quelques faisceaux d'armes. Un incident d'histoire naturelle, une migration de poissons, devait raviver le nom de la colonie frisonne qui avait autrefois enflammé le zèle religieux de tant de missionnaires , occupé la pensée du vaillant Pépin et de l'héroïque Charles Martel. Les bandes flottantes de harengs, qui, depuis le xne siècle, se répandaient sur les rives du Rugen et la côte de Scanie, apparurent, en 1425, dans les eaux de Helgoland. A quoi tiennent les destinées humaines? Naguère encore, les Helgolandais vi-
�310
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
valent paisiblement sur leur étroit domaine, dans le calme de leur isolement, dans la satisfaction la plus difficile, peut-être, à obtenir en ce monde, la satisfaction de n'être point envié et de ne point envier : ne invkliaclo ne invidioso. Voilà qu'une légion de méchants petits poissons, qu'il faut ajouter comme une pénitence de plus aux rigueurs du carême, s'avise de prendre une route inusitée, et c'est fait de la quiétude du sol près duquel l'a entraînée quelque jeune folle tête désireuse d'entreprendre un voyage de découvertes. Dès que les habiles négociants de Brème et de Hambourg entrevirent à Helgoland la perspective d'une nouvelle opération commerciale, ils se hâtèrent d'y envoyer des mandataires ; ils y établirent des factoreries. Mais le duc de Schlesvvig prétendait seul user de ce privilège. Notre pauvre monde est ainsi fait, que, partout où l'on voit quelque avantage matériel à conquérir, on peut être sûr d'y trouver très-promptement une cause de procès, une raison de batailles. Le duc et les cités argumentèrent pendant quelque temps comme des avocats. Le duc voulut prouver que l'île lui appartenait depuis un temps immémorial ; les villes marchandes soutenaient que cette île, située en pleine mer, devait être libre autant que la mer. Gomme les deux partis ne pouvaient s'accorder par le raisonne-
�HELGOLAND.
3H
ment, ils en vinrent à la violence. Le duc fit incendier les factoreries des Brémois et des Hambourgeois, qui à leur tour saccagèrent la maison de douane de leur adversaire. On se battit à coups de mousquet autour de la petite île, pour quelques tonnes de harengs, comme les frégates de Hollande et d'Angleterre se sont battues au fond des glaces du Spitzberg pour la pêche de la baleine. Sur ces deux champs de bataille, il y avait une juste proportion du hareng à la baleine, et du petit navire hambourgeois au man of ivar britannique. La lutte durait encore quand, pour y mettre fin,
Survint un troisième larron.
En 1684, le contre-admiral danois Paulscn prit en une matinée l'île de Helgoland. Cinq ans après, le Danemark la rendait au Schlesvvig; mais en 1714 il la reprenait de nouveau, et, cette fois, il comprit qu'elle valait la peine d'être gardée. Il y fit restaurer le phare que les Hambourgeois y avaient érigé en 1673; il y construisit l'escalier qui rejoint la plage à la sommité de la colline : il était très-résolu à ne plus se dessaisir de ce poste maritime; mais il avait compté sans les Anglais. En 1807, les Anglais , qui ont des comptoirs sur tous les points du globe, des forteresses dans toutes les mers, s'aperçurent avec une douloureuse sur-
�3L2
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
prise qu'ils ne possédaient encore aucune station à l'extrémité de la mer du Nord. Ils allaient, malgré son état de neutralité , bombarder Copenhague. L'honneur anglais, a dit un de leurs orateurs, avait coulé par tous les pores. Ce n'était pas une grande affaire d'en laisser tomber quelques gouttes de plus sur une terre sans défense. Le 30 août, ils s'emparèrent de Helgoland, et, en 1814, à la paix de Kiel, ils eurent grand soin de s'en faire garantir l'entière possession. Si l'on jette un coup d'œil sur la carte, on reconnaîtra combien, en certaines occasions, les Anglais doivent apprécier l'aride plateau de Helgoland. Situé au 54° 11' de latitude, ce plateau se trouve à une distance à peu près égale. à douze ou quinze lieues, de l'embouchure des quatre grands fleuves de l'Allemagne du Nord , de l'Eider, de l'Elbe, du Weser, de l'Ems. En cas de guerre avec les puissances septentrionales,, l'Angleterre a sur son roc de Helgoland un point d'observation capital. Là, elle peut élever une forteresse redoutable et abriter une flotte sous ses canons; de là, elle peut surveiller au loin les mouvements de ses adversaires, dominer les quatre vastes artères fluviales, bloquer Brème et Hambourg, menacer le Hanovre, pénétrer dans les parages du Danemark. Déjà une fois elle a fait voir quel parti elle pou-
�HELGOLAND.
313
vait tirer, selon les circonstances, de son île si chétive et si peu importante en apparence. Quand, par le fameux décret de Milan , toutes les contrées soumises à la domination de la France furent fermées à l'importation des denrées anglaises, l'Angleterre établit sur le petit terrain dont elle Tenait de s'emparer un marché comme on n'en vit jamais nulle part. Pendant plusieurs mois, des centaines de navires arrivaient là sans cesse avec un chargement de marchandises prohibées. En prescrivant les rigueurs du blocus continental , Napoléon oubliait qu'il est des habitudes plus fortes que la volonté la plus puissante. Pierre le Grand révolutionna la Russie et ne put parvenir à obliger les moujicks à couper leur barbe. Napoléon écrasait les armées de l'Europe coalisée, et sa suprême autorité échouait dans une simple maison bourgeoise devant quelques bribes de produits coloniaux. A aucun prix, les habitants du Nord ne pouvaient se résigner à se priver du café, du thé, du sucre qui composaient leur boisson habituelle. La bienfaisante Angleterre leur envoyait ces précieuses denrées aussi près que possible. La tentation était trop forte : on n'y résista pas. En dépit des nombreux agents de la douane, la contrebande s'organisa dans des proportions gigantesques. Des bandes de bateliers venaient à Helgoland charger
18
�314
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
sur des chaloupes les ballots prohibés, et les transportaient sur les côtes d'Allemagne et de Hollande, d'où on les répandait dans l'intérieur du pays. Bientôt même ces bateliers ne suffirent plus pour satisfaire à l'avidité des populations. Il y eut une ardeur de spéculation, une fièvre de fraude qui entraînèrent dans les mêmes aventures le timide bourgeois et le paysan. Des hommes qui n'avaient jamais pris part au moindre négoce se lancèrent tout à coup dans l'agitation de la vie mercantile. Des gens qui, de leur vie, n'avaient quitté la terre ferme, se jetaient dans des bateaux et allaient, à tout hasard, chercher leurs provisions de sucre et de café. Des femmes même ne craignaient pas de se diriger avec de mauvaises barques vers la plage de Helgoland, vers cet amas de fruits défendus. Les industrieux Anglais aidaient encore à ce mouvement par la facilité avec laquelle ils opéraient leurs transactions. Ils n'exigeaient point qu'on les payât en argent comptant. Tour attirer à eux un plus grand nombre de chalands, ils en revenaient au mode primitif du commerce. Ils acceptaient en échange de leurs marchandises les grains du laboUreur, le beurre ou le bétail du fermier. Plus d'un novice spéculateur fut trompé dans ses marchés, plus d'un maladroit batelier périt dans les flots avec sa cargaison. Beaucoup d'autres, capturés par la
�HELGOLAND.
31S
douane, expièrent, par la confiscation de leurs chaloupes, par de lourdes amendes, quelquefois môme par un long emprisonnement, l'audace qu'ils avaient eue d'enfreindre les lois impériales. Mais ces accidents ne refroidissaient point la passion de la contrebande ; coûte que coûte, il fallait que les habitants de l'Allemagne, de la Hollande eussent leur sucre, leur thé, leur café; et quiconque a vécu dans ces deux pays sait l'usage qu'on y fait de la bouilloire soir et matin, depuis l'office du riche jusqu'au foyer de l'artisan. L'année 1809 est, pour Helgoland, une année à jamais mémorable. Sans quitter les bords de leur île, sans s'aventurer dans la circulation frauduleuse des marchandises, les Helgolandais réalisaient chaque jour des gains considérables. Toute la population était employée à décharger les navires, à charger les bateaux de transport, et se faisait payer cher son travail. De plus, il y avait là une affluence de marchands, d'agioteurs, de marins, qu'il fallait héberger. La petite ville était un San-Prancisco envahi par le tourbillon de la spéculation. Le propriétaire y louait à un haut prix la plus étroite chambre, le pêcheur y vendait son poisson à un taux inouï, et le plus léger service était tarifé comme un labeur considérable. Il n'y avait pas assez de maisons pour loger un tel surcroît de population, ni assez de
�316
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
planches pour abriter les immenses richesses coloniales qui sans cesse s'amassaient sur le misérable terrain de Helgoland. Beaucoup de marins passaient la nuit dans leur embarcation, d'autres se disputaient un gîte sur un escalier ou sur le seuil d'une porte. On éleva à la hâte de nouvelles habitations et des hangars. On construisit même une Bourse qui, après l'heure des opérations commerciales, se transformait en salle de spectacle. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'on vit aussi, dans cette ère de bénédiction, fleurir la taverne et prospérer le tapis vert. Ce sont les justes joies de ceux qui matérialisent leur cœur pour le livrer à Mammon. Encore quelques récoltes comme celles qu'ils venaient de faire, et les Helgolandais passaient à l'état de capitalistes. Par une enquête officielle, il a été reconnu que, dans l'été de 1809, ils avaient amassé près d'un demi-million de francs. Comme ils ignoraient, dans leur honnête simplicité, l'art de placer utilement leur numéraire, ils le gardaient dans des coffres en bois qu'ils fermaient avec soin. Jusque-là, portes et bahuts, chez eux tout restait ouvert. Avec les guinées, le souci entrait dans leur demeure. Par leur richesse subite, ils apprenaient à se défier de leur voisin, à garnir d'une serrure leur cassette. Leur prospérité , rapide comme la marée, dispa-
�HELGOLAND.
317
rut comme la marée, mais pour ne plus revenir. Déjà, en 1810, il y avait à Helgoland une telle accumulation de denrées , qu'il devenait difficile de les écouler. Une partie des cargaisons entassées en plein air, faute de magasins assez vastes pour les recevoir , s'avariait, s'abîmait ; d'autres étaient vendues en toute hâte. Bientôt la guerre brisa le réseau du système continental. Les marchands et les marins s'éloignèrent de la plage aride où ils n'avaient plus rien à gagner. La Bourse et les autres constructions nouvelles furent démolies ; la plupart des tavernes, naguère si bruyantes, furent fermées. La petite île retomba dans son silence et son isolement. Les Helgolandais avaient fait un rêve brillant ; ils ne tardèrent pas à retomber dans une triste réalité. La facilité avec laquelle ils gagnaient de l'argent les avait détournés de leurs habitudes régulières de travail ; leur contact avec les étrangers leur avait donné des goûts de luxe et de dépense : telle jeune fille qui, autrefois, s'estimait heureuse de porter son modeste vêtement de laine, voulait avoir des robes de soie et des chaînes d'or; tel brave pêcheur qui se réjouissait de boire de temps à autre à son foyer un verre de bière, s'en allait gaiement au cabaret pour y faire flamboyer un bol de punch. Les belles pièces de monnaie amassées si
�318
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
promptement dans l'armoire défilèrent l'une après l'autre comme des captives qui, trouvant la porte delà prison ouverte, s'élancent à travers champs. Un jour vint où le Helgolandais pensif pouvait aussi, dans ses mélancoliques réflexions, murmurerl'amère chanson de Heine :
Mes ducats d'or, qu'êtes-vous devenus?
(
De plus, quand le Helgolandais, ramené au travail par le dénûment, remonta sur son bateau, il constata que le prix du poisson avait baissé sur le marché de Hambourg, et que les marins de la côte, organisés en compagnies, lui faisaient une redoutable concurrence dans sa profession de pilote. Ainsi dépouillée en peu de temps de l'éclat qui l'avait éblouie, dépossédée d'une partie de ses anciennes ressources, la petite île reconnaissait avec douleur le fatal résultat de sa trompeuse fortune, et entrait avec effroi dans une ère d'appauvrissement. Par bonheur, une docte faculté, qui fait plus de miracles qu'on ne pense, lui a donné une nouvelle industrie. L'homme est un être ingrat, injuste, mauvais. C'est un fait positif. Je n'ai pas la prétention de l'avoir découvert, encore moins celle d'y remédier. Entre toutes les ingratitudes dont on composerait
�HELGOLAND.
319
une histoire assez complète du inonde, il en est une qui me revient à la mémoire, dans l'île de Helgoland, et qu'il faut que je signale. Nous sommes ingrats envers les médecins. Il y a des gens d'une charpente de fer, qui, en se pavanant de leur insolente santé, déclarent effrontément qu'ils ne sont si robustes que parce qu'ils n'ont jamais mis le pied dans une pharmacie. Il y en a qui ne négligent rien pour achever de ruiner leur constitution débile, et qui accusent de leurs infirmités les pauvres innocents médecins. Mais ce n'est rien encore. Il y a des districts entiers qui doivent leur ave-r nir, leur prospérité, à la savante et généreuse faculté de médecine, et qui l'oublient parfaitement. Que seraient pourtant les fanfaronnes cités de Spa, de Vichy, de Bagnères, sans le patronage des médecins ? Parce que la nature a ouvert çà' et là un filet d'eau très-désagréable, une source sulfureuse, bitumineuse, ferrugineuse, pense-t-on qu'elle ait accompli un beau chef-d'œuvre? C'est le médecin qui apprécie la nature de ces eaux, qui en signale l'efficacité et y envoie les malades. C'est le médecin qui peuple et anime des plages arides, des collines infructueuses. C'est le médecin qui, avec ses ordonnances, comme Amphioh avec sa flûte, bâtit des villes dans des champs déserts, et qui plus tard leur conserve la Yie et le mouvement.
�320
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Pas une de ces villes n'a cependant encore songé à ériger, dans son enceinte, une statue au génie médical qui l'a fondée ou enrichie. Pas un hôtelier de Garlsbad ou de Trouville ne s'avisera, l'ingrat! d'inaugurer, seulement, sur sa cheminée, un buste d'Hippocrate, et les fermiers des jeux de Bade et de Hombourg, qui sacrifient tant de chevreuils à la fantaisie de leurs convives, ne sacrifieront pas un coq à Esculape, ce qui leur donnerait au moins un rapport d'idée avec Socrate. Helgoland devrait aussi rendre un solennel hommage aux médecins. Ils ont si bien démontré les qualités hygiéniques de son atmosphère, les vertus de son eau salée, qu'ils en ont fait un bain de mer très-fréquenté. On y vient des diverses régions de l'Allemagne, par raison de santé, et de plus loin, par curiosité. Celui qui s'intéresse aux phénomènes de la nature, ou à l'étude de l'homme dans ses diverses conditions, ne regrettera pas d'avoir entrepris un voyage de plusieurs centaines de lieues pour voir cet étrange petit point de l'Océan. A dix lieues de distance, on l'aperçoit comme une ligne noire à l'horizon. Peu à peu la ligne s'exhausse, s'arrondit; bientôt on distingue une grève blanche , au-dessus de laquelle se dessine une masse de craie rouge, revêtue à sa sommité
�HELGOLAND.
321
d'une herbe verte. C'est Helgoland. Les gens du pays l'ont ainsi décrite dans leur dialecte :
Grœn is dat land Rohd de Kant' End witt de sand Das it dat wapen von Helgoland.
« La terre verte, les flancs rouges, le sable blanc : voilà les signes de Helgoland. » La longueur de l'île est de 5880 pieds, sa largeur de 1841, sa circonférence de 13 500, à peu près une lieue et demie, en sorte qu'en une heure un piéton en fait aisément le tour. Au siècle dernier, il s'y joignait encore une grève de 352 pieds de longueur, de 1050 pieds de largeur, qui en a été violemment détachée par les vagues en 1720, et qui se trouve maintenant à un kilomètre de distance. C'est ce qu'on appelle la dune ; c'es.t là que l'on va prendre les bains. Si rétrécie qu'elle soit, l'île est divisée en deux parties bien distinctes, qu'on désigne sous les noms de terre basse et de terre haute. La terre basse, qui a environ 1000 pieds de longueur, touche d'un côté à la mer, et de l'autre, à la crête escarpée qui la domine. Pour monter au-dessus de la crête, il n'y a qu'un seul chemin, c'est-à-dire un large escalier de 186 marches, construit par les Danois en 1767|
�322
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
et reconstruit par les Anglais en 1834. La terre haute est l'édifice à plusieurs étages ; la terre basse, son rez-de-chaussée ou son perron; ici, une centaine de maisons ; là-haut cinq cents : en tout, environ 3000 habitants. Tel est le chiffre de la population de Helgoland; humble et douce population, qui pourrait s'approcher d'elle sans une sympathique émotion? Elle est là au milieu de la mer comme une exilée, ou comme une troupe de marins qu'une tempête aurait jetés sur cette île, qui n'est pas, tant s'en faut, l'île féconde de Robinson. Elle est là, l'honnête peuplade, séparée du monde entier, livrée à elle-même dans l'exiguïté de ses ressources. Ni élan industriel, ni moissons agricoles. Son port n'est pas a'ssez large pour qu'elle puisse y lancer des bâtiments de commerce, et les chaînes d'écueils qui l'enlacent de trois côtés ne permettent pas aux bâtiments de haut bord de s'approcher d'elle à plus d'un demi-mille à l'ouest et à l'est, à plus d'un mille au nord. Sa surface se couvre en été d'une herbe menue où pâture un troupeau de brebis, que l'on nourrit l'hiver avec des débris de poissons bouillis. Par un pénible labeur, on tire encore de quelques champs une récolte de pommes de terre. Quant au blé et aux autres céréales, il n'en est pas question. Les Helgolandais n'ont au moins nulle peine à observer un
�HELGOLAND.
323
des commandements que Dieu, dictait au législateur' des Hébreux : « Tu ne convoiteras ni le bœuf ni l'âne de ton voisin, » car ils ne possèdent aucun de nos utiles quadrupèdes domestiques. Il y a quelques années, l'un d'eux voulut avoir dans ses étables une vache, une vraie vache vivante. Les enfants allaient la regarder avec de grands yeux ébahis, comme dans nos villages ils regardent un chameau ou un éléphant. La mer, qui de toutes parts cerne les Helgolandais, est leur ressource essentielle, leur vrai champ de labour, leur patrimoine héréditaire ; mais le temps a encore amoindri pour eux les produits de ce domaine. Autrefois, ils exerçaient là dans un vaste rayon, à peu près sans concurrence, leur profession de pilotes; autrefois, les vents et les flots leur livraient d'abondantes épaves. Le droit d'épave a été jusque dans les derniers temps très-rudement pratiqué dans le Nord. Je ne sache pas pourtant qu'il y eût sur les rives de la Baltique et de la mer du Nord de cruels châtelains qui, comme ceux des côtes de Bretagne, attachassent dans les nuits orageuses des fanaux aux cornes d'un bœuf, pour tromper le navigateur par cette lueur perfide, et l'attirer sur les récifs. Mais, si les habitants des grèves septentrionales n'usaient point de ces féroces artifices, ils se gardaient de prêter leur assistance'
�324
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
au navire en détresse, et, dès qu'il avait succombé, s'emparaient sans scrupule de ses dépouilles. Tout le butin qu'une tempête jetait sur leurs rochers, ils le désignaient par la respectable dénomination de strandgut (bien du rivage) et le considéraient comme un don providentiel. Ils avaient à cet égard une foi si naïve, que, dans leurs prières journalières, ils demandaient à Dieu de vouloir bien leur accorder une bonne année de strandgut. Au xvie siècle, Bogislas X, le religieux souverain delà Poméranie, fit vœu, pendant un voyage à Jérusalem , d'abolir dans ses États le droit d'épave. De retour à Stettin, il promulgua à cet effet une sévère ordonnance; mais ses sujets eux-mêmes n'obéissaient pas à ses libérales intentions, et les autres princes n'avaient nulle envie de le suivre dans sa noble initiative. En 1559, le duc Adolphe de Schleswig donnait à Helgoland, par un acte spécial, un privilège de strandgut qui déterminait le mode de partage de l'épave et la portion qui devait en être réservée au prince. Ce règlement, qui fut renouvelé en 1638, 1667 et 1695, est devenu la base de l'inhumaine juridiction qui subsista si longtemps dans le Holstein. Ces coutumes barbares ont été enfin anéanties. Le droit, ou pour mieux dire le vol de l'épave, n'est
�HELGOLAND.
32S
plus toléré dans les pays civilisés, et les progrès de la science nautique, en diminuant le nombre des naufrages, ont rendu moins fréquentes ces tentations de cruauté et de rapine. Les Helgolandais ont donc cessé de demander à Dieu une grâce qui devenait de plus en plus rare, et dont il ne leur était plus permis de profiter, quand elle se manifestait à leurs yeux dans les 34 éclairs de l'ouragan. Au lieu de se réjouir de voir les bâtiments de commerce emportés par les vents, rompus par les vagues, et d'attendre qu'ils soient brisés pour en piller la cargaison, ils se hâtent de les rejoindre pour leur servir de guides moyennant une juste rétribution. Les bateliers danois et hanovriens leur ont enlevé une partie de cet emploi lucratif. Cependant, s'ils n'ont plus comme autrefois le monopole du pilotage autour de l'embouchure de l'Elbe, du Weser et de l'Eider, la position de leur île entre ces trois fleuves, et la hauteur de leur roc qui est pour eux comme un observatoire, leur donnent un avantage .particulier. De là, ils distinguent au loin les navires, et peuvent s'élancer rapidement à leur rencontre. Pour résister à la concurrence qui leur est faite, ils en sont venus aussi à construire de meilleures embarcations et à réglementer strictement leur service. Ils forment une corporation dans laquelle nul associé nouveau
19
�326
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
ne peut entrer sans avoir justifié de sa capacité et de sa bonne conduite devant un jury qui après cet examen lui délivre la médaille de pilote. Les bénéfices de la pêche ont diminué comme ceux du pilotage. Le hareng, poursuivi par des filets impitoyables ou ennuyé de suivre toujours la même route, a déserté les eaux de Helgoland. Le candide Benjamin Knoblauch, qui en 1643 publia sa Helgolantlia, n'hésite pas à déclarer que les insulaires ayant fait un mauvais usage du revenu que leur procurait l'abondante capture du hareng, la Providence la leur a ravie pour les ramener à leur sage simplicité. Il leur reste encore quelques pêches importantes, entre autres celle du schelllîsch et celle du homard, La première s'opère principalement aux deux froides saisons ; au mois de mars et au mois de novembre. Les grandes embarcations vont à la rencontre du schellfisch jusqu'à trente ou quarante lieues de distance ; les petites l'attendent trois semaines plus tard, à dix ou quinze lieues de l'île. Chaque chaloupe porte environ quatre mille hameçons. Dans les bonnes années, il n'est pas rare qu'elle prenne en un jour jusqu'à mille schellfischs. Une grande partie de ce poisson alimente les marchés de Brème et de Hambourg ; le reste se consomme dans l'île. La pèche du homard dure depuis le mois d'avril jus-
�HELGOLAND.
327
qu'au mais de juillet, et recommence en automne. Elle se fait avec des filets de trente-sept brasses de longueur. Terme moyen, chacun de ces filets rapporte par jour une douzaine de homards. Une autre capture moins régulière, mais assez lucrative, occupe encore les Helgolandais : c'est celle des oiseaux de passage, qui au printemps dans leur migration s'abattent sur le sol de Helgoland pour s'y reposer de leur long trajet. Souvent on voit arriver ainsi des nuées de bécasses, d'alouettes et de grives. Les pauvres oiseaux, qui ont traversé la vaste mer, tombent parfois si épuisés de fatigue qu'un enfant peut les prendre avec la main. Leur apparition est pour les Helgolandais, comme jadis celle des cailles pour les Israélites dans leur marche à travers le désert, Un événement qui met tout le monde en émoi. Hommes et femmes, chacun court à la bienheureuse curée. Les travaux habituels sont abandonnés; les prêtres eux-mêmes, dans l'exercice solennel de leurs fonctions , ne résistent pas à l'entraînement universel. Le dimanche, on a vu plus d'un prédicateur fixer tout à coup les yeux sur les fenêtres de l'église, s'arrêter au beau milieu de son sermon, pour s'écrier : « Mes frères, voici les bécasses; » Aussitôt, il descendait de la chaire, la communauté se précipitait eh tuniulte hors dé la nef, et chacun allait s'armer de son fusil et de
�■m
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
ses laeels. Un voyageur raconte qu'une fois même cette importante migration fit interrompre un mariage. Les fiancés étaient au pièd de l'autel ; le prêtre allait leur donner la bénédiction nuptiale, quand soudain un cri retentit à la porte de l'église : « Les bécasses ! les bécasses ! » Soudain , parents et amis, les témoins et les convives de la noce se précipitent hors de la nef. Le prêtre ne peut résister à l'entraînement général, et la cérémonie commencée le matin ne s'acheva que le soir après une longue chasse. C'est par la vente de ces divers produits que les Helgolandais se procurent les choses dont ils ont besoin, et ils ont besoin de tout, depuis la livre de farine et la livre de bœuf jusqu'à la tasse de lait. Leur aride plateau ne leur donne ni légumes ni fruits, pas même du bois pour allumer leur feu, et pas même un filet d'eau agréable à boire. Il existe seulement, sur la terre basse, une petite source qu'on a la bonté de décorer du nom d'eau fraîche, quoiqu'elle ait un goût assez saumâtre, et qui est absorbée par quelques familles privilégiées. Les autres sont alimentées par des citernes imprégnées de matières salines. Malgré cette cruelle pénurie, les Helgolandais ne peuvent se résoudre à transplanter leur demeure dans une autre région. Il se peut que quelques-uns
�HELGOLAND.
329
d'entre eux, emportés par un désir d'ambition ou par un rêve aventureux, s'enrôlent dans l'équipage d'un navire étranger et voyagent en de lointaines contrées. J'en ai vu un qui avait commandé un bâtiment de commerce et fait plusieurs voyages en Russie, en Angleterre, en Espagne. Un autre, qui est mort il y a quelques années, avait séjourné à Batavia. Mais la plupart des Helgolandais ne vont pas au delà de la zone nautique où les attire la pêche, ni, dans leurs transactions commerciales, au delà de Brème ou de Hambourg; et, dès qu'ils ont fini leur tâche, ils se hâtent de revenir à leur terre natale, heureux d'amarrer leur barque sur leurs grèves sablonneuses, et de rentrer dans leur étroite cabane. Leurs relations avec les riches cités de l'Elbe et du Weser ne leur ont donné que quelques faibles idées de luxe ; leurs longs rapports avec les Danois et les Anglais n'ont introduit clans leur dialecte qu'un petit nombre de néologismes. Dans leur profession de pilotes, ils apprennent les termes de marine des autres peuples ; mais, de même que les Islandais, ils gardent à leur foyer leur langue nationale, leur vieille langue frisonne, qui, comme les langues islandaise, suédoise, hollandaise, anglaise, et comme le haut et plat allemand, dérive de la langue mésogothique.
�330
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Dans les diverses phases par lescpielles l'île de Helgoland a passé, elle a même conservé, si ce n'est dans toutes ses formes, au moins dans ses caractères essentiels, sa libérale constitution. Les ducs de Schleswig, les rois de Danemark, n'ont point porté atteinte à cette constitution, et l'Angleterre n'a pas cru devoir se donner la peine de l'abolir. La royauté anglaise est seulement représentée à Helgoland par quelque ancien officier de marine, à qui l'on veut donner une placide retraite, et que l'on décore du titre de gouverneur. S'il lui arrive de s'ennuyer de l'oisiveté et de la monotonie de son poste, j'imagine que, de leur côté, les gouverneurs des îles ioniennes, du Canada, de l'Australie et des royaumes indiens, doivent plus d'une fois se surprendre dans leur grandeur à envier ses doux loisirs. La population de Helgoland est administrée par six magistrats qu'elle élit elle-même. Ces mandataires du peuple joignent à leurs fonctions civiles les attributions d'un tribunal de première instance. Ils sont chargés de la répression des délils, et tiennent deux fois par an des assises judiciaires. Si le plaideur veut en appeler de leur décision, il s'adresse au gouverneur, qui tranche la question en dernier ressort, ou, en une circonstance grave, la soumet au ministre des colonies,
�HELGOLAND.
331
Pour leur triple emploi de bourgmestres, de contrôleurs des contributions et de juges, les conseillers helgolandais n'ont qu'un traitement annuel de sept cents francs ; mais leur travail administratif s'accomplit sans difficulté, et leur mission judiciaire ne trouble guère leur sommeil. Les crimes sont rares dans la vertueuse cité de Helgoland, si rares qu'on les cite, à un siècle de distance, comme des calamités publiques : un meurtre en 1719, un vol avec effraction en 1804. Les pères de famille en parlent encore à leurs enfants avec horreur. Depuis cette fameuse année de contrebande, qui jeta les Helgolandais dans une sorte de vertige, ils ont repris peu à peu leurs anciennes habitudes cle confiance. Ils ne mettent plus de clefs à la porte de leur habitation ni h leurs armoires, et ils s'endorment sans crainte des larrons. Si ces braves gens n'ajoutent rien par leur tribut au budget de l'Angleterre, si quelquefois même ils lui imposent un nouveau fardeau, ils honorent au moins le sceptre de la reine Victoria par leur moralité. Une des premières qualités qu'on exige de celui qui veut entrer dans une compagnie de pêcheurs ou de pilotes, c'est qu'il vive d'une vie honorable, et quiconque aurait détourné à son profit une parcelle de ce qui doit être partagé entre tous les membres de sa corporation, en serait à l'instant même exclu.
�332
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Si, pour rester dans une de ces laborieuses associations, il faut être sans reproche, on pourrait ajouter que, comme le modèle de nos chevaliers, il faut être aussi sans peur. C'est une périlleuse tâche que celle que les Helgolandais entreprennent quand ils vont, dans les nuits orageuses, piloter des navires à travers les récifs qui entourent leur île, ou à travers les bancs de sable qui resserrent l'embouchure de l'Elbe. C'est un rude labeur que celui auquel ils appliquent leurs forces et leur patience, quand ils vont pêcher à quarante lieues de leur habitation, par les froides brumes de mars et les tempêtes de l'équinoxe. M. de Decken cite un exemple curieux de leur ténacité. En 1809, les liens d'une embarcation s'étant rompus, elle fut entraînée à la dérive; celui à qui elle appartenait la croyait perdue, et la regrettait amèrement, car ici une embarcation est un bien précieux ; c'est la propriété essentielle d'une famille, sa fortune, son instrument vital. Par hasard le propriétaire de la chère chaloupe apprend qu'elle est envasée près de Cuxhaven; aussitôt il part avec son fils, et, jugeant avec sa perspicacité de batelier que son petit bâtiment serait remis à flot par un coup cle vent favorable, il s'y installa et il resta là plusieurs semaines sans descendre à terre, sans aucune distraction, attendant de jour en jour, d'heure
�HELGOLAND.
333
en heure, le mouvement qui, en effet, s'accomplit comme il l'avait prévu. Le Helgolandais s'exerce dès son enfance à son métier nautique ; mais là se borne son activité. Dès qu'il est de retour à terre, il se délecte dans la paresse, tantôt couché nonchalamment comme un lazzarone au bord de la plage, tantôt fumant sa pipe en causant avec ses voisins. Pendant ce temps, les femmes travaillent du matin au soir sans relâche. Ce sont elles qui, tout en prenant soin de leurs enfants, doivent pourvoir aux besoins journaliers du ménage, faire les provisions d'eau, fendre le bois ; ce sont elles qui, dès que la barque du pêcheur arrive dans le port, s'emparent du poisson, l'éventrent, le nettoient et le salent. Si leur noble époux a le bonheur de posséder un champ ou un jardin, ce sont elles encore qui le bêchent, l'ensemencent et en font la récolte. Enfin, dès que la saison des bains commence, ce sont elles qui transportent sur leurs épaules toutes les denrées que les bateaux à vapeur apportent dans File, et les bagages des voyageurs. On les voit gravir les cent soixantedix-huit marches de l'escalier qui conduit au quartier principal de l'île, le front couvert de sueur, le corps courbé sous leur fardeau, tandis que leurs maris les regardent, indolemment assis sur les bancs adossés à la balustrade. Leur condition me rappelle
�Xik
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
celle que j'observais, il y a quelques années, en Dalmalie. Le Dalmate, son fusil sur l'épaule, son poignard à la ceinture, s'enorgueillit de son caractère guerrier, se considère comme le défenseur de la famille, et croirait manquer à sa dignité s'il s'appliquait à un labeur manuel. Le Helgolandais réserve toute son activité pour sa lutte contre les flots : les occupations de la terre ne le regardent pas. Nous ne devons pas omettre de remarquer que si, au milieu de ses heures de paresse, le ciel s'obscurcit, si une tempête s'élève, il se réveille dans sa torpeur au mugissement des vagues, comme un généreux coursier au son de la trompette. Il détache l'amarre de sa barque, prend ses rames d'une main vigoureuse, et s'élance au-devant du navire qui peut avoir besoin de son secours. Toute cette race helgolandaise est remarquable par sa constitution physique. Les hommes sont grands et forts. Les femmes ont, en général, une taille élancée et une physionomie agréable. L'ancien costume frison, la longue jupe en drap rouge garnie dans le bas d'un large galon jaune, le corset en soie, la capote noire, leur donnent une apparence grave et majestueuse. Elles se marient jeunes ; mais les perpétuelles anxiétés qu'elles doivent éprouver lorsqu'elles sont dans leur demeure, tandis que leurs maris restent pendant de longues semaines exposés
�HELGOLAND.
335
aux périls de la mer, et la pénible tâche qu'elles doivent accomplir, les fanent et les vieillissent avant l'âge. L'établissement des bains leur impose un surcroît de travail, mais il augmente leurs ressources. L'été, elles ont une quantité de fardeaux à porter sur les degrés de leur escalier, rude et triste escalier comme celui dont parle Dante; mais elles acquièrent par là le moyen de faire des économies qui leur donnent plus de sécurité pour l'avenir. Autrefois, si une de ces pauvres femmes venait à perdre son mari lorsque ses enfants étaient encore en bas âge, elle se trouvait à peu près sans ressources, incapable de subvenir elle seule aux besoins de sa famille, obligée de recourir à l'assistance de ses parents ou d'invoquer la charité publique ; maintenant elle peut gagner dans un été, jour par jour, un salaire considérable. Le mouvement régulier des bateaux, la quantité d'étrangers qui abordent à Helgoland depuis le mois de juin jusqu'au mois de septembre, ont créé dans l'île diverses industries assez lucratives : restaurants et cafés, boutiques et ateliers. Il y a une vingtaine d'années, on ne voyait à Helgoland que d'étroites maisons composées d'une cuisine et d'une ou deux pièces, avec un hangar à côté pour les instruments de pêche et les poissons
�330
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
salés. Aujourd'hui, sur la terre basse et sur la terre haute, s'élèvent de jolis hôtels à deux étages, dont la coquette façade sourit aux regards des voyageurs. De tout côté apparaissent d'autres demeures plus simples, mais très-confortables. Dès que la femme du pêcheur réunit quelques écus, elle les emploie à meubler une partie de son habitation, et met sur sa porte un écriteau pour annoncer qu'elle a une chambre à louer. On se tromperait pourtant si l'on croyait retrouver Jà le faste et le mouvement des villes de bains qui, chaque année, attirent à grand renfort d'annonces et de réclames les riches oisifs et les industriels de toutes les contrées de l'Europe. Helgoland n'a point de maisons de jeu, point de chasses bruyantes, point de bals pompeux : Helgoland est pour quelques étrangers le but d'une poétique excursion ; pour d'autres, une sérieuse, hygiénique résidence. Ses boutiques ne renferment que les marchandises les plus usuelles. Ses petites maisons à louer ont une apparence idyllique. Son édifice principal, décoré comme à Bade du nom de maison de conversation (conversations haus), n'a qu'un orgueil, l'orgueil de s'ouvrir sur une vaste pelouse ombragée par une demi-douzaine d'arbres. Ses hôtels n'étalent, aux yeux de leurs clients ni ten-tures en soie ni meubles en palissandre ; mais on
�HELGOLAND.
337
n'y est pas obsédé par une légion de valets, cette nouvelle plaie de sauterelles. Avec la simplicité de ses habitudes et la modération de ses tarifs, Helgoland s'enrichit par le séjour des baigneurs, et remarque avec joie que d'année en année ils arrivent en plus grand nombre. Cette année pourtant, l'honnête colonie a été trompée dans son espoir. Si étrangère qu'elle soit aux grandes collisions européennes, elle a subi le contre-coup de la campagne contre les Russes. On sait que l'Angleterre avait établi dans cette île le dépôt de la légion étrangère qu'elle s'efforçait de recruter en Allemagne. Les paisibles familles bourgeoises de Brème, de Hambourg et des pays adjacents, qui, dès l'automne dernier, se plaisaient à rêver au voyage de Helgoland, se sont effarouchées de la perspective de se trouver là mêlées à une troupe de soldats, et ont renoncé à leurs projets. Quand le bateau sur lequel j'étais embarqué a jeté l'ancre dans le port, une foule d'insulaires était réunie sur la grève; deux officiers de police, parés de leur écharpe, s'empressaient d'écarter à droite et à gauche un tourbillon d'enfants, pour nous ouvrir un libre passage; une bande de musiciens soufflait dans ses clarinettes et ses cornets pour nous souhaiter la bienvenue. Mais il n'y avait avec moi que quelques passagers, et plus d'une brave femme, qui s'apprêtait à prendre son'
�338
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
fardeau habituel, s'en retourna chez elle les mains vicies. Ce que j'ai vu de soldats dans l'île n'était cependant pas de nature à effrayer les plus timides Allemandes. Une frégate anglaise venait d'en emmener quatre cents ; iln'en restait qu'une trentaine, campés au haut du roc et soumis à une discipline sévère. Leur chef ne leur accordait que quelques instants de promenade par jour, et un ordre du gouverneur, placardé dans toutes les rues, défendait aux cabaretiers de leur donner à boire. Pour prix de leur enrôlement , ils recevaient quarante thalers (environ
150
fr.). Il en est qui, dès qu'ils se sont vus caser-
nés dans leurs baraques en bois, ont amèrement regretté leur liberté. Il en est qui ont tente de s'enfuir, en offrant leurs quarante thalers au batelier qui voudrait aider à leur évasion ; et quelques jours avant mon arrivée, l'un d'eux s'était jeté à la mer, non point, je pense, pour se guérir du chagrin d'amour par ce saut de Leucade, mais pour échapper à la servitude à laquelle il s'était trop promptement livré. Je me suis arrêté à causer avec un jeune Saxon qui errait mélancoliquement sur la cime du plateau. Le pauvre garçon ! Il s'était enrôlé, me dit-il, dans un moment de colère, à la suite d'une querelle de village, et il avait les larmes aux yeux en parlant des plaines de Leipzig.
�IIELGOLAND.
e
339
Il est triste de penser qu'en ce beau xix siècle, dont tant d'écrivains s'empressent de vanter les merveilleuses conceptions, on puisse réunir sous un drapeau étranger d'innocents jeunes gens qui, n'ayant pas le plus léger intérêt de patriotisme dans la guerre d'Orient, el ne se souciant pas plus des Anglais que des Russes, s'engagent à s'en aller tirer des coups de fusil aux Russes. Il est triste de voir que, dans les régions les plus florissantes de l'Europe, on trouve des malheureux qui, pour la misérable somme de cent cinquante francs, sacrifient leur liberté, qui pour vivre vont se faire tuer. Ce n'est pas sans peine cependant, et sans de trèsgrandes dépenses, que l'Angleterre est parvenue à recruter quelques centaines d'hommes dans des États qui, pour maintenir leur stricte neutralité, s'opposaient à cet enrôlement ; mais elle poursuit son œuvre avec la persistance qui est une de ses qualités distinctives. A voir les travaux qu'elle a déjà faits sur le plateau de Helgoland, et ceux qu'elle prépare, il semble qu'elle ait fixé là de graves projets. Déjà elle a construit, près des maisons de la terre haute, une cinquantaine de casernes en bois, qui, dans cette bourgade où il n'y a ni bois ni ouvriers, ont coûté des sommes considérables. Maintenant elle veut acquérir le reste du terrain, qui appartient à différents propriétaires. C'est là que
�340
UN
ÉTÉ AU BORD
DE LA BALTIQUE.
les Helgolandais cultivent leurs pommes de terre; et ces champs de pommes de terre, c'est leur orgueil, c'est leur joie agricole, c'est leur vigne de Nahoth. « Il faudra bien que je cède, me disait un Helgolandais que je trouvais un malin assis au bord de son enclos, et il est vrai qu'on me donne pour mon pauvre petit patrimoine plus d'argent qu'il ne vaut ; mais nul sac d'écus ne peut compenser pour moi le plaisir que j'éprouvais à posséder ce carré de terrain. Mon père l'avait acheté avec le fruit de ses économies; ma femme était heureuse de le bêcher, de le sarcler, et c'était dans ma maison une si grande joie quand on en faisait la récolte! » Peut-être l'Angleterre a-t-elle l'intention d'armer Helgoland pour tenir en échec, pour bloquer au besoin les principales places maritimes du nord de l'Allemagne. Mais si elle veut avoir là un autre Gibraltar, la difficulté n'est pas d'élever des remparts, d'ouvrir des casemates, d'aligner des batteries : ni l'argent ni les ingénieurs ne lui manquent pour de telles entreprises. La difficulté est d'affermir ces constructions sur un sol miné par les flots, sur un roc dont il est aisé de reconnaître les dégradations perpétuelles. Oui, elle a été beaucoup plus étendue qu'elle ne l'est aujourd'hui, cette île fragile de Helgoland, et la mer qui, au XVH* siècle, lui enlevait toute cette bande
�HELGOLAND. de à
841
terre qu'on appelle la dune, qui, précédemment,
diverses époques, lui a enlevé d'autres terrains
plus étendus et plus fertiles, la mer continue à l'assaillir, à la saper, et sans cesse en détache de nouveaux lambeaux. Les Helgolandais ont le sentiment du danger qui les menace. Leurs petites maisons en briques sont serrées l'une contre l'autre sur la partie de l'île qui paraît la plus solide, comme des navires qui, à l'approche d'un ouragan, se serrent dans la rade où ils espèrent trouver un sûr abri. Si l'on est attiré par une poétique pensée au sommet de la falaise, d'où l'on voit de tous côtés la mer dans sa grandeur sublime ; si l'on ne se lasse pas de rester là dans un charme idéal, de noyer ses yeux et son cœur dans la lumière des flots, dans ce miroir de Dieu, dans cet emblème de l'éternité, dans cette image de l'infini, on ne peut errer sur les bords de ces plateaux friables sans crainte de les sentir tout coup s'ébouler.
à
Si l'on descend au pied de la montagne, qu'on fasse le tour de l'île à la mer basse, à chaque pas on découvre les ravages que les flots ont déjà faits, et les tranchées qu'ils ouvrent dans les entrailles de Helgoland, comme un régiment démineurs sous les bastions d'une forteresse : ici, c'est la bande sablonneuse
de
la terre basse, formée parles écroulements
�342
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
successifs du plateau qui la domine; là, des grottes profondes où les vagues s'engouffrent en mugissant; plus loin, ce sont des trouées dans des rocs qui se soutiennent encore comme ^des arcs-boutants, et dont les piliers, battus sans cesse à leur base, seront un jour renversés; ailleurs, d'autres rocs ont déjà été, comme de faibles anneaux, violemment disjoints de la chaîne à laquelle ils appartenaient. Ils sont là au milieu de l'oncle, solitaires et sombres comme des sphinx qui annoncent un fatal avenir à celui qui les interroge. Dans le cimetière de Helgoland, fut enseveli, il y a quelques années, un jeune étranger. Ses parents cherchaient une consolation à la douleur de lui faire une sépulture si loin d'eux, et ils mirent sur sa tombe cette inscription :
Ruhe sanft, geliebter Sohn ; Die Erde ist uberall des Herrn.
« Repose doucement, fils bien-aimé ; la terre est partout la terre du Seigneur. » Mais l'île chôtive de Helgoland, doit-on réellement l'appeler une terre ? N'est-ce pas un vaisseau dont les bordages sont déjà crevassés, dont la quille est «. déjà ébranlée, et qui ne peut échapper à son naufrage? Plus d'une fois, en observant dans diverses con-
�HELGOLAND.
34?.
trées les transformations accomplies par les révolutions de la nature, ou, ce qui est souvent plus douloureux, par les révolutions des hommes, plus d'une fois j'ai songé à ce symbolique poème de Rûckert. Chidher éternellement jeune a dit : « Je passais par une ville, un homme cueillait des fruits dans un jardin. Je lui demandai: « Depuis quand cette ville « existe-t-elle ? » Il me répondit en continuant à cueillir ses fruits : « Cette ville a toujours existé et elle « existera toujours. » « Cinq cents ans après, je revenais au même lieu. « Il n'existait plus là aucun vestige de la ville. Un pâtre solitaire soufflait dans son chalumeau ; son troupeau broutait les feuilles et les fleurs. Je lui demandai : « Combien y a-t-il de temps que la ville est « anéantie? » Il me répondit en continuant sa musique : « Une chose grandit, une autre disparaît ; « mais ici de tout temps s'étendit ce pâturage. » . « Cinq cents ans après, je revenais au même lieu. « Je vis une mer, je vis des vagues flottantes, où un pêcheur jetait ses filets. Quand il se reposa de son travail, je lui demandai : « Depuis combien de temps « cette mer est-elle là ?» Il me répondit en souriant : « Depuis qu'il y a des eaux dans le monde, on a « péché des poissons dans ces flots, »
�344
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
« Cinq cents après, je revenais au môme lieu. « Je vis une vaste forêt. Un homme était là qui abattait un arbre avec sa hache. Je lui demandai : « De quelle époque date cette forêt? » Il me répondit : « J'ai toujours vu ces bois, et toujours ils « ont grandi. » « Cinq cents ans après, je revenais au même lieu. « J'y trouvai une nouvelle ville, où résonnaient les rumeurs du peuple. Je demandai : « Combien y a-t-il <t de temps que cette ville est construite. Qu'est de« venue la forêt, la mer, le pâturage? » La foule criait et n'entendait pas ma question. Ainsi vont les choses clans ce monde, ainsi elles iront éternellement. « Dans cinq cents ans, je retournerai au même lieu. » Mais, avant un espace de cinq cents ans, si Chidher visitait la place où s'élèvent aujourd'hui l'église, les casernes et les hôtels de Helgoland , il est probable qu'il n'y trouverait plus ni un berger, ni un bûcheron, ni un vestige d'habitation humaine. Shakspeare, le grand poète, l'a dit, et l'antiquité donnait à ses poètes le titre de votes : « Les tours couronnées de nuages, les palais pompeux, les temples solennels, le grand globe luimême avec toutes ses richesses, tout se dissoudra et
�HELGOLAND.
U4o
s'évanouira connue un spectacle sans consistance, sans laisser une trace » Le tendre et gracieux poëte de la verte Erin, Thomas Moore, a dit ces vers que je répète avec une mélancolique pensée en quittant les rocs et les sables mouvants de Helgoland : « Pauvres voyageurs d'un jour d'orage, nous flottons de vague en vague, et l'éclair de l'imagination, et la lueur de la raison ne servent qu'à nous faire voir comme notre route est agitée. Il n'y a rien de calme que le ciel!. »
1. The cloud capt towers, the gorgeous palaces, The solemn temples, the great globe itself, Yea ail whioh it inherit, shall dissolve, And like this insubtantial pageant faded, Leave not a rack behind. Poor wanderers of a stormy day, From wave to wave we 're driveu, And fancy's flash and reason's ray Serve bnt to light the troubled way ; There's nothing calm but heaven.
t
2.
FIN.
��TABLE ANALYTIQUE.
I
DANTZIG.
— Transformation de l'Allemagne par les chemins de fer. — Time is moneij. — Poésie de Gœthe. — Berlin. — Jeunesse et progrès de la Prusse. — Palais et Université de Berlin. — Le roi Frédéric Guillaume IV. — La plaine de Berlin. — Route de Dantzig. —Souvenirs historiques. — La guerre. — Aspect de Dantzig. — Origine de cette ville. — Les chevaliers de l'ordre Teutonique. — La légende du riche Niklas. — Domination de la Pologne. — La réformation. — Nouvelles guerres. — Stanislas Leczinski. — Envahissement de la Prusse. — Siège de 1813. — Topographie et architecture de Dantzig. — Sculptures mythologiques. — VArthur Hof. — Intérieur de ia Bourse. — L'église Sainte-Marie. — Tableau de Van Eyck. — Légende du Christ et de la statue de la Vierge. — État
commercial de Dantzig. — Les bois de la Pologne. — Les conducteurs de radeaux >.., , ;„ 1
II
LE COUVENT D'OLIVA. — Poésie de la nature dans le Nord.— La riante campagne d'Oliva; — Saint AdalberJ. — L'offrande de la pauvre femme. — Luttes et désastres. — Nouvelles calamités. — Traité de paix d'Oliva. — Suppression du couvent. — Influence de son enseignement. — État actuel de l'édifice. — Au haut du phare, 61
�348
TABLE
ANALYTIQUE.
III
MARIENBURG.—
Histoire de l'ordre Teutonique. — Les charitables pèlerins de l'Allemagne à Jérusalem. — Fondation de l'ordre. — Premier hôpital et première chapelle. — Agrandissement et prospérité de l'ordre.— Herman de Salza. — Premiers règlements des chevaliers teutoniques. — Devoir des chevaliers. —Prérogatives du grand maître. —La Prusse et les Prussiens au xn' siècle. — Mythologie. — Premiers essais de conversion au christianisme. — Entreprise des chevaliers teutoniques. — Le vaillant Balke. — Un demi-siècle de guerre. — Conquête de la Prusse par les chevaliers. — Fondation de Marienburg.—Construction du château et des remparts.— Marienburg résidence des grands maîtres. — Administration de l'ordre. — Ses pouvoirs, ses bienfaits. — Conrad de Jungingen. — Guerre avec la Pologne. — Bataille de Tanneberg. — Reuss de Plauen. — Siège de Marienburg. — Paix avec la Pologne. — Paul de Reussdorf. — Époque de décadence. — Ligue des mécontents. — Guerre civile. — Nouvelle guerre avec la Pologne. — Ba'taille de Cowetz. — Affaiblissement et dénûment de l'ordre. — Les mercenaires en révolte. — Vente de la ville au roi de Pologne. — Le loyal Blumes. — Second siège de Marienburg. — Capitulation. — Traité de Thorn. — Les suites de la guerre. — Les grands maîtres à Kœnigsberg. — Albert d'Anspach. — Dernière catastrophe. — Derniers rayons de gloire de l'ordre Teutonique. — Suppression de l'ordre en 1809. — Description du château de Marienburg. 71
IV
LA CÔTE DE POMÉRANIE.
— Son caractère distinctif. — Premiers habitants de cette contrée.—Les Celtes., les Germains, les Slaves. — Physionomie des Wendes. — Leurs dieux, leurs
�TABLE
ANALYTIQUE.
dogmes, leurs cultes. — Caractère d'indépendance. — Organisation sociale. — Pouvoir absolu du père de famille. — Mariages. — Funérailles. — Labeur agricole. — Colonisation. — Le calendrier de la nature. — Enseignement du christianisme. — Inutiles efforts des missionnaires. — Nouvelles tentatives. — L'évêque Othon de Bamberg. — Boleslas. —Conversion de la Poméranie. — Invasion des Danois. — Décroissement de la population. — Colonies allemandes. — Nouvelles guerres et nouveaux désastres. — Règne de Bogislas. — La tradition du fidèle serviteur. — Heureuse campagne de Bogislas. —Bienfaisante administration. — Voyage du prince à Jérusalem. — Retour à Stettin. — La légende des paysans de Cosserow. — La réformation. — Invasion de la Poméranie pendant la guerre de Trente ans.—Les villes dans la mer. — Légende de Vineta. — Ruines des anciens édifices. — Le couvent d'Eldena et ses grottes mystérieuses. — Nouvelle prospérité de la Poméranie 149
V
L'ÎLE DE RUGEN. — Révolution du globe. — Soulèvement de^ terrain. — Ravages de l'Océan. — Étrange configuration de Rùgen. — Son climat, sa végétation. — Premières notions historiques. — La déesse Hertha. — Tradition des Lombards.
— Population slave. — Caractère audacieux des Rûgéniens. — Bateliers et pirates. — Mission catholique. —Détails mythologiques. — Garz. — Arcona, — Le dieu Swantewit. — Tentative de Canut le Grand pour subjuguer Rûgen. — Guerre des insulaires avec le Mecklembourg. — Campagne d'Ëric-Edmund. — Asservissement de Rûgen par Valdemar. — Destruction des idoles. — Nouvelle population. — État actuel de l'île. — Les seigneurs et les fermiers. — Aspect de la campagne. — Paysans de l'âge mûr.— Travail agricole et industriel. — Le hameau des pêcheurs. — Les sermons du rivage. — Tombeaux et monuments archéologiques. — La tradition des pirates. — La lé20
�3S0
TABLE ANALYTIQUE.
gende de Stubbenkammer. —Putbus. — Création du Prince. — Château , jardin , bourgade , grandes routes , établissements de bains. — La fortune du Prince. — Sa mort. — Isola Bella. .192
VI
HAMBOURG.
— Variété de mœurs et de caractères dans les divers Etals de l'Allemagne. — Importance de chaque État et de chaque petite capitale. — Illustrations littéraires et universitaires. — Librairie allemande. — Les attractions de Hambourg. — Institutions scientifiques. — Ecrivains de Hambourg. — Hôtel Victoria. — L'Alster. — Mouvement journalier de la ville. — Édifices élevés sur les ruines de l'incendie.— Origine de la ville. — Association à la Hanse. — Démolition des remparts. — Le port. — Impôt de la douane. — Monnaie invisible. — Accroissement et prospérité de Hambourg. — Population.— Le premier juif admis dans la cité. — Fortune actuelle des juifs. — Etat politique et financier de Hambourg. — Etablissements de bienfaisance. — M. Henri Schrœder et sa maison de refuge 245
VII
L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
— Aspect du fleuve. — Rives du Hanovre et du Holstein. — Altona. — Ottensen. — Blankenes. — Les Lustgarten. — Mélanges de poésie et de gastronomie. — Les Marches. — Glùckstadt. — Cuxhaven. — Les bancs de sable, les difficultés et les périls de la navigation à l'embouchure du fleuve. — Neuwerk. — Dévastation de la mer sur la côte et dans les îles. — Nordstrand. — Les Halligen. — Aridité du soi. — Cabanes construites sur les monticules. —Dan-
gers proportionnels des inondations. — Amour de la terre natale. — Courage et résignation 275
�TABLE
ANALYTIQUE.
VIII
HELGOLAND.
— Étroit espace de l'île. — Ancienne tradition. — Ancienne dénominalion. — Le culte de Fosta; la légende de sainte Ursule. — Hypothèses sur l'étendue primitive de l'île. — Cartes de Meyer. — Premières notions historiques. — Mis-
sions catholiques. —Saint Willibrod. — Destruction des idoles. — Nouvelle renommée de Helgoland. —La migration des harengs. — Guerre entre le Schleswig et les villes hanséatiques. — Helgoland pris par les Danois. — Envahi par les Anglais. — Importance de cette possession. — L'heureuse année de contrebande. — Rapide fortune de Helgoland. — Son déclin.— Nouvelle ressource pécuniaire. — Les bains. — Aspect de l'île dans son état naturel. — Sa circonférence. — La terre basse et la terre haute. — Stérilité du sol. — L'épave. — Produits du pilotage et de la pêche. — Le passage des bécasses. — Administration de l'île. — Caractère des habitants. — Courage des marins. — Patience des femmes. — Leur physionomie et leur costume. —La saison des bains. — La légion étrangère. — Les casernes dans les champs de pommes de terre. — Destruction graduelle de l'île par les eaux. — Le cimetière. — Le conte de Chidher. — Tout doit-il périr? 300
FIN DE LA TABLE.
��
PDF Table Of Content
This element set enables storing TOC od PDF files.
Text
TOC extracted from PDF files belonging to this item. One line per element, looking like page|title
1|I: Dantzig |9
1|II: Le couvent d'Olivia |59
1|III: Marienburg |79
1|IV: La côte de Poméranie |150
1|V: L'île de Rugen |200
1|VI: Hambourg |253
1|VII: L'embouchure de l'Elbe |283
1|VIII: Helgoland |308
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/1bfc4ec40a031314828ec96d1e8cc8a9.pdf
dd9aea63cd84c79b04b9b40d7407ea12
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
An account of the resource
A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
Document
A resource containing textual data. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Lettres sur le Nord : Danemark, Suède, Norvège, Laponie, Spitzberg
Subject
The topic of the resource
Scandinavie
Laponie
Description
An account of the resource
1 vol. en format PDF (489 p.), 17 cm. Cinquième édition.
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Marmier, Xavier (1808-1892)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie de L. Hachette et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1857
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-18
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/101462360
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 90 164
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
Rights Holder
A person or organization owning or managing rights over the resource.
Université d'Artois
PDF Search
This element set enables searching on PDF files.
Text
Text extracted from PDF files belonging to this item.
��Lettres sur l'Islande. Lettres sur la Russie,
4 4
vol. in-4 2. vol. jn-A.
4
Histoire de la littérature en Danemark et en Suède. I vol. in-8. Histoire de Suède et de Danemark. Du Rhin au Nil.
2
vol. in-8.
vol. ïn-4 2.
2
Lettres sur l'Amérique. Lettres sur l'Algérie,
4
vol. in-4 2. . • j
vol. in-4 2.
Les voyageurs nouveaux. 3 vol. in-42. Lettres sur l'Adriatique et le Monténégro. 2 vol. in*-4S. Du Danube au Caucase. 4 vol. in-4 2, Un été au bord de la Baltique. 4 vol. in-4 2. Les âmes en peine (contes d'un voyageur). I vol. in-42. Souvenirs de voyage. Chants du Nord.
4 2
vol. in-12.
vol. in-42.
Ch.'Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation, rue de Vaugirard, 0, près de l'Odéon.
�PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE EDITION.
Il n'a paru jusqu'à présent que bien peu d'ouvrages français sur l'histoire et les antiquités des royaumes Scandinaves, moins encore sur la nature même et les mœurs de cette vaste contrée. Depuis Regnard, aucun de nos compatriotes, si l'on en excepte M. Ampère, n'a parlé des Lapons ; depuis le bon et naïf et savant abbé Outhier, le compagnon de Maupertuis, personne parmi nous n'a publié de voyage en Suède, si ce n'est M. Daumon, éditeur d'un recueil de documents assez curieux qu'il a malheureusement noyés dans un style indigeste. Nous devons aux étrangers les meilleures notions qui ient jamais été publiées sur le Nord : à l'Italien Acerbi,' un récit de voyage assez attrayant malgré sa forfanterie, et assez instructif malgré ses erreurs ; au géologue
�II
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
allemand, M. de Buch, un excellent livre traduit par M. Eyriès ; à ses compatriotes Arndt et Schubert, des itinéraires un peu longs et monotones, mais pleins de détails précis et curieux; à M. Huring, deux petits volumes trèsspirituels; au capitaine Parry, le journal de l'exploration la plus hardie et la plus septentrionale qui ait été faite jusqu'à présent; à M. Laing, un ouvrage fort judicieux sur la Norvège; à Capell Brook, une relation étendue, intéressante, mais mutilée dans Y Abrégé des voyages de M. Albert de Montémont; à MM. Molbech, Keilhau, Blom, Zetterstedt, et plusieurs autres savants norvégiens et suédois, des narrations habiles, des renseignements précieux. Tous ces ouvrages étant, pour la plupart, très-peu connus en France, ou complètement ignorés, il en résulte qu'après les laborieuses explorations du siècle passé et du siècle actuel, nous en sommes encore, à l'égard des contrées septentrionales , à peu près au même point de vue que nos ancêtres. Je me rappelle bien que, lorsque j'ai commencé à parler des Lapons dans des termes moins rigoureux qu'on ne l'avait fait précédemment, j'ai surpris de côté et d'autre un regard d'incrédulité, et que, quand j'ai dépeint le Spitzberg comme une île de rocs et de neige sans habitants et sans arbres, j'ai vu plus d'une fois errer sur les lèvres de mes auditeurs ce sourire de la science satisfaite , qui veut dire : « C'est bien.Il vous plaît de gloser ainsi, mais nous savons à quoi nous en tenir. »
�PRÉFACE DE LA PRKMIERE
ÉDITION.
III
J'avais besoin de ce préliminaire pour justifier en quelque sorte l'apparition d'un nouveau livre dans un temps où le public demande tant de journaux et si peu de livres. Si une œuvre entreprise avec amour, préparée par des études spéciales, et achevée sur les lieux mêmes qui en font le sujet, a droit à quelque faveur, j'ose réclamer un tel droit pour celle-ci. En 1836, après avoir vu l'Allemagne, je m'embarquais sur la Recherche avec MM. Gaimard, Lotin, Mayer, Robert, Anglès et Bévalet, pour visiter l'Islande, cette terre curieuse qui a si bien conservé les mœurs, la langue, les traditions historiques des anciens hommes du Nord. En 1837, je parcourais le Danemark, une partie de la Suède et de la Norvège. En 1838, j'étais à Stockholm, quand M. le ministre de la marine voulut bien m'adjoindre à l'expédition scientifique chargée d'explorer les parages Scandinaves. Je traversai toute la Norvège pour rejoindre la corvette à Drontheim ; je m'arrêtai au cap Nord, et je revins en France avec mes compagnons de voyage par la Laponie, la Finlande, la Suède, que je parcourus alors dans toute sa longueur, et par l'Allemagne. Enfin, en 1839, j'obtins encore la permission de m'embarquer sur la Recherche. Cette fois nous visitâmes les Féroé, le Spitzberg, et nous franchîmes de nouveau les montagnes et les marais de la Laponie. Ma pensée constante depuis plusieurs années était de rapporter à mon pays une peinture de ces contrées si belles, et si sauvages, si grandioses et si peu connues, un tableau de leur génie
�IV
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
littéraire et de leur histoire. Si le talent m'a manqué pour décrire dans toute son étendue et sa variété cette immense arène où je m'élançais avec le fervent abandon de la jeunesse, au moins la volonté n'a pas failli. Je n'en suis encore qu'au début de ma tâche, je me sens la force de la continuer. Quelques personnes, en lisant les différentes pages de cet ouvrage publié d'abord dans \& Revue des Deux-Mondes et dans laiJeuwe de Paris, m'ont reproché de n'y avoir pas mis assez de faits étranges et d'aventures dramatiques. Selon leur opinion, j'aurais sans doute dû écrire un roman sur les contrées du Nord. Et moi, naïf, je ne pensais qu'à faire une fidèle relation de voyage ! J'ai peut-être manqué là une belle occasion de m'illustrer par le récit pathétique de toutes sortes d'infortunes imaginaires , et je pourrais bien me repentir un jour de l'avoir négligée. Mais, en vérité, je n'ai pas eu le courage de me poser aux yeux du public comme un héros, quand je m'en allais au Spitzberg avec un excellent navire et d'excellents officiers. Je n'ai pas eu la pensée de m'apitoyer sur mon sort en Norvège quand je franchissais si facilement ses âpres montagnes, ni de gémir sur ma misère en Laponie quand nous traversions pour Ja deuxième fois ses longs marécages avec de vigoureux chevaux norvégiens, une large tente et des provisions de toute sorte. J'ai dit ce que j'avais vu et éprouvé, rien de plus. Tout ce pays que j'ai parcouru pendant trois années ,
�PRÉFACE DE LA PREMIERE ÉDITION. tantôt
V
à pied, tantôt en voiture, un jour avec une barque de pêcheur, un autre jour avec une corvette de France, tout ce pays me semblait par lui-même si varié et si beau , que j'aurais cru commettre une profanation en employant, pour le rendre plus intéressant, des récits controuvés, des moyens artificiels. Dès mon arrivée sur les rives de la mer Baltique, je sentis s'éveiller en moi je ne sais quelle tendre et mélancolique sympathie pour ces contrées pittoresques que j'allais traverser, pour ces pauvres et honnêtes populations au milieu desquelles j'allais vivre. J'aimais ces grèves solitaires où les soupirs du vent, le murmure des flots, l'aspect d'un ciel> sévère et d'un horizon sans fin, entretiennent dans le cœur de l'homme une rêverie muette et religieuse. J'aimais ces longues plaines de Suède avec leurs lacs d'azur, que l'on prendrait volontiers, comme dit JeanPaul , pour les yeux de la terre, et ces hautes montagnes du Nord aux flancs nus, aux sommités couvertes de neiges perpétuelles, et ces chalets dispersés comme autant de riantes pensées le long de la côte sablonneuse, ou sur le flanc de la colline aride, et tous ces habitants de la ville et des campagnes à l'âme franche, au regard candide, qui venaient à moi avec tant de cordialité, et semblaient si joyeux et si touchés en m'entendant parler leur langue. Pour pouvoir dire combien j'aimais cette terre Scandinave, il faudrait que je pusse dire aussi avec quel amer regret je l'ai quittée, avec quelle tristesse, en voyant fuir
�VI
PRÉFACE DE
LA PREMIÈRE ÉDITION.
derrière moi la côte d'Ystad , je répétais cet adieu du poète :
Farval, i ûâllar. Der Sran bor I blàa sjoar Jay kant sâ vaI. I skar och ôar Farval, farval. Adieu, montagnes où l'honneur habite, lacs bleus que je connais bien, îles et rochers, adieu, adieu.
Ces lettres ne sont donc que l'expression d'une pensée sincère. Je les écrivais çà et là à mesure que j'entrais dans une nouvelle contrée , ou que je m'arrêtais dans un lieu intéressant, et je les adressais de loin à ceux qui, de loin, m'accordaient ou un affectueux ou un bienveillant souvenir. En les réimprimant, je n'ai point voulu changer la forme spontanée qu'elles ont reçue sous l'impression locale qui me les dictait, ni chercher à les renouer l'une à l'autre par un lien factice. Je ne les donne d'ailleurs au public que dans l'espoir de l'intéresser, par ce rapide tableau des contrées septentrionales , à une œuvre plus étendue et plus sérieuse, qui réunira aux dessins de MM. Mayer, Lauvergne, Giraud, les observations scientifiques des autres membres de notre expédition, et sera tout à la fois le pendant et le complément du voyage en Islande qui se publie en ce moment sous la direction de M. Gaimard. En terminant cet avant-propos, j'éprouve le besoin
�PRÉFACE DE LA PREMIERE ÉDITION.
VII
de remercier encore M. le ministre de la marine, MM. de Salvandy , Tupinier et Guizot, dont la bienveillance m'a encouragé dans mes études et soutenu dans mes explorations.
��LETTRES
SUR LE NORD
PAR X. MARMIER
DANEMARK — SUEDE — NORVEGE SPITZBERG
—3gvkftty S 7
>n
Â?/
BU
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET ClB
RUK PIEHBE-SAKRAZIN , N°
14
1857
Droit de traduction réserve
��LETTRES
SUR LE NORD
LE
MECKLEMBOURG.
A ANTOINE DE LATOUR.
I
Il y a trois ans que je traversais le Mecklembourg par un de ces mauvais jours d'avril qui n'ont ni la sévérité de l'hiver ni la gaieté du printemps. La neige était déjà fondue, mais nulle vallée n'avait encore reverdi et nulle fleur n'était éclose. Au bord des larges mares d'eau amassées dans le creux de la prairie, les vieux saules balançaient [tristement leurs rameaux noirs et desséchés, et le ciel vait une teinte monotone et grise qui alourdissait la penée et fatiguait le regard. Pourtant, en m'en allant le ong de ma route silencieuse, au milieu de ces plaines ernes et jaunies, en me rappelant ce que j'avais lu sur cette province du Nord, sur cette province germanique, 'jadis défrichée et cultivée par une des nombreuses tribus de l'honnête race slave, j'éprouvais pour cette contrée si distincte des autres États de l'Allemagne, pour cette terre peuplée de mythes guerriers et d'héroïques 1
�2
LETTRES SUR LE NORD.
traditions, je ne sais quel mystérieux attrait. Je me disais : « J'y reviendrai ; » et j'y suis revenu après avoir étudié de nouveau tout ce qui nous reste de son antique mythologie et de ses fables populaires. J'ai revu à loisir ces lieux où je n'avais fait que passer, et cette excursion s'est gravée profondément dans mon souvenir. En traversant la partie du Mecklembourg située sur la grande route de Berlin à Hambourg, on n'aurait qu'une très-fausse idée de ce pays. C'est une terre plate et monotone , couverte d'une épaisse couche de sable et parsemée de pins comme nos landes du Midi. Mais un peu plus loin, à l'est et au nord, commence un autre paysage qm console le voyageur de la monotonie du premier. Là sont les fertiles vallées où les épis de blé ondoient au souffle du matin comme les flots d'une mer dorée par le soleil. Là sont les verts enclos remplis d'arbres fruitiers comme ceux de Normandie, les lacs bleus et limpides comme ceux de la-Suède, les riches métairies avec leur couronne de saules et leur vaste grange comme celles de la Flandre, «t les collines du haut desquelles l'étranger ne se lasse pas de voir ce panorama agreste et riant, pittoresque et varié. Là sont les vieilles villes dont-le nom se retrouve souvent au milieu d'un récit de combat dans les sagas islandaises, au milieu d'une légende religieuse dans les chroniques du moyen âge : Rostock, forteresse terrible d'où le Viking1 s'élançait avec sa hache et sa lance, comme un oiseau de proie altéré de sang, douce retraite où les lettres et les sciences trouvèrent de bonne heure un refuge, port superbe où l'on voyait arriver à la fois les navires du Nord et du Sud;Wismar, autre cité de commerce dont les fières corporations luttaient, comme celles de Gand, contre les
1. « On a beaucoup disserté sur l'origine du nom de ces audacieux pirates. Il est probable qu'il vient du nom de Viking, une descaies du Nord d'où partirent les premières expéditions do ces hordes de forbans. » Peîersen, Gammel Nordiake tjcogrof.
�LE MECKXEMBOURG
3
■ràces et les rois ; Doberan, où les flots de la mer baignent le tombeau des anciens ducs, et Schwerin, dont l'imposante cathédrale et le château chargé de tourelles attestent encore l'antique splendeur. Doberan était autrefois un lieu consacré par de pieuses traditions, et visité par une foule de pèlerins. Un des premiers princes chrétiens de cette contrée longtemps dévouée au paganisme, alla un jour à la chasse, disant qu'il fonderait un cloître à l'endroit où il abattrait un cerf. Au milieu d'une forêt épaisse, il aperçoit un cerf d'une blancheur éclatante, il le tue, et, sur l'herbe ensanglantée, pose la pierre fondamentale de l'édifice religieux. Mais le sol où ce cloître fut bâti était souvent inondé par les vagues de la mer. Un soir, après un de ces débordements qui ravageaient toute la vallée, les moines se mirent à genoux dans l'église, passèrent la nuit à invoquer la clémence de Dieu. Le lendemain matin, la mer, obéissant à ^Rroix de son maître, s'était retirée à une longue disnce, et, à la place de la grève aplatie où elle roulait la aile ses flots impétueux, on apercevait une digue de rors qu'on appelle encore aujourd'hui la digue sainte he.illge Damm). Un autre miracle donna à Doberan ,e plus grande célébrité. Un pauvre pâtre, nommé Stef, était depuis longtemps victime d'un sort funeste. Chasemaine il voyait son troupeau diminuer : tantôt ait le loup qui lui enlevait ses brebis les plus grasses, tantôt l'épidémie qui faisait périr ses jeunes agneaux. Puis • les pâturages mêmes semblaient avoir perdu leurs sucs nutritifs; l'herbe de la colline ne fortifiait plus son bétail languissant, et le ruisseau de la vallée ne le rafraîissait plus. Un jour que Steffen était assis à l'écart, répit avec douleur à la misère qui le menaçait, il vit venir lui un homme qu'à son manteau de drap noir, à sa bar-, ftte blanche, il pouvait prendre pour un digne échevin, qui lui dit Tu ne me connais pas, Steffen, mais moi,
�li
LETTRES SUR LE NORD.
je te connais depuis longtemps, je sais tout ce que tu as perdu depuis quelques années. J'ai pitié de toi, et je viens t'indiquer un moyen de faire cesser le fléau qui te poursuit. La première fois que tu iras communier, garde l'hostie que le prêtre te donnera, mets-la dans ton bâton de pâtre, et va-t'en bravement conduire ton troupeau dans la vallée ; tu n'auras plus à craindre ni loups ni contagion. » Le pâtre frémit d'horreur à cette proposition, car il était bon chrétien, et il savait que ne pas recueillir pieusement sur ses lèvres l'hostie consacrée était un sacrilège. Puis cet homme qui lui parlait avait une figure étrange et un regard sous lequel le pauvre pâtre se sentit frissonner. Il le repoussa donc comme un méchant esprit, en faisant le signe de la croix et en invoquant le secours de son saint patron. Mais voilà que le soir même deux de ses plus beaux moutons périssent encore à ses pieds; le lendemain, un autre se noie dans l'étang, un quatrième devient la proie des bêtes féroces. Le désespoir s'empare de Steffen ; l'idée fatale que le démon lui a jetée dans l'esprit le domine. Il va à l'église, garde l'hostie, la met dans son bâton , et voyez : à partir de ce moment-là, sa vie inquiète et misérable devint une vie de joie et de prospérité. Ses brebis languissantes reprirent en un instant toute leur force, et ses agneaux grandirent d'uue façon merveilleuse. Partout où il promenait son bâton, l'herbe semblait reverdir, la source d'eau devenait plus limpide et plus belle ; le rocher même, le rocher nu et sec, se couvrait de plantes salutaires, et, du plus loin que les loups apercevaient Steffen, ils prenaient la fuite. En peu de temps le berger devint l'un des plus riches habitants du pays. Quand les autres bergers lui demandaient d'où lui venait tant de bonheur, il les regardait d'un air dédaigneux et ne leur disait pas son secret. Mais sa femme savait ce secret terrible, elle l'avait confié à une de ses voisines, et un jour la voisine, poursuivie par le cri de sa conscience, alla tout
�LE MECKLEMBOURG.
5
vêler à l'abbé du cloître de Doberan. A l'instant même, l'abbé, saisi d'une sainte horreur, revêtit son aube et son étole, et se dirigea, suivi de deux religieux, vers la demeure du pâtre. Au moment où il franchit le seuil de cette maison profanée par un sacrilège, elle parut tout à coup éblouissante de lumière. Le bâton qui renfermait l'hostie brillait comme un candélabre et semblait entouré d'une auréole céleste. Les religieux l'emportèrent dans le tabernacle de l'église, et dès ce jour une foule innombrable de pèlerins accourut à Doberan pour adorer la sainte hostie. Quant à Steffen, on dit qu'il passa le reste de sa vie dans les jeûnes et les macérations, et qu'au dernier moment le prieur du cloître, qui avait été témoin de son repentir et de sa pénitence, lui donna l'absolution de son crime. La Réformation a dissipé le prestige de ces légendes de cloîtres. Le merveilleux bâton de Steffen a été enlevé à l'église de Doberan, et les pèlerinages de la mode ont succédé à ceux de la religion. Près de la digue consacrée par un miracle, on a bâti une maison de bains, une salle de bal. En été, une foule d'étrangers se réunissent dans cette Mie, les danses joyeuses tourbillonnent à la place où l'on voyait autrefois passer les processions, et l'écho de la colline, qui s'ébranlait jadis au son plaintif des litanies, répète maintenant des mélodies d'opéra. Schwerin, l'une des plus anciennes villes du Mecklembourg1, avait été dépouillée pendant près d'un siècle de son titre et de ses privilèges de capitale. Le grand-duc actuel les lui a rendus, et le retour de la famille régnante dans cette antique cité, la réunion de tous les grands fonctionnaires de l'Etat, de tous les gens attachés au service des princes, de tous les riches et les nobles qui suivent les ^ 1. En l'an 1018, elle servait déjà de forteresse aux Vendes. Elle est désignée alors sous le nom de Zwerin, et dans les chroniques latines s'ous celui de Suerinum.
�6
LETTRES SUR LE NORD.
migrations de la cour, a donné à Schwerin une nouvelle vie et une nouvelle activité. Le grand-duc bâtit, les bourgeois bâtissent. La vieille partie de la ville, l'Altstadt, est un peu abandonnée; elle conserve ses maisons étroites, ses rues tortueuses, son plan irrégulier et son château construit au milieu d'une île, sombre comme un ancien chant de guerre, mystérieux et romantique comme une tradition du peuple. Mais la Neustadt se développe et s'épanouit comme une plante vigoureuse au souffle ardent de l'industrie, au soleil delà civilisation. Déjà une magnifique salle de spectacle s'élève dans son enceinte, et près de cette salle on posera bientôt les fondements d'un palais grandiose. J'ai rencontré dans mon voyage un architecte du Mecklembourg qui, pendant longtemps, avait vécu dans une inactivité désespérante, et qui tout à coup se trouvait plus affairé qu'un avocat de Normandie ou un usurier de Hambourg. C'était plaisir de l'entendre raconter naïvement ses œuvres, étaler ses projets , et dépeindrè, avec un singulier mélange d'enthousiasme d'artiste et de précision mathématique, la demeure future du grand-duc. Cette régénération de Schwerin n'a pu s'opérer , du reste, qu'au détriment de la bonne et aimable petite ville de Ludwigslust, dont l'étranger aimait à voir autrefois la gaieté sans orgueil, l'opulence sans faste, et qui languit à présent triste et abandonnée. Ludwigslust n'était encore, vers le milieu du siècle passé, qu'un rendez-vous de chasse. En 1756, le grand-duc Frédéric vint s'y établir avec sa cour. Il construisit un château, une église , une enceinte de maisons pour ses officiers, et plusieurs rues larges et élégantes. La situation de cette nouvelle résidence ne lui offrait pas , à beaucoup près, les mêmes beautés et les mêmes avantages que celle de son ancienne capitale. A la place des fraîches vallées, des champs féconds, des belles forêts qui entourent Schwerin, des ruisseaux qui sillonnent sa prairie comme des rubans d'argent, et des lacs lim-
�LE MECKLEMBOURG.
7
pidcs qui la décorent comme une couronne d'émeraudes , id ne trouva, aux environs de son humble pavillon de cb liasse, qu'une terre plate, aride et sablonneuse, ombra£ seulement çà et là par quelques pins amaigris , pareille à la pauvre contrée où s'élève aujourd'hui la ville de Potsdam. Mais le duc Frédéric éprouvait peut-être, comme les rois de Prusse, un généreux plaisir à recréer par l'art un sol disgracié par la nature, à faire d'une plaine silencieuse et déserte une demeure riante et animée. Cette création de Ludwigslust ne coûta, du reste, rien au pays. Le duc n'employa, dans la construction de cette ville, que l'argent qu'il avait amassé par de sages économies, et mérita jusqu'au dernier moment le surnon de Bon, que ses sujets lui avaient donné. Le grand-duc Frédéric-François continua l'œuvre de son prédécesseur. Il décora le château, il embellit le parc. Il avait le goût des sciences naturelles et des arts , et il forma peu à peu une collection de tableaux, de minéralogie et de coquillages, qui mérite d'être visitée. Ludwigslust, ainsi favorisé par deux souverains, devint en peu de temps une ville remarquable entre toutes les jolies petites villes de l'Allemagne. Rien de plus frais et de plus riant que l'aspect de ces maisons bâties à la manière des maisons hollandaises , de ces rues bordées de deux larges trottoirs, et ombragées par une double haie de tilleuls. Rien de plus gracieux et de plus pittoresque que la vue du château, avec la magnifique cascade qui tombe sous ses fenêtres , et son préau couronné d'une enceinte d'élégantes habitations, et terminé par l'église. Ce château est, du reste , d'un très-bon style , distribué avec art, et décoré avec une noble simplicité. La plupart de ses appartements n'ont encore rien perdu de leur fraîcheur, et la grande salle, qu'on nomme la salle d'Or, rappelle, par sa ma-, jestueuse construction et ses deux larges points de vue, posante beauté de quelques salles de Versailles. Der-
�8
LETTRES SUR LE NORD.
rière le château s'étend le parc, coupé par des allées régulières , selon le goût du xvni" siècle ; le jardin botanique , retraite favorite de la grande-duchesse douairière, qui en connaît toutes les plantes et en augmente souvent les richesses. Près de là, au milieu des fleurs et des charmilles, s'élève l'église catholique, véritable bijou gothique, miniature charmante. Un peu plus loin, au milieu d'une enceinte de hêtres , on aperçoit une chapelle d'une construction simple et élégante. On entre par un modeste portail, sous une voûte éclairée par un jour mystérieux. C'est là que reposent le père, la mère, le frère de Mme la duchesse d'Orléans. Une idée de joie et d'espérance se mêle ici de toutes parts à l'idée de deuil et de regret qu'éveille l'aspect de ces tombeaux. La voûte qui les couvre est bleue et parsemée d'étoiles, comme l'azur du ciel dans une belle nuit d'été. L'inscription placée au-dessus de la porte parle du bonheur de ceux qui, après s'être quittés dans cette vie, se réuniront dans un autre monde. Au printemps, les hêtres étendent sur cet asile de la mort leurs rameaux verts, symbole d'une régénération perpétuelle , et les oiseaux viennent faire leur nid et chanter leur chant d'amour près des cercueils silencieux. Mais, à présent, il n'y a dans cette ville ni commerce ni industrie, et les champs qui l'entourent ne donnent que de maigres récoltes. La cour faisait la joie et la richesse de Ludwigslust, et la cour s'en est allée. Le château , naguère encore si brillant et si animé , est désert ; les rues sont mornes et silencieuses ; les ouvriers et les marchands ont émigré à la suite du grand-duc. Cependant il reste encore dans cette ville, si promptement bâtie et si vite dépeuplée , une demeure à la porte de laquelle le pauvre s'arrête avec joie, et que le peuple regarde comme une consolation : c'est celle de Mme la grande-duchesse douairière de Mecklembourg. La noble princesse n'a pu se décider à quitter le berceau de ses enfants et la tombe
�LE MECKLEMBOURG. ;
*
9
"
L
'
J
>
e l
~ -
;e c
a ;e
'~ 'e
IS
:
•a
;s u
rt '•r
:e
it ; ;s ît ît le le ;c u ,c
de son époux. Elle habite , entre l'église et le château, une modeste maison sans corps de garde et sans factionnaire. Les souvenirs du passé, les espérances de l'avenir charment sa solitude. L'étude des arts, des sciences naturelles, est l'une de ses plus chères occupations, et le bonheur de tendre la main à ceux qui souffrent est son orgueil. Auprès d'elle se groupent quelques fonctionnaires pensionnés, quelques familles nobles, qui préfèrent le calme de leur ancienne retraite au tumulte joyeux de la nouvelle capitale; et, dans ce cercle uni par les mêmes souvenirs et les mêmes affections , il est souvent question ds la France. Depuis que Mme la duchesse d'Orléans a quitté Ludwigslust, toute la population de cette ville a les yeux tournés de notre côté. On s'est abonné aux journaux français, on attend les nouvelles de Paris avec plus d'impatience que celles d'Allemagne. Dès que le courrier arrive, la première feuille que l'on déploie avec empressement, la première colonne que l'on cherche est celle où l'on espère lire le nom de la jeune duchesse. Chacun la suit avec une tendre sollicitude dans son séjour à Paris , dans ses voyages, et chaque famille parle d'elle comme d'un enfant chéri qui est loin et que l'on voudrait bien revoir. Par suite de cet amour pour elle, que le temps n'a pas affaibli, que l'absénce n'a pas altéré, on aime le pays qui l'a adoptée, on voudrait le voir toujours heureux, puissant, paisible ; car, dans la pensée des bons haibtants de Ludwigslust, les destinées de la France se lient à celle delejir jeune princesse. Nulle part on ne fait de vœux pluç.'ardents pour la gloire et la prospérité de notre patrie , et nulle part celui qui vient de la France, ou celui qui y retourne , n'excite plus d'attention. J'ai dû à cët amour pour la France un accueil si bienveillant et si cordial, que jamais je ne pourrai l'oublier, et j'inscris ici, avec un vrai sentiment d'affection et de reconnaissance . les noms de quelques-uns do ceux que j'ai eu le bonheur
�10
LETTRES SUR LE NORD.
de connaître pendant mon trop rapide séjour àLudwigslust, le nom de l'illustre maréchal de Rantzau, du savant baron Schmidt, et du brave et loyal général Both. Si de l'aspect des villes du Mecklembourg le voyageur passe à celui des campagnes, il y trouve un vaste et curieux sujet d'observation. Ces campagnes sont belles, et surtout aux bords de la mer, belles à enchanter l'imagination de l'artiste, à faire rêver longtemps la muse du poète. Puis les souvenirs du passé, les monuments traditionnels, leur donnent encore un autre intérêt. Çà et là on aperçoit les ruines d'une forteresse qui jadis défendait l'indépendance du pays contre l'envahissement, des Saxons. Dans les vallées, on découvre les tombeaux des Huns, espèce de pagodes en granit, comme l'a dit un écrivain qui a pu comparer leur structure avec celle des édifices religieux de l'Inde. Près de là sont les tombes arrondies, les kegelgraeber, qui datent d'une époque plus récente, mais antérieure pourtant au christianisme, et, au milieu de ces monuments païens, sont les débris des édifices religieux et les monuments catholiques du moyen âge. Les trois époques se retrouvent ainsi à quelques pieds sous terre avec leur caractère distinctif. Là où la tradition vivante cesse, le passé appelle le savant dans la retraite de la mort et lui révèle ses secrets dans le tombeau. Auprès de Prischendorf, il existe une sépulture de Huns qui a trente pieds de long et quinze de large. Elle est entourée de quinze blocs de granit. Dans cette forte enceinte, à quatre pieds de profondeur, on a trouvé des urnes brisées, des couteaux et des haches en pierre comme on en voit maintenant un grand nombre au musée de Copenhague, et une parure d'ambre. Auprès de Ludwigslust, le grand-duc FrédéricFrançois fit fouiller un kcgclgrab, et on y trouva des bracelets et des armures en bronze. D'autres fouilles ont été faites dans les différentes parties de la contrée, et partout le sépulcre, fermé depuis des siècles, s'est ouvert comme
�LE MECK.LEMBOURG.
11
un livre et a donné une nouvelle leçon à l'antiquaire- Le grand-duc actuel a publié tout récemment une ordonnance ]j§>ur défendre contre l'aveugle dévastation du peuple ces monuments précieux. Les forgerons faisaient des socs de charrue avec le fer de ces vieilles lames qui jadis se baignaient dans le sang, et les bergers jouaient avec ces têtes de Huns qui ont épouvanté le monde. 'Les mœurs des paysans du Mecklembourg offrent aux regards de l'observateur un caractère marqué, que l'on chercherait vainement aujourd'hui dans d'autres parties de l'Allemagne. Ces paysans ne sont pour la plupart que des fermiers jouissant d'une position stable, qui transmettent pour héritage à leur fils un bail de cent ans. La nature de leur contrat les inféode en quelque sorte à la terre où ils sont établis, et plus ils y restent, plus il est difficile de les en déposséder; car, pour commencer une exploitation de quelque importance, le fermier doit avoir au moins un capital de 20 à 30 000 francs. C'est lui-même qui doit acheter les bestiaux et les instruments d'agriculture nécessaires à l'exploitation de la ferme, c'est lui qui paye les impôts, et les constructions qu'il entreprend sur le sol de son maître lui appartiennent. Au bout de cent ou cent cinquante ans, il y a'tant de toises de muraille qui sont à lui, tant de belles haies dont il a laborieusement planté chaque tige, tant de travaux de dessèchement ou d'irrigation dont il demanderait un rigoureux inventaire, que personne ne songe plus à lui disputer la place où il s'est si fermement installé, où il a inscrit les droits de son œuvre à chaque borne et à chaque sentier. Ainsi, quand le bail expire, on le renouvelle avec quelques modifications pour cent autres années, et souvent le propriétaire s'en va, mais le fermier reste. Les modes de la ville, les inventions de la coquetterie et du luxe moderne, ont déjà pénétré parmi ces honnêtes habitants de la campagne; cependant la plupart portent
�12
LETTRES SUR LE NORD.
encore l'austère costume de leurs ancêtres. Les hommes ont des pantalons en laine ou en toile écrue, une longue redingote bleue sans collet, une ceinture en cuir et un chapeau rond à larges bords. Les femmes portent plusieurs robes l'une sur l'autre, des bas rouges et des souliers à hauts talons comme les Dalécarliennes. Elles ont généralement ce type de physionomie chaste et calme que l'on retrouve à partir de la Saxe jusqu'à l'extrémité de la Norvège : les yeux d'un bleu limpide, les cheveux blonds, le teint blanc et légèrement rosé. Les hommes sont robustes et vigoureux. Dès leur enfance, ils ont été exposés à toutes les intempéries des saisons ; dès leur jeunesse, ils ont pris l'habitude des travaux pénibles, et se sont endurcis à la fatigue. Comme les anciens guerriers du Nord, qui se glorifiaient surtout de la lourdeur de leurs épées et de la puissance de leur bras, ils attachent un grand prix à la force physique, et se plaisent à l'exercer par des luttes corps à corps comme les Bretons, ou par des courses à pied et à cheval. Quiconque ne s'est pas signalé au moins une fois dans ces rudes tournois n'obtiendra jamais parmi les héros de la commune qu'une mince considération, et quiconque ne peut pas charger lestement sur ses épaules un sac de six mesures de Rostock (environ trois cent soixante à trois cent quatre-vingts livres ) passe, à vrai dire, pour un pauvre homme. Ces fermiers du Mecklembourg sont généralement riches ou jouissent tout au moins d'une honnête aisance. Leurs champs leur donnent tout ce qui sert aux premiers besoins : le blé, les fruits, le chanvre. Les bestiaux sont pour eux un grand objet de commerce, et la chasse, la pêche, leur offrent encore une autre ressource. Ils ont, en général, une sorte d'intelligence innée des travaux mécaniques. Ils fabriquent eux-mêmes leurs instruments d'agriculture et une partie de leurs meubles. Il y en a qui cisèlent le bois avec l'habileté des sculpteurs du moyen âge; d'autres font
�LE MECKLEMBOURG
13
s horloges comme dans la forêt Noire, et l'on a vu der èrement un simple paysan des environs de Doberan qui, |ns avoir jamais reçu une leçon de musique, en est venu ^construire un très-bon piano. Leur demeure annonce l'ordre et l'aisance. C'est d'ordit'àire une assez vaste maison en briques, partagée en deux arties. On entre par la grange, qui est large, haute, et toujours très-proprement tenue. De chaque côté de la grange sont les chambres des domestiques gardiens des bestiaux et de la récolte. Au fond de la maison est la cuisine, où l'on fait les travaux d'hiver, puis la chambre du paysan, ornée de quelques meubles en noyer, d'une armoire qui renferme l'almanach, la bible, les livres de prières, et dû lit nuptial, que l'on couvre de fleurs et de rubans aux grands jours de fête. Jusqu'à présent les terres du Mecklembourg ont été peu morcelées : elles ne se divisent que par grandes métairies, et chaque métairie forme une espèce de petite république dont les principaux ouvriers sont les sénateurs jdont le fermier est le président. Chaque domestique a | attributions particulières, son titre, sa régence, et te de grade en grade à mesure que l'âge développe ses es et que le conseil de famille reconnaît la loyauté de services. Le premier de tous est celui auquel sont conles chevaux ; il représente encore dans la demeure du an cet important fonctionnaire des anciennes maisons rincières du Nord, ce Mare-Schalck d'où nous est venu otre grand titre de maréchal. Toute cette colonie vit ainsi dans sa ruche, dévouée aux êmes fatigues, partageant les mêmes travaux et goûtant s mêmes joies. Au mois d'avril ou de mai, quand on reconduit pour la première fois les bestiaux dans les champs, religieux habitants de la ferme célèbrent comme des ens le retour du soleil, la beauté du printemps. En été, velle fête quand on fauche les foins, et nouvelle fête
�LETTRES SUR LE NORD.
encore quand la récolte est finie. Cette fois, ce sont des chants et des danses dans la vallée, et des églogues vivantes qui commencent dès le matin et ne finissent que dans la nuit. Le faucheur offre cérémonieusement à la moissonneuse un râteau sculpté, enjolivé et entouré de rameaux verts ; la moissonneuse reconnaissante lui tresse une couronne d'épis de blé et de bluets ; puis les rondes bruyantes et joyeuses commencent : hommes et femmes, maîtres et valets, tout le monde entre dans la longue chaîne qui se déroule et tourbillonne autour du vert pommier. Si dans ce moment un passant oisif s'arrête sur le chemin, les moissonneurs vont le lier par les deux bras, comme on fie à bord des bâtiments le passager qui monte pour la première fois dans la hune ; puis la jeune fille vient comme le gabier lui demander sa rançon, et, une fois la rançon payée, il est admis dans le cercle des danseurs, il devient l'hôte de la famille. En automne, on prépare sous le toit de la ferme, autour de l'âtre, les feuilles de tabac, en répétant les vieux refrains populaires et en contant des contes de fées. Puis arrive Noël, cette charmante fête de l'Allemagne. C'est le temps où parents et amis se réunissent, où tous les voisins vont l'un chez l'autre comme pour s'annoncer mutuellement la bonne nouvelle. Déjà la mère de famille a préparé la bière mousseuse, la tourte aux raisins secs que l'on ne voit apparaître que dans cette grave circonstance, et les présents destinés aux habitants de la maison et aux convives de la fête. Le 24 décembre au soir, la famille est rassemblée dans la même salle , mais la chambre où sont déposés les trésors de Noël est encore fermée , et l'on devine au mystère qui l'entoure qu'il s'y prépare de grandes choses. Les enfants impatientés crient et trépignent ; les jeunes filles rêvent à la nouvelle parure qu'elles vont recevoir, et les hommes, qui affectent une sorte d'orgueilleux stoïcisme,
�LE MECKLEMBOURG.
1.5
issent pourtant échapper de temps à autre un léger moument d'impatience. Enfin la porte s'ouvre. L'arbre de toël apparaît étincelant de lumière avec ses rameaux parlemés de petits cierges et chargés de fruits. De chaque ;ôté de ce religieux symbole s'étend une table couverte l'une nappe blanche et portant les offrandes préparées deiuis plusieurs semaines avec un soin ingénieux et une tendre sollicitude. Chacun court au lot qui lui est destiné, et ce sont des cris de surprise et des exclamations de joie , des transports et des remercîments qui ne se terminent que par un riant souper et de joyeuses chansons. Cette fête de Noël est la plus éclatante de toutes, la plus longue et la plus aimée. Il n'y en a qu'une qu'on puisse lui comparer, celle qui accompagne le mariage d'un des enfants de la ferme. Cetfe fois, la maison est encore pleine de parents et de voisins, et la table est couverte en permanence de cruches de bière et de quartiers de veau rôti. Plusieurs jours à l'avance, un des is de la maison, portant le titre de courrier du mariage, aonte à cheval et s'en va avec son chapeau galonné de ans, son habit orné de fleurs, faire à cinq ou six lieues la ronde les invitations. A l'heure dite , les invités arrit à cheval, à pied, en voiture, et se logent comme ils vent, ceux-ci dans la remise, ceux-là dans la grange, ns la cuisine ou dans les greniers , et tous apportent, comme en Finlande, quelque tribut aux fiancés. Cependant la femme du prêtre elle-même pare la jeune fille. Elle lui donne un jupon noir, symbole de la vie sérieuse dans laquelle elle va entrer, et un tablier blanc, emblème d'innocence. Elle lui met, comme signe de richesse, des chaînes d'or au cou ; comme signe d'espoir, elle lui place sur les épaules un collet blanc brodé de vert, des paillettes d'or sur la poitrine , des fleurs dans les cheveux, et une couronne en forme de nid d'oiseau sur la tète. Ainsi revêtue de son costume symbolique, la fiancée s'avance accompa-
�16*
LETTRES SUR LE KORD.
gnée de deux jeunes femmes et de huit cavaliers d'honneur. Le fiancé vient après elle, escorté par ses amis. Tous deux s'agenouillent devant le prêtre, et, quand la cérémonie du mariage est terminée, on se met à table. Mais bientôt l'orchestre du canton, debout sur ses tréteaux, appelle les convives indolents. Le bignou soupire, le violon crie, la clarinette est en colère. On se hâte de vider un dernier verre d'eau-de-vie, un dernier flacon de bière, et l'on accourt dans la grange, qui sert de salle de bal. Après les rondes , les valses habituelles, commence une danse animée et intéressante, une sorte de jeu scénique pareil à ceux que l'on désigne, en Finlande et en Suède, sous le nom de Lek. Deux hommes entraînent la mariée au milieu de l'enceinte, puis se placent de chaque côté d'elle comme pour la garder. Les autres hommes se tiennent par la main et forment une grande chaîne qui sans cesse tourne et se replie en plusieurs cercles autour de la captive. Il faut que le mari rompe cette barrière, pénètre à travers ces différents cercles et délivre sa femme. Alors la scène change : c'est le mari qui se tient debout auprès de celle qu'il vient d'arracher à ses ravisseurs. Les autres hommes forment une nouvelle chaîne et se groupent autour de lui pour le défendre. Les femmes s'élancent vers eux, et, après de longs assauts et une longue résistance, elles arrivent jusqu'à la jeune mariée , la saisissent, l'entraînent dans la chambre nuptiale, et remplacent sa couronne de fiancée par un bonnet noir. Toutes les habitudes des paysans du Mecklembourg, leur vie intérieure, leurs réunions, leurs fêtes, portent à un haut degré l'indice de cette douce et touchante nature de cœur que nous ne pouvons exprimer que par une périphrase , et que les Allemands désignent par un seul mot, gemuth. Il y a en eux un sentiment de religion qui se manifeste dans toutes les circonstances. S'ils rencontrent un ami, ils l'abordent en lui disant : a Que Dieu vous prenne
�LE MECKLEMB0UR.G.
17
sous sa sainte garde ! » S'ils éprouvent un accident, un désastre , ils en parlent avec une résignation chrétienne. « Le malheur, s'écrient-ils, pouvait être pire ; nous ne sommes pas tout à fait ruinés, et nous vivons encore. Que le ciel soit béni! » Ils sont fidèles à leurs affections, mais fidèles aussi à leurs haines et à leurs préjugés. Ils allient à une confiance,.à un laisser aller d'enfant, une ténacité de Corse. La preuve en est dans les souvenirs qu'ils ont encore conservés de la guerre de Sept ans. Il y a des villages entiers où l'histoire de cette guerre a implanté une sorte de haine héréditaire et des préventions ineffaçables contre les Prussiens, et souvent, dans les foires, on voit le paysan debout devant une boutique, regardant d'un air soupçonneux les marchandises qu'on lui offre , et répétant dans sa vieille rancune de Mecklembourgeois : « Denrée prussienne, mauvaise denrée. » Par suite de cette ténacité de caractère, ils ont gardé au milieu du développement des idées modernes les superstitions du moyen âge. Ils sont presque aussi crédules que l'étaient leurs pères il y a deux cents ans, aussi faciles à effrayer par l'idée d'une puissance mystérieuse contre laquelle toute force physique est vaine. A la fin du xvne siècle, on brûlait encore les sorciers dans ce pays1. On ne les brûle plus à présent, mais on n'en a pas moins peur. Ces sorciers sont les amis du diable. Ils ont reçu de lui un pouvoir surnaturel, et doivent un jour, en vertu de leur pacte impie, souffrir les tortures de l'enfer. Mais en attendant, ils exercent toutes sortes de maléfices, et tourmentent cruellement les vrais chrétiens. Leur regard est
t. Une femme fut brûlée en 1069, une autre en 169". On appliquait tout simplement à la torture les malheureux accusés de sorcellerie. La roue et les tenailles les forçaient à révéler un crime dont ils étaient parfaitement innocents ; et une fois que leurs lèvres avaient prononcé le Mal aveu, on allumait le bûcher. Pour mettre fin à ces atroces exécutions, le duc Gustave-Adolphe établit un tribunal chargé d'inslruirs régulièrement les procès de sorcellerie.
�18
LETTRES SUR LE IN'ORD.
envenimé , leur souffle porte la contagion. Leur approche seule fait frémir les chevaux et hurler les chiens. Si une vache tombe malade, si le lait s'aigrit, si la bière se gâte, si l'arbre nouvellement planté dépérit, c'est la faute des sorciers. Dans la nuit du dernier avril au premier mai, qu'on appelle la Walpurgisnacht, le paysan fait trois croix sur la porte de son étable, afin que les sorciers , en allant au sabbat, ne jettent pas un sort sur ses bestiaux. Quand UD enfant vient au monde, on se hâte d'allumer une lampe, et, jusqu'au moment où le prêtre le baptise , cette lampe doit brûler toute la nuit près de son berceau, afin que les méchants esprits ne viennent pas le prendre. Ces idées superstitieuses remontent bien haut dans le passé , embrassent le présent, et s'étendent sur l'avenir. Le paysan inquiet de ses récoltes, la jeune fille inquiète de son amour, consultent, comme les organes du destin, l'oiseau dans son vol, l'onde dans son murmure, les nuages de l'automne et les fleurs du printemps. Certain cri de corbeau annonce la guerre, certain sifflement du rouet prédit un mariage. Si le jour de la Saint-Valentin1 la jeune fille verse du plomb fondu dans de l'eau, elle voit apparaître l'image de celui qui sera son époux. Si un membre delà famille doit mourir dans l'année, on peut voir dans la nuit du 1er janvier un cercueil noir sur la neige du toit. Tous les éléments ont ici leurs bons et leurs mauvais génies. Le monde invisible et mystérieux touche de tous côtés au monde réel, et préoccupe chacun par ses harmonies indéfinissables et ses apparitions surnaturelles. Dans les eaux est le musicien magique qui fascine avec sa harpe 1. Cette nuit de la Saint-Valentin, où la jeune fille fait ses rêves de mariage, est aussi celle où les oiseaux choisissent, dit-on, leur compagne. Les traditions anglaises rapportent qu'il tombe à cette époque trois gouttes du ciel. L'une se perd dans l'atmosphère. l'autre pénètre dans les entrailles de la terre, la troisième descend dans les flots. La première éveille dans l'atmosphère les forces productives de la nature ; li seconde ot. la troisième éveillent la vie des plantes et des animaux.
�LE MECKLEMBOURG.
19
d'argent l'oreille et l'àme du pêcheur ; dans les bois , l'esprit rêveur de la solitude qui n'a que de doux regards et de doux soupirs ; dans les airs, le vieil Odin condamné à poursuivre éternellement sur un cheval fougueux la proie qui fuit sans cesse devant lui, comme la pensée de l'homme qui, dans son orgueilleux essor et son insatiable ardeur, s'élance sans cesse vers l'infini. Les entrailles de la terre, les montagnes ont aussi leur monde à part, leurs génies laborieux et intelligents qui gardent les diamants et travaillent les métaux. Les vieux châteaux et les édifices en ruine ont leurs hôtes fidèles et mystérieux, pareils à ces saintes affections qui s'attachent au passé et jettent un dernier charme sur les lambeaux de la misère et les débris de l'infortune. Il y a, dans l'antique château de Schwerin, un petit puck comme il en faudrait un au palais des rois constitutionnels. Ce petit être invisible, alerte, Usant dans le cœur de l'homme comme Asmodée , veille jour et nuit sur le perron du château, facilite le passage à ceux qui s'approchent avec un loyal dévouement, et tourmente sans pitié ceux qui arrivent avec la flatterie sur les lèvres et la trahison dans le cœur. Souvent aussi une idée de morale , un dogme évangélique, se mêlent dans l'esprit des Mecklembourgeois à ces fables populaires. Des enfants ont volé le pain d'un pauvre berger, et, au moment où ils se réjouissaient de leur larcin, ils ont été changés en pierres, et sont restés debout dans la prairie comme un exemple de la vengeance céleste. Un pauvre est venu comme Lazare implorer vaiDement la compassion du riche. Au moment où il se retire , les mains vides, les yeux en pleurs, l'orage gronde, l'éclair luit, la maison inhospitalière, frappée par la foudre, est réduite en cendres. Le pauvre va chercher un re- •> fuge sous un chêne. Le riche accourt au même endroit, et le malheur réconcilie ceux que la fortune avait séparés. Dans ces traditions du Mecklembourg, le diable joue sur-
�20
LETTRES SUR LE NORD.
tout un grand rôle. A chaque instant il apparaît, tantôt avec le manteau de velours, comme Méphistophélès, pour flatter les passions du jeune homme , tantôt sous une robe de magistrat pour dominer l'esprit du paysan. Tantôt on le voit passer dans l'air comme un dragon ailé, portant d'un lieu à l'autre des sacs d'argent et de pierres précieuses. Le désir de recruter de nouveaux sujets pour son empire lui donne une terrible besogne et lui coûte d'énormes sommes. On l'a vu tour à tour se faire architecte, maçon, charretier. Ici il a bâti une église, là il a jeté un pont. Ailleurs il a aidé le bûcheron à rapporter son fagot, et le laboureur à sillonner son champ. Bref, il n'est pas de sacrifice qu'il n'ait fait, pas d'humiliation à laquelle il ne se soit résigné par l'appât d'une pauvre âme, à demi livrée au désespoir, et le plus souvent il a été indignement trompé. Le paysan a profité de son secours et lui a échappé en se réfugiant dans l'église ; le moine l'a mis en fuite en faisant le signe de la croix, et le pauvre diable, trahi, volé, bafoué , tâche de trouver ailleurs une proie plus facile. Dans toutes les traditions d'Allemagne, le diable apparaît, du reste, avec les mêmes déceptions, et la même lourde bonhomie. Il représente parfaitement la sensualité présomptueuse et grossière asservie par l'intelligence.
II
Les plus anciennes notions que l'on possède sur le Mecklembourg ne remontent pas au delà du vin* siècle. Antérieurement à cette époque, l'histoire de cette partie de l'Allemagne est enveloppée d'un nuage épais. On ose à peine l'aborder, car on n'a, pour la reconstruire, que de vagues et incertains récits, ou des hypothèses qu'aucun fait positif ne justifie; les savants disent que ce pays était primitivement habité par une race germanique. Mais
�LE MECKLEMBOURG.
21
quelle,était cette race? comment était-elle entrée dans le Mecklembourg? comment en est-elle sortie? C'est ce que nulle chronique ne raconte, ce que nul document n'explique. Peut-être était-ce une partie des Hérules, des Vandales, qui s'adjoignit, vers la fin du ive siècle, aux migrations de la grande race, et quitta ses foyers pour envahir le monde. Quoi qu'il en soit, à l'époque où l'histoire du Mecklembourg commence à se dégager de ses voiles, nous trouvons ce pays occupé par les Slaves. C'est une chose singulière que, dans un temps d'investigations comme le nôtre, au milieu de nos recherches érudites et de nos travaux excentriques, nous ayons encore si peu tourné les regards du côté de cette innombrable famille des Slaves, dont l'empire s'est étendu de la mer Adriatique à l'océan Glacial, du Kamtschatka à la mer Baltique. Il y à pourtant là une vaste et curieuse histoire qui tient à la nôtre par plusieurs points, une langue qui est encore parlée par des millions et des millions d'hommes, et une littérature originale. Les premières traditions du Mecklembourg forment un chapitre de • cette vaste histoire ; peut-être nous saurat-on gré d'en reproduire ici les traits les plus saillants. La tribu de Slaves qui avait envahi le nord de l'Allemagne, et s'étendait le long de la mer Baltique, était connue sous le nom de Wendes et se subdivisait en plusieurs peuplades. Les plus puissantes étaient celle des Obotrites, qui avait pour capitale Mikilembourg (grande ville), d'où est venu le nom de Mecklembourg, et celle des Wifze, qui occupait en grande partie le Brandebourg. Tous les historiens s'accordent à représenter les Slaves comme une race d'hommes d'une nature douce, inoffensive, aimant le travail et la vie domestique. Dès que dans leurs migrations ils trouvaient un endroit convenable, ils se bâtissaient aussitôt une demeure, défrichaient le sol et se faisaient aimer de leurs voisins par leurs habitudes
�22
LETTRES SUR LE NORD.
paisibles et leurs vertus hospitalières. On raconte que, quand ils étaient forcés de quitter leur habitation pour entreprendre un voyage de quelques jours, ils avaient coutume de laisser la porte ouverte, de mettre du bois dans le foyer et des provisions sur la table, afin que, si un étranger venait à passer par là pendant leur absence, il pût tout à son aise entrer et prendre ce dont il avait besoin *. A ces vertus du cœur, les Slaves joignaient les qualités physiques qui n'appartiennent qu'aux hommes dp la nature. Ils étaient doués d'une grande force de tempérament, et d'une adresse prodigieuse à tous les exercices du corps ; ils pouvaient, ainsi que les sauvages de l'Amérique, se rouler comme une pelote, se tapir comme des blaireaux sous une racine d'arbre, et attendre là des jours entiers que leur ennemi vînt à passer. Ils.pouvaient se tenir cachés sous l'eau pendant de longues heures, au moyen d'un léger tuyau qui leur servait à reprendre haleine. Tout ce qui nous reste de leurs anciennes poésies populaires est un témoignage évident de leur admiration pour le courage et la force. Quel homme que ce Marco dont les chants serviens racontent les voyages aventureux
1. M. Sainte-Beuve a écrit sur cette hospitalité des Slaves un sonnet que nous sommes heureux de joindre à notre récit : Le vieux Slave est tout cœur, ouvert, hospitalier. Accueillant l'étranger comme aux jours de la faille, Lui servant l'abondance et le sourire affable, Et même, s'il s'absente, il craint de l'oublier. Il garnit en partant son bahut de noyer; La jatte de lait pur et le miel délectable, Près du seuil sans verrous, attendent sur la table, Et le pain reste cuit aux cendres du foyer. Soin touchant! doux génie! Ainsi fait le poète : Sou beau fruit le plus mûr, sa fleur la plus discrète, 11 l'abandonne à tous, il ouvre ses vergers; Et souvent, lorsque ainsi vous savourez son âme, Lorsqu'au foyer pieux vous retrouvez sa flamme, Lui-même il est parti vers les lieux étrangers.
�LE MECKLEMBOURG. combats1
23
et les ! Sa volonté est inébranlable, et sa vigueur sans bornes; nul ennemi ne l'effraye, nul obstacle ne l'arrête, et il. vit trois cents ans. L'Hercule des Grecs n'est pas plus audacieux que lui, et le Sterkodder des Scandinaves n'est pas plus terrible. En même temps que ces chants énergiques et naïfs racontent les exploits des guerriers, les luttes des partis, ils célèbrent la grâce modeste, la timidité virginale des jeunes filles qui apparaissent dans les fêtes, les yeux baissés et le visage couvert d'une pudique rougeur. La tradition Scandinave d'Ottar et Sigride raconte que, quand la jeune fille conduisit le soir son fiancé au lit nuptial, elle ne leva les yeux sur lui qu'au moment où la torche enflammée qu'elle tenait à la main vint à lui brûler les doigts. Il y a dans les poésies serviennes plusieurs images virginales du même genre. Telle est entre autres celle de Militza, dont son amant n'a pas même pu, pendant trois longues années, obtenir un regard. « De longs sourcils s'abaissent sur les joues roses de Militza, sur ses joues roses et sur son doux visage. Pendant trois ans j'ai contemplé la jeune fille, et je n'ai pu voir ni ses yeux chéris, ni son front de lis. Je l'ai conduite à la danse, j'ai conduit Militza à la danse, et j'espérais voir ses yeux. « Tandis que les cercles se forment sur le gazon, tout à coup le soleil s'obscurcit, l'éclair brille à travers les nuages. Les jeunes filles lèvent les yeux au ciel. Mais Militza ne lève pas les siens, elle regarde le gazon et ne tremble pas. Ses compagnes lui disent : n 0 Militza, quelle témérité ou quelle folie ! Pourquoi « restes-tu ainsi les yeux baissés sur le gazon, au lieu «■ d'observer ces nuages que la foudre enflamme ? » « Et Militza. répond avec calme : « Ce n'est ni de la « témérité ni de la folie. Je ne suis pas la sorcière qui
1. J'ai publié une analyse détaillée de l'héroïque épopée de Marco Kralievitch dans les Lettres sur l'Adriatique.
�■24
LETTRES SUR LE NORD.
« ramasse les nuages. Je suis une jeune fille, et je regarde « devant moi. » Le peu qui nous reste des traditions wendes rappelle, par certains détails d'une énergie presque sauvage et par certaines idées aventureuses, les traditions d'Islande. Telle est, par exemple, cette histoire d'un roi fabuleux nommé Anthyre, compagnon d'armes d'Alexandre le Grand. Après la mort du héros, Anthyre quitta l'Asie et s'empara des provinces du Nord. C'est lui qui bâtit la ville de Mikilembourg, et la fortifia par trois châteaux qui avaient douze lieues de circonférence; c'est lui que les chroniques du peuple désignent comme le chef de la maison régnante de Mecklembourg. Si le fait était vrai, il n'y aurait point de maison aussi ancienne dans le monde, car elle remonterait à plus de trois cents ans avant la naissance de Jésus-Christ. Lorsque les troupes de Walleinstein envahirent le Mecklembourg, pendant la guerre de Trente ans, on trouva, dit-on, dans une armoire secrète du cloître de Doberan, un panégyrique en vers de ce soldat aventureux. C'est une composition d'une nature primitive et d'une expression farouche comme les pages les plus rudes des Niebelungen ou les chants anciens de Dietrich, ou certains passages du poëme à'Antar, ce héros arabe, dont le nom offre, du reste, une singulière similitude avec celui du héros mecklembourgeois. « La bravoure, dit l'auteur inconnu de ce poëme, n'a point de repos. Elle ne dort pas dans un lit. Elle s'abreuve de sang. C'est ce que l'on peut facilement voir par les valeureuses actions de ces guerriers qui s'élançaient intrépidement sur le champ de bataille et domptaient leurs ennemis les plus braves. « Il y eut autrefois sur cette noble terre, sur cette terre des Wendes, un roi chanté par les poètes. Il s'appelait Anthyre. C'était un homme d'une merveilleuse audace, qui s'est acquis un grand renom.
�LE MECKLEMBOURG.
25
ii II aimait les louanges que l'on accorde aux combats violents, aux actes de courage. Il était si brave et si fort que jamais homme n'a pu le dépouiller de sa lourde armure. <t Pour défendre un ami, il s'élançait en riant au-devant des troupes ennemies. Pour ceux qu'il protégait, il n'avait que de douces paroles ; mais quand il allait au combat, son regard avait une expression sauvage, et le feu sortait
de sa bouche. a II portait une épée tranchante qui faisait jaillir des flots de sang, et celui qu'elle avait atteint ne guérissait plus. Cette épée était si forte que jamais on ne put la rompre. Malheur à qui s'exposerait à ses coups ! Si elle venait seulement à rencontrer son corps, c'était fait de lui. <c L'armure d'Anthyre était toute noire, et son casque d'une blancheur étincelante ; son bouclier était si pesant que mille cavaliers n'auraient pu le lui enlever. Il portait au doigt un petit anneau qui lui donnait la force de cinquante hommes. C'est avec cet anneau qu'il a fait tant d'actions étonnantes. « Son cheval s'appelait Bukranos. C'était un animal monstrueux, aussi dur que la pierre, qui avait une tête de taureau, et du bout de ses pieds faisait jaillir des étincelles de feu sur la route. Le héros était ferme comme un rocher; on ne pouvait ni le dompter ni l'ébranler, et ceux qui s'attaquaient à lui tombaient sous ses coups. » Une autre tradition du Mecklembourg mérite d'être citée, car elle se rattache à l'histoire d'un grand empire. Au vnr3 siècle de notre ère, la tribu des Obotrites était gouvernée par un roi nommé Gocllav, père de trois jeunes hommes également forts, courageux et avides de gloire. Le premier s'appelait Rurik (paisible), le second Siwar (victorieux), le troisième Truwar (fidèle). Les trois frères, n'ayant aucune occasion d'exercer leur bravoure dans le paisible royaume de leur père, résolurent d'aller chercher ailleurs les combats et les aventures. Ils se dirigèrent à
�26
LETTRES SUR LE NORD.
l'est, et se rendirent célèbres dans les diverses contrées où ils passaient. Partout où ils découvraient un opprimé, ils accouraient à son secours ; partout où une guerre éclatait entre deux souverains, ils tâchaient de reconnaître lequel des deux avait raison, et se rangaientde son côté. Après plus d'une généreuse entreprise, et plus d'un combat terrible, où ils se firent admirer et bénir, ils arrivèrent en Russie. Le peuple de cette contrée gémissait sous le poids d'une longue tyrannie, contre laquelle il n'osait même plus se révolter. Les trois frères, touchés de son infortune, réveillèrent son courage assoupi, assemblèrent une armée, et, marchant eux-mêmes à sa tête, renversèrent le pouvoir des oppresseurs. Quand ils eurent rétabli l'ordre et la paix dans le pays, ils résolurent de se mettre en route pour rejoindre leur vieux père ; mais le peuple reconnaissant les conjura de ne pas partir et de prendre la place de ses anciens rois. Rurik reçut alors la principauté de Nowoghorod, Siwar celle de Pleskow, Truwar celle de Bile-Jezoro. Quelque temps après, les deux frères cadets étant morts sans enfants, Rurik adjoignit leurs principautés à la sienne, et devint chef de la famille des czars qui régna jusqu'en 1598. Il y a tout lieu de croire que les Wendes, en arrivant dans le Nord, y apportèrent le goût des travaux agricoles et des habitudes paisibles qui distinguait la race slave. Mais les guerres continuelles qu'ils eurent à soutenir contre leurs voisins, les agressions violentes dont ils furent souvent victimes, changèrent complètement la nature de leur caractère. Arrachés à tout instant à leurs travaux par le bruit des armes, ' par l'aspect de la torche incendiaire, obligés de se défendre tantôt contre les Saxons et tantôt contre les Danois, d'avoir un champ de bataille dans leurs sillons et un autre sur les flots de la mer, ils mirent le soc de leur charrue sur l'enclume et s'en firent une épée ; ils arrachèrent les lambris de leur grange et
�LE MECKLEMBOURG.
27
construisirent des bateaux ; ils abandonnèrent le sol qu'ils avaient défriché, l'enclos qui les avait nourris, et s'en allèrent chercher leur fortune dans les aventures et leur moisson dans les combats. Bientôt ils jetèrent, comme les Vikinger, l'inquiétude dans le cœur de leurs ennemis et l'effroi dans celui des marchands. Ils devinrent haineux , fourbes et cruels. Souvent on les vit poursuivre, les armes à la main, le marchand avec lequel ils venaient de conclure un traité, et lui reprendre de vive force les denrées qui leur avaient été loyalement payées. Souvent, après une bataille, ils se rassemblaient comme des sauvages autour d'un malheureux captif pour le torturer et jouir de ses convulsions et de ses cris de douleur. On eût dit qu'ils voulaient venger en un instant leurs défaites et leurs désastres, et effacer dans le sang jusqu'à la dernière trace de ces vertus paisibles et compatissantes qui leur avaient été enseignées par leurs pères. La femme était pour eux un être d'une nature très-inférieure; on la vendait comme une marchandise, on la traitait comme une esclave. Il était permis à l'homme d'en avoir plusieurs, de les employer aux travaux les plus rudes, de les faire coucher sur le sol nu, tandis que lui se reposait dans un lit ; et quand ce fier pacha venait à mourir, toutes les femmes qu'il avait épousées devaient s'égorger ou se laisser brûler sur sa tombe. Cette horrible coutume ne cessa en Pologne qu'au x° siècle ; elle existait encore au xr* en Russie. La vie de l'homme avait une valeur, celle de la femme n'en avait aucune. On raconte que des mères égorgeaient leurs filles au moment où elles venaient au monde, comme des êtres indignes de vivre. Peut-être aussi les malheureuses se sentaient-elles émues d'une' si grande pitié à la vue de ces faibles créatures condamnées, dès leur naissance , à subir le poids d'une tyrannie honteuse , qu'elles croyaient faire un acte d'amour maternel en leur ôtantla vie.
�28
LETTRES SUR LE NORD.
Si à ces notions éparses et décousues que les annalistes du Nord nous ont léguées sur les Wendes, nous pouvions joindre un système de mythologie complet, nous y trouverions sans doute des documents précieux sur le caractère de ce peuple , sur son origine, sur sa parenté et ses relations avec les autres nations originaires, comme lui, de l'Orient. Malheureusement il ne nous reste de cette mythologie que des lambeaux à l'aide desquels on ne peut reconstituer ni une cosmogonie ni une théogonie entière. Nous empruntons à un mémoire publié récemment par la Société des antiquaires du Nord 1, et aux historiens du Mecklembourg !, quelques notions sur cette vieille religion des Wendes, contre laquelle les missionnaires chrétiens luttèrent vainement pendant plusieurs siècles, et qui depuis s'est perdue comme un livre dont le vent disperse au loin les feuillets. Cette religion des Wendes, dit M. Petersen, a toute la rude empreinte que l'on remarque dans la mythologie des anciens peuples chez lesquels le sentiment de l'art ne s'est pas encore développé. Car l'art et la mythologie sont toujours étroitement unis l'un à l'autre. On y trouve quelques rapports avec celle des Scandinaves, soit que le contact des deux peuples ait produit le mélange des deux mythologies, soit qu'elles proviennent primitivement d'une même source. Les Wendes reconnaissaient unÊtre suprême éternel,incommensurable , indéfini. On ne lui élevait point d'autel, on ne lui donnait point de nom. C'était le principe créateur de toutes choses, la loi organique du monde, la destinée sombre et terrible cachée dans les voiles de l'avenir,
1. Die %ûge der Dànen nach Wenden, par M. Petersen; Copenhague, 1839. 2. Franck, Ancien et Nouveau Mecklembourg. — Klùver, Dehn Hempel. — Studemund, Description, histoire, statistique et traditions du Mecklembourg.
�LE MECKLEMBOURG.
29
une idée plutôt qu'un personnage réel, un symbole plutôt qu'une image vivante et palpable. D'autres dieux présidaient au mouvement des éléments et aux différentes actions de la vie humaine, mais ils étaient subordonnés à cet être premier, à cet être sans nom. Plusieurs savants pensent qu'on ne lui érigeait point de statue ; d'autres prétendent qu'il était représenté par une image à trois têtes, une sorte de trimurti indienne qui existait dans plusieurs temples wendes. Cette opinion est maintenant admise comme la plus rationnelle. Au-dessous de cette sphère sans fin où plane l'Être suprême, l'Être mystérieux et invisible, apparaissent les dieux subalternes qui agissent directement sur l'homme. Ici l'on retrouve, comme dans toutes les mythologies , le principe du bien et du mal, de l'ordre et du bouleversement , de la fécondité et de la destruction. Le dieu du mal s'appelle Zcemebog (dieu noir); on le représente tantôt sous la forme d'un loup furieux, tantôt sous celle d'un homme tenant un tison enflammé à la main. On lui offrait pour prévenir sa colère des sacrifices sanglants. Le dieu du bien a le front pur, le visage radieux. Il s'appelle Belbog (dieu blanc). A la manière dont on le dépeint , il ressemble au bon Balder, le dieu chéri des anciens Islandais. On croit, du reste, que c'est le même dieu que celui qui était adoré par toutes les tribus slaves sous le nom de Zvantewith. Un de ses temples les plus célèbres était celui d'Arcona dans l'île de Rugen. Saxo le grammairien nous en a conservé la description. C'était un vaste édifice bâti au milieu de la ville et entouré de deux enceintes. La statue du dieu avait quatre têtes tournées des quatre côtés du monde. Elle portait une épée à la ceinture, et à la main droite une corne que le prêtre remplissait de vin à certain jour solennel, pour voir quelle serait la récolte de l'année. La veille de la fête - des moissons , il entrait dans le temple pour le balayer et le net-
�HO
LETTRES SUR LE NORD.
toyer. Aucun autre ne pouvait remplir cette fonction, et lui-même n'osait pas respirer dans le sanctuaire. Il fallait qu'il vînt à la porte du temple chaque fois qu'il avait besoin de reprendre haleine. Le jour de la fête, le peuple s'assemblait autour de l'édifice religieux. Le prêtre regardait la corne : si le vin qu'elle renfermait n'avait pas diminué, c'était un signe certain de bonne récolte. Cette épreuve faite, il répandait un peu de vin devant le dieu, remplissait la coupe, la buvait en faisant une prière pour la prospérité du peuple, puis la remplissait encore, et la remettait dans la main de l'idole. Dans ce moment-là, on offrait au dieu un gâteau de miel de la taille et de l'épaisseur d'un homme. Pour l'entretien du temple, les prêtres prélevaient sur chaque individu un impôt particulier. Ils recevaient, en outre, le tiers du butin que les pirates rapportaient de leurs expéditions. Trois cents chevaliers formaient en quelque sorte la garde d'honneUr du dieu. Lui-même devait avoir un cheval blanc, vigoureux et sans tache , que le prêtre seul pouvait monter. On croyait que Belbog s'en servait pendant la nuit, car parfois le superbe coursier apparaissait le matin haletant et baigné de sueur, comme s'il venait de faire une longue route. Quand le peuple projetait une expédition de guerre, on apportait devant le temple six piques que l'on plantait deux par deux dans le sol. Puis le prêtre amenait le cheval sacré, et le faisait sauter sur ces piques. S'il levait le pied droit le premier, c'était un bon augure ; si, au contraire, il levait le pied gauche, la campagne était ajournée. Dans cette même île de Rugen, on voyait une autre idole qui avait sept figures réunies dans une seule tète. A sa ceinture pendaient sept épées , et elle en tenait une huitième à la main droite. Saxo cite encore une divinité nommée Porcnut, qui avait quatre figures sur les épaules et une cinquième sur la poitrine. Dans la province de Redarier (aujourd'hui duché de
�LE MECKLEMBOURG.
31
Mecklembourg-Strelitz), au milieu d'une forêt sacrée, où personne n'aurait osé couper un rameau d'arbre, on voyait une ville étrange, bâtie en forme de triangle, avec une large porte à chaque angle. Deux de ces portes étaient ouvertes tout le jour; mais la troisième, qui était la plus petite, restait presque constamment fermée. C'était par là qu'il fallait passer pour arriver au bord de la mer. Sur la grève triste et déserte s'élevait un temple d'idoles soutenu par une quantité de piliers qui ressemblaient à des cornes d'animaux. Les murailles de cet édifice étaient couvertes d'un grand nombre de sculptures représentant les dieux et les déesses. Dans l'intérieur du temple on voyait les statues de ces mêmes divinités revêtues de leur armure et portant le casque sur la tête. C'était là que les prêtres gardaient la bannière des troupes. Les prêtres seuls avaient le droit d'offrir un sacrifice aux dieux, et le privilège de s'asseoir dans le temple, tandis que l'assemblée restait debout. Dans les circonstances graves, ils se jetaient la face contre terre en prononçant des paroles inintelligibles. Ils posaient leurs lèvres sur une ouverture pratiquée dans le sol, et adressaient tout bas des questions à un mystérieux oracle, puis ils recouvraient l'ouverture avec une motte de gazon vert et racontaient au peuple ce qu'ils venaient d'apprendre1. Une autre tradition rapporte que la capitale de la province de Redarier était Rhetra. Cette ville avait neuf portes. On y voyait un temple magnifique, et dans ce temple était la statue de Radigart en or, couverte d'une peau de buffle et portant une hallebarde à la main. C'était le dieu de la force et de l'honneur. Siwa était la déesse de la fécondité et de l'amour. On la représentait sous la figure d'une jeune fille toute nue, à demi voilée seulement par une longue chevelure qui des1. Chronique de Dithmar de Mersebourg.
�32
LETTRES SUR LE NORD.
cendait jusqu'aux genoux. Dans sa main droite elle tenait une pomme, dans sa main gauche une grappe de raisin. Prowe, le dieu de la justice, résidait au milieu d'une majestueuse enceinte d'arbres. Le roi venait là s'asseoir, comme saint Louis au pied du vieux chêne, pour rendre ses jugements ; mais le prêtre avait seul le droit de pénétrer dans l'enceinte sacrée, et si un criminel, condamné à mort, parvenait à s'y introduire, c'était pour lui un inviolable refuge. Les Wendes adoraient encore Podaga, le dieu des saisons , et Flins, le dieu de la mort. On le représentait sous la forme d'un squelette ; mais ce squelette portait un lion sur ses épaules. A ce culte des divinités bienfaisantes et redoutables, les Wendes joignaient celui de la nature. Ils s'approchaient avec un saint respect des sources d'eau et des forêts. Dans les flots du lac limpide, ils croyaient entrevoir des génies mystérieux ; dans l'ombre solitaire des bois, ils entendaient, comme les Grecs, résonner à leurs oreilles des paroles prophétiques. Le chêne était pour eux un emblème des forces créatrices de la nature et du principe organique qui la régit. Le vieux tronc, noirci par le temps, dépouillé de feuillage et couvert de mousse, était la cellule silencieuse d'une divinité. A Oldenbourg, les chênes sacrés étaient renfermés dans l'enceinte du temple. A Stettin, on portait des présents à un devin qui consultait une source d'eau et rendait des oracles. Dans plusieurs endroits , on suspendait aux arbres des images de dieux ou des figures symboliques. Le temple était ordinairement bâti dans une île : on y arrivait par un pont, et ceux qui voulaient offrir un sacrifice avaient seuls le droit de passer ce pont. On'immolait aux dieux des bœufs et des brebis. Les prêtres prenaient la meilleure part de l'holocauste; le reste était abandonné au peuple. Parfois on immola des chré-
�LE MECKXEMBOURG.
33
tiens. Les Wendes croyaient que ce sacrifice devait être particulièrement agréable à leurs idoles. Dans une de ces luttes sanglantes qui éclatèrent fréquemment entre les sectateurs du paganisme et les néophytes de l'Evangile, un évêque fut tué et sa tête offerte à Radigart, le dieu de la force. A la suite de l'holocauste, on interrogeait le sort, on jetait en l'air des morceaux de bois noirs d'un côté et blancs de l'autre. S'ils retombaient du côté blanc, c'était un bon augure ; sinon , un signe de malheur. Chaque fois qu'un homme voulait consulter l'oracle ou se concilier la faveur des dieux, il offrait un sacrifice. Les dieux présidaient à/toutes les actions importantes de la vie humaine; les dieux bénissaient les mariages et les serments d'amitié ; ils sanctionnaient les traités de paix, et prêtaient leur appui aux déclarations de guerre. 11 y avait dans chaque temple national un étendard sacré, espèce de palladium que le peuple considérait avec un religieux respect, et que les prêtres allaient chercher cérémonieusement dans les grandes circonstances. Certaines tribus des Wendes avaient pour bannière un dragon avec une tête de femme et des bras couverts de fer. Les habitants de l'île de Rugen en avaient une autre qu'ils appelaient Stanitia, et pour laquelle ils professaient presque autant de vénération que pour leurs dieux mêmes. Indépendamment de ces circonstances accidentelles où la porte du temple s'ouvrait pour celui qui venait immoler une brebis et implorer une faveur, il y avait chaque année trois grandes fêtes, que le peuple entier célébrait par des chants, des danses et des holocaustes nombreux. La première était celle de l'hiver; elle se trouvait précisément placée à la même époque que le Jul des Scandinaves et la Noël des chrétiens. La seconde était celle du printemps; les Wendes l'avaient consacrée à la mémoire des morts. La troisième était celle des moissons. Dans un pays où le sentiment religieux s'associait ainsi
�34
LETTRES SUR LE NORD.
à toutes les actions de la vie , les prêtres devaient nécessairement avoir une grande influence. Ils étaient tout à la fois, dans les temps anciens, juges, législateurs, arbitres suprêmes du peuple. Plus tard, les Obotrites se choisirent un roi, ou plutôt un général chargé de les conduire au combat. Son autorité était extrêmement restreinte. Dans les circonstances graves , on attendait une décision des dieux , et cette décision , c'étaient les prêtres qui la prononçaient ; c'étaient eux aussi qui gardaient dans le temple le trésor de l'État, qui recevaient les offrandes des soldats et les tributs des marchands étrangers. Le roi élu par le peuple montait sur une pierre, mettait sa main dans celle d'un paysan, et jurait de rester fidèle à la religion du pays, de protéger les veuves et les orphelins , et de respecter les lois. Mais les mêmes hommes qui l'avaient investi de la dignité suprême pouvaient facilement l'en dépouiller. Sa couronne était entre leurs mains , ainsi que sa vie. Si un désastre , une mauvaise récolte , une défaite sanglante survenait dans la contrée, le roi en était responsable. On le regardait comme un être livré à une malheureuse fatalité , et, pour prévenir de nouvelles infortunes, on l'immolait aux dieux. Le même usage existait en Suède. Les Suédois égorgèrent un jour leur roi Domald, et arrosèrent avec son sang les autels de leurs idoles pour faire cesser la disette. Les habitants de l'île de Rugen avaient un roi ; mais, dans la plupart des districts occupés par des tribus slaves , il portait le titre de waiiiooda (chef dans la guerre). Les étymologistes croient reconnaître dans les syllabes finales de ce titre, dans ce mot de woda, le nom d'Odin, dieu des Scandinaves. Toute l'histoire des Wendes, depuis l'époque où elle se révèle à nous, c'est-à-dire depuis le temps de Charlemagne, n'est qu'un triste tableau de dissensions civiles et de guerres perpétuelles. Les Obotrites luttent contre les Wilzes , contre les Saxons , contre les Danois. Quand le
�LE MECKLEMBOURG.
35
combat cesse d'un côté , il recommence de l'autre ; quand l'orage ne gronde plus au dehors, il éclate au dedans. Les chefs de la peuplade mecklembourgeoise se disputent le pouvoir, se trahissent, s'égorgent ; les inimitiés particulières se mêlent aux haines nationales. Les paysans se pillent, et les pirates vont comme des oiseaux de proie attendre leur victime sur les vagues lointaines. Enfin, cette tribu slave n'apparaît que comme une société confuse et violente, dont nulle loi n'arrête les emportements, et à laquelle la religion même n'impose aucun frein régulier. Au commencement du ixe siècle , un moine de Picardie alla prêcher le christianisme dans le Nord, et fit en peu de temps assez de progrès pour qu'en 833 le pape crût devoir fonder l'évêché de Hambourg. Mais cette douce et pacifique loi de l'Evangile, qui avait déjà tempéré tant de passions ardentes et adouci tant de nations farouches, ne fit que jeter parmi les Wendes de nouveaux germes de discorde ; ceux qui cédèrent à la voix des missionnaires furent signalés comme des traîtres et des hommes indignes de toute pitié. De là des haines profondes , des actes de violence et des guerres sans fin. Les païens croyaient faire une œuvre agréable à leurs idoles en poursuivant avec acharnement les néophytes de l'Evangile. Pour se concilier la faveur de leur terrible Zcernebog, ou de leur dieu Radigart, ils incendiaient une chapelle, ils massacraient une famille chrétienne. Plusieurs fois les Saxons essayèrent de convertir par la force ces rudes peuplades que la parole éloquente des missionnaires ne pouvait émouvoir. Quand ils gagnaient une bataille, la loi de l'Evangile devenait toute-puissante ; les princes acceptaient le baptême pour obtenir la paix, et le peuple promettait de bâtir des églises ; puis , à peine l'armée ennemie avait-elle quitté la frontière , à peine l'heure de la crise était-elle passée, que les idées de conversion étaient aussitôt anéanties ; le chef de la tribu se
�36
LETTRES SUR LE NORD.
hâtait d'abjurer ses promesses religieuses, les soldats démolissaient l'église commencée , et les prêtres rapportaient en grande pompe la statue de l'idole dans son temple. Cette lutte des croyances religieuses dura trois siècles; peu à peu, enfin, elle s'amortit : la persévérance des prédicateurs chrétiens l'emporta sur l'opiniâtreté des païens. En 1168 , on brisait la dernière idole dans File de Rugen, et trois années après il y avait un évêché à Schwerin. En introduisant dans cette contrée un nouveau dogme, les missionnaires y introduisirent aussi une autre langue. L'Allemagne fit la conquête morale et intellectuelle du Mecklembourg ; un grand nombre de familles wendes s'étaient éteintes dans les longues guerres qui ravagèrent leur pays ; elles furent remplacées par des familles allemandes. Les missionnaires en amenèrent d'autres encore, et les premiers princes chrétiens , qui trouvaient en elles un appui, les favorisèrent de tout leur pouvoir. L'élément slave, combattu ainsi de tout côté par le glaive du soldat et le dogme du missionnaire , s'affaiblit graduellement , l'élément germanique grandit. Au dehors, l'Allemagne cernait la terre des Wendes ; au dedans, «elle y jetait sans cesse de nouvelles racines ; elle agissait sur cette contrée à demi barbare par sa puissance politique , par sa religion, par un premier développement d'idées morales qui apparaissent alors comme l'aurore de la civilisation. La lutte n'était pas égale : les Wendes furent vaincus, et la langue allemande remplaça dans le Mecklembourg l'idiome slave1. Mais la population étrangère qui vint s'adjoindre à la tribu des Wendes n'empêcha pas le pays d'être de nouveau envahi par les Danois. Canut VI s'en empara-en 1202, et ses successeurs le gouvernèrent
1. Il existe cependant encore dans le Mecklembourg un grand nombre de paysans et plusieurs familles nobles dont l'origine est incontestablement slave. Telle est, entre autres, celle des Bassewitz, Btilow, Derwitz, Flotow, Lutzow, Lewetzow, elc.
�LE MECKLEMBOURG.
37
pendant vingt-cinq ans. Les descendants de Niclot, prince des Obotrites , le délivrèrent enfin de l'oppression ; mais à peine l'avaient-ils affranchi, qu'ils l'affaiblirent en le partageant. Les quatre fils de Borovin II formèrent quatre États de l'antique principauté. L'aîné des frères, Jean, obtint la plus grande partie de ce duché : c'est de lui que descendent les princes actuels du Mecklembourg ; les trois autres formèrent la ligue de Richenberg, Werle et Rostock. Plus tard, on vit se former la branche des seigneurs de Boizembourg , des comtes de Schwerin et des princes de Mecklembourg-Stargard. On comprend tout ce qu'un Etat déjà si restreint devait perdre en se divisant en plusieurs parcelles. Cependant il lutta glorieusement encore contre des voisins ambitieux, contre les villes hanséatiques , contre les Danois et les Suédois ; puis il eut des princes hardis et intelligents qui l'illustrèrent par leur courage, ou le fortifièrent par de sages institutions. Tel était, entre autres , Jean Ier, le chef de la branche du Mecklembourg. Il avait étudié à l'Université de Paris, et sa science lui fit donner le surnom de Théologien. Il fonda plusieurs établissements utiles, détruisit un repaire de pirates, et sut maintenir, par sa sagesse autant que par sa valeur, l'ordre et la prospérité dans son pays. Son fils, Henri Ier, surnommé le Pèlerin, était un de ces hommes au cœur chevaleresque, à l'esprit aventureux, que les poètes du moyen âge se plaisaient à chanter, et dont le peuple inscrivait avec amour le nom dans ses légendes. Le désir de s'illustrer par de grandes actions l'entraîna hors des limites de son étroit domaine; il partit pour la Terre sainte, laissant à sa femme le soin de régir le duché. Pendant quinze ans, la noble princesse remplit cette tâche difficile avec une rare prudence et une admirable énergie : obligée tantôt de se mettre en garde contre des projets d'invasion , tantôt de résister, comme la Pénélope antique, à des offres de mariage, elle sut tour à tour éviter chaque écueil
3
>
�38
LETTRES SUR LE NORD.
et prévenir chaque danger. Lorsque ses fils furent en âge de régner, elle leur abandonna le pouvoir qui lui avait été confié, et se retira dans la solitude. Depuis que le vaillant Henri était éloigné de l'Allemagne , on n'avait eu aucune nouvelle de lui ; chacun le croyait mort, et sa noble femme faisait prier pour lui et portait des vêtements de deuil. Mais voilà qu'un beau jour le bruit se répand que le pèlerin aventureux n'est pas mort, qu'il revient. La nouvelle court de village en village. La fidèle Anastasie sort de sa retraite pour embrasser celui qu'elle n'espérait plus jamais revoir, et Henri apparaît, les cheveux blancs, le visage amaigri par les souffrances. Ce n'était plus ce beau chevalier à la tête haute, au regard fier, que l'on avait vu partir avec les rêves audacieux de la jeunesse. Hélas! non, c'était l'homme trompé dans son espoir, vaincu par le temps, qui s'en revient le front penché, le cœur malade, après avoir expérimenté la vie et les choses, et qui, debout sur les lieux témoins de sa première ardeur, leur redemande un reste des songes passés, et ne trouve plus rien. Henri n'avait pas même pu aborder sur le champ de bataille où il espérait exercer son courage. Au moment où il sortait de Marseille, des corsaires le prirent et le gardèrent vingt-ciijq ans captif au Caire. Dans ce moment, le récit de ses malheurs lui donnait un nouveau prestige. Les cloches des églises sonnaient sur sa route, les prêtres chantaient un chant de joie, et le peuple accourait au-devant de lui. Ses deux fils lui remirent humblement le sceptre qu'ils avaient reçu de leur mère. Mais Henri ne le garda pas longtemps. Il mourut en 1301, et l'Allemagne le célébra longtemps dans ses ballades et ses traditions. Bientôt son fils donna un nouvel éclat au Mecklembourg par sa hardiesse et ses exploits. Son règne ne fut qu'une longue guerre souvent difficile et souvent glorieuse. Il dompta l'orgueil des villes hanséatiques, fit peur au Da-
�LE MECKLEMBOURG.
39
nemark et combattit noblement pour le roi de Suède. Ses ambitieux voisins, qui d'abord avaient osé attenter à ses droits, lui demandèrent la paix, et le peuple le nomma avec orgueil Henri le Lion. Au xvc siècle, trois des maisons princières formées par le partage des fils de Borovin étaient éteintes ; celle de Mecklembourg reprit leur héritage. Les fils d'Albert le Beau la divisèrent encore en deux branches, et diminuèrent ainsi son pouvoir. Puis arriva la Réformation, ce temps des grandes idées et des grandes luttes, puis la guerre de Trente ans qui ravagea toute l'Allemagne. Le Mecklembourg fut envahi par des troupes catholiques, ses deux souverains légitimes furent détrônés, et Wallenstein posa sur sa tête la couronne de leurs duchés. Quand la guerre cessa, le trésor était vide, le pays dévasté. Partout la main cruelle du soldat avait porté le fer et le feu ; partout des maisons en ruine, des villages déserts, des champs incultes. Le règne de Charles-Léopold ne fit qu'aggraver cette misère. Le malheureux pays, ravagé, dépeuplé, endetté, ne reprit un peu de force et d'espoir que sous l'autorité bienfaisante de Chrétien-Louis II. A ce prince vertueux et éclairé succéda Frédéric le Bon qui, par ses sages institutions, par ses intelligentes économies, rétablit l'ordre dans les finances et adoucit les malheurs du peuple. Son successeur, Frédéric-François, acheva cette œuvre salutaire. Son long règne, son règne de cinquante ans, fut menacé de plus d'un désastre et troublé par plus d'un orage : il vit éclater la révolution française qui ébranla le monde entier ; il vit le vieil empire germanique se dissoudre ; il vit l'étoile des grandes puissances pâlir, l'Autriche courbant la tête sous le glaive étranger, et la Prusse morcelée par la main de celui qui faisait et défaisait les rois. Malgré le système de neutralité qu'il essaya de garder au milieu de ce choc des armées et de cette lutte des royaumes, il ne put échapper à la tem-
�40
LETTRES SUR LE NORD.
pête qui agitait toute l'Europe. Des troupes françaises envahirent ses Etats. Un général français s'installa dans son château comme gouverneur. Le noble prince fut obligé de quitter le domaine de ses pères, avec la douleur de voir ses sujets subjugués par de nouveaux maîtres et condamnés à de rudes impôts. Mais plus leurs souffrances avaient été grandes pendant une partie des guerres de l'Empire, plus il s'efforça de les adoucir quand les jours de calme revinrent. Le Mecklembourg lui doit une foule de réformes habilement conçues, des règlements utiles sur le commerce , sur la justice, sur l'administration, sur l'instruction publique ; car en même temps qu'il travaillait à assurer le bien-être matériel de son peuple, il essayait de donner une nouvelle extension à son développement moral. En 1835, il reçut de l'affection de ses sujets un éclatant témoignage du succès obtenu par ses efforts. Il y avait cinquante ans qu'il régnait. Tous les habitants du duché, jeunes et vieux, riches et pauvres, se réunirent spontanément pour fêter l'anniversaire de son avènement au trône, et dans cette fête, inspirée par la reconnaissance, animée par l'amour, il n'y avait rien de faux et rien de fardé. Le paysan la célébrait avec la même joie que le grand seigneur. Les lambris de la ferme et ceux du château entendaient répéter les mêmes vœux, et tout haut on disait : Le chef de la maison de Mecklembourg a le premier donné l'exemple du savoir ; Henri le Pèlerin, celui de la noblessechevaleresque ; Henri le Lion, celui de l'ardeur et de la persévérance; Frédéric le Bon, celui de la justice et de l'humanité ; Frédéric-François nous donne l'exemple de la sagesse, de l'intelligence, des douces vertus et des nobles pensées. — L'excellent prince ne survécut pas longtemps à ce touchant hommage. Il est mort en 1837, laissant comme une bénédiction le souvenir de son règne dans le cœur de ses sujets, et le souvenir de ses vertus dans le cœur de ses enfants.
�LE MECKLEMBOURG.
41
Le Mecklembourg est divisé en deux duchés, celui de Schwerin, qui est le plus important et le plus étendu, et celui de Strelitz. La surface du pays est de 280 milles (560 lieues) carrés, dont 228 appartiennent au duché de Schwerin, et 52 à celui de Strelitz. La population du premier s'élève à 2071 habitants par 22 milles carrés, celle du second à 1710. Il y a dans le duché de Schwerin 40 villes, 9 bourgs, 308 grands villages, 2200 petits villages et métairies ; dans celui de Strelitz, 9 villes, 2 bourgs, et 522 villages et métairies. Dans ces deux duchés, les impôts sont très-également répartis, et très-minimes comparés à ceux de plusieurs autres contrées de l'Allemagne. Ils ne s'élèvent, dans le pays de Schwerin, qu'à 1 florin 29 schellings (environ 4 francs) par tête1. Dans le pays de Strelitz, ils sont encore plus minimes. A part les droits d'entrée il n'y a point d'impôt indirect. Le propriétaire paye une taxe régulière pour son domaine, le fermier pour sa ferme, et le fisc ne leur demande plus rien. Les deux duchés, gouvernés séparément par deux princes indépendants l'un de l'autre, sont réunis par la même constitution. Leurs députés s'assemblent au même lieu et délibèrent sur les mêmes propositions. Le principe constitutionnel qui forme une des bases du gouvernement mecklembourgeois remonte très-haut. Dès le xive siècle, on voit que les nobles et les grands propriétaires du pays prenaient une part directe aux affaires. Plus tard, les villes et ensuite les prélats eurent le même droit. Au xvic siècle, la première charte du pays fut rédigée; au xvne siècle, les assemblées nationales furent convoquées chaque année. La constitution actuelle a été faite d'après celles de 1523, 1572, 1621 et 1755.
1. Dans le duché de 3ade, les impôts s'élèvent à 5 florins et demi par tête; dans la Saxe, à 5 florins 50 kreuzer; dans la Prusse et la Hesse, à 6 florins.
�4-2
LETTRES SUR. LE NORD.
Chaque année les grands-ducs convoquent les états et les réunissent tour à tour dans la principauté de Schwerin et dans celle de Strelitz. Les deux princes sont représentés auprès de l'assemblée par trois commissaires qu'ils nomment eux-mêmes. Trois maréchaux héréditaires (deux pour le duché de Schwerin, un pour celui de Strelitz) sont chargés de recevoir les propositions des commissaires et d'y répondre au nom de l'assemblée. C'est à cette assemblée qu'il appartient de voter de nouveaux impôts et de faire de nouvelles lois. Elle ne possède pas elle-même le droit d'initiative en matière de législation, mais elle a le pouvoir du veto. Les sessions de la diète durent ordinairement six semaines. Les commissaires qui l'ont ouverte au nom des princes la ferment avec les mêmes formalités. Les députés appelés à faire partie de la diète sont divisés en deux classes. La première se compose des propriétaires de biens nobles et de biens de chevalerie (Ritlerguter); la seconde, des représentants de la bourgeoisie élus par les villes. Les biens nobles donnent à la diète 572 envoyés; la bourgeoisie n'en donne que 40. Au' premier abord, on est étonné de cette disproportion. Mais une grande partie des propriétés de chevalerie a déjà passé entre les mains de la bourgeoisie, et, comme le droit de représentation est attaché au sol, il s'ensuit que le nombre des députés de la bourgeoisie augmente toujours , tandis que celui des députés de la noblesse diminue. Des 572 biens auxquels est attaché le droit de représentation, 256 appartiennent à des bourgeois. Si on ajoute à ce nombre les 40 députés des villes, on voit que les représentants de la bourgeoisie sont en majorité, et, si les nobles continuent à se dessaisir de leurs propriétés, la constitution aristocratique du Mecklembourg deviendra bientôt passablement démocratique.
�HAMBOURG1.
A PAUL GAIMARD.
Hambourg n'est pas une belle ville, tant s'en faut ; mais c'est une ville étrange, plus curieuse à voir que toutes celles dont on vante les édifices. Un grand nombre de ses rues datent du xn5 siècle, et alors personne ne songeait à élever des constructions symétriques, à leur donner un alignement. Toutes les maisons ont été jetées l'une à côté de l'autre, qui de ci, qui de là, selon le caprice ou la fortune de celui qui les bâtissait. Ainsi, au centre de la cité, autour du Berg et de la Pauli Kirche , on ne trouve que ces anciennes rues étroites, obscures, tortueuses, traversées par des ruelles plus étroites et plus tortueuses encore. C'est, pour l'étranger qui s'y aventure sans guide, un vrai labyrinthe, d'où il ne sort qu'en mettant à l'épreuve la complaisance des passants. Là sont les archives de la république, la Banque, providence des négociants, et la Bourse, espèce de halle grossière bâtie sur l'eau. Là sont les plus grands canaux ; là est la vie de Hambourg, la vie commerciale et industrielle. Toutes les maisons de cette partie de
1'. L'effroyable incendie de 1842 a transformé la vieille cité hanséatique. Nous dépeignons ici Hambourg tel qu'il nous est apparu en 1836. Nous l'avons revu, dans sa régénération, et nous avons essayé de le décrire dans le livre que nous avons publié récemment : Un été au bord de la Baltique.
�44
LETTRES SUR LE NORD.
la ville sont hautes, et l'espace y est mesuré au poids de l'or. Du rez-de-chaussée jusqu'au pignon, le marchand envahit tout. Il a là ses magasins, ses comptoirs ; il sait ce que lui coûte chaque pied de parquet qu'il occupe, il rêve jour et nuit à le faire fructifier. Mais sous le seuil du rez-de-chaussée on aperçoit une porte souterraine, qui s'ouvre à moitié au-dessus du pavé ; c'est là que les vrais buveurs viennent, dans un doux mystère, encenser le dieu qu'ils se sont choisi. Un tonneau d'or élevé au-dessus de la fenêtre est le signe sacré devant lequel ils s'inclinent, et des amas de coquilles d'huîtres, des débris de verres annoncent le lendemain aux passants quel a été le sacrifice. Dans les carrefours et les ruelles, ces demeures souterraines sont habitées par les ouvriers et lès familles du peuple. C'est une triste chose que de voir ces pauvres gens entassés dans ces retraites humides, où jamais l'air salubre ne pénètre, où jamais leurs regards ne peuvent se réjouir d'un rayon de soleil. Pendant l'hiver, le ruisseau grossi par la neige les inonde ; pendant l'été, chaque passant les éclabousse, et le char doré qui s'arrête à la porte leur ôte le peu de jour qui leur reste. Ces malheureux sont placés là comme ils le sont dans le monde : l'édifice qu'ils habitent pèse sur eux comme l'échelle sociale. La famille du riche danse sur leur tète, le riche chante en passant devant leur prison. Ils se courbent sous le poids de leur misère, et ils subissent le bruit de toutes les fêtes, le retentissement de tous les éclats de joie. Ce sont les parias de la bourgeoisie, les ilotes d'une république de commerce. Mais quand on a quitté ces quartiers où la misère se montre ainsi dans toutes ses souffrances, il est beau de voir Hambourg avec les riches campagnes qui l'environnent, les canaux qui la traversent, et les deux fleuves qui forment sa ceinture. Les vieux remparts qui protégeaient la ville libre ont été détruits, et sur ces noires murailles, du moyen âge on a dessiné des allées, on a planté
�HAMBOURG.
45
des arbustes. L'enfant joue sur les créneaux gardés autrefois par l'arquebuse, et des buissons de fleurs s'épanouissent sur les tours tombées en ruine. Au nord et au sud, la ville s'est agrandie. De nouvelles rues ont été construites avec élégance. Le Neuenoall est couvert de riches magasins où l'on voit étalé tout le luxe des denrées européennes. L'Esplanade ressemble à une double haie d'hôtels aristocratiques au milieu d'une campagne, et le Jungfemstieg s'élève en face du bassin de l'Alster, comme les riantes maisons de Genève au bord du lac. Ici est le monde élégant, ici les étrangers, les bourgeois, les flâneurs qui restent une partie de la journée assis sous la tente du pavillon suisse, fumant d'un air très-méditatif leur cigare, en contemplant les jeunes femmes qui passent. Traversez quelques rues ; vous voilà au milieu des matelots. Voyez : les deux rades sont pleines, les bâtiments se serrent l'un contre l'autre, et ceux qui sont arrivés trop tard restent en dehors de la palissade. Nulle part en France il n'existe un port aussi simple, aussi dénué de toute espèce de constructions que celui de Hambourg, et nulle part on ne voit aborder tant de navires de tous les pays, tant de pavillons de toutes couleurs. J'ai descendu l'Elbe jusqu'à Blankenes. C'est une charmante excursion. A gauche, on aperçoit le pays de Hanovre, plat, mais couvert de verdure et parsemé de villages; à droite, la cité danoise, où tour à tour s'élève le hameau du pêcheur, l'atelier de construction avec ses navires sur les chantiers, ou la riche habitation du marchand avec ses jardins. C'était un dimanche. Les enfants couraient sur la grève. Les jeunes filles, portant leurs plus belles robes et leurs plus beaux bonnets de velours, se rendaient à l'église. Les fenêtres étincelaient aux rayons du soleil; et les vieillards, assis sur le banc de pierre, devant leur porte, semblaient attendre le voyageur pour lui offrir l'hospitalité. Au-dessus d'une de ces habitations j'aperçus une demi-douzaine d'étendards danois. C'était
�46
LETTRES SUR LE NORD.
un signe de mariage. Les habitants de la côte invitent ainsi les étrangers qui passent devant leur demeure à s'associer à leurs impressions de joie ou de tristesse. Le pavillon blanc, surmonté de la croix de Danemark, annonce qu'une fiancée vient d'entrer dans la famille. Le pavillon rose annonce la naissance d'un enfant. Si le pavillon, au lieu de flotter joyeusement au-dessus de l'habitation du pêcheur, est attaché plus bas que de coutume, si ses longs plis se penchent vers la terre, on sait que la mort s'est arrêtée dans cette demeure. Ainsi, quand le matelot passe au pied de la côte, il reconnaît ces signaux de famille, et il peut adresser un souhait de bonheur ou un regret d'ami à ceux qu'il a plusieurs fois rencontrés sur mer. Ce jour-là, les vagues étaient calmes, le vent était bon. Le fleuve était couvert de bricks, de sloops, de bâtiments à deux mâts et de barques de toutes sortes, voguant à pleine voile, et laissant derrière elles un long sillon. Quelques instants après, ces bâtiments entraient dans le port d'Altona, dans le port de Hambourg, ou se répandaient dans les divers canaux de la ville. Depuis le moyen âge, combien de villes célèbres ont été déshéritées de leur gloire et privées de leur couronne ! Combien de provinces républicaines ont courbé la tête sous le sceptre monarchique ! Mais Hambourg a gardé les bases de son ancienne constitution et ses privilèges de ville libre. Même dans ses solennités gouvernementales, elle a conservé les anciens usages, et dans ses actes les anciennes formules. Son bourgmestre porte ericore le titre de magnifique, et ses sénateurs celui de sagesse. Elle a passé par mainte phase pénible ; èlle a eu des rivalités à combattre, des guerres à soutenir, et toujours elle a surmonté les dangers qui la menaçaient ; toujours les trois tours de la vieille ville ont reparu sur l'étendard national avec un nouvel éclat. Sa richesse s'est accrue à chaque siècle, et son commerce tend sans cesse à se développer
�HAMBOURG.
47
davantage. Mais aussi quel zèle dans ses spéculations et quelle ardeur pour le travail ! Il faut voir comme les maisons sont ouvertes dès le matin, comme les marchands se hâtent d'arriver au comptoir, et comme la foule se presse et se coudoie dans les nies ! Il y a là une langue particulière qu'on entend bourdonner tout le jour, une langue qui court d'un bout de la ville à l'autre : c'est la langue du commerce, c'est le mot argent ! Les Hambourgeois apprennent à la parler en venant au monde, et les vieillards s'en souviennent en s'endormant du dernier sommeil. Tout porte ici l'empreinte du caractère marchand, tout se réduit à une valeur numérique, tout s'escompte. Il existe à Hambourg une espèce d'impôt qu'on ne retrouve peut-être nulle part. Passé quatre heures du soir en hiver, et huit heures en été, les portes de la ville sont censées closes, et personne n'entre sans payer un tribut de quatre schellings (huit sous) ; un peu plus tard le tribut augmente. A dix heures il est le double, et à minuit on est obligé de s'en rapporter à la commisération des gardiens. Au moment où la taxation commence, on doit sonner la cloche au moins pendant un quart d'heure ; mais les percepteurs de l'impôt font toujours en sorte d'abréger le signal de quelques minutes, et alors c'est un étrange spectacle que de voir les ouvriers et les pauvres gens de la campagne se presser en foule pour éviter l'impôt qui les menace. On raconte que, lorsque les Français occupaient Hambourg, ils avaient perfectionné ce moyen d'enrichir leur caisse. La veille des dimanches et des grandes fêtes , c'est-à-dire la veille des jours où toute la ville émigré à la campagne, ils sonnaient pendant une heure entière. Le lendemain, les dignes pères de famille qui se promenaient dans les champs ne se pressaient pas en entendant les premiers sons de la cloche. Ils s'en revenaient fort à leur aise, persuadés qu'ils avaient encore une heure à eux, et vantant la galanterie des Français; mais, au bout de quelques minutes, la cloche
�4S
LETTRES SUR LE NORD.
restait muette, la porte était fermée, et des piles de schillings s'entassaient au bureau de l'octroi. Quand on a vécu quelques jours parmi les Hambourgeois, on sent qu'il ne faut leur parler ni d'art ni de poésie. Leur livre de poésie, c'est le registre de recettes et de dépenses ouvert sur le pupitre ; leur plus belle musique, c'est le son argentin des thalers qui tombent dans la caisse de fer ; et pas un tableau de grand maître ne vaut pour eux l'effigie d'un species 1. Ils n'ignorent pas cependant tout à fait ce que signifie le mot de littérature ; ils le prononcent même quelquefois. Mais on sent que la littérature est pour eux un objet de luxe, comme une plante exotique qu'ils apportent dans leur demeure. Ils ont une bibliothèque nombreuse , mais personne ne la fréquente ; ils fondent des écoles, mais une fois qu'ils ont pénétré dans le magnétisme des chiffres, ils n'étudient plus ; ils ont un vaste établissement où ils se réunissent chaque jour : c'est la Bôrsenhalle, dirigée par M. Hosstrup. On reçoit là un grand nombre de journaux politiques, industriels , littéraires, et la plupart des livres nouveaux. Les journaux littéraires sont abandonnés aux novices de la communauté qui n'ont point encore renoncé aux erreurs de ce monde, et les journaux industriels, les plus pratiques et les plus secs, sont envahis par les grands penseurs de la Banque. Ici, le plus charmant feuilleton ne vaut pas une demi-ligne du tarif de douane, et les annales scientifiques d'Allemagne, les revues de Londres ou de Paris, sont placées, dans l'estime des habitants de la Bôrsenhalle, bien après la feuille d'annonces d'un des plus petits ports de Hollande ou de Norvège. Peu de poètes sont nés ici, mais quelques-uns y ont vécu : Hagedorn, Lessing, Klopstock, et dernièrement Veit"Weber. Maintenant, quelques hommes encore s'y distin1. Écu de six francs.
�HAMBOURG.
49
guent par leur amour de l'étude et par leurs travaux. C'est pour moi un vrai plaisir de citer ici M. Siveking, l'un des syndics, et M. Lappenberg, l'un des jeunes savants les plus distingués de l'Allemagne. Mais ce ne sont là que des exceptions, et le reste de la ville garde une profonde apathie littéraire. Dans un tel état de choses , quelques jeunes gens n'ont pas craint de publier des journaux d'art et de critique. Je ne sais si la vie commerciale de Hambourg a influé sur eux, si l'air que l'on respire ici a paralysé leur verve; mais assurément l'œuvre qu'ils ont produite n'a pas répondu à leur témérité. Ainsi, il y a une feuille littéraire qui a pris le titre à'Originalien, et qui n'est rien moins qu'originale, je vous assure. Une autre porte un nom de planète et rampe terre à terre. Une troisième s'appelle Argus; c'est la feuille la plus aveugle qui existe. Je ne parle pas des Lesefrùchte et des Litterarische Blatter, où l'on ne fait que charpenter et habiller assez maladroitement à l'allemande les articles empruntés aux journaux français et anglais. Quant à la politique, je ne crois pas qu'elle trouve nulle part un sol aussi ingrat que celui-ci. Elle a contre elle l'indifférence des marchands, les préventions des censeurs, qui, de leur nature, ne sont pas très-amis de la politique, et les susceptibilités extrêmes des consuls de tous les pays. Si le journaliste veut faire passer un article de théorie gouvernementale, le syndic, chargé de maintenir les bonnes traditions, va lui démontrer qu'il y a dans son travail une foule d'hérésies ; si un article d'industrie, il faut prendre garde de blesser les opinions d'un riche négociant, sénateur et peut-être bourgmestre; si un article défaits sur quelque contrée de l'Europe, voici le consul qui arrive aussitôt, prend l'article, réprouve la manière dont le fait est raconté, demande qu'on efface une phrase, qu'on change des épithètes ; et le. censeur, qui n'a aucun ména-
�50
LETTRES SUR LE NORD.
gement à garder envers le pauvre journaliste, et qui tient beaucoup à ne pas se mettre mal avec les représentants du pouvoir, prend la plume ou les ciseaux, et exécute la sentence. Voulez-vous savoir comme la censure s'exerce à Hambourg? En voici deux exemples. Dernièrement le rédacteur d'une feuille politique apporte au censeur un article d'industrie, dans lequel il avait eu la hardiesse de dire que la poudre fabriquée en France valait mieux que celle de Prusse. Toute cette phrase fut biffée d'un seul trait, attendu que la Prusse ne peut être, sous aucun rapport, inférieure à la France. Un autre journaliste avait traduit un discours du roi de Suède, dans lequel il était parlé du choléra asiatique. Il fallut supprimer le mot asiatique, parce que la Russie aurait pu en être choquée l. Avec de telles entraves, que peuvent faire les journalistes , si ce n'est d'enregistrer les nouvelles politiques de chaque jour? C'est ce qu'ils font. Cependant il leur est permis de publier des extraits de polémique traduits des journaux français. Quand cette polémique ne répond pas entièrement à leurs idées, ils en fabriquent une eux-mêmes, et trompent la sévérité du censeur en mettant au bas de leur article le nom de quelque feuille parisienne. Que Dieu leur pardonne ! C'est bien le moindre péché qu'ils puissent commettre dans l'état d'abstinence perpétuelle auquel ils sont condamnés. Du reste , une fois ce fait admis, que les négociants de Hambourg ont très-peu de libéralisme politique, une fois qu'on s'est résigné à ne leur parler ni de poëme épique , ni de drame, ni d'histoire, ni de sculpture, on peut avoir avec eux des relations très-sûres et très-agréables. Ils sont honnêtes, prévenants, hospitaliers, et ils savent faire honneur à une lettre de recommandation comme à une lettre de change. "
1. Historique.
�HAMBOURG.
51
A un quart de lieue de Hambourg s'élève Altona. Le drapeau danois sépare les deux cités, mais les relations de commerce les réunissent. Il n'y a entre elles ni douane ni octroi. Elles sont liées par l'intérêt, elles se rapprochent chaque année par la construction de quelque nouvel édifice. Elles se touchent presque maintenant, et l'une ne sera bientôt que la continuation de l'autre. Les négociants d'Altona n'ont point de Bourse à eux : ils viennent à Hambourg traiter leurs affaires, ils sont membres de la Bôrsenhalle ; on les regarde ici comme des concitoyens ; n'était leur titre de Danois, on en ferait volontiers des sénateurs , voire même des syndics. Altona est bâtie au bord de l'Elbe ; les navires s'arrêtent au pied des maisons le long de la côte : quelques faisceaux de poutres les protègent ; c'est un port formé naturellement, et pour lequel la science de l'architecte n'a rien fait. Il en est de même à Hambourg : il n'y a là ni' bassin de pierre , ni quai, ni digue ; seulement quelques piliers de bois, une palissade en planches, et des milliers de navires y affluent toute l'année. Altona, la capitale du Holstein, la seconde ville du royaume de Danemark, renferme environ trente mille habitants. On ne trouve pas là le même mouvement, la même agitation commerciale qu'à Hambourg ; mais c'est une ville attrayante, bien bâtie, habitée par de riches négociants. La rue de Pallmail peut être comparée aux plus beaux quartiers de nos plus belles villes de France. Elle a été construite en grande partie par un riche armateur, M. Bauer, qui par ses vastes relations a beaucoup contribué à la prospérité de sa ville natale. A côté d'Altona est le village d'Ottensen. Ceux qui aiment la poésie vont là en pèlerinage saluer le tombeau de Klopstock; le chantre de la Mcssiade est enterré au pied de l'église. Sa femme lui a fait élever un monument, puis elle est venue se placer à côté de lui, et son frère et ses neveux reposent dans la même enceinte. Quelques fleurs
�52
LETTRES SUR LE NORD.
décorent le dernier asile du pocte, et un tilleul majestueux l'entoure de ses longs rameaux. Je visitais cette tombe dans les premiers jours de mai. Le gazon qui la recouvre avait reverdi ; les marguerites blanches , les violettes des champs qui la parsèment commençaient à s'épanouir. Le vieux tilleul avait repris son feuillage, et le long de ses rameaux quelques bourgeons pareils à ceux des orangers s'ouvraient déjà au vent du matin. Un rayon de soleil éclairait la belle figure de vierge qui s'élève aurdessus du monument de Klopstock. L'hirondelle, rasant le sol, s'en allait chercher un peu de terre pour bâtir son nid, et à quelques pas de là une linotte chantait sur une croix. J'étais seul, je me penchai avec recueillement sur la balustrade qui entoure la tombe du poète, et dans ce réveil de la nature, dans ce printemps épanoui sur une tombe , dans ces rayons de soleil éclairant un grand nom, il me semblait voir une image de l'éternelle jeunesse, de l'éternelle gloire de la poésie, c'est-à-dire de la pensée humaine dans son plus haut essor et sa plus noble expression. Un homme s'approcha de moi, un vieillard ; il me parla de Klopstock, de sa famille qu'il avait connue, de ses vers qu'il avait appris par cœur. Puis il me tendit la main, et je lui donnai quelques schellings, heureux de payer ce dernier tribut à la mémoire de celui dont les œuvres m'avaient souvent causé tant de joie, heureux de trouver dans ce village du Nord un homme qui demandait un acte de bienfaisance au nom de la poésie, comme ailleurs on le demande au nom d'une sainte.
�LUBECK.
A JULES MICHELET.
Les jours de la grandeur et de la poésie du commerce sont passés; le temps n'est plus où Lubeck combattait glorieusement pour sa liberté, où tous ses bourgeois étaient soldats, où ses bourgmestres marchaient en tête des corporations avec la lourde pique à la main et l'armure de fer sur la poitrine. Le temps n'est plus où les princes fugitifs venaient implorer l'appui de cette république où les arts ornaient les œuvres de l'industrie, où la main patiente de l'architecte ciselait les murs de la Bourse, où, comme monument d'un jour de victoire, on voyait la flèche de l'église gothique s'élancer dans les airs. Ce temps de jeunesse, de vie aventureuse, de vie d'artiste, est bien loin, et cependant les voyageurs ne doivent pas dédaigner de la voir, cette vieille reine des cités marchandes du Nord, et ceux qui l'auront vue avec sa couronne mutilée par le temps et ses lambeairx d'histoire écrits au front de ses édifices, ne l'oublieront pas. C'était au commencement du xn° siècle; le christianisme, nouvellement implanté dans le Nord, n'avait pas encore anéanti toutes les coutumes païennes, ni tempéré l'humeur sauvage des populations Scandinaves. Une partie
1. Gustave Wasa, entre autres, en 1519.
�54
LETTRES SUR LE NORD.
des bords de la Trave et l'île de Rûgen étaient encore occupées par des tribus slaves qui répandaient le sang humain sur la face de leurs idoles, et leur rapportaient le fruit de leurs pirateries comme une offrande digne d'elles. Un comte de Holstein jeta les fondements de Lubeck, qui devait être dans ces contrées un des foyers de la civilisation, un des remparts du christianisme. La Trave déroulait ses larges flots au pied de cette ville, la mer Baltique s'ouvrait devant elle. La nature elle-même lui indiquait la route qu'elle devait suivre pour s'agrandir. Elle lança ses bateaux de pêcheurs sur les flots, puis ses bâtiments de transport, et conquit le commerce du Nord. Mais quand elle se fut enrichie, elle attira sur elle les regards envieux des Etats voisins, et fut forcée de prendre les armes pour résister à leur ambition. Les comtes de Holstein la gouvernèrent longtemps en maîtres absolus, puis elle fut attaquée par Canut, roi de Danemark, et subjuguée par Valdemar, son frère. Mais les Danois, qui l'avaient maîtrisée par la force, la révoltèrent par leur oppression. Après vingt années de souffrances, Lubeck résolut de secouer le joug qui pesait sur elle. Un jour, au mois de mai, pendant cette fête solennelle du printemps que l'on célèbre encore dans plusieurs provinces d'Allemagne, une troupe de bourgeois, cachant leurs armes sous leurs habits de bal, entrent dans la salle où le chef des troupes danoises présidait à la fête, s'emparent de lui et de ses officiers, puis courent à la forteresse, et le tocsin sonne, et toute la population, réunie par la même pensée, entraînée par la même colère et le même besoin de liberté, s'élance sur les remparts, attaque ses ennemis, les enchaîne, les massacre, et démolit en quelques instants la forteresse et les cachots. Le soir, les habitants de la ville dansaient sur les ruines de leur bastille. Mais ils n'avaient encore accompli que le premier acte d'un drame sanglant. A peine Valdemar a-t-il appris le massacre de ses soldats, qu'il rassemble son
�LUBECK.
55
armée et se met en route pour punir les rebelles. Les Lubeckois implorent l'appui de l'empereur Frédéric Ier, qui donne à leur cité le titre de ville libre impériale, et appelle les princes voisins à la défendre. Le 27 juillet 1227, les deux partis se rencontrèrent dans la plaine de Bornhœvet. A la tête des alliés accourus au secours de Lubeck se trouvait Adolphe IV, comte de Schaumbourg. L'aile gauche était commandée par le valeureux bourgmestre Alexandre de Sottwedel, l'aile droite par le duc Albert de Saxe, le centre par l'archevêque de Brème. L'armée danoise, dix fois plus nombreuse que celle des confédérés, avait pour chefs Valdemar, roi de Danemark ; Othon, duc de Lunebourg; Abel, duc de Schlesvig. Le combat s'engage. Les confédérés s'élancent intrépidement contre leurs ennemis; mais ils avaient pris une position fatale. Des tourbillons de poussière flottent devant eux, et les rayons d'un soleil ardent les aveuglent. En vain ils cherchent à surmonter par leur courage le danger qui les menace ; la nature elle-même lutte contre eux. La situation du terrain, l'éclat de la lumière trompent leurs efforts, et pendant ce temps les Danois, usant de tout leur avantage, combattent sans relâche. Harassées de fatigue, abattues, découragées, les troupes de Lubeck commencent à lâcher pied. Le comte Adolphe s'élance avec colère au milieu de leurs rangs, les rappelle à leur devoir, et cherche à les rallier. Mais déjà sa voix n'est plus écoutée, ses soldats se débandent et font volte-face. Déjà les Danois s'avancent serrés l'un contre l'autre, et poussent des cris de victoire. Désespéré de voir son armée fuir ainsi devant l'ennemi, le comte Adolphe se jette à genoux et invoque, avec des larmes, le secours de Marie-Madeleine, dont on célébrait la fête ce jour-là. Au même instant, disent les chroniques, un nuàge épais cache les rayons du soleil. Le valeureux Adolphe le montre à ses soldats comme un miracle. Le sentiment de
�56
LETTRES SUR LE NORD.
la foi relève les courages abattus ; la bataille recommence ; les Danois soutiennent vaillamment cette nouvelle attaque. Mais les confédérés ont recouvré leur énergie, et nul obstacle ne les arrête. Bientôt on emporte hors du champ de bataille Valdemar blessé ; le duc Othon est fait prisonnier ; les Danois sont mis en déroute, et le soir les habitants de Lubeck pouvaient chanter leur chant de gloire. L'armée ennemie avait fui devant eux : la ville était libre. En 1241, elle consolida cette liberté par un traité d'alliance avec Hambourg. Quelques années après, Brème et Brunswick, puis une soixantaine de villes, souscrivirent au même traité. Ainsi se forma la Hanse1. Lubeck garda, dans cette vaste association des cités du Nord, le premier rang. C'était elle qui indiquait le jour et le lieu des réunions, qui gardait en dépôt la caisse et les archives. C'était elle qui donnait la première sa voix dans les délibérations, et qui scellait de son sceau les actes officiels, les lettres et proclamations. L'influence qu'elle exerçait sur ses confédérés, le secours qu'ils lui prêtèrent, la mirent en état de soutenir ses nombreuses guerres, d'équiper des flottes, et de prendre, comme une autre Carthage, des troupes à sa solde. Souvent la force de ses armes l'emporta sur celle de ses voisins; souvent ses vaisseaux rentrèrent triomphalement dans le port, ramenant avec eux les dépouilles de l'ennemi. Mais à peine avait-elle terminé une guerre, qu'elle envoyait surgir une autre. Il fallait lever un nouvel impôt et prendre les armes, tantôt contre le Danemark, tantôt contre la Suède, contre le Holstein et le Mecklembourg, ou contre les pirates qui infestaient les mers du Nord. Quelquefois aussi la discorde entrait dans la ville. Le peuple se révoltait contre l'évêque ou contre les patriciens, et les partis en venaient aux mains dans l'enceinte des remf. Hansa est un vieux mot qui signifie alliance.
�LUBECK.
57
parts. Puis, quand tout était pacifié au dehors et au dedans, quand le sénat parlait de remettre l'ordre dans les finances, il arrivait un prince ou un roi que l'on voulait traiter avec distinction, et c'était une nouvelle cause de ruine. En 1375 , l'empereur Charles IV, avec l'impératrice Isabelle, vint passer dix jours à Lubeck. Ce fut un événement qui mit en émoi toute la cité, et dont les chroniqueurs ont fidèlement raconté les détails. D'abord on vit venir le duc de Lunebourg et l'un des sénateurs de la république, portant les clefs de la ville, puis le duc de Saxe, l'épée nue à la main, et le comte de Brandebourg, avec le sceptre de l'empire. Après eux venait l'empereur, revêtu de ses ornements impériaux, monté sur un cheval richement caparaçonné, dont deux bourgmestres tenaient la bride, marchant sous un dais brodé pour cette circonstance par les femmes de Lubeck, et porté par quatre patriciens. A quelque distance de l'empereur était l'archevêque de Cologne avec le globe de l'empire. A peine ce premier cortège était-il passé, que l'on vit venir celui de l'impératrice. Deux sénateurs conduisaient son cheval, et quatre patriciens portaient un baldaquin qui était fait de la plus fine étoffe que l'on pût voir, et tout brodé d'or et d'argent. Derrière l'impératrice on voyait le duc Albert de Mecklembourg caracolant sur un coursier fougueux, le margrave de Meissen, le comte de Holstein et une quantité de chevaliers, de pages et de dames de cour. Le clergé et les bourgeois de Lubeck, tous armés, fermaient la marche du cortège. Les deux nobles voyageurs furent reçus, à leur entrée à Lubeck, par les plus nobles dames de la ville, qui les attendaient debout sur une estrade. On les conduisit dans deux maisons voisines l'une de l'autre, réunies par une galerie transversale couverte de guirlandes de fleurs. Pendant dix jours toutes les rues furent illuminées, on n'entendit parler que de festins, de jeux et de tournois, et
�58
LETTRES SUR LE NOBD.
lorsque l'empereur partit avec sa suite, on mura la porte de la ville par laquelle il avait passé. C'était alors une des belles, une des grandes époques de Lubeck. Son commerce avait pris, depuis la formation de la Hanse, un immense accroissement. Favorisé en Danemark et en Suède par plusieurs privilèges, protégé contre les pirates, il s'étendait depuis la Trave jusqu'au golfe de Finlande ; puis il redescendait vers l'Elbe par le canal de Stecknitz, et se répandait à travers la mer du Nord. Au xve siècle, les Hollandais tentèrent le même commerce et y firent des progrès rapides. Les villes du Nord, en se développant, devinrent autant de villes redoutables pour Lubeck. Au xvi° siècle, ses bâtiments s'étendaient encore au loin ; mais, sur tous les points qu'ils avaient autrefois exploités seuls, ils rencontraient maintenant une concurrence active. Peu à peu le commerce de l'intérieur de l'Allemagne, de la mer du Nord, lui échappa, et ses entreprises se dirigèrent du côté de la mer Baltique. Ses nombreuses guerres l'avaient d'ailleurs considérablement affaiblie, et lorsqu'en 1630, la Hanse fut dissoute, la capitale des républiques marchandes avait déjà perdu sa puissance, sa hardiesse, son ascendant. Il lui restait encore le commerce de Russie et de Finlande. Dans les dernières années, Hambourg s'en est emparé. Les négociants du Nord préfèrent venir dans cette grande ville, où ils trouvent en abondance et les œuvres de l'industrie et les produits du monde entier. Lubeck n'a plus avec eux que des relations secondaires. Un grand nombre de ses négociants sont riches encore, mais ils ont perdu le goût des entreprises hardies, et chaque année ceux de Hambourg font de nouvelles tentatives et obtiennent de nouveaux succès. Ainsi s'est éteinte peu à peu la gloire commerciale de Lubeck, et sa population a diminué avec sa fortune. Au xve siècle, elle avait 90 000 habitants; elle n'en a plus aujourd'hui que 26 000. Au xv siècle, elle avait 300 bâti-
�LUBECK.
59
ments; elle n'en possède plus aujourd'hui que la moitié. Ses revenus annuels s'élèvent à 1 400 000 francs. Sa dette est de dix millions. Il y aurait pour elle un immense avantage à pouvoir agrandir ses relations avec Hambourg ; mais le canal de Stecknitz qui réunit la Trave à l'Elbe, et par là même la mer Baltique à la mer du Nord, n'est accessible qu'aux petits bâtiments de transport, et le chemin de terre est quelque chose de monstrueux. Le duché de Lauenbourg, qui appartient au Danemark, est situé entre les deux villes. Le gouvernement danois, pour favoriser le passage du Sund et le commerce du Holstein, a pris à tâche de rendre les communications entre Lubeck et Hambourg aussi peu praticables que possible. Cette route est comme une mer de boue et de sable. La pauvre charrette chargée de marchandises, qui s'aventure là dans la saison des pluies, court grand risque d'échouer, et le voyageur, qui paye très-cher un mauvais cabriolet, doit s'estimer heureux lorsque, après avoir cheminé depuis le matin sur ce sol mouvant, il entrevoit, vers le soir, les réverbères de Hambourg. Pour comble de magnanimité, le gouvernement danois parle d'établir l'année prochaine un droit de barrière et une douane au beau milieu de cette route, et les deux villes, pour échapper à ces misères, parlent de tourner le duché de Lauenbourg, et d'établir un chemin de'fer. Ce serait un détour de quelque vingt de lieues, mais, dans un pays plat comme celui-ci, il n'entraînerait pas dès-dépenses excessives. Dans cet état de demi-décadence où Lubeck est tombée aux yeux du négociant, cette ville n'offre plus le puissant intérêt qu'elle offrait au moyen âge; mais, aux yeux du voyageur, de l'artiste, c'est toujours une grande, belle et curieuse cité, qui a conservé d'admirables monuments d'art et de magnifiques pages de poésie. Il y a une certaine saison, une certaine heure, où les scènes de la nature, les monuments de l'art sont mieux
�GO
LETTRES SUR LE NORD.
vus et mieux appréciés. Le tableau reste le même, mais il a son vrai cadre et il est placé à son vrai jour. Quand j'ai gravi la cime escarpée du cap Nord, j'ai regretté de ne pas voir éclater autour de moi une tempête; car il me semblait que la tempête pourrait seule donner à ce promontoire de roc touté sa magnificence et sa majesté sauvage. Si j'étais à Rome, je voudrais voir le Colisée une nuit d'été par un beau clair de lune, et si je retournais à Nuremberg, je voudrais que ce fût dans une silencieuse soirée d'automne. Dans cette mélancolique saison de l'année, je visitais Lubeck pour la première fois. Je venais de quitter le bateau à vapeur de Stockholm qui nous avait ballottés avec le vent d'orage sur la mer Baltique. Pendant six jours, je n'avais vu que les vagues fougueuses et le ciel chargé de nuages, et depuis plus d'un an je n'avais voyagé qu'à travers les sapins du Nord. Le soir, nos matelots jettent l'ancre dans la rade de Travemunde. Le lendemain au matin, nous voyons se dérouler devant nous une large plaine coupée par des haies de charmille et d'aubépine, des enclos de verdure au milieu des champs nouvellement moissonnés, et des allées de saules dont le vent essuie les longues branches humides. Çà et là on aperçoit une ferme couverte en paille, un berger qui s'en va à pas lents , au milieu du pâturage, suivi de son chien et de ses moutons ; et, sur le bord des étangs, une troupe de cigognes qui se lève à notre approche et s'enfuit vers le sud. Tout cela était pour moi comme un rêve. La dernière terre que j'avais vue était la côte sablonneuse de la mer Baltique, le sol Scandinave ; tout d'un coup l'aspect du paysage avait changé. Il me semblait voir devant moi les champs de blé et les fermes agrestes de la Picardie. Deux heures après je distinguais des remparts transformés en promenades, des maisons de campagne tapissées de liserons, entourées de jardins, et un peu plus loin
�LUBECK.
61
quatre grands clochers aigus qui s'élevaient comme des pyramides dans les airs. C'était Lubeck. L'aspect de cette ville a un caractère grave et imposant. Les vieilles portes sont encore là profondes et massives, surmontées de tourelles sillonnées par des meurtrières, comme au temps où elles devaient servir de sauvegarde contre les bandes de lansquenets étrangers. Puis, quand on a franchi cette enceinte de briques, le présent disparaît , et la pensée flotte au milieu des souvenirs du moyen âge. Voici, comme à Nuremberg et à Augsbourg, les hautes façades des maisons, avec leur toit coupé par degrés semblables aux degrés de la fortune que le digne marchand gravissait peu à peu dans le cours de la vie. Voici les avant-soliers avec leurs guirlandes de fruits, symbole d'abondance, leurs têtes d'anges sortant d'une couronne de fleurs et leurs inscriptions pieuses en vieux vers latins ou allemands. Voici l'hôtel de ville avec ses tourelles, symbole de guerre et de vigilance, ses larges salles revêtues de magnifiques boiseries, et son balcon ciselé comme s'il eût dû soutenir la main légère d'une jeune femme. Voyez-vous, à l'extrémité de la ville, cette vieille église sombre dont les deux clochers s'élancent vers le ciel comme deux aiguilles de fer ? c'est la cathédrale, l'un des plus anciens édifices religieux de l'Allemagne. Elle fut construite en 1170, dix ans après la création de l'évêché de Lubeck. Comme dans ce temps-là toutes les fondations pieuses entraînaient avec elles un miracle, celle-ci eut le sien. On raconte qu'un jour Charlemagne, après une chasse opiniâtre, atteignit, sur les bords de la Trave , un cerf d'une beauté remarquable. Il lui mit un collier d'or au cou et le laissa retourner dans les forêts. Près de quatre cents ans plus tard, Henri le Lion retrouva sur le même sol le même cerf avec un collier d'or et une croix qui avait grandi entre ses cornes. Il donna la croix à la jeune église, et la légende du cerf, répandue à travers la contrée, attira un
4
�02
LETTRES SUR LE NORD.
grand nombre de pèlerins à Lubeck, les uns apportant une offrande d'argent, d'autres demandant à ciseler le bois, à tailler la pierre, persuadés qu'en travaillant à cet édifice, déjà illustré par un miracle, ils obtiendraient le pardon d'un grand nombre de péchés et abrégeraient d'autant les terribles années du purgatoire. Plus tard, cette cathédrale devint la sépulture des grands seigneurs du pays et des hauts dignitaires de l'Eglise. Là, chaque pilier porte encore une armoirie, chaque chapelle cache sous ses dalles un tombeau , et la nef est couverte de pierres sépulcrales et de figures en relief. Il en est une qui représente un chanoine avec une massue. La tradition populaire rapporte qu'autrefois chaque chanoine de cette église avait un singulier privilège, celui d'être averti du jour de sa mort par une rose blanche qu'une main invisible déposait sur la stalle qu'il occupait dans le chœur. Un matin, le chanoine Rabundus se rend à l'office, joyeux et tranquille , ne songeant à rien qu'à l'avenir de sa verte jeunesse, et qu'aperçoit-il ? la rose blanche au beau milieu de sa stalle. Comme il n'avait encore nulle envie de mourir, il prend du bout des doigts la rose malencontreuse et la met à la place d'un de ses voisins , qui, à la vue de ce signe fatal, tombe à la renverse et meurt de frayeur. Tout cela ne faisait pas le compte de la Mort, qui avait décidé que Rabundus s'en irait à l'autre monde , et qui vint lui dire de se préparer. Il finit par se résigner à son triste voyage, et, pour prévenir désormais les espiègleries qui pouvaient arriver avec la rose, il promit d'annoncer à ses collègues l'heure de leur mort en frappant à leur porte avec une massue un jour d'avance. On dit que pendant plusieurs années il accomplit fidèlement sa promesse ; puis la Réformation arriva, qui fit cesser les miracles. Ne manquez pas d'aller à cette cathédrale, ne fût-ce que pour y voir le chef-d'œuvre d'un maître inconnu.
�LUBECK.
63
C'est un grand tableau d'autel, ou plutôt une armoire à neuf compartiments, fermée par deux portes. A l'intérieur est représentée l'Annonciation de la Vierge, peinte en gris; à l'extérieur les images de saint Jean, saint Jérôme, saint Basile et saint Philippe, et dans le fond de l'armoire la passion de Jésus-Christ, en trois parties. Il y a dans ce tableau des fautes grossières de perspective et de dessin ; mais il est extrêmemènt remarquable par l'expression des physionomies, la composition des groupes, les effets de couleur et le fini des détails. Il porte la date de 1451, mais point de monogramme. Un critique distingué, M. Rumohr, qui a écrit plusieurs dissertations sur les monuments de Lubeck, pense que ce tableau est de Hemmelin. Si vous voulez faire grand plaisir aux bons bourgeois de cette ville, allez aussi, dans la même église, voir l'horloge merveilleuse où deux yeux s'ouvrent à chaque mouvement du pendule ; où, tandis que la figure de la Mort frappe les heures de sa main cadavéreuse, celle du Temps renverse un sablier. Et si vous voulez que le marchand vous regarde vraiment comme un homme de goût, et que le sacristain éprouve pour vous une profonde vénération, parlez-leur de cetté autre horloge de Sainte-Marie, plus merveilleuse encore, où, lorsque midi sonne, on voit l'empereur et les sept électeurs d'Allemagne sortir par une petite porte et s'incliner en passant devant la figure du Christ. Cette horloge est, du reste , un chefd'œuvre de mécanique pour le temps où elle fut faite Elle renferme encore un calendrier complet, depuis 1753 jusqu'en 1785, avec tous les jours de la semaine, les signes du zodiaque , le cours du soleil. Elle indique toutes les éclipses de lune et de soleil visibles à Lubeck depuis 1815 jusqu'en 1860 , le cours de la lune et celui des planètes.
1. Elle date de 1405; elle a été réparée et probablement agrandie en 1502, 1629, 1753, 1809.
�64
LETTRES SUR LE NORD.
L'église qui possède cette œuvre de patience est plus large et plus imposante encore que la cathédrale. Par la date de sa construction, elle se trouve là placée comme un second chapitre dans l'histoire de l'art. La cathédrale, bâtie au xir5 siècle, porte encore en divers endroits le cachet d'un style de transition. L'église Sainte-Marie, fondée deux cents ans plus tard, est bâtie dans [ce beau et pur style gothique qui s'épanouissait au souffle de la foi comme une fleur, qui s'élançait dans les airs avec ses aiguilles dentelées , ses colonnettes portées par des têtes de chérubins , et semblait n'avoir jamais assez de place pour dérouler le feuillage de ses arabesques et le fil de ses fuseaux. On sait que la plupart de ces anciennes églises, que nous admirons fort chrétiennement, ont été élevées par le diable. C'est une chose curieuse que ce diable, dont noUs nous faisons une si terrible idée, ait été si souvent et si facilement berné ; mais le fait est irrécusable. Voyez plutôt ce qu'en disent les légendes du Nord. Or, le diable de Lubeck était, comme celui de Cologne, de Lund et d'autres lieux, un bon diable. Quand il vit poser les pierres fondamentales de l'église Sainte-Marie, il se figura (Dieu sait comment cette idée lui vint en tète ! ) qu'on allait bâtir une auberge, ou, pour me servir de l'expression du pays, une cave (une keller). C'était là pour lui une œuvre pie, et, de peur qu'elle ne fût pas assez tôt achevée,il prit le marteau de maçon, il apporta des pierres, les tailla, les cimenta. Bref, il fit si bien que dans l'espace de quelques jours l'édifice grandit d'une façon prodigieuse. Mais ne voilà-t-il pas qu'un beau matin l'habile ouvrier, en jetant les yeux sur le plan qu'il a suivi, s'aperçoit que cet édifice ne ressemble pas le moins du monde à une cave, mais bien à une belle et bonne église, capable de servir de sauvegarde au christianisme pendant des milliers d'années ! Je vous laisse à penser quelle déception et quelle colère!
�LUBECK.
65
D'abord le diable essaya de renverser avec les pieds et avec. les mains les murailles qu'il venait de construire, mais il les avait faites trop larges et trop fortes. Alors il alla chercher dans le Holstein un roc énorme, qu'il s'apprêtait à lancer du haut des airs sur les pilastres de l'église, quand un bon bourgeois, voyant ce qui allait arriver, monta sur une borne et le harangua de la sorte : « Écoutez, maître diable; ne nous tourmentons pas ainsi mutuellement; vous n'y gagneriez rien, ni nous non plus. Voilà que l'église est achevée. A quoi vous servirait de la détruire, puisque nous en rebâtirions immédiatement une autre ? Laissez-la telle qu'elle est, et, pour vivre avec vous en bonne intelligence, nous construirons une cave. * Ainsi dit, ainsi fait. Satan, en homme consciencieux, remporta son rocher là où il l'avait pris, et les bourgeois, pour ne pas se montrer moins consciencieux que lui, bâtirent près de l'église une magnifique cave, qui subsiste encore. Dans l'une on récita des sermons et des prières, dans l'autre on chanta des chansons profanes, si bien qu'au bout du compte le diable gagna encore quelques âmes. Si, d'après cette légende, c'est lui qui a taillé les pierres du chœur de l'église Sainte-Marie, en vérité, on a tort de ne pas inscrire dans les biographies son nom parmi ceux des sculpteurs les plus distingués. Ce chœur est fermé par une galerie gothique d'une légèreté de travail et d'une grâce admirables. Le haut de la galerie est couvert de peintures sur fond d'or qui ne dépareraient pas la riche collection des frères Boisserée, transportée à Munich, et la nef du milieu est d'une grande majesté. C'est dans cette église que l'on trouve la fameuse Danse des morts, peinte aussi à Bâle et à Berne. Celle-ci est la plus ancienne de toutes. Il en est déjà fait mention dans une chronique de 1463 ; mais on ignore le nom du peintre. A cette époque, tous les esprits étaient encore sous le poids de cette terrible peste noire qui, au xive et auxve siècle,"
�66
LETTRES SUR LE NORD.
ravagea le Nord entier. Boccace, avec son charmant esprit de poëte italien, écrivit, sous cette impression de la peste, son Décaméron. Les hommes du Nord, tristes et pensifs, firent la Danse des morts. Ce fut leur Décaméron; il occupe à Lubeck tout le contour d'une chapelle. D'abord vient la Mort seule, tenant un fifre à la bouche , sautant sur un pied, joyeuse de voir arriver derrière elle son brillant cortège; puis vient une autre Mort, tirant après elle le pape, qui porte le manteau pontifical et la tiare, et semble n'entrer qu'à regret dans cette malheureuse danse. Une troisième Mort apparaît ensuite, poussant d'un côté le pape qui refuse d'avancer, et de l'autre entraînant l'empereur qui n'a guère envie de la suivre; puis une autre qui conduit l'impératrice et le cardinal, et le roi et tous les membres de la hiérarchie sociale, depuis le chef de l'empire jusqu'au bourgeois, depuis le vieillard jusqu'à l'enfant. Alors la Mort s'arrête et pose sa faux par terre. Le monde est moissonné. Le bal est fini. Tous les personnages représentés dans'cette galerie portent le costume doré ou diapré appartenant à leur condition. Celui-ci a sa couronne et son sceptre, celui-là son manteau de soie. La Mort n'est qu'un squelette peint en gris , nu et cadavéreux, mais vif, léger et gambadant d'un pied joyeux, tandis que ses victimes montrent, sous le bandeau royal ou le chapeau de feutre, un visage triste et des yeux pleins de larmes. Au bas de chaque groupe, un poëte dont on ignore le nom avait écrit des quatrains en bas allemand. Ils ont été remplacés, en 1703, par des quatrains en haut allemand; il n'y en a pas un qui mérite d'être traduit. C'est la Mort qui engage chacun de ses conviés à la suivre, et chacun d'eux qui dit en quatre mauvais vers son dernier hélas ! Le poëte n'a fait ici que se traîner servilement à la remorque du peintre; il n'a eu ni verve ni élan. Autrefois, on avait coutume de baptiser les enfants dans
�LUBECK.
67
cette chapelle des morts. C'était une institution très-philosophique , mais trop philosophique pour le cœur des mères ; le baptistère a été transporté ailleurs, et la chapelle, fermée par une grille en fer, ne s'ouvre plus qu'aux regards cnrieux de l'étranger. En quittant cette scène de deuil, on aime à reposer sa pensée dans l'aspect d'une autre œuvre plus jeune et plus belle, qui appartient aussi à cette église; je veux parler de l'Entrée du Christ à Jérusalem par Overbeck. Je n'essayerai pas de décrire cette charmante page de poésie, ces groupes de jeunes filles d'une grâce angélique, ce mouvement d'une foule enthousiaste qui se précipite avec des branches de palmier au-devant de son maître, cette joie d'une ville ravivée par la lumière du Messie, et cette adorable tête du Christ, si calme, si douce et si belle, que l'œil ne se lasse pas de la contempler. Il y a des scènes devant lesquelles on ne peut qu'admirer et se taire : celleci est du nombre; je crois du reste que ce tableau a été gravé, et la plus mauvaise gravure en donnera toujours une idée plus exacte que tout ce que je pourrais en dire. Overbeck est le fils d'un bourgmestre de Lubeck. Dans cette cité de protestantisme, il a aspiré à lui tout le parfum des souvenirs catholiques. Dans cette ville de marchands, il n'a connu que la majesté des vieilles cathédrales et le langage des saintes images debout encore dans leur niche de pierre ; il a vécu dans un autre monde et dans un autre âge : c'est l'enfant des légendes pieuses, le descendant des Van Eyck et des Lucas de Cranach, le peintre de la foi. Hors de ces monuments du moyen âge, il y a peu d'art et de poésie à chercher dans les rues de Lubeck. Quoique le commerce y soit en décadence, chacun ici ne parle que He commerce. C'est le veau d'or qui a bien souvent trompé ses adorateurs, mais qui fascine encore les regards; la voix de l'industrie ne fatigue pas ici l'oreille comme à
�68
LETTRES SUR LE NORD.
Hambourg, mais elle bourdonne assez haut pour que l'étranger qui la redoute abandonne le salon où elle est applaudie et se retire à l'écart. Cependant, comme il ne peut pas toujours être question du cours de la rente, de la cargaison des navires et de la taxe des denrées, les marchands veulent bien parfois quitter la sphère de leurs spéculations pour descendre dans l'humble domaine des lettres. On a formé, dans l'ancienne église des franciscains , une bibliothèque qui est ouverte très-scrupuleusement aux amis de l'étude, une heure par jour, et dirigée par un bibliothécaire avec lequel, je crois, il est permis de s'entretenir face à face, si l'on est fils de sénateur ou proche parent d'un bourgmestre ; autrement on ne le voit pas. Les beaux esprits lisent les romans français dans des contrefaçons de Bruxelles, et prennent des fautes d'impression pour des caprices d'auteur ; les négociants, après avoir fermé leur caisse et arrêté la balance du jour, se réunissent dans un casino. Là, quand il n'y a pas trop de fumée de tabac, on a la joie d'apercevoir, au delà d'un triple rempart de pots de bière et de jeux de cartes, le Conversations - Lexicon, \es[ Voyages du capitaine Cook et quelques journaux. De savants peu, de poètes point. Mais Overbeck! Et pour ce'nom-là et pour les belles églises que vous avez si bien gardées, ô heureuse reine de la Hanse, tous vos pé> chés antilittéraires vous seront remis.
�KIEL.
TRADITIONS DE LA MER BALTIQUE.
A EDGAR QUINET.
Il y a chaque semaine, dans la vie des habitants de la petite ville de Kiel, un jour qui'fait époque. C'est le samedi. Ce jour-là, le bateau à vapeur arrive de Copenhague à quatre heures du matin, et part à sept heures du soir'. Ce jour-là, on voit dans les rues de la paisible cité des figures que personne ne connaît, et l'on entend des idiomes que les plus intrépides philologues de l'Université essayent en vain de comprendre. Ce jour-là, les femmes de la Probstey aiment à venir au marché, car elles remportent des nouvelles à leurs voisines. Quant aux bourgeois de Kiel, ils se lèvent deux heures plus tôt que de coutume, et n'ont pas un moment à perdre. Dès le matin, l'aubergiste de la Ville de Hambourg revêt sa plus belle redingote, et sa femme prépare un énorme rôti de veau. Le professeur, enfermé dans sa robe de chambre, attend d'un air grave les lettres de recommandation et les visites qui ne manquent pas de lui arriver par chaque bateau ; le marchand regarde par la fenêtre et maudit le sort qui, pen1. Le port et la ville de Kiel ont maintenant une tout autre importance. Le chemin de fer d'Altona les relie à l'Allemagne.
�70
LETTRES SUR
LE NORD.
dant de telles solennités, l'attache impitoyablement à son comptoir. Le rédacteur de la Wochmblait emploie l'esprit de deux collaborateurs à écrire distinctement les noms de ceux qui débarquent, de ceux qui s'en vont ; et les commissionnaires de roulage, qui ont besoin de soutenir leurs forces, boivent trois fois plus d'eau-de-vie que de coutume. A deux heures, quand la famille allemande se met à table, il y a de longues et importantes conversations sur celui-ci, sur celui-là, sur cette dame que l'on a vue passer dans la rue avec des manches plates, sur ce monsieur qui porte une canne à pomme d'or et une épingle de diamant. Que s'il se trouve parmi les passagers un personnage important, un écuyer de quelque prince par exemple, un conseiller aulique ou un baron, je vous laisse à penser ce qu'il se fait de commentaires sur lui, sur son voyage, sur les personnes qu'il a vues , sur le pays d'où il vient et le but qu'on lui suppose. Toute la journée se passe ainsi dans une heureuse agitation. Chaque heure apporte sa nouvelle, et chaque nouvelle peut être brodée de manière à durer longtemps. Puis voici venir le soir. Le moment du départ approche. Déjà la fumée monte au-dessus de la machine à vapeur, et le drapeau danois flotte dans les airs. Les habitants de Kiel se rassemblent sur le port. Ils se rangent le long du quai, ils regardent et ils écoutent. Il faut qu'ils aient, dans ce dernier moment, l'œil ouvert et l'oreille attentive. Bientôt tout aura disparu, et il ne leur restera que le souvenir de cette riche et féconde journée. Sept heures sonnent. Le canon salue la ville. Le bâtiment vire de bord. Bien des mouchoirs blancs s'agitent alors en signe d'adieu ; bien des yeux bleus versent de douces larmes que l'on voudrait recueillir dans une coupe d'or, tant elles sont belles à voir tombant comme des perles sur un visage rose. Hélas! heureux encore sont
�KIEL.
,
71
ceux qui pleurent ! Celui qui est loin de son pays ne pleure pas. Il quitte sans regret une terre étrangère. Pas un ami n'est là pour lui serrer une dernière fois la main, pour lui dire un dernier adieu. Ses amis sont ailleurs , et qui sait si, dans ce moment-là, ils pensent à lui? Mais la machine industrielle est en mouvement. L'onde jaillit autour des deux roues qui la fatiguent; le navire vole sur les flots avec la rapidité de l'oiseau, et bientôt l'on n'entrevoit plus que les clochers de Kiel et les sommités des maisons à demi perdues dans l'ombre. La mer est calme, le ciel est pur. Le soleil se cache derrière les arbres dépouillés de feuilles du Dusternbrook, et colore d'un dernier rayon les côtes de la baie, les vagues de la mer. Tout est repos et silence. La mouette s'assoupit sur le flot qui la berce, et le bruit de la terre n'arrive plus jusqu'à nous. Que ne suis-je poëte! je saluerais avec un hymne enthousiaste cette heure de recueillement, cette heure imposante où toute trace d'habitation humaine a disparu, où l'on n'entrevoit plus que le ciel privé de son. soleil et la plaine immense où le navire cherche sa route. Je saluerais cette mer Baltique, cette mer chantée par les sealdes et traversée tant de fois par les vikings. Mais d'un côté, je ne suis pas poëte, et de l'autre, l'aspect d'un bateau à vapeur, même au milieu de l'Océan, est essentiellement prosaïque. Voyez cette colonne de fumée qui s'élève dans l'air, cette machine qui fonctionne par des procédés mathématiques, cette chaudière qui tient lieu de vent, et ces deux roues de moulin qui remplacent la rame antique ; ce n'est plus le vague de la pensée, c'est la réalité de l'industrie. Avec le bateau à vapeur, c'en est fait de la poésie de mer; c'en est fait de ce tableau des matelots qui courent dans les huniers, des mousses suspendus comme des goélands au bout d'une vergue, des voiles qui s'élèvent l'une sur l'autre, et s'enflent avec orgueil ou retombent le long du mât en gémissant.
�72
LETTRES SUR LE NORD.
Vous figurez-vous Byron écrivant, en face d'une cheminée de fer goudronnée, ces vers de Chilcle-Harold : Ile that has sail'd upon the dark blue sea Has view'd at times, I ween, a full fair sight? etc. Non, le bateau à vapeur est un navire de marchand. On y vit comme dans un comptoir. Tout y est propre, ciré, verni, distribué avec économie, rangé avec ordre. Les passagers payent d'avance. Ils partent à heure juste, et ils savent qu'ils arriveront à heure juste. Le long de la route, il faut qu'ils se montrent hommes aimables et de bonne compagnie. Personne ici n'a le droit de ' se tenir à l'écart et de rêver. On s'approche de vous, on veut apprendre qui vous êtes, d'où vous venez. On cause, on se raconte son histoire, ses projets, on se dit bonsoir très-tendrement; on se retrouve le lendemain comme de vieux amis. Ceux qui essayeraient d'échapper à cette intimité de voyage sont vaincus par le mal de mer. Le mal de mer est le plus grand des démocrates; il efface toutes les distances , il attiédit toutes les vanités humaines. Le grand seigneur qui se sent pris par le mal de mer ne songe plus ni à ses titres ni à ses châteaux. Il se couche sur le pont, à côté du pauvre ouvrier, comme à côté d'un camarade, et la grande dame oublie son aristocratie à chaque vague qui heurte..le navire. Mais.les propriétaires du bateau aiment le mal de mer; ils comptent sur lui, et il est juste de dire que le mal de- mer ne les trompe'pas. Quand on va de Kiel à Copenhague, bon gré mal gré, il faut payer son dîner d'avance. C'est de la part de ceux qui ont imaginé ce surcroît d'addition un acte de haute prudence. Lé dîner est servi quand on arrive au Kiôge, c'est-à-dire à l'endroit où le vent a le plus de prise, où la mer est le plus orageuse. Les passagers alors font une horrible grimace quand on leur montre une assiette; le bifteck se promène sur une table comme un conquérant, sans rencontrer per-
�KIEL.
73
sonne qui lui réponde, et les schellings des voyageurs entrent joyeusement dans la caisse de l'administration. Les directeurs du bateau ont encore une autre invention non moins ingénieuse, c'est de ne mettre le soir dans le lit des pauvres passagers qu'une couverture en laine et un seul drap. On travaille la moitié delà nuit à s'envelopper dans ce drap, dont les deux bouts ont juré de ne jamais se rejoindre, et l'autre moitié à relever la couverture que rien ne retient et qui glisse sans cesse sur le parquet. A la fin, comme le drap refuse obstinément de s'élargir, et comme la couverture a une antipathie prononcée pour les couchettes de l'administration, dès que le premier rayon du matin paraît à travers les vitraux , chacun se lève en bénissant le ciel de n'avoir qu'une nuit à passer dans cette retraite de douleur. Heureusement qu'au sortir de là on se retrouve en plein air, en face d'une nature poétique, car la nature n'a point fait de pacte avec les négociants de Copenhague pour mesurer au voyageur chaque jouissance au prix de quelques schellings. Au lever du soleil, le bateau double la pointe de Falster, on passe entre la Séeland et les petites îles éparses de côté et d'autre, pauvres îles élevées à fleur d'eau, couvertes d'un peu d'herbe et de quelques cabanes. Le paysan qui les habite est là comme dans une barque. Les flots emportés par le vent jaillissent jusque sur sa cabane. La mer gronde le jour près de la table où il s'assied avec sa famille, la nuit sous son chevet. La mer est son élément, sa joie et sa douleur, son monde immense et sa barrière. C'est là que ses enfants courent dès qu'ils grandissent, comme l'alouette dans les champs, comme le pluvier sur la grève. C'est là qu'il va chaque jour jeter ses filets, chercher sa moisson. Quelquefois elle l'appelle en riant sur ses vagues limpides ; elle s'assouplit sous la rame qui la traverse , et le ciel n'est pas plus pur que cette grande plaine où tout orage a cessé, et le
�74
LETTRES SUR LE NORD.
murmure du vent dans la forêt n'est pas plus doux que celui de ces vagues qui se courbent autour de la barque aventureuse, et fuient en laissant derrière elles un long sillon d'écume pareil à un ruban d'argent. C'est alors que l'esprit des eaux chante dans sa grotte ; c'est alors que la Mcermaid monte à la surface des flots avec sa lyre d'or et appelle les voyageurs. Puis tout à coup cette mer si calme s'irrite, s'emporte et mugit autour de l'île isolée, et l'enchaîne entre ses vagues comme une amante jalouse. Alors le pêcheur rentre chez lui et attend que la tempête soit passée. Il connaît les caprices de cette mer inquiète. Il l'aime dans son repos, il l'aime dans ses colères. Tandis que je regardais ces pauvres retraites, jetées si loin du monde où nous vivons, j'entendis un homme s'écrier à côté de moi : « Oh ! heureux ceux qui sont là tout seuls sous ces toits de gazon, entre le ciel et l'eau ! » Il était jeune et déjà vieux. Peut-être avait-il raison. Le peuple dit que quelques-unes de ces îles ont été faites par les enchanteurs , qui voulaient s'en aller plus facilement d'un lieu à l'autre, et qui établissaient ainsi des stations sur leur route. Dans certains endroits elles sont si rapprochées l'une de l'autre, que la mer alors ne ressemble plus à la mer, mais à un grand fleuve comme le Rhin et l'Escaut. De chaque côté on aperçoit le rivage, on peut compter les maisons qui y sont bâties, et le dimanche, quand le bateau passe en face de Falster, on entend le son des cloches , on peut répondre aux chants religieux qui se chantent dans l'église. Un peu plus loin les habitants du pays vous conduisent sur le devant du navire, et vous montrent avec orgueil une grande masse de roc, toute blanche, taillée à pic, surmontée de quelques flèches aiguës et couronnées d'arbustes. Mais voyez : ce que le géologue appelle la pierre calcaire, ce n'est pas de la pierre calcaire ; et ce qui s'élève au haut de cette montagne sous la forme d'un massif d'arbres, ce n'est pas un
�KIEL.
75
massif d'arbres. Il y a là une jeune fée très-belle qui règne sur les eaux et sur l'île. Ce roc nu , c'est sa robe blanche qui tombe à longs replis dans les vagues, et se diapré aux rayons du soleil ; cette pyramide aiguë qui le surmonte , c'est son sceptre ; et ces rameaux de chêne, c'est sa couronne. Elle est assise au haut du pic qu'on appelle le Brownings Stol (le Siège de la Reine). De là elle veille sur son empire , elle protège la barque du pêcheur et le navire du marchand. Souvent la nuit on a entendu sur cette côte des voix harmonieuses, des voix étranges, qui ne ressemblent pas à celles de notre monde vulgaire. Ce sont les jeunes fées qui chantent et dansent autour de leur reine, et la reine est là qui les regarde et leur sourit. Oh ! le peuple est le plus grand de tous les poètes. Là où la science analyse et discute , il invente, il donne la vie à la nature inanimée, il divinise les êtres que le physicien regarde comme une matière brute. Il passe le long d'un lac, et il y voit des esprits ; il passe au pied d'un roc de craie, et il y voit une reine, et il l'appelle lelÏÏônsklint (le Rocher de la Jeune Fille). Au Mônsklint, la mer reprend son large espace. La côte de Kiôge semble fuir en arrière pour faire place à tous les bâtiments qui se croisent sans cesse sur ses bords. D'ici à Copenhague, la mer est couverte de navires , les uns fuyant avec le vent qui enfle leurs voiles , les autres sillonnant la vague rebelle qui lutte contre eux. Quelquefois on en aperçoit plusieurs réunis ensemble, et de loin, avec leur voile blanche, on les prendrait pour des cygnes qui se bercent paresseusement sur l'eau. Si le capitaine du bateau à vapeur est fier, c'est quand il passe en droite ligne au milieu de ces navires fatigués par le vent et obligés de louvoyer ; c'est quand il laisse, en quelques minutes , bien loin de lui, et la goëlette renommée pour sa vitesse, et le brick aux flancs évasés, et la frégate avec ses mâts superbes et son armée de matelots. Bientôt on appro-
�76
LETTRES SUR LE NORD.
che de terre, on voit à droite la côte de Suède et la pointe des clochers de Lund ; à gauche, la côte danoise, la forteresse qui défend la capitale, et la rade remplie de vaisseaux. A midi, le matelot s'est incliné devant le Mônsklint ; à deux heures, il amarre le bateau dans le port de Copenhague. Toutes ces côtes de la mer Baltique sont peuplées de traditions , les unes empreintes d'un vrai sentiment religieux, les autres portant encore le caractère du paganisme ; celles-ci simples et touchantes comme une élégiecelles-là parées et embellies comme un conte de fées. Le marin est crédule et superstitieux ; la vie aventureuse à laquelle il se voue, les vicissitudes qu'il doit subir, les dangers qu'il traverse, entretiennent dans son esprit l'amour du merveilleux. Souvent la tempête le surprend tout à coup au milieu de ses plus belles espérances ; et comme la science ne lui donne sur ces variations d'atmosphère aucune solution, il attribue ce qui lui arrive d'étrange à d'étranges influences. Il croit aux mauvais génies, aux jours sinistres, à la fatalité et aux expiations dans ce monde. Dans les îles du Nord, ces traditions se conservent par l'isolement des individus. Elles prennent racine sur le sol; elles se transmettent d'une génération à l'autre. Le marin les apprend dans son enfance, il les raconte dans ses voyages, et il les rapporte, après de longues années, au foyer de famille. Dans ces îles, comme dans les contrées septentrionales de l'Allemagne, chacun sait l'histoire des elfes et des géants, des épées magiques et des trésors gardés par des dragons. Il y a là des hommes de mer qui ont la barbe verte , les cheveux tombant sur les épaules comme des tiges de nénufar, et qui chantent le soir au bord des vagues pour appeler la jeune fille et la conduire dans leur grotte de cristal. Il y a des sorciers qui, par la force des enchantements , attirent la tempête, soulèvent les flots et font chavirer le barque du pêcheur. Il y a , comme dans la plupart des contrées montagneuses de l'Europe, des chas-
�KIEL.
77
seurs condamnés, pour leurs méfaits, à courir éternellement à travers les marais et les taillis. Les habitants du Sternsklint entendent souvent, le soir, les aboiements des chiens de Grônjette. Ils voient passer dans la vallée le Grônjette, la pique à la main, et ils déposent devant leur porte un peu d'avoine pour son cheval, afin que, dans ses courses, il ne foule pas aux pieds leur moisson. Là aussi on croit qu'il y a un roi des elfes qui règne à la fois sur l'île de Sterne , sur celle de Mo et sur celle de Rùgen. Il a un char attelé de quatre étalons noirs. Il va d'une île à l'autre, en traversant les airs, et alors on distingue très-bien le hennissement de ses chevaux, et la mer est toute noire. Ce roi a une grande armée à ses ordres, et ses soldats ne sont autre chose que les grands chênes qui parsèment l'île. Le jour, ils sont condamnés à vivre sous une écorce d'arbre ; mais la nuit, ils reprennent leur casque et leur épée, et se promènent fièrement au clair de la lune. Dans les temps de guerre, le roi les rassemble autour de lui. On les voit errer au-dessus de la côte, et alors malheur à celui qui tenterait d'envahir le pays ! Quelques autres traditions sont d'une nature toute religieuse. C'est la loi de. charité, c'est le dogme d'expiation, c'est le mysticisme du moyen âge cachés sous une fiction, revêtus d'un symbole. Le nom de Maribo signifie demeure de Marie. La Vierge annonça, par une lumière céleste, qu'elle avait choisi cette île pour y habiter, et on lui bâtit une églisè. L'île du Prêtre rappelle une légende de saint. Il y avait là un prêtre nommé Anders, qui était vénéré de tout le monde pour ses vertus. Il était fort pauvre, il ne possédait qu'un denier. Mais quand il avait besoin de quelque chose, il envoyait son denier au marchand ou au laboureur, et toujours on le lui rapportait dévotement, eQ y joignant ce qu'il désirait. L'île a gardé le nom d'île du Prêtre ; mais le merveilleux denier est perdu. Sur une autre côte de la mer Baltique, une église pro-
�78
LETTRES SUR LE NORD.
fanée par des impies s'est abîmée dans l'eau. La nuit, on entend les malheureux chanter, avec des sanglots, les psaumes de la pénitence ; et quand la mer est calme, on voit à travers les vagues briller les cierges qu'ils allument devant l'autel. Pour leurs péchés , ils sont condamnés à pleurer et à rester dans cette église jusqu'au jugement dernier. Près du même rivage, plusieurs fois dans des heures de tempête, à la lueur des éclairs qui sillonnent le ciel, les matelots ont aperçu un vaisseau d'une forme étrange, un vaisseau dont on ne reconnaît plus ni la couleur ni le pavillon. Le capitaine qui le commandait, et ses matelots, ont un jour commis une faute grave, et ils doivent errer sur les vagues, sans trêve et sans repos, jusqu'à la fin du monde. Quand ces pauvres Ahasvérus du monde maritime distinguent de loin un autre navire, ils lui envoient des lettres pour leurs parents et leurs amis ; mais ces lettres sont adressées à des personnes qui n'existent plus depuis des siècles, et dans des rues dont nul être vivant ne sait le nom. A Falster, il y avait autrefois une femme fort riche qui n'avait point d'enfants. Elle voulut faire un pieux usage de sa fortune, et elle bâtit une église. L'édifice achevé, elle le trouva si beau, qu'elle se crut en droit de demander à Dieu une récompense. Elle le pria donc de la laisser vivre aussi longtemps que son église subsisterait. Son vœu fut exaucé. La mort passa devant sa porte sans entrer; la mort frappa autour d'elle voisins, parents, amis, et ne luimontra pas seulement le bout de sa faux. Elle vécut au milieu des guerres, des pestes, des fléaux qui ravagèrent le pays. Elle vécut si longtemps, qu'elle ne trouva plus un ami avec qui elle pût s'entretenir; elle parlait toujours d'une époque si ancienne, que personne ne la comprenait. Elle avait bien demandé une vie perpétuelle, mais elle avait oublié de demander aussi la jeunesse ; le ciel ne lui donna que juste ce
�KIEL.
79
qu'elle voulait avoir, et la pauvre femme vieillit; elle perdit ses forces, puis la vue, et l'ouïe, et la parole. Alors elle se fit enfermer dans une caisse de chêne et porter dans l'église. Chaque année, à Noël, elle recouvre pendant une heure l'usage de ses sens; à cette heure-là, le prêtre s'approche d'elle pour prendre ses ordres. La malheureuse se lève à demi dans son cercueil et s'écrie : « Mon église subsiste-t-elle encore?— Oui, répond le prêtre.—Hélas! dit-elle, plût à Dieu qu'elle fût anéantie ! s Et elle s'affaisse en poussant un profond soupir, et le coffre de chêne se referme sur elle. Voici une légende qui a été racontée par le poète OEhlenschlàger. Ce n'est pas une légende, c'est un drame de la vie réelle. Un pauvre matelot a perdu son fils dans un naufrage, et la douleur l'a rendu fou. Chaque jour il monte sur sa barque et s'en va en pleine mer; là il frappe à grands coups sur un tambour, et il appelle son fils à haute voix : « Viens, lui dit-il, viens ! sors de ta retraite ! nage jusqu'ici ! je te placerai à côté de moi dans mon bateau; et si tu es mort, je te donnerai une tombe dans le cimetière, une tombe entre des fleurs et des arbustes ; tu dormiras mieux là que dans les vagues. >> Mais le malheureux appelle en vain et regarde en vain. Quand la nuit descend, il s'en retourne en disant : « J'irai demain plus loin, mon pauvre fils ne m'a pas entendu. »
�COPENHAGUE.
A SAINTE-BEUVE.
Nous ne sommes généralement pas forts en connaissances géographiques, nous autres Français; les Allemands nous en font un reproche, et avec raison. Nous nous sommes habitués à voir les étrangers venir chez nous et à ne pas aller chez eux, à les regarder complaisamment étudier notre langue, nos mœurs, nos institutions, et à ne pas nous occuper des leurs. Du côté du Sud, je ne crois pas que notre savoir en géographie exacte et en statistique dépasse de beaucoup la latitude de Madrid. Du côté du Nord, nous ne sommes pas plus avancés. Nous nous représentons encore assez bien la situation de Hambourg, car le temps n'est pas loin où nos soldats mesuraient la largeur de cette ville avec leurs baïonnettes, et les bateaux à vapeur l'ont mise à la proximité du Havre. Mais, à partir de la mer Baltique, adieu notre science. Un rideau de brouillards enveloppe l'espace, et le Danemark, la Suède, la Norvège, la Laponie, le Spitzberg, la Finlande, la Russie même, nous apparaissent vaguement derrière ce brouillard et se confondent dans notre imagination. C'est là notre Thulé ; c'est là cette contrée moitié fabuleuse, moitié historique des anciens, ce royaume nuageux dont nous ne pouvons déterminer d'une manière précise ni le caractère ni la position, et dont on nous raconte encore des choses étranges.
�COPENHAGUE.
81
Holberg, le poëte danois, rapporte dans sa biographie qu'une femme, en France, lui disait très-sérieusement : « Il y a sans doute plusieurs milliers de lieues d'ici jusque dans votre pays. Pour y aller, ne passe-t-on pas par la Turquie?» Dernièrement, j'ai entendu raconter plusieurs anecdotes dignes d'être mises à côté de celle-là. « Comment, disait un jeune Parisien au comte V..., vous êtes Norvégien, et vous portez un habit comme nous, un chapeau comme nous, et vous allez, et vous venez , et vous parlez comme nous ! En vérité, je ne l'aurais jamais cru.» «De quel pays êtes-vous? demandait un honnête bourgeois de la rue Saint-Honoré à un voyageur du Nord ? — Delà Suède.—Ah! oui, de la Suisse, de Genève peut-être ? — Non! de la Suède, vous dis-je.—Eh bien! sans doute; vous ne prononcez pas ce mot-là comme nous, mais c'est égal. Je connais parfaitement la Suisse. Un de mes oncles a voyagé dans ce pays-là. » Grâce à cette science géographique, quand j'arrivai pour la première fois dans le Nord, j'étais peu préparé, je l'avoue, à l'aspect de ses magnifiques paysages, et quand j'entrai à Copenhague, je fus très-surpris de voir, sur les bords de la mer Baltique, une ville de cent mille âmes, élégante, animée, et dotée d'excellentes institutions. Les historiens ne peuvent indiquer au juste l'origine de cette cité. On sait seulement qu'au xr siècle ce n'était encore qu'un très-humble village de pêcheurs. Un siècle plus tard, le roi Valdemar le donna à Absalon, qui y fit bâtir une forteresse pour protéger la côte contre les invasions des pirates, et en mourant légua son œuvre à l'évêché de Roeskilde. Peu à peu le village grandit, sa situation favorable y attira des marchands ', sa forteresse protégea les expéditions maritimes. A côté des cabanes de pêcheurs, on vit s'élever des maisons spacieuses, et des navires
1. De là vient son nom de Kicebenhavn (port marchand).!
�82
LETTRES SUR LE NORD.
chargés de produits étrangers entrèrent dans le port avec les pauvres barques chargées de filets. Les rois de Danemark, qui habitaient alors aux environs de Roeskilde, commencèrent à tourner les yeux de ce côté, et comprirent qu'ils seraient mieux là qu'à Leire. Mais plus la cité naissante prenait de développement, plus le chapitre métropolitain de Séeland tenait à la conserver. L'acte primitif qui la lui concédait était en très-bonne forme ; le pape lui-même l'avait sanctionné. Le moyen, dans ce temps, d'oser rompre un contrat visé par le pape ! Les rois de Danemark n'eurent pas ce courage, mais ils en vinrent aux négociations. Ils offrirent, en échange de Copenhague, de l'argent et des terres. Le marché était accepté pour la durée d'un règne, puis, au règne suivant, l'évêque de Roeskilde reparaissait avec son acte de donation d'une main, sa bulle de l'autre, et il fallait de nouveau négocier et payer. En 1443, Christophe de Bavière établit définitivement sa résidence à Copenhague. On eût pu croire alors que la ville appartenait à la royauté ; mais quand Chrétien Ier monta sur le trône, il subit encore les réclamations des chanoines de Roeskilde, et n'obtint la paix qu'en leur cédant l'île de Mo. L'histoire de Copenhague, comme ville capitale, ne date donc que du xve siècle; comme ville littéraire, elle ne remonte pas plus haut. En 1479, elle est dotée d'une université ; en 1493, un Allemand y apporte l'imprimerie. Ce n'était encore, à cette époque, qu'une cité irrégulière, mal coupée et grossièrement bâtie. Chrétien IV se plut à l'embellir ; il élargit les rues, ouvrit des canaux et construisit des ponts. Il bâtit l'hôtel de ville, la Bourse, dont la tour est formée par quatre dragons qui entrelacent leurs queues dans l'air, et le château de Rosenborg, charmante fantaisie de prince, joyau gothique qui renferme aujourd'hui les anciens joyaux de la couronne, le trône et les plateaux en argent massif, les magnifiques verreries de Venise, les bi-
�COPENHAGUE.
83
joux en or et en diamants, restes d'une opulence royale qui n'est plus et qui ne renaîtra plus. Deux événements désastreux servirent encore à embellir Copenhague. En 1728, un incendie consuma sept cent qua' rante maisons ; en 1794, un autre incendie réduisit en cendres un quart de la ville. Les quartiers ravagés furent rebâtis avec plus d'élégance, les maisons en bois remplacées par des maisons en pierre, les rues élargies et alignées. Aujourd'hui on ne voit plus à Copenhague que deux genres d'architecture : l'un demi-gothique et demi-Renaissance, façades àpignon, fenêtres arrondies, portes enjolivées, assez semblable à la plupart des anciennes constructions d'Augsbourg; l'autre tout récent, simple, régulier, confortable. Les maisons en général sont hautes et solidement bâties. Je leur voudrais seulement un étage de moins, l'étage souterrain, dont la porte s'ouvre au bord du trottoir comme une trappe perfide sous les pieds des passants. Mais c'est là que les bons bourgeois vont le soir savourer l'arôme des vins de France et le parfum des saucissons de Lubeck. L'enseigne est placée là juste à la hauteur du rayon visuel. Impossible de passer sans être frappé de l'aspect de ces joyeuses figures de vendangeurs peints sur un fond rose et chargés de grappes de raisin plus grosses que celles de la terre promise. Rien qu'en jetant les yeux sur ces figures ensorcelées, l'âme du buveur se dilate dans les pressentiments d'une joie surnaturelle. S'il regarde un peu plus bas, il aperçoit derrière les vitres du comptoir les bouteilles étincelantes, les coupes roses de la Bohème, les coupes vertes des bords du Rhin, et les larges verres évasés qui semblent l'appeler. Il n'a que trois ou quatre marches à descendre, et le voilà dans une retraite de bénédiction, dérobé aux regards des envieux, aux vains bruits de la rué, aux distractions du monde, ne voyant autour de lui que ces riches rayons de bouteilles, plus poétiques mille fois et plus savants que les l'ayons d'une bibliothèque. Il s'as-
�84
LETTRES SUR LE NORD.
sied sur un large canapé, auprès d'un poêle en fonte dont la chaleur le réconforte ; il allume sa pipe, s'enveloppe d'un nuage de fumée, et oublie le poids des affaires, le chiffre des impôts. Quel est l'édile audacieux qui oserait porter atteinte à une telle béatitude, faire fermer pour cause de sécurité publique l'entrée de ces douces cellules, et placer le comptoir du marchand de vin au niveau des autres? Non, à Leipzig, à Hambourg, à Copenhague, dans toutes ces villes privilégiées où le bourgeois a connu les charmes de la keller, le règne de la police ne commence qu'à la surface du pavé, le monde souterrain appartient aux buveurs. Que les passants se cassent une jambe en glissant sur les bords du caveau, peu importe ; mais que les dignes enfants de Silène vivent en paix dans leur empire : la loi le veut. Il y a pour le pauvre piéton, à qui la fortune ne permet pas de goûter les jouissances aristocratiques du coupé, un autre inconvénient dans les rues de Copenhague : c'est le pavé. Quand je dis le pavé, c'est que le dictionnaire ne me fournit pas un autre mot qui me sauve de la périphrase. C'est plutôt un assemblage de cailloux aigus, brisés, disjoints, qui nécessite l'emploi d'une botte large, d'une semelle souple et d'une adresse d'équilibriste. La nouvelle place Royale, que l'on regarde comme une des plus grandes places de l'Europe, est surtout quelque chose de formidable. En hiver, quand elle est inondée d'eau ou couverte de verglas, quand la lune n'ajoute pas quelque bienfaisante clarté aux pâles réverbères qui l'entourent, la traverser, c'est entreprendre, en quelque sorte, un voyage de découvertes. On ne se figure pas tout ce qu'il y a là d'endroits perfides, de ravins inattendus et de% bords escarpés. Les habitants de Copenhague l'appellent la Suisse danoise. Le malheur de cette pauvre place ne provient, du reste, que du grand intérêt qu'elle a excité. Ceci ressemble à un paradoxe; c'est pourtant un fait avéré. Les magistrats de la ville ont eu un jour l'idée de l'aplanir.
�COPENHAGUE.
85
Là-dessus est arrivée l'académie des arts, tout inquiète de savoir ce que deviendrait, dans cette œuvre civique, une méchante statue de Chrétien V, habillé en empereur romain, et entouré de quatre malheureuses figures allégoriques qui font pitié. Puis est venu le corps du génie, sans lequel, en Danemark comme en France, rien ne peut plus se faire dans aucune ville et dans aucune bourgade. Les trois pouvoirs entrèrent en conférence, tous trois avec leur thème fait d'avance et leurs prétentions. On discuta, on discuta; et comme les discussions ne pouvaient rien concilier, les trois partis abandonnèrent le champ de bataille, et la place Royale resta dans son état d'infirmité. Dernièrement un des journaux de Copenhague a essayé d'éveiller quelque sympathie envers elle, ou plutôt envers ceux qui sont condamnés à la traverser. En attendant que ces vœux soient accomplis, il serait à souhaiter qu'un ingénieur habile fît la topographie de cette place, en indiquât soigneusement les écueils, les îlots et les bas-fonds : il rendrait par là un grand service aux voyageurs. Cette place sert de point de jonction aux deux principaux quartiers de la ville. D'un côté sont les rues élégantes nouvellement construites, les hôtels des diplomates et de l'aristocratie, l'enceinte d'Amalieborg avec ses quatre palais, le port et la mer ; de l'autre côté sont les marchands et les ouvriers, les bourgeois et les hommes d'affaires, la Bourse, dont les arcades renferment toute une compagnie de brocanteurs, et plus loin l'université, retirée à l'écart des rumeurs du commerce comme un cloître, et bâtie au bord de la plaine comme une ruche d'abeilles. Dans cet espace, dont nous ne faisons en quelque sorte qu'indiquer les contours, on rencontre plusieurs monuments remarquables. Ainsi, par exemple, l'église cathédrale, qui possède aujourd'hui l'une des plus belles œuvres de Thorvaldsen, le Christ et les douze Apôtres ; la tour de Chrétien IV, au sommet de laquelle on peut monter en voiture, et le
�86
LETTRES SUR LE NORD.
vaste château de Christianborg, que les Danois ne peuvent voir sans un douloureux souvenir. Sur le sol qu'il occupe s'élevait autrefois la forteresse construite par Absalon. Chrétien III l'agrandit, Frédéric IV la fit rebâtir presque en entier; Chrétien VI renversa cet édifice de fond en comble, acheta les maisons qui l'entouraient, les démolit et commença avec une sorte d'ardeur fiévreuse cette construction démesurée. Pour consolider le sol qui devait la porter, on y enfonça dix mille poutres de vingt, trente et quarante pieds de longueur. Pour le déblayer, il fallut mettre en réquisition toutes les charrettes de la ville et de la banlieue. Deux mille ouvriers travaillèrent chaque jour pendant six ans à ce château. Il subsista un demisiècle, et fut dévoré en une nuit par les flammes. Le dernier roi de Danemark a eu le courage de le faire rebâtir dans les mêmes proportions, et ne l'a jamais occupé. Au nombre des édifices dont s'enorgueillit Copenhague, je ne dois pas oublier de citer le théâtre. C'est un bâtiment d'un extérieur fort modeste, mais assez bien distribué et parfaitement décoré. On y joue le drame, le vaudeville et l'opéra; on y joue tant de choses étrangères et étranges, qu'il perd peu à peu toute espèce de caractère national. De loin en loin les directeurs remettent à l'étude une comédie de Holberg, un drame d'OEhlenschlâger, et, le reste du temps, la scène est abandonnée aux vaudevilles de M. Scribe, septentrionalisés souvent fort habilement par M. Heiberg. Non loin de là est une maison à laquelle se rattache un souvenir d'amour. C'est celle de Dyvecke, cette fille d'un aubergiste de Hollande, qui devint la maîtresse adorée du roi. Chrétien II la rencontra dans un bal à Bergen, et la ramena à Copenhague. La jeune fille était une de ces bonnes et tendres natures de Madeleine dont l'âme s'ouvre facilement aux douces émotions, et qui préfèrent à l'éclat des grandeurs le bonheur d'aimer. Elle accepta sans ar-
�COPENHAGUE.
87
rière-pensée l'amour de Chrétien, oubliant sa royauté en voyant sa jeunesse, et son pouvoir suprême en écoutant ses serments. Mais la mère de Dyvecke, la vieille Siegbrit, était une femme adroite et ambitieuse qui ne tarda pas à prendre un déplorable ascendant sur l'esprit du roi, et le conduisit de la royauté à l'exil, et de l'exil à la prison. Dyvecke mourut à la fleur de l'âge, et Siegbrit conserva son empire. Personne n'a encore pu expliquer par quels moyens cette femme vieille, laide, disgracieuse'et méchante, maintint son pouvoir après la mort de sa fille. Le fait pourtant n'est que trop démontré par la douloureuse histoire de Chrétien. Siegbrit devint sa conseillère intime, son premier ministre, sa parole et sa loi. C'était elle qui présidait aux délibérations des ministres ; c'était elle que l'on consultait dans toutes les grandes occasions. Pas une place importante ne se donnait sans qu'elle eût d'abord examiné les titres des candidats. Les employés subalternes tremblaient devant elle, et les grands fonctionnaires lui demandaient humblement ses ordres. On voyait, dit Hvitfeld, les présidents de la justice, les chefs des administrations se rassembler le matin, en hiver, devant la demeure de cette femme, et attendre, en grelottant à sa porte, qu'elle fût éveillée et qu'elle daignât les recevoir. Le peuple avait pour elle un sentiment d'horreur qu'il manifesta plusieurs fois d'une manière assez énergique. Mais rien ne pouvait dessiller les yeux du roi. Quand ses sujets se révoltèrent contre lui, quand il se vit forcé de quitter son royaume, il entassa dans des caisses et embarqua sur ses navires ce qu'il possédait de plus précieux ; l'une de ces caisses renfermait Siegbrit. Il avait fallu l'enfermer entre les planches pour la dérober aux fureurs de la populace. A quelque distance delà côte, on la tira de son cercueil. Chrétien était debout à l'arrière de son vaisseau, regardant avec douleur le rivage danois, qui peu à peu s'effaçait dans le lointain. Comme le roi Rodrigue, il avait eu sa funeste Cava, et comme
�88
LETTRES SUR LE NORD.
lui il pouvait dire : « Hier j'étais roi d'un beau royaume ; aujourd'hui, je ne le suis d'aucune ville1. » Siegbrit s'approcha de lui, et s'écria en riant d'un rire diabolique : Allons, n'allez-vous pas pleurer comme un enfant parce qu'une méchante troupe de révoltés vous a chassé de votre palais ? Eh bien ! si vous ne redevenez pas roi de Danemark, vous pouvez être encore bourgmestre d'Amsterdam, a Le malheureux Chrétien ne devint ni souverain de Danemark ni bourgmestre d'Amsterdam : il mourut en prison. 11 avait été roi des trois contrées Scandinaves. Son règne n'a laissé qu'un roman scandaleux dans les annales de la Norvège, une page ensanglantée dans l'histoire de Suède, et une page honteuse dans celle de Danemark. Le château où Siegbrit s'installa auprès de lui comme une reine n'existe plus, et la maison où il allait voir sa jolie Dyvecke est occupée aujourd'hui par un changeur juif. Près de cette maison commence VOestergade, la rue Vivienne, le bazar, la merveille de Copenhague. C'est là que la mode parisienne, cette folle déesse, s'assied sur une corbeille de fleurs artificielles. Là sont étalés les chapeaux que le bateau à vapeur de Kiel apporte en même temps que les lettres et les gazettes. Là sont les soieries de Lyon, les toiles peintes de Mulhouse, et ces mille objets de fantaisie destinés à parer l'étagère d'un salon, à amuser les loisirs d'une femme. Car il est bien convenu depuis longtemps, en Danemark comme en Suède, en Russie, que les femmes du monde abdiqueront dans leur toilette tout ce que les bonnes vieilles gens ont encore coutume d'appeler esprit de nationalité, pour se soumettre à notre goût et adopter notre industrie. L'Oestergade est le riche musée où les belles dames de Copenhague viennent étudier les effets de lumière sur les nuances d'une nouvelle étoffe et les plis d'une nouvelle robe. C'est l'académie savante où
Œ
1.
Ayer era rey de Espana; Hoy no lo soy de una villa.
Romancero.
�COPENHAGUE.
89
le marchand, debout devant son comptoir, rapporte à un gracieux auditoire les leçons qu'il a apprises dans son dernier voyage en France, et démontre par des arguments infaillibles la théorie des couleurs, l'esthétique de la toilette, et la plastique de la draperie. L'Oestergade enfin est le paradis terrestre que les jeunes filles nomment avec amour dans leurs causeries du soir, et entrevoient dans leurs rêves. Heureuses celles qui peuvent en contempler de près les merveilleuses richesses, celles que l'implacable misère, avec son teint hàlé et son glaive couvert de rouille, n'a pas encore bannies de cet Éden, et qui, en traversant la ville, ne sont pas obligées de baisser les yeux à la vue de ces créations du génie parisien ! Au sortir de ce domaine du bien et du mal, on entre dans le domaine de la librairie, dans le royaume de la science. Le temps n'est plus où les rois de Danemark étendaient leur domination jusqu'aux rives de la mer Glaciale et jusqu'aux limites de la Prusse. Mais Copenhague est toujours la capitale scientifique du Nord. Sa position géographique lui indique sa mission : elle est placée sur les bords de la mer Baltique comme pour recevoir toutes les nouvelles du midi de l'Europe et les répandre dans les contrées septentrionales. Aussi voyez les Annales scientifiques et littéraires de la Scandinavie : c'est Copenhague qui en a rempli les plus belles pages ; c'est Copenhague qui, .à toutes les époques, a donné l'impulsion. Ici furent établies les premières écoles et les premières imprimeries ; ici l'on reconnaît les premières traces d'un développement littéraire et les premières études sérieuses de l'histoire. La Suède a eu aussi des noms éclatants, mais elle est venue plus tard, et les deux universités de Lund et d'Upsal et l'université de Christiania sont encore, par l'exiguïté de leurs ressources et par leur situation, inférieures à celle de Copenhague ; cette ville renferme les plus beaux et les plus riches établissements scientifiques, musée d'histoire
�90
LETTRES SUR LE NORD.
naturelle, musée d'ethnographie, musée d'antiquités nationales, et trois grandes bibliothèques. Le goût de la lecture est ici généralement répandu. Pour la classe marchande comme pour la classe universitaire, c'est plus qu'une distraction, c'est un besoin. Il n'y a pas un pays où il y ait plus d'écoles et des écoles mieux administrées qu'en Danemark. L'instruction du peuple n'est pas seulement encouragée par les ministres, elle est prescrite par les lois. Si le fils d'un paysan ne savait pas lire, il ne pourrait être confirmé, et s'il n'était pas confirmé, il n'aurait pas un droit civil, pas même celui de se marier. Les plus pauvres habitants des campagnes possèdent donc au moins les premiers éléments de l'instruction; ceux des villes vont beaucoup plus loin. Si un père ne peut assurer de dot à sa fille, il emploie tous ses moyens à lui donner une éducation complète. Il n'est pas rare de trouver dans la maison d'un fonctionnaire qui n'a que de très-modiques appointements, des jeunes filles douées d'un talent musical remarquable, et tout cela sans prétention et sans pédanterie. Il y a beaucoup de femmes à Copenhague capables d'analyser d'un bout à l'autre les œuvres de Goëthe, de Byron, de Racine ; mais une sage réserve les maintient dans les régions aimables du savoir, et les empêche de tomber dans le ridicule du bas-bleu. A ces qualités de l'esprit se joignent celles du cœur, la confiance dans les relations, l'hospitalité envers les étrangers, ces douces vertus des populations du Nord qui rendent à jamais les pauvres contrées boréales chères à celui qui a eu le bonheur de les connaître. Les femmes ont, il est vrai, abdiqué l'antique costume de leurs mères pour adopter la robe et le chapeau parisiens, qui du reste parent élégamment leur fraîche beauté ; mais elles ont conservé cette simplicité des mœurs et ces pieuses croyances dont parlent les vieilles chroniques. Dans cette grande ville de Copenhague, comme dans les bonnes et honnêtes
�COPENHAGUE.
91
cités de la Saxe, l'intérieur de famille subsiste encore généralement dans toute sa pureté primitive. La vie est calme, retirée à l'écart ' sous le patronage des dieux du foyer, et s'écoule à petit bruit comme le sable de la clepsydre. Elle a pour chaque saison de l'année ses solennités régulières, pour chaque jour ses joies innocentes. L'été, c'est la promenade du dimanche au parc, l'excursion au bord d'un des beaux lacs de Séeland, et, pour les plus aisés, le séjour à la campagne entre les bois et les fleurs. L'hiver, c'est le bal d'une maison amie, le concert d'un artiste en renom, parfois le théâtre, et le plus souvent la soirée passée autour de la théière, célébrée par Cowper, avec de naïves causeries, avec un piano et des livres. Pour ceux à qui il faut chaque matin la terrible pâture de vingt journaux , l'émotion des rivalités littéraires et le tumulte des luttes politiques, une telle existence doit paraître bien monotone. Mais beaucoup de ceux qui de loin la regardent avec dédain, s'ils pouvaient une fois la goûter, j'en suis sûr, s'y laisseraient prendre. Car il y a là une atmosphère bienfaisante au milieu de laquelle on sent son âme se rafraîchir, un parfum de bonne conscience qui retrempe la pensée, un repos qui peu à peu tempère les mouvements tumultueux de l'esprit. Pour moi, je me rappelle encore.... Mais que sert de vouloir ajouter plus d'images à ce tableau? Au moment où j'écris ces lignes, les graves discussions de la tribune retentissent déjà de tout côté, et mon idylle danoise reste étouffée sous les colonnes des premiers-Paris. La société de Copenhague se compose presque en entier de fonctionnaires, de professeurs et de négociants. La révolution de 1660 , en supprimant les privilèges de la noblesse, lui porta une atteinte mortelle. Il n'y a plus en Danemark que très-peu de familles nobles, et elles ne sont ni riches ni influentes. En 1809, elles perdirent encore une partie de leur prestige. Le Danemark était alors dans
�92
LETTRES SUR LE NORD.
un état désastreux : le gouvernement sollicita un emprunt, et, pour l'obtenir plus facilement, mit aux enchères les titres que l'on n'acquérait autrefois que dans les hautes fonctions de l'Ëtat ou sur le champ de bataille. Pour un capital de 20 000 fr. à 5 p. 100 d'intérêt, il accordait la qualification de noble; pour un capital de 52 000 fr., celle de baron; et pour un capital de 140 000 fr., celle de comte. Quatre bourgeois seulement voulurent être nobles, et deux devinrent barons. Il fallait en vérité que les fortunes particulières fussent dans un état bien délabré ou bien précaire pour que cette curieuse ordonnance de 1809 n'inondât pas la ville et les campagnes de devises et d'armoiries ; car l'on sait avec quelle ardeur ces bons Danois, ces descendants des fiers Vikinger, courent à la curée des signes honorifiques. Je crois qu'à cet égard ils l'emportent encore sur les Allemands, à qui la Providence, dans sa commisération, a donné une quantité de princes qui distribuent une quantité de titres. Il n'y a pas un Danois quelque peu lettré qui ne trouve qu'un habit est fort disgracieux s'il n'a le droit de déployer dans toute l'étendue de sa large boutonnière un ruban bicolore ; pas un Danois qui ne se croie exposé aux fluxions , aux catarrhes, à toutes les dangereuses conséquences du froid et de l'humidité, si, comme préservatif, il ne peut mettre sur sa poitrine, au lieu de la cuirasse de fer de ses ancêtres, une bonne croix en or ou en argent. Enfin sa vie ne lui semblerait pas complète, son nom sonnerait mal à ses oreilles s'il ne pouvait y ajouter un titre, n'importe lequel, pourvu que le nom n'aille pas tout seul. Le gouvernement, dans sa sollicitude paternelle, a compris ce besoin national et s'est efforcé d'y satisfaire : 140 pages du calendrier de la cour, in-4° à deux colonnes, sont employées à relater les différents titres que de magnanimes ordonnances ont répandus dans de bienheureuses familles. Il y a dans le royaume de Danemark 150 chambellans, 300 gentils-
�COPENHAGUE.
93
hommes de la chambre, 18 conseillers de conférence intime, 32 conseillers de conférence ordinaire, 130 conseillers d'État réels (virkelige etaats raader), 39 conseillers honoraires, et un nombre indéterminé de conseillers de justice, de commerce, de chancellerie, etc. Dans cette généreuse distribution de dénominations honorifiques, les marchands et les ouvriers eux-mêmes n'ont pas été oubliés. Quelques centaines d'entre eux ont le droit de s'appeler marchands et ouvriers de la cour. On les distingue à la coquetterie de leur étalage, au luxe de leur enseigne, et, en vertu de leurs privilèges, ils sont exempts du service de la garde civique. On se figurerait peut-être qu'une telle quantité de titres doit produire entre ceux qui en sont décorés des conflits perpétuels d'amour-propre et soulever à chaque instant des questions dé préséance, comme il en existait autrefois entre les gens de robe et les gens d'Eglise, les vassaux et les suzerains. Mais point; et c'est ici surtout que j'admire la sagesse quia présidé à cet état de choses. Tous les fonctionnaires, tous les hommes titrés et décorés sont divisés en neuf classes, et chaque classe subdivisée en dix ou douze catégories. D'abord vient le chevalier de l'Eléphant, ce noble et puissant personnage qui, de même que le chevalier du Séraphin en Suède et de l'Annonciade en Sardaigne, marche en tête des ordres de l'Etat, et prend même le pas sur le corps diplomatique ; puis les grand'croix de Dannebrog, qui vont de pair avec les comtes du royaume ; puis les employés civils et militaires, selon l'assimilation de leurs grades. L'évêque a le rang de baron; Yamtmand ou préfet, le rang de conseiller d'Etat ; le professeur de l'université est classé comme un lieutenant-colonel, et un docteur en théologie est au même niveau que le capitaine. Les premières classes ont leurs grandes entrées à la cour, et le conseiller d'Etat est admis à l'honneur de dîner à la table du roi.
�94
LETTRES SUR LE NORD.
Ce titre de conseiller n'impose aucun devoir et n'indique aucune position spéciale. On a vu de très-pacifiques habitants de la campagne élevés au rang de conseillers de guerre ; des poètes éminents sont devenus conseillers de commerce. Thorvaldsen, le grand artiste, est conseiller de conférence, et l'un des critiques les plus actifs et les plus redoutés de Copenhague porte le titre de conseiller de justice. On monte en grade dans la hiérarchie des conseillers comme dans la hiérarchie militaire. Les femmes ellesmêmes partagent cette heureuse destinée. Les femmes portent le titre de leur mari, occupent le même rang que lui et jouissent des mêmes prérogatives. Tant de bonheur ne peut être acquis sans quelque sacrifice. A chaque titre est attaché un impôt, et plus la qualification honorifique devient sonore, plus le tribut augmente. La première classe des dignitaires paye, par an, 80 rixdalers ou 240 fr.;la deuxième 70, la troisième 40, et cela va ainsi en diminuant jusqu'au très-humble titulaire de la neuvième classe, qui paye encore 6 écus. Ce tarif basé sur l'étendue d'une carte de visite, cette échelle de finances appliquée aux gradations d'une hiérarchie purement nominale , cette taxe qui suit la vanité, me semblent, de la part du fisc , l'une des plus spirituelles inventions qui existent.
(
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES
DE COPENHAGUE.
A M. DE SALVANDY.
Depuis que nous avons commencé à sortir de nos fronières et à regarder autour de nous , nous n'avons encore ppris à connaître que l'Angleterre et l'Allemagne ; quand n fera un pas de plus, quand on viendra jusqu'en Daneark, on sera surpris de voir ce qu'il y a de trésors cientifiques amassés dans une ville à laquelle nous n'atribuons pas une grande influence, et d'hommes savants ~:spersés àtravers un pays qu'un de nos journaux appelait ncore dernièrement un pays presque barbare. Ici il y a de randes bibliothèques et de riches musées; ici il y a ne vie d'études sérieuse et persévérante; ici on aime raiment la science pour la science. Les professeurs qui 'y dévouent ne reçoivent qu'un mince salaire, et les ommes qui écrivent ne s'enrichissent guère par leurs traaux. En France, en Allemagne , en Angleterre, quand n poëte s'abandonne à ses inspirations, quand un savant ublie un livre, il s'adresse au monde entier. En peu de emps son livre est connu, traduit et répandu d'un bout e l'Europe à l'autre. En Danemark, ce livre est tiré à uelques centaines d'exemplaires, annoncé par quelques
�96
LETTRES SUR LE NORD.
journaux ; il va de Copenhague dans les provinces, et peut-être arrive-t-il, très-lentement et très-difficilement, en Norvège et en Suède. Mais le Holstein l'ignore ; les universités allemandes ne s'en occupent pas, et la France n'en entend jamais parler. Si OEhlenschlâger n'avait pas lui-même traduit ses œuvres en allemand, peut-être ne connaîtrionsnous pas OEhlenschlâger, un vrai et grand poète. Nous ne connaissons pas Finn Magnussen, qui a écrit une mythologie plus érudite et plus profonde que celle de Creuzer, ni OErsted, Schlegel, Rosenvinge, qui ont éclairci le labyrinthe de la législation du Nord. Nous ne connaissons pas Grundtvig, poète original, philosophe religieux, d'une nature parfois bizarre et confuse, mais grandiose comme celle de Gœrres. Nous ne connaissons pas Rask, cet homme qui avait saisi le génie de toutes les langues, ni Millier, qui s'avançait avec tant de sagacité dans l'étude des antiquités Scandinaves, ni plusieurs autres savants zélés, laborieux, comme Werlauff, Molbech, Engelstoft, OErsted le professeur de physique, qui ont consacré leur vie à des travaux utiles, et dont les œuvres n'ont pas traversé l'Elbe. Ces hommes-là ont écrit en Danois, et les savants étrangers ne les ont pas lus, et le libraire ne leur a presque rien donné Pourquoi tant d'efforts, s'il n'y avait au fond de leur cœur un sentiment qui supplée à tout intérêt matériel? Pourquoi tant d'études silencieuses, ignorées, s'ils n'aimaient réellement l'étude ? L'éducation des jeunes gens est longue et sérieuse. Aucun d'eux ne peut aspirer à un emploi s'il n'a subi divers examens. Il passe six ans au gymnase et quatre ans à l'université.
1. Les rédacteurs du journal littéraire qui porte le titre de Maaneds Tidskrift reçoivent 9 à 10 écus par feuille de 16 pages (25 à 28 francs). Les trois rédacteurs des Archives de Jurisprudence reçoivent 100 écus pour un volume de vingt feuilles. Le libraire donne à ces professeurs, pour un livre classique, 12 écus par feuille, et à un romancier aimé du public. 8 à 9 écus.
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
97
Le même roi qui établit sur le trône de Danemark la branche actuelle d'Oldenbourg, Chrétien 1", fonda en 1479 l'université de Copenhague. Il lui fit donner des statuts par l'archevêque de Lund; il lui accorda plusieurs privilèges et la dota de quelques terres. Mais il était peu riche. Quand sa fille se maria avec Jacques III d'Écosse, il engagea, pour payer sa dot, les îles Orcades et Shetland, et jamais il n'a pu les recouvrer. L'université languit faute de secours. Pendant l'espace de soixante ans, elle eut si peu de vie, que son histoire à cette époque est à peine connue. Mais au commencement du xvr" siècle, lorsque la Réformation eut pénétré en Danemark, Chrétien III prit en pitié la pauvre école si longtemps oubliée. Il l'enrichit des biens enlevés au clergé, et lui donna , en 1539, un nouveau règlement. En 1788 , Chrétien VII augmenta le nombre des professeurs, et remplaça les anciens statuts par une ordonnance qui subsiste encore aujourd'hui, sauf quelques modifications. Sept à huit cents étudiants fréquentent annuellement l'université. Plus de deux cents jouissent d'un stipende fondé par des rois ou des particuliers. En 1596, Frédéric II établit la communauté où cent étudiants devaient être logés et nourris gratuitement. Il lui assigna un cloître à Copenhague, des biens en Séeland et à Falster, et des dîmes. En 1623, Chrétien IV fonda pour cent étudiants le collège de la Régence , qui existe encore. Plus tard, d'importantes modifications ont eu lieu dans ces institutions. Cent étudiants logent encore à la Régence, mais on ne les nourrit plus : on leur paye une certaine somme. Il y a soixante stipendes à un écu par semaine , quarante à un écu et demi, trente à deux écus. L'élève, peut solliciter le moindre de ces stipendes dès qu'il a passé son examen philosophique, et il obtient successivement les autres. Les fonds de la communauté sont employés à
�LETTRES SUR LE NORD. 98 payer une partie de ces stipendes ; et comme elle était trop riche, on a pris sur ses revenus pour subvenir aux besoins de l'université. Les revenus de l'université s'élèvent chaque année à 62 000 écus , ses dépenses à 72 000. La communauté comble le déficit. Il y a, outre ces fondations royales, trois collèges établis par des particuliers, et où seize élèves sont logés et reçoivent par an une somme de 50 à 60 écus. Holberg le poète a aussi fait un legs à l'université : il lui a donné une rente de 500 écus pour marier les filles de professeurs. Les stipendes d'étudiants sont accordés par le consistoire à la pluralité des voix, quand il a été bien constaté que l'élève n'a pas de fortune et qu'il a le goût du travail. Autrefois les bénéficiaires étaient obligés de soutenir de temps à autre des thèses latines, et, sous Frédéric II, ils devaient jouer les comédies de Térence K Maintenant ils sont seulement tenus d'assister avec exactitude aux cours et de remplir leurs devoirs. Dès l'ordonnance de fondation de Chrétien I", les étudiants ont été soumis à la juridiction universitaire. Elle est exercée par le consistoire, composé de seize professeurs ordinaires : trois de théologie , trois de médecine, trois de jurisprudence, sept de philosophie. Le plus jeune remplit les fonctions de secrétaire. Les professeurs de la faculté entrent dans le consistoire par droit d'ancienneté. Le recteur est choisi par ses collègues, une année dans chacune des trois facultés, et deux années dans celle de philosophie. Il y a douze professeurs extraordinaires : un de théologis, un de jurisprudence, un de médecine, neuf de philosophie , et trois professeurs de littérature française, an-
1. En 1577, ils furent appelés à jouer au château pour le jour de la naissance de Chrétien IV.
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
99
glaise, allemande. D'après l'assimilation de grade à laquelle tous les fonctionnaires de Danemark sont soumis, les professeurs ordinaires ont le rang de lieutenant-colonel, les professeurs extraordinaires le rang de major. Leur traitement varie selon la faculté à laquelle ils appartiennent et leur rang d'ancienneté. Chaque professeur fait un cours public gratuit et un cours particulier, pour lequel les élèves payent 4 écus par semestre ; mais ceux qui ne sont pas riches demandent à être exemptés de cette rétribution et l'obtiennent facilement. Les biens de l'administration sont régis par un questeur, sous la surveillance de deux membres du consistoire, qui portent le titre d'inspecteurs. L'administration de l'université, ainsi que celle des écoles, est confiée à une direction composée de trois membres , qui transmet ses rapports directement au roi. En 1829, on a joint à l'université un établissement d'instruction pratique qui porte le titre d'Institut polytechnique. Mais on se tromperait si, d'après le nom qui lui a été donné, on le rangeait à côté de notre Ecole polytechnique. Il ressemble beaucoup plus à nos écoles d'arts et métiers. Le but des fondateurs est d'élever les jeunes gens dans la théorie et la pratique des sciences physiques et industrielles. Six professeurs et un chef d'atelier sont attachés à cet institut. Ils enseignent : 1° Les mathématiques, l'algèbre, la trigonométrie, la géométrie, le calcul intégral et le calcul différentiel; 2° La chimie, et surtout la chimie pratique ; 3° La physique :• leçons sur la chaleur, l'électricité, le galvanisme, le magnétisme, la physique du globe ; 4° La mécanique et la technologie ; 5° L'histoire naturelle, la minéralogie, la botanique, la zoologie ; 6° Le dessin géométrique et le dessin des machines.
�100
LETTRES SUR LE NORD.
Les cours durent deux ans et sont publics. Mais les jeunes gens qui veulent être inscrits comme élèves, et suivre la carrière que cet établissement leur ouvre, doivent subir un examen sur l'histoire, sur la géographie , sur la géométrie et les logarithmes. Ils doivent aussi savoir assez bien le français et l'allemand pour pouvoir lire un livre écrit dans ces deux langues. Cette institution doit beaucoup à l'esprit intelligent, au zèle éclairé de M. le professeur Oersted, qui en est le directeur, et, depuis sa fondation, elle a déjà porté d'excellents fruits. Vingt-deux jeunes gens y sont entrés comme élèves, et plus de deux cents personnes ont suivi assidûment les cours de physique. Le malheur est qu'en sortant de là les élèves trouvent difficilement une occasion de mettre en pratique les connaissances qu'ils ont acquises. Il n'y a pas en Danemark de grandes fabriques où ils puissent être employés, et le gouvernement a peu de places à leur donner. Ils sont donc réduits, pour la plupart, à redescendre en quelque sorte au-dessous de l'éducation qu'ils ont reçue, à devenir, dans quelques médiocres manufactures, chefs d'atelier, s'ils n'aiment mieux s'expatrier. Cette perspective n'est pas fort encourageante. L'université de Copenhague a été illustrée plusieurs fois par d'importants travaux , par des noms chers au Danemark. Les sciences naturelles y ont été cultivées de bonne heure et avec succès. L'histoire, et surtout l'histoire du Nord, y a trouvé d'éloquents interprètes. Ole Worm et Bartholin ont tous deux enseigné ici la médecine ; Holberg y a donné des leçons de littérature, et, en 1574, TychoBrahé y a fait un cours sur la théorie des planètes. A deux lieues de Copenhague est l'île de Hveen, où l'illustre astronome avait construit son observatoire, sa forteresse d'Uranie (Uranienborg). Il avait là une forge pour fabriquer ses instruments, une papeterie et une imprimerie.
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
101
Auprès de sa tour astronomique s'élevaient l'église du village et les maisons des paysans qui étaient venus s'abriter autour de la demeure du savant, comme des vassaux autour de leur seigneur. Les savants, les étrangers de distinction qui voyageaient en Danemark, faisaient un pèlerinage à Hveen, et s'enorgueillissaient d'avoir vu TychoBrahé dans son observatoire. Les instruments qu'il avait inventés, les constructions qu'il avait fait faire, étaient, pour le temps où il vivait, de vrais prodiges. Il fallait que le peuple l'aimât beaucoup pour ne pas l'accuser de sorcellerie. Mais il avait des ennemis à la cour, et ces ennemis le perdirent. Un jour il fut obligé de quitter la solitude qu'il s'était choisie, la terre silencieuse où il avait passé .tant de nuits consacrées à la science, tant d'heures de travail et de contemplation. Il fut obligé de quitter le sol du Danemark, où il était revenu avec amour, où il avait bâti l'édifice de sa gloire. Quand il s'en alla, il ne prononça point le mot d'ingrata patria; il écrivit ces vers, que l'on ne saurait lire sans émotion : Dania, quid merui? quo te, mea patria, lœsi, Usque adeo ut rébus sis minus asqua meis1? Et ceux-ci où respire une noble fierté : Scilicet illud erat, tibi quo nocuisse reprendar, Quo majus per me nomen in orbe géras. Die, âge, quis pro te tôt tantaque fecerat ante , Ut veheret famam ouncta per astra tuam !? Il mourut, comme on sait, en 1601, à Pr-agÇ'çràla cour de l'empereur Rodolphe II, qui lui fit fairô aés ii/iie^illes dignes d'un roi. Avant de mourir, il avait travaillé pour
Danemark, comment t'ai-je offense? D'où vient, ô ma pat^CB^ que tu rendes si peu justice à mes œuvres,? 2. Mon crime c'est d'avoir agrandi ton faom. Dis, quel homme a tant.' travaillé pour toi? Quel homme a jamais fait de si grandes clwsejS pour répandre ta gloire dans toutes les contrées?
1.
ft
Â
.
Y?*'
�102
LETTRES SUR LE NORD.
l'avenir de la science; il avait pris pour disciple Jean Keppler. Le peuple de Danemark a conservé dans ses traditions le souvenir de Tyclio-Brahé. On raconte qu'il était trèssuperstitieux. Il croyait qu'il y avait dans l'année trentedeux jours néfastes pendant lesquels il ne fallait rien entreprendre , si l'on ne voulait pas s'exposer à quelque catastrophe. On les appelle encore à Copenhague les jours de Tycho-Brahé. Un de ces jours-là, il s'était marié, lui, descendant d'une vieille et noble famille, avec la fille d'un paysan, et il avait été malheureux. Un de ces jours-là, il avait rencontré Parsbierg dans une noce à Wittemberg, et Parsbierg, d'un coup de sabre, lui trancha le bout du nez. La maison de Tycho-Brahé est tombée en ruines ; sa forteresse d'Uranie s'est écroulée. Il ne reste de cet édifice scientifique que quelques pierres couvertes de mousse. La tour ronde de Copenhague, au haut de laquelle Pierre Ier monta, dit-on, en voiture, a servi d'observatoire dans le temps où l'on croyait que plus un observatoire était élevé, plus il était facile d'y faire des expériences. On en a construit depuis un autre à Copenhague, qui est occupé par M. Olufssen, et un autre à Altona, qui est occupé par M. Schumacher. La bibliothèque de l'université fut fondée vers le milieu du xvi" siècle. Un grand nombre de savants, de professeurs, se plurent à l'enrichir. Un siècle après sa fondation, elle pouvait passer pour une des plus belles bibliothèques universitaires de l'Europe. L'incendie de 1728 l'anéantit en un jour. Il fallut en créer une toute nouvelle. Mais plus la catastrophe était grande, et plus les Danois mirent de zèle à la réparer. Elle joignit en peu de temps plusieurs dotations importantes à celles qu'elle possédait déjà, et Arne Magnussen lui légua l'inestimable trésor qu'il avait sauvé des flammes, c'est-à-dire deux mille manuscrits islandais, danois et suédois. Plus de deux mille autres étaient brûlés.
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
103
La bibliothèque possède aujourd'hui environ quatrevingt mille volumes bien choisis et une précieuse collection de manuscrits. Les legs qui lui ont été faits sont malheureusement assujettis à diverses conditions. D'après les vœux des donataires, certaines collections particulières ne doivent être ni déplacées ni mêlées à d'autres collections, et certaines rentes ne peuvent être employées qu'à des achats prescrits d'avance. Ce sont autant d'obstacles pour le classement régulier des livres et les acquisitions que le temps, les progrès de la science, la direction nouvelle des études lui prescrivent. Mais elle est dirigée avec soin, avec habileté, et s'enrichit chaque année d'une manière notable. La bibliothèque du roi est beaucoup plus importante. Elle renferme près de quatre cent mille volumes, plusieurs manuscrits islandais d'un très-grand prix, notamment les deux Edda, et vingt mille manuscrits orientaux que Niebuhr, Rask et Fuglesang ont rapportés de leurs voyages. Elle fut fondée par Frédéric III, qui travailla sans cesse à l'agrandir. Mais elle doit plus encore à la générosité de quelques particuliers qu'à la munificence des rois. Tott, qui avait formé une bibliothèque de cent vingt mille volumes, lui légua vingt mille volumes de paléotypes ; Suhm lui légua, pour une rente viagère de 3000 écus, sa bibliothèque , composée de cent mille volumes, et mourut un an après. Elle a recueilli en outre les collections de plusieurs savants, tels que Puffendorf, Luxdorph, Anker, Stampe. Elle était d'abord fermée au public; mais, vers le milieu du XVIIIe siècle, elle fut ouverte deux fois par semaine, et depuis 1793, elle est ouverte chaque jour pendant trois heures. Le roi lui donne sur sa cassette 6500 écus par an, le gouvernement environ 2000 écus ; 4000 écus sont consacrés aux achats de livres, le reste aux appointements des employés.
�104
LETTRES SUR LE KORD.
Il y a un premier bibliothécaire qui ne reçoit, comme je l'ai dit, que 800 écus; un second, qui est aussi professeur, en reçoit 900; un troisième, 1100; un secrétaire, 400; un garçon de salle, 300; un copiste, 250. En tout, 3550 écus (environ 10 500 francs). Le bibliothécaire actuel est M. Werlauft, à qui l'on doit plusieurs publications d'ouvrages islandais, des dissertations sur les antiquités Scandinaves, et une excellente histoire de la bibliothèque. Un de ses prédécesseurs a été Schumacher, devenu célèbre sous le nom de Griffenfeld. Ce fut lui qui rédigea, en 1660, l'acte mémorable qui consacrait le droit de succession dans la famille d'Oldenbourg, et enlevait par là aux nobles le privilège d'élire leur roi. Ce fut lui qui, sous le règne de deux souverains, gouverna les affaires de Danemark. Son élévation rapide et sa chute plus rapide encore en ont fait un de ces personnages singuliers qui apparaissent dans l'histoire comme une fiction. Il naquit à Copenhague en 1635. Son père était marchand de vin. A l'âge de treize ans, il entra à l'université. A l'âge de quinze ans, il soutint une thèse que les savants admirèrent. L'évêque Brochmann, frappé de ses rares dispositions, le fit venir chez lui et le garda. Frédéric III, qui aimait la conversation des hommes instruits, allait souvent rendre visite à Brochmann et ne dédaignait pas de s'asseoir à sa table. Là, il vit le jeune étudiant; il se plut à causer avec lui, et lui donna de l'argent pour voyager. Schumacher voyagea pendant sept années en Allemagne, en Hollande, en France, en Espagne, en Italie, en Angleterre , visitant partout les bibliothèques, les savants, les universités, s'arrêtant -partout où il trouvait un nouveau sujet d'instruction, un nouveau lien scientifique. Il avait commencé par étudier la théologie et la médecine ; il étudia ensuite la jurisprudence et la politique. Il revint à vingttrois ans dans son pays, riche de science, plein d'ardeur
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
105
et d'ambition. Son premier protecteur était mort, et le roi était alors si occupé de ses guerres avec la Suède, qu'il ne put arriver jusqu'à lui. Il entra en qualité de secrétaire chez le conseiller intime Holger Vind. Un jour Vind le chargea de remettre une lettre importante au château. Schumacher, au lieu de la confier au gentilhomme de service, la porta directement au roi, et lui rappela qui il était. Le roi se souvint de lui avec plaisir, et, dans l'espace de quelques instants, Schumacher étala avec habileté tout ce qu'il avait vu et appris. La dépêche du conseiller intime était d'une nature grave, et Frédéric en paraissait embarrassé. Le futur ministre d'État s'offrit à y répondre, et revint une demi-heure après, apportant un projet de lettre qui tranchait toutes les difficultés. Le roi le nomma secrétaire de chancellerie, puis il lui confia les archives, la bibliothèque. Là, il allait souvent le voir, et passait de longues heures à s'entretenir avec lui sur des questions de science et de politique. En 1668, il l'éleva au poste de secrétaire de cabinet, et en mourant il le recommanda à son successeur comme un homme digne d'occuper les plus hauts emplois. Sous le règne de Chrétien V, la faveur de Schumacher ne fit que s'accroître. Il devint en peu de temps ministre, et ministre tout-puissant. Il fut nommé conseiller intime, chancelier, et chevalier de l'ordre de l'Eléphant. En 1672, il reçut des lettres de noblesse, et changea son nom bourgeois de Schumacher (qui signifie cordonnier) contre le nom de Griffenfeld. Il exerçait non-seulement une influence presque absolue dans son pays, mais il était aimé et considéré dans les autres cours. Hoffmann rapporte que Louis XIV dit au ministre de Danemark Meiercrone : i Je ne saurais m'empêcher de vous témoigner l'estime infinie que j'ai pour le mérite du chancelier de la couronne de Danemark. Il est sans doute l'un des plus grands ministres du monde. » Griffenfeld avait auprès des puissances étrangères des émissaires particuliers qui le
�106
LETTRES SUR LE NORD.
prévenaient de tout événement grave, et il pouvait par là prendre ses mesures d'avance. Un jour il dit au roi : « Il arrivera ici un envoyé d'Autriche qui est chargé de telle mission; voici ce que vous lui répondrez. » Les choses se passèrent comme il l'avait prévu, et l'envoyé disait en s'en allant : « Quel homme admirable que le roi de Danemark ! Je lui apporte une dépêche qui me semblait devoir exiger de longues négociations, et, dès qu'il l'a lue, il y répond sans hésiter. » Que Griffenfeld, ce fils d'un marchand de vin, devenu le favori du roi, eût des ennemis, c'est ce qu'il est facile de concevoir. Mais ils se sentaient trop faibles pour l'attaquer. Un événement imprévu leur vint en aide. La reine voulait marier Griffenfeld avec une princesse d'Augustembourg. Les démarches préliminaires étaient faites et le consentement accordé, quand tout à coup Griffenfeld devint amoureux d'une princesse de La Trémouille, qui, par suite de la révocation de l'édit de Nantes, avait cherché un refuge en Danemark. Il renonça à la riche alliance que la reine lui avait proposée, et les princes d'Augustembourg, humiliés de son refus, jurèrent de se venger, et se liguèrent avec plusieurs courtisans pour le perdre. La fortune qu'il avait amassée fut un des plus puissants griefs employés contre lui. On le peignit aux yeux du roi comme un homme qui avait abusé de son pouvoir, qui avait placé ses créatures, ou distribué les fonctions publiques à prix d'argent. A force d'entendre répéter cette accusation, le roi finit par y croire, et Griffenfeld fut arrêté. On s'empara de ses papiers; on fit des perquisitions dans sa demeure, et l'on y trouva, dit la chronique, quinze tonnes d'or. Il fut jugé comme concussionnaire et criminel de lèse-majesté. Les témoignages portés contre lui ne paraissent pas avoir grande valeur. Pour prouver le crime de concussion, on fit venir un bourgmestre qui prétendait lui avoir donné 400 écus pour obtenir une place, et un prêtre qui assurait lui en
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
107
avoir donné 500 pour être nommé à une cure. Pour prouver le crime de lèse-majesté, on présenta aux juges un carnet où Griffenfeld avait l'habitude de noter tout ce qui lui arrivait, et où il avait écrit : » Aujourd'hui le roi a raisonné, dans le conseil, comme un enfant. » Après l'exposé de ces crimes, Griffenfeld fut condamné à mort. Chétien V commua la sentence, et le condamna à la prison perpétuelle. Le malheureux aurait mieux aimé mourir. Il demanda à renoncer à tous ses titres, et à servir comme simple soldat dans un régiment ; cette grâce lui fut refusée. Ses ennemis le redoutaient même en prison. Plus d'une fois le roi s'était écrié : <a Hélas! que n'ai-je encore Griffenfeld! il comprenait mieux à lui seul les affaires de Danemark que tout mon conseil d'Etat réuni. > Ceux qui l'avaient perdu ne voulurent pas lui donner l'occasion de rentrer en faveur. Ils l'avaient d'abord tenu enfermé dans la citadelle de Copenhague ; ils le firent transporter à Munkholm. Après avoir passé dixneuf ans en prison , il recouvra sa liberté, et mourut à Drontheim. Les Danois l'appellent leur Richelieu. Il y a encore à Copenhague une autre bibliothèque publique fort intéressante : c'est celle qui a été fondée par le général Classen. On y trouve une nombreuse collection de voyages, de livres d'histoire, de géographie ; de mathématiques. M. Classen, en l'abandonnant à la ville, a légué en même temps une somme assez considérable pour l'agrandir. La Société des antiquaires du Nord a fondé, il y a quelques années, à Copenhague un musée d'antiquités nationales. C'est le plus riche et le plus complet qui existe dans le Nord. Il y a, pour celui qui s'intéresse à la vieille Scandinavie, un grand charme à poursuivre ses études dans ce musée. C'est un tableau sorti des ruines du passé; c'est un livre d'histoire qui, sur chacune de ses pages, porte encore la rouille du temps, l'empreinte des siècles.
J
�108
LETTRES SUR LE NORD.
Tous les objets y sont classés par séries, divisés par époques, et chaque objet peut être regardé comme la manifestation d'un fait ou d'une idée. Le premier âge de ce cycle historique dont on peut suivre tous les développements , c'est l'âge de pierre. Les premiers habitants du Nord ne connaissaient pas l'usage des métaux. La pierre devait pourvoir à leurs besoins. Ils choisissaient un silex dur, tranchant, et ils en fabriquaient des haches, des scies, des marteaux, des pointes de flèches et des glaives pour les sacrifices. On a retrouvé tous les objets qu'ils façonnaient, depuis l'œuvre à peine ébauchée jusqu'à l'œuvre complètement finie. On a retrouvé les morceaux de silex qu'ils coupaient par lames régulières pour se faire des pointes de flèches, et ceux qui leur servaient à tailler les dents de la scie, et ceux qu'ils employaient pour polir leurs instruments. Quelques-uns de ces ustensiles sont travaillés avec un art et une perfection qui feraient honneur aux ouvriers de nos jours; et quand on pense que ces hommes n'avaient, pour s'aider dans leurs travaux, que des instruments en pierre, on doit admirer l'instinct qui leur servait de maître, et la patience avec laquelle ils surmontaient les difficultés. Plus tard, les habitants du Nord connurent le bronze, et ils l'employèrent à fabriquer des armes et des bijoux. C'était pour eux une matière précieuse. Les parures de femmes de cette époque sont en bronze, les diadèmes en bronze ; la forme en est élégante, mais le métal y est employé avec une excessive parcimonie. Le jour où les vieilles tribus nomades découvrirent l'emploi du fer dut être pour elles un jour à jamais mémorable, et, si leur histoire était écrite, le nom de l'homme qui fit cette découverte y apparaîtrait peut-être en caractères plus glorieux que celui de Newton ou de Guttenberg. Hélas ! combien d'expériences pénibles il a fallu pour faire l'instruction de l'homme ! Par combien de phases l'humanité a-t-elle passé avant d'en venir, de son
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE. état
109
de barbarie primitive, à son état actuel de civilisation ! Il y â des siècles de distance entre l'époque où les enfants du Nord ne portaient à leur ceinture qu'un couteau de pierre et celle où ils commencent à creuser les mines de fer. Alors ce métal était encore pour eux d'une si grande valeur, qu'ils le ménageaient comme aujourd'hui on ménage l'or. Ils reconnaissaient bien la nécessité de l'employer dans la fabrication de leurs armes, mais le tranchant de la hache seul était en fer, le reste en bronze. Cependant, à partir de ce temps-là, une nouvelle ère s'ouvre dans l'histoire de la société Scandinave. La tribu peut se mettre en campagne, car le métal du soldat est sorti des entrailles de la terre ; et l'architecte peut dresser ses plans, car l'ouvrier a trouvé son instrument. Bientôt l'armure de fer brillera sur la poitrine du guerrier, bientôt le temple des dieux s'élèvera aux regards de la foule avec ses murailles couvertes de lames dorées ; bientôt la saga célébrera Veland le magicien, Veland le forgeron. Une autre partie curieuse de ce musée de Copenhague est celle qui renferme les débris des tombeaux. Les Scandinaves ensevelissaient avec leurs morts, chevaux, armes, bijoux, tout ce que le guerrier avait aimé, tout ce que la jeune femme avait porté. La vie à venir était pour eux une image de celle-ci. Ils devaient combattre dans le Valhalla, et Odin avait dit qu'ils jouiraient là aussi des trésors enfouis dans leur tombe. Mais souvent on remplaçait les armures splendides, les bijoux massifs, par des objets de moindr* valeur, et quelquefois on les volait. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on trompe la mémoire des morts, et qu'on se rit, avec leur héritage, des serments qu'on leur a faits, des larmes hypocrites qu'on leur a données. La plupart des bijoux de cette épque sont en or, travaillés avec goût, ciselés avec art. Ce sont des bracelets, des anneaux, des colliers, qui presque tous ont la forme symbolique du serpent, et cette forme se retrouve dans les
�110
LETTRES SUR LE NORD.
ciselures dont ils sont ornés. Les monnaies étaient en argent. Ori n'avait pas encore songé à les tailler comme les nôtres et à leur donner une empreinte. C'étaient tout simplement des lames massives que l'on coupait par petits morceaux, selon le besoin. A cette riche collection des temps anciens, on en a joint une autre qui renferme les monuments du moyen âge. On y trouve des armures, des tapisseries, et plusieurs ouvrages de sculpture en bois fort remarquables. Le directeur du musée Scandinave, M..Thomsen, a disposé ces objets d'antiquité avec un ordre admirable. Il est tout à fait dévoué à cette œuvre scientifique, et il l'agrandit chaque jour. Chaque jour les paysans danois fouillent dans leur Herculanum et y découvrent de nouveaux débris qu'ils portent chez le prêtre. Le prêtre les envoie à Copenhague. Il serait à souhaiter que notre gouvernement voulût faire des échanges avec ce musée. Ceux qui le dirigent y sont tout disposés, et, si l'échange peut avoir lieu, nous ajouterons par là une belle page historique à celles que nous avons déjà recueillies. Deux autres musées méritent encore d'être signalés. Le premier renferme les monnaies et les médailles. Il fut fondé au xvne siècle par Frédéric III. Dans l'espace d'une centaine d'années, il s'est considérablement enrichi. Il renferme aujourd'hui une collection assez curieuse de médailles grecques et romaines, et une collection complète de toutes les médailles danoises depuis les bractéates. Le second musée renferme des objets d'art, dés^pierres gravées, des antiquités Scandinaves, et surtout une riche collection d'ouvrages sculptés en ivoire, la plus riche, la plus belle de ce genre qui existe en Europe. Ce musée doit être un jour transporté au château et réuni à celui des antiquités du Nord. Les voyageurs qui viennent ici dans le but de s'instruire ne quitteront pas Copenhague sans visiter le cabinet d'his-
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
111
toire naturelle dont M. Reinhardt est le directeur, la collection de vases étrusques du roi, et sa précieuse collection de coquilles et de minéraux, souvent citée par les savants. Le roi Chrétien VIII est un des hommes les plus instruits de Danemark. Il a puissamment encouragé dans ce .pays l'étude des sciences, et surtout des sciences naturelles. Après avoir parlé de ces divers établissements, je ne dois pas oublier de mentionner les associations formées dans cette ville pour le progrès des sciences et de la littérature. H y a ici une société de médecine, fondée en 1772; une société de littérature islandaise qui publie chaque année un recueil sous le titre de Skirnir ; une société d'antiquaires , qui publie les anciennes sagas ; une société de littérature danoise, qui a pour but d'encourager les travaux des écrivains et de faire réimprimer, quand il en est besoin, les anciens ouvrages ; une société pour la langue et l'histoire du Nord : c'est celle qui a été fondée en 1744 par Langebek, et qui rédige le Magasin danois. Le roi donne cent écus pour la publication de chaque volume; le reste des frais est couvert par des souscriptions particulières. Il y avait encore une société de littérature, qui a distribué des prix et fait imprimer plusieurs livres ; elle n'existe plus depuis près de dix années. La première de ces sociétés est l'Académie royale des sciences de Danemark. Frédéric V la fonda en 1743. Elle se compose de trente-huit membres ordinaires, et d'un nombre indéterminé de membres correspondants, parmi lesquels je remarque les noms de MM. Sylvestre de Sacy, Arago, Pardessus. M. HaUch, le grand maréchal de la cour, en est le président; M. Carsted, le secrétaire. Elle se divise en deux sections, section des sciences, section des lettres, qui publient chacune un recueil de mémoires. En hiver, la société se rassemble tous les quinze jours. Les séances ne sont pas publiques. Elle met chaque année
�112
LETTRES SUR LE NORD.
quatre questions au concours, et distribue quatre prix de 450 fr. chacun. Les dotations qu'elle a reçues lui donnent un revenu de 18 000 francs, qui est employé à la publication des mémoires, à la distribution des prix annuels, et à des expériences de physique ou de chimie. Le gouvernement lui donne 4000 francs par an pour la confection des cartes dont elle a la direction. Il y a aussi à Copenhague une académie de beaux-arts, une école de peinture et d'architecture. L'exposition à laquelle j'ai assisté m'a paru bien pauvre. Mais une grande gloire rayonne sur cette école : elle a produit Thorvaldsen. Bertel Thorvaldsen est né le 19 novembre 1770. Son aïeul était pasteur en Islande. Son père vint dans sa jeunesse à Copenhague, et s'y maria avec la fille d'un prêtre. Il y gagnait assez péniblement sa vie en ciselant des couronnes de fleurs, des arabesques, et au besoin des figures de nymphes pour les vaisseaux. La première chose qui frappa les regards de Bertel quand il commença à réfléchir, ce fut un ciseau d'artiste et quelques ouvrages qui ressemblaient à de la sculpture. Il alla fort peu de temps à l'école et n'y apprit presque rien1. A l'âge de onze ans, il commença à fréquenter les cours gratuits de dessin, et il ne tarda pas à s'y distinguer par son application. Il passa successivement par l'école linéaire, par l'école de bosse et de dessin. En 1787, il concourut et gagna une médaille d'argent. Il était à cette époque d'une nature excessivement calme, très-sérieux , parlant peu et travaillant avec ardeur. Lorsqu'il avait une fois pris son crayon, ses camarades essayaient en vain de le distraire. Il restait la tête penchée sur son ouvrage et ne répondait à leurs questions que par des monosyllabes. Malgré les i. On raconte qu'à l'âge de dix-sept ans, se trouvant mêlé à une société de jeunes gens qui voulaient jouer la comédie, il fut obligé de renoncer au rôle qui lui avait été confié, parce qu'il ne pouvait le lire.
t
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
113
éloges qu'il avait plus d'une fois reçus, son ambition fut lente à s'éveiller. Son père voulait l'associer à ses travaux de ciseleur, et il n'avait rien à objecter à la volonté de son père. Souvent il allait lui porter à dîner sur quelque navire en construction, et, tandis que le pauvre ouvrier se reposait de son labeur du matin, l'enfant prenait le ciseau et achevait de découper une fleur ou de modeler une figure. Cependant les succès qu'il avait obtenus à l'académie avaient déjà fait quelque bruit, à en juger par une anecdote que rapporte M. Thiele1. Bertel s'était présenté à l'église pour être confirmé. Le prêtre, le voyant assez mal habillé et fort peu instruit, ne fit d'abord pas grande attention à lui ; mais quand il eut entendu prononcer son nom, il lui demanda si c'était son frère qui avait rémporté un prix à l'académie de dessin. « Non, monsieur, dit Bertel, c'est moi. » Dès ce moment le prêtre le traita avec une sorte de distinction et ne l'appela plus que monsieur Thorvaldsen. En 1789, il gagna un second prix. Son père, le trouvant alors aussi instruit qu'il pouvait le désirer, voulait le faire sortir de l'école; mais ses professeurs s'y opposèrent, et il consacra une partie de la journée à ses études; le reste du temps, il l'employait à travailler pour sa famille. On voit encore à Copenhague plusieurs sculptures de lui qui datent de ce temps-là. L'époque du grand concours approchait. Thorvaldsen n'avait d'abord pas envie de s'y présenter. Il était retenu tout à la fois par un sentiment d'orgueil et par sa modestie. Il ne se croyait pas en état de remporter le prix, et il ne voulait cependant pas avoir la honte d'échouer. Mais ses amis s'efforcèrent de vaincre ses répugnances, et pendant plusieurs mois les plus intimes ne l'abordaient jamais sans lui dire : a Thorvaldsen, songe au concours. »
1. Thorvaldsen og hans Yœrker, in-4". Copenhague, 1831.
�114
LETTRES SUR LE NORD.
Quand le jour solennel fut venu, le pauvre Bertel traversa, avec de grands battements de cœur, le vestibule de l'académie. Les élèves devaient d'abord se réunir dans une salle commune pour y recevoir le programme du concours, puis après se retirer chacun dans une chambre à part pour faire leur esquisse. C'était d'après ces esquisses que les professeurs jugeaient ceux qui devaient être admis à concourir ; et c'était justement là ce qui effrayait Thorvaldsen. Quand il se vit seul dans sa cellule, en face de son programme, sa frayeur redoubla; il ouvrit la porte et s'enfuit par un escalier dérobé. Par bonheur, il rencontra un professeur qui lui reprocha si éloquemment son peu de courage , que Thorvaldsen, honteux, retourna à ses crayons. Le sujet du concours était un bas-relief représentant Héliodore chassé du temple. Le jeune artiste acheva en deux heures son esquisse, et gagna la seconde médaille d'or. En 1793, il y eut un nouveau concours. Cette fois il s'y présenta avec plus de résolution et gagna le grand prix; A ce grand prix était attaché le titre de pensionnaire de Rome et une rente de 1200 fr. pendant trois ans. Mais les fonds n'étaient pas disponibles, et Thorvaldsen les attendit trois années. Il passa ce temps à continuer ses études, à donner des leçons de dessin, et fit quelques travaux pour le palais du roi. Enfin, en 1796, il reçut son stipende de voyage. Il se crut alors si riche, qu'il alla trouver un de ses amis, qui aspirait aussi à devenir artiste, et lui offrit de l'emmener à Rome et de partager avec lui sa pension. Mais son ami savait mieux que lui ce que valaient quatre cents écus, et il refusa. Thorvaldsen partit le 20 mai 1796, sur une frégate qui se rendait dans la Méditerranée. Ce qui était triste alors, c'était de voir sa malheureuse mère qui pleurait et s'écriait qu'elle ne reverrait jamais son fils. En partant, il lui avait fait remettre par un ami une petite boîte pleine de ducats. Mais elle la garda, en décla-
�ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE.
115
rant qu'elle n'y toucherait pas : « Car un jour, disait-elle, mon pauvre Bertel pourrait en avoir besoin. » Elle gardait aussi avec une sorte de sentiment religieux un vieux gilet qu'il avait porté. Souvent on l'a vue presser ce gilet sur son cœur et le baigner de larmes, en invoquant le nom de son fils bien-aimé. Elle est morte, la bonne mère, sans connaître toute la gloire de celui qu'elle avait tant aimé. La frégate sur laquelle était Thorvaldsen fit un long voyage. Elle s'arrêta plusieurs mois dans la mer du Nord. Elle aborda à Malaga, à Alger, à Tripoli, à Malte. A la fin Thorvaldsen n'eut pas le courage de continuer plus longtemps cette expédition maritime. Il s'embarqua sur un bateau qui allait à Naples, et arriva à Rome le 8 mars 1797. Les premières années qu'il passa dans cette ville furent plus d'une fois traversées par d'amères inquiétudes. Toute l'Europe était alors dans un état d'agitation qui devait se faire sentir jusque dans la retraite du savant et l'atelier de l'artiste. Les grandes questions politiques étouffaient le sentiment poétique. Thorvaldsen travailla avec dévouement, avec enthousiasme, mais sans être encouragé comme il avait le droit de s'y attendre. Le terme de sa pension était expiré, et il n'avait pas encore appris à compter sur la puissance de son génie. En 1803 , il venait de modeler une statue de Jason pour payer sa dette au Danemark , il avait épuisé toutes ses ressources, et il se prépérait à retourner dans son pays. Il devait partir avec le statuaire Hagemann, de Berlin. Déjà ses malles étaient faites, le veturino attendait devant la porte, quand tout à coup Hagemann annonça qu'il ne pouvait partir, parce que son passe-port n'était pas en règle. Une rencontre providentielle avait sauvé Thorvaldsen au moment où il abandonnait le concours ; une rencontre non moins heureuse le sauva une seconde fois. Le banquier Hope entra par hasard dans son atelier, aperçut la statue de Jason, et en
�116
LETTRES SUR LE NORD.
fut émerveillé, * Combien voulez-vous avoir, dit-il, pour exécuter cette statue en marbre ? — Six cents scudi, répondit le modeste artiste. — J'en donne huit cents, » s'écria Hope. La somme fut immédiatement payée, et Thorvaldsen resta à Rome. C'est depuis ce temps que son génie a pris l'essor. J'ai essayé de dire quelle fut sa vie. L'avenir dira quelles furent ses œuvres. En 1819, Thorvaldsen fit un voyage en Danemark. Il y fut reçu avec des témoignages d'affection et d'enthousiasme sans bornes. C'était à qui courrait au-devant de lui, à qui pourrait le voir. Dans l'espace de vingt-cinq ans, dit son biographe, il était bien changé ; mais il avait gardé toute la fraîcheur, toute la jeunesse de ses premières affections. Son imagination ravivait ses souvenirs, et son cœur se dilatait à la vue des lieux où il avait vécu dans son enfance. On lui avait fait préparer une demeure et un atelier dans l'édifice de l'Académie. Quand il y entra, un homme l'attendait sous le vestibule : c'était le vieux portier qui l'avait vu venir là tant de fois. Thorvaldsen lui sauta au cou. Pendant un an il fut encensé, chanté, béni ; et quand il repartit pour l'Italie, une foule innombrable se pressait sur le quai où il allait s'embarquer.
/
�PAYSAGES DANOIS. I
A BRIZEUX.
Le printemps vient tard à Copenhague, et, lorsqu'errfin il daigne montrer le bout de son aile, Dieu sait que ce n'est pas sans s'être fait vivement prier. Dès le mois de mars, les poètes le chantent pour l'attendrir; les jeunes filles, qui se souviennent des joies de l'année précédente, le réclament pour recommencer leurs promenades rêveuses dans les bois, et les marchands de YQEstergade le réclament plus haut encore que les jeunes filles, car il y va du sort des écharpes de gaze et des nouvelles robes qu'ils ont fait venir de Paris. Mais le printemps marche à petites journées, comme un grand seigneur. Il s'arrête en France, en Allemagne, partout où une belle plaine lui sourit, où un caprice le retient, et les deux messagers qui le précèdent, l'hirondelle et la fauvette, l'annoncent sur les bords de la mer Baltique trois semaines avant qu'il ait passé l'Elbe. Enfin un beau jour la nouvelle se répand par la ville que le ciel est tout à fait bleu, que le coucou a chanté et que les arbres du parc commencent à reverdir. Alors toutes les voitures de louage sont mises en réquisition, et toutes les familles s'en vont saluer, hors des remparts, le dieu chéri
�118
LE TIRE S SUR LE NORD.
qui daigne enfin les visiter. En France, nous sommes des ingrats, nous accueillons le printemps comme s'il ne faisait que son devoir en venant à nous ; mais dans le Nord on le divinise et on l'encense. En Allemagne, on célèbre, au mois de mai, la fête des roses. Ce jour-là, toute la maison est rose, la table est couverte de couronnes de roses ; les femmes portent des bouquets de roses, et les hommes chantent comme Anacréon la rose et le printemps. En Danemark, il n'est question, pendant un grand mois, que de l'apparition du printemps. La politique "a tort si dans ce moment-là elle enfante quelque grave nouvelle. Nulle discussion de tribune, nul fait militaire ne peut contre-balancer l'effet d'un rameau d'arbre qui se couvre de feuilles à Frederiksberg, et d'une petite fleur qui éclôt sous une fenêtre. Le mot de printemps est le seul mot qu'il soit décemment permis de prononcer dans le monde. On peut oublier le reste delà langue, pourvu qu'on puisse dire en entrant dans un salon : « Comment vous portez-vous ? » et : » Voici le printemps, :» Dans ces jours de joie, tout est en mouvement autour de la ville. Les jeunes fiancés vont dans la forêt cueillir la primevère et parler de leurs espérances; les bons bourgeois traversent les faubourgs pour avoir le plaisir de fumer leur pipe au milieu de la belle nature. Les marchands d'eau-de-vie et de saumon fumé s'asseyent à l'entrée du parc ; les danseurs de corde dressent leur tente sur la pelouse de Charlottenlund ; l'hôte de Klappenberg range ses tables au bord de la colline qui domine la mer, et l'hôte de Bellevue , qui le regarde d'un œil jaloux, fait ratisser les allées de son jardin et menace de changer la forme de ses ifs, qui depuis vingt ans ont été symétriquement taillés en forme de tours ou de pains de sucre. Ce qu'il y a de plus curieux , c'est que , du jour où l'on ne voit plus de neige sur la terre et plus de brouillard d'hiver au ciel, les habitants de Copenhague se figurent qu'il fait une chaleur insupportable, et rêvent le repos et
�PAYSAGES DANOIS.
119
les frais asiles de la campagne. Alors quiconque a un coin de terre à une distanee raisonnable de la ville, fait ses préparatifs. Les portes de la science et de l'aristocratie se ferment ; la justice elle-même émigré, et les professeurs et les juges ne reviennent que deux ou trois fois par semaine faire leurs leçons, tenir leurs séances. La terre commence à peine à reprendre un peu de vie, mais les arbres frissonnent au vent du nord, et les pauvres plantes qui essayent d'éclore ont froid ; on court au soleil pour se réchauffer, on clôt hermétiquement les fenêtres de la maison de campagne, et l'on se tapit au coin du poêle comme au mois de janvier: mais n'importe ; c'est la belle saison de l'année, c'est le printemps , c'est l'été, et il ne serait pas permis de rester en ville , quand l'almanach démontre qu'on entre dans la canicule. A cette époque de migration générale, j'ai suivi le torrent et je suis allé chercher le soleil danois aux bords du Sund, au lac d'Esrum. Nulle part peut-être on ne voit de forêts de hêtres aussi belles et aussi majestueuses qu'en Danemark ; nulle part elles n'ont un feuillage si frais et si tendre. Quand on voyage dans la Séeland, on rencontre souvent ce paysage : une plaine où paissent les génisses, où le moulin à vent tourne ses larges ailes ; un bois profond sillonné par quelques avenues irrégulières, mystérieux et attrayant, couvert en certains endroits de grandes ombres, et plus loin traversé par des flots de lumière qui inondent le feuillage. On y entre avec une sorte de saisissement indéfinissable; on y respire un repos que l'on n'a jamais senti dans le monde, et en même temps on y sent venir cette douce et vague tristesse que les Danois appellent veeniod. Là il y a de la poésie ; là les cordes intérieures de l'âme s'ébranlent sous une main invisible et vibrent harmonieusement. Là on subit je ne sais quelle force d'attraction et quel pressentiment infini. Toute la nature semble prête à nous dévoiler
�120
LETTRES SUR LE NORD.
ses secrets, et l'oreille écoute et l'esprit attend. Au pied du bois est le lac où le bouvreuil vient boire, où les rameaux d'arbres se mirent avec les rayons du soleil couchant, et près de là on aperçoit l'habitation champêtre qui élève timidement son toit de chaume au-dessus de la haie d'aubépine, et l'église en briques bâtie sur le modèle des anciennes églises anglo-saxonnes, avec-sa tour carrée massive, son clocher dentelé comme un escalier, image sans doute de l'escalier mystique par lequel la pensée devait s'élever de terre et monter au ciel. Je n'ai jamais vu le Westmoreland ; mais il me semble que les lacs au bord desquels Woodsworth, Wilson, Southey, se sont choisi leur retraite, doivent ressembler aux lacs de Danemark. La route d'Elseneur passe entre l'une des plus belles forêts de la Séeland et la mer. Souvent ici le ciel est sombre , et cette terre riante et animée s'épanouit sous ce ciel comme un visage de jeune fille sous un voile de deuil. Du côté de la forêt on aperçoit d'élégantes maisons de campagne, des allées de jardins couronnées de fleurs. Du côté de la mer, on ne voit que le rivage nu, les filets du pêcheur étendus sur des pieux, et sa maison posée au bord de la grève comme une barque qu'on a tirée de l'eau. Sur ce sable que la marée baigne soir et matin, on ne trouve qu'une seule fleur, le myosotis, la fleur du souvenir. On dirait qu'elle est née là pour rappeler au voyageur qui aborde sur cette côte lointaine le souvenir de la terre natale qu'il a laissée derrière lui et des amis auxquels il a dit adieu. Elseneur est le caravansérail de la marine. On y aborde de tous les côtés, on y parle toutes les langues. Du matin au soir, les pavillons du Nord et du Midi flottent sur le Sund. Les matelots étrangers descendent à terre, se croisent dans les rues. Les auberges d'Elseneur sont là qui leur sourient, les marchands les attendent, et chacun
�PAYSAGES DANOIS
121
ici travaille pour la marine et s'endort avec des rêves de marine A l'extrémité de la ville est bâti le Kroneborg. La pointe de terre sur laquelle s'élève ce château s'appelait autrefois YŒrekrog (le Coin de l'oreille). C'était l'oreille du Danemark , ouverte à tous les bruits et à toutes les nouvelles de mer. Le Kroneborg est un édifice d'une architecture imposante. Il est entouré de trois remparts , peuplé de soldats , muni de canons, comme une forteresse qui a une mission difficile à remplir, celle de faire solder un péage. Tous les bâtiments passent au pied de ce château et doivent payer un tribut à cette citadelle maritime qui les protège, à ce fanal qui les éclaire. Il est des jours où il en vient par centaines , et chaque année ce nombre augmente2. Du haut d'une des tours du Kroneborg, l'œil plonge sur un des plus beaux panoramas qui existent. D'un côté, dans le lointain , on aperçoit, comme une ligne bleuâtre, les murs de Copenhague ; de l'autre, les montagnes de Kullan ; en face du château, la côte suédoise, aride et sèche ; la ville de Helsingborg, dont les toits rouges étincellent au soleil, et la mer, la mer verte comme une prairie sur les bords, noire et profonde au milieu ; la mer, resserrée au pied de la forteresse comme un défilé, ouverte des deux côtés comme une plaine immense. Ici le Sund et là le Categat, et les vaisseaux qui abordent ou lèvent l'ancre, fendent les vagues, passent et se succèdent sans interruption. Au milieu de ces vaisseaux qui naviguaient sous le vent et s'en venaient à la suite l'un de
1. Elseneur, dit un vieux voyageur français, est une ville peuplée de marchands. Ils font leurs marchés le matin et boivent le vin du marché le reste de la journée. Voyages de M. Deshayes, 1 vol. in-18, Paris 1664. 2. On en compta près de 20 000 dans l'été de 1839. La place du directeur de la douane, qui perçoit pour lui un écu par navire, est la place la plus lucrative du royaume.
�122
LETTRES SUR LE NORD.
l'autre, rangés sur une ligne comme une légion de soldats , on me montra de loin deux bâtiments français. Je ne connaissais ni leur nom, ni le nom de celui qui les envoyait sur les rives du Nord ; mais ils venaient de France, ils portaient le pavillon de notre pays ; je les regardais avec émotion, et je les suivais des yeux. On dit que ces montagnes du Kullan, qui s'élèvent de l'autre côté du Sund , étaient jadis les dernières limites du monde connu, les colonnes d'Hercule. Depuis ce temps, le monde s'est agrandi. Les pêcheurs avec leurs barques ont été plus loin que le dieu avec sa peau de lion. Les hommes ont franchi les barrières que l'ignorance leur avait imposées. Leur ambition s'est accrue avec leurs conquêtes , et ils ne savent où s'arrêtera leur nec plus ultra. Autrefois, en voguant au pied de ces montagnes, les navigateurs offraient un holocauste à Hercule. Aujourd'hui, les matelots qui y passent pour la première fois doivent subir le baptême maritime et payer une amende. La fête naïve des matelots a succédé à l'appareil pompeux de l'holocauste, et la libation joyeuse a remplacé le sacrifice de sang. En face de Kullan on aperçoit une colline couverte de verdure, qu'on appelle la colline d'Odin : c'est là, dit-on, que le dieu Scandinave a été enterré. Mais on n'y voit que le tombeau du conseiller d'Etat Schimmelmann, qui était un homme fort paisible , très-peu soucieux, je crois, de monter au Valhalla et de boire le mibd avec les valkyries. Cependant une enceinte d'arbres protège l'endroit où les restes du dieu suprême ont été déposés ; une source d'eau limpide y coule avec un doux murmure. Les jeunes filles des environs, qui connaissent leur mythologie , disent que c'est la vraie source de la sagesse , la source de Mimer, pour laquelle Odin sacrifia un de ses yeux. Dans les beaux jours d'été elles y viennent boire, et, par hasard, les jeunes hommes y viennent aussi, et la source de Mimer entend de charmantes confidences. Si ce n'est pas
�PAYSAGES DANOIS
123
la source de la sagesse, c'est au moins un philtre d'amour qui est la cause de beaucoup de mariages dans le pays. Ceux qui aiment la poésie ne s'éloigneront pas d'Elseneur sans visiter une autre colline consacrée aussi par une tombe. Au-dessus d'un des plus riants châteaux delaSéeland, au-dessus de Marienlysl, on entre par une avenue étroite dans un bois de hêtres, qui, d'un côté, s'ouvre sur la mer, et de l'autre sur une grande plaine. Là on aperçoit trois rocs informes, posés l'un sur l'autre, et autour de ce monument grossier quatre pierres carrées , où les voyageurs viennent s'asseoir : c'est là que repose l'ombre mélancolique deHamlet. Si, comme le disent quelques incrédules , cette tradition du peuple est fausse, aucun lieu cependant ne pouvait être mieux choisi pour lui donner un caractère de vraisemblance. Ce bois est sombre comme la pensée de deuil qui régnait dans le cœur de Hamlet. On n'y trouve qu'une lumière incertaine ; on n'y entend que le souffle de la brise dans le feuillage, ou le mugissement de la tempête sur les vagues. Près de là estlademeure élégante, la demeure royale, où le monde chante, danse, s'étourdit, tandis que l'âme de Hamlet dort dans sa solitude. Je me suis assis là un soir, et il me semblait que Shakspeare y était venu aussi, tant il avait su se rendre l'interprète fidèle de cette poésie du Nord. Je me suis penché sur cette pierre froide, comme pour demander à Hamlet s'il avait trouvé le derniermot de l'énigme qu'il voulait résoudre, et j'ai cueilli en m'en allant une des fleurs pâles qui croissent autour de son tombeau. Ophélia aurait pu la mettre dans sa couronne.
II
La Séeland est une terre plate , couverte de champs de blé et de forêts, la terre la plus riante et la plus féconde
�124
LETTRES SUR LE NORD.
des contrées du Nord. Au printemps, je l'avais quittée verte comme la mer qui l'entoure ; je l'ai revue , en automne , avec ses arbres chargés de fruits, et ses larges plaines dorées par le soleil. Cette année, le ciel du Nord n'a pas trompé l'espoir du paysan. La pluie est venue à temps humecter son grain, et les trois mois d'été ont mûri sa moisson. Dans cette heureuse époque de récolteles environs de Copenhague présentent un coup d'œil charmant. Toute la campagne sourit aux regards de ceux qui l'ont patiemment cultivée. De distance en distance, on aperçoit la ferme qui ouvre déjà les portes de son enclos pour recevoir la moisson qui va venir. Le laboureur part de bon matin, fauche son sillon et se repose à midi, entre la cruche de bière qui renouvelle ses forces , et sa jeune femme , qui, à la vue de tant de beaux épis couchés par terre, compte les joies de la nouvelle année. Sur la colline , on aperçoit l'église du village avec ses murailles blanches et sa ceinture d'arbres. A la fin de leurs travaux , les paysans y accourent gaiement, et la caisse des pauvres deviendra plus riche, et les jeunes filles porteront plus de fleurs sur les tombes du cimetière; car, dans ces jours de prospérité, les pauvres doivent avoir leur part des dons de Dieu , et les morts ne doivent pas être oubliés. Près de l'église est le presbytère, qui s'associe aux travaux du laboureur, à ses craintes et à ses espérances. Dans chaque paroisse, le prêtre danois a sa ferme et son champ. Il élève des bestiaux, il cultive la prairie. Comme il est ordinairement l'homme le plus éclairé du village , il étudie les divers systèmes d'agriculture , il importe dans son domaine les nouvelles découvertes ; il donne l'exemple des théories par la pratique, et les paysans le suivent ; il exerce ainsi sur toute la paroisse une double influence, celle du prêtre et celle du cultivateur. Cette communauté d'intérêts matériels établit un lien étroit entre lui et ses paroissiens. Sa fortune est, comme la leur,
�PAYSAGES DANOIS
125
soumise à toutes les variations de l'atmosphère. Il redoute comme eux l'orage, et comme eux il bénit les beaux jours. Non loin de là , sur la grande route de Copenhague, les charrettes des paysans, les voitures de la bourgeoisie, le gig et le vinervogen passent et se succèdent sans cesse. Le samedi et le dimanche, surtout, sont deux grands jours pour les loueurs de chevaux et les maîtres de poste. Les hommes du Nord ont encore un saint respect pour le dimanche. A leurs yeux, c'est presque une profanation que de rester ce jour-là enfermé dans les murailles d'une ville, quand la'nature s'épanouit au dehors comme un champ de fleurs. Ce jour-là il faut qu'ils dînent en plein air, qu'ils se reposent sur la mousse des forêts , qu'ils fument leur pipe sous un rameau de chêne. Ce jour-là les bluets tombent avec amour , comme la violette de Goethe, aux pieds de la jeune fille qui les regarde , et les oiseaux des bois se taisent pour entendre chanter une romance d'OEhlenschlàger, mise en musique par Weise. Dans ces excursions d'été, les habitants de Copenhague vont fréquemment jusqu'à Roeskilde. Il y a là deux grands points d'attraction pour les gastronomes et les artistes : l'auberge du Prince et l'église. L'auberge du Prince est renommée par ses carbonades de mouton et ses turbots. Le maître de la maison est un personnage important, car il commande dans la ville le corps des pompiers. On ôte humblement son chapeau pour lui demander le menu, et on l'appelle : Monsieur le capitaine. Quand il raconte qu'il a lui-même hébergé les députés de Roeskilde, on doit s'estimer heureux d'être assis à sa table, et quand il se montre en uniforme, le sabre au côté, le chapeau sur l'oreille, il est impossible de ne pas trouver son vin excellent. L'église est l'un des plus anciens monuments du Nord. Elle fut fondée au commencement du xie siècle par l'évêque
�126
LETTRES SUR LE NORD.
Guillaume, dont le nom occupe une place honorable dans les annales du Danemark. C'était un homme d'un caractère noble et d'une rare énergie. Quelque temps après que sou église fut bâtie, le roi Canut la profana par un meurtre. Le dimanche suivant, lorsqu'il se présenta à la porte du sanctuaire pour assister au service religieux, Guillaume marcha à sa rencontre et lui interdit l'entrée du temple. Les hommes d'armes qui entouraient Canut tirèrent le glaive pour tuer le téméraire prélat ; mais le roi, reconnaissant sa faute, se jeta la face contre terre, pleura et demanda pardon. Guillaume aimait le roi, et il ne s'était pas décidé sans peine à le punir rigoureusement. Un jour on vint lui annoncer que Canut était mort en Jutland; il sentit qu'il ne lui survivrait pas longtemps, fit préparer deux tombes dans l'église et s'en alla au-devant des hommes qui apportaient le corps du roi. Quand il les vit venir, il s'agenouilla, joignit les mains sur sa poitrine, et, lorsqu'on voulut le relever, il était mort1. Cette église de Roeskilde est comme notre Saint-Denis ; c'est là que les souverains de Danemark ont choisi leur dernière demeure. Là reposent sept générations de rois; là sont enterrés les siècles de barbarie et les siècles de civilisation. Sous la grande nef on a creusé une vaste tombe fermée par des barreaux de fer, éclairée à peine par quelques rayons de lumière ; c'est là que sont les cercueils. Au milieu du chœur, sous les arcades, dans les chapelles, s'élèvent les monuments en marbré, les urnes ciselées, les catafalques enrichis de dorures, les tombes chargées de bas-reliefs pompeux ou d'inscriptions, reste de royauté sous la main de la mort, dernier rêve d'orgueil au milieu du néant. Quelques-uns de ces monuments sont des œuvres magnifiques, exécutées en Italie et transpor1.
Roeskilde Domkirkes Historié.
�PAYSAGES DANOIS.
127
tées à grands frais en Danemark. L'église du vénérable évôque Guillaume n'a pas été assez large pour les contenir. Il a fallu y joindre des chapelles. De toutes ces tombes de souverains, la plus modeste est celle de Chrétien IV. De tous les rois qui sont enterrés là, c'était aussi le plus grand. L'église est bâtie dans ce beau style byzantin dont la majestueuse simplicité s'accordait si bien avec celle des premiers temps du christianisme. La nef principale est large et élevée ; les deux nefs latérales sont surmontées d'une galerie circulaire ; le chœur est arrondi et détaché du reste de l'édifice, comme on le voit encore dans plusieurs églises du Midi. Toute cette construction est d'une grâce, d'une harmonie parfaite. Mais je ne sais quel malheureux artiste a eu un jour la déplorable idée de vouloir l'embellir, et sur les parois de la nef, sur les contours de la voûte, il a peint des bouquets de fleurs et des rameaux d'arbres. Le caractère de cet édifice byzantin a été ainsi dénaturé, le plafond de cette église ressemble maintenant à celui d'une auberge hollandaise. Le mauvais exemple a fait des progrès, et la jolie petite église de Ringsted et l'ancienne chapelle de Sorô ont été ainsi peintes en vert et en jaune. Près de la ville de Roeskilde est la baie d'Issefiord, célèbre dans les sagas'd'Islande, dans les chroniques de Danemark. Elle a été autrefois traversée par les navires des combattants qui allaient au loin chercher la gloire et les dangers. Le cri de guerre a retenti sur ses rives, et les scaldes l'ont chantée. Elle est maintenant silencieuse et déserte. Elle a vu s'élever sur ses bords la forteresse de Leire, la demeure des vieux rois. A présent Leire est détruit, on n'en trouve même plus de traces, et l'onde d'Issefiord baigne les murs de Roeskilde, soupire au pied des tours de l'église, et semble, dans ses soupirs, regretter les héros qu'elle a connus et les rois qu'elle a bercés.
�128
LETTRES SUR LE NORD.
Cette baie a eu ses traditions païennes et ses traditions religieuses. On raconte qu'il y avait là jadis un monstre effroyable à qui l'on devait livrer régulièrement une victime humaine. Quand l'église de Roeskilde fut fondée, deux chanoines allèrent à Rome demander des reliques, et d'abord ils ne savaient trop laquelle choisir, car le pape leur avait ouvert une grande chapelle, et il y avait là des reliques de vierges, des reliques d'apôtres et de martyrs. Mais, au milieu de la nuit, l'un d'eux eut une vision ; il vit apparaître saint Lucien, qui s'offrit à lui pour être le patron de la métropole danoise. Le lendemain, il prit la tête du saint et se mit en route avec son compagnon. Au moment où ils entraient dans le golfe d'Issefiord, les vagues se soulevèrent, l'onde vomit sur ses bords une écume verte, et le monstre apparut avec sa gueule enflammée et sa longue queue couverte d'écaillés comme une tortue. Les chanoines le laissèrent arriver jusqu'auprès du navire, et au moment où il ouvrait ses deux larges mâchoires pour engloutir tout à la fois la cargaison et l'équipage, ils lui montrèrent la tête du saint. Le dragon d'Issefiord poussa un mugissement horrible, puis se précipita au fond des eaux, et jamais on ne l'a revu. Les rives d'Issefiord sont nues et sablonneuses. C'est une lande sauvage au milieu d'un jardin de fleurs. D'ici jusqu'à Sorô, toute la campagne présente l'image delà joie et de la prospérité. Le long de la route, je ne me lassais pas de voir, les maisons de laboureurs souriant au milieu de leur enclos vert, comme celles de Normandie, les moissonneurs penchés sur leurs faux, les femmes glanant le long des sillons, et les gerbes de blé debout dans la plaine et rangées sur deux lignes comme une armée. Quand nous arrivâmes à l'église de Pédersborg, celui qui me servait de guide dans cette promenade romantique me fit monter au haut de la colline. De là nos regards plongeaient sur la vallée. Les champs étaient parsemés d'ouvriers, les fo-
�PAYSAGES DANOIS.
129
rêts de hêtres inondées de lumière, et quatre lacs voisins l'un de l'autre réfléchissaient dans leurs bassins d'argent l'azur du ciel. Cette terre de Sorô est la terre classique du Danemark. Là fut la première école latine de la Séeland, là ont vécu les premiers historiens du Nord. Un chevalier de la contrée partait pour une longue expédition ; sa femme était enceinte, et il lui dit : « Si tu mets au monde une fille, tu feras construire une flèche en pierre sur notre église; si tu me donnes un fils, tu feras bâtir une tour. » Le chevalier part, il combat vaillamment, il se couvre de gloire, il revient avec joie vers son pays natal, et de loin, au-dessus de son église aimée, il aperçoit deux hautes tours dorées par le soleil. «Oh! bénie soit, dit-il, la digne femme danoise qui m'a donné deux fils ! » Ces deux fils, c'étaient l'évêque Absalon et son frère Eric. Absalon naquit en 1128. Il fut nommé, en 1158, évêque de Roeskilde, et en 1178 archevêque de Lund. Il fut le ministre de Valdemar Ier et de ses deux successeurs. Il fut pendant cinquante ans l'homme le plus puissant du Nord, et sa puissance, il l'employa à agrandir son pays et à l'éclairer. C'est par ses ordres que l'abbé Guillaume de Paris, qui était renommé pour sa science théologique, vint se fixer en Danemark. C'est par ses ordres que Saxo Grammaticus écrivit les annales de Danemark. Quand il mourut, il institua un legs particulier pour qu'un professeur de Sorô travaillât constamment à recueillir les chroniques nationales. En même temps qu'il cherchait à propager autour de lui le goût de l'étude , il combattait au dehors la barbarie et la superstition. Il entreprit une expédition dans l'île de Rùgen, pour renverser une idole. Des missionnaires chrétiens étaient venus au xc siècle dans cette île, et y avaient prêché l'Evangile. Leurs leçons furent écoutées favorablement par le peuple. Ils firent des prosélytes, ils bâtirent une église, et, quand ils s'en retournèrent, les ha-
�130
LETTRES SUR LE NORD.
bitants de Rùgen adoraient le Christ, et s'étaient choisi saint Vit pour patron. Mais peu à peu le vrai dogme s'altéra dans leur souvenir. L'idolâtrie reparut. Les coutumes du paganisme remplacèrent les pratiques chrétiennes. Ils firent de saint Vit une divinité monstrueuse qu'ils nommaient Svannevite, et à laquelle ils offraient des. sacrifices humains. Absalon pénètre' au sein de leur pays, renverse leurs temples, brûle leurs idoles. Le peuple, voyant que les dieux en qui il avait confiance n'avaient pu se défendre, les renia comme des dieux lâches et impuissants, et adopta le christianisme. Ce ne fut pas la seule expédition du digne évèque de Roeskilde. Il était à la fois prêtre, homme d'État, soldat de terre et marin. Dans les moments de danger, en l'absence du roi, il se mettait lui-même à la tête des troupes et les conduisait au combat. Il joignait à un coup d'œil ferme, à une rare intelligence, un grand amour du travail et une merveilleuse simplicité. Si ses devoirs de prélat ou ses fonctions de ministre lui laissaient une heure de loisir, il la consacrait aux exercices manuels. Il mourut à Lund, en 1201, et fut enterré à Sorô. On l'a trouvé dans un cercueil de plomb, revêtu de ses habits religieux, l'anneau épiscopal au doigt et la crosse d'argent à côté de lui. Il mourut puissant et honoré, et le souvenir de ses hautes qualités s'est maintenu intact à travers les siècles. La famille d'Absalon avait fondé l'école latine de Sorô. L'évêque la protégea de tout son pouvoir et l'agrandit. Au xiir3 siècle, le cloître des Bernardins, auquel cette école appartenait, était déjà fort riche. C'était là que les nobles trouvaient un asile dans leurs voyages. Les religieux étaient obligés de les recevoir, de leur donner pendant plusieurs jours un lit, des vivres et de la bière. Plusieurs fois les rois de Danemark s'y arrêtèrent aussi et payèrent par de riches présents l'hospitalité qu'ils y avaient reçue. En 1586, Frédéric II y établit une grande ëcole, qui, vers le milieu
�PAYSAGES DANOIS.
131
du xvnc siècle, tomba en décadence, et fut rétablie sous le règne de Frédéric V. Trois fois elle fut relevée par une main royale, trois fois elle retomba dans l'inaction. Elle a pris pour armoirie un phénix renaissant de ses cendres. Elle ne pouvait trouver un emblème plus exact de sa destinée. Enfin, au commencement de ce siècle, le phénix a de nouveau ouvert ses ailes; l'école latine de Sorô a repris une nouvelle ardeur, l'académie a juré qu'elle ne mourrait plus. Dieu sait si elle tiendra son serment. Cette académie est l'un des plus beaux, l'un des plus riches établissements scientifiques qui existent en Europe. A cinq ou six lieues de distance, tout ce que l'œil découvre au nord et au midi, enclos et forêts, jardins et métairies, tout cela lui appartient. C'est la maîtresse souveraine du district, c'est la grande dame devant laquelle les paysans et les juges courbent respectueusement la tête. Elle a un inspecteur qui ne sort que dans une voiture à quatre chevaux, comme un prince du sang, et un directeur qui est payé comme un préfet. Elle a fait bâtir pour ses élèves un édifice splendide, tel que beaucoup de rois seraient heureux d'en faire leur palais. Mais ce luxe semble effrayer les pères de famille, et ils préfèrent envoyer leurs enfants dans les modestes gymnases des petites villes. L'académie a 100 000 écus de rente, et elle ne compte pas plus de soixante élèves. L'église est l'ancien édifice du cloître. Elle est bâtie sur le même plan que celle de Roeskilde, mais bariolée plus grossièrement encore. L'autel est orné d'un bon tableau représentant la Cène. On dit que le peintre avait d'abord voulu prendre pour modèles les professeurs de Sorô ; cependant, comme aucun d'eux ne voulait représenter Judas, il choisit ses apôtres parmi les paysans de la Séeland; l'un d'eux, qui se flattait d'être philosophe, accepta bravement le rôle dTscariote ; mais quand le tableau fut achevé, il vit apparaître pendant la nuit le vrai Judas, qui lui tendit
�132
LETTRES SUR LE NORD.
amicalement la main et le remercia d'avoir bien voulu prendre sa place. Le pauvre paysan, qui ne s'attendait pas à cette apparition, fut si effrayé d'une telle amitié, qu'il en mourut deux jours après. La ville est tout entière soumise au régime académique ; l'ouvrier travaille pour l'académie, le marchand est patenté par l'académie, le bourgeois se croit ennobli s'il fréquente un membre de l'académie. Les professeurs sont les patriciens de cette oligarchie littéraire, et le directeur est leur consul. Dans cet état d'organisation, la nature elle-même est devenue scolastique. La forêt de hêtres qui protège les maisons de Sorô s'appelle l'allée des Philosophes, et la colline qui s'élève au delà du lac se nomme modestement le Parnasse. Esrum était jadis un couvent. La civilisation en a fait une prison, une prison au bord du lac, au milieu des bois. Au printemps, rien n'est plus beau que de voir cette vaste forêt de chênes où mille oiseaux chantent, où mille fleurs s'épanouissent, et ce lac aux vagues transparentes, parsemé de nénufars et couronné de roseaux. Mais qu'elle est triste, la prison d'où le captif entrevoit autour de lui tant d'êtres libres et tant de gaieté ! Mieux vaut la prison des grandes villes, la prison des rues sombres où l'aspect du dehors ne séduit, comme à Esrum, ni le regard ni la pensée. Quand nous passâmes au pied de cette maison bardée de fer, un jeune homme, suspendu aux barreaux de la fenêtre, resta longtemps l'œil fixé sur nous, le visage morne et silencieux; puis, au moment où nous allions partir, il chanta cette chanson d'Andersen : « Je rêvais que j'étais un petit oiseau. » Jeg drômde at jeg var en lille Fugl. Je n'ai jamais entendu de chant plus plaintif sur une terre plus riante. C'était un paysan de la Séeland qui s'était battu un jour de fête et qui avait blessé son adversaire. La char-
�PAYSAGES DANOIS.
133
rette du laboureur qui passait au pied de la prison lui rappelait celle de son père, et la barque de pêcheur qui flottait sous ses yeux le faisait souvenir de ses travaux de jeune homme. Si la justice voulait faire un acte de commisération pour ce malheureux, elle le placerait dans une maison où l'on ne voit ni charrettes de laboureur ni barques de pêcheur. A une lieue de là est un des plus jolis châteaux danois. C'est un monument de pacification construit après une des longues guerres du Danemark avec la Suède. C'est Fredensborg. Frédéric IV y a placé lui-même l'image du temple de Janus, et les grands rameaux de hêtres qui l'ombragent, et les vertes pelouses qui l'entourent, disposent à la rêverie et aux idées paisibles. La Fontaine eût pu, comme au bois de Boulogne, s'y asseoir tout le jour pour songer à une charmante fable, et, par un beau matin d'été, Virgile y eût peut-être oublié les champs féconds de Mantoue. Les appartements du château sont abandonnés et tombent en ruine. Les rois n'y viennent plus. Quelques tableaux intéressants parent cependant encore cette charmante demeure. C'est là que j'ai vu pour la première fois le portrait de Charles XII avec sa veste bleue, son baudrier jaune et sa longue épée, tel qu'il était lorsqu'il soutenait avec tant de fierté, ou les attaques de l'armée russe, ou les menaces du pacha turc. Le parc est à moitié coupé par pentes irrégulières, comme un parc anglais, et traversé par de larges allées de charmille, comme le parc de Versailles. Au milieu, il est partagé par une large enceinte de tilleuls, et sur trois galeries circulaires de gazon on aperçoit trois cents statues en pierre représentant les Norvégiens de chaque district avec leur costume particulier. Là est le prêtre qui marche en tète de la paroisse, le vieillard chef de la famille, le paysan avec sa faux de moissonneur, et la jeune femme
8
�134
LETTRES SUR LE NORD.
avec sa couronne de fiancée ou son voile d'épouse. Les statues sont roides, leurs vêtements sont lourds, mais elles ont un caractère de vérité authentique. Cette galerie avait été formée autrefois comme pour rappeler aux rois de Danemark, quand ils passaient dans ce jardin, l'une des belles parties de leur royaume. C'étaient les députés muets d'une contrée qu'ils devaient défendre et aimer. Maintenant elles ne peuvent éveiller au fond des cœurs danois qu'un sentiment de regret, car elles sont là comme les témoins immobiles d'un temps heureux qui n'existe plus. Elles représentent une nation qui a été violemment séparée du Danemark. Elles étaient autrefois ici dans leur patrie ; elles sont maintenant comme en exil. Les hommes qui ont rédigé le traité de Kiel, qui ont donné la Norvège à la Suède, auraient dû prendre pitié de ces statues et les envoyer à Stockholm dans le jardin de Rosendal. Si de là on descend jusqu'au bas de la colline, toute trace du château, toute trace d'habitation disparaît. On n'aperçoit plus que la forêt de hêtres, la pelouse touffue et le lac au milieu du bois. Rien ne trouble la sérénité de ce paysage ; le feuillage tremble à peine sous le vent léger qui l'effleure; l'eau du lac est bleue comme l'azur du ciel, transparente comme le cristal ; les arbres qui l'entourent s'y reflètent avec tous leurs rameaux, et, quand le soleil se couche au milieu de cette riante enceinte, chaque flot du lac étincelle, et chaque feuille d'arbre est dorée comme dans un palais de fées. Nous quittâmes le soir, très-tard, la demeure de Chrétien VII. Nous traversâmes une vaste forêt de chênes. La hutte du bûcheron était fermée , et l'oiseau dormait dans son nid. La route que nous suivions avait un aspect mystérieux et solennel : tantôt les arbres se dessinaient au loin sous les formes les plus étranges ; tantôt ils s'élevaient de chaque côté de la route comme des colonnes majestueuses, ou se penchaient sur notre tête avec un bruit plaintif. Le
�PAYSAGES DANOIS.
135
ciel était bleu parintervalles et voilé. Parfois des flots de lumière inondaient les rameaux de chêne, puis un nuage passait sur le disque de la lune, et tout rentrait dans l'obscurité. Mon compagnon de voyage dormait d'un profond sommeil, et le cocher, à moitié assoupi sur son siège, laissait les chevaux suivre nonchalamment leur route. J'étais seul dans une de ces heures de recueillement, où nos souvenirs se représentent à nous sous des couleurs plus vives. Je songeais aux Notti romane du comte Verri, et il me semblait que j'étais dans une disposition d'esprit assez convenable pour écrire un de ces hymnes en prose philosophiques et emphatiques. Je venais de voir l'un des jardins fleuris de la monarchie danoise, et il était triste d'y recueillir les traditions du passé. Cette retraite de Fredensborg avait été un des caprices de ces rois dont le sceptre s'étendait sur les deux rives du Sund.et sur les contrées les plus reculées du Nord. Jadis on y avait vu des fêtes et des tournois , les princes s'y étaient rassemblés avec leurs courtisans , et les chants de joie avaient retenti autour du lac. Aujourd'hui, tout est morne et silencieux ; une vieille femme ouvre la porte d'entrée, et un enfant montre aux étrangers la salle d'audience déserte, et le trône inoccupé. Jadis on avait élevé ici des arcs de triomphe , des trophées de guerre. L'arc de triomphe tombe en ruine, et le trophée de guerre est oublié. J'en étais là de mes réflexions, quand le cocher, réveillé par une secousse de la voiture, leva la tête, ouvrit les yeux et me montra les tours de Frédériksborg. Frédériksborg est une magnifique fantaisie de prince, un palais vénitien dans un paysage du Nord, une forteresse au milieu d'un lac. Frédéric II l'avait commencé; Chrétien IV l'acheva. Les courtisans ne croyaient pas à la réalisation de son projet ; ils l'appelaient un caprice d'enfant. Mais il n'était pas homme à se laisser ébranler par'une
�136
LETTRES SUR LE NORD.
plaisanterie. Il éleva son édifice, et, pour répondre aux paroles de doute des hommes qui l'entouraient, il fit graver, sur la porte extérieure du château, un soulier d'enfant. Chrétien IV est l'un des plus grands rois, l'un des rois les. plus populaires du Danemark; c'est le Henri IV de cette .contrée. Comme Henri IV, il était bon et brave; comme lui aussi, il aimait la vie joyeuse et galante. Il a eu ses Fleurette et ses Gabrielle d'Estrées, ses amours de bourgeoises et de grandes dames. Il était d'un caractère généreux et en même temps économe. Lui-même réglait, comme un honnête fermier, tous les comptes de sa maison; Il savait au juste ce que lui rapportait chaque ville, chaque province, et il est curieux de voir dans quels détails il entrait. On a des lettres delui où il dit : œ II faudra faire un habit à mon fils, une robe à ma fille. On prendra ici du velours et là de la soie ; un de mes pourpoints peut être taillé de manière à servir de gilet ; on trouvera des boutons dans la garde-robe et de la doublure dans l'armoire verte. » Lorsqu'il faisait bâtir Frédériksborg, il venait lui-même chaque semaine payer les ouvriers, et, pour amasser l'argent dont il avait besoin, il avait fait construire au pied de la forteresse une cave voûtée et fermée par de fortes grilles. Un tuyau étroit descendait de sa chambre jusque dans cette cave, et, chaque fois qu'il avait reçu quelques sacs de rixdalers, il en laissait tomber une partie dans le coffre souterrain: c'était sa caisse d'épargne, c'était sa Casauba. Il avait imaginé aussi un singulier moyen de se soustraire aux visites importunes. C'était un- fauteuil suspendu à une poulie et descendant de l'étage supérieur au rez-de-chaussée. Quand il entendait venir les courtisans ou les solliciteurs, il se mettait dans son fauteuil, une trappe se refermait sur lui. On entrait et on ne trouvait personne; le roi était dans son jardin. En 1612,1a reine mourut, et, trois ans après, Chré-
�PAYSAGES DANOIS.
137
tien IV résolut de se marier de nouveau; mais il avait déjà plusieurs enfants, et il comprit que, s'il épousait une femme du sang royal, cette union amènerait nécessairement des rivalités de famille dangereuses et des troubles dans l'État. Il épousa donc la fille d'un de ses gouverneurs et lui donna seulement le titre de comtesse. Ce mariage ne fut pas heureux. Chrétien IV bannit de sa présence la jeune femme qu'il avait aimée. Quelques historiens accusent la comtesse d'avoir manqué à ses devoirs de mère ; d'autres attribuent les malheurs qu'elle éprouva à la liaison d'une de ses femmes de chambre avec le roi. Comme homme d'État, Chrétien IV avait une grande intelligence des affaires, et une merveilleuse activité. Il était levé chaque jour à trois heures du matin, rédigeait lui-même ses ordonnances, et répondait à toutes les dépêches. Comme soldat, il se signala dans plusieurs circonstances par son coup d'œil ferme et par sa bravoure. Il était bon général et intrépide marin. Ce fut lui qui conduisit une escadre au cap Nord, et qui commanda ses troupes à la bataille de Calmar. Ce fut lui aussi qui, en 1644, attaqua à différentes reprises la flotte suédoise. Le 2 juin, une balle l'atteignit à la tête et lui enleva l'œil droit ; ceux qui le virent chanceler répandirent le désordre autour d'eux. « Le roi est mort, cria-t-on. — Non, dit-il, le roi n'est pas mort. » Il reprit avec un bandeau sur le front le commandement des navires et resta à son poste tout le temps du combat. La nuit sépara les deux flottes. Il était remarquable entre les hommes de sa cour par sa force physique et son adresse aux exercices du corps. Il ne l'était pas moins par ses connaissances variées et son amour pour l'étude. Il avait un goût prononcé pour l'architecture , et possédait à un haut degré la théorie des constructions navales. Les grands vaisseaux de guerre du Danemark furent faits d'après des modèles tracés de sa
�138
LETTRES SUR LE NORD.
propre main; en même temps qu'il calculait les dimensions d'une frégate, il bâtissait une bourse à Copenhague, une église en Scanie, une ville en Norvège. Dévoué comme il l'était aux intérêts de son pays, il chercha sans cesse à donner plus de développement au commerce du Danemark, à étendre ses relations au dehors. Ce fut dans ce but qu'il forma le port de Gluckstad, et qu'il envoya l'expédition de Munk au Groenland. Son règne ne fut pas constamment heureux. Plusieurs guerres fatales mirent son courage à de rudes épreuves, plusieurs calamités affligèrent son royaume. Mais rien n'altéra ni la vivacité de son intelligence, ni l'énergie de son caractère; il resta grand et fort comme un chêne que la foudre sillonne sans le renverser. Les rois le prirent pour arbitre, le peuple en fit son héros. Sa mémoire s'est conservée intacte à travers l'espace de deux siècles ; une auréole de gloire rayonne sur les souvenirs qui se rattachent à lui, et dans tout le Danemark on entend ce chant populaire :
A
Kong Christian stod ved hôien mast. « Le roi Chrétien est debout près du mât élevé, dans le tourbillon et dans la fumée. Il manie son glaive avec tant de force qu'il fend le casque et la tête des Goths. Les armes des ennemis, les mâts de leurs navires, tombent dans le tourbillon et dans la fumée. « Sauvons-nous, s'écrient-ils, oc sauve qui peut ! Qui de nous aurait la force de lutter « contre.Chrétien de Danemark? 3 Frédériksborg était sa demeure favorite. Il s'est plu à l'élever sur de grandes bases et à l'embellir. Il a lui-même enrichi avec un soin pieux le sanctuaire de la chapelle et disposé les arabesques et les fleurs d'ivoire qui la décorent. Le jardin qui entoure cette royale habitation est vaste et dessiné avec goût; la ville est élégante, et le château, avec ses murailles de briques et ses tours massives, est majes-
�PAYSAGES DANOIS.
139
tueux comme un vieux palais de souverain, imposant comme une forteresse. Là sont encore les grandes salles d'armes où se rassemblaient les chevaliers, les tables nobiliaires de l'ordre de l'Eléphant, les portraits des hommes dont le nom appartient à l'histoire. Chaque roi occupe une salle ; autour de lui sont rangés les membres de sa. famille, puis les ministres, et les hommes qui se sont illustrés sous son règne. C'est le Panthéon des gloires danoises. Holberg est là avec sa figure fine et légèrement moqueuse, comme s'il songeait encore à son Peer Paars. Là est Suhm l'historien, Bernsdorf le vertueux ministre, Tordenskiold le matelot, Egède le missionnaire, et Wessel le pauvre poëte, qui n'avait sans doute jamais pensé que son image dût figurer au milieu de tant de grands personnages. Plusieurs de ces anciens tableaux sont des œuvres d'art curieuses par la manière naive dont ils sont faits, par le costume qu'ils représentent. Deux portraits m'intéressaient surtout dans cette collection, celui de Struensée et celui de la reine Mathilde. On les a soustraits aux regards de la foule, mais on les montre à l'étranger quand il témoigne le désir de les voir. Mathilde a la figure blonde et vermeille, des joues fraîches et arrondies, de grands yeux bleus pleins de douceur et une bouche épanouie comme un bouton de rose. La figure de Struensée respire la franchise et la candeur, ses traits sont délicats et réguliers; mais son large front est traversé par une ride, et un léger pli creusé lentement par les inquiétudes de l'homme d'Etat se dessine aux coins des lèvres. Il a les yeux bleus, les cheveux blonds, et l'ensemble de sa physionomie présente une ressemblance singulière avec celle de Mathilde. Ici souvent Mathilde apparut aux regards ravis des courtisans, ou dans ses riches habits de fête, ou dans son vêtement d'amazone ; ici l'orchestre l'appelait aux danses joyeuses , et le son du cor l'entraînait sur un cheval fou-
�140
LETTRES SUR LE NORD.
gueux à travers les vallées et les bois. Elle était belle, jeune, aimée et toute-puissante dans son royaume. Sa raison ne fut pas éblouie par tant de prestiges, mais son cœur peut-être parla trop haut. Un jour elle traça sur une des vitres du château cette inscription qu'on y lit encore : 0 God keep me innocent, and make the others great. Pauvre femme! Dieu l'a peut-être trouvée innocente, mais les hommes l'ont déclarée coupable ; pauvre femme qui expia si chèrement le bonheur d'avoir été reine et d'avoir été belle ! Quand elle arriva en Danemark, elle n'entendait autour d'elle que des cris de joie et des paroles d'amour. Six ans se passèrent, et elle se vit seule, livrée aux moqueries de ceux qui avaient envié ses heures de triomphe, et abandonnée de ceux qui l'avaient aimée. Elle perdit en un jour tout ce qui avait paré sa blonde tête, tout ce qui avait séduit son imagination, tout ce qui avait fait battre son cœur. La veille elle était reine, le lendemain prisonnière à Croneborg ; elle quitta le sol du Danemark comme une étrangère, et se retira dans son exil, n'emportant avec elle que les images en cire de ses enfants, devant lesquelles elle s'agenouilla plus d'une fois pour pleurer et prier. A côté de la salle où l'on me montrait ce portrait de Mathilde, je trouvai un autre tableau représentant une plus grande infortune encore : c'était une tête de Marie Stuart peinte après sa mort. Cette tête est couverte d'un voile de gaze, les yeux fermés, les joues pâles, les lèvres closes. Cependant, il y a sur cette figure une indicible expression de grâce et de douceur, et il est impossible de la regarder sans vouloir la regarder encore. Un historien allemand s'est fait un point d'honneur d'anéantir tous les prestiges qui se rattachent au souvenir de Marie Stuart. .11 a combattu ses apologistes, il a retracé toutes ses fautes,
�PAYSAGES DANOIS.
141
il a brisé pierre par pierre l'autel que les poètes lui avaient élevé, pour agrandir l'autel d'Elisabeth. S'il avait vu cette tête de Marie Stuart, si belle encore dans son dernier sommeil, si éloquente dans son silence, peut-être aurait-il laissé tomber une larme de pitié sur sa rigoureuse sentence.
�ASPECT DE LA SUÈDE.
A MADAME L. BRACK.
Il n'y a pas d'autre diligence en Suède que celle d'Helsingborg et celle d'Upsal. Quand on veut voyager dans les autres parties du royaume, il faut avoir recours à la charrette qu'on appelle kàrra, et prendre des chevaux de poste. Cette manière de voyager n'est pas chère, mais elle peut être fort longue et fort incommode. A des distances de cinq à six lieues, on aperçoit sur la grande route une maison en bois avec deux ailes de chaque côté, servant de grange et d'écurie. C'est la poste-, ou plutôt l'auberge'. Une fois arrivé là, il faut se dire que la patience est une grande vertu, et saisir cette occasion de la mettre en pratique. Le maître de poste est un personnage important, qui a des champs, des bestiaux, et qui ne se dérange pas volontiers. Le domestique, le holkarl, est un être d'une nature singulière, qui ne se soucie ni du temps ni de l'heure, qui va tranquillement son chemin et n'a jamais compris à quoi pouvait servir de marcher plus vite mie
1. L'organisation de la poste aux chevaux en Suède ne ressemble point à la nôtre. Ce sont les paysans qui sont obligés de fournir chaque jour, chacun selon l'étendue de sa ferme, le nombre de chevaux nécessaires aux voyageurs, et la maison de poste, l'auberge, ou, comme les Suédois l'appellent, le Gàstgifvergârd, n'est que le lieu de rendez-vous où ces chevaux se réunissent.
�ASPECT DE LA SUÈDE.
143
fois qu'une autre. L'été, tous les chevaux de la poste sont à travers champs. Un petit bonhomme, qui a pris en venant au monde les habitudes indolentes de la maison, va les chercher, et on attend. On attend une ou deux heures, c'est le moins. Je suis resté.une fois trois heures dans une station; et comme j'avais la hardiesse extrême de murmurer, le maître de poste s'approcha de moi et me dit d'un air solennel : « Comment, monsieur, vous vous plaignez d'avoir attendu vos chevaux trois heures ! on les attend quelquefois ici une demi-journée. » Je fus terrassé par la puissance de cet argument, et m'en allai honteux d'avoir eu si peu de patience. Enfin, après avoir visité dans toutes ses parties la ferme et le jardin, après avoir longtemps causé avec la maîtresse de poste sur le caractère de son chat et la fécondité de ses poules, après être venu vingt fois sur la grande route pour regarder, comme sœur Anne, si on ne voit rien venir, on aperçoit les chevaux. La voiture est attelée avec de grandes précautions et de grandes lenteurs. Le voyageur prend les rênes, un petit garçon ou une petite fille, servant de guide, se place derrière lui. Sa mère lui donne une rôtie de beurre, son père lui recommande de ménager ses bêtes , et voilà le chariot parti. On peut, il est vrai, abréger ces délais en prenant un forbud, c'est-à-dire en envoyant douze heures d'avance un messager à cheval sur toute la ligne que l'on doit suivre; mais souvent le forbud s'arrête en route : on paye double et on attend. Il faudrait pour compléter cette précaution , qui en été est de toute rigueur, avoir un passeport de courrier et un cornet de postillon. Le passe-port de courrier, avec son caractère officiel, a une grande influence sur l'esprit crédule du maître de poste, et le cornet de postillon ébranle le hollkarl. Du reste, il n'en coûte que soixante-quinze centimes par cheval pour faire trois lieues, et le gouvernement a pris toutes les précautions
�144
LETTRES SUR LE NORD.
pour que le voyageur ne fût pas trompé. Dans chaque station on trouve un registre indiquant la distance d'un lieu à un autre, et une colonne de ce registre est réservée à ceux qui auraient quelque plainte à formuler contre le maître de poste. Ce qui ajoute aux ennuis d'un voyage dont il est toujours assez difficile de prévoir la fin, c'est la malpropreté et le dénûment des auberges. Hors des villes et des villages de quelque importance, on ne peut guère trouver autre chose que la bouteille d'eau-de-vie de pomme de terre, qui est en station permanente sur la table, et le knâckebrôd, espèce de galette dure et sèche mêlée d'orge ou d'avoine, selon la récolte de l'année ou la fortune du paysan. Si à ces deux éléments primitifs des dîners suédois l'hôtesse ajoute une tranche de viande fumée ou un poisson, il faut rendre grâce à sa prévoyance. J'arrivai un soir dans une auberge de la Wermeland avec l'appétit d'un homme qui a fait quarante lieues dans sa journée. Mon hôtesse n'avait dans son armoire qu'une tasse de lait et deux œufs. J'avoue que mon égoïsme allait jusqu'à faire préparer les deux œufs pour moi seul, au risque d'affamer le lendemain la maison ; mais la prudente femme ne m'en donna qu'un. « Il peut venir encore un voyageur, me ditelle, et il faut bien que je lui garde quelque chose. » L'œuf qu'elle m'apporta bouilli dans l'eau était gâté. Elle me regarda casser la coquille, et quand elle vit tomber le petit poulet dans l'assiette, elle me dit d'un grand sang-froid : « Je m'en doutais; » puis elle sortit. Je pris avec résignation ma tasse de lait, et je me couchai en pensant à la joie du voyageur qui viendrait dans quelques jours demander le second œuf. Mais que sont ces ennuis passagers dans un pays aussi pittoresque, aussi curieux à voir que la Suède? Toute la colère soulevée par les impitoyables lenteurs du maître de poste se dissipe dès que l'on sent sa voiture rouler sur une
�ASPECT DE LA SUÈDE.
145
de ces belles routes unies et sablées comme des allées de jardin, et le souvenir d'un mauvais gîte s'efface à l'aspect d'un de ces paysages agrestes revêtu des teintes lumineuses d'un ciel d'azur. Pour moi, je n'oublierai jamais la joie d'enfant que j'éprouvais à partir le matin, au lever du soleil, pour continuer ma route à travers les campagnes de la Suède. Cette nature du Nord est si belle au printemps ! Il y a tant de joie dans son réveil, tant de charme dans son sourire, tant de douces chansons dans le soupir de ses lacs et le murmure de ses bois ! A la voir si rose et si fraîche après les sombres jours d'hiver, on dirait une jeune fille qui a été douloureusement séparée de celui qu'elle aime, et qui, secouant tout à coup son voile"de^deuil, revient à lui avec un front plus riant, un langage plus suave et des caresses plus tendres. Toutes les provinces de la Suède ont un caractère particulier et une physionomie différente. Au nord sont les tribus nomades de Lapons qui parcourent les champs de neige avec leurs troupeaux de rennes ; au sud, les familles de matelots qui naviguent sur toutes les mers. Entre ces deux extrémités du royaume, il y a une grande variété de sol et de population. La Scanie, avec ses champs de blé et ses plaines de verdure, s'épanouit au bord du Sund comme la côte séelandaise, à laquelle elle a été longtemps réunie. La Smâland est une contrée couverte de bruyères ou de sapins chétifs ; c'est une des plus arides provinces du royaume, et il est impossible de la traverser sans regarder avec un profond sentiment d'intérêt et de pitié les malheureuses cabanes en bois bâties au bord de la route, et les pauvres familles résignées qui les habitent. J'ai vu là des jeunes gens de vingt ans à qui l'on n'en aurait pas donné plus de douze, tant ils étaient petits et faibles. J'ai assisté, dans une des cabanes de cette province, au repas du soir des paysans : c'étaient des morceaux de pain noir bouillis dans une sauce plus noire encore. Une jeune femme,
�146
LETTRES SUR LE NORD.
qui avait été belle , distribuait autour d'elle cette espèce de brouet lacédémonien, et chacun semblait content de sa maigre portion. La Halland est aussi aride et plus sauvage encore. Il y a là de grandes chaînes de collines entièrement nues qui ressemblent à des masses de lave, et des champs rocailleux qui résistent à toute espèce de culture. L'Ostrogothie est la Touraine de ces contrées septentrionales. Là, le blé ondoie dans les champs ; les arbres à fruit entourent l'habitation du laboureur ; les routes sont bordées de pâturages verts ; les fermes par lesquelles on passe ont un air de bien-être, et les physionomies sont riantes et animées. L'été, les femmes vont dans les champs, les cheveux tressés en longues nattes, les pieds nus, les bras nus, le corps à peine couvert d'un léger vêtement de toile, comme si elles étaient sous le climat d'Italie. On est sur les frontières de hi Smâland, et il semble qu'il y a une grande distance entre les deux provinces. Wexiô est une ville sombre entourée de landes et de bruyères. Eksiô et Linkôping sont deux jolies petites villes bâties au milieu d'une riche campagne, et Norrkôping est une grande cité de commerce dont l'industrie et la fortune prennent sans cesse un nouvel accroissement. Au delà de Stockholm, voici l'Upland, le sol classique de la Suède, consacré par les traditions d'Odin et par les traditions plus récentes des rois qui ont habité Upsal. Voici le pays de Gefle avec ses grandes rivières et ses magnifiques cascades. Gefle est la dernière ville importante du Nord. Elle est située au bord du golfe de Bothnie. C'est une cité de marchands élégante, riche et coupée par un beau canal, mais d'un aspect singulièrement mélancolique. Si l'on traverse la pelouse fanée qui s'étend au dehors de son enceinte, si l'on va s'asseoir sur la grève du golfe, on se sent comme saisi par le pressentiment des régions septentrionales les plus reculées. On est sur la route de Torneâ, et on croit voir s'amonceler sur le ciel de Gefle les
�ASPECT DE LA SUÈDE.
147
nuages de la Laponie, et entendre siffler sur le golfe le vent des plaines de neige. En redescendant un peu au sud, le voyageur traverse les districts de Sala, de Fahlun et de Philippstad, enrichis par leurs mines d'argent et de cuivre, habités par une population patiente et laborieuse, qui grandit dans les entrailles de la terre, ou sillonne toutes les routes avec ses charrettes chargées de métal travaillé et de minerai. La plus belle, la plus curieuse de ces provinces, c'est la Dalécarlie. Ses paysages sont moins grandioses que ceux de la Suisse, mais ils sont aussi variés, aussi pittoresques. De tous côtés on n'aperçoit que des collines ondulantes, des forêts de sapins qui les couvrent de leur rameaux verts, des vallées mystérieuses serpentant entre les forêts traversées par des ruisseaux d'eau pure ou embellies par des lacs. L'été, c'est une charmante chose que de voir le soleil du soir se pencher sur les collines, répandre ses rayons de pourpre à travers leurs rideaux de verdure, et s'endormir sur les eaux. Alors il y a, dans cette nature du Nord, un grand silence, et, quand le soleil se couche ainsi au milieu des ombres mélancoliques de la forêt, quand le dernier chant de l'oiseau expire, quand le vent se tait dans le feuillage, la terre entière semble se recueillir et prier. Cette province est habitée par une race d'hommes forts et puissants, vraie race de montagnards énergiques comme les anciens Suisses, hardis comme les Basques, fiers comme les Ecossais. On trouve ici, comme en Scanie, quelques villages; cependant la plupart des maisons sont dispersées comme des ermitages à travers la vallée, ou suspendues comme des chalets aux flancs de la colline. L'église est bâtie au bord des lacs, au milieu du cimetière, et entourée d'une ceinture d'arbres. C'est là que le dimanche les paysans se réunissent, sur leur petite charrette, avec leurs femmes et leurs enfants. L'église est le point de ralliement de la communauté éparse. Les vieillards se re-
�148
LETTRES SUR LE NORD.
trouvent là sur le sol où ils ont reçu les premières leçons, les jeunes gens devant l'autel où ils ont été fiancés, les parents sur la tombe de leurs pères. Le peuple suédois a conservé un vrai sentiment religieux. La Suède est le seul pays qui allie encore quelquesunes des belles formes du catholicisme aux rigueurs du protestantisme. Ici l'autel est décoré avec soin ; les murs de l'église sont ornés de fleurs ou couverts de tableaux; les prêtres portent la chasuble de velours et la chape de soie. Quand on assiste le dimanche, en Suède, à un office de village, il est impossible de ne pas être touché de l'empressement avec lequel les habitants de la paroisse se rassemblent dans la nef de l'église, et de la dévotion sincère avec laquelle ils suivent les chants du chœur ou le sermon du prêtre. Ce peuple a conservé aussi ses anciennes traditions. Il chante comme par le passé ses vieilles ballades, et répète les soirs d'hiver, auprès du foyer, les contes qui lui ont été transmis par d'autres générations. Tous les paysans savent lire et écrire, et presque tous joignent à ces premiers éléments d'éducation quelque instruction littéraire. Ils lisent la Bible et leurs poètes aimés : Tegner, Wallin, Geiier, et leur histoire nationale. Ils connaissent l'histoire de Gustave-Adolphe, de Gustave Wasa, et s'inclinent encore au nom de Charles XII. Beaucoup d'entre eux connaissent aussi, par la tradition, les noms de Thor, d'Odin, l'histoire des mythes Scandinaves, et, dès les temps les plus reculés, ils ont gardé dans leur vie habituelle quelques coutumes touchantes et poétiques. Quand on enterre un mort, on répand sur le sentier qui va de sa demeure au cimetière des feuilles d'arbre et des rameaux de sapin. C'est l'idée de résurrection exprimée par un symbole : c'est le chrétien qui pare la route du tombeau. Quand vient le mois de mai, on plante à la porte des
�ASPECT DE LA SUÈDE.
149
maisons des arbres ornés de rubans et de couronnes de fleurs, comme pour saluer le retour du printemps et le réveil de la nature. Quand vient Noël, on pose sur les tables des sapins chargés d'œufs et de fruits, et entourés de lumières; image sans doute de cette lumière céleste qui est venue éclairer le monde. Cette fête dure quinze jours comme à l'époque païenne, et elle porte encore le nom de jul. Le jul était l'une des plus grandes solennités de la religion Scandinave. Les chrétiens lui ont donné un autre caractère, mais ils lui ont conservé son nom. A cette époque de l'année, toutes les habitations champêtres sont en mouvement. Les amis vont visiter leurs amis, et les parents leurs parents. Les traîneaux circulent sur tous les chemins. Les femmes se font des présents, les hommes s'asseyent à la même table et boivent la bière préparée exprès pour la fête. Les enfants contemplent les étrennes qu'ils ont reçues. Tout le monde rit et chante et se réjouit , comme dans la nuit où les anges dirent aux bergers : « Réjouissez-vous, il vous est né un Sauveur ! » Alors aussi on suspend une gerbe de blé au haut de la maison. C'est pour les petits oiseaux des champs qui ne trouvent plus de fruits sur les arbres, plus de grains dans les champs. Il y a une idée touchante à se souvenir, dans un temps de fête, des pauvres animaux privés de pâture, à ne pas vouloir se réjouir sans que les êtres qui souffrent se réjouissent aussi. Dans plusieurs provinces de la Suède, on croit encore aux elfes qui dansent le soir sur les collines, aux nymphes mystérieuses qui viennent chanter à la surface de l'eau, et séduisent par leurs chants l'oreille et l'âme du pêcheur. Dans quelques autres, on a une coutume singulière. Lorsque deux jeunes gens se fiancent, on les lie l'un à l'autre avec la corde des cloches, et on dit que cette cérémonie rend l'amour inaltérable et les mariages indissolubles.
�150
LETTRES SUR LE NORD.
Ces croyances anciennes et ces superstitions jettent une sorte de charme poétique sur une nation qui possède d'ailleurs des qualités essentielles, qui, de tout temps, s'est distinguée par ses habitudes hospitalières, soii courage et sa probité. J'avais vu la Suède avec sa parure d'été, je voulus la revoir avec son manteau d'hiver. Je partis de Copenhague à la fin de décembre. C'était la première fois que, dans la cour de l'hôtel des postes de cette ville, on attelait pour Elseneur une voiture couverte. Jusque-là, ail mois de janvier comme au mois de mai, il avait fallu que les pauvres voyageurs se résignassent à subir les intempéries de l'air. Les directeurs qui faisaient l'essai de la nouvelle voiture voulurent bien m'accorder une place auprès d'eux, et notre voyage ressembla à une partie de fête. Sur toute la route, les habitants étaient aux fenêtres pour nous voir passer. Les paysans contemplaient émerveillés les panneaux vernis de la nouvelle diligence ; les marchands des petites villes, qui se souvenaient encore des flocons de neige qui étaient tombés sur leurs épaules dans leur dernière excursion à Copenhague, ne se lassaient pas de bénir l'heureuse prévoyance du maître de poste, qui leur offrait un meilleur abri, et les philosophes du pays dissertaient , en nous voyant Venir, sur les prodigieuses découvertes de l'industrie et les miracles de la civilisation. Une chose inquiétait encore les bourgeois des petites cités, gens essentiellement pratiques et économes de leur nature : c'était de savoir combien il en coûterait pour monter dans ce magnifique carrosse ; et quand on leur dit que le prix restait le même que par le passé, ils entonnèrent Un cantique d'actions de grâces. S'il y avait eu alors des fleurs dans les champs, ils nous auraient tressé des couronnes La fête continua à Elseneur. Le maître de poste vint nous recevoir avec la touchante cordialité d'un homme du Nord. L'aubergiste de la ville, qui, avec son intelligence
�ASPECT DE LA SUÈDE.
151
d'aubergiste, devina le surcroît de voyageurs que cette voiture devait lui amener, nous salua comme des bienfaiteurs. Le bourgmestre, qui préparait en ce moment un rapport officiel sur les curiosités et les richesses de sa cité, ajouta, en écoutant le cornet de notre postillon, une phrase pompeuse à son récit. Deux hommes seulement contemplèrent d'un œil morne ces manifestations de joie publique : c'étaient le marchand de parapluies et l'apothicaire. Le premier songeait aux bienfaisants coups de vent qui brisaient sur la voiture découverte la meilleure monture d'acier; le second, aux potions de camomille qu'il avait dû préparer pour ses clients à la suite d'un voyage. Le médecin aurait bien eu aussi quelque .droit de se plaindre; mais c'était un' jeune homme sorti récemment de l'Université, et imbu des idées libérales de la nouvelle génération. Il calcula qu'il fallait retrancher de son budget annuel trente rhumatismes -, cinquante fluxions, et il oublia son intérêt particulier en pensant au bien-être général. C'était là le premier chapitre de mon voyage, un chapitre orné d'arabesques et de vignettes. Le reste ne devait pas être aussi gai. Le paquebot qui va d'Elseneur à Helsingborg avait déjà suspendu ses voyages. La compagnie de bateliers commençait à reprendre ses calculs d'hiver. Cette compagnie a le monopole exclusif des transports entre la côte de Danemark et celle de Suède. Il n'est pas permis à un voyageur de passer le Sund sans elle. Dans la belle saison de l'année, elle expédie chaque jour un bâtiment à Helsingborg , et le prix du transport est fort modique ; mais dès que la brise fraîchit, que la mer gronde, que l'aspect du ciel annonce une tempête, elle arrête le service régulier, et tient les voyageurs à sa disposition. Alors le prix du voyage monte à mesure que le baromètre descend. La compagnie taxe l'orage et tarife le vent. Ce jour-là, le vent
�152
LETTRES SUR LE NORD.
valait 20 francs. J'avais voulu partir avec un paquebot suédois qui retournait à Helsingborg ; mais c'était contre les privilèges des bateliers danois. Je payai 20 francs, et on me donna un bateau et trois matelots. Le vent qui m'avait coûté si cher était excellent. Nos voiles s'enflèrent, notre bateau bondit sur les vagues, et nous fîmes en vingt minutes un trajet qui dure souvent plusieurs heures. Le port d'Helsingborg était fermé par les glaces et inabordable. On me débarqua sur les rocs de l'a grève, d'où je gagnai, tant bien que mal, le chemin de l'hôtellerie. Quelques instants après, je n'aurais pu faire ce voyage à aucun prix. Le vent du nord grondait sur la côte; les vagues, soulevées par la tempête, retombaient sur ellesmêmes avec un sourd gémissement. Le ciel était couvert d'une brume épaisse, on n'entrevoyait plus à sa surface aucune étoile ; on n'entrevoyait que les rayons du fanal de Croneborg, qui projetaient une lueur pâle dans l'ombre. Je saluai cette lumière, qui éclairait encore le rivage où je venais de dire adieu à des êtres chéris ; puis le brouillard s'épaissit, et tout disparut dans les ténèbres. Le lendemain, j'allai voir la diligence qui devait me transporter à Stockholm, et cette visite n'était rien moins que réjouissante. Qu'on se figure un coucou de Versailles, un vieux fiacre, une de nos lourdes pataches de province, reliées comme un tonneau avec des barres de fer, trouées par le haut et par le bas, fermées par de perfides rideaux de cuir qui ont perdu l'habitude de se rejoindre, et qui ne barrent plus le chemin ni à la neige ni au vent. C'était là notre voiture. Elle était divisée en deux parties comme une malle-poste. Mon hôte, qui m'avait suivi, enveloppé dans sa lourde pelisse, me conseillait de prendre l'intérieur; mais l'intérieur, avec sa mine pleine de promesses, ne m'inspirait aucune confiance. Le cabriolet était plus franc et plus honnête. Il me disait naïvement, en me voyant venir : « Je ne vous trompe pas, vous aurez froid.
�ASPECT DE LA SUÈDE.
153
Je n'ai point de vitres pour vous garantir du mauvais temps, et j'ai perdu avant-hier le dernier bouton qui retenait sur le côté mon tablier de cuir ; mais vous ne serez pas trop mal assis, et vous verrez la contrée. » Cette dernière raison était la plus puissante de toutes. Je montai dans le cabriolet. A côté de moi, je vis monter une paire de bottes en peau de phoque, une pelisse en peau de loup et un large bonnet en peau de renard. Je ne savais trop ce que signifiait ce surcroît de bagages ; mais, au premier rayon du jour, j'entrevis entre le bonnet et la pelisse un œil et un nez. C'était un être vivant; c'était mon compagnon de voyage ; quand nous arrivâmes à la station du déjeuner, il ôta une paire de gants fourrés, deux cravates, trois cache-nez, un bonnet de nuit, but un grand verre d'eau-de-vie de Suède, et il commença à me raconter son histoire. Dès les premiers mots de son récit, je sentis le frisson de la peur parcourir tous mes membres. Cet homme était un commis voyageur, et, qui pis est, un commis voyageur allemand. Si j'avais pu retourner à Helsingborg, je l'aurais fait, car je me voyais en proie au prosaïsme le plus sec, le plus rigoureux et le plus trivial, moi qui avais songé à faire un voyage poétique. Mais il était trop tard, et il fallut me résigner à subir à côté de moi cette masse chiffrante et digérante, comme on subit la voix de la réalité dans un rêve. Notre voyage devait durer huit jours. Je ne décrirai pas les vicissitudes tristes ou gaies qui l'ont traversé, les orages qui sont venus assaillir notre pauvre machine ambulante, les chevaux suant et soufflant pour nous traîner hors d'une ornière, les rudes secousses du cabriolet, les ennuis de l'auberge, et la noble colère du commis voyageur à la vue d'une soupe refroidie, d'une bouteille mal bouchée ou d'un lit trop étroit. Je ne décrirai pas non plus les cinq à six villes par lesquelles je n'ai fait que passer. Je pourrais cependant
�154
LETTRES SUR LE NORD.
prendre le manuel historique de l'une et de l'autre, et raconter, avec un certain air d'érudition, en quelle année elles ont été bâties, quelle grande bataille y a été livrée, quel grand homme elles ont vu naître, et quelle est maintenant leur population. Mais j'avoue franchement que je ne connais de ces villes que l'hôtellerie, où l'on nous servait des tranches de jambon avec une sauce au sucre, cé qui est une incroyable chose, et l'espèce d'étuve où six voyageurs couchaient ensemble, comme des œufs qui doivent éclore par des procédés artificiels. Ce qui m'a vraiment ému pendant ce voyage, ce que je voudrais pouvoir dépeindre, c'est l'aspect de l'hiver dans ces contrées septentrionales, l'aspect de la Suède, que j'avais vue, au mois de juin, riante et couverte de fleurs, comme une fiancée en habits de noces, et que je retrouvais, au mois de janvier, comme une veuve avec ses vêtements de deuil. Le long des côtes, le sol est sec et durci, l'hiver est tempéré par le voisinage de la mer ; mais quand on arrive dans l'intérieur du pays, on n'aperçoit plus que les lacs couverts de glace, les grandes plaines chargées de neige ; de distance en distance, quelques tiges solitaires de bouleaux, qui penchent vers le sol leurs branches effilées, et les forêts de sapins qui entourent de leur ceinture noire les campagnes toutes blanches. L'air est d'une pureté sans égale, mais le ciel est sombre ; le soieil laisse à peine entrevoir, vers midi, quelques rayons fugitifs. Le jour commence à neuf heures, et finit à trois; un nuage épais pèse sur la terre comme une masse de plomb, et quand parfois la lune, terne et pâle, brille à travers ce nuage, elle apparaît comme une lampe d'albâtre éclairant un linceul. En avançant vers le nord, on fait quelquefois sept à huit lieues sans apercevoir une trace d'habitation, et quand le vent se tait, tout se tait dans la nature. Pas une
�ASPECT D2 LA SUEDE.
155
source d'eau ne murmure, pas un oiseau ne chante, pas une feuille d'arbre ne tremble. C'est plus que le silence du sommeil, c'est le silence de la mort. Il est une impression mélancolique profonde, que plus d'un voyageur a dû éprouver en traversant ces solitudes de neige, et dont le souvenir m'émeut encore. C'est lorsque le soir, au milieu du silence universel de la nature, on entend tout à coup résonner les cloches. Aucun chant, aucune voix ne pourraient éveiller dans l'âme autant d'émotions que cette voix de l'église vibrant au sein des campagnes désertes et des ombres de la nuit. C'est elle qui nous rappelle, dans la contrée lointaine, le sol où nous avons vécu, l'humble demeure où une mère prie peut-être, en ce moment-là, pour nous ; c'est elle qui, à l'heure où tout repose, réveille l'espérance chrétienne dans lé cœur de celui qui souffre ; c'est elle qui guide vers le village le passant égaré dans sa route. On avance, conduit par ce son religieux qui se répand à travers la plaine, et l'on distingue au haut de la colline l'église isolée avec sa ceinture d'arbres, et la lampe du presbytère qui projette ses rayons vacillants dans l'ombre. Le prêtre-est là avec sa famille, qui termine sa paisible journée par quelque pieuse lecture j et qui, en entendant passer à sa porte la lourde charrette, pense à ceux qui voyagent au milieu de l'hiver, et bénit sa douce retraite. Une autre impression, à laquelle on aime à s'arrêter, c'est quand l'atmosphère s'épure, quand les rayons de l'aurore boréale se croisent comme des lames d'argent, puis se découpent, se revêtent de ^^^^p^jtas^s, et flottent comme des écharpes de gaze ou domine des feuilles de roses à la surface du ciel ; c'e^îorsqu'au mijieu d'un cercle d'azur élargi on voit brilïeM/étoile poha%e contme un rayon d'espérance au miliel^â^ deuil^tç k namirei C'était là un tableau que j'aimais u'cqntemp'ler quand Mtofe voiture glissait silencieusement sw^Kneige pejada^Tla
�156
LETTRES SUR LE NORD.
nuit, et les vers suivants, adressés à l'étoile des régions septentrionales, ne rendent que bien faiblement l'émotion de joie et de mélancolie que j'éprouvais en la voyant apparaître. Sur les mers je t'ai vue, un jour que le soleil Avait fui de nos yeux et trompé notre attente; Tu parus vers le soir à l'horizon vermeil, Et ta clarté guida notre barque flottante. Dans le Nord, je t'ai vue, au milieu des hivers, Surgir pendant la nuit après une tempête; Tes rayons scintillaient au haut des sapins verts, Le voyageur vers eux levait joyeux la tête. Salut à toi, salut, astre fidèle et pur I Ta lumière ressemble à ces amitiés saintes Qui se cachent parfois en nos heures d'azur, Et reviennent à nous en entendant nos plaintes. Ta lumière ressemble à l'œil providentiel Qui sans être aperçu veille sur notre route, Et, quand nous nous courbons sous un destin cruel, Jette un rayon céleste au sein de notre doute. Oh! viens ! viens de nouveau, tandis que je poursuis Mon chemin isolé vers un horizon sombre ; Laisse-moi te revoir dans le calme des nuits, Laisse-moi contempler ton doux flambeau dans l'ombre. Hélas I il est des cœurs fermés à l'avenir Qui de bonne heure ont vu fuir leur soleil rapide, Qui, trompés dans leur but, froissés dans leur désir, Vacillent au hasard sans boussole et sans guide. Pour eux, l'illusion avec ses ailes d'or, L'amour et le printemps , tout est couvert d'un voile ; Après leur triste épreuve, heureux s'ils ont encor Dans leur vie un espoir, dans leur ciel une étoile I
�LES
MINES
DE DANEMORA ET FAHLUN.
A MICHEL CHEVALIER.
Dans une des provinces les moins riantes de la Suède, dans l'Upland, après avoir traversé les bruyères et les pâturages rocailleux d'Andersby, on aperçoit une vallée encadrée dans une forêt de sapins, comme un paysage du Midi dans une bordure noire. Là sont les champs de blé parsemés de bluets, les haies d'aubépine qui sillonnent la prairie, et les allées de bouleaux qui ombragent le sentier. Près de là, on entend le bruit de l'eau qui tombe sur les rochers. C'est la rivière d'Osterby, qui tantôt jaillit à travers ses écluses, et tantôt se plonge dans ses larges bassins et s'aplanit comme un miroir et s'endort comme un lac. Un maître de forges y a construit son élégante demeure, et les ouvriers sont venus l'un après l'autre bâtir, le long du chemin, leur maison de bois à la suite de celle du maître. De l'autre côté de la rivière est la forêt avec ses herbes touffues, où l'on entend au loin tinter la clochette du troupeau, comme auprès des chalets de la FrancheComté. Toute cette nature est calme, recueillie, et cependant animée. Le matin, les ouvriers ferment la porte de leur demeure champêtre et se rendent à la forge ; les paysans des environs transportent, sur leurs petits chariots
�158
LETTRES SUR LE NORD.
suédois, le minerai ou le charbon ; les moissonneurs aiguisent leurs faux, et la jeune fille, avec ses cheveux blonds tressés tombant sur l'épaule, les pieds nus, les épaules nues, s'en va, comme Ruth, chercher un fiancé parmi les moissonneurs. Entre la forge et la prairie, en face du bois de sapins, l'auberge d'Osterby s'ouvre aux regards du voyageur, et quand j'y suis entré, et quand on m'a présenté le livre où tous les étrangers avaient exprimé leur admiration, les Anglais avec des vers de Byron, et les Allemands avec des citations de la Bible ou de Jean-Paul, j'ai cru me retrouver en Suisse, dans un de ces hôtels où il est convenu qu'on dînera à trois francs par tête et qu'on écrira six lignes de banalités ou d'érudition. Mais laissez l'auberge avec ses verts enclos et prenez le chemin du vallon. A l'extrémité de l'allée d'arbres qui le traverse, voici les appareils industriels qui se dressent dans les airs, les pompes qui plongent dans les entrailles du sol, et les poulies qui crient sous le poids du fardeau qu'elles entraînent; voici les mines de fer de Danemora. Sur une surface d'une demi-lieue, les rochers ont été brisés, la terre s'est ouverte comme un volcan. De tous côtés, on n'aperçoit que des amas de pierres, des machines en mouvement, et, au milieu, l'excavation ténébreuse et profonde. L'œil y plonge avec terreur. On n'y voit que l'abîme, on n'y entend que le son lointain du marteau des mineurs. Au bord de ce gouffre béant s'élève une poulie à laquelle sont suspendus deux larges tonneaux : l'un sert à monter le minerai ; l'autre est la barque flottante destinée aux ouvriers et aux curieux pour descendre dans les mines. On n'entre pas dans cette nacelle de bois sans une certaine émotion, et quand les manœuvres lâchent le câble qui la retient, quand on quitte la terre ferme, l'imagination la moins ardente a le temps dé faire plus d'un rêve singulier; et l'homme qui entreprend pour la première fois
�LES MINES DE DANEMORA ET FAHLUN.
159
cette exploration souterraine peut adresser du fond du cœur une dernière pensée à ses amis et se recommander à son bon ange. Le terme du voyage est à quatre cents pieds sous terre. Le long du chemin, la corde peut se casser, le tonneau peut se rompre sur la muraille de roc contre laquelle on va se heurter. Qui sait 1 l'abîme peut se refermer tout à coup et vous engloutir. Mais au moment où l'on parcourt cette série de catastrophes avec un sentiment d'héroïsme qui chatouille la vanité, on rencontré trois ou quatre ouvriers debout sur une vieille cuve, qui montent avec une parfaite insouciance, en causant, en allumant leurs pipes, et l'on rentre dans son tonneau, honteux d'avoir eu peur. La mine est une longue suite de galeries humides, creusées comme des voûtes de cathédrale, supportées par des masses de pierres ferrugineuses , et éclairées de distance en distance par les fentes des rochers. Là-haut est le ciel bleu ; ici la terre noire, le sol bourbeux et souvent couvert de glace. La pluie qui tombe par les ouvertures de la montagne se gèle sous ces grottes froides, et, avant de tailler le filon de minerai, il faut enlever les amas de neige qui le recouvrent. Un grand canal traverse les arcades. L'eau tombe dans un réservoir, et la pompe, située à l'extrémité delà mine, est en mouvement tout le jour. Quelquefois on ne passe d'une galerie à l'autre que par uhe ouverture étroite , en se courbant jusqu'à terre et en se traînant sur la neige. Quelquefois on traverse sur une planche vacillante un sol fangeux pareil à un marais. Puis on entre sous de grandes voûtes, et alors il est beau de voir le foyer des mineurs pétiller sùus ces demeures sombres, et les rayons de la torche de résine se refléter sur les parois de murailles où le cristal étincelle, où le grenat rouge brille à côté du fer. Là, dans ces profondeurs silencieuses de l'abîme , la voix humaine a un accent solennel, le bruit du marteau qui tombe sur la pierre se répercute
�160
LETTRES SUR LE NORD.
de voûte en voûte avec un son sinistre, et quand on met le feu à l'une des mines, quand le roc éclate, tout l'espace souterrain en est ébranlé, et toutes les arcades semblent chanceler sur leur base. La mine de Danemora fut découverte au xV siècle. C'est l'une des plus riches de la Suède. Le minerai qu'on en tire donne soixante et quelquefois quatre-vingts pour cent de fer brut. Trois cents ouvriers y travaillent chaque jour. Ce sont presque tous des pères de famille qui ont leur habitation dans la campagne à une ou deux lieues de distance. La plupart de ces habitations sont entourées d'un enclos et protégées par quelques groupes d'arbres. Elles sont fraîches, riantes, et entretenues avec soin. La femme est là qui veille sur le petit domaine qui lui est confié et travaille sans cesse à l'embellir. Quand le printemps vient, cette maison est couronnée de verdure ; des branches de sapin ombragent les fenêtres, des branches de sapin jonchent le parquet, des rameaux d'arbres forment un berceau de feuillage au-dessus de la porte. On dirait que le mineur, condamné à vivre tout le jour dans des retraites ténébreuses, demande à trouver, en rentrant chez lui, la verdure et les fleurs du sol dont il est exilé. Il doit quitter à regret cette demeure ornée par une main vigilante, et cependant il la quitte chaque matin et n'y revient que le soir. La plupart de ceux qui travaillent aux mines ne gagnent pas plus d'un rixdaler par jour (1 fr. 50 c). Beaucoup gagnent moins. En devenant mineurs, ils ont fait ce que faisaient leurs pères. Le marteau de fer a été leur héritage et le souterrain leur patrimoine. Ils y sont entrés avec courage et ils ne se plaignent pas de leur sort. Cependant cet isolement de la nature entière, cette vie passée dans les ténèbres agit peu à peu sur eux. Ils se penchent sur le sol qu'il doivent creuser, et ils accomplissent avec résignation cette parole de Dieu : « Tu gagneras ton pain à la sueur de
�LES MINES DE DANEMOBA ET FAHLUN.
161
ton front. » Mais ils sont rêveurs et silencieux. Ils ne rient pas et ils ne chantent pas. Quand j'étais parmi eux, au fond de l'abîme, un enfant de Danemora , qui devait travailler comme eux un jour, et qui descendait dans la mine pour la première fois, s'était assis sur un bloc de pierre et chantait. Il chantait un chant de mineurs composé par un poète de Fahlun, M. Kônigsvart. Les ouvriers le regardaient avec tristesse et semblaient lui dire dans leur silence : & 0 pauvre enfant ! » Ce qu'il y a de plus douloureux, c'est que ce travail abrège leur vie. Tout jeunes encore, leur visage se ride. Ils vieillissent vite et meurent ordinairement du mal de poitrine, du mal de consomption. L'ouvrier qui me donnait ces détails était lui-même une preuve évidente de cette fatale influence des mines. Il avait le regard terne, le visage amaigri, et sur les joues cette fausse teinte rosée qui annonce la fatigue intérieure. Il était là depuis dix ans. Il sentait ses forces décroître, et il pouvait compter le nombre de ses jours par les coups de marteau qu'il donnerait encore. Il me conduisit dans sa demeure, pour me montrer quelques échantillons de minerai. Sa femme et ses enfants vinrent à notre rencontre, et il était triste de voir cette femme bientôt veuve et ces enfants bientôt orphelins s'asseoir auprès de lui. Fahlun est à vingt milles de Danemora : on y arrive par les routes escarpées, par les forêts de sapins, par les beaux lacs du pays de Gèfle et de la Dalécarlie. Mais quand du haut de la montagne on regarde dans la plaine, on n'aperçoit que des tourbillons de fumée qui flottent à travers la vallée et entourent toutes les habitations. Puis peu à peu, à travers cette vapeur épaisse et continue, on distingue le clocher de l'église couverte en cuivre, puis les maisons qui sont bâties en bois, très-étroites et très-basses, assez semblables aux frêles boutiques de planches que les marchands élèvent pour six semaines sur la place de Leipzig : elles
�162
LETTRES SUR LE NORD.
ont été peintes en rouge; mais elles sont devenues noires, et noir aussi est le pavé de cette ville de forges, et noire l'atmosphère qui l'enveloppe. De toutes parts, à travers la campagne, on ne voit que des huttes en terre où l'on fond le cuivre, des ateliers couverts d'un nuage de fumée, des amas de minerai entassés par la main de l'homme pendant des siècles, et, à une longue distance, Une terre aride, une chaîne de collines dépouillées de végétation; point d'herbe, point de fleurs, point d'arbres, le sol nu, chauve, rongé par la vapeur du cuivre qui se renouvelle sans cesse. Depuis l'Hécla, je n'avais rien vu de plus sombre et de plus désolé. On ignore l'époque précise à laquelle ces mines furent découvertes, mais elle remonte très-haut. En 1347, le roi Magnus Smelc accorda à ceux qui devaient les exploiter un privilège spécial ; cette ordonnance, qui existe encore} en cite d'autres beaucoup plus anciennes, notamment une de 1200. Le peuple, qui a toujours une tradition pour les événements dont il ne connaît pas l'origine, raconte celle-ci. Un Finnois, nommé Kare, qui habitait cette contréej s'aperçut un jour qu'une de ses chèvres, qui avait passé la journée dans le bois, était couverte d'une espèce de terre rouge qu'il n'avait jamais vue. C'était du minerai de cuivre. Il alla faire une perquisition dans la forêt, et la mine fut découverte. Elle était autrefois d'une richesse merveilleuse : on y voyait briller les plus beaux filons de cuivre, et on n'attachait pas à ce métal autant de prix qu'il en a aujourd'hui. Nous avons vu au musée d'Upsal des monnaies suédoises fabriquées dans le temps où ces veines fécondes s'ouvraient si facilement sous le marteau du mineur. Ce sont des plaques de cuivre pur, larges et massives. Le daler est large comme un in-quarto ; le double daler a un pied et demi de longueur. La monnaie de fer Spartiate devait être de la petite monnaie, comparée à celle-ci.
�LES MINES DE DANEMORA ET FAHLUN.
163
Maintenant cètté mine, creusée par tant de mains différentes et pendant tant d'années, s'est appauvrie. On en tire encore du vitriol, du soufre , du grenat j un peu d'or et d'argent ; mais les veines de cuivre sont plus rares et plus maigres. Le minerai, que l'on arrache avec peine aux entrailles du sol, ne donne, après trois fusions, que quatre ou cinq pour cent de vrai métal ; on revient sur ce qui a été fait autrefois, on reprend les pierres déjà fondues et abandonnées dans un temps de richesse, on les fond de nouveau, et on en tire environ un demi pour cent. En 1600, cette mine fut élargie par un éboUlement où plusieurs personnes périrent. En 1683 , dans une nuit d'orage, la terre qui l'entourait s'écroula, les roches sur lesquelles elle s'appuyait furent renversées. La veille, on ne voyait encore qu'un espace arrondi et creUsé assez régulièrement ; le lendemain c'était un abîme. Les ouvriers étaient heureusement absents quand le sol s'ébranla; mais cette catastrophe causa dans le pays une profonde terreur, et les habitants de Fahlun qui l'ont entendu raconter à leurs pères, en parlent encore avec une singulière émotion. Autour de ce gouffre s'élèvent la maison des chefs de travail et les machines. On a construit une muraille pour affermir le terrain, et une balustrade en bois pour servir de sauvegarde aux passants. C'est là qu'il arriva un jour une scène touchante, que M. Arndt rapporte dans son Voyage en Suède, et qui m'a été confirmée par les gens du pays. Des ouvriers venaient de se frayer un chemin à travers les blocs de pierre et les flots de sable amassés par un ancien éboulement. Sous une couche de terre épaisse, ils trouvèrent le corps d'un jeune homme en habits de fête et portant un bouquet de fleurs à la boutonnière. La forme des habits était celle d'un autre temps ; mais la figure du jeune homme n'avait subi aucune altération : à le voir ainsi couché sur le sol, le visage rose, les yeux fermés, on eût dit qu'il s'était endormi à la suite d'un bal. Tous les babi-
�164
LETTRES SUR LE NORD.
tants de la ville et ceux de la campagne accoururent pour le voir, et personne ne le connaissait, quand soudain on vit venir une vieille femme qui n'était pas sortie depuis plusieurs années, mais qui n'avait pu résister au désir d'observer cette étrange découverte. La pauvre femme avait les cheveux blancs et le front ridé ; elle était faible, et ne marchait qu'à l'aide d'une béquille. Elle s'approcha du jeune homme, poussa un cri de douleur, et tomba à genoux devant lui. C'était un ouvrier avec qui elle avait été fiancée cinquante ans auparavant. Le jour même où il devait se marier, il avait disparu, et la mine au bord de laquelle il passait l'avait englouti. On l'enterra en grande pompe, et, quelques jours après, sa fiancée mourut. Cette excavation immense, que le voyageur contemple avec étonnement, n'est que l'embouchure de la mine. C'est au fond de ce sol creusé par la tempête que commence le souterrain. On entre par une porte étroite, on pose le pied sur un escalier tortueux, et, une fois là, adieu la lumière du soleil, adieu l'aspect de la nature riante ; le tombeau n'est pas plus noir, et le chemin ténébreux par lequel les Lapons croient que les morts entrent dans l'autre monde n'est pas plus triste que ce chemin étroit par lequel on descend dans ces cavernes de cuivre. J'ai ri de l'école terroriste de Mme Radclifle et des émotions naïves que j'éprouvais jadis en lisant ses sombres descriptions. Si jamais Mme Radclifle était venue à Fahlun, elle aurait brûlé ses livres, anéanti ses tours mystérieuses et ses châteaux. Le chemin tourne autour de la mine. Des piliers de bois soutiennent, de chaque côté, la terre qui menace de tomber, et des poutres transversales forment le plafond de cette longue galerie. Ce travail est une œuvre d'une merveilleuse patience ; et quand on pense qu'il n'a pu être fait qu'à travers tant de périls et à la lueur des flambeaux, il faut admirer l'audace avec laquelle il a été conçu, et le courage persévérant avec lequel il a été achevé. L'escalier
�LES MINES DE DANEMORA ET FAHLUN.
165
est étroit et fangeux ; on y glisse souvent, et il faut prendre garde de s'en écarter. Près de là est une mare d'eau ou un abîme. Les murailles contre lesquelles on s'appuie sont humides et gluantes. L'eaufiltre à travers les couches de terre ; le soufre et le vitriol s'amassent sur les piliers de bois ou sur les rochers ; quand le flambeau les touche, une fumée noire s'élève sur ces parois de la voûte, et cette fumée exhale une odeur infecte. L'étranger qui entreprend d'explorer la mine se revêt d'une longue robe noire d'ouvrier. On lui donne un chapeau à larges bords et de grandes bottes. Un homme le précède, portant une torche de sapin ; un autre le suit, et souvent il est obligé de s'appuyer sur ses deux guides, car l'escalier est inégal et dangereux. A moitié chemin, c'est-à-dire à environ trois cents pieds sous terre, l'escalier cesse, l'espace se rétrécit ; on aperçoit un trou dans le sol, on pose le pied sur une échelle : c'est par là que l'on descend ; c'est par là que les ouvriers, après avoir parcouru toutes les régions de ce monde souterrain, vont chercher une nouvelle veine de minerai. Si, lorsque j'étais à Danemora, j'avais plaint le sort des ouvriers, combien ils me parurent alors plus heureux que ceux de Fahlun ! car ils travaillent encore à la lumière du jour, ils voient, par intervalles, le ciel au-dessus de leur tête. Mais à Fahlun, il n'y a plus ni ciel bleu, ni rayon de lumière, ni brise rafraîchissante. On n'y entend'plus le retentissement de ce qui se passe autour de la mine, la vague rumeur qui annonce la présence des êtres vivants; c'est la nuit dans toute sa profondeur, c'est le silence de la mort. L'ouvrier est là sur le sol fangeux, entre les murailles humides. Une lampe l'éclairé, une montagne de fer pèse sur lui. Si la lampe s'éteint, si les piliers de la mine chancellent, c'en est fait de lui. Quand on songe aux deux catastrophes des siècles précédents, n'a-t-on pas le droit d'en redouter une troisième ? M. le gouverneur de Fahlun avait eu la bonté de donner
�166
LETTRES SUR LE NORD.
des ordres pour que l'on me fît voir la mine complètement, et notre promenade souterraine se termina par une illumination. Nous étions au milieu d'une des plus vastes et des plus hautes arcades de la montagne. Sur les bancs de roc qui la divisent en plusieurs galeries, les ouvriers allumèrent des torches de sapin, et je vis un étrange spectacle. Au-dessus de nous, la voûte de roc noire et élevée ; au bas, le gouffre, et tout autour les torches flamboyantes dans les ténèbres, et projetant, de distance en distance, des teintes argentées et des lueurs blafardes. Près des galeries, l'eau qui ruisselle sur les murailles, les paillettes de fer du minerai, et les grains de cristal renfermés dans le roc, brillaient comme des paillettes d'or, comme des gouttes de rosée aux rayons de la lumière, et les étincelles qui s'échappaient des torches pétillantes voltigeaient à travers la grotte comme une fusée , ou descendaient dans les profondeurs du souterrain comme les étoiles qui glissent sur un ciel sombre. Et tout était calme, on n'entendait que les gouttes d'eau tombant tristement l'une après l'autre, comme les larmes d'une veuve, dans le silence de la nuit. Je restai là jusqu'à ce que la dernière torche fût consumée, jusqu'à ce que la dernière étincelle jaillît dans les ténèbres ; puis je m'en revins rêveur avec mes guides, et, quand nous sortîmes de ce gouffre sans fond, le ciel me parut plus riant, l'air plus pur que jamais, et je saluai, avec une joie d'enfant, les montagnes vertes de la Dalécarlie, les beaux lacs, les frais jardins et l'heureuse maison de Rothenby,
�SKOKLOSTER.
A M. LE COMTE CH. DE MORNAY.
Le Màlar est l'un des plus beaux, l'un des plus grands lacs de la Suède ; il s'étend à travers l'Upland, la Vestermannie et la Sôdermannie. D'un côté, il reflète dans ses eaux limpides les forêts du Nord, puis, comme un fidèle sujet, il vient mourir au pied du château de Stockholm. Il touche au golfe de Bothnie et à la mer Baltique. Sur ses bords, c'est-à-dire sur un espace de quarante lieues de longueur, on voit s'élever des villes, des villages, des châteaux. La cloche des églises retentit au sein des forêts qui l'entourent, le chant des pêcheurs résonne sur ses ondes, et le brick de commerce aux flancs évasés le trar verse à côté de l'aristocratique yacht anglais. C'est sur une des rives du Mâlar, à deux milles d'Upsal, que le feldmaréchal Wrangel bâtit le château de Skokloster. L'été, les habitants des villages voisins vont, le dimanche, visiter cet antique domaine illustré par de nobles traditions, et cet édifice construit par un des héros de la Suède. L'hiver, tout est silencieux dans cette romantique contrée; les nek, ces musiciens magiques qui apparaissent à la surface des eaux avec des cheveux verts et une harpe d'argent, se retirent dans leurs grottes de cristal ; la cigogne s'enfuit vers les régions du Sud, et le pêcheur ramène à terre ses barques et ses filets. D'une de ses rives à l'autre, le
�168
LETTRES SUR LE NORD.
lac est couvert d'une glace épaisse ; il n'y a plus de murmure dans ses vagues, plus de chants dans la forêt, plus de soupirs dans l'air. La nature, fatiguée après la moisson d'automne, s'endort comme une mère après un enfantement, et le soleil impuissant qui l'éclairé ne ramène sur sa face pâle qu'un sourire fugitif et un rayon de vie qui ressemble à un vain désir. Mais alors les nuages qui ceignent l'horizon et les bois de sapins couverts de neige donnent à certains points de vue un aspect imposant. Il y a des monuments qui semblent grandir à travers les ombres de l'hiver, comme la tradition historique à travers les ombres du passé. Après avoir parcouru les chroniques de l'Upland, il me sembla que Skokloster était un de ces monuments. J'y arrivai, par une froide matinée du Nord, avec un guide qui ne connaissait pas le chemin. Nous descendîmes dans un ravin inhabité ; nous sillonnâmes longtemps le lac, où l'on n'apercevait point de route. Mon cheval, haletant et couvert de givre, pouvait à peine traîner au milieu des amas de neige le léger traîneau qui m'avait amené jusque-là. Par pitié pour lui, je quittai mon siège de peau de renne, où j'étais emmaillotté comme un enfant, et je m'en allai, à travers le Mâlar, à la découverte de Skokloster , tandis que mon conducteur, la tête baissée, le regard pensif, tâchait de faire revivre dans sa mémoire infidèle les instructions qu'il avait reçues à son départ d'Upsal. Tout à coup, au détour de la forêt, à la pointe d'une baie, j'aperçus le château avec ses quatre tours épaisses surmontées d'un globe de fer, et sa coupole chargée de neige, comme une tête de vieillard couverte de cheveux blancs. Une heure après, j'étais là, assis, dans une grande salle voûtée, sur un large fauteuil en cuir, comme un laird d'Ecosse. Un grand feu pétillait dans le foyer; un domestique posait sur la table de chêne massive un plat de venaison et une bouteille de vin de Madère. Mon cheval
�SKOKXOSTER.
169
avait été mis à l'écurie, mon guide avait déjà pris place à l'office, et je bénissais le maître absent, qui de loin exerçait ainsi envers un étranger l'hospitalité traditionnelle de ses ancêtres. Cette salle, où je venais de m'installer comme un habitant du château, avait un aspect singulier. De lourdes tapisseries, effacées par le temps, couvraient le plancher. Des épées de fer, ternies par la rouille, étaient suspendues aux murailles. Ici on apercevait une armoire en bois, incrustée, qui avait servi autrefois à la toilette de quelque grande dame, mais qui depuis longtemps ne renfermait plus ni rubans de soie ni parfums ; là, une pendule à colonnes d'argent dont le balancier rendait un son plaintif et monotone. A travers les fenêtres posées au fond d'une embrasure épaisse, et couvertes d'une couche de glace, le jour ne jetait qu'une clarté incomplète sous cette voûte élevée. La moitié de la salle était inondée de rayons, l'autre plongée dans l'ombre. Quand je regardais cette demeure antique, sillonnée ainsi par de grandes teintes de lumière et par de grandes ombres, je croyais être en face d'un tableau de Rembrandt, et quand je vis entrer le sommelier du château, avec sa redingote grise, son chapeau de feutre et son trousseau de clefs à la main, il me sembla voir apparaître, dans un rêve, tout un chapitre de Walter Scott. Cependant des objets d'une date plus récente contrastaient avec ces débris du passé. Le lit ancien était couvert de rideaux de soie de Lyon. Sur les tentures en cuir brun, on voyait çà et là des gravures parisiennes avec des cadres dorés, et, sur la table de chêne, des couverts d'argent nouvellement ciselés, des assiettes de porcelaine et des tasses d'Angleterre fraîchement vernies. La civilisation moderne, avec son élégance, s'est mariée ici à l'oeuvre du xvie siècle. Le château, qui a appartenu aux hommes d'armes de la guerre de Trente ans, appartient aujourd'hui au comte Brahe.
10
�170
LETTRES SUR LE NORD.
L'histoire de Skokloster est mêlée aux plus anciennes traditions de la Suède. Sur une des montagnes qui environnent le château, les paysans de la contrée venaient autrefois célébrer leurs cérémonies païennes. Ils allumaient, au milieu de la nuit, de grands feux et faisaient des conjurations pour préserver leurs moissons de la grêle et leurs bestiaux de la peste. Un peu plus loin, les pirates de l'Upland s'étaient bâti une forteresse. C'est de là qu'ils s'élançaient, à travers les eaux du lac, pour piller sur les côtes la cabane du laboureur et la cargaison du marchand. C'est là qu'ils se rassemblaient, après leurs sanglantes expéditions, pour boire le miôd dans les coupes de corne, chanter leurs chants de guerre et raconter leurs exploits. Sous les sombres rameaux de sapin, on aperçoit encore les débris de leur forteresse pareille à un nid de vautours; et, quand on creuse la terre, on y trouve les armes qu'ils ensevelissaient avec eux pour combattre dans un autre monde, après avoir assez longtemps combattu dans celui-ci. Les historiens du Nord ont tous, l'un après l'autre, dépeint les mœurs farouches de ces tribus de corsaires ; mais parmi les terribles souvenirs d'une époque sans lois et sans frein, on rencontre çà et là des pages mélancoliques qui appartiennent aux poètes. Telle est, par exemple, cette charmante saga de Gunlaugi, cette histoire d'une jeune femme qui meurt en pressant sur son sein le vêtement de celui qu'elle a aimé. Telle est la tradition de Sigurd Ring, dont un poëte suédois, Stagnelius, a fait une tragédie. Sigurd était roi de Suède. Dans une fête publique, il aperçut une jeune Norvégienne, nommée Alfsol et remarquable par sa beauté ; il en devint amoureux, et la demanda en mariage. Mais les frères d'Alfsol, le trouvant trop vieux, la lui refusèrent. Aussitôt il leur déclare la guerre, et s'avance contre eux avec ses cohortes de soldats. Les Norvégiens, craignant d'être vaincus et ne voulant pas lui abandonner la jeune fille, l'empoisonnent. Sigurd combat
�SKOKLOSTER.
171
avec héroïsme, met en fuite ses adversaires, puis se précipite dans la demeure d'Alfsol. Quand il la trouva étendue morte sur le parquet, il ne versa pas une larme, il n'exhala pas un soupir; il prit entre ses bras cette jeune fille dont le regard avait ravivé son courage, réchauffé sa vieillesse ; il l'emporta sur son navire, la mit sur la proue, et s'en alla à travers les mers jusqu'à ce que l'orage éclatât sur sa tète, jusqu'à ce que la mer l'engloutît avec celle qu'il aimait. Le christianisme remplaça par des couvents les forteresses de Vikingr. Il y eut à Skokloster un couvent de femmes qui subsista glorieusement pendant trois siècles. A l'époque de la Réformation, le domaine religieux, qui s'était agrandi par plusieurs fondations, fut réuni à la couronne. Charles IX le donna à son feld-maréchal Hermann Wrangel. C'était un de ces intrépides soldats du xvic siècle, qui avait gagné l'un après l'autre ses grades sur le champ de bataille. Il voulut faire de Skokloster sa retraite de vieillard, et il y bâtit une humble demeure à côté de l'église. C'est de là que son fils Charles - Gustave partit pour la \ guerre de Trente ans. Lorsqu'il revint de ses glorieuses campagnes, il trouva la maison de son père trop chétive et lui demanda la permisson d'en bâtir une autre. Le père, dit la tradition, lui répondit par un soufflet. Charles s'inclina devant la main qui venait de le frapper, la baisa, et le fier Hermann, touché de cet acte d'humilité, lui.permit de dédaigner la demeure où il avait vécu et d'en construire une plus splendide. Le lendemain, les architectes étaient à l'œuvre, et le château de Charles s'éleva à côté de celui de son père. Mais il ne jouit pas longtemps de son œuvre. La guerre l'appelait en Allemagne ; il y retourna, et s'en revint avec le bâton de feld-maréchal. La guerre éclata en Danemark; il prit le commandement de la flotte, la gouverna comme un vieux marin, et gagna dans une bataille son brevet
�172
LETTRES SUR LE NORD.
d'amiral. Sa vie fut une vie de guerre et d'expéditions aventureuses, une vie de soldat illustrée par une bravoure qui ne se démentit jamais, et couronnée par le succès. Il l'avait commencée sous Gustave-Adolphe, il ne la termina que sous Charles XI. Dans un siècle de combats, il fut comme le bouclier de la Suède et le rempart de quatre royautés. Il était vieux, malade, affaibli par ses blessures et retiré dans son gouvernement de Poméranie, lorsque Charles XI l'appela à prendre le commandement de l'armée qui devait entrer dans l'électorat de Brandebourg. Il fit un dernier effort pour servir son pays ; mais cette fois la nature trahit son courage. Il fut forcé de revenir dans son château de Spiker, et mourut bientôt, laissant après lui de grands souvenirs et un grand nom. C'était, dit le comte Bonde dans ses anecdotes sur l'histoire de Suède, un des plus grands généraux de son temps, un homme d'un cœur aussi loyal que brave, aimant le faste et la dépense, et plus enclin à se battre qu'à se mêler d'intrigues. Il avait cueilli sa première branche de laurier à Lutzen ; il cueillit la dernière à Varsovie dans une bataille qui dura trois jours, et où il commandait l'aile gauche de l'armée suédoise, tandis que Charles X commandait l'aile droite. Au milieu de ses actions d'éclat, le malheur le saisit avec sa main de fer. Il vit mourir, l'un après l'autre, ses cinq fils. L'un d'eux avait déjà atteint sa vingtième année. C'était un beau jeune homme, l'espoir de son père, qui eût voulu lui léguer ses titres et sa gloire. Il mourut comme les autres, et le vieux feld-maréchal s'agenouilla devant Dieu. Il fut, comme il le dit lui-même, victor victus. Il pleura et pria. Dans ce temps-là le sentiment religieux vivait encore au fond des âmes ; les soldats se jetaient à genoux avant d'engager la bataille, et les généraux déposaient dans la nef de l'église les drapeaux qu'ils avaient conquis. Charles Wrangel avait encore quatre filles. L'aînée épousa le sénateur Nils Brahe. C'est par cette alliance que
�SKOKLOSTER.
173
le château de Skokloster devint la propriété de cette famille, l'une des plus célèbres et des plus anciennes familles du Nord. Rudbeck dit, dans son Atlantica, que Brahe signifie Brahman, c'est-à-dire homme habitué aux grandes actions; et Saxo le grammairien dit qu'il y avait des Brahe à la bataille de Brahvalla, que le roi de Suède Hakon Ring engagea, en l'an 740, contre Harald Hildetand, roi de Danemark. Deux familles de ce nom s'illustrèrent en Suède et en Danemark. A celle de Danemark appartient Tycho Brahe l'astronome; à celle de Suède, sainte Brigitte, mère de huit enfants, et sainte Catherine, sa fille. On conserve encore à Skokloster le manuscrit des Révélations de sainte Brigitte, le premier livre de cette philosophie mystique qui devait plus tard occuper le génie de Jacob Bôhme et de Svedenborg. Ce fut elle qui fit faire par'son confesseur la première traduction de la Bible en suédois ; ce fut elle qui fonda le monastère de Wadstena, où l'on vit s'élever une école importante, à une époque où il n'y avait d'écoles que dans les cloîtres. Elle fit le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, le pèlerinage de Rome et de Jérusalem, portant partout des encouragements au peuple, des remontrances aux moines et des avis aux princes. Sa vie fut un symbole de tous les rêves pieux du moyen âge. A l'âge de trois ans, dit la légende, elle n'avait pas encore parlé. Sa mère craignait qu'elle ne restât muette. Elle s'éveilla un matin en chantant les louanges de Dieu. A sept ans, elle se distinguait entre ses compagnes par sa piété, par son amour pour le travail, et la sainte Vierge venait elle-même s'asseoir à côté d'elle et lui enseigner à coudre. Quand son mari mourut, elle vit apparaître le Christ qui lui mit une couronne d'or sur la tête et la nomma sa fiancée. Nous ne croyons plus guère aujourd'hui à ces miracles; mais respectons du moins ce qu'il y avait de poétique dans l'idée qui les enfanta et dans la tradition qui les recueillit.
�174
LETTRES SUR LE NORD.
Le château de Skokloster, ennobli par ces deux puissantes familles de Wrangel et de Brahe, est un vaste édifice à quatre façades, élevé sur une colline et dominant le lac. Il est bâti dans un style d'architecture simple, mais imposant. Au milieu est une cour carrée, semblable à une enceinte de cloître ; une large galerie soutenue par des arceaux en fait le tour. Le vestibule est orné de huit colonnes de marbre d'Italie, ce qui est une étrange rareté dans le Nord. Ce fut Christine qui les donna à son feldmaréchal Wrangel. Quand Charles XI entreprit de réunir à la couronne les propriétés que ses aïeux avaient données aux nobles de Suède, il mit le séquestre sur les huit colonnes, et le propriétaire paya 18000 r. b. (36 000fr.) pour les conserver. L'intérieur des appartements respire encore cet air de richesse et de grandeur que l'on retrouve dans les habitations seigneuriales du moyen âge. Là sont les salles de chevaliers, élevées et profondes, les plafonds chargés d'ornements, les parquets travaillés avec art, les portes à deux battants, dorées et sculptées, et les tapisseries de haute lisse couvrant les murailles. Ces salles ont perdu leur fraîcheur primitive. En plusieurs endroits, la dorure des panneaux s'efface, la guirlande des plafonds s'ébrèche, et la couleur des tapisseries commence à pâlir. Mais ces constructions d'une autre époque, quand elles sont seulement ternies par les siècles, ressemblent à la mâle beauté de l'homme, à laquelle le temps donne un caractère plus grave, en lui ôtant le vermillon de la jeunesse. Les quatre grandes tours du château et la plupart des salles ne renferment que des objets d'art ou de science. N'est-ce pas une singulière chose que de pénétrer ainsi au fond d'une des provinces reculées de la Suède, dans une habitation isolée au milieu des bois, et d'y découvrir l'arsenal historique'du royaume, le musée delà guerre de Trente ans ?
�SKOKLOSTER.
175
Charles Wrangel avait amassé à Skokloster tout ce qu'il recueillit dans ses campagnes , et les comtes de Brahe agrandirent sa collection. On retrouve là ies anciens glaives des Scandinaves, les poignards à la longue lame, les lourdes épées à deux mains , les cuirasses de fer des chevaliers du moyen âge, les casques à ressorts, plus de douze cents armes de tout âge et de toute sorte, depuis le fusil damasquiné du pacha turc, jusqu'à la carabine en cuivre des Suédois du xvr siècle ; depuis l'ancienne arquebuse à roue, jusqu'aux pistolets à manche d'ivoire que Christine portait dans sa petite main de femme. Les rois eux-mêmes ont enrichi ce musée militaire. Charles X y a déposé le glaive tranchant sur lequel il avait fait graver un calendrier, en vrai soldat qui veut compter ses jours par ses batailles ; Charles XIV y a mis l'êpée qu'il portait dans ses guerres d'Allemagne. J'ai vil là aussi le bouclier de Charles-Quint et une main de fer de chevalier, la vôtre, peut-être, valeureux Gôtz de Berlinchingen ! Dans une des salles qui touchent à cette galerie, le propriétaire actuel de Skokloster a fait peindre à fresque les principales phases de la vie militaire et de la vie politique de son roi. C'est un travail de bon goût, qui fait honneur à celui qui en a donné le plan et à celui qui l'a exécuté. La bibliothèque et les manuscrits composent les deux autres ailes du château. C'est une des plus intéressantes et des plus riches collections qui existent en Suède : il y a là vingt-deux mille volumes choisis, et plusieurs raretés bibliographiques d'un grand prix, notamment les quatre volumes de YAtlantica, dont il n'existe plus que cinq exemplaires. La collection des manuscrits renferme la correspondance du feld-maréchal Wrangel pendant la guerre de Trente ans, des centaines de lettres autographes des rois de Suède, des sénateurs , des généraux, et une quantité de documents inédits relatifs à l'histoire de ce
�176
LETTRES SUR LE NORD.
royaume pendant les xvi" et xvne siècles. On garde aussi parmi ces œuvres suédoises une traduction française de Quinte-Curce : c'est un magnifique manuscrit in-folio sur parchemin, orné d'arabesques , de vignettes et de larges dessins en tête de chaque chapitre. Cette traduction est sans date , mais elle est dédiée à Charles le Téméraire , à l'époque où il venait de soumettre les Liégeois : ainsi elle a dû être écrite vers 1475 ou 1476, et elle appartenait vraisemblablement à celui à qui l'auteur l'avait dédiée, car on voit encore le chiffre du prince gravé sur les coins de cuivre qui ornent la couverture. Il est probable que Marguerite de Bourgogne emporta ce livre en Flandre ou en Allemagne, et la guerre de Trente ans le livra à la Suède. Dans son ouvrage sur la bibliothèque des ducs de Bourgogne , M. de Santander ne fait pas mention de ce manuscrit. Si j'avais pu consulter mon savant compatriote Weiss , je suis sûr qu'il m'en aurait expliqué l'histoire ; mais, comme il est à cinq cents lieues de moi, je suis contraint d'avouer mon ignorance. Le comte Magnus de Brahe est un de ceux qui ont le plus contribué à enrichir cette bibliothèque. Il a luimême fait le catalogue des livres imprimés, tandis que M. Schrôder, professeur à Upsal, faisait celui des manuscrits. Les graves fonctions dont le comte est investi ne l'empêchent pas de donner à .ses richesses littéraires toute l'attention qu'elles méritent, et d'en ouvrir l'accès, avec la plus parfaite courtoisie, à ceux qui s'y intéressent. Nul voyageur n'a visité Skokloster sans en rapporter quelque douce émotion ou quelque souvenir de reconnaissance. Les dons du cœur sont héréditaires dans la famille de Brahe, autant que ceux de la valeur et de l'esprit. Il existe aussi à Skokloster une galerie de tableaux nombreuse. Elle renferme les portraits de plusieurs étrangers célèbres, et de la plupart des grands personnages du temps
�SKOKLOSTER.
177
de Gustave-Adolphe, de Christine et de ses successeurs. La plupart de ces portraits ont été faits du vivant même des personnages qu'ils représentent : ce sont des documents historiques à joindre à ceux de la bibliothèque. Il en était un, entre autres , que je cherchais dès mon entrée dans la salle, celui de cette belle Ebba Brahe, que GustaveAdolphe voulait faire reine de Suède ; mais je ne trouvai qu'un médaillon renfermé dans une boîte d'ivoire, grossièrement peint, défiguré par le temps, puis altéré encore par une main malhabile, et un tableau en pied qui la représente en robe noire, les cheveux blancs, les yeux éteints, le front ridé, une véritable élégie de deuil après un dithyrambe de jeunesse. L'histoire raconte assez brièvement cette charmante vie d'Ebba ; mais la tradition populaire , qui laisse rarement échapper une image tendre et gracieuse, s'est emparée du froid récit des annales suédoises, et en a fait un de ses romans d'amour. Quand l'épouse du grand chancelier Brahe se sentit près de mourir, elle pria la reine de prendre sous sa protection sa fille unique, sa petite Ebba, qui était alors âgée de trois ans. La reine le lui promit ; et, dès que la comtesse fut morte , elle prit la jeune fille dans son palais et la fit élever sous ses yeux. Ebba grandit auprès de GustaveAdolphe , qui avait un an et demi de plus qu'elle, et tous deux s'aimèrent. Ce n'était d'abord qu'une affection de frère et de sœur, à laquelle la reine souriait; la jeunesse amena l'amour. Quand Gustave partit, à l'âge de quatorze ans , pour l'île d'OEland, il quitta en pleurant sa chère Ebba, et la pria de ne pas l'oublier. Quand il fut proclamé roi, à l'âge de dix-huit ans, il accourut avec joie auprès d'elle, lui donna un anneau de fiançailles, et lui promit de l'épouser C'est après cette promesse de son roi,
1. Le témoignage de plusieurs historiens, et en dernier lieu celui de
�178
LETTRES SUR LE NORD.
c'est dans une de ses douces rêveries d'amour, qu'Ebba écrivit sur une des vitres du château ces deux vers suédois :
Jag âr fornôid med lychan min Och tacka Gud for nâdan sin.
Je suis contente de mon destin,' Et je remercie Dieu de sa clémence. Mais la reine avait suivi d'un regard inquiet ces développements d'une passion si franche et si naïve. Elle avait pour son fils des projets ambitieux : elle voulait qu'il épousât une princesse étrangère ; et, quand elle eut lu l'inscription d'Ebba, elle écrivit au-dessous :
Det ena dii vill, det andra du skall, Sa plagar mâst gâ i sâdana fall.
Tu veux avoir ce destin, mais tu en auras un autre; C'est ainsi que cela arrive le plus souvent. Peu de temps après, Gustave fut obligé de partir pour repousser Chrétien IV, qui venait de faire une invasion en Suède. La reine résolut de profiter de son absence pour lui enlever Ebba. Tandis qu'elle cherchait autour d'elle un homme digne d'épouser sa pupille et capable de la faire respecter, le comte Jacob Pontus de La Gardie arriva à Stockholm. C'était un descendant de ce valeureux chevalier de Languedoc, qui, du service de France , avait passé à celui du Danemark, où il avait été fait prisonnier par les Suédois, et qui, de prisonnier, était devenu l'ami d'Eric XIV et le favori de Jean III. Le comte Pontus revenait de faire un voyage en pays étranger. Il était jeune, beau , aimable. La reine lui proposa d'épouser Ebba.
Geiier, ne laisse pas de doute sur cette promesse. Du reste, la famille de Brahe était depuis longtemps alliée à la famille royale. Joachini Brahe avait épousé la sœur de Gustave Wasa.
�SKOKLOSTER.
179
D'abord il répondit par un refus, car il connaissait la passion de Gustave. Maislareine insista, lui dit qu'elle le prenait sous sa protection, qu'elle répondait de tout ce qui pouvait arriver ; et le comte, qui n'avait pu voir Ebba sans être frappé de ses admirables qualités, accepta avec joie la proposition de la reine. Le plus difficile, alors , était d'obtenir le consentement d'Ebba. Quand elle connut les projets du comte, elle pleura, car elle aimait véritablement Gustave-Adolphe. Elle essaya de résister à la demande qu'on lui adressait comme un ordre, puis elle implora un délai. Tout fut inutile : la reine ne voulut faire aucune concession , et la pauvre Ebba , seule au milieu d'une cour où tout semblait conjuré contre elle, se résigna à son sort et épousa le comte de La Gardie. Voilà ce que dit l'histoire. La chronique romanesque ajoute que, lorsque Ebba fut contrainte de céder à la volonté de la reine, elle envoya un courrier à Gustave pour le prévenir de ce qui se passait ; puis elle se laissa conduire le plus lentement possible dans la chambre où elle devait recevoir la bénédiction nuptiale, ét, au moment où elle venait d'échanger l'anneau de mariage, Gustave, qui accourait des frontières de Suède , apparut haletant et couvert de sueur. « Vous arrivez trop tard, lui dit la reine, le mariage est fait : Ebba appartient au comte de La Gardie h » Il reste dans diverses collections d'autographes plusieurs pages touchantes de cette correspondance d'amour que Gustave-Adolphe et Ebba entretenaient ensemble quand ils étaient éloignés l'un de l'autre. J'ai trouvé dans un manuscrit de Skokloster une élégie en vers suédois , composée par Gustave et adressée à Ebba : c'est le langage du cœur dans ce qu'il a de plus tendre, de plus humble J. La tradition populaire dit que la reine força Ebba de se fiancer et de se marier le même jour. Le fait est qu'elle fut fiancée le 11 novembre 1617 , mariée sept mois après, et qu'elle devint mère de quatorze enfants.
�180
LETTRES SUR LE NORD.
et de plus résigné. Après avoir copié cette élégie, j'ai essayé de la traduire, mais je n'ai pu que l'imiter trèsfaiblement. Le mal que je ressens, je ne puis le décrire; Je rêve et je languis, j'attends et je soupire. Je n'ai plus de gaieté, plus de paix dans le cœur; Pour me faire revivre il faudrait un sourire, Et toi, tu ne veux pas sourire à ma douleur. Après avoir aimé si longtemps en silence, Je croyais t'émouvoir par mon humble constance; Je voulais t'adorer, te chanter, te bénir. Veux-tu donc à jamais briser mon espérance, M'exiler de ton cœur et de ton souvenir? D'autres femmes au monde ainsi que toi sont belles; Il n'en existe pas une seule d'entre elles Qui par tant de rigueur réponde à tant d'amour. Mais qu'importe? mes vœux et mes penserS fidèles Et mes regards ardents te suivent nuit et jour. ~ J'aime et je veux aimer. Je veux attendre encore Le regard dont j'ai soif, le bonheur que j'implore; En te priant toujours , j'espère t'attendrir. C'est de toi-que me vient le mal qui me dévore, C'est toi seule qui peux m'aider et me guérir. Et si tu n'entends pas la voix qui te réclame, Si rien ne te fléchit, jamais nulle autre femme N.e pourra plus troubler mes sens et ma raison. Je serai seul, hélas ! et seul, du fond de l'âme, J'accuserai mon sort sans outrager ton nom. Quand j'eus visité la bibliothèque et les tableaux, je descendis dans l'église. C'est tout ce qui reste de l'ancien cloître de Skokloster : une chapelle à trois nefs, bâtie dans le style primitif gothique ; une chapelle seigneuriale où tout provient des maîtres du château, le lustre d'argent suspendu à la voûte , l'orgue placé au bas de la nef, le tableau allemand qui décore le maître autel, et l'arbre
�SKOKLOSTER.
181
] généalogique qui étend ses larges rameaux sur les murailles du chœur. Les tombeaux de la famille Wrangel sont dans une enceinte touchant au chœur de l'église et fermée par une grille. Là est le mausolée du feld-maréchal Hermann et celui de son fils Charles-Gustave. Le vieux Hermann est I couché sur la pierre , les mains jointes ; Charles est à cheval, l'épée à la main. Tous deux sont là comme les j représentants d'une même idée de guerre : le père s'est en| dormi après ses années de combat, le fils a repris le bâton de commandement et s'est mis en route. Dans la même église on enterra, vers le milieu du siècle dernier, Mme Nordenflycht, la première femme poëte dont le nom mérite d'être cité dans les annales littéraires de la Suède. Jeune encore , elle vint, avec le voile noir des veuves, chercher une retraite au bord du Màlar. Elle écrivit des poésies didactiques, des élégies, des pastorales. C'était le temps où la Suède se prenait d'une belle passion pour les bergeries qui avaient fait le tour de l'Europe, le temps où les poètes conduisaient un troupeau dans la prairie , où les femmes s'appelaient Chloé et Amaryllis, et où les arbres étaient impitoyablement déchiquetés par des chiffres d'amour. Mme Nordenflycht suivit la tendance de l'époque ; elle fit de son élégie de deuil une églogue, et mérita d'être appelée la bergère du Nord. Mais après avoir longtemps pleuré sur son amour de jeune fille , elle aima de nouveau, et fut dédaignée. Dans son désespoir, elle fit comme Sapho, elle se précipita dans les vagues. Un de ses domestiques accourut à son secours assez tôt pour la sauver ; mais elle tomba malade, et mourut trois jours après. Elle a laissé un recueil assez volumineux de poésies entachées de cet esprit d'affectation qui régnait de son temps dans la littérature suédoise, mais qui offrent cependant des pensées vraies et bien rendues. Le lieu qu'elle habita fut célèbre pendant "sa vie ; l'endroit où elle est
1
I J
I
I
j
il
�182
LETTRES SDR LE NORD.
ensevelie aurait quelque droit de l'être ; mais, à Skokloster, la gloire militaire a éclipsé toutes les autres. Le sacristain , qui m'accompagnait dans l'église, m'expliqua les écussons peints sur les murailles, et ne put me dire où était la tombe de celle dont les compositions poétiques avaient occupé pendant plusieurs années les beaux esprits de Stockholm. Tandis que je regardais les armoiries du chœur et les épitaphes de la nef, la vieille église du cloître commençait à s'obscurcir; mais une belle soirée d'hiver m'appelait au dehors. Un voile bleu imprégné de lumière ceignait l'horizon ; le ciel était pur et étoile ; le soleil, qui avait disparu dès le matin, se remontrait tout à coup comme pour donner un dernier baiser à la terre, comme pour répandre des teintes de pourpre sur son lit de neige. C'était une de ces nuits d'hiver limpides et argentées, une de ces nuits plus belles que le jour. Au loin l'on n'entrevoyait que la plaine blanche, où les étoiles scintillaient, la forêt de sapins couverte de son manteau de neige, et le château, seul debout au milieu de la solitude. L'ombre du soir l'enveloppait déjà; mais ses fenêtres étaient en•core éclairées par les rayons du soleil couchant. Tout était calme et silencieux; nul bruit dans la forêt, nul bruit sur le lac, et si, de temps à autre, le vent se levait pour faire entendre quelque soupir interrompu, ce vent, pareil à celui qui résonnait autour des héros d'Ossian, semblait parler des temps passés. Lorsque, après avoir contemplé ce tableau imposant, je rentrai dans ma grande chambre voûtée, où la clarté de deux bougies ne répandait qu'une lumière pâle dans une ombre mélancolique, je me disais que je voudrais voir - apparaître, pendant la nuit, quelqu'un de ces personnages illustres qui m'avaient occupé tout le jour : le vieux Hermann Wrangel et son fils Charles-Gustave, et, avant tout, Ebba Brahe.
�SKOKLOSTER.
183
Mais j'avoue à ma honte que je dormis très-prosaïque-
ment et que je n'eus qu'une apparition le lendemain, celle du domestique diligent qui venait allumer du feu dans ma
l chambre et me demander à quelle heure je voulais déIjeuner.
�STOCKHOLM.
A MON PÈRE.
Les voyageurs ont tous admiré Stockholm, les peintres l'ont prise sous ses différents points de vue, les poëtes l'ont chantée. C'est la plus belle ville du Nord. Les uns l'ont comparée à Naples, d'autres à Venise, d'autres à Constantinople. Ces comparaisons feraient difficilement comprendre, à celui qui ne l'a pas vue, le singulier aspect de cette cité suédoise. Je me rappelle encore avec quelle émotion de joie et de curiosité j'y entrai pour la première fois. J'étais parti le matin, de Norrkôping, suruj élégant bateau à vapeur. Après avoir longtemps navigué à travers des groupes d'îles rocailleuses et des récifs, nous pénétrâmes vers le soir dans un canal qui rejoint la mer Baltique au Màlar, et bientôt, à la place de ces collines desséchées, de ces rocs arides qui, quelques heures auparavant, fatiguaient nos regards, nous ne vîmes plus autour de nous que de grandes plaines vertes et fécondes, des forêts de sapins étendant sur la vallée leurs longs rameaux, et des maisons de campagne élevant le haut de leur façade au-dessus des forêts. Tous les passagers étaient accourus sur le pont ; les joueurs avaient quitté leur partie ; les dormeurs s'étaient éveillés, et chacun regardait complaisamment autour de soi, tantôt pour sa-
�STOCKHOLM.
185
luer les cabanes de pêcheurs bâties sur la grève, tantôt pour suivre dans leurs détours les fraîches allées des Ijardins anglais. Puis le lac s'élargit, et nous aperçûmes l ia ville avec ses maisons blanches et son magnifique chàI teau doré par les rayons dorés du soleil couchant. C'était ■ un dimanche de juin. La foule parée et diaprée nous ■ attendait sur les quais; les jeunes filles du peuple, les mpiga, ces proches cousines des grisettes de Paris, étaient I là avec le foulard damassé sur la tête, le corset étroit I et la chaussure coquette. Les bons bourgeois, les ouvriers I étaient là, les uns endimanchés comme des habitants de lia rue Saint-Denis, les autres revêtus de leur jaquette de lufldmcZ. Parmi eux on distinguait aussi des paysans de la IDalécarlie portant le chapeau à large bord, la longue I veste pareille à celle des paysans d'Alsace, les bas rouges et les souliers à hauts talons. En apercevant de loin cette quantité d'hommes debout sur le rivage, j'avais peur de rencontrer parmi eux les portefaix d'Avignon, ces oiseaux ■ de proie des voyageurs. Mais quelques commissionnaires ■vinrent à nous avec plus d'humilité que de hardiesse, et lia foule s'écoula doucement pour nous laisser passer. Quand nous quittâmes le bateau, nul agent de police ne 1 vint d'un air soupçonneux nous demander nos passe-ports. ■Je ne me rappelais pas être entré jamais aussi gaiement dans une ville ; les cloches sonnaient dans les églises, le monde circulait dans les rues, les barques flottaient sur le lac, la ville entière semblait s'épanouir avec délices à cette douce température d'un soir d'été ; toutes les physionomies étaient gaies et confiantes, et, dans chaque rue où je passais, des maisons, dont l'extérieur annonçait le confort, m'invitaient à entrer avec cette inscription : Rum for resande (chambre de voyageur). Le lendemain, je traversai les ponts pour gravir les flancs escarpés du Mosebacke. C'est une colline située au sud de la ville, couverte de pauvres habitations d'ouvriers,
I
�186
LETTRES SUR LE NORD.
sillonnée irrégulièrement par des rues fangeuses, assez semblable aux quartiers les plus sombres de la CroixRousse, à Lyon. Jamais ni la voiture du grand seigneur, ni le cheval fringant de l'officier aux gardes, ne sont montés là-haut. On n'arrive à ces maisons perchées l'une sur l'autre que par des sentiers rocailleux et glissants, ou par des escaliers en bois, à travers des enfants déguenillés qui barbotent dans le ruisseau comme des canards, et des vieilles femmes qui cardent la laine, assises sur leur porte. Mais une fois parvenu au haut de la colline, on entre dans un grand jardin où le peuple se réunit pour boire et chanter comme dans les luslgarten de l'Allemagne. Sur le toit de sa maison, l'hôte a fait élever une plateforme en planches avec quelques bancs. C'est là qu'il faut venir pour connaître le panorama de Stockholm ; c'est là qu'on peut passer de longues heures de rêverie et de contemplation , comme à Strasbourg sur la flèche du Munster, à Lausanne au haut du lac, aux environs de Christiania sur la pointe de Ringrig. Qu'on se représente une grande ville baignée d'un côté par un lac, de l'autre par la mer, coupée par des canaux, parsemée de jardins, de groupes d'arbres, et posée sur sept îles comme Rome sur sept collines. Au milieu la vieille cité, l'ancienne forteresse du pays, la résidence des rois, le cœur de la Suède, comme l'appellent les chroniques du moyen âge, le château, grandiose et imposant comme le Hradschin à Prague, élevant au-dessus des autres édifices sa tète de géant; puis, au nord et au sud, les deux faubourgs plus vastes que la cité ; ici, une longue côte verdoyante qui longe les bords du Màlar ; là les bâtiments de l'arsenal, le port où flotte le pavillon de guerre à côté du pavillon marchand, le parc avec ses forêts de sapins et ses mille sentiers, et de tous côtés un horizon que rien ne limite, point de muraille qui arrête le regard et suspende l'essor de la pensée, l'eau, les bois, les édi-
�STOCKHOLM.
187
fices de toute sorte, les flèches de clochers, les mâts de navires, les sites travaillés par la main de l'homme et les sites agrestes. C'est Stockholm; c'est cette ville d'où Gustave-Adolphe partit pour devenir le héros de la guerre de Trente ans, Charles XII pour vaincre l'armée russe à Narwa. Par un singulier jeu de la nature, cette capitale de là Suède, qui doit être si fière de ses rois, présente dans ses contours l'emblème de la royauté. La cité ressemble à la partie supérieure d'un diadème, ses faubourgs au cercle qui l'environne, et le bassin de la mer, le bassin du lac, à deux rubans d'argent qui flottent de chaque côté. J'étais là depuis longtemps, debout et pensif sur la frêle terrasse. Une famille étrangère vint s'asseoir à côté de moi et contempla en silence ce vaste et riant tableau. Sans nous jeter un seul regard, nous partagions la même surprise, nous étions livrés aux mêmes émotions, et, quand nous nous quittâmes, j'étais sûr que nous avions conversé ensemble sans nous dire un seul mot. L'histoire de Stockholm, comme celle de Copenhague, ne remonte guère au delà du xnc siècle. Les rois de Danemark habitaient Leire, les rois de Suède Sigtuna. Odin avait été le fondateur des deux monarchies. Ses fils avaient une même demeure, une forteresse près d'un temple. L'oeuvre du paganisme s'est écroulée avec le paganisme. On cherche Leire, et on ne trouve pas même une ruine qui en indique la trace. On cherche Sigtuna, et on ne voit que des tombeaux. Sur le sol où s'élèvent aujourd'hui les plus anciens édifices de Stockholm, il n'y avait, dans les premiers siècles de notre ère, que quelques cabanes de pêcheurs. C'était une terre pauvre et obscure. Un événement tragique lui donna sa première célébrité. Agne, le douzième descendant de la race des Ynglingues, venait de faire une expédition en Finlande. Il avait ravagé plusieurs districts,
�188
LETTRES SUR LE NORD.
et ramenait avec lui Skialf, la fille d'un prince qu'il avait tué. Il débarqua sur la côte de Stockholm et voulut épouser celle dont il avait dévasté le pays, celle qu'il avait rendue pauvre et orpheline. La jeune fille ne résista pas et reçut l'anneau de fiançailles. Mais, au fond du cœur, elle n'éprouvait que le sentiment de la haine et le besoin de se venger. Le jour du mariage étant venu, Agne assembla ses compagnons d'armes et célébra son bonheur par tant de libations de miôd, qu'il finit par chanceler ,et tomber sans force. Skialf prit une longue chaîne qu'il portait au cou et le pendit avec cette chaîne à un arbre. Puis elle délivra ses compatriotes captifs, coupa les câbles des navires et s'embarqua pour la Finlande. Le lieu où ce drame s'était passé porta longtemps après le nom d'Agne. Les Suédois vinrent le voir par curiosité. Ils le trouvèrent attrayant et commode, et peu à peu la côte se couvrit d'habitations. En 1255, Birger Jarl agrandit cette cité naissante, lui donna des privilèges et y fixa sa demeure. Bientôt elle eut, comme toutes les villes du moyen âge, ses remparts et sa forteresse. Ce fut là qu'une femme héroïque, Christine Gyllenstierna, la veuve de Sten-Sture, défendit ses concitoyens contre l'invasion de Chrétien II, que la Suède ne voulait plus reconnaître pour son roi. Le mari avait reçu une blessure mortelle à la bataille de Bogesund. Sa femme le vengea ; la bourgeoisie, qui l'aimait, se rallia autour d'elle et fit payer cher à Chrétien l'honneur d'entrer à Stockholm. Trop faible enfin pour lutter contre une armée nombreuse, Christine capitula, les armes à la main. Elle commandait à des soldats dévoués. Elle obtint pour ses partisans ' une amnistie générale. Mais Chrétien II trahit sa promesse : à peine était-il entré à Stockolm, qu'il fit jeter Christine en prison. L'échafaud fut dressé sur la place des Chevaliers , et le sang des plus nobles familles inonda le pavé. A ces jours de douloureuse mémoire succéda le règne
�STOCKHOLM.
189
bienfaisant de Gustave Ier. Cet homme, dont l'adversité avait mûri le caractère et développé l'intelligence, menait de front l'art, la science et les combinaisons politiques. En même temps qu'il cherchait à fortifier le royaume par de sages institutions, il travaillait à donner plus de vie et de mouvement à l'université d'Upsal, et il embellissait Stockholm. Ce fut lui qui ordonna aux habitants d'abattre les maisons en bois bâties sur la rive du Màlar, pour construire des édifices en pierre. Alors la ville de Stockholm ne s'étendait pas au delà des limites qui bornent encore aujourd'hui la Cité. Toute la côte où s'élève maintenant le vaste faubourg du Sud n'offrait aux regards que quelques habitations disséminées çà et là. Le Brunkeberg n'était qu'une colline déserte, et, à l'endroit où l'église de Sainte-Claire apparaît maintenant au milieu d'un amas de grandes et belles rues, on n'apercevait qu'un cloître isolé. Peu à peu la population , resserrée dans une enceinte trop étroite, déborda au nord et au sud. La montagne et la plaine furent envahies, et le noyau primitif de la capitale suédoise fut entouré de deux faubourgs qui ressemblent à deux grandes villes. La Cité a conservé son caractère d'ancienneté. Elle est bâtie irrégulièrement, traversée par des rues tortueuses, par des ruelles sombres, et toute peuplée de bourgeois, d'ouvriers, de marchands. Le faubourg du Sud n'a pas la mêm'e apparence de vétusté ; mais il n'a pas des contours plus réguliers ni des maisons mieux construites. Le faubourg du Nord est la plus belle, la plus riante partie de la ville. Là sont les rues larges et alignées, les grandes places dessinées carrément, les édifices construits dans le goût moderne, les habitations élégantes des hauts fonctionnaires et de l'aristocratie, le"palais du prince Charles, le théâtre, la statue en bronze de Gustave-Adolphe et celle de Charles XIII, l'Académie et l'Observatoire.
�190
LETTRES SUR LE NORD.
Après tout, l'œuvre de la nature efface ici l'œuvre des architectes. La vraie beauté de Stockholm est dans sa position. Il faut prendre cette ville dans son ensemble, il faut l'admirer dans ses larges points de vue. Mais, en passant d'un de ses quartiers à l'autre, l'archéologue trouverait peu de monuments dignes d'être étudiés. Les édifices du temps de Birger Jarl ont disparu. La forteresse de Christine Gyllenstierna s'est écroulée. Les rues de la Cité n'ont pas le prestige des anciens temps, et la riante ostentation de la jeunesse manque aux faubourgs nouveaux. Au milieu de ces constructions uniformes, il est un monument dont les proportions grandioses étonnent les voyageurs et dont on aime à observer la noble structure : c'est le palais. Le comte de Tessin en dessina le plan sur la fin du xvn' siècle. Charles XI, qui, par une loi de réduction, amassa des trésors considérables, fit bâtir ce palais dans l'espace de sept ans. Il mourut le 5 avril 1697, et le 5 mai l'édifice fut réduit en cendres ; la cour se réfugia dans la maison du maréchal Wrangel. Le jeune comte de Tessin, qui avait hérité des talents de son père, dessina un autre plan plus large encore que le premier, et dirigea lui-même les travaux de construction. Mais alors CharlesXII était roi de Suède. Ses guerres l'occupaient plus que ses châteaux. Il avait besoin d'hommes, d'argent, et il se souciait sans doute peu que son palais s'achevât à Stockholm, pourvu qu'il pût porter sa tente en Russie. L'œuvre de Tessin fut plusieurs fois abandonnée et reprise. Il ne la termina qu'au bout de vingt ans. Ce palais, l'un des plus remarquables qui existent en Europe , a la forme carrée et l'enceinte intérieure du Louvre, sans les colonnades et les cariatides. Il est bâti sur une hauteur qui domine la ville. Du côté du nord, on y arrive par deux larges chemins surmontés d'une terrasse d'où
�STOCKHOLM.
191
l'on a une très-belle vue sur le pont et sur les faubourgs. Du côté de la mer est la façade, élevée au-dessus d'un jardin et fermée par une balustrade en pierre. Du côté du nord est aussi la porte d'entrée des équipages. Les salles sont hautes et spacieuses , décorées avec goût, enrichies de draperies, de dorures et de tableaux. Le roi habite une des ailes du château ; le prince royal une autre ; ,1e reste des appartements est occupé par le cabinet des affaires étrangères, les archives du royaume, le musée, la bibliothèque particulière du roi, et la bibliothèque publique, dont j'aurai l'occasion de parler plus tard. Les églises de Stockholm n'ont rien de saillant, ni par leur origine, ni par leur construction ; celle de Riddarholm mérite seule, à vrai dire , d'être visitée : c'est là que les rois de Suède ont été enterrés; c'est là qu'on dresse encore le catafalque des chevaliers du Séraphin. Cette église est, comme notre Saint-Denis, l'asile des grandeurs passées et des gloires déchues. Quand on y entre, tout ce qui vous entoure n'éveille au fond de l'âme qu'une émotion de tristesse. Ces voûtes sombres n'ont jamais répété que la mélodie plaintive du chant des morts, cet autel n'a vu que des fêtes funèbres, ces cierges n'ont éclairé que les noires draperies du cercueil. Ici on aperçoit la tombe du héros qui mourut à Lutzen en combattant pour ses croyances religieuses ; plus loin celle de Charles XII, qui, après avoir épouvanté par ses victoires trois grands royaumes, périt à Frédérickshall en défendant le sien ; tous deux placés bien jeunes sur le trône, tous deux séparés l'un de l'autre par près d'un siècle, et réunis dans cette chapelle par la mort, qui sépare et réunit tout. Sur les murailles on aperçoit des écussons de chevaliers qui se glorifiaient de reposer auprès de leurs maîtres, et des arbres généalogiques qui, après avoir longtemps fleuri dans le monde, sont descendus ici avec leur dernier rameau. Parmi ces pierres sépulcrales sur lesquelles nous nous
�192
LETTRES SUR LE NORD.
arrêtions, tantôt pour lire une épitaphe, tantôt pour contempler la mâle figure d'un guerrier, le sacristain nous montra une large dalle toute nue qui couvre les restes d'un de nos compatriotes, Ch. de Mornay. Il était de la famille de ce Duplessis-Mornay qui fut l'ami d'Henri IV, et dont le nom se retrouve, à différentes époques , aux plus belles pages de notre histoire. Il vint en Suède dans sa jeunesse , et ne tarda pas à se distinguer par sa bravoure. Eric XIV lui accorda sa confiance, le plaça au nombre de ses officiers favoris, puis l'éleva au grade de général. Dans la guerre qui éclata entre la Suède et le Danemark , il commandait un corps d'armée , et se signala plus d'une fois par son audace et ses succès. Quand JeanIII détrôna son frère Eric XIV, il appela auprès de lui Ch. de Mornay et l'investit d'un nouveau commandement. Mais Mornay ne pouvait oublier celui qui avait été son premier maître et son bienfaiteur : il résolut d'arracher Eric à' sa prison, de lui rendre sa couronne. Sa conspiration fut découverte au moment où elle devait éclater, et Mornay paya de sa tète son crime de fidélité. Il mourut le 4 septembre 1574. Sa naissance lui donnait le droit de reposer dans la chapelle de Riddarholm ; mais on l'enterra comme un coupable, sans monument et sans épitaphe. La postérité, plus juste, lui en a fait une , et l'histoire a rendu hommage à ses nobles qualités. Il était, dit Fryxell, fier, brave et persévérant. Dans un temple étranger, sur une terre lointaine, on aime à retrouver, avec ce souvenir d'honneur, la tombe d'un compatriote. L'église de Riddarholm était naguère encore parée de ses trophées funèbres, fière de son deuil et de ses souvenirs. La foudre la frappa il y a deux ans, et depuis ce jour ses arbres généalogiques ont été détachés de la place qu'ils occupaient, sa nef est en désordre, ses murailles sont crevassées. Le prêtre n'y célèbre plus aucun office, le sacristain laisse la poussière ternir les armes des rois, et
�STOCKHOLM.
193
les gouttes d'eau qui filtrent à travers les fissures de la voûte tombent, comme les larmes du ciel, sur ces tombeaux abandonnés1. Stockholm a, comme toutes les grandes villes, son faubourg aristocratique et sa Chaussée-d'Antin. Les fonctionnaires , les nobles , les diplomates étrangers, forment une société à part; les bourgeois et les négociants en forment une autre. La noblesse de Suède est une des plus anciennes et des plus honorables de l'Europe. Elle a été appauvrie par Charles XI ; elle a perdu son pouvoir à la révolution de 1772 , et il ne lui reste plus maintenant que fort peu de privilèges ; mais le souvenir de sa gloire passée maintient en elle un sentiment de dignité héréditaire. Elle se rappelle que ses ancêtres ont jadis gouverné la Suède, qu'à chaque époque elle a servi de bouclier à son pays et de rempart à ses lois. Il y a ici des familles , comme celle des Brahe, qui, dès les temps anciens , n'ont fait qu'accroître leur illustration. Il y en a qui peuvent faire remonter leurs titres jusqu'aux premières races historiques des rois de Suède, celles des Leewenhaupt, par exemple, des Bonde, des Posse , des Stedingk. Plusieurs de ces familles ont perdu tout à la fois et la fortune et l'ascendant qu'elles ont eus jadis en leur possession ; mais elles ont eu le bon esprit de ne pas se retrancher dans la fastueuse inutilité des regrets aristocratiques. Elles se ravivent aujourd'hui en s'associant au mouvement de la civilisation moderne. Les jeunes nobles étudient aux universités de Lund et d'Upsal. Ils ne sortent de là qu'après avoir subi plusieurs examens, puis ils voyagent en pays étranger, et ils entrent ordinairement dans l'armée ou dans la diplomatie. S'il est vrai, comme on l'a dit, que les Suédois soient les Français du
1. Le roi vient de décider que cette église serait promptement et dignement réparée. L'un des architectes les plus distingués de Stockholm a déjà fait le plan d'un nouveau clocher qui sera fort beau.
�194
LETTRES SUR LE NORD.
Nord, cet axiome est surtout applicable à cette partie de la société qui, par sa manière de vivre, perpétue les habitudes élégantes du temps de Gustave III. Chacun dans cette société parle français et s'occupe de notre littérature. De tout ce que j'ai vu en pays étranger, rien ne ressemble plus à un salon parisien que le salon d'un noble de Stockholm. Les riches négociants tâchent d'imiter le ton de la noblesse ; les bourgeois vivent d'une vie modeste et retirée. Ils ont généralement peu de fortune , et, par suite, peu de luxe. Quelques familles se réunissent parfois autour d'une table à thé. Les hommes causent, les femmes tricotent. On entre là à sept heures du soir, et on en sort à dix. Cet intérieur de maison est, comme en Allemagne , assez sévèrement clos. Quand on y admet un étranger, c'est une marque d'estime qu'on lui accorde. Les voyageurs qui veulent avoir une idée vraie des habitants de Stockholm ne doivent pas négliger les moyens d'entrer dans ces réunions de famille : il y a là un repos d'existence, un parfum de vertus domestiques et une intelligence honnête qui séduisent le cœur. On trouve à Stockholm peu de vie littéraire et de sociétés artistiques ou scientifiques : la science est dans les universités de Lund et d'Upsal. A Stockholm, elle n'apparaît que dans les séances académiques et les leçons de quelques professeurs. Le monde ne va pas au-devant d'elle, et elle ne recherche pas le monde. La maison de M. Berzelius est la seule où l'on trouve, à certains jours de l'année, un cercle de savants. La capitale de la Prusse et celle du Danemark ont, sous ce rapport, un avantage marqué sur celle de Suède : à Berlin et à Copenhague , la vie scientifique se mêle à la vie de salon, les entretiens sérieux s'allient aux entretiens frivoles, les hommes de l'Université aux hommes du monde ; à Stockholm, la vie de salon l'emporte sur tout le reste.
�STOCKHOLM.
195
L'été, les nobles quittent la ville et se retirent dans leurs châteaux : le premier jour de mai est le signal de cette émigration. C'est le jour où les habitants de Stockholm se réunissent au Parc , comme ceux de Vienne au Prater, comme ceux de Paris à Longchamp. Vers quatre heures du soir, les voitures défilent le long de l'Amirauté, les cavaliers caracolent autour des voitures, et les piétons les suivent en foule. Ce jour-là , il est bien convenu, d'après les lois de l'astronomie et les maximes du calendrier, que le printemps doit faire son entrée en Suède ; mais le printemps du Nord est un singulier personnage qui se rit des astronomes, voire même de Matthieu Lœnsberg. Vous vous figurez peut-être que le printemps arrive à Stockholm tel que nous le connaissons, une couronne verte sur la tête, des joues roses et des guirlandes de fleurs à la main. Pas du tout : il porte très-souvent un lourd manteau fourré. Il a des flocons de givre dans les cheveux et des flocons de neige sur les épaules. Il cache sa tête sous les longs replis de son manteau, et souffle dans ses doigts pour les réchauffer. On s'en va pendant plusieurs heures à la suite de cet être capricieux, on l'invoque, on le loue, on lui adresse toutes sortes de jolies chansons ; mais ni les compliments ni les chansons ne peuvent l'émouvoir. Il laisse le ciel se couvrir de nuages ; il laisse la neige tomber sur les pelouses fanées du parc, et le vent froid siffler entre les rameaux d'arbres dépouillés. Vers le soir, on s'en revient tout transi de cette poétique promenade , et quiconque est assez heureux pour posséder dans sa chambre un poêle en bon état se hâte de faire allumer un grand feu, afin de mieux bénir le printemps. Mais bientôt les nuages disparaissent, le ciel se revêt d'une teinte claire et azurée, le bouton de lilas éclôt sur le rameau, et la pervenche, cachée sous des touffes d'herbe, s'épanouit au bord du sentier : alors c'est une charmante chose que de voir cette nature du Nord, si longtemps at-
�196
LETTRES SUR LE NORD.
tristée par son linceul de neige , s'égayer et sourire aux rayons du soleil qui l'éclairent et la raniment ; alors le Parc devient le but de toutes les promenades , le rendezvous des familles. C'est pour chaque habitant de Stockholm une vraie fête que d'y retourner, de le parcourir en tous sens , de revoir ses jolies maisons champêtres entourées de fleurs et d'arbustes , et ses lacs limpides endormis sous les rideaux épais d'une enceinte de sapins. Là, le Vatel de la ville ouvre à ses habitués ses salons à tenture rouge et ses cabinets silencieux ; le limonadier dresse sous une allée d'arbres ses tables mobiles ; les Tyroliens chantent sous un pavillon ; le marchand d'eau-de-vie appelle les gens du peuple autour de sa tente, et l'orchestre bruyant annonce qu'il y a un bal dans la maison de bains. Au milieu de ces bastides de la bourgeoisie , de ces jolis jardins si coquettement arrangés , de ces groupes d'arbres, de ces lacs et de ces chemins sablés , le roi s'est fait bâtir une habitation simple, mais gracieuse. La plus belle œuvre qui la décore est un magnifique vase en porphyre, taillé dans les carrières de Suède, et posé devant la porte d'entrée. L'intérieur des appartements est décoré avec élégance, mais sans faste : c'est une villa de gentilhomme, plus qu'un palais de souverain. Le roi affectionne cette retraite ; il y vient presque tous les jours, et se plaît à passer au milieu du peuple, qui, en le voyant arriver, se range respectueusement sur son chemin et le salue avec affection. Les avenues de sa demeure ne sont défendues ni par des grilles ni par des factionnaires ; le peuple circule dans le jardin, s'approche des appartements, et quelquefois reste des heures entières, immobile et muet, sous les fenêtres, comme une garde fidèle. A cette vie bruyante du Parc, à ce mouvement continuel de la journée , à ces courses à cheval ou en voiture, succède, vers le soir, une impression de calme et de recueillement qui n'appartient qu'aux contrées du Nord. Les
�STOCKHOLM.
197
rues de Stockholm sont désertes et silencieuses, le ciel est d'un bleu transparent, la nuit est si claire , qu'elle ressemble au jour. Les derniers rayons du soleil brillent encore sur les vagues de la mer, les premiers rayons de l'aurore apparaîtront bientôt. Dans cette saison de l'année il n'y a point de nuit, il n'y a point d'ombre. Entre le jour qui s'achève et le jour qui recommence, un crépuscule de pourpre s'étend à l'horizon, et de blanches et molles clartés enveloppent les eaux, les champs, la ville; on aime à s'égarer au bord de cette mer qui roule dans ses flots des étincelles d'argent, et si un sentiment de mélancolie traverse de temps à autre cette rêverie du soir, c'est une douce et religieuse mélancolie qui repose le cœur et élève la pensée. L'hiver, la ville reprend un autre aspect et une autre vie. Les horizons lointains ont un caractère triste et monotone , les rues sont couvertes de neige, le port est fermé, les vagues du bassin reposent sous une épaisse couche de glace. Mais d'ordinaire, en ce temps-là, le ciel est plus bleu, l'atmosphère plus limpide, l'air plus pur que jamais. Tout le monde va se promener comme aux jours d'été, et alors il y a dans Stockholm un grand luxe de chevaux à grelots et de traîneaux chargés de fourrures. C'est la saison des courses en plein champ, des montagnes russes , des soirées et des kalas. La kalas est un colossal dîner auquel chaque bon bourgeois convie loyalement ceux qui lui ont fait le même honneur. C'est la quittance générale des invitations qu'il a reçues dans le courant de l'année. De tous les banquets de corps et de circonstance qui affligent la société, je ne connais rien de plus redoutable que la kalas. Ce qui se consomme là de sauces au sucre et de vins de Lubeck est quelque chose d'incroyable. La manœuvre des verres, le cliquetis des fourchettes, l'intrépide attaque des couteaux, durent quatre ou cinq heures ; puis il y a un moment de
�198
LETTRES SUR LE NORD.
trêve, et la bataille gastronomique recommence le soir. Avant de se mettre à table, chacun boit un verre d'eaude-vie. Quelquefois le maître de la maison ajoute au contingent ordinaire de la kalas deux grands bols de punch. C'est un surcroît de luxe qui entraîne une terrible quantité de toasts, de harangues louangeuses et de discours pathétiques. Il y a encore la kalas de café, qui ne commence qu'après le dîner, et la kalas de thé, qui, pour obtenir quelque renom, doit entraîner après elle un bal. Les Suédois ont un amour inné pour la danse ; ils courent à tous les bals, et il est vrai de dire qu'ils dansent avec grâce. Pendant l'hiver, on n'entend parler que de valses, de quadrilles, de polonaises et de cotillons; car, de même qu'ils traduisent dans leur langue la plupart des œuvres littéraires qui obtiennent quelque succès en pays étranger, ils traduisent aussi dans leur poésie chorégraphique les inventions des bals de France et d'Allemagne. Non contents de danser dans les salons de la noblesse et de la bourgeoisie, ils ont encore des sociétés closes, dont les directeurs doivent savoir avant tout présider à l'embellissement d'une salle et à la composition d'un orchestre. On n'est admis à faire partie de ces sociétés qu'à la suite d'une présentation en forme ; on n'y entre qu'en subissant une harangue ; mais, une fois que vous avez vu votre nom inscrit sur les tables d'or de ces confréries dansantes, qui pourrait dire les joies infinies qui vous attendent? Désormais on s'associe nonseulement à toutes les réunions qui se préparent, on assiste de droit à toutes les fêtes; mais il y a encore, ce qui est un grand bonheur pour les Suédois, il y a là des ordres de chevalerie pour récompenser les membres qui se distinguent par leur coopération aux faits et gestes de la société: on obtient d'abord une médaille d'honneur avec un ruban moiré, puis on monte de grade en grade. Avec du zèle et de la persévérance, on peut devenir commandeur de
�STOCKHOLM.
199
l'ordre, qui sait?... peut-être même grand cordon. Il est vrai que l'almanach de Gotha ne mentionne pas ces décorations et que le factionnaire n'est pas tenu de présenter les armes en les voyant passer ; mais pour le bon bourgeois qui n'ose demander ni l'Etoile polaire, ni la croix de Wasa, dont le gouvernement suédois est sagement économe, c'est encore une grande joie de rentrer un soir d'hiver chez lui et de dire à sa famille émue : « Je viens d'être nommé officier de l'ordre de l'Amarante ou de l'ordre de l'Innocence. « Il y a encore à Stockholm un autre usage dont les voyageurs ne peuvent guère entendre parler sans surprise : c'est celui d'exposer pendant quelque temps aux regards du public la jeune fille qui va se marier. On m'a dit que cette coutume ne remontait pas très-haut; mais elle est tellement invétérée dans l'esprit du peuple, qu'il serait difficile de s'y soustraire et plus encore de l'abolir. Le jour où les guirlandes de fleurs et les candélabres parent la salle des fiançailles, le peuple a le droit d'entrer dans la maison et de contempler celle qui porte sur sa tête la couronne de myrte. J'ai assisté un soir à cette singulière réception. Une jeune fille de Stockholm allait se marier, une des plus belles et des plus nobles. Elle était debout au fond d'une salle décorée de vases de fleurs et d'orangers ; elle portait sur sa tête une guirlande de fleurs, et sur ses épaules des colliers de diamants; à ses côtés étaient sa mère, son frère et sa sœur. Le peuple se pressait autour de la maison, dans les rues et sur les escaliers. Puis il entra en foule; il passa lentement et s'inclina devant elle, car elle était si gracieuse et si pudique, qu'elle inspirait en même temps l'admiration et le respect. A la voir avec sa robe de soie blanche, ses pierreries étincelantes et sa couronne de fleurs, au milieu des frais arbustes qui inclinaient sur sa tète leurs rameaux verts, on l'eût prise pour une jeune fée sortant de sa grotte. Le poëte de Sacountala l'eût mise
�200
LETTRES SUR LE NORD.
dans un de ses jardins enchantés, et les vieillards de l'Iliade se seraient levés devant elle. Et les hommes passèrent, et les femmes , et les enfants, les uns surpris par un sentiment de curiosité, les autres par cette douce et sainte émotion qu'inspire la vraie beauté. A huit heures, les portes furent fermées et tout rentra dans le silence. J'étais arrivé là en blâmant au fond du cœur un usage que je regardais comme une cruauté : je sortis de cette salle avec une autre impression. Cette scène s'était passée avec tant de calme et de solennité, qu'elle triompha de mes préventions ; il me sembla que les hommes étaient venus saluer la jeune fiancée à son entrée dans une nouvelle vie, que les jeunes filles étaient venues voir celle qui avait été jeune comme elles, celle qui allait devenir femme, pour lui porter un dernier vœu , pour lui dire par leurs regards et par leur sourire : a Adieu, soyez heureuse. »
�LES
UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
A M. DE SALVANDY.
I. — LUND. De loin, quand on navigue sur le Sund ou sur la mer Baltique, les matelots montrent au voyageur la côte où s'élèvent l'antique ville suédoise et les deux tours carrées du dôme de Lund. La ville était autrefois la métropole du Nord. L'archevêque de Lund avait le titre de primat, et les évêques Scandinaves étaient ses suffragants. La cathédrale semblait avoir été bâtie exprès sur une terre plate au bord de la mer, pour être vue de loin comme une reine des églises, comme un pilier du christianisme. Maintenant les prélats de la Scanie ont perdu leur suprématie, la ville est moins grande et moins puissante qu'elle ne l'était autrefois ; mais elle a conservé sa vieille église, et Charles XI lui a donné une université. L'église est l'un des monuments religieux les plus intéressants qui existent. Le dôme de Bamberg est le seul auquel je puisse le comparer pour la structure et l'ancienneté. Elle a été bâtie lentement, et l'on y distingue trèsbien deux styles différents, deux époques successives. Dans la nef, dans le pourtour du chœur, dans la colonnade extérieure du dôme, c'est le pur style byzantin, le plein-cintre,
�202
LETTRES SUR LE NORD.
la colonne ronde, massive, unie aux piliers et aux pilastres, le chapiteau plat sur les côtés, légèrement arrondi sur les angles, la base plate, ornée seulement de trois pointes triangulaires : toute cette partie de l'édifice date du XIe siècle. Pendant qu'on l'achevait, le goût avait déjà changé, l'art avait fait un pas vers la forme gothique. Dans la partie supérieure, la colonne se délie, le plein-cintre s'allonge; quelques rameaux, partis d'une tige effilée, se rejoignent au milieu de la voûte. La lourde base s'est élancée de terre, la souche de l'arbre gothique s'est ouverte, l'ogive va venir, et les colonnettes au pied léger vont se répandre dans les airs. Toute cette église a un caractère solennel et imposant. Il y avait dans l'architecture byzantine un ton sévère qui répondait parfaitement à l'austère simplicité des premiers temps du christianisme. C'était pourtant l'art antique, l'art grec, mais tellement modifié, tellement dépouillé de son élégance, qu'il en était devenu méconnaissable. Le christianisme sentait qu'il pouvait avoir son architecture à lui, et il n'empruntait aux religions qui l'avaient précédé que l'élément primitif. La cathédrale de Lund est bâtie, comme toutes les églises, en forme de croix : au milieu la grande nef avec ses lourds piliers, et de chaque côté deux nefs plus étroites et moins élevées. Au fond, le chœur, qui était autrefois séparé du reste de l'église, et où l'on arrive maintenant par un large escalier. En descendant sous cette plate-forme du chœur, on entre sous une nouvelle voûte, on se trouve dans une autre église. Elle est grande, mais peu élevée et sombre: c'était l'asile mystérieux, la chapelle souterraine réservée aux cérémonies funèbres. Le jour de la Toussaint, les prêtres y célébraient l'office de deuil. Ce jour-là, ils quittaient l'édifice ouvert au monde des vivants, ils descendaient sous cette catacombe comme pour se rapprocher des morts. Dans les temps de guerre civile, elle servait aussi de refuge au troupeau craintif confié à la garde de l'évêque.
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
203
Cinquante ans après la Réformation, quand toute la Suède avait admis le dogme de Luther, le dogme romain vivait encore à Lund, les prêtres célébraient la messe dans cette église souterraine. Le catholicisme finissait comme il avait commencé, par se réfugier dans les tombeaux. Ce monument précieux a été ravagé par un incendie. Un professeur de Lund, M. Brunius, a passé six années de sa vie à le réparer. Il s'était dévoué à cette œuvre d'art comme les architectes du moyen âge, et il a si bien étudié le style de cet édifice, qu'on ne remarque nulle disparate entre son travail et celui des anciens maîtres 1. Comme la plupart des anciennes églises, celle de Lund a sa légende. Dans la chapelle souterraine, on aperçoit, d'un côté un homme debout embrassant avec force un des piliers ; de l'autre une femme accroupie, tenant un enfant sur ses genoux et enlaçant une colonne comme pour la renverser. On raconte qu'un jour un géant de laScanie, nommé Finn,vint trouver saint Laurent, et lui dit : « Je te bâtirai une magnifique église, à la condition, ou que tu sauras mon nom quand elle sera finie, ou que tu me donneras le soleil, la lune, ou les deux yeux de ta tête. » Le saint accepta. Finn se mit à l'œuvre, et c'était merveille de voir avec quelle force et quelle habileté il entassait pierre sur pierre. Déjà les murailles étaient achevées, déjà la voûte commenIçait à s'arrondir, et le saint ne savait pas encore le nom du géant. Il avait d'abord cru que c'était une chose facile de l'apprendre ; mais il eut beau le demander à tous les janges du paradis, à tous les prêtres et à tous les paysans delà Scanie : personne ne put le lui dire. Il commençait à ptre inquiet, car l'église grandissait chaque jour à vue d'œil. Mais un soir qu'il passait dans la campagne, il aperçut une femme assise sur le seuil d'une maison avec
1. M. Brunius a complété son œuvre en publiant une description
Itrès-détaillée et très-instructive de cette cathédrale : Beskrifning ofver
ILunds Domkyrka.
�204
LETTRES SUR LE NORD.
un enfant. L'enfant pleurait, et sa mère lui dit : « Tais-toi, ton père Finn va venir, et il t'apportera le soleil et la lune ou les deux yeux de saint Laurent. » Cette fois le bon saint s'en retourna chez lui tout joyeux. Quelques jours après, le géant vint le sommer de tenir sa promesse. « Allons, Finn, dit saint Laurent, l'église n'est pas encore finie, plus tard nous verrons. » Quand le malheureux architecte entendit prononcer son nom, il se précipita dans la catacombe, et embrassa un des plus forts piliers pour le renverser; sa femme et son enfant en firent autant, et le saint les changea en pierre. Ils sont restés là suspendus àleur colonne, et l'église du saint s'est élevée sur leur tête, comme lareligion du Christ sur les souches pétrifiées du paganisme. L'université fut fondée en 1666. Le roi lui assigna la plus grande partie des biens qui avaient appartenu au chapitre de Lund et au clergé catholique : quatre paroisses, trente prébendes, neuf cents pièces de terre. Elle a gardé ces biens et les a sagement administrés. Le gouvernement n'entre que pour une faible part dans ses dépenses annuelles ; elle paye elle-même ses professeurs. Elle s'agrandit, elle fait bâtir, elle achète des propriétés, elle a ses registres en partie double comme un négociant, ses fermiers et son intendant comme un grand seigneur. L'intendant est élu par le consistoire et nommé par le chancelier. Il doit gérer les domaines de l'université, percevoir ses revenus et solder ses dépenses. Chaque année il est tenu de rendre rigoureusement compte de sa gestion. Une fois le calcul fait, ce qui reste en caisse est placé non pas sur les fonds de l'État, mais à six pour cent sur bonnes et loyales hypothèques. C'est ainsi qu'elle a amassé d'abord un capital inaliénable de 100 000 écus, et ce capital s'accroît sans cesse. Les professeurs sont payés en nature, comme dans le vieux temps : les anciens reçoivent trois cents tonnes de grain, estimées à environ 4000 fr.; les plus jeunes un peu
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
N
205
moins. Les professeurs extraordinaires ont de 600 à 1000 fr.; les prival-docent ne sont pas payés. Les professeurs de théologie ont une cure. Quelques professeurs laïques en reçoivent une aussi comme récompense de leurs services. Ils sont obligés alors de se faire prêtres. Ils écrivent une dissertation latine qu'ils défendent en public, après quoi l'évêque leur donne l'ordination. Ils portent une redingote noire, une cravate blanche, un petit collet, et continuent à faire leurs cours. Un vicaire les remplace dans leur paroisse. Ils sont obligés seulement d'aller trois ou quatre fois par an visiter leur cure et prêcher. C'est la même organisation que celle de l'Église anglicane, mais avec moins d'abus, car le même prêtre ne peut jamais être titulaire de plusieurs cures. Il n'est pas rare de voir des professeurs nommés nonseulement curés, mais évêques. Quand un siège épiscopal devient vacant, les prêtres de chaque district se réunissent chez leprost1. Chacun d'eux écrit sur un bulletin le nom. de trois candidats. Les bulletins réunis sont envoyés au consistoire ecclésiastique de la métropole, qui, après les avoir examinés, inscrit les trois noms qui ont obtenu le plus de suffrages et les adresse au roi. Le roi décide, mais en se conformant au vœu de la majorité. C'est ainsi que Tegner, professeur de littérature grecque à Lund, et M. Agardt, professeur de botanique, ont été nommés évêques, le premier à Wexiô, le second à Carlstad. C'est ainsi que le poète Franzen, professeur à l'université d'Abo, a été appelé comme évêque dans le Norland. C'est comme dans les premiers temps du christianisme, où le peuple choisissait pour prélat l'homme en qui il avait confiance, sans s'inquiéter s'il était diacre ou laïque. L'université de Lund est moins célèbre que celle d'Upsal. Elle a fait beaucoup cependant pour la propagation de la
1. Prêtre de canton. 12
�206
LETTRES SUR LE NORD.
science dans les provinces méridionales de la Suède. Les études historiques et philologiques y sont en grand honneur ; les études théologiques y ont été poussées à un très-haut degré. Plusieurs professeurs ont voyagé en Angleterre , en France, en Allemagne, dans le Lut unique d'acquérir de nouvelles connaissances et de les transmettre à leur pays. On trouve ici, ce qui est assez remarquable dans une ville de deux mille âmes, un cabinet d'histoire naturelle, un jardin botanique, unmusée d'antiquités Scandinaves, une librairie très-riche, et une bibliothèque de quarante mille volumes. Cette bibliothèque provient en partie de celle qui appartenait au chapitre métropolitain, en partie d'une bibliothèque de dix mille volumes amassés en Allemagne pendant la guerre de Trente ans, que Charles XI acheta, et dont il fit présent à sa jeune université de Lund. Elle renferme une collection assez complète de tout ce qui a rapport à la Suède. Le roi lui donne 2000 fr. par an ; on en prend autant sur les fonds de l'université; cette somme doit suffire à ses achats. Le bibliothécaire actuel est M. Reuterdahl, professeur de théologie, l'un des hommes les plus distingués que l'université ait eus depuis longtemps. Les élèves n'entrent ici qu'après avoir subi un rigoureux examen. Le temps des études, pour la Faculté de théologie, est ordinairement de deux années, et de trois pour les autres. L'élève en médecine peut exercer dès qu'il a passé son examen de promotion ; mais le théologien et le juriste doivent en passer encore un autre, le premier devant le consistoire ecclésiastique et l'évêque, le second devant le tribunal supérieur. L'examen de promotion est privé et public. L'examen privé a lieu successivement devant chacun .des professeurs de la Faculté à laquelle l'étudiant appartient. C'est le plus long, le plus important. L'examen public a lieu devant tous les professeurs de la Faculté réunis.
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
207
Ces examens sont très-sévères, et cependant très-peu de candidats y échouent. Les élèves de l'université de Lund se distinguent par leur application au travail, par la régularité de leur conduite. Nulle part je n'ai vu une communauté d'étudiants aussi calme, aussi assidue au travail, aussi respectueuse devant ses maîtres. Ici il n'est plus question ni de duel, ni de Burschenschaft, ni de Krmpèl Ici le Rcnommist et la Jobsiade, ces deux épopées chevaleresques des écoles d'Allemagne, ne seraient plus comprises. Les étudiants de Lund ont formé un club, et il est défendu d'y boire aucune liqueur spiritueuse. Ils ont des réunions particulières, et c'est pour se proposer des sujets de dissertation et les discuter entre eux. Chose curieuse ! ce qui est regardé en Allemagne comme une cause continuelle d'agitation est ici encouragé comme un moyen de discipline. Ce qui est défendu là-bas par les ordonnances de la diète, est ici prescrit par les règlements universitaires. Tous les étudiants doivent ici appartenir à une association ; tous sont divisés par nations, c'est-à-dire par districts ou provinces, et il ne leur est pas permis d'être immatriculés à l'université, sans l'être en même temps dans les registres de la nation à laquelle ils appartiennent par leur naissance. Ces assemblées ont leurs règlements particuliers, leurs jours de fête et leurs heures de travail; presque toutes ont aussi une bibliothèque, des instruments de musique, des journaux, et une salle d'étude avec une chaire où les étudiants viennent une fois par semaine soutenir des thèses latines. Chaque nation se divise en trois ou quatre degrés : scniores, juniores, recentiores, et quelquefois novitii. On ne passe d'un degré à l'autre qu'après avoir subi un examen devant la classe supérieure. C'est parmi les scniores que le curateur est choisi, et dans les délibérations les anciens ont deux voix, les novices n'en ont qu'une. La nation élit, parmi les professeurs, un inspecteur ; c'est lui qui approuve les décisions
�208
LETTRES SUR LE NORD.
qu'elle prend et qui signe ses actes : il est le représentant de cette nation auprès du consistoire académique et le représentant du consistoire auprès de la nation; mais il n'agit sur elle que par ses conseils et son ascendant moral. S'il est aimé, il peut exercer une grande influence ; sinon, il n'a qu'une autorité illusoire. Au-dessous de l'inspecteur est placé le curateur, qui administre la caisse de la nation, convoque les assemblées, inscrit les nouveaux membres et rédige les protocoles. Un comité, choisi parmi les seniores, veille à l'exécution des mesures prises par l'assemblée. Dans cette république littéraire, tout se décide à la pluralité des voix, et les décisions sont respectées par le consistoire académique. L'étudiant qui se dispose à passer son examen doit présenter un certificat de la nation à laquelle il a appartenu , constatant quelle a été sa conduite et la nature de ses études. La nation a sur chacun de ses membres un droit de surveillance et de juridiction. Si un étudiant a commis une faute, le curateur lui adresse une-remontrance ; s'il récidive, il est appelé devant les seniores, puis devant l'assemblée entière, et, en définitive, devant le conseil académique. Il peut arriver aussi que l'étudiant soit banni de sa nation. Le jugement se prononce à la majorité des voix, et cette sentence d'expulsion, portée par des condisciples, est plus terrible que l'arrêt de relégation formulé par l'université même. Quatre cents étudiants fréquentent ordinairement l'université de Lund. Un grand nombre d'entre eux sont pauvres, mais ils ont quelques stipendes et vivent avec une rare sobriété : 600 à 700 francs par an leur suffisent. Le nombre des professeurs ordinaires est limité ; il y en a toujours eu vingt et un. Celui des professeurs adjoints est illimité ; il y en a maintenant seize, et vingt-quatre privat-docent, en tout soixante et un. A la tête de l'université est le chancelier, qui intervient
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
209
omme juge dans les questions importantes de finance et d'administration. Le prince royal porte le titre de chancelier ; l'évêque de Lund est de droit vice-chancelier. Je ne connais pas une université en Allemagne qui ait onservé, comme celle de Lund, ses anciens usages et son ancien caractère. Ici, depuis près de deux siècles, rien t'a changé ; ce sont les mêmes cérémonies dans toutes les [circonstances, les mêmes fêtes naïves et le même esprit eligieux. Les professeurs font la prière en commençant t en finissant leurs leçons de chaque jour, et les solenniés universitaires se célèbrent au son des cloches. Quand tn étudiant a passé son examen de promotion, on le contrit à l'église, et les Facultés se rassemblent autour de lui ; le professeur qui remplit les fonctions de promoteur adresse au nouvel élu une harangue latine ; puis les clones sonnent, les musiciens placés dans la tribune chanent un chant de joie. Le promoteur remet à l'étudiant le Ihapeau de docteur, symbole de sa dignité, l'anneau d'or uile fiance à l'étude, et un livre de science. Ensuite le rêtre célèbre l'office divin, et la cérémonie se termine lar un dîner auquel assistent les professeurs. L'évêque y ' ïent aussi avec sa croix d'or sur la poitrine, comme pour énir la nouvelle voie dans laquelle l'étudiant va entrer, le recteur magnifique s'assied à côté de l'évêque, et le 5 eune docteur prend place au milieu de cette savante asemblée. Il n'est plus étudiant; il est maître. Ses condisciples de la veille le regardent avec respect, ses anciens frofesseurs le saluent comme un jeune frère. Dans quel|ues années, il sera peut-être aussi professeur, il fera des ilèves, il assistera à leur promotion, et il se souviendra Joujours de la matinée auguste où il a reçu son diplôme |t de la cérémonie religieuse qui l'a consacré. I Le recteur change à chaque semestre. Il est élu par le .pisistoire et confirmé par le chancelier. Son installation Se fait avec une grande pompe. La veille du jour où elle
�210
LETTRES SUR LE NORD.
doit avoir lieu, le recteur dont les fonctions expirent adresse à ses collègues un sommaire historique de tout ce qui est arrivé à l'université pendant le temps de son administration. Le lendemain, les professeurs se réunissent dans sa demeure, et les Facultés se rendent avec lui en procession à l'église, au son de la musique et des cloches, et précédées des sergents de l'université, des pedels portant le sceptre d'argent du recteur, comme autrefois les licteurs portaient les faisceaux des consuls. Là, il prononce un discours latin, il reçoit le serment de son successeur, et lui remet l'un après l'autre les insignes de sa dignité, le sceptre, le sceau, la clef des archives, la clef de la prison, le livre des statuts. Le secrétaire d; l'académie lit un chapitre de la constitution. Le nouveau recteur adresse aux professeurs une courte harangue pour se recommander à eux ; puis on prie et l'on chante, et le corps universitaire s'en retourne en procession. Il y a dans ces réunions une telle candeur, une tellt bonne foi, qu'on ne saurait y assister sans émotion. Par sa vie régulière et paisible, par son isolement, l'université1 de Lund est en position de garder longtemps ses anciennes mœurs, si quelque novateur imprudent ne vient pas jeter le trouble dans son cycle traditionnel. La ville est bâtie à une lieue de la mer, dans une des plaines les plus riantes et les plus fécondes de la Suède, Elle est parsemée de fleurs et de jardins, entourée d'arbres à fruit et de champs de blé. Chaque professeur a là sa petite maison, fermée par une barrière, au milieu d'ut enclos. Les arbres verts lui servent de rideau. Le matin, l'alouette l'éveille en passant sous ses fenêtres ; le soir, 1? rossignol chante près de lui; et quand on entre dans cette communauté universitaire, assise ainsi au milieu des arbres et des fleurs, on dirait une ruche d'abeilles. On; entend le bourdonnement de la science, et l'on y respire une sorte de parfum poétique.
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
211
Ces professeurs ont leurs vacances au mois de juin; elles durent tout l'été. Les uns alors entreprennent un voyage scientifique, et ceux qui sont prêtres se retirent ordinairement dans leur paroisse. J'ai visité un jour, avec celui qui en était titulaire et avec un de ses collègues, une de ces cures appartenant à l'université. J'entrai dans une maison champêtre bâtie au haut d'une colline. D'un côté était l'école, fréquentée par une trentaine d'enfants qui se levèrent à notre approche et reprirent ensuite leurs leçons; de l'autre, deux chambres modestes où le pasteur avait son lit, sa bibliothèque, et d'où l'on découvrait à la fois la mer, les champs, les murs de Copenhague, et une cinquantaine de villages dispersés dans la campagne. A quelques pas de là était l'église, protégée par une enceinte d'arbres, au milieu du cimetière. La demeure des morts avait reverdi au soleil de mai comme celle des vivants, et l'inscription sépulcrale était cachée sous des touffes de gazon. Au fond du cimetière, j'aperçus une tombe fraîche et riante, couverte de couronnes : c'était celle du vicaire de la paroisse. Il avait été enterré peu de jours auparavant, et les jeunes filles du village était venues semer des fleurs sur son tombeau. Nous entrâmes ensuite dans la maison d'un paysan. Les femmes étaient réunies dans une chambre, et filaient de la laine, comme en Islande. Quand elles aperçurent leur pasteur, elles se levèrent avec respect et s'approchèrent de lui pour lui baiser la main. Mais la mère de famille nous montra sa demeure, son jardin, et nous apporta dans un vase d'étain le lait qu'elle venait de traire. Le soir, nous nous en revînmes à travers les champs couverts de blé, et les pommiers chargés de fleurs. Le ciel était bleu comme un ciel du Midi. Le soleil couchant projetait ses derniers rayons sur les vagues de la mer. Tout était calme, riant, et mes compagnons de voyage chantaient dans la voiture les ballades des Folk-Visor. A
�212
LETTRES SUR LE NORD.
notre arrivée, l'un des professeurs trouva sa femme qui l'attendait sur la porte, et son enfant qui vint se jeter dans ses bras. Dans l'espace de quelques heures, toutes les joies avaient été réunies pour lui : joies de la religion, joies de la science, joies du cœur. Si alors une destinée humaine m'a paru digne d'envie, c'est celle d'un professeur de Lund qui a une cure à la campagne.
II. — UPSAL. La route qui va de Stockholm à Upsal passe par une forêt de sapins mystérieuse et imposante, qui semble avoir été plantée auprès de la vieille école de Suède pour protéger le sanctuaire des muses. A l'extrémité de la forêt, on aperçoit au haut de la colline le château, jadis résidence des rois, aujourd'hui habité par le gouverneur de la province. La ville est au bas, dans une large plaine ouverte comme le champ de la science. Elle est construite en bois, comme la plupart des villes de Suède, alignée au cordeau et traversée par une rivière dont le nom se trouve dans tous les discours académiques et toutes les idylles ou élégies des poètes de l'Upland. Les maisons de cette ville ne sont pas anciennes. L'incendie les a détruites l'une après l'autre plus d'une fois, et les bourgeois les ont reconstruites sur un nouveau modèle. Mais à une demilieue d'ici on trouve encore les restes d'un lieu célèbre dans les annales du Nord. C'est le vieil Upsal. Odin y'habita, dit-on ; il y fit élever un palais et le donna à Freyr. C'étaient là que se tenaient les assemblées populaires, les séances de l'Althing, véritables comices démocratiques, où le peuple soutenait vaillamment ses droits. Dans ces séances , le roi s'asseyait avec quelques-uns de ses principaux compagnons sur un banc élevé. A côté de lui, sur
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
213
n autre banc, étaient les jarl et le logmann (l'homme de oi). La foule se groupait autour d'eux. Le roi parlait le ramier. Les hommes qui l'environnaient pouvaient parer après lui, et le peuple témoignait son approbation en riant et en frappant des mains. Freyr habita, comme Odin, le vieil Upsal, et y fit ériger ntemple. Cet édifice avait cent vingt-quatre portes *. Au Hehors et au dedans, les murailles étaient dorées ; et dans l'enceinte du temple on apercevait l'image des trois grands lieux : Thor, Odin, Freyr. Thor était assis au milieu, sur un large coussin, tenant à la main une longue épée. ^ côté de lui, on avait représenté sept étoiles. A droite tait Odin, le dieu de la guerre ; à gauche, le dieu de 'amour et des mariages. On conserve encore aujourd'hui la bibliothèque d'Upsal une statue mutilée de Thor. Elle ressemble à ces ébauches informes que les premiers missionnaires chrétiens trouvèrent chez les sauvages de l'AInérique. I Le peuple offrait à ces terribles divinités des sacrifices [le sang, ordinairement des boeufs, des brebis , des chenaux; mais dans les circonstances graves, dans les temps [le guerre ou de calamité publique, on immolait des pommes, d'abord les prisonniers, puis les hommes libres, Et, si le dieu cruel ne s'attendrissait pas, on lui offrait le pang des rois. Dans une année de disette , le roi Heidruk [ua religieusement son beau-père et son beau-frère. Quand lin de ces malheureux était choisi pour victime, le prêtre lui promettait les joies éternelles du Valhalla ; puis il lui [lisait : « Je te voue à Odin, » et le pauvre Scandinave marchait à la mort sans crainte et rendait grâces à ses fiourreaux. Le peuple cherchait dans ces holocaustes un présage lour l'avenir. Si la fumée du sacrifice s'élevait tout droit
I
I
I
1. Perinkikiôld, Monumenta Uplandve.
�214
LETTRES SUR LE NORD.
vers le ciel, c'était un signe de succès. Si, au contraire, elle restait comme un nuage suspendu sur la terre, c'était un pronostic de malheurs. Les prêtres exerçaient dans ces occasions une autorité souveraine. Leur parole était écoutée comme un oracle, et leur sentence pouvait faire tomber au pied de l'autel la tête des rois. Près du temple était la colline où l'on enterrait les guerriers avec leurs armures. Mais les grands de la nation et les riches se faisaient construire des tombeaux particuliers , où l'on ensevelissait avec eux ce qu'ils avaient de plus précieux. Niordsson, un des rois d'Upsal, éleva une colline plus haute que toutes celles qui avaient servi à la sépulture de ses prédécesseurs. Il y fit percer trois fenêtres, et, quand il mourut, on ferma l'une de ces fenêtres avec de l'or, la suivante avec de l'argent, la troisième avet du cuivre. C'est dans ces collines sépulcrales, dispersées à travers l'Upland, la Scanie, le Séeland, le Jutland et le Holstein, que l'on a trouvé les instruments de guerre, les bracelets de cuivre et les colliers qui ont enrichi les musées de Kiel, de Lund, de Stockholm, et celui de Copenhague, le plus beau de tous. En 1075, le temple d'Upsal fut détruit par un incendie. Il n'en resta que les murs. S'il n'avait eu à subir que les ravages du feu, on eût pu le voir reparaître encore avet sa vaste enceinte, ses murailles dorées et ses statues de dieux. Mais c'en était fait des croyances païennes. Les missionnaires anglais avaient apporté en Suède le dogme du christianisme, et le peuple l'avait adopté. La pierre des sacrifices fut abolie, et le dieu du Valhalla fut chassé de son temple. Aujourd'hui, quand on cherche la vieille ville de Freyr, on aperçoit les trois collines où l'on dit que les dieux Scandinaves ont été enterrés, quelques tertres de gazon moins élevés et rangés à la suite des tombes divines, comme des soldats à la suite de leurs généraux ; puis, en face, un cimetière et une église de village. L'humble
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
215
iysan d'Upland vient s'y prosterner le dimanche, et, à la blace où l'on immolait jadis les victimes humaines, le prêre prêche la loi de charité et de pardon. Le chapitre d'Upsal avait d'abord fait de cette église sa taétropole ; mais elle fut brûlée encore, et, comme le cathoicisme avait grandi, on résolut de bâtir une cathédrale "'gne du premier diocèse de la Suède. C'était au xiir siè— le, dans ce temps où la foi enfantait des miracles, où les donnes de pierre, les chapiteaux à fleurs, les tours ciseées s'élançaient dans les airs, comme pour porter au ciel es vœux d'un peuple. Tout le pays se dévoua à l'entrerise sainte qui lui était proposée, et les papes, qui, du ilieu de Rome, veillaient aux intérêts de la chrétienté, s papes vinrent au secours du clergé suédois. Bonice VIII et Clément V accordèrent des indulgences à ceux ui contribueraient à ériger l'église d'Upsal. Les grands pportèrent leurs offrandes, et le peuple promit de se mètre à l'œuvre. Il ne manquait plus qu'un architecte. On fkoisit un Français. C'est un Français, Etienne de Boleuil, qui a bâti la cathédrale d'Upsal. On le fit venir de laris en 1287, et il amena avec lui dix compagnons et dix jiaîtres (tex compaignons et tex bachelers). Dans ce temps, les architectes les plus renommés n'avaient pas encore pris, avec l'art de construire des édifices, l'art de s'enchir. Le pauvré Boneuil, appelé en Suède par un clergé étropolitain, n'avait pas assez d'argent pour faire son loyage et emmener ses compagnons. Deux étudiants suélois, qui se trouvaient alors à Paris, lui prêtèrent quarante livres, qu'il s'engagea à leur rendre sur sa foi de ioneuil, taillieur de pierres, maistre de faire l'église ÏÏUpsal, en Suèce. I L'église fut commencée à la fin du xin" siècle, et consacrée en 1435 , en présence des princes, des comtes, des Ivèques. J'y ai cherché vainement quelque trace d'Etienne le Boneuil ; notre compatriote a été plus modeste qu'Ervin
�216
LETTRES SUR LE NORD.
de Steinbach, Adam Kraft, Pierre Vischer. Il a édifié l'œuvre qui lui était confiée, et n'y a pas placé sa statue et n'y a pas inscrit son nom. Le style de la cathédrale d'Upsal est remarquable par son élégance et sa simplicité. C'est le vrai style gothique dans sa noblesse et sa majesté primitives, l'ogive toute nue, le faisceau de colonnettes s'élançant librement jusqu'à la voûte. Point de figures emblématiques sur les chapiteaux, point de rosaces aux fenêtres ; partout la ligne pure, correcte, sans entrelacements et sans arabesques. La voûte du milieu est large et élevée , et les arceaux qui la soutiennent sont dessinés avec une grâce parfaite. Les nefs latérales renferment les tombeaux des rois et celui de sainte Brigitte, qui appartenait à l'une des plus anciennes familles de Suède. Dès le xrrr5 siècle, les rois de Suède se faisaient couronner à Upsal l. Ils revenaient ensuite avec le linceul de la mort dans le temple où ils étaient apparus avec le manteau de la royauté. Ils se-couchaient dans leur lit de pierre au pied de l'autel, où ils s'étaient levés le diadème sur la tête. Le catholicisme a été la religion d'humilité par excellence. Il élevait l'homme sur le pavois, mais il lui montrait le tombeau ; il donnait la gloire, mais il la faisait expier. Plusieurs de ces tombeaux sont des monuments d'art curieux. Lë roi est là, taillé sur le marbre,le glaive au côté, le globe à la main, comme s'il voulait retenir encore le monde qui lui échappe. Près de lui est sa femme, revêtue de ses habits de reine, toute droite et les mains jointes, comme si elle s'était endormie en priant. La chapelle qui renferme le tombeau de Gustave Vasaest ornée de peintures à fresque représentant les principales actions de ce héros favori des Suédois. C'est un roman de
l.Ulrique, Éléonore et Christine y furent couronnées, non comme reines,.mais comme rois, et c'est dans une des salles du château d'Upsal que Christine abdiqua la couronne.
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
217
roi qui a dû étonner jadis ceux qui l'entendaient raconter. Depuis ce temps, nous en avons eu de plus étranges. Autour de ces tombes de souverains, on aperçoit celles des grands seigneurs qui les ont servis pendant leur vie, et à qui l'étiquette ordonnait peut-être de les suivre après leur mort. Pauvres malheureux courtisans que la mort n'a pas même pu affranchir de leur servitude, et qui sont venus prendre dans cette église la place secondaire qu'ils occupaient dans le palais ! Là sont aussi les reliques d'un des anciens rois de la Suède, saint Eric. On les invoquait jadis dans les temps de peste et de contagion. On les portait aux jours de bataille en tête des armées, et on croyait qu'elles devaient effrayer l'ennemi ; on les portait au printemps à travers les champs de blé, et on croyait qu'elles devaient protéger la moisson. Le nom d'Eric les a préservées du vandalisme des iconoclastes ; le sentiment de respect pour la royauté a vécu parmi les Suédois plus longtemps que le catholicisme : ils ont détruit les images qui ornaient leurs églises et les reliques de leurs saints, ils ont conservé celles de leur roi. Plusieurs faits importants se rattachent encore à l'histoire d'Upsal. C'est là que les rois ont souvent appelé la diète du royaume et convoqué des conciles. C'est là qu'en 1593 une assemblée de vingt-deux théologiens et de trois cent six prêtres, présidée par quatre évêques, proclama solennellement la confession d'Augsbourg. La réforme était faite depuis longtemps parmi le peuple, mais elle attendait encore cette sanction. Il y avait aussi à Upsal, dès le xme siècle, une école latine. Le chapitre métropolitain des autres diocèses y envoyait les jeunes gens qui s'étaient distingués dans leurs premières études, et plusieurs maîtres renommés en Allemagne vinrent tour à tour y enseigner la science du moyen âge. Mais cette science était encore singulièrement restreinte : on apprenait aux élèves le plain-chant, l'of13
�218
LETTRES SUR LE NORD.
fice religieux et quelques principes de théologie. Les vrais savants suédois de ce temps-là étaient ceux qui avaient puisé à une autre source, ceux qui avaient été inscrits parmi les scholares de notre université de France, ceux qu'on appelait les clercs de Paris. L'une des quatre nations de l'université, la nation anglicana, était divisée en trois parties. Dans la première étaient compris les étudiants d'Angleterre, d'Ëcosse et d'Irlande; dans la seconde, les Hollandais et les Westphaliens ; dans la troisième, les hommes de la haute Allemagne , et les Danois, Suédois, Norvégiens. En 1285, un riche Suédois, André And, acheta dans la rue Serpente, à Paris, une maison pour ses compatriotes. Plusieurs personnes la dotèrent, et l'archevêque d'Upsal M accorda une partie de la dîme des pauvres. Les élèves étaient là, au nombre de douze, soumis aux mêmes institutions, astreints au même régime. En 1291, un autre archevêque leur donna un règlement qui leur prescrit les mesures de discipline auxquelles ils doivent se conformer et les pratiques religieuses qu'ils doivent suivre. Ce règlement commence ainsi : « Considérant que l'université de Paris est semblable à un champ fertile où l'on recueille les épis de la science ; que cette université a produit un grand nombre d'hommes de vertu et de savoir, dont les qualités heureuses se répandent sur les autres, que par là l'homme grossier a été ennobli, l'homme au cœur humble glorifié, frère Jean, par la miséricorde de Dieu, chef de l'église d'Upsal, déclare, etc. » Mais le xve siècle était venu, apportant avec lui le flambeau d'une époque nouvelle. La science s'était mise en marche avec l'imprimerie, et les études dont on s'était contenté jusqu'alors parurent insuffisantes. L'Allemagne avait fondé plusieurs universités. Le Nord voulut suivre son exemple. Sten Sture, régent de la Suèdé, fonda l'université d'Upsal en 1477 Les commencements de cette
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
219
institution ne furent pas heureux. Des troubles politiques, des guerres avec la Russie et le Danemark, absorbèrent l'attention des grands et du peuple. Les pauvres muses se retirèrent en silence derrière leur portique, l'école naissante fut oubliée. Quand Gustave Vasa, qui y avait passé cinq ans, monta sur le trône, il la prit sous son patronage ; mais tout ce qu'il avait tenté de faire pour elle fut paralysé ou anéanti par un de ses successeurs, Jean III. Ce roi avait épousé une princesse catholique de Pologne, Catherine Jagellbn. Il voulut opérer en Suède la même réaction que la reine Marie essaya d'opérer en Angleterre. Il proscrivit le dogme luthérien, et fonda à Stockholm, avec les dotations d'Upsal, lin gymnase qui fut placé sous la direction des jésuites. Le beau temps de l'université d'Upsal commence à Gustave-Adolphe. Ce fut lui qui la releva de l'état d'abandon où elle était plongée et qui l'enrichit. Il l'avait adoptée comme sa fille ; il lui donna tous ses livres et tous ses biens, tout le patrimoine des Vasa, c'est-à-dire trois cents pièces de terre et plusieurs prébendes. Dès cette époque de régénération, elle a prospéré, elle a grandi, elle est devenue l'une des écoles les plus célèbres et les plus imposantes de l'Europe. C'est là qu'a vécu Rudbeck, l'auteur à'Àtlanlica; Verelius le philologue; Ihre, qui a écrit le glossaire Sveo-gothimm ; Celsius, qui accompagna Maiipertuis au cap Nord; Thunberg le botaniste, Linné et Bergmann, le prédécesseur de Berzélius. Dans la salle du consistoire, on conserve religieusement les portraits de tous les bienfaiteurs de l'université, et, dans les allées de saules du cimetière d'Upsal, on rencontre à chaque pas une tombe mémorable ou un nom cher à la science. Aujourd'hui encore, il existe à cette université une réunion d'hommes qui suffirait pour l'illustrer, si elle ne l'était depuis longtemps. Là est Geiier, historien et poëte; Atterbom, professeur de littérature, l'un des chefs
�220
LETTRES SUR LE NORD.
de la révolution littéraire en Suède ; Svanneberg, qui a déterminé l'arc du méridien en Laponie ; Schrôder, qui a publié plusieurs dissertations savantes sur l'archéologie suédoise et les antiquités du Nord. Le vice-chancelier de l'université, l'archevêque Wallin, est lui-même un écrivain fort remarquable, un poète distingué. Il y a ici vingt-six professeurs ordinaires, douze professeurs adjoints, vingt-cinq privai-docent. L'université est riche; elle paye elle-même toutes ses dépenses. Ses revenus se composent du produit des terres qui lui ont été léguées par Gustave-Adolphe et de l'intérêt de ses capitaux; ils s'élèvent chaque année à 75 000 rixdalers banco (150 000 fr.). Ses biens sont administrés par un intendant, sous la surveillance de deux professeurs qui changent tous les ans. Chaque professeur ordinaire reçoit 200 rixdalers et deux cent vingt-cinq tonnes de grain, ce qui équivaut à peu près à un traitement de 3500 fr, Les professeurs adjoints ne reçoivent que soixante-cinq tonnes de grain. Les privat-doccnt n'ont que le produit de leurs leçons. En outre de ces revenus, il faut compter plusieurs legs institués pour des chaires particulières, par exemple pour une chaire de théologie, pour une chaire d'économie politique, etc. Enfin un grand nombre de stipendes sont distribués entre les étudiants. Les stipendes du roi et de l'Etat s'élèvent annuellement à la somme de 6300 francs, les stipendes des particuliers à 34 242. Plusieurs fois ces stipendes ont été accordés à des jeunes gens ayant fini leurs études, pour entreprendre au dehors de la Suède des voyages scientifiques. On compte à Upsal environ huit cent cinquante étudiants, tous Suédois. L'élève qui désire être admis à l'université passe un examen devant la faculté de philosophie et cinq professeurs adjoints. On l'interroge sur les principes élémentaires de la théologie, sur l'histoire, l'histoire
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES
221
naturelle, la géographie, la logique, les mathématiques, l'hébreu, le grec, le latin, le français, l'allemand. S'il est reçu, il prête serment de fidélité au roi et à la famille royale, et le recteur l'inscrit dans les registres de l'académie ; sinon, il lui est permis de rester provisoirement à l'université, mais sous la garantie d'un étudiant déjà immatriculé. Il peut assister aux cours, mais il ne jouit d'aucun des privilèges attribués à l'université. Les principaux privilèges des étudiants sont d'être exempts de la milice, exempts d'impôts, et de ne reconnaître que la juridiction universitaire à six milles autour d'Upsal. J'ai retrouvé ici la même organisation académique, les mêmes règles de discipline que j'avais observées à Lund. Les étudiants d'Upsal sont, comme ceux de Lund, divisés en nations ; mais les nations ici sont plus nombreuses et plus riches. Elles ont amassé des capitaux, elles ont acheté des propriétés. Dans une des parties de la ville qu'on appelle le quartier latin, on m'a montré une grande et élégante maison avec une cour, un enclos, un jardin. Elle appartient à la nation de Dalécarlie. Là est une salle de gymnastique, une salle de conférences, une bibliothèque choisie; là sont réunis les portraits des hommes de la nation qui se sont distingués par leurs travaux ; là les élèves reçoivent leurs journaux, et viennent, à certains jours de la semaine, discuter, lire, ou faire de la musique. L'université leur offre les moyens d'instruction que l'on ne trouve ordinairement que dans les grandes villes. Il y a ici un cabinet de monnaies et de médailles fort curieux, un musée d'histoire naturelle, un vaste jardin botanique, un observatoire, une bibliothèque qui renferme 100 000 volumes1 et près de 6000 manuscrits. Cette bibliothèque a
1. Le catalogue des livres imprimés a été publié en 1814, 3 vol. in-4". M. Schrôder a fait celui des manuscrits, et doit aussi le publier.
�222
LETTRES SUR LE NORD.
6000 fr. de rente. Tous les éditeurs de journaux de la Suède sont obligés de lui envoyer un exemplaire de leurs publications. Elle était trop à l'étroit dans l'ancien bâtiment où elle avait d'abord été placée ; le roi vient de lui faire construire un vaste et superbe édifice où elle pourra désormais se déployer à son aise. Peu de villes ont une bibliothèque aussi importante, et cependant elle n'est pas ancienne. Elle fut fondée par Gustave-Adolphe et enrichie parles couvents et les dons des particuliers. La guerre de Trente ans lui a donné plusieurs livres d'un grand prix. Les officiers suédois qui allèrent en Allemagne défendre la Réformation étaient, à ce qu'il paraît, très-bons bibliographes et très-dévoués à leur pays. Quand ils trouvaient un ouvrage rare, ils s'en emparaient par le droit de l'épée et le rapportaient en Suède. C'est de là que proviennent quelques-uns des trésors littéraires de la bibliothèque de Stockholm : la Bible de Luther, annotée à chaque page de sa main même, et une magnifique Bible du xin" siècle, le plus beau et le plus grand de tous les manuscrits européens}. -Mais il est un homme qui a plus fait pour la bibliothèque d'Upsal quetous les officiers et les bibliomanes de }a guerre de Trente ans. Son nom doit être inscrit en caractères ineffaçables dans les annales de l'université, et les amis de la science doivent le prononcer avec vénération : c'est le comte Gabriel de La Gardie. C'est lui qui a donné à l'université sa riche collection de livres rares, de manuscrits islandais. Il lui a donné l'Edda de Snorri Sturleson et le
1. Ce manuscrit a deux pieds et demi de longueur. Il renferme, outre la Bible, différentes prières et des formules d'exorcisme. La chronique rapporte qu'un moine condamné à mort pour avoir violé les lois de son ordre s'engagea à écrire toute la Bible en une nuit, si on voulait lui faire grâce. Il s'enferma dans une chambre et appela le diable à son secours. Le diable, qui est toujours prêt à prendre les âmes crédules qui veulent bien s'abandonner à lui, accourut aussitôt, écrivit l'énorme volume du soir au matin, et, quand le jour parut, emporta le moine en enfer.
�LES UNIVERSITÉS SUÉDOISES.
223
Codex argenleus. Pendant plusieurs siècles, le Codex argentins resta oublié dans une bibliothèque de moines. A l'époque de la guerre de Trente ans, il fut transporté à Prague et tomba entre les mains du feld-maréchal Kônigsmark, qui l'offrit à la reine Christine. La reine, qui aurait probablement mieux aimé un livre latin, le donna à son bibliothécaire Isaac Vossius. Vossius l'emporta en Hollande, et en 1662 Puffendorf l'acheta au nom du comte de La Gardie pour une somme de 400 rix. b. (800 fr.). Le comte le fit revêtir d'une magnifique reliure en argent, et le donna en 1669 à l'université. Ce manuscrit renferme, comme on sait, les quatre Évangiles traduits par Ulphilas en langue mésogothique. C'est un in-4" en parchemin violet. Le texte est écrit en lettres capitales d'argent, et les citations de l'Ancien Testament en lettres d'or. Les caractères ont été en partie effacés par le temps; on ne les distingue qu'en tournant le livre au jour. Une colonnade à plein-cintre orne le bas de chaque page. L'ouvrage est incomplet; il commence au chapitre v de saint Matthieu, et finit à saint Jean, chapitre xix. Mais c'est le monument le plus ancien et le plus considérable qui nous reste de la langue mésogothique. La traduction fut faite au rve siècle, et ce manuscrit date du VIe. J'ai vu à Paris un bibliographe se découvrir la tête et s'incliner respectueusement devant le Code théodosien, à la vente de la bibliothèque de Rosny ; si jamais ce bibliomane est venu à Upsal, mains jointes, devant
il a
dû se mettre à genoux, les
le
Codex argenteus.
<etf§>
�CHRISTIANIA.
A F. BULOZ.
Si c'est pour le voyageur une grande joie de visiter une terre étrangère, d'observer de nouvelles mœurs et de nouveaux points de vue, il en est une moins vive peut-être, mais non moins douce, celle de revoir les lieux où il a déjà été. On entre avec une sorte de recueillement dans une ville que l'on connaît déjà. A mesure qu'on en approche , les souvenirs qu'elle nous a laissés se réveillent l'un après l'autre; des voix chéries bourdonnent à l'oreille, et des images qu'on se plaît à faire renaître flottent devant les yeux. Il y a là telle rue où l'on a passé quelques heures de bonne causerie ou d'étude, et que, de loin, on cherche entre toutes les autres. Il y a le long du bois, le long de la grève, telle bande de gazon, tel roc désert où l'on a rêvé et où l'on veut aller rêver encore. Et puis on arrive, et, sans y songer, sans se dire où l'on va, on se trouve devant la maison que l'on a le plus regrettée et à laquelle on pensait le plus souvent de loin. Quel bonheur si elle est restée la même, si rien n'est changé ni à la façade, ni au perron, ni à la couleur de la porte ni à la forme des rideaux ! On frappe un coup rapide et sonore qui doit dire à ceux qui l'entendent : « Ouvrez ! c'est un ami. » Et voilà qu'une figure riante apparaît ; un regard affectueux
�CHRISTIANIA.
225
s'unit à votre regard, une main cordiale serre votre main; un cri de surprise et de joie retentit dans cette demeure, et la famille accourt, père, mère, neveux, cousins, et jusqu'aux petits enfants qui ne peuvent encore que bégayer votre nom. On s'assied à la table commune, et l'on se demande ce que l'on est devenu pendant de longs jours, de longs mois de retraite ou de voyage. Chacun raconte, l'un après l'autre, son odyssée; et toujours on questionne, et toujours il semble que les réponses arrivent trop lentement. Heureux si ces récits du coeur ne sont pas interrompus par un soupir, si une larme ne trouble pas l'éclair d'un regard joyeux; si, quand vous prononcez un nom chéri, on ne vous montre pas une place vide et un crêpe de deuil! car c'est ainsi qu'est faite la vie humaine : on se quitte en se disant au revoir; on revient.... hélas! il fallait se dire adieu, adieu pour toujours ! Les hommes du Nord sont fidèles à leurs souvenirs. Ailleurs, ce serait peut-être une épreuve dangereuse que d'aller réclamer une promesse d'amitié après deux ans d'absence : ici vous pouvez le faire sans crainte; ici le temps n'amène pas l'oubli du cœur, et l'absence ne légitime pas le parjure. Voilà pourquoi ceux qui ont voyagé dans le Nord aiment à y revenir, voilà pourquoi je trouvais long le chemin qui me ramenait à Christiania. Le ciel de Christiania n'était pas aussi pur que je l'avais vu dans le cours d'un autre été ; ses bois n'étaient pas aussi verts ni ses gazons aussi fleuris ; mais le langage de ses habitants était aussi simple, aussi cordial, et leur maison aussi hospitalière. Christiania est une ville de vingt mille âmes, bâtie dans la plaine, entre les bois et la mer. Au nord, une ceinture de collines la protège comme un rempart; au sud, le golfe s'ouvre devant elle avec ses barques de pêcheurs et ses voiles blanches qui viennent de France. Le port est d'une entrée difficile, mais il est très-sûr. Les îles qui s'élèvent
�226
LETTRES SUR LE NORD.
de distance en distance à travers le golfe le protègent comme autant de forteresses contre le vent et la tempête. Les rues sont larges et droites, les maisons construites en briques ou en pierres, ce qui est une rareté dans le Nord. Cette capitale de la Norvège ne date que du xvuc siècle; mais à quelque distance de là s'élève la vieille ville, où l'évêque demeure encore. La vieille ville est ici comme l'ancienne Marseille avec sa cathédrale sur la colline. La nouvelle est descendue dans la vallée, elle s'est arrondie comme un arc autour de la mer, elle a voulu avoir ses édifices élégants et ses rues tirées au cordeau. Là est l'art, le bruit, le luxe des cités, et, à quelques centaines de pas, l'aspect pittoresque de la campagne, les collines avec leurs chalets, les lacs endormis au milieu des vallées, et les rivières coulant silencieusement entre les sombres forêts de sapins. Toutes ces rivières sont chargées de blocs d'arbres que les propriétaires font flotter parfois d'une extrémité delà Norvège à l'autre. Chacun d'eux a sa marque particulière qu'il publie dans le pays, et, une fois qu'elle est connue,il lance sans inquiétude sa flottille à l'eau. Les bois des diverses provinces naviguent fraternellement, tantôt jetés contre les rochers, tantôt mis à sec sur la côte, tantôt pris par les glaces. Leur voyage dure un ou deux ans, mais ils finissent par arriver au port ; très-peu manquent à l'appel. Deux ou trois inspecteurs -vont les reconnaître, et c'est une chose merveilleuse que l'art avec lequel ils savent distinguer la marque primitive que ces blocs ont reçue et le nom du propriétaire auquel ils appartiennent. On a vu, l'année dernière, six cents mille pièces de bois réunies sur une seule rivière. Ce qui appartenait à César fut rendu à César : il n'y eut ni procès ni contestation. Quand l'inspection est faite, les paysans viennent avec leurs chariots prendre les pièces de bois pour les transporter à la scierie. Un employé règle leur compte, puis leur inscrit sur le dos, avec de la craie, le
�CHRISTIANIA.
227
nombre de pièces qu'ils ont amenées et ce qui leur est dû. Le paysan court au comptoir, ayant grand soin de ne pas se frotter contre les murs et de ne pas trop tourner le dos au vent, de peur de voir s'envoler en poussière ses titres de créance. Le caissier s'approche, vérifie l'addition, paye, et prend sa quittance en donnant un coup de brosse au paysan. A un ou deux milles de Christiania, le paysage s'agrandit ou devient plus sauvage. L'on n'aperçoit plus que les longues lignes de montagnes, aux sommités arrondies, aux teintes uniformes , enchaînées l'une à l'autre sans interruption, et ondulant comme les vagues de la mer. Au milieu, la vallée étroite et cachée sous une forêt de sapins ; l'eau du golfe qui se fraye un passage dans la vallée, et gémit sur ses rives rocailleuses comme si elle attendait vainement la barque du Vikingr; puis, à de longues distances, une pointe de rocher qui surgit au-dessus des bois, une maison qui s'ouvre au bord du chemin, et point de voix humaine, point décris, point de chants,seulement le bruit des flots qui se brisent sur les rochers, et les soupirs de la forêt, balancée par le vent du nord. L'homme chemine à pas lents au milieu de cette nature sombre : il semble qu'elle pèse sur lui de tout son poids ; il la regarde en courbant la tête et s'éloigne en silence. Les habitants de Christiania ont choisi, avec un soin particulier, quelques-uns des plus beaux sites pour s'y bâtir une demeure. Là est Lille-Frogner, d'où l'on voit toute la ville et la mer, avec les îles qui la parsèment, se dérouler comme un vaste panorama ; là est Borgen, où l'on n'aperçoit que les forêts lointaines, revêtues de teintes vaporeuses, et le golfe, dont les rayons bleus se confondent avec l'azur du ciel ; puis Bogstad avec son lac riant et ses allées majestueuses. C'est là qu'une famille aimable, la plus riche et la plus noble famille de Norvège, exerce, avec l'urbanité exquise du grand monde, l'hospitalité cor-
�228
LETTRES SUR LE NORD.
diale des contrées du Nord. Pas un étranger n'est venu ici sans être accueilli comme un hôte privilégié, et pas un ne s'en est retourné sans emporter au fond du cœur le nom de Wedel et le nom de Bogstad. L'histoire de Christiania ne remonte pas au delà du xvne siècle. Christian IV en jeta les fondements en 1624, après l'incendie d'Opsloe. Sa position au bord du golfe fut pour elle un moyen rapide d'agrandissement. L'université et les réunions du storthing en ont fait, dans les dernières années, une ville importante. Drontheim, la vieille capitale des rois et des jarls, lui dispute encore la prééminence ; mais elle n'a plus que le privilège de poser la couronne sur la tête du souverain, et le gouvernement est à Christiania. Au moyen âge, la Norvège avait quelques écoles latines, mais mal dirigées et mal entretenues. Ceux qui voulaient se livrer à des études vraiment sérieuses devaient aller chercher de meilleurs maîtres en France ou en Allemagne. En 1487, l'université de Copenhague devint pour eux un point de ralliement plus national. C'était encore un long et difficile voyage, et l'honnête Norvégien, attaché à ses mœurs rustiques, ne voyait pas sans inquiétude ses enfants partir pour une ville où l'on ne s'attachait que trop souvent à copier les mœurs faciles et la frivolité françaises. « Heureux, dit un poète norvégien, heureux le père de famille dont le fils, après avoir passé un ou deux mois à Copenhague, rapporte dans son pays une chemise et un reste de religion chrétienne ! » Plusieurs hommes vraiment dévoués à leur pays et au progrès de la science avaient sollicité la fondation d'une université en Norvège, et leurs efforts n'avaient point eu de résultat. En 1807, la guerre rendit les communications avec le Danemark plus difficiles encore ; et, dans ce temps de crise, la Norvège éprouva plus que jamais le besoin d'avoir une université à elle. Bientôt la société patriotique
�CHRISTIANIA.
229
établie à Christiania prit l'initiative ; elle décerna un prix à l'auteur du meilleur mémoire sur l'établissement de l'université. Elle ouvrit une souscription pour bâtir l'école, pour doter des professeurs ; et malgré la guerre, le surcroît d'impôts, les années de disette, la souscription rapporta en peu de temps des sommes considérables. Les fonds étant formés, le roi de Danemark autorisa l'établissement de l'université. Il la dota de 100 000 dalers (300 000 francs), de plusieurs propriétés qu'il avait en Norvège, et il donna à la bibliothèque les exemplaires doubles des bibliothèques de Copenhague. Cette ordonnance de Frédéric VI date du 2 septembre 1811. Ce fut pour la Norvège un acte d'émancipation intellectuelle qu'elle avait désiré longtemps ; le peuple l'accueillit avec des transports de joie. Les règlements de l'université de Christiania sont presque entièrement rédigés d'après ceux de l'université de Copenhague : c'est le même ordre dans les études, le même nombre d'examens ?t la même loi disciplinaire. La bibliothèque a 15 000 francs par an pour acheter des livres. Les hommes qui la dirigent comptent avec orgueil les 120 000 volumes qu'ils y ont rassemblés en peu de temps. J'ai plus de respect, je l'avoue, pour une bibliothèque comme celle de Lund et de Kiel, moins nombreuse de moitié, mais choisie et épurée avec soin, que pour cet amas de livres où l'on voit figurer sur les rayons jusqu'à des journaux de mode. Les autres établissements de l'université, si j'en excepte l'observatoire et le jardin botanique, laissent aussi beaucoup à désirer. Mais il ne faut pas oublier que c'est une université jeune qui essaye ses ailes pour la première fois, et qui n'a pas encore pu prendre l'essor qu'elle prendra sans doute un jour. L'établissement de l'université et le mérite incontestable de plusieurs professeurs n'ont pu donner à la Norvège une vraie vie littéraire. Il y a ici des imprimeurs, des li-
�230
LETTRES SUR LE NORD.
braires intelligents. Les magasins de livres sont ouverts, les ouvriers sont à leur poste, les presses sont en mouvement, mais elles ne reproduisent que des copies d'ouvrages étrangers ou quelques innocents recueils d'élégies pour occuper les loisirs des belles dames de Christiania. Sous le point de vue scientifique, la Norvège est toujours, à l'égard du Danemark, dans un état d'infériorité reconnue et de soumission passive. Avant 1814, elle n'avait qu'une capitale. Maintenant elle en a deux : l'une littéraire, Copenhague ; l'autre politique, Stockholm. Cette division s'accorde du reste assez bien avec les deux caractères distincts de la langue norvégienne. La langue écrite est identiquement la même que le danois ; la langue parlée se rapproche du suédois par plusieurs mots et par l'accentuation. Ainsi, tandis que les employés civils et militaires tournent les regards vers Stockholm, le petit nombre de personnes qui s'occupent d'art, de science, de littérature, recherchent avec avidité ce qui vient de Copenhague. Cette alliance étroite de la*frforvége avec le Danemark ne tient pas seulement à l'influence scientifique et littéraire de Copenhague ; elle tient à des traditions lointaines, à des souvenirs de jeunesse, à des liaisons de famille. Pendant quatre cents ans, ces deux branches de la souche Scandinave furent réunies et leurs rameaux s'entrelacèrent; pendant quatre cents ans, la Norvège eut toujours les yeux fixés sur le Danemark. C'était là que ses enfants allaient étudier, et que ses soldats faisaient leurs premières armes. L'étendard des deux pays flottait ensemble sur les mers, et la gloire de l'un était la gloire de l'autre. Deux des plus grands poètes du Nord, Holberg et Wessel, appartiennent à la Norvège par leur naissance, au Danemark par leur éducation. Aujourd'hui encore il est peu de professeurs de Christiania qui n'aient reçu leur grade de docteur à Copenhague, et peu de hauts fonctionnaires qui n'aient servi en Danemark. Comment serait-il possible que tant
�CHRISTIANIA.
231
de souvenirs fussent sitôt effacés et tant de nœuds sitôt rompus ? L'alliance de la Norvège avec la Suède est plus récente ; mais elle est basée sur l'intérêt matériel du pays, et elle a pris promptement racine dans le cœur du peuple. C'est de cette époque que date la vie politique de la Norvège. La constitution de 1814 a ouvert la porte aux ambitions du régime parlementaire. Les femmes défendent encore la littérature comme le champ de fleurs où leur imagination rêveuse a pris plaisir à s'égarer, mais les hommes s'en éloignent. Une séance de la chambre des députés dans des jours de discussion orageuse, une motion de la chambre des communes, est pour eux bien autrement importante que l'annonce d'une nouvelle tragédie ou d'un poème épique. Les quatre lignes du journal de Hambourg qui annoncent le cours de la Bourse résonnent plus fortement à leur oreille que les plus beaux hexamètres, et l'inventeur des chemins de fer leur semble un plus grand génie que Goethe. Ce mouvement politique de la Norvège est intéressant à étudier. Mais à côté de la vie positive, de l'action réfléchie et intelligente qui s'y manifeste, j'y ai trouvé aussi une sorte de maladie morale qui tient à la nature même du pays, et que nous ne connaissons pas en France. Dans un pays comme la France, les ambitions fondées sur un mérite réel peuvent tôt ou tard se faire jour, les intelligences ont de l'espace pour prendre l'essor : dans un pays aussi resserré que la Norvège, la route ouverte à la pensée politique est trop étroite, Je levier trop mince pour une main qui a de la force, et la masse qu'il doit mouvoir trop légère. L'homme qui se sent de l'énergie peut mesurer d'un coup d'œil l'espace qu'il lui est permis de parcourir. Le but est près de lui. Il sent qu'il n'y a rien au delà, et il s'ennuie de le voir avant d'y être arrivé. J'ai rencontré ici quelques-uns de ces h»mmes qui ne trouvent
•
�232
LETTRES SUR LE NORD.
pas la Norvège assez grande pour satisfaire leurs désirs de gloire politique, et qui emportent comme une plaie saignante au fond du cœur le regret de n'avoir pas une plus vaste arène, une plus haute tribune. Heureux ceux qui n'ont pas abandonné les domaines féconds de la science et le ciel étoilé de la poésie ! Ceux-là n'ont pas à s'inquiéter des limites du sol où ils sont nés : rien ne borne leur horizon ; le monde entier leur appartient. La constitution de Norvège est un exemple mémorable de ce que peut une nation quand le temps est venu pour elle de se donner d^s institutions libérales. A l'époque où le Danemark cherchait à retenir encore la souveraineté qu'il avait abdiquée par le traité de Kiel, où la Suède, de son côté, réclamait avec énergie l'exécution de ce traité, et où la Norvège, quoique résolue à défendre sa nationalité, ignorait, à vrai dire, ce qu'elle deviendrait dans ce temps d& trouble et d'effervescence, la nation convoqua ses représentants, et, le 10 avril 1814, cent douze députés se réunirent à Eidsvold. C'étaient des prêtres, des marchands, des bourgeois, des paysans, très-peu orateurs pour la plupart, très-peu jurisconsultes, mais doués d'un jugement droit, d'une volonté ferme et d'un ardent patriotisme. Ces députés nommèrent une commission de quinze membres, qui, en s'aidant de la constitution des cortès de 1812 et des diverses constitutions des Etats-Unis, rédigèrent, d'après les besoins particuliers de leur pays, la loi fondamentale norvégienne. Dans l'espace de six semaines , la loi fut discutée, modifiée, adoptée, et la Norvège , qui, au mois d'avril,, était encore une terre monarchique , se réveilla au mois de mai avec une constitution plus libérale que la charte de France et la magna charte, anglaise. Je ne suis pas juriste, et je ne me permettrai pas de commenter cette constitution. J'en dirai seulement quelques mots pour ceuxajui l'ignorent.
O
�CHRISTIANIA
233
Le premier article détermine nettement la position du pays. Le royaume de Norvège est un Etat libre, indépendant et indivisible, uni à la Suède sous un seul et même roi. La presse est libre. Le pouvoir du roi est extrêmement limité pour tout ce qui a rapport aux intérêts essentiels du pays. Le roi doit toujours avoir auprès de lui un ministre et deux conseillers d'État norvégiens, dont la mission est de protester de vive voix et par écrit, dans le cas où il prendrait une mesure contraire, selon eux, à l'esprit de la constitution. Lorsqu'en 1836 le roi résolut de dissoudre le storthing, les deux conseillers d'Etat protestèrent contre, cette décision, mais le ministre l'approuva. Le storthing mit le ministre en jugement et le condamna à une amende de 1000 species. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'après avoir subi sa sentence, le ministre resta à son poste, comme par le passé. Le vrai gouvernement de la Norvège est le storthing. Il s'assemble tous les trois ans, sauf les cas extraordinaires où le roi juge à propos de le convoquer, et il est composé de la manière suivante : Tous les Norvégiens âgés de vingt-cinq ans, et qui ont été ou sont fonctionnaires publics ; tous ceux qui ont affermé , pendant cinq ans, une terre matriculée ; tous ceux qui possèdent dans une ville de commerce, ou dans un port de mer, une propriété évaluée à 900 francs, tous ces hommes-là sont appelés à nommer les électeurs. Dans les campagnes, les électeurs se réunissent à l'église , et sont présidés par le curé ; dans les villes, par les magistrats. Dans les campagnes, cent habitants nomment un électeur; dans les villes ils en nomment deux. La même disproportion existe pour le choix des députés. Dans les campagnes, il y a un député pour cinq à quatorze élec-
�234
LETTRES SUR LE NORD.
teurs , deux pour quinze à vingt-quatre. Dans les villes, un pour trois à six, deux pour sept à dix, et ainsi de suite. La différence de représentation entre les campagnes et les villes est de un à deux. Le nombre des députés ne peut être ni au-dessous de soixante-quinze ni au-dessus de cent. Tout Norvégien âgé de trente ans, et ayant résidé dix ans dans le royaume, peut être nommé député. Sont exceptés seulement de cette loi les membres du conseil d'Ëtat, les fonctionnaires attachés à leurs bureaux, ainsi que les officiers pensionnaires de la cour. Ces députés réunis forment le storthing, et ils sont nommés pour trois ans. Le storthing se divise en deux chambres ; la première s'appelle Oclelthing ; la seconde, composée d'un quart des députés élus dans l'assemblée générale du storthing, s'appelle Lagthing. La première discute et vote les projets de loi ; la seconde les approuve ou les rejette. L'une est la chambre des communes, l'autre la chambre des lords. Si un projet de loi a été deux fois proposé au lagthing et deux fois rejeté, toute la diète se réunit, et les deux tiers des doption. suffrages décident le rejet définitif ou l'a-
Chaque projet de loi doit être soumis à la sanction royale ; mais si le storthing a, dans trois sessions différentes, adopté une résolution, elle devient une loi de l'Etat, lors même que le roi refuserait de la sanctionner. C'est ce qui est arrivé en 1821. Deux fois le storthing avait voté l'abolition des titres de noblesse en Norvège ; deux fois le roi avait refusé de sanctionner cette mesure. La loi fut proposée de nouveau, et le gouvernement employa pour la combattre tous les moyens possibles : le roi vint lui-même à Christiania, et, comme c'était le temps
�CHRISTIANIA.
235
des exercices, six mille soldats furent réunis autour de la ville ; mais le storthing persista dans son projet, et la loi fut adoptée. Cette assemblée du storthing est une réunion curieuse de prêtres, d'avocats et d'hommes du peuple. Quelques paysans s'y sont distingués par une intelligence pratique, par une éloquence dénuée d'art, mais forte. Le plus souvent ils ne se signalent que par un esprit très-étroit et une excessive parcimonie. Pendant le temps que dure la session, les députés reçoivent par jour un traitement de deux species (10 fr.); plus 3 fr. pour leur logement, et 2 fr. 50 c. pour un domestique. L'État leur paye trois chevaux de poste pour venir à Christiania et pour s'en retourner. Les paysans se mettent deux à deux sur une charrette à un cheval ; ils ne prennent point de domesQtique, ils demeurent dans les maisons les plus obscures, et ils vivent comme chez eux avec un peu de bière et de poisson. Mais chaque semaine ils entassent les species sur les species, et, quand ils s'en retournent, ils achètent de beaux et gras pâturages avec l'argent du storthing.
�LE DOVRE FIELD.
A EDGAR QTJINET.
De Christiania, une légère carriole norvégienne nous conduisit sur les bords du Tyrefiord, dans la belle et féconde plaine du Ringrig. A Nordrhaug, nous allâmes voir le presbytère, illustré par un acte de courage et de patriotisme. C'était en 1716, pendant que la Suède était en guerre avec le Danemark. Un détachement de huit cents soldats suédois arriva un soir d'hiver dans ce presbytère ; il devait partir le lendemain pour s'emparer des mines d'argent de Kongsberg. Anna Collbiôrnsen, la femme du prôtre, parvint à tromper la surveillance des nouveaux venus, et envoya un messager à une compagnie de dragons norvégiens campée à quelque distance. A minuit, cette compagnie traverse sur la glace le golfe de Steen, entoure le presbytère, et les Suédois, attaqués à l'improviste, furent tués ou faits prisonniers. Le nom d'Anna Collbiôrnsen est vénéré dans ce pays. Le prêtre de Nordrhaug montre , comme des reliques, quelques meubles dont elle s'est servie; lés femmes du Ringrig racontent son histoire, et l'église garde son portrait. L'aspect de la contrée prend un caractère plus austère et plus imposant, lorsqu'on arrive sur les bords du Rands-
�LE DOVRE FIELD.
237
flord. Les eaux de ce golfe coulent entre de hautes forêts de sapins majestueuses et sombres. Pendant un espace de plus de vingt lieues, la route monte et descend sans cesse, pour remonter encore de colline en colline, de rocher en rocher ; quelquefois on entre sous une voûte de sapins serrés l'un contre l'autre, où l'on n'aperçoit que le ciel et la verdure des bois ; puis la forêt s'élargit, et l'on distingue, à travers ses avenues profondes, une rivière qui serpente, un vallon qui fuit dans l'ombre comme une pensée mystérieuse. Un soir, sur une de ces sommités élevées, sur le Hôikors (haute-croix), nous fûmes surpris par un de ces magnifiques points de vue que l'on contemple dans une muette admiration, et que nulle plume ensuite ne peut décrire. D'un côté(j nous apercevions une vaste forêt ; de l'autre, une immense plaine dont les vagues contours se perdaient dans le lointain. Ici, les eaux du golfe déjà plongées dans l'ombre et endormies ; là, le lac d'Ena, étincelant comme un miroir aux rayons du soleil couchant, et devant noiis de longues lignes de montagnes bleuâtres échelonnées l'une sur l'autre, couronnées par des pics de neige. Et, de quelque côté qu'on se tournât, on n'entrevoyait aucune trace humaine et aucune habitation ; aucune voix ne s'élevait dans l'air : c'était une de ces solitudes solennelles où, dans le silence de la nature, on entend une voix mystérieuse qui résonne jusqu'au fond de l'âme. Là-haut était le calme pieux, le recueillement ; un peu plus bas, l'orage et la destruction. Nous traversâmes une forêt de sapins abandonnée par les hommes et dévastée par les éléments. De grandes tiges avaient été enlevées de terre par le vent, d'autres déracinées par l'eau qui mine sans cesse le sol où elles s'élèvent, d'autres desséchées par le temps. Celles-ci tombaient comme un pont sur le torrent, celles-là étaient enfoncées dans les marais ; les plus robustes essayaient de lutter contre l'ouragan qui avait déjà mutilé leurs bran-
�238
LETTRES SUR LE NORD.
ches et brisé leurs sommets ; les plus vieilles s'en allaient par lambeaux. C'était un désordre général, un bouleversement pareil à celui que les voyageurs ont observé dans les forêts vierges de l'Amérique. Nous quittâmes ces scènes de dévastation pour descendre dans les vertes campagnes arrosées par le lac Miôssen. Tùut ce district est occupé par une population active et industrieuse : des fabriques de verre s'élèvent le long de l'eau, la fumée du feu de forge tourbillonne au-dessus des bois, et le bruit de la scierie attire les regards au fond du ravin. Le pays est varié et pittoresque, entrecoupé de forêts de bouleaux et de sapins, de pâturages et de champs ensemencés : tantôt une vallée s'ouvre entre les coteaux, pareille aux jolies vallées de la Suisse, et tournoie au loin, traversée par un ruisseau d'argent ; tantôt des .masses de roc, revêtues de quelques plantes chétives, se dressent fièrement au bord du chemin ; tantôt les collines, chargées d'arbres, descendent jusqu'au bord du lac, et les bouleaux laissent flotter dans son onde leurs longues branches couvertes d'une verdure naissante. Et le lac est charmant à voir avec ses détours capricieux, ses baies entourées de bois, et ses flots limpides où le coteau se reflète, où la barque, à la voile blanche, passe comme une aile de cygne. De l'atitre côté du Miôssen, on aperçoit une trentaine de maisons disséminées sur le plateau : c'est le village de Lille-Hammer, qui aspire à porter le nom de ville, et qui pourrait bien l'obtenir un jour, s'il continue à s'agrandir comme il le fait depuis quelques années. En 1825, ce village avait si peu d'importance qu'il n'était pas même mentionné dans les ouvrages de statistique. On y compte deux cent cinquante habitants. Ses maisons sont occupées par des marchands dont le commerce s'étend, d'un côté jusqu'aux populations voisines de Randsfiord, et, de l'autre, jusqu'au Dovre Field. Déjà ce village réclame des
�LE DOVRE FIELD.
239
privilèges de cité; il demande à avoir un dépôt de banque. Et qui le croirait? il publie un journal qui a plus d'abonnés que la Minerva ou le Dagligt-Allehanda de Stockholm : c'est l'Oplands-Tidencle, petite feuille in-4° qui paraît deux fois par semaine, et que nous avons retrouvée, avec le Constitutionnel de Christiania, dans toutes les paroisses de Gulclbrandsdal. Un fait qui mérite aussi d'être cité pour l'instruction des voyageurs, c'est que l'auberge de LilleHammer est la seule où l'on puisse avoir du vin ; dans toutes les autres, nous n'avons trouvé qu'une boisson acide décorée du nom de bière, et du lait. En quittant Lille-Hammer, oh entre dans le Guldbrandsdal, grande et fraîche valléè qui a près de quatrevingts lieues de longueur sur une ou deux de largeur. Elle est traversée par le Loug, qui se jette dans le Miôssen. Ce n'est pas la partie la plus imposante et la plus grandiose de la Norvège ; mais c'est au moins l'un des districts les plus poétiques et les plus beaux de ce vaste et beau pays. Ici les vieilles mœurs, les vieilles chroniques se sont perpétuées d'âge en âge comme dans la Dalécarlie. Les paysans parlent un dialecte qui tient le milieu entre la langue des sagas et le norvégien actuel. Les hommes portent encore, les jours de dimanche, leur costume national, le grand habit en vadmel gris, à boutons brillants, les culottes en peau brodées, les souliers à boucles d'argent. Les femmes portent, comme en Islande, des ceintures d'argent. On nous a montré une jeune fille revêtue de ses habits de fiancée ; on l'eût prise pour une des anciennes reines de Norvège. Sur ses longs cheveux flottants, elle avait une couronne à pointe dorée et couverte de plusieurs petites pièces d'argent taillées en forme de losange, de feuilles d'arbres et de croissants; autour du cou, une grande chaîne à laquelle étaient suspendus trois cœurs ciselés avec art, et une médaille. Deux de ces cœurs renfermaient une éponge, le troisième ne s'ouvrait pas. Elle
�240
LETTRES SUR LE NORD.
avait un pourpoint en damas rouge pareil à ceux des chevaliers du moyen âge, orné d'une broderie en or et entouré d'une ceinture en velours noir avec des plaques de métal. Sous le pourpoint, qui tombait jusqu'aux genoux, un jupon en soie violette descendait jusqu'à la cheville du pied, et des bas de vadmel, des souliers brodés, avec une pointe à la poulaine , complétaient son costume. La seule innovation que la civilisation eût apportée à cet habit antique était une paire de gants blancs en fil d'Ëcosse. Toutes les familles n'ont pas le moyen d'avoir ce riche vêtement; mais il reste comme un héritage précieux dans certaines maisons, et on le prête aux jeunes filles qui se fiancent. Cette vallée a été habitée par plusieurs rois. On rencontre à chaque instant de larges tumulus en pierre, recouverts de gazon, où ces chefs de tribus se faisaient ensevelir avec leurs armes. Les paysans connaissent l'origine de ces tumulus et les traditions qui s'y rattachent. A Hundtorp, je cherchais le tombeau du vieux Gudbrand qui, d'après la chronique populaire , a donné son nom à cette province. Une vieille femme, qui s'en allait conduire ses chèvres au pâturage, s'offrit à me le montrer, et me raconta, chemin faisant, la saga de Gudbrand et celle d'Olaf le Saint. On montre aussi sur la colline l'endroit où ces rois ont demeuré, et l'on ne cite pas sans un certain sentiment de respect des familles de paysans, jadis puissantes, à présent appauvries, qui peuvent faire remonter leur histoire jusqu'à ces vieilles souches de noblesse. Un jour nous dînâmes avec un descendant de Harald-Harfager. C'est le propriétaire d'un gaard qui a été jadis, dit-on, habité par un roi. Quand nous commençâmes à lui parler de sa noblesse , il se redressa avec fierté et prit une pose majestueuse. Quand M. Mayer, notre compagnon de voyage, manifesta le désir de faire son portrait, il demanda comme une grâce qu'on lui accordât le temps de quitter l'habit
�LE DOVRE FIELD.
241
qu'il portait chaque jour, pour mettre sa veste en vadmel et sa culotte brodée. Pendant qu'il posait, il prenait de temps à autre un petit air fanfaron, a Priez votre compatriote, me disait-il en levant la tête et en rejetant sur l'épaule ses longues boucles de cheveux, de me faire de larges épaules, afin qu'on voie que je suis encore en état de me mesurer avec quatre ou cinq hommes. ■» Mais il n'avait pas besoin que l'on ajoutât rien à l'expression énergique de sa figure ni à la force musculaire de ses membres. C'était un homme de soixante ans, dont la forte constitution, le regard plein de fierté, me rappelaient ce que les sagas racontent des Vikinger norvégiens. Il n'a point de document écrit qui constate son illustre origine ; mais la tradition de ses pères la lui a révélée, et il croit à sa généalogie aussi fermement que s'il la voyait gravée en lettres d'or sur une table de marbre. Il est paysan et il a épousé la fille d'un paysan, noble comme lui, et ses fils cultivent comme lui la terre ; mais ils savent que leur père descend d'un des plus puissants rois de Norvège, leur mère d'un des vieux jarl de Bergen ; et le dimanche, quand ils vont à l'église, ils passent au milieu de la foule avec une sorte de dignité. Le vallon de Guldbrandsdal est resserré entre deux chaînes de montagnes partagées par grandes masses. Quelquefois la plaine s'élargit, et, de chaque côté de la rivière, on aperçoit de jolis enclos de verdure et de charmantes habitations. Quelquefois la rivière seule occupe le fond de la vallée, et la route tournoie sur les flancs du rocher, au-dessus d'une pente perpendiculaire, garnie seulement d'une balustrade en bois, délabrée ; quelquefois les montagnes se resserrent et forment une longue suite de bassins arrondis, terminés au nord par des pics de neige. On chemine ainsi d'une enceinte à l'autre, et à chaque instant le paysage change. Ici ce sont d'énormes blocs de rocher qu'une révolution inconnue,, un tremblement de
14
�242
LETTRES SUR LE NORD.
terre dont l'histoire ne parle pas, a détachés de leur base et précipités, comme une avalanche, jusque dans la prairie ; là des collines, parsemées de groupes d'arbres, revêtues d'un gazon fleuri, qui s'inclinent vers la rivière, et portent sur leurs flancs des églises et des chalets ; plus loin, des forêts touffues où le jour pénètre à peine; puis la cascade dont l'on entend de loin le retentissement, et qui apparaît aux deux côtés de la vallée, tantôt tombant à larges flots unis comme un nappe d'argent, tantôt courant comme un cheval fougueux, se tournant avec fureur dans le lit étroit qui la resserre, et puis roulant comme la foudre , de roc en roc, de chute en chute, avec des flocons d'écume blancs comme la neige et des tourbillons de poussière que la lumière colore comme un arc-en-ciel. La plupart des chalets sont dispersés à travers les bois et aux sommets des montagnes. Les pauvres gens qui les habitent vivent dans un grand isolement. Les moyens de communication avec leurs plus proches voisins sont toujours assez difficiles, et quelquefois impraticables. Ils restent là silencieusement dans l'humble maison qu'ils ont héritée de leur père, et meurent sur le sol où ils sont nés. Un ami prend le mort sur son dos, l'emporte à l'église, et tout est dit. Un homme est mort sans faire plus de bruit qu'une feuille qui tombe, qu'une fleur qui se fane; uu homme est mort sans laisser plus de vide dans le monde qu'une goutte d'eau qui se perd sur les sables de la grève n'en laisse dans l'Océan. C'est ici qu'il faut relire l'élégie de Gray et parler des génies ignorés, des vertus sans retentissement, des parfums perdus dans l'air. J'ai bien souvent questionné les paysans norvégiens sur ce qui se passait autour d'eux, et j'en ai trouvé un grand nombre qui ne connaissaient pas même le nom des hautes montagnes situées à deux milles de distance, ni le nom des stations de poste voisines. Le tertre de gazon où s'élève leur chalet, la vallée où est bâtie leur église, voilà leur monde. Il
�LE DOVRE FIELD.
243
faut un concours de circonstances peu communes pour qu'ils aillent au delà. Presque tous cependant apprennent à lire et assez souvent à écrire. Il y a dans chaque paroisse, ou une école fixe (fastskole), ou un maître ambulant, qui va passer, chaque année, quinze jours dans une maison, quinze jours dans une autre, jusqu'à ce qu'il ait parcouru tout son district. Quand il est parti, la mère de famille a soin de faire répéter à ses enfants les leçons qu'ils ont reçues ; puis le maître revient l'année suivante, et continue l'œuvre qu'il avait commencée. Aucun enfant ne peut être confirmé s'il ne sait au moins lire, et il en est bien peu qui échappent à cette loi. Dans beaucoup de paroisses, les paysans les plus aisés forment entre eux une société de lecture (lœsesdskab). Ils payent une contribution d'un franc par année, et achètent des livres qui passent de main en main, et retournent ensuite au dépôt général. Le pasteur est ordinairement le président de la société, et le maître d'école en est, pour ainsi dire, de droit le bibliothécaire. Ils s'abonnent aussi aux journaux, et celui qui, d'après son tour d'inscription, les reçoit le premier, doit les transmettre au bout de quelques jours à ses voisins. De cette manière, les nouvelles ne vont pas vite ; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, elles finissent par arriver ; et le dimanche, quand les membres de la société littéraire se trouvent réunis sous le portail de l'église, ils causent des affaires d'Espagne et des affaires de Hanovre. C'est ainsi que la politique poursuit son chemin ; là où elle ne peut pas courir le grand galop, elle se résigne à marcher à petits pas, plutôt que de ne pas marcher du tout. Les larges pâturages des montagnes ont décidé les paysans à bâtir leur cabane sur ces sommets élevés. Le long de la route, on ne trouve qu'à des distances de plusieurs lieues la ferme servant de station de poste et d'auberge. Cette ferme, ou, pour employer l'expression technique du pays,
�244
LETTRES SUR LE NORD.
ce gaarcl, est d'ordinaire un établissement d'agriculture assez important. Il se compose d'une grande maison en bois et de quatre ou cinq plus petites. La première est réservée à la famille du paysan et aux voyageurs ; une autre est habitée par ses gens ; la troisième sert de grange et d'écurie; la quatrième renferme les provisions; la cinquième, les ustensiles de travail. Une sixième maison, également bâtie en bois, mais située à l'écart, sert de four. Le gaard forme à lui seul un petit monde, une colonie de laboureurs et d'ouvriers. Tandis que les filles du paysan tissent la toile et façonnent les habits de vadmel, lui-même forge ses instruments, ferre ses chevaux, répare ses voitures. Il est loin de tout atelier, de tout magasin ; il faut qu'il sache d'avance s'approvisionner de ce dont il a besoin et suppléer à ce qui lui manque par sa propre industrie. Le corps principal de logis est construit avec des poutres arrondies au dehors, aplaties au dedans, posées l'une sur l'autre, et calfeutrées avec de la mousse : ce n'est souvent qu'un rez-de-chaussée large et élevé. Quelquefois il est surmonté d'un étage. De chaque côté sont les chambres à coucher ; au milieu, une grande salle ornée d'un miroir et de quelques mauvaises gravures : c'est la salle de réception des voyageurs, et la salle à manger de la famille du paysan aux jours de grande fête. Il n'est pas rare de trouver là de belles pièces d'argent massif qui ont passé d'âge en âge dans la même maison , et que le propriétaire ne voudrait vendre à aucun prix. Ce que l'on trouve aussi presque partout, c'est du linge d'une finesse et d'une blancheur remarquables. Mais le luxe des auberges du Guldbrandsdal ne va guère plus loin, et le voyageur qui aurait des habitudes gastronomiques trop fortement enracinées ne doit pas venir dans ce pays. Dans un grand nombre de stations , on n'a pu nous donner que des œufs et du lait, du pain noir et de la galette, de seigle, qu'on appelle
�LE DOVRE F1ELD.
245
flatbrôd. Dans quelques autres, on nous servait un morceau de lard rance, ou quelques menus poissons. Le vin est inconnu à la plupart des paysans : ils boivent de l'eaude-vie de grain , du lait mêlé avec de l'eau, et, dans les grandes circonstances, de la mauvaise bière où il entre fort peu d'orge et fort peu de houblon. Le Guldbrandsdal passe pour une province riche et trèspeuplée ; mais la plus grande partie de la population de Norvège est disséminée à travers champs. Sur toute la route de Christiania à Drontheim, c'est-à-dire sur un espace de cent cinquante lieues, on ne trouve pas une^seule ville et pas même un village , si on en excepte Lille-Hammer, et l'aisance dont les habitants de cette belle vallée peuvent jouir dépend d'un coup de vent ou d'un rayon de soleil. Si la neige couvre trop longtemps le sol, si la gelée arrive trop tôt, adieu leurs espérances de récolte, adieu le fruit de leurs travaux. Le champ de seigle ne donne pas de grains, l'enclos ne porte pas d'herbe, et ils en sont réduits quelquefois à tuer leurs bestiaux, faute de foin pour les nourrir. L'année dernière a été pour tout le Nord une année de douloureuse mémoire. Depuis les bords du Sund jusqu'aux montagnes du Dovre, nous ne voyions que des traces de misère. Plusieurs familles, ne trouvant plus aucun moyen de subsister, quittaient leur chétive cabane et s'en allaient à de longues distances chercher du pain et du travail. Un matin nous rencontrâmes une pauvre femme avec ses trois enfants. L'un d'eux était attaché sur son épaule et enlaçait ses petits bras autour de son cou ; un autre la tenait par la main, et une jeune fille d'une dizaine d'années , dont la misère n'avait pas altéré encore la gracieuse figure, était debout près de son frère, le front baissé, les mains jointes, dans une attitude pleine de résignation et de mélancolie. Je demandai à la mère d'où elle venait : elle me dit qu'elle habitait un gaard dans le voi-
�246
LETTRES SUR LE NORD.
sinage , que la misère avait forcé son mari de partir pour Drontheim , où il espérait trouver de l'ouvrage, et qu'elle allait le rejoindre dans cette ville. En nous racontant ses douleurs , la malheureuse étendait ses deux mains sur la tête de ses enfants, comme pour nous dire que là était sa plus grande douleur. Puis elle pleura ; et quand nous lui eûmes donné notre faible aumône, elle nous remercia longtemps et pria Dieu pour nous, et ses enfants priaient avec elle. Les églises de Guldbrandsdal, comme presque toutes celles de Norvège , sont en bois, peintes en rouge , surmontées d'une pointe aiguë, et, dans quelques districts, recouvertes, sur les quatre côtés , de larges dalles d'ardoise. Elles sont ordinairement situées aux environs delà route, et leur nef avec ses deux ailes en forme de croix, leur flèche élancée , leur teinte pourpre au milieu d'un paysage vert, forment un effet assez pittoresque ; mais on ne les trouve qu'à de grandes distances l'une de l'autre. De Lille-Hammer jusqu'à Jerkind (environ cinquante lieues), nous n'avons compté que quatre églises paroissiales (ovedkirke) et quelques succursales (annexkirke). Ordinairement le prêtre de la paroisse a trois ou quatre succursales à desservir. Iry va prêcher une fois par mois, ou une fois tous les quinze jours s'il a un chapelain. Il y a des gaards, dans sa paroisse, qui sont situés à huit ou dix lieues de lui. C'est pour les paysans un rude devoir à remplir que d'aller porter si loin l'enfant qui doit être baptisé, ou le mort qui doit être enseveli. On nous a raconté que, dans une de ces paroisses, les pauvres gens n'ayant pas le moyen d'entreprendre de tels voyages et de payer le prêtre et le sacristain, avaient pris le parti d'enterrer leurs morts eux-mêmes , sans se soucier des cérémonies religieuses. Mais le gouvernement vient d'imposer une amende à ceux qui transgressaient de cette sorte les lois de l'Eglise. Plusieurs de ces chapelles de campagne nous ont frap-
\
�LE DOVRE FIELD.
247
pés par leur jolie situation au milieu d'une enceinte de bouleaux au bord d'un lac. Nous sommes restés plus d'une heure près de celle de Quam, à regarder les hautes chaînes de montagnes, les contours de la vallée et les tombes du cimetière. Ces tombes sont en pierre grise, recouvertes d'arabesques dessinées avec une élégance remarquable, et sculptées avec art. Toutes portent une inscription accompagnée d'une maxime pieuse ou d'un dernier adieu. Quam «est situé au pied de la montagne de Kringlen, le Morat de la Norvège. En 161] , la guerre ayant éclaté entre la Suède et le Danemark, Gustave-Adolphe envoya un de ses officiers en Ecosse pour recruter des troupes. Il revint avec un corps d'armée qu'il conduisit à Stockholm, et laissa derrière lui un autre corps de neuf cents hommes, commandés parle colonel Sainclair, qui devait se joindre aux Suédois que Gustave-Adolphe avait promis d'envoyer. Sainclair débarqua sur la côte de Romsdal, et traversa paisiblement cette province. Mais quand on apprit son arrivée dans le Guldbrandsdal, les habitants de plusieurs paroisses se réunirent au sommet des montagnes pour lui fermer le chemin. On fit passer de l'autre côté du fleuve un homme monté sur un cheval blanc qui devait suivre la marche des Écossais et se trouver toujours en face d'eux, afin qu'en jetant les yeux sur lui, les Norvégiens postés sur la montagne pussent voir où étaient leurs ennemis. On envoya aussi de l'autre côté du fleuve une jeune fille <rai, en faisant retentir au loin son cornet rustique, attira sur elle l'attention de Sainclair et de ses soldats. Un guide dévoué au parti norvégien conduisit les malheureux par la route la plus étroite et la plus escarpée. Au moment où il parvint au pied d'une des sommités du Kringlen, le paysan à cheval s'arrêta, les Norvégiens firent rouler des masses de pierre et des blocs de sapins sur les Ecossais ; puis, se précipitant au bas de la montagne, ils les attaquèrent avec impétuosité et les défirent complètement.
�248
LETTRES SUR LE NORD.
Sainclair fut tué et enterré entre Quam et Vig, au pied d'une croix sur laquelle un habitant d'un gaard voisin a fait placer une inscription. A l'endroit où fut livrée la bataille, on a mis aussi une inscription qui serait plus intéressante si elle était moins fastueuse. Un matin, nous quittions les riantes vallées du Guldbrandsdal et les fraîches prairies arrosées par le Lougen, pour gravir les montagnes arides. Le ciel était d'un bleu limpide. Quelques brouillards, pareils à des voiles de gaze, flottaient sur la cime verte des sapins et, s'entr'ouvraient au souffle de la brise, puis se découpaient en légères banderoles et se dispersaient dans les airs. La porte du chalet s'ouvrait aux premiers rayons de l'aurore, et la jeune fille conduisait vers le pâturage les génisses au poil fauve et les brebis avec leurs agneaux ; autour de nous tout s'éveillait gaiement dans la nature : la grive au plumage gris piqueté de noir courait de branche en branche en poussant son cri aigu ; le bourdon voltigeait sur les branches pendantes du bouleau, et la cascade roulant entre les rocs s'argentait aux rayons du soleil, tandis que dans le fond de la vallée la rivière , plongée encore dans l'ombre, coulait nonchalamment entre les forêts. Je m'arrêtai pour regarder ce tableau plein d'attraits, puis je dis adieu avec tristesse à ces vallons que j'avais parcourus joyeusement pendant plusieurs jours, à ces chalets où j'avais rêvé plus d'une fois d'aller ensevelir ma vie, à ces paisibles familles de paysans qui m'avaient séduit par leur cordialité , et que je ne reverrai peut-être jamais. A partir de Luurgaard, l'aspect de la contrée change complètement : on traverse un torrent impétueux sur un pont fragile ; on gravit un chemin escarpé, suspendu au haut d'un précipice ; puis voici le sol qui commence à s'appauvrir, voici les coteaux rocailleux qui ne portent plus sur leurs flancs décharnés que quelques plantes dé-
�LE DOVRE FIELD.
249
biles ; voici les plaines de sable et les terrains marécageux. De tous côtés les habitations disparaissent, les arbres sont plus rares et plus chétifs. Dans une enceinte de broussailles , entre Luurgaard et Toft, on nous demanda l'aumône : c'était une jeune fille tellement défigurée, qu'on ne pouvait plus distinguer son sexe, et tellement mal vêtue, qu'on voyait ses membres amaigris grelotter sous ses haillons. Bientôt d'autres enfants, qui gardaient comme elle des troupeaux dans la campagne, accoururent autour de notre voiture , implorant, d'une voix lamentable , un peu de pain,ou quelques skellings. Rien qu'à les voir si jeunes et si misérables, si faibles et si abandonnés, on se sentait ému jusqu'au fond de l'âme ; et quand ils nous tendaient leurs pauvres petites mains pour exciter notre compassion ou nous remercier, nous distinguions sur leurs doigts les traces d'une maladie hideuse. Hélas ! il faudrait bien peu pour les tirer de cet abîme de souffrances, et leur unique secours est celui que leur laisse tomber en passant la pitié de quelque voyageur. A mesure que nous avançons, la végétation va toujours en s'amoindrissant , les animaux eux-mêmes semblent dépérir. Les vaches qui paissent dans les champs sont maigres et efflanquées, les chevaux petits et sans force. Au delà de la Lie, nous ne voyons plus autour de nous qu'une terre inculte, parsemée çà et là de quelques arbrisseaux. Les montagnes qui nous environnent sont couvertes de neige, et la neige encombre encore le chemin, et des couches de glace couvrent la moitié des lacs. De distance en distance les paysans ont élevé des pyramides en pierre, afin de pouvoir reconnaître leur route pendant l'hiver, car la neige alors efface toutes les sinuosités du terrain et s'élève au niveau des habitations. Nous passions vers le soir au milieu des landes désertes. Un ciel pur et étoilé s'étendait sur ces plaines marécageuses , sur ces coteaux dépouillés de verdure, et
�250
LETTRES SUR LE NORD.
devant nous les pics de neige étincelaient aux derniers rayons du soleil. D'un côté, tout portait le caractère de la désolation ; de l'autre, tout était magnifique et resplendissant de lumière. J'ai rarement vu un spectacle plus imposant. A Fogstuen , nous ne trouvâmes qu'une chétive cabane en bois , où l'on nous donna quelques maigres chevaux, et nous continuâmes notre route à travers le même so! aride , le même désert et le même silence, jusqu'à Jerkind. A Jerkind, je laissai mes compagnons de voyage partir pour Drontheim, et je restai là avec M. Raoul Anglès, qui était séduit par le désir de chasser dans les marécages, Comme moi par celui de voir ces paysages étranges. La maison où nous fûmes installés est bâtie au sein d'une vallée humide , dont le maigre gazon n'a pas encore rereverdi. Sur les coteaux qui la dominent, on ne trouve que de chétives tiges de bouleau et de larges touffes de lichen , dont les légères ramifications ressemblent à celles des arbres , comme si la nature, en refusant à ces campagnes la magnifique végétation des forêts, avait voulu leur en donner au moins l'image. A travers ces bandes de lichen jaune et cendré, je n'ai pas vu d'autre fleur que la violette sauvage et Yanemona vernalis, avec ses six pétales roses et blancs , ouverts comme un calice, et revêtus en dehors d'un léger duvet gris, comme pour les garantir du froid. Autour de ces collines s'élèvent des montagnes couvertes de neige ; et quand du haut d'un de ces rochers nus, où j'allais parfois m'asseoir, je regardais ces sommités lointaines, blanches comme au milieu de l'hiver, ces collines arides , cette vallée marécageuse et cette maison en bois au milieu d'un gazon jaune, il me semblait encore voir l'Islande. Ici l'on est au milieu de la chaîne de Dovre Field, dont les deux points les plus élevés sont le Skagstlos Fiend et le
�LE DOVRE FIELD.
251
Snàhatten (chapeau de neige), qui a sept mille huit cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer. Jusqu'à la fin du siècle dernier, il passait pour inaccessible. M. Esmark fut le premier qui le gravit en 1797. Depuis ce temps, on y a fait de fréquentes ascensions, et peu de voyageurs s'arrêtent à Jerkind sans vouloir visiter ce pic de neige si peu redoutable et si longtemps redouté. Dès notre arrivée en Norvège, nous entendions parler du Snàhatten, comme en Suisse de là Jungfrau ou du mont Blanc. Nous résolûmes de faire aussi cette excursion. Nous partîmes le matin de Jerkind avec un guide qui retournait au Snàhatten pour là dixième fois de sa vie, mais qui, dans son humeur curieuse de guide, se réjouissait d'y aller pour la première fois avec des Français. A une demi-lieue de Jerkind, on aperçoit le Snàhatten, qui ne paraît pas très-imposant. Sa pente inclinée, sa base qui s'étend fort avant dans la plaine, diminuent considérablement l'effet qu'il produirait s'il s'élevait en ligne perpendiculaire. 11 est entouré de plusieurs autres montagnes dont les flancs crevassés et les pics aigus lui nuisent encore en faisant ressortir la rondeur de ses formes. Le chemin qui y conduit est assez curieux : tantôt on passe à travers des tourbières vacillantes comme celles de l'Islande, où le cheval intelligent s'arrête et tâtonne longtemps avant que de traverser la motte de terre sur laquelle il peut poser le pied ; tantôt on galope le long d'un sentier étroit, sur des bruyères desséchées; puis il faut franchir de larges ravins couverts de neige et des torrents grossis par l'hiver et à moitié cachés sous une voûte de glace. On laisse les chevaux dans une petite plaine où ils trouvent un peu d'herbe, et l'on continue à marcher à travers les ravins, la neige et les marais. Là, nul arbre n'élève sur le sol ses verts rameaux, nulle plante fleurie ne sourit aux regards, et l'on n'entend que le soupir mélancolique du pluvier ou le cri de la perdrix blanche qui se cache
�252
LETTRES SUR LE NORD.
dans la mousse. Tout est désert, silencieux, sauvage, et, à mesure que l'on avance, on cesse de rencontrer le pluvier aux ailes dorées, la perdrix aux pattes blanches garnies de plumes. On n'aperçoit plus que les traces des rennes imprimées dans la neige, et l'aigle qui plane dans les airs en cherchant une proie. La partie inférieure du Snàhatten est couverte de grands blocs de mica, de talk et de granit, noircis par les siècles, entassés confusément, et tellement serrés qu'il n'y a d'autre moyen de gravir la montagne qu'en sautant de roc en roc, ce qui ressemble à un véritable exercice d'équilibriste. Le trajet est plus facile quand on arrive à la ligne des neiges, auxquelles le froid a presque donné la consistance de la glace. Mais à certains endroits elles commencent à s'amollir aux rayons du soleil, et nous y restons quelquefois plongés jusqu'à la ceinture. Pendant ce temps, notre guide, soutenu par ses larges souliers, marche philosophiquement en avant avec son flegme norvégien, sans détourner la tête et sans paraître se soucier de ce que nous devenons. Quand nous lui crions de s'arrêter, il nous montre le bout de son nez, surmonté de deux morceaux de verre incrustés dans un morceau de cuir ; sa face rubiconde, recouverte d'une calotte grise, et l'air avec lequel il nous regarde à travers ses deux vitres cassées, qu'il appelle pompeusement des lunettes, est si comique, qu'au lieu de nous fâcher de son insouciance, nous nous mettons à rire. Après deux heures de marche, à partir de la base, nous arrivons au-dessus du Snàhatten. Autour de nous apparaît un horizon immense, une plaine nue, sillonnée par des rubans de neige, et une longue chaîne de montagnes dont les sommités blanches touchent à l'azur du ciel. Les unes sont couvertes de nuages qui projettent sur elles de grandes ombres; les autres, exposées au soleil, reflètent au loin une lumière éblouissante. Du haut du pic où nous sommes placés, nous planons sur cette vaste étendue ; les pics les
�LE DOVRE FIELD.
253
plus élevés s'inclinent devant celui que nous avons gravi, et les collines semblent s'affaisser dans la plaine. Et l'on n'entrevoit pas une habitation humaine, et l'on n'entend pas un bruit, pas un souffle, hors le souffle du vent, qui gémit dans les fentes du rocher et qui soulève dans l'air des flocons de glace. Tout cela n'a pas l'aspect terrible des volcans de l'Islande, ni l'aspect sublime des montagnes de la Suisse ; mais cela est beau et solennel. Nous restâmes longtemps à regarder ces plaines solitaires, ces ceintures de montagnes, la neige à nos pieds, le ciel bleu sur notre tête, et alors nous oubliâmes que le Snàhatten nous avait paru si petit et d'un aspect si peu imposant. Les quatre stations de poste situées dans le Dovre Field : Fogstuen, Jerkind, Kongsvold, Drivstuen, étaient autrefois entretenues aux frais du gouvernement pour servir d'asile aux voyageurs. Depuis que les communications entre Christiania et Drontheim sont devenues plus fréquentes et les ressources de ces stations par là même mieux assurées, le gouvernement ne leur fait plus de subsides, mais il leur abandonne encore un impôt en grains à percevoir sur certaines fermes du Guldbrandsdal; cet impôt est de toute nécessité pour les malheureux qui habitent ces terres incultes. Autour de Fogstuen, tout présente l'aspect d'une aridité désolante. Autour de Jerkind, il ne croît ni seigle, ni orge, ni avoine. Le propriétaire essaya, il y a quelques années, de planter des pommes de terre; il lui arriva une fois d'en récolter un peu plus qu'il n'en avait mis dans le sillon ; puis, l'année suivante, il perdit tout. On ne sait pas ici ce que c'est qu'un arbre à fruit ou une plante potagère. C'est pire qu'en Islande. On remarque encore quelque culture dans les jardins des habitants de Reykiavik. Ici, il n'y a rien qu'un peu d'herbe que l'on ne parvient pas toujours à récolter. Les habitants de cette ferme élèvent des bestiaux qu'ils vont vendre en automne à la foire de Drontheim ; l'été ils tirent aussi
15
�254
LETTRES SUR LE NORD.
quelque profit du passage des voyageurs ; mais l'hiver ils ne voient personne. Avec si peu de ressources, ils sont pourtant parvenus à faire de leur maison une des meilleures auberges qui existent sur la route de Christiania à Drontheim, une auberge dont le comfort, dans ces montagnes sauvages, ressemble presque à du luxe. Nous avions pour hôtesse une très-bonne femme qui nous prit en affection du moment où elle sut que nous venions de si loin visiter son pays. Un jour elle entra dans ma chambre pour m'offrir une jatte de lait qu'elle venait de traire. Je la fis asseoir, et la priai de me raconter sa vie ; une vie bien simple, très-étrangère à toutes les choses qui nous préoccupent le plus, et pleine de calffie, de bonheur, dans son ignorance et sa simplicité. Elle est née dans un chalet des montagnes, à quelques lieues d'ici. A dixneuf ans, elle se maria avec le propriétaire de cette ferme, honnête et laborieux paysan que je voyais tout le jour occupé de ses chariots, de ses chevaux et de sa grange. Jusque-là elle n'avait encore vu que l'humble cabane de son pèrë et les champs rocailleux où elle menait paître ses génisses. Son mari la conduisit un jour à Drontheim. Ce fut pour elle un grand événement. L'aspect de ces grandes maisons, rangées symétriquement, l'aspect de la vieille cathédrale, le mouvement d'une ville de douze mille âmes, lui causèrent une surprise dont elle n'était pas encore revenue. Depuis ce temps, il y aura de cela vingt et une années l'automne prochain, elle est rentrée dans sa paisible maison de Jerkind, prenant soin des bestiaux, dirigeant les ouvriers et servant les voyageurs. Ses plus proches voisins sont à trois lieues d'elle, ses parents à peu près à la même distance. Elle les voit une oU deux fois par an ; elle va tous les deux mois à l'église de Dovre entendre le sermon d'un vieux prêtre qui ne peut pas venir prêcher plus souvent dans cette succursale : ce sont là tous ses voyages. Le dimanche, dans l'après-midi, elle
�LE DOVRE FIELD.
255
lit un chapitre de la Bible ou un sermon : c'est là toute sa littérature. Elle a autour d'elle huit domestiques dont elle est la mère plutôt que la maîtresse. Quatre fois par jour une petite cloche, suspendue au-dessus du toit, appelle les laitiers, les garçons de ferme à la cuisine ; et maîtres et valets s'asseyent à la même table, et se tutoient l'un l'autre, selon la coutume des paysans norvégiens, qui tutoient leurs hôtes, leurs gouverneurs et leur roi. Le repas de ces pauvres gens qui travaillent du matin au soir est d'une frugalité remarquable : le matin, du pain uoir avec du beurre ; à midi, la soupe au lait ; à quatre heures, du flat-brOcl et du fromage ; le soir, de la bouillie ; un morceau de lard aux jours de fête, et de temps en temps un verre d'eau-de-vie, quand ils ont été chercher bien loin les poutres de sapins. Ils ne boivent ordinairement que du lait mêlé avec de l'eau, et de la bière une fois par an, à Noël. Leurs gages sont aussi exigus que leur entretien. On donne ici à un garçon de ferme 8 spècies par an (40 fr.), un habit en vadmel, deux chemises et une paire de souliers ; à une servante, 3 spécies. Et les membres de cette petite colonie, si pauvrement nourris et si pauvrement rétribués, ont l'air content et vivent ensemble dans une parfaite harmonie. Chaque matin, de bonne heure, ils se rendent gaiement à leur travail, ils reviennent gaiement le soir s'endormir sur leur couche de paille, et le dimanche, quand ils revêtent leur belle chemise de toile neuve et leur habit neuf, pour faire quelque course aux environs, ils semblent si heureux, qu'en les voyant passer on pourrait envier leur sort. Avant de quitter le Dovre, je devais apprendre une nouvelle manière de voyager en Norvège : c'est d'aller de station en station dans la charrette du paysan. Si par hasard ce chapitre tombe entre les mains de quelque lecteur prêt à partir pour ces lointaines contrées, je le prie, au nom de son salut, de profiter de mon expérience et d'à-
�. 256
LETTRES SUR LE NORD.
cheter, coûte que coûte, une de ces légères voitures qu'on appelle karioles; car la charrette des stations, la stolkàra, est certainement le véhicule le plus rude et le plus perfide qui existe au monde. Pour qu'on ne m'accuse pas de calomnier la poste de Norvège, voici la description exacte de notre équipage au moment où nous partions de Jerkind. Une charrette à deux brancards taillés à la hache comme des pièces de charpente; au milieu une planche servant de siège, posée sur deux leviers en bois qui, par leur balancement, tiennent lieu de ressort. Cette planche, un peu plus large que les deux mains, est munie d'un dossier qui paraît fort peu empressé de nous soutenir et fait mine de s'en aller avec les derniers clous qui le retiennent, chaque fois que nous le serrons un peu trop amicalement. Les roues ont subi tant de chocs meurtiers sur les grandes routes, qu'elles ressemblent à du vieux bois dégénéré en amadou, et les bandes de fer qui les recouvrent, à des lames de couteau. Quant aux chevilles de l'essieu, il ne faut pas y regarder de trop près si l'on veut conserver quelque repos d'esprit : l'une est une espèce de clou soudé à diverses reprises ; l'autre est en bois, et à les voir l'une et l'autre plier à chaque effort et danser à chaque secousse, je ne sais laquelle des deux est la meilleure. Entre les deux brancards, on amène un cheval si amaigri et si débile qu'il n'a plus la force de résister à la main d'enfant qui le guide. L'équipement de cette pauvre bête est en parfaite harmonie avec l'état délabré de la voiture ; un harnais moitié cuir et moitié ficelle, usé et rapiéceté ; une sous-ventrière faite avec de l'écorce de bouleau, et deux lanières amincies pour rênes : voilà tout. Dire qu'avec cet attirail on joue sa vie à chaque pas, c'est ce qui arrive souvent en voyage ; mais dire qu'on la joue d'une façon aussi misérable, c'est fort triste. Au premier coup de fouet, notre cheval, qui depuis longtemps avait perdu l'habitude de trotter, fait un soubresaut, et son harnais se
�LE DOVRE FIELD.
257
rompt. Nous voilà obligés de descendre et de le renouer tant bien que mal avec tous les bouts de corde qu'une heureuse prévoyance nous avait fait mettre dans notre poche. Un peu plus loin, nous entendons un craquement sinistre suivi d'une secousse qui nous jette sur la roue. C'est le ressort qui se brise. Désormais il n'y a plus de place sur le banc que pour une seule personne. L'un de nous s'en va à pied, tandis que l'autre tâche de tenir d'une main prudente les rênes fragiles qui menacent de nous abandonner au moindre mouvement. A force de patience, de réserve et de temporisation, nous arrivons enfin de gîte en gîte sans nous casser ni bras ni jambes. A chaque relais, nous changons d'équipage, hélas ! et à chaque relais l'équipage apparaît avec quelque misère d'un autre genre. Bientôt ce qui devait être pour nous une consolation devient une cause perpétuelle d'inquiétude. En appro- \ chant du gaard, nous savions bien ce que nous allions quitter; mais qui pouvait dire ce qu'on nous donnerajt? Si impitoyable que fût le siège de notre voiture, nous finissions cependant par y découvrir quelque bonne qualité. Il y avait çà et là certaines rainures où, après deux ou trois essais infructueux, nos os et nos muscles- parvenaient à s'emboîter. Nous faisions une connaissance plus intime avec le dossier, et en lui sacrifiant une partie de nos membres, le reste du corps pouvait rester dans un état de repos qui ressemblait à une véritable béatitude. Mais, au relais suivant, il fallait renoncer à cette sécurité conquise par une étude minutieuse de toutes les parties de la charrette; il fallait recommencer une nouvelle expérience, chercher un nouveau joint et se résigner à de nouvelles meurtrissures. C'est ainsi que nous avons gravi les dernières sommités du Dovre Field pour redescendre ensuite dans l'Opdal. C'était la partie la plus difficile, mais la plus grandiose de notre voyage. De hautes montagnes serrées l'une contre
�258
LETTRES SUR LE NORD.
l'autre ; des masses de roc gigantesques debout comme une forteresse à la cime des montagnes, des pics de neige fermant de tout côté l'horizon, des gorges profondes où les rayons de soleil descendent à peine, un chemin qui monte droit sur la pointe des rocs, une cascade qui se précipite par bonds impétueux jusqu'au sein de la vallée, une rivière qui mugit comme un torrent : tel est l'aspect d'un des défilés qui entourent Kongsvold. Là toute végétation est en quelque sorte anéantie. Si l'on aperçoit encore quelques plantes, c'est un tronc de bouleau qui élève timidement à la surface de la terre ses branches languissantes ; c'est une tige de saxifrage, favorisée par une goutte de pluie et un rayon de soleil. Mais l'on n'entrevoit pas une ,, fleur et l'on n'entend pas un chant d'oiseau. Jusque-là i nous n'avions encore rencontré aucun point de vue aussi ? étrange, aussi imposant, et nous abandonnions avec empressement notre voiture au paysan qui nous servait de» guide pour gravir à pied les pointes de roc les plus escâftpées et saluer avec des cris d'enthousiasme ces magnifiques scènes d'une nature sauvage. A peine a-t-on dépassé cette large chaîne du Dovre, qu'on remarque peu à peu un grand changement. La température s'adoucit, la neige disparaît, la végétation recommence. C'est d'abord le bouleau qui apparaît, plus fort et plus développé à chaque pas, puis le pin aux rameaux arrondis comme ceux du chêne , puis le sapin, et bientôt on voit les collines couvertes de forêts et les campagnes parsemées d'habitations. Après ce douloureux aspect d'une nature dépouillée de végétation et déserte, on éprouve une grande joie à retrouver les beaux bois qui revêtent le flanc de la montagne, les vertes vallées qui les traversent, les champs de seigle éclairés par un beau soleil ; et quand nous voyons la porte du chalet s'ouvrir au bord du chemin, et quand la renoncule des prairies s'épanouit à nos pieds, quand tout autour de nous reprend un
�LE DOVRE FIELD
259
air de vie et de gaieté, si notre pensée se reporte vers les sombres défilés de Kongsvold, il nous semble que nous avons passé par un drame terrible pour arriver à une fraîche et riante idylle. Toutes ces provinces de Norvège sont peuplées de traditions anciennes que les habitants du gaard rustique se racontent encore l'hiver dans la cabane chauffée par un grand poêle ; l'été, dans les pâturages où ils conduisent leurs troupeaux. Le christianisme n'a point aboli, parmi ces populations à la mémoire tenace, tous les vestiges de l'ancienne religion païenne. Le nom de Thor, le dieu de la force; de Loki, le dieu de la ruse et de la méchanceté, s'est perpétué dans le souvenir du peuple, malgré le sermon du missionnaire et la défense du clergé. Seulement ces deux redoutables personnages de l'ancienne Scandinavie ont perdu, dans le conflit des deux religions, leur auréole de dieux. On les a fait descendre au niveau de la vie humaine. Thor n'est plus qu'un être brutal qui se bat comme un pâtre et s'enivre de bière comme un paysan. Loki est malicieux et railleur comme un écolier, habile et rusé comme un plaideur normand. Le paganisme, qui a légué à la Norvège ces mythes de Thor et de Loki, lui a donné aussi ces myriades de divinités qui habitent la terre et les eaux, divinités grossières qui ne rappellent que par quelques-unes de leur attributions les sylphes de l'Orient et les nymphes gracieuses de la Grèce, panthéisme sauvage, façonné aux mœurs d'un peuple primitif, ignorant et superstitieux. Dans les montagnes sont les géants, les premiers habitants du monde, ennemis des dieux qui les ont subjugués et de la lumière. Ils se cachent pendant le jour dans leurs cavernes sombres, et se montrent la nuit debout sur les masses de rocs qu'ils ont lancées autrefois contre les fils d'Odin, et dont ils ne s'arment plus, depuis leur défaite, que pour ravager la demeure des hommes.
�LETTRES SUR LE NORD.
Dans les entrailles de la terre sont les nains actifs et industrieux qui fabriquent les armures de fer et cisèlent les glaives d'acier, les Trolles, magiciens habiles qui vont parfois dans la demeure du paysan exercer leurs sorcel^ leries. Les Trolles ont le pouvoir de se rendre invisibles. Ils assistent aux banquets de noces et dérobent les mets posés sur la table. Quelquefois aussi ils sont tendres et généreux. Ils recherchent les filles des hommes, et tâchent de les emmener dans leurs grottes solitaires. Si le pauvre les invoque, ils viennent à son secours et lui distribuent les trésors qu'ils tiennent-enfouis dans le sein de la terre; mais si on les irrite, il faut se hâter de fuir, car rien n'apaise leur esprit vindicatif^ Dans les pâturages est la ritophe Hulda/jeufie fille aux cheveux blonds, douce et mémncolique figure que l'on voit passer le soir dans les ombrés, des taillis, pauvre âme qui erre dans la solitude, condamnée à un éternel veuvage, qui parfois s'approche du chalet où la famille du pâtre est réunie, jette un regard sur les joies du foyer domestique, et s'éloigne en murmurant un chant plaintif. Dans les eaux est le Nâk1, divinité cruelle qui garde l'entrée des golfes et à qui il faut chaque année une victime humaine ; la sirène ou Havfrue, qui vient, comme les sirènes d'autrefois, montrer sa belle tête à la surface des flots, et chanter pour séduire les passants; le Grimm, musicien magique qui habite les torrents, les cascades, et surprend par ses étranges mélodies l'oreille et l'âme des passants. Le Grimm ne craint pas d'enseigner aux hommes les secrets de son art. Il faut pour gagner son affection lui offrir un bouc. Si la victime est maigre et chétive, il ne donne au sacrificateur que des leçons incomplètes. Si, au contraire, elle est grasse et bien choisie, il lui révèle le charme de son archet. Aux accords de son instru1. Suédois, Nek ; allemand , Nisse.
�LE DOVRE FIELD.
261
ment, les arbres dansent et les cascades suspendent leurs cours. A côté de ces traditions païennes, voici les chroniques implantées dans le pays par le christianisme; voici la croyance au purgatoire exprimée par le mythe des Varslunde. Les Varslunde sont ceux qui n'ayant fait ni assez de bonnes œuvres pour être admis au ciel immédiatement après leur mort, ni assez de mal pour être livrés aux tortures de l'enfer, sont condamnés à errer jusqu'à la fin du monde. Ils montent des chevaux noirs comme le charbon, qui galopent sur les cimes des montagnes, franchissent les abîmes, et marchent sur l'eau comme sur la terre. La nuit, on entend résonner au loin leur harnais de fer, et, lorsqu'il y a dans le voisinage une maison qui doit être prochainement visitée par la mort ou désolée par un crime, les Varslunde se rassemblent autour de cette demeure et poussent des cris sinistres. L'une des légendes les plus populaires de la Norvège est celle de saint Olaf. Ce fut lui qui raffermit dans la contrée l'enseignement du christianisme, qui imposa le baptême à ses sujets, et convertit par la force ceux qu'il ne pouvait séduire par la persuasion. Son ardeur de prosélytisme et sa rude manière d'enseigner révoltèrent ses sujets. Trop faible pour leur résister, il fut obligé de fuir, et revint quelques années après pour tenter de reconquérir sa couronne. Mais dix mille paysans s'étaient réunis contre lui dans la plaine de Stikklestad. Il leur livra bataille, et mourut les armes à la main. A peine était-il mort, que les prêtres le firent canoniser, et ceux qui n'avaient pu le supporter comme roi l'adorèrent comme martyr. L'histoire de sa vie, de ses miracles, se répandit dans toute la contrée et dans les contrées étrangères. Maintenant il n'est pas une province de la Norvège où le nom de saint Olaf ne se soit perpétué avec le souvenir d'un fait merveilleux. Ici il a vu fuir devant lui un cerf qui portait entre ses
�262
LETTRES SUR LE NORD.
cornes une petite église d'or, et cette église lui a servi de modèle pour en bâtir une sur le sol païen ; là il a frappé du pied le roc desséché, et il en a fait jaillir, comme Moïse, une source pure et rafraîchissante. Un jour il devait s'embarquer pour Drontheim en même temps que son frère ; il s'arrêta pendant trois jours pour entendre le sermon du prêtre, et lorsqu'il se mit en route, les anges eux-mêmes poussèrent son navire, et il arriva le premier dans le port. Une autre fois il lui sembla que le chemin habituel pour parcourir une partie de ses États était trop long ; il marcha en droite ligne ; la terre s'ouvrit devant lui et forma un détroit que l'on appelle encore aujourd'hui le détroit de la croix {Korssund). Dans certains lieux, on montre sur la pierre la trace de ses pas; dans d'autres, l'empreinte du pied de son cheval. Auprès de Drivstuen s'élève un rocher taillé à pic, droit comme une muraille, haut de cinquante à soixante pieds. On dit que, lorsque saint Olaf était poursuivi par ses ennemis, il s'élança du haut de ce roc, et personne n'osa le suivre. On voit encore en cet endroit l'échancrure faite par le fer de son cheval, et les paysans du hameau la montrent avec respect au voyageur. Le protestantisme avec ses dogmes rigoureux n'a pu détruire ces naïves croyances. Les apôtres , les martyrs, ont perdu à la Réforme leur palme et leur autel : saint Olaf est resté le héros populaire, le héros chrétien de la Norvège. D'autres hommes ont pris place dans ce cycle héroïque ; non pas, comme celui-ci, avec une auréole de saint, mais avec le prestige de la bravoure guerrière. La Norvège est, comme la Suède et le Danemark, parsemée de tumulus ou monuments en terre recouverts de gazon, qui s'élèvent dans les vallées comme autant de petites collines. Chacun de ces tumulus a son nom et son histoire. C'est un vieux guerrier qui est venu mourir là, après avoir longtemps parcouru les cités étrangères. C'est un fils de Viking, trop hardi, qui a succombé à la fleur de l'âge en luttant contre
�LE DOVRE FIELD.
263
les géants. Lorsque l'on vient à rencontrer un de ces monuments funèbres plus grand et plus élevé que les autres, c'est immanquablement la tombe d'un roi, et lorsqu'il y en a deux l'un auprès de l'autre, c'est que, comme dans les sagas islandaises, deux guerriers célèbres ont eu en ce lieu un duel fameux ; tous deux sont tombés morts en même temps, et le même sol les a reçus dans ses entrailles. Dans une petite vallée de l'Opland, il existe un de ces monuments consacré à un chien. Les paysans racontent là-dessus l'histoire suivante : le roi Eystein avait été chassé de son pays par ses sujets ; il y revint avec une armée nombreuse, subjugua les rebelles, et, pour les punir de l'offense commise envers lui, les condamna à reconnaître pour souverain légitime un esclave ou un chien. Les pauvres gens préférèrent le chien. On leur donna donc un dogue qui s'appelait Saur, et qui, dès son avènement au trône, prit le titre de Majesté. Le nouveau roi eut une cour, des officiers, des hommes d'armes, une maison et des flatteurs. Un philosophe démontra, par les lois de la métempsycose, que l'âme d'un grand homme avait passé dans ce corps de dogue ; un grammairien fit voir que ce noble aDimalpouvaitprononcer distinctement deux mots de la langue norvégienne et en aboyer un troisième. Lorsqu'il sortait pour se montrer au peuple, il était escorté toujours d'une garde nombreuse, et, lorsque le temps était mauvais, des valets en livrée le portaient sur leurs bras pour l'empêcher de se mouiller les pattes. Ce chien régna près de trois années. Il rendit plusieurs ordonnances, et scella, du bout de son ongle, des jugements et des édits. Au moment où les habitants de la contrée commençaient à s'habituer à ce singulier roi et à reconnaître ses bonnes qualités de chien, il mourut victime de son dévouement et de son héroïsme. Un jour il était assis dans un pâturage, auprès d'un de ces troupeaux de moutons qu'il avait gardés jadis et qu'il ai-
�264
LETTRES SUR LE NORD.
mait à revoir ; tout à coup un loup furieux sort de la forêt et s'élance sur un agneau. Le roi, touché de commisération à la vue de cet attentat, veut courir au secours de l'innocente victime. Des conseillers perfides, au lieu de modérer l'ardeur de son courage, l'excitent à braver le danger. Il se lève, il s'avance sur le champ de bataille, et meurt sous la dent impitoyable de son adversaire. On lui fit des obsèques magnifiques, et on l'enterra près d'une colline qui porte encore le nom de Colline de la Douleur. C'est là un de ces récits sardoniques comme il en existe peu dans le souvenir des populations norvégiennes. La plupart des traditions répandues au moyen âge dans cette contrée ont un caractère grave, rude et imposant. D'autres, qui reposent sur un fond historique, mais qui ont été évidemment embellies par l'imagination des poètes, sont d'une nature si tendre et si chevaleresque, qu'on les prendrait pour des chapitres de romans. Telle est la tradition de la pauvre Signe, qui se brûle dans sa demeure au moment où elle apprend que son amant va mourir. Telle est celle d'Axel et Valborg, qui a donné à OEhlenschlâger le sujet d'une de ses plus belle tragédies. Valborg était une belle et douce jeune fille, adorée dès l'enfance par Axel, qui s'était fiancé avec elle, et l'avait mise dans un couvent jusqu'à ce qu'elle fût en âge de porter la couronne nuptiale. Plusieurs nobles chevaliers et le roi lui-même devinrent amoureux d'elle ; mais ni les soins les plus assidus, ni les offres les' plus brillantes, ne purent lui faire oublier celui qu'elle aimait, celui qui devait l'épouser un jour. Cependant le roi Hagen, après avoir en vain employé tous les moyens de séduction, la menace et la violence, eut recours à une autorité plus forte que la sienne, à celle de l'Église. Les deux jeunes fiancés étaient trop proches parents pour qu'il leur fût permis de se marier. Hagen convoqua une assemblée de théologiens, qui jetèrent à jamais l'interdit sur le mariage projeté. Mais,
�LE DÔVRE FIELD.
265
en écoutant cette fatale sentence, Axel jurait de ne jamais aimer une autre femme que Valborg, et la jeune fille, dans le langage poétique que les traditions lui ont prêté, se comparait à la tourterelle qui se retire à l'écart, baissant la tête, et rappelant, dans un soupir mélancolique, le compagnon chéri qu'elle a perdu. Tout à coup la guerre éclate en Norvège. Le roi appelle à son secours ses vassaux et ses chevaliers. Il n'osait compter sur l'appui d'Axel, dont il venait de dissiper les espérances, dont il avait anéanti le bonheur. Mais Axel n'entend que la voix de l'honneur, qui lui dit de défendre son pays. Il revêt une armure, s'élance sur le champ de bataille, combat pour défendre son roi, et meurt à côté de lui. Un soir on vint annoncer cette nouvelle à Valborg. Elle tomba prosternée au pied du sanctuaire, invoqua en pleurant le nom de Dieu ; puis le lendemain elle revêtit la robe de religieuse, et, peu de temps après, les cloches du cloître annonçaient à ceux qui l'àvaient aimée que la fiancée d'Axel n'était plus. Dans les chalets de la Norvège, les femmes racontent encore la douloureuse histoire des deux amants, et, lorsque nous entrâmes dans la cathédrale de Drontheim, le gardien nous dit : « C'est là qu'ils s'étaient réunis au pied de l'autel, c'est là qu'ils avaient promis de s'aimer sans cesse. »
�DRONTHEIM.
A CHARLES WEISS.
Nous venions de traverser les campagnes de Vollan et de Locnes, avec leurs fermes en bois spacieuses et solidement bâties, leurs vallées où les épis de seigle mûrissent en quelques mois, et leurs coteaux, où la rivière écume, scintille et se perd entre les rochers. Ces points de vue riants et pittoresques disparurent peu à peu, et nous nous trouvâmes sur un sol nu et plat, traversé çà et là par de larges bandes de sable , pareil à une grève sans eau. Au loin nous n'aperçûmes qu'un gaard et quelques champs ensemencés. La terre avait une teinte grisâtre, et tout autour de nous paraissait triste et sans vie. Nous savions que Drontheim était près de là , et nous détournions avec joie nos regards de cette plaine aride par laquelle il fallait passer, dans l'espoir de découvrir à l'horizon les murs de cette ville que nous aspirions à voir depuis longtemps. Mais les chemins, minés par le dégel et creusés par les charrettes des paysans, étaient difficiles à suivre et dangereux en certains endroits. A chaque instant notre voiture tombait dans de profondes ornières, et, de peur de la voir se briser sur une route où nous n'aurions trouvé ni charpentier ni forgeron, nous allâmes au pas. Onze heures du soir sonnaient quand, du haut du Steenberg, nous
�DRONTHEIM.
267
vîmes se dérouler devant nous un vaste et beau panorama : c'était le golfe de Drontheim, large comme la pleine mer, bordé par une longue chaîne de montagnes qui ressemble à un rempart crénelé , et, dans la presqu'île formée par le golfe et le Nid, les maisons de cette vieille cité du Nord, réunies, serrées l'une contre l'autre , comme pour mieux supporter le souffle du vent, l'effort des vagues , le poids de la neige. C'était une de ces nuits limpides des régions polaires, où le ciel est pur et étoilé, où les rayons d'un crépuscule d'or remplacent le soleil, qui n'abandonne l'horizon que pour y revenir quelques instants après. Des teintes de lumière molles et argentées inondaient la surface du lac, et la base des montagnes était toute bleue, tandis que les dernières lueurs du jour étincelaient encore sur leurs cimes. Une sorte de voile imprégné de lumière et transparent s'étendait sur la ville, et l'antique cathédrale était là, dans ce mélange d'ombre et de clarté, pareille à une de ces images lointaines que la mémoire fait revivre à travers le passé qui les obscurcit. Sur le golfe, tout était calme ; on n'entendait que les soupirs des vagues, qui venaient baiser du bout de leurs lèvres les plantes du rivage, et s'enfuyaient avec une couronne de roseaux et un collier d'écume. Dans la ville , tout dormait ; nous traversâmes les places et les rues sans rencontrer un être vivant, sans entendre un seul bruit. Quand j'aurais choisi moi-même l'heure à laquelle je devais visiter Drontheim, je n'aurais pu en trouver une plus belle et plus imposante. Dans ce silence de la nuit, dans cette ombre du crépuscule , la vieille ville des rois de Norvège était pour moi comme un livre ouvert dans le recueillement et la solitude. Sur une de ses pages , je lisais une saga glorieuse ; sur une autre, un chant de scalde chanté le soir au foyer du jarl ; ici les premières lignes d'une légende de saint, là le roman d'amour d'Axel et Valborg. Je m'en allais ainsi de rue en rue, reprenant l'un après l'autre les anneaux de
�268
LETTRES SUR LE NORD.
cette chaîne du passé, et alors j'oubliais les années inscrites sur le calendrier depuis ces époques de guerre et d'aventure, et il me semblait que je devais voir apparaître encore sur les vagues la barque du Vikingr, entendre le chant des matines au cloître de Munkholm, et visiter dans la cathédrale la merveilleuse châsse de saint Olaf. L'aspect des magasins bâtis le long du golfe anéantit mon rêve ; la poétique cité des traditions islandaises disparut, et je ne vis plus que la cité marchande. L'origine de Drontheim se rattache à l'une des époques les plus mémorables de l'histoire de Norvège, à l'époque où le paganisme commençait à tomber en ruines, où le jarl Hakon, abandonné de ses soldats, trahi par un esclave, mourait avec les dieux qu'il avait adorés, tandis qu'Olaf Tryggveson, son valeureux adversaire, reprenait le sceptre conquis par son aïeul Harald Haarfager, et sur la pierre sanglante des sacrifices posait la croix, symbole de la paix. Jeune, il avait connu les douleurs de l'exil et les joyeux périls d'une vie aventureuse. Avant de porter la couronne, il avait manié la lourde épée du Vikingr. Après avoir subjugué les divers partis qui s'opposaient à son avènement au trône de Norvège, il se bâtit une demeure auprès de l'embouchure du Nid (997). C'est là le commencement de cette cité de Nidaros (maintenant Drontheim), dont le nom se retrouve si souvent dans les anciennes sagas. Trente ans plus tard, un autre roi construisit une église à côté de la demeure royale, et l'église enrichit la ville naissante. Le christianisme, énergiquement et quelquefois cruellement défendu par Olaf, n'avait encore fait que des progrès assez incertains, et, sous la domination des deux jarl qui lui succédèrent, la religion païenne reprit son ascendant. Mais un homme vint qui acheva par l'épée l'œuvre de conversion entreprise par le raisonnement : c'était Olaf II. Il alla de district en district, suivi de trois cents soldats,
�DRONTHEIM.
269
brisant lui-même avec la hache les statues de Tohr et d'Odin, prenant les biens de ceux qui refusaient de croire il'Évangile, et condamnant à mort les plus rebelles. Cette manière de prêcher révolta contre lui ses sujets. Canut le Grand encouragea leur sédition, et Olaf, vaincu dans plusieurs rencontres et voyant son parti diminuer de jour en jour, s'enfuit en Suède , puis en Russie. Pendant ce temps , Canut entrait à Drontheim avec une escorte , disent les chroniques , de quatorze cents navires. Dans la ferveur de son zèle , Olaf, dépouillé de sa couronne, avait d'abord pensé à se faire moine ou à se rendre en pèlerinage à Jérusalem ; mais une nuit il vit apparaître en songe son prédécesseur, Olaf Tryggveson, qui lui conseilla de retourner en Norvège. Il débarqua sur la côte , à la tête de quatre mille hommes, et fut attaqué dans la plaine de Stikklestad par dix mille paysans. Après un combat violent, qui se prolongea pendant plusieurs heures, il fut accablé par le nombre , et mourut sur le champ de bataille (1er août 1030). Ce prince, que les Norvégiens n'avaient pas voulu garder pour roi, devint un saint : il fit des miracles , et fut invoqué religieusement par ceux qui l'avaient maudit. Son corps avait été enseveli, par un de ses partisans, à l'endroit où s'élève aujourd'hui une des chapelles de la cathédrale. Un an après, quand on le retira de cette sépulture, non-seulement ses membres n'avaient subi aucune altération, mais sa barbe et ses ongles avaient grandi, comme s'il n'avait pas cessé de vivre ; et sur le sol où il reposait on vit jaillir une source d'eau qui avait la vertu de guérir les malades. Le jour de sa mort devint un jour de solennité en Norvège et dans plusieurs autres contrées. Le peuple, qui l'avait chassé, le béatifia et en fit un héros. La légende de saint Olaf, racontée par les moines, vénérée par les paysans, courut de montagne en montagne, de famille en famille, grandissant et se modifiant sans cesse
�270
LETTRES SUR LE NORD.
selon les lieux et les circonstances. Aujourd'hui encore on la retrouve dans tous les districts de la Norvège. Il n'est pas de vieille femme qui ne puisse en raconter quelque chapitre, et pas d'enfant qui, en allant à l'école, n'apprenne à connaître le norn de saint Olaf. A quelque distance de Drivstuen, en allant à Riisa, on aperçoit à droite, au bord de la route, une grande masse de rocs taillés à pic, et terminés par une espèce de terrasse qui s'élève à plus de cent pieds au-dessus du sol. Un jour que je passais là, le guide me dit : * Voyez, voilà le rocher d'où saint Olaf s'élança pour échapper au diable qui le poursuivait , et cette entaille que vous remarquez sur la pierre est l'empreinte du pied de son cheval. » Dans le Romsdal, on montre sur la cime d'une montagne une ouverture pareille à la brèche de Roland dans les Pyrénées, et les paysans racontent que saint Olaf a fendu cette montagne avec son épée. Quand on parle de l'église de Saint-Clément, qu'il fit bâtir à Nidaros, on raconte une légende pareille à celle qui existe sur la cathédrale de Lund. Un Trolle s'était engagé à construire tout l'édifice à condition que saint Olaf lui donnerait le soleil et la lune, s'il ne parvenait pas à savoir son nom; mais lorsque l'église fut finie, le saint proclama à haute voix le nom de l'architecte ensorcelé, qui, dans son désespoir, se précipita du haut de la tour, et mourut à l'instant. A l'endroit où le corps de saint Olaf avait été déposé, Magnus le Bon, son fils, qui monta après lui sur le trône de Norvège, construisit une chapelle en bois (1036) qui, en 1077, fut remplacée par une église en pierre. Vingt ans après, Harald Haardraade en bâtit une autre à peu près sur le même lieu. Il y avait ainsi, dès le xie siècle, trois églises dans cette ville fondée à la fin du x°, dans cette capitale d'une contrée où le ' baptême avait été introduit par la force du glaive. Un grand nombre de pèlerins se rassemblaient là chaque année ; ils venaient se mettre à
�DRONTHEIM.
271
genoux dans l'église de saint Olaf et déposaient de riches offrandes sur son tombeau. Les bords du Nid, où l'on n'entendait retentir autrefois que le cri des matelots et le chant de guerre des pirates, répétèrent l'hymne des fêtes religieuses et les prières du cloître. Cette ville, qui n'avait été qu'une résidence de prince et un camp de soldats, devint la métropole de l'Evangile, le boulevard du christianisme dans le Nord. En l'année 1030, elle avait déjà un évèque, et, en 1152, l'évèque fut nommé archevêque, primat de Norvège et légat du saint-siége. Au commencement du xive siècle, on comptait à Nidaros deux hôpitaux, quatre couvents, et quatorze églises au milieu desquelles l'œil du voyageur distinguait de loin la magnifique flèche de la cathédrale. Cette cathédrale, plus vaste que celles de Roeskilde et d'Upsal, fut bâtie en 1183 par l'archevêque Eystein. Une partie de l'ancienne église de Harald forma l'une des ailes du nouvel édifice ; le chœur et la nef furent construits sur un autre plan. Quand on y entre, c'est une chose curieuse que d'observer dans la même enceinte, à quelques pas de distance, deux époques d'art si voisines et déjà si différentes l'une de l'autre, deux styles d'architecture qu'un siècle sépare et qui ne se ressemblent plus. L'église, avec ses deux ailes placées symétriquement de chaque côté, a la forme d'une croix ; l'aile droite, construite vers l'an 1050, et l'aile gauche, dessinée plus tard sur le même modèle, présentent un beau type de style byzantin. Là est la grande arcade ronde partagée par une colonne, le pilier massif, le chapiteau carré et plat, et le contour du plein-cintre festonné. Le style gothique commence à la nef, qui s'étendait autrefois beaucoup plus loin qu'à présent, et dont le protestantisme, avec ses habitudes de comfort, a complètement masqué les formes par des tribunes en bois qui s'élèvent l'une sur l'autre comme des loges de théâtre. Ce style est simple, composé avec goût, mais peu
�272
LETTRES SUR LE NORD.
orné et peu hardi. Toute son élégance, toute sa richesse, semblent avoir été réservées pour le chœur : c'est une enceinte de huit arcades légères comme des rameaux d'arbres, détachées comme un berceau de feuillage du reste de l'édifice ; et les colonnes qui portent vers la voûte ces gracieuses ogives, la ceinture de fleurs et de festons qui l'entoure, les deux petites chapelles qui le gardent de chaque côté, comme deux ailes d'ange, tout ce qui appartient à cet antique sanctuaire du catholicisme, est fait avec tant de légèreté et d'abandon et offre tant de charmantes combinaisons de détail et d'ensemble, que la pierre semble avoir cédé comme une cire molle à l'inspiration de l'artiste. Les ogives se croisent comme des plantes touffues qui, ne trouvant pas assez de place pour se développer à l'écart, reposent l'une sur l'autre, et leur forme varie à chaque pas, comme les arabesques capricieuses d'un manuscrit du moyen âge. Tantôt c'est un pilier uni qui s'élance du sol et jette dans les airs trois branches pareilles à celles du candélabre biblique ; tantôt, sur la nervure de l'arcade, on voit surgir une bande de dentelles que l'on dirait découpées par la main d'une jeune fille, ou un collier de perles arrondies dans le marbre, ou de longues lignes de feuillage qui semblent avoir grandi entre le smoulures de la pierre comme des saxifrages entre les fentes du rocher. Ici la colonne, fine et défiée, a pour chapiteau une touffe de fleurs, ailleurs un fruit du Midi ou de larges feuilles de palmier, dont un croisé peut-être rapporta le modèle des bords du Jourdain ; puis des têtes de prêtres posées à chaque angle avec un air de recueillement, et quelquefois suspendues à une tige légère, comme des étamines à leurs pistils. Çà et là on rencontre aussi quelques traces de ces rêves hideux qui se mêlaient, dans les églises, aux chastes inspirations de l'art du moyen âge, comme une idée de doute à un sentiment de foi, comme un rire sceptique à une fervente prière. On aperçoit sur le pourtour d'une
�DRONTHEIM.
273
qui grimace, un buste de religieux qui se termine en queue de dragon. Mais ces images sont peu nombreuses et peu apparentes; elles s'effacent au milieu de cette végétation cosmopolite qui I étale ses fleurs, ses fruits et ses rameaux autour du chœur; elles se perdent dans l'ombre de ces colonnades éclairées seulement par la mystérieuse lumière des fenêtres à ogives. Comme cette cathédrale du Nord devait être belle jadis, avec ses neuf grandes portes, ses dix-huit autels et ses trois mille piliers, les uns taillés dans les carrières de marbre d'Italie, les autres dans les rocs du Groenland! Toute la communauté chrétienne de Norvège et de Suède avait contribué à l'enrichir. Les pirates eux-mêmes lui avaient payé leur tribut : deux de ces hommes, qui allaient sur leur navire chercher au loin les aventures et piller les côtes étrangères, revinrent un jour en Norvège avec un riche butin qu'ils ne purent partager sans se battre. L'un d'eux, avant de tirer le glaive, invoqua son bon ange, et fit vœu d'offrir à l'église une part de ses richesses, s'il sortait victorieux du combat. Sa prière fut exaucée, et il donna à la cathédrale de Nidaros une croix en argent massif, si lourde qu'il fallait trois hommes pour la porter. C'était cette croix qu'on voyait briller en tête des processions le jour de la fête de saint Olaf ; puis venait la châsse du saint, composée de trois caisses, l'une en argent doré , les deux autres en bois, revêtues d'ornements en or et parsemées de pierres précieuses. Soixante hommes la portaient hors de l'église, et les vieillards, les enfants, les hommes du pays et les voyageurs, l'entouraient avec un saint respect. C'était en touchant cette châsse que le malade espérait se guérir; c'était sur cette châsse que les rois étendaient la main en prêtant leur serment ; c'était au pied de cette châsse qu'ils étaient couronnés; c'était là qu'on les enterrait. Du haut du sanctuaire, saint Olaf pré-
I colonne un visage de moine
�274
LETTRES SUR LE NORD.
sidait aux destinées de ceux qui venaient occuper son trône. Le jour de leur sacre, les rois se mettaient sous la protection de son sceptre; le jour de leur mort, ils reposaient à l'ombre de sa palme de martyr. Cette époque de foi et de prospérité catholique dura trois siècles. En 1328, l'église fut incendiée, et reconstruite peu de temps après. En 1431, elle fut incendiée encore et réparée avec le même zèle. Mais en 1531 elle brûla de nouveau, et cette fois les efforts de l'archevêque pour lui rendre sa première splendeur, et les vœux des fidèles, furent impuissants. Les idées de réforme commençaient à pénétrer dans le Nord. Sans avoir encore admis le protestantisme, le peuple discutait déjà le pouvoir des indulgences et la légitimité des saints. Les pèlerins ne vinrent plus grossir les processions, les malades désertèrent l'autel. Le tribut que les fidèles portaient chaque jour à la cathédrale diminua peu à peu ; et les prêtres, privés du trésor où ils avaient coutume de puiser, ne parvinrent qu'à peine à masquer les désastres de l'incendie et les ruines de leur église; puis, quand les trois contrées Scandinaves eurent adopté le dogme de Luther, les nouveaux convertis crurent faire une œuvre pieuse en détruisant les vestiges de leurs anciennes croyances. Ceux-ci brisèrent les statues des saints, ceux-là déchirèrent les tableaux, et il y en eut un plus pervers encore que les autres, qui, rassemblant sur la place les livres du chapitre, en fit un auto-da-fé. Dans cette dévastation des monuments catholiques , le Danemark n'oublia pas qu'il était maître de la Norvège. Il envoya un navire chercher la châsse d'argent, les calices, les ciboires et les ornements d'or et de vermeil. Le navire, attaqué le long de la route et pillé par un pirate hollandais, échoua sur la côte avec le reste de ses dépouilles. Cinquante années auparavant, à la nouvelle de ce naufrage, on eût crié au miracle ; mais alors le temps des miracles était passé, et les iconoclastes, plus
�DRONTHEIM.
275
barbares que les barbares dont parlent les anciennes chroniques, continuèrent à ravager l'église. En 1564, les Suédois en firent une écurie. Auprès de l'autel du chœur, naguère encore étincelant d'or et de pierreries, ils ne trouvèrent que les armes de saint Olaf, qu'ils emportèrent à Stockholm. Il restait encore à cette cathédrale si splendide autrefois et si vite dépouillée de ses richesses, ï lui restait encore ce que ni les Danois ni les Suédois n'auraient pu lui enlever, sa grande flèche, qui s'élevait, disent les historiens, à deux cent vingt pieds. Un orage la renversa pendant l'hiver de 1689 : maintenant le toit est surmonté d'un tour carrée, massive, pareille à un clocher de village. La partie de la nef détruite par l'incendie n'a pas été rebâtie ; les statues des saints n'ont pas été replacées sur leur piédestal, et les dentelures légères, les rosaces brisées ou mutilées par le marteau, n'ont pas été refaites. Dans quelques endroits, la base des colonnes est seule restée ; dans d'autres, on a remplacé les piliers de arbre par des piliers de bois. Quand le roi de Suède vint, en 1818, se faire couronner dans cette cathédrale, il eut pitié du veuvage du chœur, et y fit placer une copie du Christ de Thorvaldsen. On dit aussi qu'il a l'intention de mettre dans la nef les douze apôtres du célèbre sculpteur, tels qu'on- les voit à Copenhague dans la cathédrale. Peut-être alors, pour leur faire place, sera-t-on obligé d'abattre une partie de ces loges à rideaux rouges, qui recouvrent les deux côtés de la nef, et c'est une destruction dont je suis sûr qu'aucun homme de goût ne se plaindra. Malgré les ravages du feu et les ravages des hommes, cette cathédrale est encore l'un des monuments gothiques les plus curieux qui existent. Du milieu de la nef, il est triste d'observer les désastres qu'elle a subis ; mais quand on pénètre dans l'enceinte du chœur, on y reste retenu par un sentiment d'admiration, et quand on la regarde du dehors avec son singulier mélange de construction, sa
�276
LETTRES SUR'LE NORD.
petite chapelle posée sur un de ses flancs comme une châsse : de saint, son clocher massif, sa coupole ronds comme celle des pagodes de l'Inde, et sa tour semblable à un minaret, il y a je ne sais quel vague souvenir des voyages d'Orient qui prête un charme de plus à cet édifice du Nord; que si alors on remonte jusqu'à l'époque lointaine où ses murailles s'élevèrent sur la tombe d'un roi martyr, ce n'est plus seulement une œuvre d'art que l'on contemple, c'est une page d'histoire, c'est une légende de saint noircie par les siècles, altérée par des mains impies, mais assez belle encore pour arrêter longtemps le regard et la pensée. A la chute du catholicisme, une nouvelle ère s'ouvre dans les annales de la cité de Saint-Olaf. Elle avait été ville de pèlerinages, ville religieuse ; elle devint ville marchande. Ses cloîtres tombèrent en ruines, mais son port s'agrandit. En changeant de destinée, elle changea aussi de nom. Les sagas islandaises l'appelaient, dans leur langage poétique, Nidaros. Les contrats de négociants l'appelèrent Trondhiem (du nom du district où elle est située, Trondlagen) ; nous en avons fait, dans nos habitude d'altération, Drontheim. Cette capitale des rois, cette métropole des évêques, transformée en entrepôt de commerce, perdit bientôt les vestiges de sa grandeur première. La cathédrale est le seul monument qui atteste encore ce qu'elle fut autrefois. Incendiée à diverses reprises, Drontheim a si fraîchement été rebâtie, qu'on la prendrait pour une ville née d'hier, pour une de ces cités manufacturières d'Angleterre ou d'Amérique, qui'surgissent tout d'un coup. Ses rues sont bien percées, régulières et larges, si larges qu'on y remarque à peine le peu de monde qui y passe, et qu'on pourrait parfois les croire désertes. Ses maisons en bois, revêtues d'un stuc blanc, ornées d'un péristyle, d'un fronton, d'une colonnade, ressemblent, pour la plupart, à de superbes édifices en pierre,
�DRONTHEIM.
277
Ses magasins bordent tout un côté du golfe et les deux rives du Nid ; ils reposent à moitié sur terre et à moitié sur pilotis. Les bâtiments viennent, au pied de la porte qui s'ouvre sur l'eau, charger et décharger les marchandises. De distance en distance, on voit quelques-uns de ces magasins qui sont séparés l'un de l'autre, et qui forment entre eux une espèce de baie où le paysan des îles voisines arrive les jours de foire sur son bateau à voiles, avec sa femme et ses enfants. Entre ces rues si fraîchement bâties et si fraîchement peintes, où la plaque en cuivre du comptoir orne chaque porte, où les denrées coloniales et les denrées du Nord, placées symétriquement derrière les vitres, attirent le regard à chaque pas, il en est une plus large et plus belle que les autres, la Munkgade (rue des Moines). Là, d'un côté, on aperçoit la cathédrale isolée et debout sur les tombes du cimetière comme une éternelle pensée de vie dans l'empire des morts ; de l'autre, le golfe, les montagnes bleues qui le terminent, et la tour de Munkholm, bâtie sur un rocher au milieu des flots. Lorsque Canut le Grand vint, en l'an 1028, prendre possession du royaume de Norvège, il bâtit sur cette île un cloître. C'était un de ces cloîtres dont l'aspect seul devait donner à l'âme une impression solennelle, un cloître comme celui dont parle René, où la lampe du sanctuaire brillait de loin comme un fanal aux yeux du matelot égaré dans sa route, où le chant de l'espoir religieux, l'hymne de salut, résonnaient à travers le souffle de l'orage et le mugissement des vagues. La Réformation renversa l'autel que les tempêtes de la mer n'avaient pas ébranlé ; les religieux quittèrent leurs cellules, et le couvent de Munkholm devint une forteresse. C'est là qu'une barque chargée de soldats conduisit un jour Griffenfeld, cet enfant du peuple devenu grand seigneur, cet étudiant devenu ministre, cet homme d'Etat dont le Danemark déplora la perte. C'est là qu'il vint ex16
�278
LETTRES SUR LE NORD.
pier ses rêves d'ambition et ses phases de grandeur. H passa dix-huit ans enfermé dans sa prison (de 1680 à 1698). Exilé du monde où il avait vécu, dépouillé des titres qui l'avaient paré, précipité tout à coup des splendeurs d'un palais dans l'ombre d'un cachot, il appela à son secours la poésie et la religion, ces deux fidèles divinités du malheur. Il traduisit les psaumes de David, et crayonna autour de lui des sentences morales. Un de ses biographes nous a conservé celle-ci, que j'ai essayé de traduire : ■ , Sur les ondes du golfe on voit de loin surgir Le rocher de Munkholm que la mer bat sans cesse; Mais la mer qui mugit ne le fait pas fléchir, Et le flot fatigué se retire et s'affaisse. Que l'aspect de ce roc nous apprenne à souffrir Les rigueurs du destin, les orages du monde. Je regarde ces murs d'où je ne puis sortir ; J'entends autour de moi la vengeance qui gronde. Mais votre nom, grand Dieu ! sera notre rempart. Si vous nous protégez , si partout où nous sommes Vos anges sur nos pas étendent leur regard, Que nous fait le pouvoir et la haine des hommes? Maintenant ces sentences écrites sur les murailles ont été effacées. La chambre qu'occupait Griffendeld a été transformée en arsenal. Il ne reste de sa prison que les barreaux de la fenêtre par laquelle, plus d'une fois sans doute, il regarda avec douleur la ville bâtie au bord du golfe et le navire fuyant dans le lointain. Dans cette même rue des Moines, où l'histoire primitive apparaît ainsi en face de l'histoire moderne, on aperçoit à droite, en montant vers la cathédrale, une maison en bois à un seul étage, peinte en jaune, remarquable entre toutes les autres par sa modeste construction : c'était autrefois le seul hôtel de Drontheim. La bonne vieille femme qui l'a fondé il y a une cinquantaine d'années, et
�DRONTHEIM.
279
qui l'occupe encore, ne se rappelle pas sans un certain sentiment d'orgueil la prospérité dont il a joui longtemps , les éloges que les voyageurs lettrés lui donnaient dans leurs livres, et la gloire que le comfort de ses appartements , les combinaisons hardies de sa cuisine, lui avaient acquise dans les pays lointains. Un jour elle vit arriver un jeune homme qui lui demanda d'une voix timide une chambre pour lui et son compagnon de voyage. Mme Holmberglui montra une chambre d'étudiant humble et étroite. Elle fit mettre un matelas sur le parquet , et les deux étrangers restèrent là cinq jours, puis partirent pour le cap Nord. Nous avons vu cette chambre à peu près telle qu'elle était il y a quarante ans , et Mme Holrnberg nous la montrait avec une naïve vanité d'hôtesse ; car ce jeune homme qu'elle avait reçu comme un étudiant, c'était un prince français : c'était Louis-Philippe, duc d'Orléans. Je ne terminerai pas ce tableau de la Munkgade sans ajouter qu'on y voit encore la maison du gouverneur, le plus grand édifice en bois, disent les habitants de Drontheim, qui existe en Europe, et la maison élégante qui renferme à la fois les salles d'étude du gymnase et les collections de l'Académie des sciences. Cette académie, la seule qui existe en Norvège, fut fondée en 1760 par deux hommes d'un grand mérite, Suhm et Schôûing, et enrichie plus tard par plusieurs legs considérables. On a plusieurs fois lancé contre elle de violentes épigrammes ; on lui a reproché amèrement son inaction. Le fait est que ses collections d'art et de livres ne sont pas en fort bon ordre, que ses mémoires ne sont ni très-volumineux ni très-savants ; mais elle a su mettre plusieurs fois d'intéressantes questions au concours, récompenser des œuvres de mérite, et, quand des hommes de talent ont réclamé son appui pour entreprendre un voyage utile , ils ne l'ont pas demandé en vain. Le recteur du gymnase de Drontheim, quels que soient ses titres littéraires, est en quel-
�280
LETTRES SUR LE NORD.
que sorte président-né de cette académie. Le gouverneur, les principales autorités en font nécessairement partie, et les marchands trouvent en général peu de difficultés à s'y faire inscrire. Mais les marchands de Drontheim ont en général l'esprit éclairé. Le calme qui les environne, les longues soirées d'été, et les soirées d'hiver plus longues encore , leur donnent l'habitude de s'entourer, dans leur isolement, de livres et d'objets d'art. Moyennant une cotisation annuelle qu'ils se plaisent à acquitter, ils reçoivent très-promptement les ouvrages étrangers et les Bévues, qu'ils emportent chez eux, qui passent de main en main jusqu'à ce que le bibliothécaire de la société les place dans le dépôt central. J'ai trouvé chez l'un d'eux, au mois de juin, la Chute d'un Ange de M. de Lamartine, qui avait paru au mois de mai à Paris. C'est une chose intéressante que de voir les maisons de ces négociants. Il y a dans cette vieille ville de Drontheim des familles où, depuis plusieurs siècles, les spéculations commerciales ont passé comme une charge héréditaire de père en fils. Chaque génération a déposé là son tribut de meubles et d'argenterie, et l'on compte les entreprises qu'elle a faites, les navires qu'elle a expédiés, les livres de caisse qu'elle a remplis, comme on compte dans une famille parlementaire les débats célèbres auxquels un conseiller a pris part et les discours qu'il a prononcés. Pour être admis chez ces honnêtes négociants, il n'est pas besoin de lettres de recommandation. Le titre d'étranger suffit pour éveiller en eux un sentiment de bienveillance, pour obtenir une réception souvent cordiale, et du moins toujours hospitalière. L'hiver ils vous gardent la première place à leur foyer ; l'été ils vous emmènent dans leurs maisons de campagne. Les environs de Drontheim présentent plusieurs beaux et larges points de vue. Ici le regard plane sur le golfe ; là il repose sur la cathédrale ; ailleurs il s'égare sur la cascade de Leer, sur la
�DRONTHEIM.
281
vallée du Nid ou sur les cimes dentelées des montagnes, et les marchands qui peuvent avoir une villa lui choisissent pour premier ornement une situation pittoresque, une perspective étendue. Il y a chez ces hommes du Nord un amour de la nature qui jette sur leur vie une teinte constante de poésie. Plus leur sol est aride et le ciel rigoureux, plus ils s'attachent à ces beautés éphémères. Le dimanche , quand ils vont à la campagne se reposer des travaux de la semaine, ils se réjouissent d'un bourgeon qui éclôt sur leurs arbustes, d'un rayon de soleil qui éclaire leur fen.être, comme un mercier de la rue Saint-Martin se réjouit d'avoir gagné pendant le jour quelques deniers de plus qu'il ne l'avait espéré.
I
�SANDTORV.
A SAINTE-BEUVE.
Quelques jours après notre arrivée à Drontheim, la Recherche vint nous y joindre. Elle devait aller parla pleine mer à Hammerfest. Le désir de voir la côte septentrionale de Norvège nous engagea à nous embarquer sur le bateau à vapeur le Prince Gustave, qui passe entre les îles de Norland et de Finmark, et relâche sur plusieurs points. Ce bateau n'est pas l'œuvre d'une spéculation commerciale , c'est le gouvernement qui l'a fait construire et qui l'entretient. Le prix du transport des passagers ne suffit pas à payer le charbon qu'il consume , et le transport des marchandises est très-minime. Les négociants norvégiens ne renonceront pas si vite à l'habitude d'employer les bateaux à voiles. La célérité dans les relations n'augmente guère leurs chances de succès. Peu leur importe, à vrai dire, que leurs marchandises arrivent quelques semaines plus tôt ou plus tard, pourvu qu'elles arrivent. Le gouvernement ne peut donc pas s'attendre à recouvrer jamais l'argent qu'il a consacré à ce bateau ; mais les avantages qu'il procure par là à deux grandes provinces sont incalculables. Qu'on se figure cette quantité d'îles dispersées à travers la mer du Nord, ces montagnes isolées l'une de l'autre , ces habitations jetées au bout du monde. Autrefois
�SANDTORV.
283
on ne traversait l'archipel qu'en allant d'île en île avec une barque de pêcheurs. L'absence des rameurs, la brume, l'orage et les vents contraires arrêtaient souvent plusieurs jours le passager à la même station. Il fallait un mois au moins pour aller de Hammerfest à Drontheim, et il en coûtait 500 francs pour voyager ainsi sur un bateau découvert, les genoux serrés l'un contre l'autre, les pieds dans l'eau, le corps livré à toutes les intempéries de l'air. Alors il n'y avait point de jour de poste déterminé. La poste arrivait selon le bon vouloir du temps , une semaine ou l'autre : on calculait la célérité de sa marche par la direction du vent et la hauteur du baromètre, mais souvent elle trompait toutes les espérances, et le marchand qui venait l'attendre sur la grève s'en retournait la tête baissée et l'esprit inquiet. L'évêque de Tromsô me disait qu'une lettre partie de cette ville au mois de mars n'était arrivée à Christiania qu'au mois de juin. Si le correspondant de Christiania mettait le moindre retard à répondre, c'était l'affaire d'un an. Maintenant le bateau à vapeur va de Drontheim à Hammerfest en huit jours. Il s'arrête quelques heures ici et là, un jour à Sandtorv, deux jours à Tromsô, et apporte avec lui les lettres, les journaux, les nouvelles du Sud. C'est un messager savant qui parcourt une contrée lointaine, c'est une veine de sang généreux qui pénètre jusqu'au cœur de ces froides régions. Quand il parut pour la première fois en Finmark, c'était au mois de mars dernier, un jour où il naviguait avec le vent contraire, les habitants de la côte ne comprenaient pas sa puissance. Ils le regardaient tous avec une sorte de stupéfaction, et, en voyant cette lourde machine s'avancer vers eux malgré le vent et les flots, les uns la prenaient pour une baleine, d'autres pour ce vaisseau fabuleux, ce vaisseau maudit, que les matelots ont vu parfois errant sur les vagues, sans gouvernail et sans voiles. Mais, avec leur intelligence de
�284
LETTRES SUR LE NORD.
marins, ils ont bientôt découvert la force secrète de ce bateau; lorsqu'ils le voient, ils le saluent et l'admirent; les hommes d'un esprit plus développé, les fonctionnaires, les prêtres, les riches marchands, ne prononcent son nom qu'avec un sentiment de reconnaissance; le drapeau norvégien se déploie au bord de toutes les îles devant lesquelles il s'arrête, et, le jour où il arrive, les jeunes filles se parent comme pour un jour de fête. Si, après ces témoignages de joie, j'avais pu douter encore de l'influence du bateau à vapeur en Nordland, j'aurais été converti le jour où j'ai entendu un habitant de Bodô, dont je respectais le savoir autant que le caractère, s'écrier avec un accent d'enthousiasme : « Nous devons bénir à jamais celui qui le premier songea à nous envoyer le Prince Gustave ; car nous étions pauvres, et il nous a enrichis ; nous n'avions ni livres ni journaux, et il nous en a apporté ; nous vivions dans une espèce de Thébaïde, et il nous a rappro, chés du monde. » J'ajouterai à cette digression sur le bateau à vapeur un aveu auquel un voyageur ne se résigne pas facilement : c'est que, depuis qu'il existe, il n'y a plus aucun mérite à voyager le long de ces mers orageuses et de ces côtes arides. On trouve sur le bateau à vapeur un salon élégant, des couchettes commodes, et un restaurateur qui se fait gloire d'apporter avec lui une ample provision de vins de France. Le bâtiment est commandé par un lieutenant de la marine royale, M. Grunch, qui, dès le jour de notre arrivée à bord, nous avait tous séduits par ses soins et sa politesse aimable. On va ainsi de Drontheim à Hammerfest entre des livres et des journaux, dans un salon de bonne compagnie. Il ne manque plus qu'un bateau à vapeur de Christiania à Bergen, et le voyage que l'on regardait encore, il y a quelques années, comme une entreprise audacieuse, deviendra tout simplement une promenade par eau. Le bourgeois parisien pourra s'embarquer à bord de la Normandie, et, en se laissant conduire
�SANDTORV. à
285
Hambourg, à Copenhague, en s'endormant quelques nuits de suite dans sa cabine, il se réveillera un beau matin dans le port de Hammerfest, au 70e degré de latitude, à quelques lieues du cap Nord. Nous venions de voir, sur les bords du lac Miôssen et dans le Guldbransdal, une des parties les plus pittoresques de la Norvège. Au haut du Dovre Field, nous avions rencontré des sites étranges ; mais rien de ce qui attire le regard sur la route de Stockholm et sur celle de Christiania ne ressemble aux magnifiques points de vue des côtes du Nord. A peine sortis du golfe de Drontheim, nous entrons dans une enceinte d'îles étroites, de rocs escarpés, qui tantôt forment autour de nous un bassin pareil à celui d'un port, tantôt s'élèvent de chaque côté du navire comme deux colonnes de granit, se ferment comme une barrière, et s'étendent au loin comme une rue. Les uns portent encore à leur base quelques tiges de bouleaux et des touffes d'herbe; mais la plupart n'offrent que de faibles traces de végétation. Ils sont gris comme la lave de l'Hécla et secs comme une écaille de tortue. Quelquefois on distingue la flèche en bois de la chapelle, qui s'élève comme un signe de consolation au milieu de la tristesse solennelle du paysage. Cette chapelle, quoique située au centre de la paroisse, est ordinairement très-éloignée de toute habitation. Le prêtre, qui a plusieurs églises à desservir, ne vient là que deux ou trois fois par an, et, quand il entreprend ce voyage évangélique, c'est souvent au péril de sa vie, car il faut qu'il traverse des golfes où une rafale violente succède parfois tout à coup à un calme plat. Quelques-uns de ses paroissiens ont encore plus de difficultés à vaincre et de dangers à surmonter quand ils veulent se rendre à l'office. L'hiver, l'église est presque déserte ■: tandis que les hommes sont à la pêche, la mer et l'orage empêchent les femmes de sortir. On a vu alors des familles obligées de garder un mort pendant deux ou trois mois
�286
LETTRES SUR LE NORD.
avant de pouvoir le porter au cimetière pour le faire enterrer. Le matin, quand nous passions là, le ciel était d'un bleu limpide, le soleil projetait ses rayons sur les flots de la mer, et ces rocs si nus, si tristes, si déserts, formaient un singulier contraste avec ces vagues vertes comme l'émeraude, rouge comme la pourpre, et ce ciel pur comme un ciel du Midi. Mais peu à peu des vapeurs grises s'amoncellent au sommet des montagnes ; elles s'étendent comme un nuage, elles enveloppent l'horizon, et l'on n'entrevoit plus au loin qu'un voile de brouillards noirs, où quelques rayons de lumière percent çà et là, comme les teintes blanches que le peintre jette du bout de son pinceau sur une toile sombre. Le brouillard, étendu d'abord au large dans l'espace, nous resserrait de plus en plus. Alors tous les objets se dessinaient confusément à nos yeux, et l'œil exercé du pilote pouvait seul discerner les brisants dont nous étions menacés et reconnaître la route que nous devions suivre à la forme à demi effacée des montagnes. Nous naviguâmes ainsi à l'aide de la merveilleuse expérience de notre pilote pendant quelques heures; puis la brume devint si obscure qu'il fallut jeter l'ancre, et nous restâmes là toute la nuit, bercés par le vent et dormant entre les écueils. Le lendemain, c'étaient des îles plus sauvages encore et des rocs plus escarpés. La mer était parfois si resserrée, qu'on l'eût prise pour une rivière. Le bateau virait sans cesse, ét glissait comme un serpent entre les sinuosités des montagnes. Ici la végétation va toujours en décroissant ; les pins disparaissent ou deviennent plus petits et plus rares ; le bouleau des vallées, aux branches étendues, fait place'au bouleau nain, que la neige et le froid oppressent. Les collines sont revêtues d'une quantité de mousses nourries par l'humidité ; mais l'œil cherche en vain ces belles couches de fleurs qui parsèment nos campagnes. On
�SANDTORV.
287
ne voit guère que la diapensia avec ses rameaux semblables à ceux d'un jeune sapin, ses légères clochettes d'un rouge violet, et Yazalea procumbens, pauvre petite plante plus jolie encore et plus frêle, qui s'épanouit entre les touffes du lichen comme un bouquet-de mariée, et semble, en se penchant vers la terre, lui demander un refuge contre la glace et le vent. M. Martins, chargé de la partie botanique de notre voyage, n'avait trouvé ces plantes qu'au sommet des Alpes ; il les a cueillies ici presqu'au niveau de la mer. La végétation refroidie de nos hautes montagnes est celle des vallées du Nordland. Toutes ces collines devant lesquelles notre bateau passe sont sans abri ; cette terre est sans culture, et cependant on distingue parfois sur la grève solitaire une cabane en bois. L'homme est plus hardi que l'oiseau de mer; il bâtit sa demeure sur tous les rivages et repose au milieu de toutes les tempêtes. Après avoir traversé cette longue ligne de côtes arides et de récifs, on aperçoit au bord de la mer une colline couverte de verdure et couronnée par une forêt de pins : c'est Hildringen, la demeure du maître de poste des deux provinces. Le bateau s'arrêtait là quelques heures pour prendre des lettres, et quand nous descendîmes à terre, il y avait je ne sais quelle espèce de soulagement de coeur à voir cette maison riante bâtie au haut d'une terrasse où le propriétaire essaye de faire croître quelques plantes potagères , et la ceinture de bois qui l'abrite, et le ruisseau qui coule sur un lit de mousse et mêle ses eaux; fraîches aux vagues amères de l'Océan. Cette terre, qui sourit de loin aux yeux du voyageur, ne donne pourtant pas de moisson. A peine celui qui l'ensemence parvient-il à récolter, tous les quatre ou cinq ans, un peu d'orge et de pommes de terre. L'été ne commence là qu'au mois de juin et finit au mois de septembre; mais la colline est couverte d'une bruyère touffue, la chèvre grimpe au flanc
�288
LETTRES SUR LE NORD.
du rocher, la génisse dort près du bouleau, et la mer étend avec un doux murmure une nappe d'écume sur un lit de sable. Toute cette habitation est pleine de vie et de fraîcheur : c'est un paysage suisse après un tableau de Salvator Rosa. De cette scène champêtre nous passions à un aspect grandiose. La mer s'ouvrait devant nous large et puissante. Le bateau bondissait sur les vagues enflées par le vent, puis se penchait sur sa quille et faisait fuir derrière lui deux longues raies pareilles aux sillons creusés par un soc pesant. Devant nous apparaissait le Torghat avec sa cime arrondie et ses deux ailes inclinées de chaque côté comme celles d'un chapeau alsacien; plus loin une ligne bleuâtre et dentelée, les montagnes qu'on appelle les SeptSœurs, qui s'élèvent comme sept tètes déjeunes filles curieuses à la surface des flots. Le Torghat est coupé de haut en bas par une ouverture qui a, dit-on, trois cents pieds de haut, et qui le traverse dans toute son épaisseur. On raconte qu'un géant, dont on voit encore à douze milles de là le buste pétrifié, lança un jour une flèche contre un Trolle qui lui enlevait sa bien-aimée. Le Troll e échappa au trait meurtrier, la jeune fille fut changée en pierre dans l'île de Lek, et la flèche fit dans le Torghat cette ouverture immense. Le soir, la brume couvrait encore l'horizon, mais les rayons du soleil luttaient contre elle, et alors on apercevait de singuliers effets de lumière : les montagnes, bleues à leur base, entourées sur leurs flancs d'une ceinture de vapeurs grises, et revêtues au sommet d'une teinte de pourpre, et la mer traversée çà et là par de grandes ombres , et roulant un peu plus loin des étincelles d'or dans des flots de cristal. Le 4 juillet au matin, nous franchissions le cercle polaire. C'était une fête pour nous qui n'avions jamais été si loin au nord, une fête que nous célébrâmes avec joie. A
�SANDTORV.
289
mesure que nous avançons, la nature prend un aspect plus sauvage et plus imposant ; des montagnes nues s'élancent par des jets hardis du niveau de la mer ; leurs flancs sont droits et escarpés, leur cime taillée carrément, effilée comme une aiguille ou dentelée comme une scie; la neige s'abaisse de plus en plus vers la mer, et les brouillards noirs jettent comme un voile de deuil sur cette face blanche. De temps à autre une troupe de goélands s'élève du sein des flots en battant de l'aile, et s'enfuit sur la grève ; une hirondelle égarée dans sa route voltige autour de notre bateau comme pour y chercher un abri ; puis toute trace de vie disparaît, et l'on n'aperçoit que les montagnes projetant dans les airs leurs pics audacieux, le ciel voilé par une brume continue, la grève déserte, la mer sombre. Que de fois, en regardant ces magnifiques scènes que je me sentais incapable de décrire, en me laissant aller à l'émotion produite par l'aspect de ces îles solitaires, de ces rocs sauvages que l'on dirait enfantés dans un bouleversement de la nature, que de fois n'ai-je pas désiré que Byron fût venu ici! Quel sujet de chant sublime pour Child-Harold ! quelle page terrible pour Manfred ! Mais voilà que les matelots déroulent la chaîne de l'ancre. Nous entrons dans une baie bordée de tous côtés par des cimes de neige. Deux bricks marchands sont dans le port, un pavillon flotte sur la côte. Nous sommes à Bodô, la seule ville de Nordland, si l'on peut appeler ville un groupe d'une trentaine de maisons en bois et quelques magasins à moitié vides qui se penchent sur l'eau comme pour attendre la cargaison de blé et de poisson qui n'arrive pas. Les marchands de Drontheim avaient fondé de grandes espérances sur cette ville. Ils prétendaient en faire un entrepôt de commerce rival de Bergen. En 1803, une société, formée par quelques-uns d'entre eux, employa un capital de 600 000 fr. à cette spéculation. Mais Bergen l'emporta, et les pertes de la société devinrent en
17
�290
LETTRES SUR LE NORD.
quelques années si considérables, qu'ils se décidèrent à abandonner leur entreprise et à vendre leurs constructions. Maintenant on ne trouve plus à Bodô que deux marchands et quelques ouvriers. L'église est à une demi-lieue de là, une jolie petite église bâtie dans une situation pittoresque , entre deux golfes, au pied d'une colline couverte de quelques arbustes. Il y avait là jadis une chapelle très-ancienne, car cette province de Nordland a été habitée dès les temps les plus reculés. Elle portait, au moyen âge, le nom de Halogaland. Il en est souvent parlé dans les sagas islandaises. Mais ces vestiges d'antiquité ont disparu peu à peu, et il ne reste qu'un petit nombre de tuniulus dispersés çà et là et quelques pierres sépulcrales sans inscription. Le seul monument un peu curieux que nous ayons trouvé dans les environs de la ville, est une pierre tumulaire du xvir siècle, placée dans la muraille de l'église et représentant un vieux prêtre de la paroisse avec sa calotte sur sa tête, sa longue barbe, ses moustaches, une main sur la poitrine, une autre sur un livre. On me raconta que la femme de ce prêtre avait manqué à ses devoirs de fidélité conjugale. Quand il fut mort, il apprit dans l'autre monde ce qu'il avait eu le bonheur d'ignorer dans celui-ci. Il revint chaque nuit reprocher à sa femme la faute qu'elle avait commise, et la malheureuse veuve, tourmentée par les remords, employa ses colliers, ses parures, à faire ériger cette tombe à son mari; après quoi on assure qu'elle dormit tranquille. A la main droite, sculptée sur la pierre, on remarque un doigt mutilé. Une légende populaire rapporte qu'un paysan le brisa un jour pour montrer sa force, mais au même instant il fut attaqué d'une maladie étrange que personne ne connaissait et dont nul médecin ne put le guérir. Quand nous eûmes visité l'église, nous entrâmes dans la maison du prêtre. Elle est construite carrément comme un ancien castel : au milieu, une grande cour pavée, et de
�SANDTORV.
291
chaque côté une habitation. Ce fut un prêtre riche et ambitieux qui la bâtit. Il avait acheté, selon la taxe en usage au xvrfl0 siècle, le titre d'évêque, et, quand il eut reçu ses lettres patentes, il voulut avoir une demeure qui convînt à sa dignité. Il fit venir chez lui un peintre renommé de Drontheim, et décora son salon et son cabinet de travail de quatre grandes toiles représentant des bergers et des bergères, de belles dames à paniers, tenant du bout des doigts une rose épanouie, et à leurs pieds de jolis jouvenceaux cueillant des fleurs. Le dessin est tout ce qu'on peut voir de moins artistique; mais le fait est curieux. En étudiant l'histoire de l'idylle dans ses diverses transformations, je n'avais pas encore appris qu'elle fût venue se nicher dans la demeure d'un prêtre de Nordland, au 66* degré de latitude. Au delà de Bodô, on entre dans le Vesterfiord, si vaste en certain endroits, qu'on le prendrait pour la pleine mer. Mais après avoir navigué au large pendant quelques heures, on voit de nouveau reparaître des groupes de montagnes, des amas de rochers. Ce sont les îles Lofodden, l'un des points les plus remarquables de la Scandinavie. C'est là que chaque année les pêcheurs du Nord se rassemblent pour la pêche d'hiver. Il en vient du Finmark, de Drontheim et de Bergen. Il en vient par centaines, par milliers. On compte, dans les diverses îles dispersées à travers le fiord, environ trois mille bateaux, et chaque bateau est occupé par six hommes. Les uns pèchent à la ligne, d'autres au filet. Ils laissent chaque soir leurs filets à la mer et vont les retirer le lendemain. Ils arrivent au mois de janvier ou février, et ne s'en retournent guère qu'au mois d'avril. Chaque île est occupée par un marchand qui fournit aux pêcheurs de quoi subvenir à leurs besoins imprévus, car ils apportent avec eux leurs provisions de beurre, de farine, de lait et d'eau-de-vie. Le même marchand leur loue, pour une taxe moyenne de
�292
LETTRES SUR LE NORD.
vingt-quatre poissons par homme, les séchoirs et les malheureuses cabanes où ils se réunissent quelquefois au nombre de dix-huit ou vingt-quatre. En arrivant à la station qu'ils se sont choisie, ils élisent parmi eux un patron. C'est d'ordinaire un vieux pêcheur expérimenté qui a pour mission d'apaiser leurs différends, d'observer l'état de la température, de voir si elle ne présage pas quelque tempête, et de guider vers les bancs de poisson sa petite flottille. D'après le règlement de 1830, ce patron doit être réélu chaque année, et les hommes placés sous sa surveillance lui payent chacun un tribut de deux poissons. Autour des côtes de Lofodden, les poissons descendent en si grande quantité, qu'ils s'entassent les uns sur les autres et forment souvent des couches compactes de plusieurs toises de hauteur. Le patron jette la sonde dans la mer, et, là où il la sent rebondir sur le dos des poissons comme sur un roc, il s'arrête et commence la pêche. Chaque matin il consulte l'état de l'atmosphère, la direction du vent, et, lorsqu'il arbore son pavillon, c'est le signal du départ. Au mois de février, sur ces côtes septentrionales, les nuits sont si longues, l'obscurité si épaisse, que les pêcheurs n'osent pas sortir avant neuf heures du matin ni rester à la mer passé quatre heures du soir; ils reviennent alors dans leurs cabanes ou préparent le poisson dans les bateaux. Il y a une partie de leur pêche qu'ils vendent au moment même aux marchands de Drontheim, une autre qu'ils suspendent à des perches pour la faire sécher, et qu'ils viennent reprendre au mois de juin. Ils ont encore une saison de pêche en été, sur les côtes du Finmark ; mais à cette époque elle est moins abondante et moins active. On peut évaluer le produit des deux saisons, terme moyen, à 300 fr., et, pour gagner cette somme, ces pêcheurs passent une misérable vie. Rien qu'à voir ces cabanes en bois qui les abritent à peine contre le froid, ce sol nu où ils reposent avec leurs habits humides, on
�SANDTORV.
293
éprouve un profond sentiment de pitié. C'est là qu'ils restent trois mois au milieu de l'hiver, loin de leur famille, pauvrement vêtus et pauvrement nourris, couchés la nuit dans la boue, et s'en allant le jour tirer des filets hors d'une eau glacée. La malpropreté, l'humidité des vêtements, la mauvaise nourriture, engendrent parmi eux des maladies graves dont ils ne guérissent presque jamais: c'est la gale, la lèpre, l'éléphantiasis, et surtout le scorbut. Un poëte de Norvège, Peter Dass, pasteur d'Alstahoug, a décrit en termes pathétiques les privations auxquelles ces malheureux sont condamnés, les dangers continuels qui les menacent ; et les pêcheurs, touchés de voir un homme s'intéresser ainsi à leur sort, ont béni le nom de Peter Dass dans leurs traditions et perpétué sa mémoire dans leurs regrets. Au haut de la grande voile blanche des iagt nordlandais, on aperçoit deux petites bandes noires en vadmel, et l'on dit que c'est le signe de deuil adopté par les pêcheurs depuis la mort de Peter Dass. L'histoire littéraire cite quelques .éclatants témoignages d'admiration rendus à la mémoire des.hommes illustres; pour moi, je ne connais rien de plus touchant que ce nom du pauvre prêtre passant de père en fils au sein de la colonie des pêcheurs, et ce deuil du poëte porté sur toutes les barques à travers tous les golfes1. Cependant ni la misère, ni les infirmités, ni les périls d'une mer orageuse, n'arrêtent les hommes du Nord; ils aiment leur vie de pêcheur, et rien au monde ne pourrait les en détacher. Le Nordlandais de nos jours est comme celui des temps anciens ; il va à la mer par instinct, par entraînement ; il y retourne par habitude. C'est son do1. Le poëme de Peter Dass, l'un des livres les plus populaires qui existent en Norvège, a pour titre : Norlands Trompet. Il y en a encore un autre du même genre sur le Finmark, mais qui est moins répandu. L'auteur naquit en Wtl et mourut en 1708.
�294
LETTRES SUR LE NORD.
mairie, c'est sa richesse, c'est son orgueil; c'est là que l'enfant exerce ses forces naissantes ; c'est là que l'homme marié va chercher les moyens de soutenir sa famille ; c'est là que le vieillard veut retourner encore si les infirmités ne l'en empêchent pas. Le jour où le fils du pêcheur va passer un hiver à Lofodden, de ce jour-là date son entrée dans la vie ; il revêt la camisole de cuir, il porte les grandes bottes, il est fier, il est homme. Si ingrate que soit la terre du Nordland, elle porterait cependant quelque récolte, si le pêcheur voulait la labourer ; mais il ne la cultive qu'à regret et négligemment, car toutes ses pensées sont tournées du côté de la mer, et, du moment où il quitte la mer, il tombe dans une profonde paresse. Qu'on dise à un Nordlandais de faire un quart de lieue à pied, il trouvera le chemin prodigieusement long ; mais qu'on lui dise d'aller par eau et de ramer pendant plusieurs heures, il sourit, il accepte, il est prêt. Les paysans de la paroisse de Tromsô, qui s'étend fort loin, ne craignent pas de faire quinze ou vingt lieues avec leur bateau pour venir le dimanche à l'église; mais, une fois arrivés dans le port, il leur en coûte de traverser une place et quelques rues, et les marchands, qui connaissent cette indolence, ont bâti leurs magasins aussi près que possible de la grève, afin d'avoir plus de chalands. Nous venions de passer la limite du Vesterfiord. La mer était orageuse, le ciel noir, le vent froid ; on ne pouvait plus se promener sur le pont sans un triple vêtement de laine, et l'on ne pouvait descendre dans le salon sans respirer la funeste odeur du mal de mer. Les passagers les plus robustes essayaient de résister à la rigueur de l'air en marchant à pas forcés sur la dunette, et les moins résolus tournaient un regard timide vers le capitaine, comme pour lui demander si l'on n'arriverait pas bientôt à la station de relâche. Mais le thermomètre baissait de plus en plus, le vent enflait encore les vagues, et nous
�SANDTORV.
295
n'apercevions que l'eau et les montagnes nues. Tout à coup, au détour d'une baie, sur un promontoire vert, nous vîmes apparaître une grande et belle maison entourée de quelques magasins : c'était le lieu où nous devions passer la nuit, c'était l'île de Sandtorv. L'île est grande et bien peuplée; la pointe de terre qui s'élève en face de nous est habitée par un riche marchand qui fait, deux fois par année, le voyage de Bergen avec son propre iafft, pour vendre le poisson qu'il a acheté et ramener les denrées qu'il débite dans le pays. Chaque pêcheur est un de ses vassaux, chaque voisin lui doit quelque redevance; ses champs d'orge et ses pâturages s'étendent au loin sur la côte. Sa maison est l'hôtel des voyageurs, le foyer des nouvelles, la Bourse où se discutent les affaires d'État et les affaires de commerce. Il n'y a que lui qui soit en relations directes avec les deux grandes villes du Nord, Bergen et Drontheim; il n'y a que lui qui reçoive le journal de Christiana. Derrière sa demeure, qui, pour les pauvres gens de ce pays, doit être un vrai palais, on aperçoit cinq ou six cabanes en bois ; l'une est habitée par un tonnelier, une autre par un cordonnier, tous deux également pauvres, obligés de chercher dans la pêche une ressource qu'ils ne trouvent pas dans leur métier. Un peu plus loin, j'aperçus la maison du pilote ; il était sur le chemin au moment où je passais, et me pria d'entrer. Sa fille m'apporta une chaise, sa femme m'offrit du lait ; car la pauvreté ici n'exclut pas l'hospitalité, et la porte du pêcheur, comme celle du marchand, est ouverte à l'étranger. Pendant que la famille du pilote était ainsi occupée à me recevoir, je regardais cette demeure ; elle était triste : une seule chambre au rez-de-chaussée, étroite et puante, servant de chambre à coucher, de cuisine et de salle de réunion à toute la famille ; en haut, une autre chambre, où les femmes se retirent l'hiver pour filer la laine et tisser, quand les hommes sont à la pêche; au dehors, un séchoir
�296
LETTRES SUR LE NORD.
pour le poisson, un hangar inachevé : voilà tout. Ces pauvres gens couchent sur une planche recouverte d'une peau; ils portent des vêtements de vadmel, ils boivent du lait mêlé avec de l'eau, après l'avoir laissé fermenter pendant plusieurs mois, et ils se nourrissent toute l'année de fromage et de poisson. Comme ils manquent souvent de foin pour les bestiaux, ils font bouillir les têtes de poisson dans l'eau et les donnent à leurs vaches, qui les mangent, dit-on, avec avidité. Autour d'eux, la terre ne produit qu'un peu d'orge ; souvent la récolte manque, et, quand elle donne cinq à six fois la semence, on peut dire que c'est une excellente année. L'hiver et l'été, le mari va à la pêche ; la femme travaille avec ses enfants, et cette famille vit ainsi au jour le jour. Elle a l'air paisible et content, et quand le mari vint me reconduire, quand il me montra le vallon, fermé d'un côté par la mer, de l'autre par une masse de montagnes dont les sommités, couvertes de neige, s'effacent dans le lointain, à l'accent de joie et de vérité avec lequel il me disait : a Oh ! c'est un joli pays que notre vallon de Sandtorv! » je voyais qu'il n'aurait voulu changer son sort contre nulle autre destinée au monde. En revenant vers la maison du marchand, j'entendis des chants norvégiens, des éclats de voix. La plupart de mes compagnons de voyage étaient rassemblés chez lui. La table était dressée, la carafe de punch d'un côté, le flacon de vin de Porto de l'autre, la théière au milieu. Le maître de la maison allait tour à tour auprès de chacun de ses hôtes, l'invitant à répondre à son toast et à boire. Quand il me vit entrer, il accourut aussitôt à ma rencontre et me souhaita la bienvenue, en me serrant la main avec la cordialité norvégienne ; puis il m'apporta un verre, et d'abord il fallut boire à ma santé, à la sienne, à celle de sa famille et à celle de toutes les personnes qui se trouvaient là. Cette première tournée de toasts était à
�SANDTORV.
297
peine finie qu'on en recommença une autre, et à chaque nouvelle série de compliments bachiques c'étaient de nouvelles chansons et de nouveaux cris de joie. Pendant ce temps, les femmes, assises à l'écart, regardaient silencieusement cette scène bruyante, ne se levant que pour venir elles-mêmes verser du punch dans nos verres et se rasseyant aussitôt. Mais il y avait parmi elles une jeune fille au visage pâle, au regard languissant, qui soulevait parfois timidement vers nous sa blonde tête, et dont l'âme souffrante semblait, comme Mignon, appeler, au milieu de cette froide contrée, la terre où les citrons fleurissent.
�TROMSO.
A MICHEL CHEVALIER.
Tromsô est l'un des points importants de cette province de Halogaland, dont l'histoire remonte jusqu'au delà des traditions authentiques. C'était, dès les premiers temps du moyen âge, un lieu que les pêcheurs visitaient dans leurs courses, et que le peuple citait dans ses récits. Vers le milieu du xnT siècle, les habitants des bords de la mer Blanche vinrent s'établir dans cette province; Hakon Hakonsen, roi de Norvège, leur fit bâtir une église (Sanctx ilarix de Trums ecclesia) qui devint plus tard une des quatorze chapelles royales, et que l'histoire ecclésiastique cite souvent. L'église attira les habitants de la contrée, puis les marchands; l'intérêt commercial s'adjoignit au sentiment religieux ; les paysans agenouillés dans la nef écoutèrent la parole du prêtre, puis revinrent sur la côte échanger leurs denrées. C'est ainsi qiie l'église a été, pour un grand nombre de villes, une source de prospérité, pour toutes un mobile de civilisation. L'église de Tromsô eut encore une autre influence qui, dans un siècle livré aux superstitions, ne laissait pas que d'être assez importante. Elle chassa les Trolles et les sorciers du pays : auparavant ils avaient coutume de se réunir, à certains jours de l'année, sur la montagne située de l'autre côté, du port ;
�TROMSO.
299
le son des cloches, l'hymne religieux, les effrayèrent ; les uns s'enfuirent en Islande ; d'autres, dit-on, ne craignirent pas d'aller jusqu'au Blocksberg. La situation de Tromsô auprès d'une rade sûre, au milieu d'une enceinte d'îles nombreuses, entre les riches pêcheries de Finmark et celles de Nordland, devait nécessairement favoriser son existence commerciale. Cependant peu de marchands y bâtirent leur demeure, et ce ne fut pendant longtemps qu'un point de réunion périodique e* passager. Son existence comme ville date du xvme siècle ; en 1794, elle eut ses privilèges de bourgeoisie et commença à se développer. La guerre de 1808 et 1809, qui porta préjudice à toutes les villes de commerce du Danemark, favorisa celle-ci; les Russes vinrent lui demander le produit des pêches du Nord, et lui apportèrent les denrées qu'elle répandit à travers deux grandes provinces. En 1801, on ne comptait encore à Tromsô que 150 habitants; aujourd'hui il y en a près de 1400. En 1837 , il est entré dans le port de cette ville trente-neuf bâtiments russes, trois hollandais, six danois, cinq hambourgeois, deux suédois, six brémois. Ils apportaient du blé, du chanvre, des denrées coloniales, et ils sont partis emportant du poisson sec, de l'huile de poisson, des peaux de chèvre, de renne, de renard, et de l'édredon. Tromsô est le chef-lieu de Finmark, la résidence de l'évêque et du gouverneur ; le district de l'évêque s'étend jusqu'à l'extrémité du Nord: il doit parcourir à certaines époques tout son diocèse, visiter les écoles, entrer dans toutes les baies où il y a une église. C'est un voyage pénible , auquel il consacre les mois d'été, et qu'il n'achève guère que dans l'espace de quatre ans. Quand je vis cette ville pour la première fois, c'était un dimanche. J'entrai dans une longue rue terminée aux deux extrémités par des montagnes de neige ; en face de moi était le port avec ses lourds magasins et ses bâtiments
�300
LETTRES SUR LE NORD.
de commerce, puis la vieille église posée près de la grève, la mer fuyant dans le lointain, et de tous côtés un horizon sévère, des remparts de roc, des cimes élancées, des masses de neige. Les boutiques des marchands étaient ouvertes ; les paysans des environs, les femmes de la ville se pressaient autour du comptoir; c'était une curieuse chose que de voir, au milieu de cette nature sauvage du Nord, ces denrées de la civilisation et ce mélange de costumes , de physionomies ; la jeune fille de Tromsô habillée comme une grisette parisienne, le matelot russe avec sa longue barbe et ses cheveux taillés en forme de couronne, et le Lapon avec sa blouse de vadmel gris, son bonnet bleu pointu, sa ceinture de cuir ornée de boutons d'étain et ses souliers de peau de renne. Les Lapons viennent ordinairement ici le dimanche pour assister aux offices religieux, faire l'échange de leur poisson, de leurs pelleteries, contre les denrées dont ils ont besoin. Dans le cimetière, il y avait plusieurs femmes laponnes qui portaient un berceau sur leurs bras et attendaient l'heure où le prêtre pourrait baptiser leurs enfants. Ce berceau n'est autre chose qu'une planche creusée , revêtue de cuir au dehors, remplie de mousse au dedans, serrée par une enveloppe de cuir, recouverte à l'endroit où repose la tête d'une espèce de dais en cuir et ornée d'un triple rang de grains en verre de couleur qui s'étend sur le visage de l'enfant comme pour flatter son regard au moment où il s'éveille. On dit que ces femmes n'aiment pas à découvrir la tête de leurs enfants devant des étrangers, car elles ont peur que ceux-ci ne leur jettent quelque sort; mais cette superstition ne paraissait pas exister parmi celles que nous avons vues, ou si elles redoutent l'influence magique du regard humain pour l'être chétif qu'elles portent sur leur sein, elles ne redoutent pas au moins celle de la nature. L'hiver, quand elles se réunissent à Tromsô, elles mettent le berceau dans la neige et
�TROMSÔ.
301
vont tranquillement à leurs affaires. Du reste , la plupart des Lapons que l'on rencontre ici ne sont que des Lapons fixes qui ont établi leur demeure au bord des golfes et vivent là à l'aide de leur pêche et de quelques bestiaux. "Ce sont les Sofmner, comme on les appelle dans ce pays. Les Fieldfinner, ou Lapons nomades des montagnes , apparaissent plus rarement. Ce mot de Finner, ou Finnois , celui de Quaner et celui de Finlànder, ont produit parfois une confusion qu'il importe d'éclaircir. Les Finner et les Lapons ne forment qu'un seul et même peuple ; les uns habitent dans la Laponie norvégienne ou Finmark; les autres dans la Laponie suédoise ou Lappmark : voilà toute la différence. Les Quaner et les Finlànder forment un autre peuple dont les traditions et la langue accusent une parenté primitive avec les Lapons. Cette question d'origine, d'histoire et de psychologie laponne, est trop étendue pour être traitée ainsi en passant. Nous nous proposons de la discuter plus tard avec le soin qu'elle mérite. Tromsô est, comme presque toutes les villes de Norvège, complètement bâtie en bois. Auprès de l'église sont rangées les petites cabanes que les paysans du district ont eux-mêmes construites pour avoir un refuge quand ils viennent de quinze ou vingt lieues assister le dimanche à l'office. Plus loin sont les habitations des marchands ; il y a une certaine coquetterie dans leur ameublement et dans la peinture qui les décore ; le luxe de la civilisation a passé depuis longtemps le cercle polaire. Les soieries de Lyon, les étoffes de Mulhouse, repoussent chaque jour plus loin le tissu de vadmel et fascinent le regard du pêcheur, comme celui du riche bourgeois ; partout l'antique costume disparaît, et la rude simplicité des vieux enfants de Norvège fait place à des besoins factices dont la fatale contagion s'étend jusqu'à la chaumière. J'ai vu souvent dans ce pays de pauvres maisons où le pied glissait sur le
�302
LETTRES SUR LE NORD.
sol fangeux, où des chiffons cachaient la moitié des fenêtres; mais il y avait des lithographies encadrées sur la muraille. J'ai vu des malheureux qui n'avaient pour toute nourriture qu'un peu de mauvaise bouillie, mais ils voulaient la voir servie dans une tasse de faïence et la manger avec une cuiller plaquée. C'est une rude tâche pour celui qui aime les costumes primitifs que d'en chercher au milieu de ces provinces fermées encore à quelques-unes de nos idées favorites, mais déjà conquises par la mode. Je me rappelle toujours la colère artistique de M. Mayer qui nous accompagnait en Norvège, lorsque, au lieu d'apercevoir les costumes nationaux, les draperies pittoresques pour lesquelles il avait si bien préparé sa toile et ses pinceaux, il ne voyait de tous côtés que le frac français grossièrement taillé, le pantalon collant et la cravate empesée. Mais pourquoi nous plaindre de cet échange de formes surannées contre des modes nouvelles ? Tout cela n'est que le signe extérieur du mouvement d'idées qui passe des villes influentes aux villes passives. Les habitants de ces provinces reculées tournent dans l'isolement leurs regards vers les pays lointains dont ils comprennent le pouvoir, dont ils subissent l'ascendant; s'ils hésitent à sortir de leur cercle habituel, il y a là une sorte de force magnétique qui les attire ; s'ils s'assoupissent dans le silence de leur retraite, il y a là une voix éloquente qui les réveille, un cri populaire qui les ébranle, un chant de poëte qui les attendrit. Peu à peu ils en viennent à s'associer à la vie du. peuple dont l'activité les préoccupe, car ils sentent que là est la vie du monde entier; ils applaudissent à sa gloire, ils chantent ses conquêtes. Soyons fiers de l'empire que la France exerce sur ces hommes du Nord ; ce n'est plus comme au xvnr siècle l'empire d'un caprice de cour, mais celui de la pensée. J'ai vu dans une île de Finmark tout un corps d'offi-
�TEOMSÔ.
303
ciers répéter avec émotion les refrains de nos chants nationaux , et, lorsque les marchands qui nous donnaient asile le long de la route parlaient de la révolution de 89 et de la- révolution de Juillet, on eût dit, à les entendre raconter dans tous leurs détails ces deux phases de notre histoire, qu'ils relataient l'histoire de leur propre nation. Cependant la même décroissance successive que l'on remarque ici dans la végétation existe dans les œuvres de l'homme. A mesure qu'on avance vers le nord, les villes deviennent plus rares et plus petites, et les communications plus difficiles. Le soleil de la civilisation, de même que le soleil de la nature, ne jette que de temps à autre une lueur pâle sur ces montagnes entourées de nuages, et le froid de la mort intellectuelle menace d'envahir la demeure du paysan retiré dans son île silencieuse. Mais ces hommes luttent avec énergie contre le sort qui les effraye ; ils rassemblent autour d'eux tous les éléments possibles d'instruction et y cherchent un refuge dans leurs longs jours de solitude. Les naturalistes ont assigné une limite à la végétation du pin et du bouleau ; on ne pourrait en assigner aucune à l'intelligence de l'homme. Dans la plus humble cabane du pêcheur du Finmark, il y a quelques livres : une Bible, un livre de psaumes, un lambeau d'histoire ; et, dans cette ville de Tromsô, située au 70e degré de latitude , habitée par une vingtaine de marchands et quelques familles de manœuvres, qui le croirait? il y a une école latine, deux sociétés de lecture, une société d'harmonie et une société dramatique. Il y avait même en 1832 une imprimerie et un journal, Finmarkens amtstkknde , petite feuille in-4° qui paraissait deux fois par semaine. Ces deux entreprises littéraires n'ont pu se maintenir ; mais on parle de les relever. L'école latine compte une trentaine d'élèves. Trois professeurs y enseignent l'histoire, la géographie, l'allemand, le français, l'anglais, le grec et l'hébreu. Les maîtres, aidés
�304
LETTRES SUR LE NORD.
par quelques souscriptions volontaires, ont eux-mêmes formé une bibliothèque classique dont la gestion est abandonnée aux élèves. Les deux sociétés de lecture se composent d'une quarantaine de membres. La première, fondée en 1818, a déjà réuni onze cents volumes. La seconde est abonnée aux principaux journaux d'Allemagne, de Suède et de Danemark. La société musicale donne chaque hiver quatre grandes soirées et quelques soirées extraordinaires au bénéfice des pauvres. La société dramatique compte au nombre de ses membres toute la société de la ville, hommes et femmes ; son théâtre est d'un aspect peu monumental et ses décorations ne sont ni très-larges ni très-variées. Je crois que dans ce moment elles se composent de deux toiles peintes de chaque côté et qui représentent l'intérieur d'une chambre, un coin de rue, une tour et une montagne. La tâche du machiniste consiste à savoir retourner ces toiles à propos et à y joindre quelques accessoires de circonstance. Dans les grandes solennités du théâtre de Tromsô, on a pu voir ce qu'on voyait au Globe du temps de Shakspeare : un buisson d'épines représentant la forêt de Windsor et une lanterne simulant le clair de lune. Mais ici du moins les misères de l'art ne vont pas jusqu'à donner à un homme un gracieux rôle de jeune femme. Si jamais les membres de cette honorable société ont la hardiesse de mettre à l'étude quelque pièce du poëte anglais, il y aura une Juliette aux yeux bleus pour s'écrier : Il is 110 the larke, et une Desdemonapour chanter d'une voix mélancolique la romance du Saule. Déjà l'on cite une jeune actrice charmante à voir dans quelques pièces de Holberg, et il en est une autre qui s'est illustrée à jamais par l'intelligence qu'elle a déployée dans les plus jolis vaudevilles de Scribe ; car la société dramatique de Tromso joue les vaudevilles de Scribe. Les fils de marchands s'habillent en colonels de
�TROMSÔ.
305
la garde, et leurs sœurs s'appellent sept ou huit fois par an marquise ou comtesse. C'est ainsi que les habitants de cette côte du Nord cherchent à tromper l'ennui de leur hiver, la dureté de leur climat. De Drontheim ici, il n'y a guère que cent lieues de distance, et le changement de température est prodigieux. Autour de Tromsô, on ne trouve ni arbres ni fruits, point d'épis d'orge dans la vallée, point de rameaux de pins sur les montagnes, et si l'on veut avoir un bouquet de fleurs , il faut le faire éclore dans l'intérieur d'un appartement comme dans une serre chaude. J'ai vu un jour une jeune femme de Tromsô pleurer en regardant une branche de lilas que son mari lui apportait de Christiana : « Oh ! mon Dieu, s'écriat-elle, il y a sept ans que je n'ai rien vu de semblable. » Le souvenir, dit George Sand, est le parfum de l'âme ; pour cette femme née sous un ciel plus doux, cette fleur à moitié fanée était un souvenir des joies de son enfance. D'une main tremblante, elle effleurait tour à tour les légères corolles de ces rameaux cueillis près de la maison paternelle, et dans leur calice desséché, dans leur arôme évanoui, elle semblait chercher les rêves décolorés de son printemps. Mais ni la rigueur du climat, ni la longue obscurité des nuits d'hiver, ne peuvent altérer l'affection que ces habitants portent à leur pays. Ils l'aiment avec sincérité et le font aimer au voyageur par leur hospitalité cordiale ; ici tout étranger est comme un hôte de prédilection que la Providence envoie aux habitants de la ville. La maîtresse de maison le regarde avec une sorte de sollicitude maternelle ; et les jeunes filles au regard timide, aux cheveux blonds nattés, le servent elles-mêmes à table comme des filles de patriarche. J'étais entré à Tromsô plein de curiosité ; j'en sortis avec un sentiment de regret. Dans les maisons où l'on m'avait admis , mes yeux n'avaient pas reconnu le luxe
�306
LETTRES SUR LE NORD.
d'un salon parisien ; sur la table dressée devant nous on ne voyait ni les rbmer des bords du Rhin , ni les coupes roses de Bohème, mais j'avais rencontré partout un regard bienveillant, j'avais senti une main affectueuse se reposer dans la mienne comme une main de frère : c'était là ce que je regrettais. En naviguant plus loin vers le nord, nous aperçûmes encore les mêmes montagnes arides, les mêmes ravins remplis de neige, que nous n'avions presque pas cessé de voir depuis le district de Drontheim. Mais bientôt nous arrivâmes sur la côte d'Alten, lieu cité par les naturalistes comme un phénomène. Et n'est-ce pas un vrai phénomène que ces coteaux qui reverdissent au milieu d'une contrée couverte de neige, et cette terre septentrionale qui tout à coup semble se ranimer, qui recueille ses forces et porte dans les airs de grandes tiges de pins et des forêts de bouleaux ? Alten était autrefois la résidence du gouverneur de Finmark ; la maison qu'il occupait va être convertie en hôpital : ce lieu sera réservé surtout aux pauvres pêcheurs attaqués de la lèpre et aux incurables. Déjà le médecin attaché à cet établissement est venu s'y installer, et l'on dit que l'hiver prochain quarante malades pourront y être admis : c'est bien peu, si l'on songe à l'étendue du district auquel il est destiné, et à la quantité de malheureux qui languissent dans l'abandon ; mais jusqu'à présent nulle institution de ce genre n'avait été fondée en Finmark. C'est une œuvre de bienfaisance dont on doit louer le gouvernement. Dans cette province aride, partout où il y a un coin de terre habitable, l'homme accourt aussitôt pour y construire sa demeure. Tout le contour du golfe d'Alten est parsemé d'habitations ; à une demi-lieue de l'ancienne maison du gouverneur est Bossekop (baie de la baleine), joli hameau où l'on trouve un riche marchand et une bonne auberge. Vis-à-vis est Talvig, chef-lieu de la paroisse, et à un mille de là Kaafiord.
�TROMSÔ.
307
Kaafiord n'était encore, il y a quinze ans , qu'une baie déserte ; l'habileté d'un négociant anglais y a fondé une colonie. Une mine de cuivre, découverte dans la montagne voisine du golfe, exploitée avec intelligence, est devenue pour lui un moyen de fortune , et pour tout le pays une source de prospérité. Dès le xvne siècle , cette mine avait été révélée au gouvernement danois, et quelques travaux furent entrepris pour en constater la valeur ; mais alors les moyens d'exploitation n'étaient pas aussi faciles qu'ils le sont devenus depuis. On ignorait l'emploi du charbon de terre, et le bois était trop cher ; après une étude superficielle de la position de la mine, l'entreprise fut abandonnée ; le peuple en parla encore, mais personne n'osa la continuer. En 1825 , une femme laponne trouva sur les rochers un morceau de cuivre qui brillait tellement aux rayons du soleil, qu'elle le prit pour ded'or ; cet échantillon tomba entre les mains de M. Crowe, alors négociant à Hammerfest, qui le porta en Angleterre. A son retour, il savait qu'il y avait des veines de cuivre à Kaafiord, plus riches que celles de Suède ; il visita le sol avec des ingénieurs , reconnut l'étendue des mines et sollicita un privilège d'exploitation. Le gouvernement norvégien se montra très-libéral dans ses concessions ; il lui accorda le produit net et exclusif des mines pendant dix ans, à partir du jour où il fondrait à Kaafiord le premier lingot ; ce privilège était daté de 1826. En 1827 , M. Crowe envoyait déjà en Angleterre plusieurs bâtiments chargés de minerai. L'exploitation , entreprise sur une large échelle et avec des capitaux considérables , obtint bientôt un succès décisif. D'année en année, les travaux devinrent plus importants, le nombre des ouvriers s'accrut , et là où l'on ne comptait naguère pas une habitation d'homme , on vit s'élever des maisons , des ateliers, des magasins ; aujourd'hui M. Crowe emploie près de onze
�308
LETTRES SUR LE NORD.
cents personnes. C'est une colonie entière qui se suffit à elle-même, qui a son église, son marchand, son médecin, son école, et qui tend à s'agrandir plutôt qu'à diminuer ; le minerai donne trente et quarante pour cent. De l'autre côté du golfe, l'habile directeur de cet établissement a fait creuser une autre mine plus riche encore que la première. Cette année il a commencé à faire des lingots de cuivre, et il en a déjà chargé plusieurs bâtiments. Les mines creusées tout récemment sont loin d'offrir l'aspect grandiose et pittoresque des mines du Danemora et de Fahlun, qui descendent jusque dans les entrailles de la terre ; mais ce qui m'a paru curieux à Kaafiord, c'est de voir cette ruche d'abeilles formée si promptement par la volonté d'un homme, et ce mélange d'ouvriers de divers pays et de diverses races rassemblés sur le même filon, dirigés par la même main. Il y a ici des Russes , des Anglais, des Allemands, des Norvégiens, des Lapons. Chaque année, au printemps, il arrive des Suédois et des Finlandais qui travaillent là pendant l'été, vivent pauvrement, épargnent presque tout ce qu'ils gagnent, et s'en retournent avec deux ou trois cents francs au commencement de l'hiver ; et tous ces hommes, d'une nature rude, vivent ensemble en bonne intelligence.-Il est rare qu'on ait à signaler parmi eux ou une rixe ou une infraction au règlement. Lorsqu'un pareil cas se présente, les directeurs des mines sont eux-mêmes juges du délit ; et si le coupable est condamné à payer une amende, elle retombe dans la caisse des pauvres. En même temps que le maître cherche à maintenir parmi les ouvriers une discipline sévère, il travaille aussi à leur donner des garanties de sécurité pour l'avenir. S'ils tombent malades, le médecin les visite gratuitement ; s'ils sont hors d'état de travailler, la caisse des pauvres vient à leur secours. Une loi d'équité les gouverne dans leurs jours de travaux ; une loi de bienfaisance les soutient dans leurs jours d'inquiétude. Ce sont ces
�TROMSÔ.
309
sages institutions qui les retiennent dans leur devoir et les attachent à l'établissement. Nous partîmes de Kaafiord avec une barque à voiles du pays et cinq rameurs. C'était le soir : une teinte de lumière plus douce s'étendait sur le paysage. Des flocons de vapeur, mêlés à la fumée de la fonderie, enveloppaient les mines que nous avions visitées le matin. A travers ces nuages flottants on distinguait la chapelle en bois , bâtie au-dessus de l'eau, à la pointe du rocher, comme celle de Guillaume Tell ; çà et là quelques pins élevant leur tête arrondie au milieu des habitations d'ouvriers ; au bas le golfe bleu et limpide, et dans le fond trois montagnes de neige serrées, fermant, comme un rempart inaccessible , cette enceinte pittoresque. Une brise fraîche avait enflé la grande voile carrée de notre embarcation ; et en voyant fuir derrière nous le sommet des îles et la pointe des promontoires, nous calculions déjà l'heure à laquelle nous aborderions dans le port de Hammerfest. Mais bientôt la mer s'aplanit, la voile se reploya sur le mât qui la soutenait, et nos rameurs prirent leurs avirons. Notre marche était moins rapide , mais charmante. A minuit, le soleil brillait encore à l'horizon; de grands jets de lumière'couraient sur les vagues comme une fusée , et la mer, où le dernier souffle de la brise venait de s'endormir, était çà et là blanche comme l'acier, rouge comme la lame de cuivre qui sort de la fournaise , verte comme l'herbe des champs. C'était la nuit, mais une nuit semblable à une aurore de printemps. L'eider au plumage brun courait encore sur la grève, le goéland se berçait dans le sillage argenté de notre barque, et les algues du rivage élevaient leur tête humide au-dessus de l'eau comme pour aspirer un rayon bienfaisant de lumière. Nous passions entre des montagnes aux pointes aiguës, fortement tranchées, les unes arrondies à leur sommité comme une tour, d'autres portant une crête allongée et crénelée
�310
LETTRES SUR LE NORD.
comme un rempart, et de temps à autre une barque laponne glissait à côté de nous, comme pour nous apprendre qu'entre les baies dont nous ne voyions pas le fond, il y avait des hommes, et sur les rocs nus, des habitations. Au bout de la grève nous en apercevons une, et nous dirigeons notre barque de ce côté. Ce n'est pas une maison , c'est une espèce de tanière informe, surchargée de terre et de touffes de gazon. Elle est située au pied d'un roc aigu qui la menace chaque jour d'un éboulement de pierres ou d'une avalanche ; et l'on n'y arrive qu'à travers une longue couche de fucus glissants. A l'intérieur, le sol est nu, les murailles nues. On ne voit ni chaises, ni tables, ni meubles. Deux pierres posées au milieu de cette sombre enceinte servent de foyer ; un peu de paille et quelques peaux étendues sur la terre humide servent de ht. Un homme portant une blouse de laine grise et de grandes bottes de pêcheur est à la porte : c'est le propriétaire de cette habitation. Je m'assieds à côté de lui, sur une pierre couverte de mousse, et il me raconte son existence. Il est né dans le district de Tromsô, et dès son enfance il a été à la pêche l'hiver comme l'été. Un jour qu'il se trouvait par hasard sur cette côte , il y jeta ses filets et en retira une quantité de beaux poissons. Cette découverte le décida à demeurer ici. Il assembla çà et là quelques poutres éparses et bâtit sa cabane. Son père, pauvre pêcheur comme lui, ne lui avait pas laissé, en mourant, un seul schelling. Sa femme avait eu pour dot une génisse ; cette génisse lui donna quelques veaux. Avec le produit de sa pêche il acheta une demi-douzaine de brebis. Sa fortune n'est pas allée plus loin. L'hiver, ii laisse sa femme filer la laine et va à la pèche. L'été, sa femme émigré aussi ; elle conduit son petit troupeau dans une île voisine, afin d'épargner le gazon qui croît autour de leur demeure. En automne, ils se rejoignent tous deux, ils font leur récolte de foin, qui est parfois si court,
�TROMSÔ.
311
qu'au lieu de le couper avec la faucille, ils sont obligés de le cueillir avec la main. Quand vient l'hiver, leurs génisses et leurs brebis couchent à côté d'eux dans leur cabane , et ils les nourrissent avec le peu d'herbe qu'ils ont amassée, avec les fucus de la côte et des tètes de poisson bouillies dans l'eau. Cet homme, qui me racontait ainsi sa vie misérable , a un regard intelligent et parle un pur norvégien. Au commencement de notre conversation , trompé par la forme de ses habits, je lui ai demandé s'il n'était pas Lapon, et il s'est révolté à cette question. Il veut bien être pauvre, mais non pas Lapon. En fouillant dans sa demeure, je trouve une petite caisse de livres usés et sales. Ce sont des ouvrages de piété, des psaumes, des sermons et deux volumes dépareillés d'un voyage dans les mers du Sud. Il me raconte qu'il a acheté ces livres à Tromsô, dans une vente publique, et qu'il les a tous lus. «c En voici un seulement, me dit-il, que j'ai essayé de lire plusieurs fois, mais que je n'ai pas compris. » C'était une grammaire latine. Un de nos rameurs, nous entendant prononcer le mot de latin, et séduit par l'idée d'apprendre cette langue, s'avance aussitôt et achète cette grammaire. Dans cette même cassette, d'où nous venions de voir surgir un rudiment classique, je découvre deux petits cahiers plus intéressants encore. L'un est le livret en partie double où le marchand inscrit ce que le pêcheur lui doit et ce qu'il a payé. Toute la vie de ce malheureux est là dedans, toutes ses joies et toutes ses anxiétés. Quelquefois il a été en retard de 5 à 6 écus, puis il s'est remis péniblement au courant. Il est allé chez le marchand dans un jour de joie, et il a acheté pour 5 schellings d'eau-de-vie S pour 15 schellings de tabac ; il a acheté une demi-tonne de
1. Le schelling de Norvège vaut environ cinq centimes de notre monnaie.
�312
LETTRES SUR LE NORD.
farine qui lui a coûté bien cher, du chanvre pour faire ses filets, un mouchoir d'indienne pour sa femme, un peu de sucre et de café et une tasse en faïence pour le boire. Tout cela formait une longue addition qu'il n'a pu acquitter qu'en allant plusieurs nuits de suite à la pêche. L'autre livre est un ABC, qu'il a cherché à copier pour apprendre à écrire. Mais les encouragements lui manquaient ainsi que les conseils, et, après avoir moulé patiemment les vingtquatre lettres de l'alphabet, voyant l'écriture du marchand si nette et si courante, il a désespéré d'arriver jamais jusque-là et s'est arrêté. A un mille de cette demeure» nous aperçûmes une cabane de Lapons. Nous entrâmes par une porte de trois pieds de hauteur dans une espèce de galerie enfumée où un pâle rayon de lumière descendait à travers l'ouverture pratiquée dans le toit. D'un côté, quelques peaux de renne formaient le lit de toute la famille ; de l'autre était l'étable des brebis ; au milieu, le foyer, et dans le fond, des vases en bois destinés à contenir le lait. C'était là tout l'ameublement de l'habitation. Une femme, tenant à la main une branche de bouleau, remuait, dans une chaudière de fer, des os de poisson ; une jeune fille, assise sur une pierre, faisait du fil avec des nerfs de renne qu'elle déchirait entre ses dents et qu'elle tordait ensuite sur son genou, et une demi-douzaine de pauvres enfants, au visage pâle, au regard languissant, au corps amaigri, étaient groupés silencieusement entre leur mère et leur sœur aînée. Tous portaient une grossière robe de laine, tous avaient les yeux humides et rougis par la fumée. L'arrivée de quatre étrangers, à deux heures du matin, au milieu de cette famille solitaire, ne lui causa ni surprise ni émotion. La vieille femme resta la tête penchée sur sa chaudière, la jeune fille continua à tordre son fil de renne, et les enfants, inoccupés et immobiles, portèrent sur nous un regard plus hébété que curieux. Mais tout à coup un de nos corn-
�TROMSÔ.
313
pagnons de voyage s'avisa d'ouvrir son sac de tabac à fumer, et nous vîmes l'œil brun de la vieille femme étinceler : elle tendait la main avec une expression de convoitise peinte sur tous les traits de son visage. La jeune fille, qui jusque-là semblait à peine nous avoir remarqués, accourut aussitôt en articulant des mots inintelligibles pour nous. Quand elles eurent toutes deux les mains pleines de tabac, l'une d'elles en mit une partie dans sa bouche, et enveloppa soigneusement le reste dans un morceau de toile ; l'autre alla chercher sous ses peaux de renne une vieille pipe noire, et se mit à fumer avec un air de joie et de volupté inexprimables. Un autre de nos compagnons offrit à la vieille femme une pièce de monnaie norvégienne en papier représentant une valeur d'un franc. Mais elle la prit comme si elle ne savait ce que c'était, et, lorsque nous sortîmes, elle remercia celui qui lui avait donné du tabac et ne s'occupa nullement de celui qui lui avait remis de l'argent. Ce fut là notre dernière halte. Nous avions expié chacune de ces excursions à terre par les douleurs que nous faisaient éprouver une armée de cousins qui voltigeaient autour de notre barque et nous harcelaient sans cesse, comme pour nous punir d'avoir envahi leur territoire. Nul vent ne soufflait dans notre voile, mais nos rameurs réalisaient tout ce que j'avais entendu dire de la force et de la persévérance des rameurs norvégiens. Us portaient sans se lasser le poids de leurs lourds avirons. Tantôt debout, tantôt assis, ils nous faisaient courir sur la mer immobile. A huit heures du matin, nous touchions à la pointe du Hvalô, et, deux heures après, nous abordions à la cale du port Hammerfest.
18
�HAMMERFEST.
A ANTOINE DE LATOUR.
Dans une des baies de Hvalô, à droite en venant de la pleine mer, on aperçoit cinq ou six maisons bâties au bord des rochers, surmontées d'un clocher en bois et défendues par deux pacifiques canons où les oiseaux viennent nicher : c'est Hammerfest, la dernière ville du Nord. Elle est plus grande qu'on ne le croirait au premier abord; plus de la moitié de ses habitations sont cachées dans un ravin, et lorsque, par une matinée d'été, on gravit la montagne rocailleuse qui la domine, un point de vue imposant se déroule aux regards. Au pied de la montagne est la ville avec ses jolies maisons de marchands, ses magasins rouges et ses cabanes de pêcheurs, s'étendant comme une ceinture au bord de l'eau ; avec son port creusé dans une enceinte de collines, couvert de barques et de bâtiments de commerce; puis, de l'autre côté de la baie de Fuglenàs1, langue étroite de terre où s'élèvent aussi quelques habitations, on découvre la mer où flotte la grande voile carrée du bateau norvégien, et, dans le lointain, les montagnes de Sorô aux cimes échancrées et couvertes de glaces éternelles.
1, Promontoire des Oiseaux. ,
�HAMMERFEST.
315
Dès le milieu du moyen âge, le nom de Hammerfest apparaît dans les annales du commerce de Finmark. Ce n'était alors qu'un groupe de cabanes ; mais le port, sûr et commode, était déjà connu des marchands de Bergen et des pêcheurs russes, qui tantôt se contentaient de jeter leurs filets à la mer, et tantôt exerçaient sur les côtes le métier de pirates. Le commerce du Finmark, monopolisé pendant un siècle, réduisit la population de cette contrée à une espèce de servage, et la plongea dans une |profonde misère. En 1789, le gouvernement danois comprit enfin les funestes résultats du pacte qu'il avait conclu avec une société avide et cruelle. Le commerce devint libre, et Hammerfest reçut en même temps ses privilèges de ville marchande. Dans- la pensée des rédacteurs de l'ordonnance de 1789, cette ville devait prendre un rapide accroissement. On la croyait destinée à devenir le point central du commerce dans le Nord, l'entrepôt du Finmark et d'Archangel; mais ces espérances ne se réalisèrent pas : Hammerfest resta longtemps un lieu de passage et rien de plus. M. Léopold de Buch, qui la vit en 1821, en fait un tableau fort triste. « Toute la ville, dit-il, y compris la demeure du prêtre , se compose de neuf habitations, quatre marchands, une maison de douane, une école et un cordonnier. Sa population ne s'élève pas à plus de quarante-quatre personnes. On n'y trouve aucune subsistance, pas même du bois pour se chauffer *l» Dans l'espace de trente ans, cette humble cité est sortie de l'état d'anéantissement auquel M. de Buch semblait la condamner. Si le savant voyageur y revenait aujourd'hui, il y trouverait environ quatre-vingts maisons et quatre cents habitants, plusieurs larges magasins, deux auberges portant le titre d'hôtel, des ouvriers, des fabriques, voire même un jeu de billard.
1. Ikise nah Norwegeii, von Leopold von Buch, II* th.
�316
LETTRES SUR LE NORD.
C'est par l'industrie des marchands que ce progrès s'est opéré, et les marchands composent toute l'aristocratie de la contrée. Ceux qui ont le bonheur d'être nommés agents consulaires de quelque pays étranger jouissent d'un immense privilège. On leur donne le titre de consul, et leur femme, au lieu de s'appeler simplement madame, prend le titre de frue. Dans les circonstances habituelles-de la vie, la décoration du consul est une broderie ; dans les graves occasions, il passe avant tous les autres marchands. Le prêtre est trop modeste pour ne pas laisser la place libre à ces sommités nobiliaires. Le chef de la douane pourrait seul leur disputer la prééminence, avec son pantalon à bandes d'or et sa casquette constamment ornée d'un ambitieux galon. L'été, cette petite ville de Hammerfest offre un tableau riant et animé : elle voit arriver près de deux cents bâtiments , soit norvégiens, soit étrangers, dans l'espace de quelques mois1. Les uns, il est vrai, ne font que traverser la baie pour se diriger sur Archangel ou Tromsô ; d'autres vont d'île en île compléter leur cargaison ; mais un grand nombre s'arrêtent là. Ils apportent de la farine, du chanvre, des étoffes, et prennent en échange du poisson et de l'huile de poisson, des peaux de renne, de chèvre, de loutre, de renard, et de l'édredon. Hammerfest est la capitale commerciale de tout le Vest-Finmark. Elle attire à elle la plupart des produits de la contrée, c'est-à-dire la chasse, la pêche, et répand en détail, dans les diverses stations marchandes du district', les denrées étrangères qu'elle a reçues. Les Russes arrivent en grand nombre dans cette ville. Depuis l'ordonnance de 1789, ils ont conquis tout le commerce de Finmark, affermé jusqu'alors aux négociants de Bergen. A peine voit-on par année deux ou trois bricks 1. Beretninger ora dcn œconomiske Tilstand i Norge, p. 330.
�HAMMERFEST.
317
suédois, danois ou allemands ; mais chaque jour de bon vent amène plusieurs loclie russes. Ce sont de courts navires à trois mâts, la plupart si vieux et si usés qu'on ne les croirait pas capables de résister à un orage. Les plus petits ne sont pas même cloués ; de l'avant à l'arrière les planches sont cousues avec du chanvre. On raconte que l'empereur de Russie , voyant un jour un de ces navires entrer dans le port de Saint-Pétersbourg, en fut si frappé, qu'il l'exempta à l'avenir de tout droit de douane. Avec ces frêles bâtiments qui effrayeraient un matelot de Portsmouth, les Russes doublent le cap Nord et pénètrent dans toutes les baies de l'océan Glacial. Tandis que les uns exploitent ainsi le commerce de Finmark, d'autres vont stationner près des bancs de pêche. Plus habiles et plus actifs que les Norvégiens, ils ramènent souvent un bateau chargé de poisson d'un lieu où leurs concurrents ne retirent qu'un filet à moitié vide. Il leur est défendu de pêcher à un mille de la côte, mais ils dépassent chaque jour les limites qui leur sont imposées. Ils fatiguent par leur persévérance l'attention de ceux qui doivent les surveiller. A l'est, à l'ouest, au nord, ils cernent de toutes parts la côte de Finmark. Ils y reviennent sans cesse: N'était la forteresse de Vardôhus qui les force à rebrousser chemin, ils seraient paisiblement installés sur le sol norvégien. A côté du navire russe apparaît la pauvre barque du Finnois, qui vient apporter au marchand le poisson qu'il a péniblement péché pendant plusieurs mois, et régler une partie de ses vieilles dettes. Sur la plate-forme en bois qui entoure les magasins, on aperçoit toutes sortes de costumes , on entend parler toutes les langues du Nord. Et le marchand est là, alerte et affairé, la casquette de peau de loutre sur la tête, la plume sur l'oreille, courant de son comptoir à son entrepôt,'tantôt attiré par une balle de farine dont il faut mesurer le poids , tantôt par une addition, et
�318
LETTRES SUR LE NORD.
faisant un cours de philologie russe, suédoise, laponne, allemande, en même temps qu'un cours d'escompte. C'est sa saison de labeur. C'est de ces trois ou quatre mois de combinaisons et d'écritures que dépendent ses succès de toute une année. Alors il expédie des bâtiments de pêche au Spitzberg et des charges de poisson en Espagne et en Portugal. Toute la journée s'écoule ainsi dans un perpétuel enchaînement d'affaires, et, le soir, viennent les causeries autour du bol de punch. Alors ces honnêtes marchands s'abandonnent avec joie à leur franchise de cœur, à leurs habitudes hospitalières, et, s'il y a un étranger parmi eux, ils sont pour lui d'une bonté et d'une prévenance sans égales. A défaut des grandes questions politiques et des nouvelles de Bourse, qui n'ont ici qu'un lointain et faible retentissement, on s'occupe beaucoup des nouvelles du district, et chaque anecdote, tombant au milieu 'de cette société paisible, produit une commotion qui passe en quelques heures du salon du consul à la cabane du pêcheur. L'état de la température joue surtout un grand rôle dans les conversations, et le baromètre est l'oracle de toutes les maisons. Les femmes, qui en sont encore à l'enfance de l'art, s'abordent en se disant : « Nous avons aujourd'hui vent d'est; » et les hommes, qui sont beaucoup plus avancés, disent : «Nous aurons demain vent du nord. » Puis l'été est une merveilleuse époque qui apporte chaque jour quelque événement inattendu. C'est un navire étranger qu'on n'avait pas vu depuis deux années et qui tout à coup reparaît dans le port ; c'est un voyageur qui entreavec ses armes etbagages dans l'hôtel deM. Bangh; et jusqu'à ce qu'on sache au juste qui il est, à quels heureux commentaires ne sera-t-ilpas livré? Que si, à travers les brouillards flottants et les nuages épais qui voilent ordinairement le ciel de Hammerfest, on voit tout à coup surgir un beau soleil, si les montagnes des îles apparaissent au loin avec leurs flancs bleuâtres et
�HAMMERFEST.
319
leur cime étincelante, si la mer que nul vent n'agite se déroule comme un lac d'argent entre la ville et les rochers, c'est un beau et poétique spectacle ; et l'étranger qui, pour le voir, est monté au sommet du Tyvefield, n'oubliera pas l'aspect grandiose de cet horizon où la terre et les eaux semblent se disputer l'espace, et cette mer orageuse qu'une heure de calme aplanit, qu'une clarté vermeille colore, et cette nature sévère qui soudain se déride et sourit à ceux qui la contemplent. Un soir, au mois d'août, j'ai vu, du haut de ces pics élancés comme une flèche de cathédrale, le soleil, un instant voilé par un léger nuage, se lever à minuit dans tout son éclat. Alors la mer était éblouissante de lumière; les montagnes avaient une teinte d'azur comme les horizons lointains des contrées méridionales, et les lacs posés aux flancs des collines, endormis dans leur hassin de granit, ressemblaient à des coupes de cristal. Lorsque ces beaux jours apparaissent, il se fait dans la ville un grand mouvement. Chacun veut jouir de ce tableau si rare, hélas ! et si rapide. Les affaires sont suspendues ; les femmes sortent pour voir les plantes qu'elles cultivent avec tant de soin, et les hommes, assis sur un banc, se dilatent au soleil. Mais ces jours d'épanouissement n'apparaissent que de loin en loin; un brouillard épais voile l'azur du ciel; le froid recommence au beau milieu de l'été, puis bientôt les bâtiments étrangers disparaissent l'un après l'autre, les entrepôts se ferment, les affaires cessent, tout retombe dans un profond silence. Voici l'hiver. Et quel hiver ! des nuits sans fin, un ciel noir, un sol glacé. A midi, au mois de décembre, il faut se placer bien près de la fenêtre pour pouvoir lire quelques pages. Du matin au soir la lampe est allumée dans toutes les maisons, et plus d'étrangers, plus de mouvement, plus de nouvelles. La poste, qui doit venir trois fois par mois, n'arrive plus qu'à des époques indéterminées. Celle qui passe à travers les montagnes de Suède est souvent arrêtée par la nuit et les mauvais
�320
LETTRES SUR LE NORD.
chemins; celle qui vient de Drontheim par mer rencontre encore plus d'obstacles. La ville, naguère si occupée et si vivante, est maintenant comme un monde à part, isolé de l'univers entier. Les pauvres gens qui l'habitent cherchent alors tous les moyens possibles de se distraire. Ils ont formé une association pour se procurer des livres danois et allemands. Ils se rassemblent le soir tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, si les tourbillons de neige ne'les empêchent pas de sortir. Ils boivent du punch, ils fument, ils jouent aux cartes. Les plus lettrés d'entre eux doivent se résigner à ces distractions monotones ; car lire ou écrire longtemps à la lueur d'une lampe est chose impossible. Un de leurs grands plaisirs, lorsque parfois le ciel s'éclaircit, est de prendre les longs patins en bois norvégiens et de s'en aller courir à travers les rocs et les montagnes, dont les flots de neige effacent toutes les aspérités. Vers la fin du mois de janvier, ils commencent à chercher à l'horizon les premières lueurs du soleil qui les a fuis pendant si longtemps. D'abord on ne distingue dans la brume sombre qu'une teinte rougeâtre, mais c'est le signe que chacun connaît et dont chacun se réjouit. C'est le signe précurseur de ce soleil qui va raviver la terre et les hommes. Le premier qui l'a vu surgir l'annonce à haute voix, et tout le monde accourt sur la colline ; et, ce jourlà, c'est fête dans toutes les familles. Peu à peu la teinte rouge grandit. C'était une ligne informe, c'est maintenant un large disque qui traverse les nuages, et qui, de semaine en semaine, s'arrête plus longtemps à l'horizon, jusqu'à ce qu'il y reste sans relâche des mois entiers. L'île delà Baleine (Hvalô), où Hammerfest est bâtie,est une terre rocailleuse qui ne produit ni arbres ni fruits. Je l'ai traversée deux fois, et, sur ses huit ou dix lieues d'étendue, je n'ai trouvé que des crêtes de montagnes dépouillées de végétation, çà et là quelques maigres bouleaux, de la mousse de renne dans les vallées, et des mas-
�HAMMERFEST.
321
ses de neige, d'où les torrents s'échappent en mugissant. Dans la baie de Hammerfest, toutes les peines que le marchand s'est données pour avoir un jardin sous sa fenêtre n'ont abouti qu'à faire germer un peu de cerfeuil, une tige de salade. Au mois d'octobre, toute végétation cesse, tout se fane ; les fleurs même, que l'on garde avec les plus grandes précautions dans les appartements, meurent faute d'air et de lumière. Dans l'intérieur de l'île, il n'existe aucune habitation; mais sur la côte, au bord des golfes, le pêcheur est venu bâtir sa cabane là où il a pu trouver un peu d'herbe et de gazon. J'avais grande envie de voir ces habitations si pauvres et si isolées; et lorsqu'un jour M. Aale, le digne prêtre de Hammerfest, me proposa de me conduire ail delà de l'île dans une de ses trois paroisses, j'acceptai son offre avec joie. Nous partîmes à pied un samedi matin avec un jeune Lapon qui devait nous servir de guide et porter nos provisions. Après avoir gravi une première crête de montagnes, nous descendîmes à Ryppefiord, jolie petite baie où un pêcheur a bâti cinq ou six cabanes en bois à mesure que la pêche l'enrichissait. C'est un homme intelligent, qui a lui-même donné des leçons à son fils et l'a mis en état d'être maître d'école de la paroisse. Il nous conduisit dans une île appelée Kirkegaardô (l'île du Cimetière). C'était là qu'on enterrait autrefois les suicidés. La justice ecclésiastique de cette contrée était plus sévère que la nôtre : elle rejetait ces malheureux hors de la communauté chrétienne; elle les isolait au milieu d'une île déserte. Quelquefois aussi on enterrait là ceux qui étaient morts victimes d'une tempête ou d'un accident. Peu importe, disent les philosophes, dans quel lieu repose notre corps quand l'âme ne l'habite plus; et cependant, j'en suis sûr, bien des étrangers, à qui l'on parlait de cette redoutable île du Cimetière, ont dû frémir à l'idée qu'en faisant naufrage
�322
LETTRES SUR LE NORD.
sur la côte, ils pouvaient subir cet ostracisme de la mort, et être enterrés là, loin de leur pays, au sein de l'océan Glacial, seuls avec des hommes marqués pendant leur vie d'une tache honteuse. Le peuple dit qu'autrefois, à certaines époques de l'année, on voyait ces malheureux se lever au milieu de la nuit. Ils erraient sur les rochers au bord de la grève, et l'on distinguait dans l'ombre les blancs replis de leur linceul. Les uns imploraient une barque pour pouvoir aller visiter leur demeure ; d'autres mêlaient le cri de leurs remords au. gémissement des vagues, au souffle de la tempête. L'un d'eux, un jeune homme (son histoire fut longtemps populaire dans le Nord), avait tué un officier danois qui tentait de séduire sa fiancée. On le voyait apparaître à certains jours, probablement le jour de son crime ; et tout seul à l'écart, assis sur une pointe de terre, il demandait que le prêtre vînt bénir la tombe où il ne pouvait dormir, et que sa bien-aimée vînt y jeter quelques fleurs. L'honnête Norvégien qui nous racontait ces traditions en savait encore plusieurs autres. Il nous dit aussi que, pendant l'hiver de 1800, à la pêcherie de Lofodden, une nuit, il avait vu apparaître un homme armé de la tète aux pieds, portant l'étendard anglais d'une main et de l'autre brandissant une épée du côté du Danemark. Il prédit alors qu'il y aurait bientôt une grande bataille entre les Danois et les Anglais. Personne ne voulut le croire; et, l'année suivante, l'amiral Nelson brûlait la flotte danoise dans le port de Copenhague. De retour sur la côte de Hvalô, nous continuâmes notre route à travers les rudes aspérités des rocs, les ravins humides et fangeux , les broussailles tortueuses, la neige et les torrents. Le bateau qui devait nous conduire à Hvalsund nous attendait à Sôholm. A quelque distance de là, nous aperçûmes une tente de Lapons. Ils avaient abandonné dans une île voisine leurs rennes aux soins d'un
�HAMMERFEST.
323
gardien, et ils étaient venus s'installer là pour pêcher. Leur tente se composait de cinq à six bandes de vadmel vieilles et noircies , posées sur quatre piquets et ouvertes par le haut pour laisser sortir la fumée. Une vieille femme était accroupie auprès d'un foyer, écrasant du sel sur une planche. Les hommes étaient dehors avec leurs robes en peau de renne, immobiles et apathiques. Du poisson séchait sur des perches à quelques pas d'eux, et des entrailles de poisson jonchaient le sol. En face de leur demeure, de l'autre côté de l'eau, on voyait s'élever une pyramide en pierre. C'était une de ces pierres saintes, une des passe-vare où les Lapons allaient autrefois offrir des sacrifices. Mais autour de ce lieu vénéré, dont les idolâtres ne s'approchaient que la tête nue et le front incliné, il n'existe plus ni cornes de bélier, ni pieds de renne, ni rien de ce qu'ils avaient coutume d'immoler au dieu de la chasse et au dieu du tonnerre, à Sarakka, la déesse des enfantements, et à Jabbe Akka, la mère de la mort. Les missionnaires du xvnie siècle les ont convertis, et les passe-vare ne subsistent plus que comme des monuments d'une ancienne superstition qui a perdu son empire. Le soir, après quatorze heures d'une marche pénible et d'une navigation contrariée par le vent, nous arrivâmes à Hvalsund, dans la maison du marchand. Ces marchands des petites îles du Nord sont tenus d'héberger les voyageurs, mais ils ont en même temps le droit de se faire payer, et jamais ils ne veulent rien recevoir. Ils ouvrent à l'étranger qui vient les voir leurs armoires et leurs celliers. La maîtresse de maison emploie pour lui ses meilleures recettes de cuisine, la jeune fille tire du buffet la plus belle nappe, et le père de famille apporte sur la table avec un naïf orgueil la vieille bouteille de vin de Porto qu'il réserve pour les grandes occasions. Chacun ainsi s'empresse autour de l'étranger, et, quand il s'en va, on lui tend la main et on le remercie d'être venu.
�324
LETTRES SUR LE NORD.
Hvalsund est une de ces stations de commerce où abordent chaque année quelques lodie russes et quelques bateaux, où les habitants des montagnes et des côtes viennent apporter leurs peaux de renne, leur poisson, et faire leurs approvisionnements de l'année. En 1763, on y bâtit une chapelle. C'est depuis ce temps le chef-lieu d'une paroisse peuplée de Lapons. Le prêtre de Hammerfest y vient trois fois par an célébrer l'office divin. Il envoie un exprès au marchand pour lui annoncer le jour de son arrivée ; le marchand l'annonce à un Lapon qui le répète à un autre, et la nouvelle court ainsi à quinze lieues à la ronde, de fiord en fiord, de montagne en montagne, et le dimanche toute la communauté accourt. Elle était déjà réunie sous nos fenêtres, le matin, quand nous nous éveillâmes. Ceux-ci étaient venus à pied, ceuxlà en bateau, et leur physionomie, leur costume, leur attitude, tout dans ces groupes étranges m'offrait un singulier et curieux tableau. Le caractère distinctif de ces assemblées de Lapons, c'est l'indolence. Les uns se tiennent debout au soleil ; d'autres assis sur le gazon. Ils restent là des heures entières muets et immobiles. Les plus heureux sont ceux qui ont une vieille pipe et un peu de tabac. En hiver, ils portent de lourdes peaux de renne sur le corps; en été, des blouses de vadmel (kofie) gris ou bleu, surmontées d'un collet orné de broderies en fil rouge, serrées au milieu du corps par une ceinture de cuir et ornées d'un galon de drap rouge et quelquefois d'une lisière à la partie inférieure. Leurs longs cheveux flottent sur leurs épaules, et un bonnet en drap de diverses couleurs, taillé comme une calotte, leur couvre la tête. Ils n'ont ni linge ni bas; un pantalon étroit descend jusqu'à leurs souliers, et quelques-uns portent de grandes bottes en cuir. Sur la poitrine, ils ont une poche en toile suspendue au cou par un épais cordon, et cachée sous leur blouse. C'est là qu'ils mettent
�HAMMERFEST.
325
leur bourse, leur tabac, leur cuillère en corne de renne, des aiguilles à coudre, du fil, un briquet et de l'amadou. Le costume des femmes ressemble à celui des hommes. C'est la même blouse sans collet, la même ceinture et les mêmes souliers en cuir, terminés en pointe et garnis de foin en dedans. Mais leur pantalon ne descend guère que jusqu'aux genoux ; le reste de la jambe est caché par les cordons de souliers qu'elles tournent et retournent de manière à en faire une espèce de bas. Leur bonnet est en étoffe de couleur, surmonté, comme celui des femmes d'Islande et de Normandie, d'une pointe pareille à un cimier de casque. Elles portent à leur ceinture leur bourse, leur tabac et tout ce dont elles ont besoin pour coudre. Quelques-unes ont eu la singulière idée d'adjoindre à leur antique costume lapon un fichu d'indienne. C'est une chose hideuse à voir que cette étoffe de Mulhouse tombant sur une peau de renne ou sur une blouse de vadmel. Elles ont une prédilection particulière pour tout ce qui ressemble à un bijou. Elles portent à leurs doigts de lourdes bagues d'argent ou de cuivre grossièrement travaillées, et sur leur ceinture des boutons d'argent. La plupart sont laides. Leur type de figure est celui qui a été souvent décrit par les historiens : la face plate, les joues creuses, les pommettes saillantes. Mais elles ne sont ni si laides, ni si petites, ni si sales qu'on l'a dit, et, parmi-celles que j'ai vues à Hvalsund, il y en avait plusieurs remarquables par la finesse de leurs traits et la douce expression de leur visage. Quand le prêtre parut sur le seuil de l'habitation, les Lapons, hommes et femmes, s'approchèrent de lui et-vinrent le saluer selon leur coutume nationale, en lui passant la main autour de la taille comme pour l'embrasser. Ils ont pour leur prêtre un véritable attachement et. un profond respect. Quand ils lui parlent, ils l'appellent toujours cher père, excellent père. Quand il entre dans leur demeure, ils se lèvent aussitôt, le prennent par la main et le
19
�326
LETTRES SUR LE NORD.
conduisent au fond de leur cabane, à la place d'honneur. En général, les pauvres Lapons ont été durement calomniés. Les voyageurs qui n'ont fait que voir de loin les sombres demeures où ils vivent, leur ont prêté bien des vices dont ils sont, pour la plupart du moins, très-innocents. Il suffit de rester quelque temps parmi eux, de les suivre dans les diverses, situations de la vie, pour être touché de ce qu'il y a de bon, de simple et d'honnête dans leur nature. J'ai souvent interrogé à ce sujet les hommes qui ont le plus de rapports avec eux, les prêtres, les marchands, les pêcheurs, et il n'en est pas un qui ne m'ait fait l'éloge de leur douceur de caractère et de leur hospitalité. On les accuse seulement quelquefois de s'abandonner avec trop peu de retenue au plaisir de boire, et de montrer trop de méfiance dans leurs relations. Le premier défaut vient de la pauvreté de leur vie, et, quant au second, la nature qui les trompe chaque jour, l'élément rigoureux qui les poursuit sans cesse, ne leur enseignent-ils pas la méfiance, et la supériorité pratique des hommes avec lesquels ils ont un compte à régler ne leur en fait-elle pas une loi? L'heure de l'office sonna, et nous nous dirigeâmes vers l'église. En un instant la nef fut pleine de Lapons. Le prêtre prêchait dans leur langue, et, quoique son sermon, comme il avait lui-même l'humilité de l'avouer, ne fût ni correctement écrit ni correctement prononcé, tous l'écoutaient avec attention. Au sermon succéda le chant des psaumes; la plupart des Lapons avaient leur livre à la main et joignaient leur voix à celles du choeur. Cependant les désirs vulgaires se mêlaient encore à cette pieuse cérémonie. Au beau milieu du chant, je vis une vieille femme traverser la foule et s'approcher d'un homme assis près de la chaire. Elle lui dit.quelques mots à l'oreille; alors il tira gravement de sa poche une pipe, la lui donna, et la vieille femme sortit avec un visage radieux. Dans l'après-midi, il y avait une joyeuse assemblée chez
�HAMMERFEST.
327
le marchand. Plusieurs dames étaient venues de Hammerfest visiter Hvalsund, et l'on buvait du punch et l'on chantait. Pendant ce temps, les Lapons entraient au magasin, achetant pour quelques schellings d'eau-de-vie et de tabac, ou implorant un crédit que le prudent caissier ne leur accordait pas sans de longs préambules et de nombreuses restrictions. L'un d'eux, attiré par notre gaieté bruyante, s'avança vers la maison du marchand et entr'ouvrit doucement la porte du salon. Nous lui fîmes signe de s'approcher. H vint s'asseoir par terre à nos pieds et écouta. Dans ce moment on entonnait une mélodie tendre et plaintive. Le Lapon baissa la tête et essuya une larme qui coulait sur. ses joues. « Oh! me dit-il, quand il s'aperçut que je le regardais, nous ne chantons pas ici, nous, mais nous chanterons au ciel k » Je lui donnai quelques schellings, et je lui demandai s'il avait beaucoup de rennes et beaucoup de moutons, s'il était riche. * Dieu est riche, répondit-il, mais l'homme est pauvre. » Et, pendant une demi-heure, il entremêla ainsi à sa conversation des paroles bibliques. C'était un Lapon des frontières de la
1. Nous ne pouvons résister au plaisir de citer le sonnet qui fut écrit en réponse à cette lettre : Pendant que tu disais ta ballade de France, Sous le toit de ton hôte un vieux Lapon entra, Qui s'assit à tes pieds, dans un pieux silence, Longtemps te regarda chanter et soupira.
Puis ses yeux s'animant d'un rayon d'espérance : « Nous ne chantons pas, nous, mais une heure viendra, Où Dieu prenant pitié de sa longue souffrance, Dans un monde meilleur le Lapon chantera. • Et tu crois, ô vieillard, que sur d'autres rivages, Parce qu'elle est plus haut, la nue a moins d'orages, Et que l'homme au bonheur chante un hymne éternel ? Ah ! qu'il en est aussi dont les âmes blessées Traînent avec ennui le poids de leurs pensées, Et disent comme toi : « Nous chanterons au ciel ! Eu, septembre
1838.
J>
ANTOINE DE LATOUR.
�328
LETTRES SUR LE NORD.
Russie, qui vient à Hvalsund chaque été avec son troupeau et s'en retourne l'automne dans les montagnes, <s Où demeures-tu?luidis-je quand il nous quitta. — Le Lapon, répondit-il, n'a point de patrie et point de demeure. Il porte sa tente d'un lieu à l'autre ; mais, si tu veux venir l'hiver prochain à Kitell, tu demanderas Ole Olssen, et je te recevrai. » Le lendemain, au moment où j'allais partir, il vint à moi, et me dit en me présentant une vieille pièce de monnaie norvégienne: « Tu es un bon étranger, toi, tu ne méprises pas le pauvre Lapon. Garde cela pour souvenir de moi, et viens me voir à Kitell. Je te dirai comment nous vivons. » Puis il me tendit la main et s'éloigna. Le prêtre exerce sur toute cette communauté une sorte de juridiction paternelle. C'est lui qui règle les mariages, qui apaise les querelles, qui donne des conseils au père de famille et des encouragements à l'enfant. Si deux époux ne peuvent s'accorder, ils s'adressent au prêtre. Si deux voisins ont à traiter quelque épineuse question d'intérêt, ils prennent pour arbitre le prêtre; et si le Lapon et le marchand sont mécontents l'un de l'autre, c'est encore le prêtre qui s'interpose entre eux. Le soir, il y avait un procès à juger. Il s'agissait de deux jeunes fiancés qui demandaient à rompre leur contrat. Le jeune homme, séduit par les sept cents rennes de sa future, aurait encore volontiers consenti à ensevelir dans le silence ses griefs; mais la jeune fille avait invariablement pris sa résolution. Les deux partis, accompagnés de leurs témoins, comparurent devant le prêtre, et, quand la fiancée eut déclaré qu'elle voulait redevenir libre, le jeune homme redemanda les présents qu'il lui avait faits. Elle prit une clef cachée sous sa robe, ouvrit une vieille caisse en bois, et en tira une bague d'argent, une ceinture de cuir ornée de quelques plaques d'argent, et trois mouchoirs d'indienne. Le jeune homme rassembla ces objets, les retourna de tous côtés pour voir s'ils étaient en bon état ; puis, quand cet
�HAMMERFEST.
329
examen fut fini, il raconta au prêtre que ses fiançailles lui avaient coûté beaucoup d'argent, que sa fiancée avait bu dix-huit pots d'eau-de-vie, et il demandait 10 dalers (50 fr.) pour s'indemniser de ses dépenses, de ses voyages et de ses chagrins. A cette déclaration inattendue, la jeune Laponne jeta sur lui un regard d'une magnifique fierté, puis elle en appela aux témoins, et il se trouva qu'au lieu de dix-huit pots d'eau-de-vie, l'innocente fille n'en avait bu que trois. Le prêtre lui dit de donner cinq francs à son rigoureux fiancé. Il les reçut avec autant de joie que s'il n'avait pas osé les espérer. Puis tous deux, à la demande de leur juge, se tendirent la main en signe d'oubli du passé et se séparèrent. Le lendemain, les Lapons étaient retournés dans leurs demeures. Pour nous, nous avions un nouveau voyage à faire. Le pêcheur finnois qui, pendant sept mois de l'année, sert de maître d'école à la communauté, était venu de Revsboten, situé à douze lieues de Hvalsund, chercher le prêtre pour administrer les sacrements à sa vieille mère malade. Nous partîmes à midi dans une petite barque montée par trois hommes ; le maître d'école nous servait lui-même de pilote. Nous longeâmes la côte occidentale de Hvalô, et je vis reparaître autour de moi les sites sombres de ces mers du Nord, les grands rocs aigus, isolés et debout au milieu des vagues, comme des pyramides au milieu du désert, les montagnes de neige ceignant l'horizon, de temps à autre un coin de terre aride où le pétrel s'arrête dans son vol, comme pour voir de quel côté soufflera la tempête, et de toutes parts une solitude profonde, un silence de mort. Le soir, des nuages épais s'amoncelèrent autour de nous, l'azur du ciel disparut, et nous n'entrevîmes plus que les vagues noires et les masses confuses des montagnes, qui présentaient dans l'ombre toutes sortes de formes étranges. Il était deux heures du matin lorsque nous arri-
�330
LETTRES SUR LE NORD.
vâmes à Revsboten : le ciel était encore chargé de nuages ; mais une clarté rougeâtre se montrait à l'horizon. A la lueur de cette pâle aurore, nous aperçûmes, sur une pointe de terre, une tente de Lapons nomades ; près de nous un torrent, et au bord du torrent la cabane de gazon habitée par la vieille femme, a Irons-nous maintenant visiter ta mère? demanda le prêtre à Per Nilsson, le maître d'école. —Oui, je le désirerais, répondit-il; je sais qu'elle veut te voir dès que tu arriveras. Attends-moi à la porte, je vais lui dire que tu es venu. » Nous restâmes à la porte, tandis que les rameurs tiraient la barque sur la grève. Il faisait froid, humide, et nos manteaux, mouillés par le brouillard, ne pouvaient nous réchauffer ; Per Nilsson revint un instant après appeler le prêtre. Nous le suivîmes en nous courbant jusqu'à terre pour franchir le seuil de son habitation. C'était une pauvre cabane laponne occupée par deux familles. D'un côté, étaient les peaux de rennes servant de lit ; de l'autre, un métier à tisser, quelques seaux en bois posés sur des planches, une marmite suspendue au-dessus du foyer, rien de plus. Deux femmes, qui avaient revêtu à la hâte leur tunique de vadmel, étaient assises sur leur lit, et, dans un coin obscur, la malade poussait des cris de douleur. Une lèpre incurable lui avait dévoré une partie du palais, et sa voix, inintelligible pour tout autre que pour son fils, ressemblait à un râlement de mort. Le prêtre se posa devant son lit. Per Nilsson lui servit d'interprète. La malheureuse, sentant qu'elle n'avait plus guère de jours à vivre, voulait recevoir aussitôt la dernière communion. Le prêtre prit ses vêtements, son calice, et commença les prières des agonisants. Comme il craignait de se tromper en parlant une langue qui ne lui était pas familière, il priait en norvégien, et le fils de la malade, la tête inclinée, les mains jointes, traduisait à sa mère mourante les saintes paroles. C'est une scène que je n'oublierai jamais :
�HAMMERFEST.
331
cette cabane de pêcheur au milieu du désert ; cette malade, consolée par la foi dans ses douleurs ; ce prêtre avec ses vêtements sacerdotaux, debout dans l'ombre ; un fils tra' duisant à sa mère les exhortations de l'agonie; deux femmes silencieuses et comme atterrées par la douloureuse majesté de ce tableau ; auprès d'elles un jeune enfant endormi dans son ignorance ; nulle étoile au ciel ; nulle autre clarté dans cette retraite obscure qu'un rayon pâle de la lune descendant par le toit ; le vent sifflant sur les vagues de la mer, et le torrent aux flots orageux grondant à côté de nous ; c'est tout ce que j'ai vu dans ma vie de plus terrible et de plus imposant. Quand la cérémonie fut achevée, la malade remercia Dieu et s'endormit. Per Nilsson nous mena dans une espèce de hangar où il renfermait ses provisions. Il étendit quelques peaux de rennes sur le plancher ; nous nous couchâmes là-dessus, et nous dormîmes d'un profond sommeil. Quelques heures plus tard, quand Per Nilsson ouvrit la porte, le prêtre lui demanda comment se trouvait sa mère. * Elle va bien, dit-il; tes prières l'ont fortifiée et réjouie; elle est assise dans son lit et voudrait te voir. » Nous rentrâmes dans la cabane, et tandis que le digne pasteur portait encore une consolation dans le cœur de la malade, les deux autres femmes préparaient notre déjeuner. La première faisait bouillir du poisson dans la marmite qui avait servi la veille à cuire des plantes marines ; la seconde pétrissait sur une planche des galettes de farine d'orge qu'elle rôtissait ensuite au moyen d'une pierre plate posée sur le feu. Un enfant nous apporta la marmite en plein air et mit une douzaine de galettes sur le gazon. Nous n'avions ni assiettes ni fourchettes ; nous péchâmes avec la pointe d'un canif les queues de poisson qui flottaient dans l'eau, puis nous allâmes boire au torrent, et la nouveauté de ce déjeuner nous fit oublier ce qu'il avait de peu confortable. Pendant ce temps, nos rameurs man-
�332
LETTRES SUR LE NORD.
geaient une espèce de gruau composé d'huile et de foie de poisson. Quand ils eurent achevé ce triste repas, dont l'aspect seul me causait un profond dégoût, nous demandâmes à partir. Mais le bon Per Nilsson, qui devait encore être notre pilote, était retenu tantôt par sa mère, tantôt par sa femme ; puis il allait se promener sur la grève, tenant un enfant de chaque main, et, lorsque nous regardions du côté du bateau, il regardait sournoisement d'un autre côté. Enfin il s'arracha à son foyer et à ses affections ; il dit adieu à l'un, à l'autre, et rama bravement pendant huit heures pour nous reconduire sur le sol de Hvalô.
�LE CAP NORD.
A M. ALFRED DE VIGNY.
De Hammerfest au Cap Nord il n'y a guère qu'une trentaine de lieues, et, de tous les habitants de la ville, le prêtre est le seul qui ait été voir cette dernière limite de l'Europe. Le voyage n'est cependant ni aussi pénible ni aussi dangereux que certains touristes l'ont dépeint. Nous l'avons fait en trois jours; d'autres l'ont fait en moins de temps encore. Mais il est vrai de dire qu'autour de ces rochers qui forment la pointe du cap la mer est rarement calme. Même quand le vent se tait, les longues vagues de l'océan Glacial roulent avec fracas, comme si elles étaient encore soulevées par l'orage de la veille, et la côte est hérissée de brisants, où les flots impétueux se précipitent avec un rugissement pareil au bruit du tonnerre. Là, si l'on est surpris par l'ouragan, nul asile ne s'offre à la barque fragile, nulle terre ne la protège, et, si le vent contraire persiste, l'excursion de trente lieues peut durer trente jours. Pour moi, dès mon arrivée en Finmark, j'avais regardé ce voyage au Cap comme le terme obligé d'un séjour dans le Nord. Tandis que je faisais mes préparatifs, un de mes compatriotes, M. de Saint-Maur, arriva à Hammerfest, et nous résolûmes de partir ensemble. Le bateau était amarré
�334
LETTRES SUR LE NORD.
dans le port, les matelots avaient déjà revêtu leurs tuniques de cuir et leurs longues bottes; mais le vent du nord soufflait avec violence. Il était impossible de mettre à la voile ou de ramer. Nous restâmes ainsi toute une semaine, regardant à l'horizon et consultant les nuages. Enfin il s'éleva une légère brise d'ouest, et nous nous embarquâmes. Toute cette mer est parsemée d'îles arides, habitées seulement par quelques familles de pêcheurs, visitées par les Lapons, qui y conduisent leurs rennes au mois de mai et s'en retournent au mois de septembre. Le nom de ces îles indique leur nature. C'est l'île de la baleine, de l'ours, du renne, du goéland : ïïvalô, Biœrnô, Rend, Maasô. De longues bandes de neige les sillonnent toute l'année, et des brouillards épais voilent souvent leurs sommités. Au delà de Maasô, les îles cessent du côté du nord ; on entre dans la pleine mer, et bientôt on aperçoit les trois pointes de Stappen, qui s'élèvent comme trois obélisques au milieu de l'Océan. Celle du milieu, plus haute et plus large que les deux autres, avait frappé les regards des Lapons ; ils la saluaient de loin comme une montagne sainte, et venaient sur sa cime offrir des sacrifices. Autrefois il y avait là quelques habitations ; il y avait aussi une église à Maasô. Quand Louis-Philippe fit le voyage du Cap Nord, il s'arrêta une nuit chez le sacristain de Maasô, une autre chez un pêcheur de Stappen. Son voyage dans le Nord a déjà passé à l'état de tradition populaire. Les pêcheurs se le sont dit l'un à l'autre, les pères l'ont répété à leurs enfants; et les naïfs chroniqueurs de cette odyssée royale n'ont pu s'en tenir à la simple réalité ; ils l'ont agrandie et brodée selon leur fantaisie. On raconte donc qu'une fois il arriva ici des contrées du Sud, de ces contrées merveilleuses où les arbres portent des pommes d'or, un grand prince qui cachait, comme dans les contes de fées, son haut rang et sa fortune sous le simple habit de laine nor-
�LE CAP NORD.
335
végien. D'abord on le prit pour un étudiant curieux qui cherchait à s'instruire en parcourant le pays, ou pour un marchand qui voulait connaître l'état de la pêche de Lofodden, d'autant qu'il était doux, honnête, et nullement difficile à servir. Mais bientôt on reconnut que c'était un personnage de distinction, car il avait avec lui un compagnon de voyage (M. le comte de Montjoye) qui ne lui parlait jamais qu'en se découvrant la tète, qui couchait sur le plancher tandis que le prince couchait dans un lit. Une fois la femme d'un paysan, chez lequel les deux voyageurs avaient passé la nuit, entra dans leur chambre au moment où ils s'habillaient, et elle vit que, sous son grossier vêtement de vadmel, le prince avait un habit de drap fin, tout couvert de croix et d'étoiles en diamants. On dit aussi qu'une vieille Norvégienne, à qui il avait fait l'aumône, lui dit en lui prenant la main pour le remercier : « Les gens de ce pays te regardent comme un de ces voyageurs que nous voyons quelquefois passer; mais moi, je sais bien que tu es plus grand que le Fogde et YAmtmand1, et même que l'évêque de Drontheim. Je sais que tu es un prince, et, vois-tu, la vieille Brite ne ment pas, tu seras roi un jour. » A l'époque où Louis-Philippe voyageait dans ces contrées si peu connues, il n'avait point d'habit de drap fin sous sa blouse de vadmel, point de croix de diamants sur la poitrine. Le désir de voir, d'observer, de s'instruire, lui avait fait entreprendre avec de faibles ressources cette longue et difficile excursion. 11 venait de son collège de Reichenau, n'emportant pour toute fortune qu'une modique lettre de change sur Copenhague ; et quand la bonne Brite lui prédit qu'il deviendrait roi, le prince dut lui répondre par un singulier sourire d'incrédulité. C'était en 1795 ; on ne songeait guère alors Maire des rois en France.
1. Les deux fonctionnaires supérieurs de la province.
�33S
LETTRES SUR LE NORD.
L'église de Maasô a été transportée à Havsund; le sacristain est mort, le pêcheur a émigré, et les deux îles sont désertes. Sur toute la côte de Finmark, on pourrait citer plusieurs de ces émigrations produites seulement par le défaut de bois. Quand le Norvégien va s'établir au bord de la mer, il cherche une baie qui ne soit pas trop éloignée des bouleaux ; mais si les Lapons arrivent là en été, ils ravagent sa chétive forêt, ils coupent l'arbre par le milieu, et cet arbre ne repousse plus. Au bout de quelques années, le pauvre pêcheur, surpris par la disette de combustible, est forcé de fuir le sol où il avait bâti sa demeure. Il dit adieu à ses pénates, et va chercher ailleurs un lieu moins dévasté. Parfois aussi toute sa famille s'éteint sur le roc désert qu'elle occupait; sa frêle cabane tombe en ruine, et personne ne songe à en recueillir les débris ou à l'habiter. En face de Stappen nous voyons s'élever une longue côte rocailleuse, coupée par une baie profonde, et projetant de toutes parts des lignes irrégulières, des cimes aiguës : c'est l'île qui porte à son extrémité le Cap Nord. On l'a nommée l'île Maigre ; on aurait pu dire l'île Désolée, c'eût été plus juste encore. A Giestvàr, dans ce golfe ouvert au milieu des écueils, il y a pourtant encore une habitation et un marchand, le dernier marchand du Nord. Nos matelots ne l'avaient appris que par tradition, et nous errâmes sur les vagues, tantôt à l'est, tantôt à l'ouest, cherchant le haut d'un toit, et ne rencontrant partout que des pointes de roc. Enfin nous aperçûmes les mâts d'un bâtiment russe qui avait jeté l'ancre au fond de la baie; ils guidèrent notre marche. A côté du bâtiment était une cabane en bois servant de magasin, et rien de plus. Mais plus loin, derrière un amas de rochers couverts de plantes marines et de mousse, on voyait un nuage de fumée qui fuyait le long de la montagne. C'était la demeure du marchand,
�LE CAP NORD.
337
une pauvre demeure, où toute une famille se resserre péniblement pour laisser un peu de place au voyageur; à côté, une maison plus ehétive encore, où l'on trouve quelques flacons d'eau-de-vie, quelques sacs de farine, du fil et du cuir : c'est la boutique. Près de là, deux cabanes enterre, habitées par des pêcheurs, et tout autour, les rocs nus, les aspérités sauvages, l'aridité, le silence du désert et l'océan Glacial. L'été, il arrive ici une douzaine de petits navires russes qui viennent chercher du poisson, car il y a sur la côte des pêcheries abondantes. Les premiers apparaissent au mois de juin, et les plus tardifs s'en vont au mois de septembre. A partir de cette époque, les habitants de Magerô ne voient plus aucun étranger et n'entendent plus aucune nouvelle. Le reste du monde est clos pour eux. La vague gémit sur leur rivage, l'orage gronde sur leur tête, et la nuit les enveloppe. Cependant, quand nous fûmes près de l'habitation, la mère de famille vint à nous avec un front riant, et deux jeunes filles à l'œil bleu, aux cheveux blonds, nous tendirent cordialement la main en nous disant : a Soyez les bienvenus ! » Pour ces malheureux jetés ainsi à l'extrémité du globe, isolés du reste des hommes, l'étranger inconnu qu'un bateau amène sur leur plage lointaine n'est pas un étranger. C'est un hôte aimé qui leur apporte un rayon de vie dans leur froide solitude ; et, quand la digne femme du marchand venait nous demander ce que nous désirions, il y avait dans son regard une sorte de sollicitude pleine de douceur ; et quand Marthe et Marie, ses deux filles, passaient devant nous, leurs yeux bleus et leurs lèvres innocentes nous souriaient comme si elles eussent vu en nous des frères. Bientôt la chambre que nous devions occuper fut prête, la table nettoyée et couverte d'une nappe blanche. Nous avions apporté avec nous des provisions de voyage, mais la bonne Mme Kielsberg était là qui épiait nos désirs
�338
LETTRES SUR LE NORD.
et courait avec empressement, tantôt à son armoire, tantôt à là cuisine, chercher ce dont nous avions besoin. Jamais l'hospitalité norvégienne ne m'a plus touché. La pauvre femme ne pouvait placer devant nous ni linge damassé ni couverts d'argent; mais elle nous apportait sa dernière assiette et sa dernière goutte de crème. Après avoir récapitulé dans sa tête toutes ses richesses, elle prit une clef qui pendait à sa ceinture, ouvrit un buffet et en tira un flacon de liqueur qu'elle gardait pour les grands jours de fête. Hélas ! c'était la bouteille d'huile de la veuve, et j'aurais voulu avoir la puissance du prophète pour la remplir sans cesse. Tandis qu'elle restait là, occupée à nous servir, je l'interrogeais sur le passé, et elle me racontait sa vie, comment elle avait vécu jeune fille au milieu de ses parents à Drontheim, et comment elle avait quitté cette ville, qui lui semblait une grande ville, pour venir habiter cette solitude. <t II y a de cela vingt ans, disait-elle ; mon mari, trouvant trop de concurrence ailleurs, avait sollicité le privilège de Giestvâr. Il me demanda s'il ne m'en coûterait pas trop de me :séparer du monde où j'étais habituée à vivre. Mais moi, je lui répondis que je le suivrais avec joie partout où il irait. Nous étions jeunes alors, et nous faisions de beaux projets; nous espérions pouvoir, au bout de quelques années, vendre notre établissement et retourner à Drontheim avec nos enfants. Nous arrivâmes dans cette île, où il n'y avait rien qu'une cabane de pêcheur. Nous bâtîmes cette maison que vous voyez, le magasin, l'étable, et d'abord tout parut répondre à nos vœux. Je passai des années de joie dans cette pauvre demeure. Mais bientôt une longue suite de malheurs vint détruire nos espérances, et maintenant je ne demande plus à m'en retourner dans le monde où j'ai vécu, dans la ville où je suis née. Maintenant mes parents sont morts, sans que j'aie pu les embrasser une dernière fois ; mon mari est malade et mon fils
�LE CAP NORD.
339
s'est noyé l'automne dernier à la pêche. » En prononçant ces mots, sa voix trembla; ses deux filles, qui la virent prête à pleurer, se suspendirent à son cou, et ses larmes s'arrêtèrent sous leurs baisers. Pendant qu'elle s'abandonnait ainsi à ses souvenirs, minuit sonnait à la pendule enfumée de notre chambre, et, à cette heure où l'ombre enveloppait les contrées méridionales, notre ciel du Nord s'éclaircit. Le soleil, qui n'avait pas paru de tout le jour, projeta une lueur pâle à l'horizon. La brume qui inondait la vallée se leva de terre et s'entr'ouvrit; les nuages, chassés par le vent, se déchirèrent sur le flanc des montagnes et s'enfuirent. A travers leurs crevasses, on voyait poindre des teintes bleuâtres, des cimes dentelés. La mer et les rochers se découvraient peu à peu à nos regards dans toute leur étendue. C'était comme une décoration de théâtre au lever du rideau. La brise venait du sud ; elle devait nous conduire en peu de temps au Cap Nord. Nous appelâmes nos matelots qui s'apprêtaient déjà à dormir; mais en leur donnant une ration d'eau-de-vie, nous leur fîmes oublier le sommeil, ils hissèrent gaiement la voile, et nous partîmes. De Giestvar au Cap Nord, on compte environ cinq lieues. Au sortir de la baie, on ne voit plus à gauche que la pleine mer et à droite la côte de l'île. C'est une haute muraille formée de couches perpendiculaires, rongées, broyées par les vagues et les orages, et sillonnées de distance en distance par des torrents de neige. A sa sommité, on n'entrevoit ni plantes ni arbustes, et sa base est hérissée de brisants où les vagues, même par un temps calme, bondissent, écument et se brisent avec colère. Du côté du sud, un rayon de lumière s'étendait comme un bandeau de pourpre à l'horizon. Mais ici tout était noir, la mer, les rocs et les cavités creusées par les flots dans le flanc des montagnes. Nulle autre voile que la nôtre ne flottait dans l'espace. Nul vestige humain ne se montrait à nos yeux.
�340
LETTRES SUR LE NORD.
On ne voyait que la mouette perchée sur la pointe de l'écueil et le pélican noir qui levait son grand cou audessus de l'eau, comme pour regarder quels étaient les téméraires qui venaient le troubler dans son sommeil. Après avoir longé pendant plus d'une heure ce boulevard de rochers, notre pilote nous montra une sommité plus large, plus élevée que les autres, et qui s'avançait plus au loin dans la mer : c'était .le Cap Nord. Il ressemble à une grande tour carrée, flanquée de quatre épais bastions. C'est la tour au pied de laquelle les vagues s'épuisent en vains efforts ; c'est la citadelle dè l'Océan. Du côté de l'ouest et du nord, il était impossible d'y aborder. Nous ne voyions partout qu'une chaîne d'écueils et un rempart "escarpé s'élevant à pic du sein de la mer. Notre guide nous fit doubler sa pointe, et nous entrâmes dans une petite baie creusée au milieu de la montagne. Là nous fûmes surpris par un singulier point de vue. Devant nous était une enceinte de rocs partagés par larges bandes comme l'ardoise, ou broyés comme la lave; au milieu l'eau de la baie verte et limpide, abritée contre les vents, unie comme une glace ; et sur la rive de ce port paisible, au pied des cimes nues et escarpées, un lit de fleurs et de gazon et un ruisseau d'argent fuyant entre les blocs de pierre. Sur ses bords fleurissait le vcrgissmeinnicht aux yeux bleus, la renoncule à la tète d'or, le géranium sauvage avec sa robe violette et ses feuilles veloutées, le petit œillet des bois, et, un peu plus loin, de hautes tiges d'angéliques cachaient, sous leurs larges rameaux, des touffes d'herbe. Je ne saurais dire l'effet que produisit sur moi cette végétation inattendue. C'était comme un dernier rayon de vie sur cette terre inanimée, comme un dernier sourire de la nature dans l'aridité du désert. Tandis que nos matelots couraient aux plantes d'angélique, dont ils faisaient d'amples provisions, je me penchais sur le sol humide pour entendre le murmure du
�LE CAP NORD.
341
ruisseau tombant par petites cascades d'une pierre à l'autre, filtrant à travers les pointes d'herbe et courant sur la grève. Je regardais ces jolies fleurs bleues, mollement épanouies, et ma pensée s'en allait bien loin d'ici chercher dans nos vallées des fleurs semblables. Puis, en restant là, il me venait de singulières réflexions : je me disais que cette eau fraîche et pure qui courait follement dans les vagues de l'Océan ressemblait à ces intelligences chastes et candides qui vont se perdre dans le tourbillon du monde, et ces fleurs solitaires, écloses au bord de la mer Glaciale, étaient pour moi comme ces douces pensées d'affection qu'une âme fidèle conserve au sein d'une société refroidie par l'égoïsme. J'avoue que ces réflexions et plusieurs autres encore, dont je fais grâce au lecteur, étaient peu à l'avantage du monde. Mais où serait-il permis d'enfanter de sombres rêveries, si ce n'est au Cap Nord ? Je fus tiré de mes monologues misanthropiques par la voix de mon compagnon de voyage, qui me montrait la cime de la montagne et s'élançait sur les pointes des rochers. Cette montagne n'a pas plus de mille pieds de hauteur; mais elle est droite, roide et difficile à gravir. Ici on rencontre un amas de pierres broyées qui se détachent du sol et roulent en bas quand on y pose le pied ; là des bandes de mousse humide où l'on glisse sans rencontrer aucun point d'appui, ou de larges masses de rochers auxquelles il faut se cramponner avec les mains pour pouvoir les franchir. Après avoir quitté les tiges d'angéliques et les touffes de fleurs, on n'aperçoit que de frêles bouleaux courbés jusqu'à terre, et étendant autour d'eux, dans une sorte de convulsion, leurs rameaux débiles, comme pour chercher un peu de sève et de chaleur. Plus haut, ces plantes mêmes disparaissent. On ne trouve plus qu'un sol nu ou chargé de neige. Le sommet de la montagne est plat comme une terrasse,
�342
LETTRES SUR LE NORD.
couvert d'une terre jaunâtre parsemée çà et là de mousse de renne et de morceaux de quartz d'une blancheur éclatante. Nous courûmes avec une joie d'enfant sur ce vaste plateau, car nous venions d'atteindre le but de nos vœux et de nos efforts. Tantôt nous nous penchions sur la crête du roc pour mesurer, de l'œil la profondeur de l'abîme, et entendre la vague fougueuse gémir sur les écueils ; tantôt nous cherchions dans le lointain une habitation humaine, et de toutes parts nous ne voyions que la terre dépeuplée. Puis tout à coup, saisis par l'enchantement de cette grave nature, nous restions là, debout, immobiles et pensifs, contemplant le spectacle étalé sous nos yeux. A notre droite s'élevait la terre ferme, le Nordkyn, la dernière pointe de l'Europe; à gauche, une longue ligne de montagnes échancrées et couvertes de vapeurs, et devant nous la mer Glaciale, la mer sans borne et sans fin : boundless, endless1, l'immensité. A l'est, le soleil déployait encore son disque riant, et jetait un sillon doré sur les vagues ; mais au nord et au sud, les nuages, repoussés un instant par le souffle du matin, se rapprochaient l'un de l'autre et pesaient comme une masse de plomb sur l'Océan. C'était la nuit d'Israël avec la colonne de feu, le chaos avec le rayon de lumière céleste; et l'idée de la solitude lointaine où nous nous trouvions, l'aspect de cette île jetée au bout du monde, le cri sauvage de la mouette se mêlant aux soupirs delà brise, au mugissement des ondes, tous les points de vue de cette étrange contrée, et toutes ces voix plaintives du désert, nous causaient une sorte de stupeur dont nous ne pouvions nous rendre maîtres. Ceux qui ont vu les forêts vierges de l'Amérique ont peut-être éprouvé la même émotion. Ailleurs la nature peut ravir l'âme dans la contemplation de ses magnifiques beautés ; ici, elle la saisit et la subjugue.
1. Byron, Child-Harold.
�LE CAP NORD.
343
En face d'un tel tableau, on se sent petit, on courbe la tête dans sa faiblesse, et si alors quelques mots s'échappent des lèvres, ce ne peut être qu'un cri d'humilité et une prière. Descendre du haut du Cap Nord était plus difficile encore que d'y monter. Nous ne pouvions nous tenir debout sur les pentes de mousse glissantes et les tables de roc perpendiculaires. Il fallait nous asseoir sur le sol et nous traîner à l'aide de nos mains. Si nous faisions un faux pas, nous courions risque de nous précipiter dans la vallée, et si nous heurtions trop fortetement un bloc de pierre détaché du sol, il roulait avec fracas le long de l'étroit sentier, et pouvait atteindre dans sa chute ceux qui nous précédaient. Mais, après deux heures de marche, toute la caravane remonta saine et sauve à bord du bateau. Par un bonheur insigne, au moment où nous tirions notre ancre de fer amarrée aux pierres de la grève, lèvent tournait à l'est. On eût dit que nous l'avions acheté, comme les voyageurs d'autrefois , de quelque sorcier lapon, tant ce changement..dè?, direction venait à propos. En arrivant à Giestvàr, nous trouvâmes la famille du marchand réunie pour nous attendre. Marthe et Marie avaient revêtu leur robe neuve, leur tablier de couleur, et le bonnet à rubans bleus qu'elles ne portent qu'aux jours de fête. Dans notre modeste chambre, leur mère avait placé sur la table la jatte de lait que ses vaches venaient de lui donner, et l'on avait préparé avec beaucoup de soin deux lits de plume pour nous reposer de nos fatigues. Mais nous connaissions déjà trop les contrées du Nord pour ne pas profiter du vent capricieux qui promettait alors d'enfler notre voile, et nous dîmes adieu à regret à cette maison hospitalière où nous avions été reçus avec tant de cordialité. « Adieu pour toujours! murmura Mme Kielsberg en nous serrant la main. — Oh ! non, pas pour toujours, » s'écrièrent ses enfants. La bonne mère secoua la tête et ne répondit rien. Les jeunes filles s'avancèrent sur
�344
LETTRES SUR LE NORD.
la pelouse pour nous saluer encore. En observant cette attitude silencieuse de la mère et celle de ses enfants, il me semblait voir l'expérience triste qui se souvient du passé et l'espérance aventureuse qui regarde vers l'avenir. Le soir, nous nous arrêtâmes à Havsund. C'est un détroit riant, bordé par deux collines couvertes de verdure. Sur l'une de ces collines s'élève la maison du prêtre de Hammerfest, qui vient ici deux fois par an passer quelques semaines; sur l'autre, l'église nouvellement bâtie et la demeure du marchand avec ses magasins. La terre ne porte ni plantes potagères ni arbres ; les nuits d'hiver y sont aussi longues, aussi obscures qu'au Cap Nord : mais les observations de température, faites sous la direction de M. Parrot, professeur à Dorpat, présentent ici un résultat curieux. Au mois d'août, le thermomètre ne s'élève pas à plus de dix degrés. Au mois de janvier, par les plus grands froids, il ne descend pas à plus de douze. L'hiver dernier, on en compta une fois treize, mais c'était un événement extraordinaire. La côte est fort peu habitée, et l'intérieur des montagnes est complètement désert. Toute la paroisse, qui s'étend à plus de vingt lieues de distance, ne renferme que trois cent soixante Lapons et cent vingt Norvégiens. Mais au mois de mai un grand nombre de bateaux de Nordland, Helgeland et Finmark, se rassemblent dans les environs pour pêcher, et une douzaine de bâtiments russes viennent ici, chaque année, prendre une cargaison de poisson. Le marchand de Havsund est un homme riche et habile. Dans l'espace de quelques années, il a construit des magasins, il a fondé une fabrique d'huile de poisson. Sa maison, dont il a été lui-même l'architecte, est bâtie avec élégance et ornée avec goût. Tout cela lui donne une satisfaction de propriétaire dont il aime à jouir devant ses hôtes. Il nous promena du comptoir au salon, et à chaque pas il nous regardait comme pour saisir sur nos lèvres
�LE CAP NORD.
345
une exclamation et dans nos yeux un sentiment de surprise. Mais ceci n'était encore que le prélude de son triomphe. Le soir, tandis que nous étions à table, il s'approche mystérieusement de la pendule dorée dont il venait d'enlever le globe ; il tire un ressort, et ne voilà-t-il pas que la magique pendule se met à jouer un air de Fra Diavolo! Non, je n'oublierai jamais le regard tout à la fois triomphant et inquiet, le regard scrutateur qu'il jeta sur nous au moment où l'on entendit résonner les premières notes de musique. Si alors nous avions voulu commettre un meurtre moral, nous n'aurions eu qu'à montrer aux yeux de notre hôte un visage indifférent. Mais nous ne fûmes pas si cruels ; nous applaudîmes à la féerie de sa pendule, et, par reconnaissance, il vida un grand verre de vin à la prospérité de notre pays. Ce toast, dont nous le remerciâmes avec sincérité, n'était que le commencement d'une horrible trahison. Le malheureux partit de là pour entamer une dissertation politique, dans laquelle il passa en revue toute l'Europe. En vain je me débattis contre le piège perfide qu'il venait de me tendre; en vain j'essayai de le ramener à sa nature d'habitant de Havsund : mes efforts furent inutiles. Quand je lui parlais des Lapons, ses voisins, il suivait l'armée de don Carlos en Espagne : quand je lui demandais quel avait été le produit de la pêche dans les années dernières, il énumérait le budget de l'Angleterre. Je vis que la lutte était impossible. Je courbai la tête comme un martyr, et j'écoutai patiemment jusqu'à ce qu'il lui plût de mettre fin à ses digressions. Mais le lendemain il m'attendait déjà de pied ferme, et je n'échappai que par la fuite au développement d'une nouvelle théorie. « Bon Dieu ! me disais-je en reprenant la route de Hammerfest, oùfaudra-t-il donc aller pour éviter la politique, si elle doit nous poursuivre jusqu'au 71e degré de latitude? »
�BOSSEKOP.
A C. CLERGET.
Si jamais quelque enfant studieux de Finmark s'avise d'écrire l'histoire de Hammerfest, j'espère qu'il citera dans les annales de cette ville le 21 juillet 1838 comme un jour mémorable. Ce jour-là, les deux officiers de marine chargés de la topographie des côtes avaient arboré dans le port le pavillon royal de Suède et de Norvège ; l'évèque arrivait de Vardôhus ; le fogde, cette haute puissance du district, montait d'un pas majestueux l'escalier en bois servant de cale; le bateau à vapeur amenait plusieurs belles dames de Finmark, et la corvette française élevait au-dessus des bâtiments de commerce son haut mât surmonté de la flamme guerrière. Ce jour-là, les rues de la petite yille présentaient un tableau inusité. De tous côtés on voyait des matelots portant quelque coffre sur leurs épaules, des voyageurs cherchant une demeure, et des habitants de la ville courant au-devant d'eux avec cet admirable sentiment d'hospitalité dont j'ai déjà parlé plusieurs fois, et que je ne peux assez louer. Toutes les physionomies avaient un air de vivacité qui ne se manifeste que dans les grandes circonstances, et dans toutes les maisons la table était mise. On ne pouvait franchir le seuil d'une porte sans voir briller aussitôt le flacon de vin de Porto sur la nappe effrangée, sans entendre le cliquetis
�BOSSEKOP.
347
des verres et la joie bruyante d'un cercle de convives qui se souhaitaient réciproquement la bienvenue. Enfin, que dirai-je de plus ? ce jour-là, dans la bonne cité de Hammerfest, on ne comptait pas moins de quatorze uniformes brodés, dorés, accompagnés du sabre et de l'épaulette. Le matin, on recevait des visites d'étrangers, et le soir on devait avoir un bal, un bal donné par lés officiers de la Recherche. Déjà la salle de M. Bang était revêtue de pavillons de toutes couleurs ; des baïonnettes réunies en faisceau formaient des candélabres tels qu'on n'en avait jamais vus dans cette paisible ville de commerce, et les lames de sabre étincelaient entre les lustres. On avait pensé à revêtir cette salle, militaire d'une guirlande de fleurs; mais la chose fut impossible : tous les vases de porcelaine, où les dames de Hammerfest entretiennent d'une main vigilante le géranium et le réséda, n'auraient pas suffi à faire un bouquet, et les fleurs des montagnes, la violette pâle, la renoncule, commençaient à se faner. Mais le maître cook fit des prodiges. Le punch avait un arôme merveilleux, les confitures auraient fait oublier à un helléniste le miel des abeilles de l'Hymette, et le souper était servi avec une magnificence royale. On dansa jusqu'au matin, et, quelques heures après, cette fête s'en allait dans le passé comme un rêve. Les étrangers commençaient déjà à faire leurs préparatifs de départ, et nous qui, depuis plusieurs mois, avions vécu d'une même pensée et voyagé dans un même but, nous allions nous disperser. De'vingt personnes composant notre société d'exploration, les unes retournaient en France, d'autres en Norvège, d'autres devaient passer l'hiver à Finmark, et M. Gaimard, M. Robert et moi, nous partions pour la Laponie. Grâce à la constante et inappréciable bienveillance du roi de Suède, nous avions, pour faire ce voyage, un prêtre instruit, un guide excellent, M. Lâstadius, qui a toujours vécu en Laponie, et a traversé plusieurs fois ce pays de
�348
LETTRES SUR LE NORD.
long en large, tantôt pour suivre ses études de botaniste, tantôt pour recueillir des traditions d'histoire et de mythologie. Cependant nous ne passâmes pas devant la Recherche sans un certain sentiment de tristesse. Elle était encore immobile dans le port, appuyée sur son ancre, tandis que le bateau à vapeur sillonnait déjà la vague paisible. Au cri d'adieu que nous lui adressâmes", les officiers accoururent sur la dunette ; les matelots montèrent dans les enfléchures et sur les huniers pour nous saluer encore une fois. Un peu plus loin, nous entendions des hurrah répétés par une foule nombreuse ; c'étaient les habitants de la ville qui venaient se rassembler sur la grève, et nous exprimaient une dernière pensée d'affection, un dernier vœu. L'aspect de notre corvette, avec ses officiers étendant encore vers nous une main de frère, et ses matelots penchés sur les vergues; l'aspect de cette population qui se pressait au bord du rivage, et ces signes d'adieu, ces mouchoirs agités dans l'air, ces cris partis du cœur, avaient quelque chose de saisissant. Plus d'une paupière alors devint humide, plus d'un regard fut voilé par une larme. Dans ce moment, nous quittions, à l'extrémité du Nord, nos compatriotes que nous ne reverrions peut-être pas de longtemps, et des étrangers dont nous étions devenus les amis et que nous ne reverrions peut-être jamais. Le soir, nous arrivâmes à Kaafiord. Le directeur des mines, M. Crowe, nous reçut avec sa cordialité habituelle. L'arrivée subite de douze personnes ne l'effraya point. Sa table s'allongea, et ses chambres se garnirent de lits à volonté. Le lendemain, nous partîmes pour Bossekop. M. Gaimard devait présider à l'installation de nos compagnons de voyage, qui devaient faire là, pendant l'hiver, une série d'observations astronomiques et magnétiques, et moi j'avais voulu m'associer à son voyage, curieux de voir un lieu que ces observations illustreront sans doute.
�BOSSEKOP.
349
Bossekop (baie de la Baleine) est une colline élevée au bord d'un des golfes d'Alten, revêtue en été d'une belle verdure et parsemée d'habitations. Au milieu s'élève celle de l'ancien marchand de district, M. Clarck, qui acheta, il y a une vingtaine d'années, ce terrain, et y fonda une colonie. La plupart des pêcheurs finlandais, groupés autour de sa demeure, payent encore chaque année à sa veuve une redevance de trois à quatre jours de travail. La maison de M. Clarck, bâtie en face de la mer, est large et commode. C'est là que nos compatriotes demeureront. Au nord et au sud, ils ont déjà commencé à établir leur observatoire , et les bateaux de Kaafiord leur ont apporté tous leurs instruments en bon état. Près de Bossekop s'étend une forêt de pins traversée par une belle avenue comme un parc. Cette terre présente un phénomène curieux. A quelques lieues de distance, on ne trouve plus aucune trace de végétation, et ici on voit des pins, des bouleaux, des enclos de gazon, des champs ensemencés. A Murbakken, un paysan industrieux a fait d'une moitié de colline un joli jardin, coupé par plusieurs plates-bandes traversées par des lignes d'arbres et parsemées de fleurs. Quand nous le visitâmes, deux rosiers sauvages venaient de s'épanouir au pied du mur qui les protège ; le bon propriétaire les contemplait avec une joie naïve. En nous montrant leurs légers rameaux et leurs boutons à demi ouverts, il cherchait à lire dans nos yeux un sentiment de surprise ; on eût dit qu'il nous montrait une plante inconnue. Puis, après nous avoir raconté avec une grande précision en quelle année il avait planté ces précieux arbustes et quelle peine il avait eue à les préserver de l'orage, il en coupa deux petites branches et nous les offrit, non sans jeter un long regard sur la tige, comme pour être bien sûr qu'il ne l'avait pas trop cruellement blessée. Un peu plus loin, à Kônigshofmark, on trouve un jardin plus large encore et plus riche : il y a là des plates20
�LETTRES SUR LE NORD. 350 bandes couvertes de pavots et d'autres chargées de petits pois. Quand on vient des rochers de Hammerfest, c'est une véritable merveille. Auprès de Bossekop, on aperçoit pourtant une colline rocailleuse pareille à celles qui parsèment l'Océan jusqu'au Cap Nord : elle s'élève au bord de la mer, et termine, comme une forteresse, le circuit de la baie. Du haut de son sommet, on découvre un large et imposant horizon: d'un côté, les ruines de Kaafiord, d'où s'échappent sans cesse des tourbillons de fumée ; de l'autre, le détroit de l'Étoile, les'montagnes couvertes de neige, le golfe coupé de distance en distance par la pointe d'un roc, resserré en d'autres endroits comme un lac, puis se déroulant au large et fuyant dans le lointain. Là-bas la vie industrielle, ici la vie maritime et aventureuse ; la barque du pêcheur suivant comme une couleuvre les sinuosités de la côté, et le brick à la lourde mâture se berçant sur les vagues. Sur ce rocher, où j'étais venu m'asseoir par une belle soirée pour contempler, dans une heure de rêverie solitaire, les deux côtes du golfe, les chaînes de montagnes et les petites habitations de Bossekop, riantes et paisibles comme des strophes d'idylle, sur ce rocher dont une vague caressante venait, avec un doux murmure, baiser les contours, je n'aperçus qu'un pauvre pin dont les branches courbées sur la pierre semblaient appeler en vain une autre plante. Sa cime était déjà dépouillée d'écorce et jaunie ; la terre qui recouvrait ses racines commençait à se dessécher, et le vent qui passait à travers ses rameaux rendait un son triste. Je regardai ce malheureux arbre qui dépérissait ainsi dans l'isolement, et la conversation suivante s'engagea entre nous :
LE VOYAGEUR.
Au bord de l'Océan, pauvre arbre solitaire , Sans force et sans appui, j'ai pitié de ton sort.
�BOSSEKOP.
351
Comment es-tu venu tout seul sur cette terre? Comment as-tu vécu sous ce ciel froid du Nord?
L'ARBRE.
Un soir le vent du sud apporta sur son aile Un germe fugitif à ce roc décharné. Le printemps souriait et la mer était belle, Et le ciel rayonnant, à l'heure où je suis né. Puis, lorsque j'ai grandi, sur ce sol que j'ombrage , J'ai penché mes rameaux et mon front agité ; Je cherchais un soutien pour les heures d'orage, Un rameau caressant pour les beaux jours d'été. Mais au milieu du calme, au sein de la temp.ête, Nulle plante fidèle à mon sort ne s'unit, Nul autre arbre isolé n'élève ici la tête, Nul oiseau sur ce roc ne vient faire son nid. Je n'entends que la voix de l'orage qui gronde, Ou le cri du corbeau qui m'annonce l'hiver; Je.ne vois que le sol qui se penche sur l'onde, Et le bateau pêcheur qui s'enfuit sur la mer.
LE VOYAGEUR.
Oh! ta plainte m'émeut, car elle me rappelle La douleur qui traverse aussi le cœur humain'. Ne puis-je transplanter ta tige qui chancelle, Et te voir reverdir par un riant matin?
L'ARBRE.
Non, jamais, plus jamais. Ma séve est épuisée, Mes rameaux ont perdu leur première vigueur; Et nul soleil fécond, nulle douce rosée, Ne peuvent raviver ma force et ma fraîcheur. Sous ce ciel qu'un rayon pâle et furtif colore, Au printemps j'aurais pu gaiement me balancer; Mais je suis resté seul : je languis et j'implore La nuit d'hiver qui doit bientôt me renverser. A une demi-lieue de Bossekop est Altengaard, l'ancienne demeure des gouverneurs de Finmark. C'est une belle habitation située au pied des bois, au milieu d'une grande plaine unie comme le Champ de Mars , et bordée par les eaux du golfe. Depuis vingt ans, le gouverneur
�352
LETTRES SUR LE NORD.
reste à Tromsô, et la maison qui lui était destinée vient d'être transformée en hôpital. Après avoir visité en détail la pharmacie et les salles des malades, encore vides et fraîchement peintes, mais qui présenteront bientôt l'aspect d'une douloureuse misère, nous remontâmes à cheval, et en courant à travers la plaine, nous arrivâmes à Elvbakken, l'un des plus beaux hameaux de la Norvège. Qu'on se figure, dans une enceinte de montagnes escarpées , les unes toutes nues, les autres couvertes, sur leurs flancs ou à leurs sommités, d'une large banderole ou d'un manteau de neige, au bord du fleuve d'Alten qui vient se jeter dans le golfe, une plaine verte, divisée par enclos, et dans chaque enclos un champ d'orge, une maison de paysan , une grange. Toutes ces habitations sont à peu près construites sur le même modèle. En entrant, on trouve la cuisine, puis une chambre avec un métier à tisser, et plus haut une autre chambre. Voilà tout. Mais ces maisons nous parurent plus propres et mieux entretenues que celles que nous voyions depuis longtemps sur notre route. Ce village est occupé en grande partie par une colonie de Finlandais , ou Quàner, comme on les appelle ici, qui ont émigré à différentes époques pendant les guerres de la Suède avec la Russie. Ces hommes sont actifs et industrieux. Ils se distinguent entre tous les habitants du Nord par leur assiduité au travail et leur vie économe. Ils sont à la fois pêcheurs, charpentiers, forgerons. Ils construisent euxmêmes leur maison, leur bateau ; ils fabriquent leurs instruments de pêche et d'agriculture , et le cordonnier de Bossekop dit qu'il n'a pas d'ouvrage, parce que les Quàner font des souliers pour tout le pays. Cette existence laborieuse leur donne généralement plus d'aisance qu'on n'en trouve dans la contrée. Ils gardent leurs couvertures de peaux de rennes et leurs meubles grossiers ; mais les hommes et les femmes portent d'excellents habits de laine,
�353 et il n'est pas rare de voir briller dans leurs armoires un service d'argenterie. Au mois de novembre, les Lapons des montagnes se rassemblent ici avec leurs pulke légers et leurs rennes. Ils apportent des quartiers de viande sèche, des fourrures, et eu échange ils prennent de la farine, du tabac, de l'eau-de-vie. Toute la plaine est alors couverte de tentes et de chariots ; les rennes courent sur la colline, les ' Lapons chantent en buvant leur verre d'eau-de-vie. C'est une foire singulière que beaucoup de gens vont voir par curiosité. Après avoir passé par tant de côtes arides et d'îles dépeuplées, nous éprouvâmes une joie naive à contempler ce joli hameau, à franchir la haie des enclos, à nous arrêter tantôt pour chercher une fleur au milieu de l'herbe épaisse, tantôt pour cueillir un épi d'orge au milieu du sentier. Tout cela était pour nous comme un souvenir des campagnes de France ; et lorsque, après avoir gravi le Sandfall, nous vîmes se dérouler, de chaque côté de nous , deux larges prairies, l'une couverte d'habitations, l'autre de bouleaux verts, toutes deux entourées de rocs élevés et de pics de neige , il nous semblait voir un des beaux paysages de la Suisse ou des Pyrénées. Au delà du fleuve d'Alten, la végétation diminue et s'étiole graduellement, à mesure qu'on gravit les montagnes. Mais alors on retrouve dans les entrailles de la terre d'autres productions plus abondantes et plus variées. C'est là que sont les mines de Raipass, avec leurs riches filons de cuivre, leurs aiguilles de cristal et leurs feuilles d'amiante. Elles furent découvertes, comme celles de Kaae fiord, au xvn siècle, creusées légèrement, puis abandonnées. En 1832, M. Crowe en commença l'exploitation et, maintenant il y emploie cent ouvriers. Le minerai qu'il en retire donne 60 et "80 pour 100. Il n'y en a pas de plus riche dans le Nord entier. Déjà un large chemin, exécuté à grands frais, va de Bossekop à Raipass.
BOSSEKOP.
�354
LETTRES SUR LE NORD.
Les ouvriers ont construit leurs habitations entre les maigres pins qui parsèment le flanc de la montagne. Une boutique leur est ouverte; un caissier vient les payer à jour fixe. Leur nombre s'accroît à mesure que lamine s'élargit. Quelque jour peut-être Raipass aura, comme Kaafiord, son église, son école et son médecin. Mais l'industrie qui fait ses miracles a aussi ses tristesses. De retour dans la vallée, nous entrâmes dans une cabane de paysan pour boire du lait. Une jeune fille était assise dans une pauvre chambre, seule devant un berceau. A côté d'elle était un rouet qu'elle venait de quitter pour prendre soin de l'enfant qui avait pleuré en s'éveillant. Son regard était si doux et si timide, sa figure si belle et si chaste, qu'on l'eût prise elle-même pour une jeune sœur de cet enfant qu'elle berçait dans ses bras avec un sentiment de tendrese et de pudeur inexprimable. Notre guide nous dit qu'elle avait été séduite par un ouvrier, que cet enfant était le sien, et qu'elle restait là seule et résignée, travaillant sans cesse pour subvenir à sa subsistance. Nous lui demandâmes si celui qu'elle aimait encore ne viendrait pas un jour la chercher pour l'épouser. Œ Oh ! oui, dit-elle, en baissant la tète, il viendra. » Et en même temps elle embrassait son enfant, comme pour puiser dans ce baiser un nouvel espoir. Sterne, en la voyant, eût ajouté un chapitre à celui de Marie, et Wordsworth aurait dit : « Pauvre Ruth ! Poor Ruth ! » Notre excursion sur cette côte du golfe d'Alten se termina par une visite à la maison du fogde. Elle est bâtie dans une sitation riante et pittoresque, entre deux forêts de pins, au bord de la mer. Le fogde est, après l'amtmand, la première autorité de la province. Il n'y en a qu'un dans le Vest-Finmark , et il remplit en même temps les fonctions de sorenskriver. En sa qualité de fogde, il perçoit les impôts ; il est chargé des travaux de recensement, d'arpentage et d'administration. C'est un sous-préfet et en
�355 même temps un receveur des contributions. En sa qualité de sorenskriver, il est à la fois juge, notaire, commissairepriseur et receveur d'enregistrement. Son traitement fixe n'est pas considérable , mais il perçoit pour chacun de ses actes un droit proportionnel déterminé par une ordonnance , et on lui accorde en outre une indemnité pour les voyages qu'il doit entreprendre, soit pour affaires du gouvernement , soit pour affaires particulières. Il se rend trois fois par an dans chaque province, pour présider au thing, c'est-à-dire pour percevoir les impôts et juger les différends. Il a là, sous ses ordres, un homme qui porte le titre de lànsmand, qui est payé aussi pour chacun de ses actes, selon une taxe générale. C'est l'officier de la police, c'est le bourgmestre de la paroisse , l'expéditionnaire du juge et l'huissier du percepteur. Pendant la durée du thing, c'est-à-dire pendant une session de sept à huit jours, il est constamment attaché à la personne du fogde. Le reste du temps, si l'on signale un délit dans la paroisse, c'est à lui que l'on s'adresse pour faire arrêter le coupable, et c'est lui qui porte la sentence de contrainte au contribuable en retard.
BOSSEKOP.
�LAPONIE.
A IRÉNÉE FOBLANT.
Les deux saisons les plus favorables pour voyager en Laponie sont l'hiver et l'été : l'hiver, avec le léger traîneau, le pulke, conduit par un renne ; l'été, à pied ou à cheval. Au commencement de l'automne, tout le pays est inondé de pluie, et les marais, que l'on franchit encore au mois de juillet, deviennent en peu temps impraticables. Une excursion au Cap Nord, et la difficulté de nous procurer des chevaux dans une contrée où l'on ne trouve que des rennes et des bateaux, nous firent ajourner notre départ jusqu'à la fin du mois d'août. Nous expiâmes ce retard involontaire par une fatigue inattendue. Nous étions huit voyageurs. Pour nous transporter avec nos bagages (que nous avions pourtant allégés autant que possible ), nos provisions , nos guides, il ne nous fallait pas moins de vingt chevaux. Il en vint six d'un côté, quatre de l'autre. On en prit dans la vallée, dans les montagnes , et enfin nos chevaux se trouvèrent tous réunis un soir dans la cour de M. Crowe. Le même jour arriva notre guide, un vieux Lapon de six pieds de haut, droit et robuste comme un pin. En le voyant courir avec agilité d'un endroit à l'autre, et présider à nos préparatifs de
�LAPONIE.
357
départ, on l'aurait pris pour un jeune enfant des montagnes , et il a soixante-dix ans. Sa tête est déjà chauve , mais ses membres n'ont encore rien perdu de leur force. C'est, du reste, un homme intelligent et éclairé. Il a été quatre ans maître d'école à Kautokeino, dix ans lânsmand dans un district. Il a lu plus d'une fois la Bible d'un bout à l'autre, et il parle norvégien comme un livre. Maintenant il a abdiqué ses dignités pour vivre de sa vie première , de sa vie nomade. Après avoir doté ses enfants , il lui est resté deux cents rennes, qu'il conduit tantôt au bord de la mer, tantôt sur les montagnes. L'été , il va à la pèche pendant quelques semaines ; et si ses voyages de pâtre et de pêcheur ne l'enrichissent pas , ils lui donnent du moins ce dont il a besoin : une tunique de laine, du tabac et de la farine de seigle. Le lait mêlé avec de l'eau : est sa boisson habituelle , ' la montagne est son domaine, et, l'hiver comme l'été, au milieu des amas de neige comme au bord des vagues , il se fait, avec quelques piquets , un refuge contre la tempête , et s'endort paisiblement sous sa tente de vadmel. Le 29 , avant dix heures du soir, nos provisions étaient placées dans des corbeilles d'écorce, nos chevaux sellés et bridés. Notre guide, avec son grand bâton, était déjà en tête de notre caravane, et trois nouveaux personnages venaient de s'adjoindre à nous : c'étaient un ouvrier suédois, une jeune fille de Torneâ, qui était venue travailler aux mines de Kaafiord, et qui s'en retournait, emportant avec elle ses épargnes de quelques mois, et un enfant orphelin qui allait chercher une famille aux environs de Karesuando. Ces pauvres gens n'auraient pu voyager seuls ; ils n'avaient point de tente et point de guide. Eu les prenant avec nous, nous faisions un acte de charité, et il nous semblait, que cette charité nous porterait bonheur. Quelques nuages noirs s'amoncelaient à l'horizon, et
�358
LETTRES SUR LE NORD.
la nuit commençait à nous envelopper ; mais des étoiles scintillaient encore dans l'espace azuré ; de temps à autre la lune éclairait notre marche. Nous passions à travers des rochers, des broussailles, des ruisseaux, et cette route entourée d'ombres et de lumière, ces rayons argentés tombant sur le feuillage vert des arbres ou sur la surface aplanie des eaux, avaient un aspect romantique dont nous subissions tous le charme. A minuit nous vîmes une lumière briller entre les bois , et bientôt nous nous arrêtâmes auprès de la maison d'un paysan qui nous accompagnait avec ses chevaux. Un grand feu pétillait dans la cheminée, des branches de sapin, dispersées sur le plancher, répandaient dans cette demeure champêtre une odeur aromatique. En ce moment les nuages couvraient entièrement le ciel, la pluie tombait à flots. Nous arrivions assez tôt pour échapper à l'orage et pour sentir le prix d'un asile dans les dangers du froid et de l'obscurité. Le lendemain, cette maison présentait un joli point de vue. Devant nous s'étendait un lac limpide entouré de bouleaux ; on l'appelle le lac des poissons (Kalajervi). A côté s'élevait l'habitation du paysan, avec un enclos de gazon; plus loin, un rempart de rocs escarpés portant sur sa cime une longue rangée de pins. L'orage avait cessé ; les rayons du soleil perçaient à travers les brouillards du matin : les gouttes de pluie scintillaient sur les rameaux d'arbres et les pointes d'herbe. Une jeune fille s'en allait le long de la colline , chassant devant elle la chèvre capricieuse, la génisse rebelle ; et le pittoresque ensemble de ces eaux, de ces bois, la fraîcheur de la vallée, le tintement de la clochette du troupeau entre les plantes touffues, la maison de notre hôte pareille à un chalet, me retenaient immobile et silencieux au bord du lac ; et, en promenant mes regards autour de moi, je me demandais si nous étions bien dans le Nord au 70" de-
�359 gré de latitude, ou si je n'avais pas été transporté la nuit, par enchantement, dans un vallon de FrancheComté. Mais notre guide nous dit de partir, et, cette fois, il fallait dire adieu à toutes les scènes riantes et animées , pour entrer dans le désert de la Laponie. Bientôt les traces de chemins disparaissent et ne se montrent plus que de loin en loin. Nous passons, en nous courbant sur la croupe de nos chevaux, au milieu d'une forêt d'aunes et de bouleaux, dont les branches touffues et croisées ou les racines sortant de terre nous arrêtent à chaque pas ; puis nous descendons dans la rivière de Kaafiord. Il fallait voir alors notre caravane se déroulant au milieu des eaux : notre vieux Lapon, le premier, s'avançant d'un pas ferme sur les pierres glissantes ; puis les chevaux de bagage conduits par les paysans couverts d'un vêtement de cuir ; les chevaux de selle marchant à leur suite, et toute cette troupe suivant les sinuosités de l'onde, tantôt cachée à demi par un groupe d'arbres, tantôt allongée sur une seule ligne,tantôt serpentant comme le cours de la rivière. Après avoir cheminé ainsi pendant plusieurs heures, nous abordâmes au pied d'une montagne qu'il fallait franchir : c'était l'un des passages les plus difficiles de notre route. A peine avions-nous fait quelques pas, que nons fûmes obligés de mettre pied à terre et de tirer nos chevaux par la bride. Pendant ce temps, ceux qui portaient les bagages essayaient de gravir la pente escarpée, et la caravane, naguère encore alignée comme un escadron, ne tarda pas à être dans un complet désordre. Quelques chevaux s'arrêtaient tout court sous la verge du guide ; d'autres tentaient de fixer leurs pieds dans le sol et retombaient en arrière. Les plus robustes, après avoir été en avant, s'appuyaient contre les bouleaux qui se brisaient sous leur pression. A peine avions-nous fait le tiers du chemin, que cinq d'entre eux s'affaissèrent sous leur ardeau et glissèrent au bas de la montagne. Nous accou-
LAPONIE.
�360
LETTRES SUR LE NORD.
rûmes à la hâte, les croyant à demi morts. Tous les cinq étaient encore sains et saufs ; mais, après cette rude épreuve, nous vîmes qu'il était impossible de les conduire avec leur charge au sommet de la montagne. Chacun de nos hommes prit une partie des paniers, qu'il porta péniblement sur ses épaules ; après quoi les chevaux marchèrent en meilleur ordre. Les flancs de cette montagne, que nous avions eu tant de peine à gravir, étaient couverts d'une végétation abondante. A travers la mousse épaisse, on distinguait le rubus camcrorus, au suc frais et légèrement acide, à la couleur rose comme une framboise ; le myrtile, portant sur ses tiges légères les petites baies bleues aimées dans ce pays, et Yimpetrum nigrum, qui donne d'autres baies plus petites encore et plus foncées. A côté des arbustes au feuillage sombre, s'élevait la renoncule jaune sous les branches rampantes du bouleau nain. De là nos regards planaient sur un vaste espace. Nous voyions se dérouler devant nous la plaine de Kaafiord, avec les bois épais qui l'inondent et la rivière qui la sillonne. Plus loin on apercevait la fumée des mines, le golfe d'Alten, les montagnes de Bossekop. Nous pouvions distinguer encore les lieux où nos amis allaient séjourner, et leur adresser un dernier adieu. Sur la cime de la montagne nous trouvâmes un plateau nu et dépouillé de plantes; un peu plus loin, des touffes d'herbe et une forêt de bouleaux dévastée par le temps et l'orage plus que par la hache du bûcheron. Nos chevaux et nos hommes étaient également fatigués, et nous nous décidâmes à rester là, quoique nous n'eussions pas fait dans la journée plus de cinq lieues. Mickel Johanssoii, notre pilote lapon, prit dans sa poche de toile une cuillère en bois couverte d'un peu de soufre ; il y mit de l'amadou, un morceau d'écorce, et, avec les branches desséchées de la forêt, nous alluma en quelques instants un grand brasier. Nous dressâmes notre tente au milieu des
�LAPONIE.
361
arbres, tandis que nos guides en faisaient autant de leur côté. Bientôt la chaleur du foyer raviva leurs membres engourdis par l'humidité : la ration d'eau-de-vie que nous leur distribuâmes réveilla leur gaieté, et les cris de joie succédèrent parmi eux aux soupirs qu'ils avaient quelquefois exhalés sous leur lourd fardeau. Après souper, M. Lâstadius s'assit sur une peau de renne auprès du feu, alluma sa pipe, et nous proposa de nous raconter des traditions laponnes. Nous nous rangeâmes à la hâte autour de lui, et il nous parla de Stallo. Stallo était un géant monstrueux, dont le nom s'est perpétué de siècle en siècle sous la tente laponne. On cite de lui des aventures merveilleuses qui, si je ne me trompe, cachent sous leur apparence fabuleuse un point de vue historique. D'après les notions, du reste assez décousues et assez incomplètes, que j'ai pu recueillir sur ce personnage étrange, il me semble qu'il représente une époque de l'histoire de Suède dont le fait essentiel paraît aujourd'hui indiquer le temps où une race d'hommes, grands, forts et bien armés, chassa vers le Nord les tribus éparses qui occupaient les parties méridionales de la contrée. Cette haute stature, cette puissance surhumaine que l'on attribue à Stallo, les Lapons, avec l'exagération de la peur, n'ont-ils pas dû l'attribuer également aux G-oths, quand ils se trouvèrent face à face avec eux ? Ces combats perpétuels, où le géant lutte par la force contre des adversaires qui se défendent par la ruse, ne représentent-ils pas exactement le combat qui eut lieu entre les deux peuples ? De même que l'invasion des Goths dans le Nord et la migration forcée des Lapons sont environnées d'un voile épais, de même aussi l'origine de Stallo. Ceux qui racontent si bien ses courses aventureuses, ses luttes violentes et ses actes de cruauté, ne savent ni en quel temps ni en quel lieu il est né ; mais on sait comment il est mort. Un jour un pêcheur lapon, renommé par sa force, trouva dans son
21
�362
LETTRES SUR LE NORD.
bateau une lourde pierre ; il la prit d'une main vigoureuse, et la jeta à une longue distance de lui, en s'écriant; ? Si Stallo était là, je la lui lancerais à la tête. » Stallo, qui avait apporté cette pierre dans la barque pour éprouver la force du pêcheur, y mit le lendemain une autre pierre plus ■ lourde encore. Le Lapon l'enleva en répétant la même menace que la veille. Le troisième, il en trouva une si haute et si large qu'à peine put-il la tirer de son bateau, et cette fois il s'éloigna sans murmurer une parole. A quelque distance, il rencontre Stallo qui l'attendait, et qui le provoque. La lutte s'engage. Le Lapon, après de courageux efforts, se sentant près de succomber, appelle les dieux de la montagne à son secours, et leur promet les dépouilles de son ennemi s'il parvient à s'en rendre maître. Les dieux exaucent sa prière ; Stallo chancelle. Le Lapon se précipite sur lui,fie renverse, et lui coupe la tête. Les deux histoires que M, Làstadius nous raconta présentent un singulier caractère d'astuce et de barbarie. Un jour, après toutes ses déprédations, Stallo se trouva dans un tel dénûment, qu'il résolut de manger un de ses enfants. Il avait un garçon et une fille. Il appela sa femme, et lui demanda lequel des deux il devait tuer. La mère proposa le garçon, qui courait toujours à travers champs, et ne lui servait à rien. Stallo, par le même motif, proposa sa fille. Il s'établit là-dessus une discussion opiniâtre. Ea-r fin le père l'emporta, et la fille, qui, sans être vue, avait assisté à cet affreux entretien, et qui venajt d'entendre prononcer son arrêt, s'échappa à la dérobée, et prit la fuite, Elle arriva dans une habitation laponne où on la reçut charitablement, et quelques années après elle épousa le fils de celui qui lui avait donné asile. Lorsqu'elle fut devenue mère, son mari lui dit : a N'irons-nous pas voir tes parents? — Non, répondit-elle, j'ai peur qu'ils ne me tuent. » Il se moqua de ses frayeurs, attela les rennes aux traîneaux, et partit avec elle. Stallo et sa femme les reçu-
�LAPOMIE.
363
rent avec de grands témoignages d'affection, et la jeune épouse s'abandonna gaiement à leurs démonstrations de tendresse. Mais 'le lendemain, tandis qu'elle était sortie avec son mari, sa mère entre dans leur tente, trouve leur enfant au berceau, lui tord le cou et le mange. Son fils, qui la regardait, lui en demande un morceau, et elle lui dit : « Attends jusqu'à demain, je te donnerai le cœur de ta sœur. >» Quand la jeune femme revient, elle voit ce qui s'est passé, et devine ce que ses parents projettent encore. Il ne lui reste plus d'autre parti à prendre que la fuite. Tandis qu'elle concerte avec son mari ses moyens d'évasion, son père entre avec un sourire amical, et, après avoir causé pendant quelques instants de choses et d'autres , il dit à son gendre : « A quelle heure, mon ami, dors-tu le mieux? — Vers le matin, répondit le Lapon. Et vous, beau-père? — Vers minuit. » A minuit, le gendre, ne distinguant plus aucune lumière et n'entendant aucun bruit, laisse sa tente debout pour ne pas éveiller de soupçon, et s'en va; sa femme attelle au traîneau un renne vigoureux, et se cache derrière un arbre. Aux premiers rayons du matin, le père arrive avec une grande pique, qu'il enfonce dans la toile de la tente en murmurant : « Là est le cœur de mon gendre, là est le cœur de ma fille. •> Un instant après arrive la mère avec un baquet pour recueillir le sang; mais la jeune femme, qui les observe, s'écrie : « Vous n'aurez ni le cœur de votre gendre ni celui de votre fille. » Puis elle monte dans son traîneau, et fait galoper le renne. Le père lui crie : « Attends-moi, attends; je veux mettre ta dot dans ton traîneau. » Elle s'arrête, elle attend; et, au moment où le vieux Stallo pose les mains sur le bord de l'ackija (traîneau), elle prend une hache et les lui coupe. Après lui arrive sa femme, qui fait la même prière, subit le même sort, et s'écrie : •< Jette-moi du moins mes doigts qui sont tombés dans ton traîneau, misérable enfant ! »
�364
LETTRES SUR LE NORD.
L'autre histoire présente des moeurs plus caractéristiques encore. Il y avait une fois deux frères nommés Sotno, qui avaient une sœur fort belle et un grand troupeau de rennes. A dix milles d'eux vivaient trois frères de Stallo, redoutés dans tout le pays. Une nuit ils s'introduisirent dans la demeure des Sotno, enlevèrent Lyma, leur sœur, et tout ce qui leur appartenait; mais la jeune fille, en s'éloignant, laissa tomber sur la route des excréments de renne, pour guider ses frères dans leurs recherches. Le soir, ceux-ci arrivent près de la demeure des Stallo, et s'arrêtent au bord d'une source, pensant bien que leur sœur. viendrait y puiser de l'eau. Un instant après elle apparaît, et ils lui donnent leurs instructions. * Nous savons , lui disent-ils, que, quand les frères Stallo ne trouvent pas leur nourriture parfaitement propre, ils s'en éloignent avec dégoût. Lorsque tu prépareras leur soupe, jettes-y, comme par mégarde, un peu de cendre: ils la repousseront, et tu nous l'apporteras. » Les choses se passèrent comme ils l'avaient prévu : les trois Stallo se mirent en colère en voyant de la cendre et du charbon tomber dans la chaudière de cuivre où cuisait leur soupe. Ils ordonnèrent à Lyma de la jeter dehors, et elle l'apporta à ses frères. « Maintenant, lui dirent-ils, si l'aîné des Stallo cherche encore à te séduire, tu ne résisteras pas, comme tu l'as fait jusqu'à présent, à sa passion; tu te laisseras conduire sur sa couche, mais tu lui enlèveras la ceinture de fer qu'il a coutume de porter sur lui, et tu déroberas à sa vieille mère le tube magique dont elle se sert pour tirer le sang de ses victimes. » Lyma parvient à remplir leurs instructions, elle s'empare de l'instrument de sorcellerie, et le cache; elle dénoue la ceinture de fer, et la jette au feu. Pendant ce temps ses frères amènent leurs rennes auprès de la demeure où elle est renfermée, et les font battre entre eux. Le plus jeune des Stallo se lève
�LAPONIE.
365
pour apaiser le'bruit; les deux Sotno l'attendent à la porte et le tuent. Le même bruit recommence ; un autre frère sort et tombe également sous la hache de ses ennemis. Enfin l'aîné des Stallo, ignorant le sort de ses deux frères, s'avance sur le seuil de son habitation et reçoit un coup mortel. Les deux Sotno prennent alors les vêtements de leurs victimes, et entrent dans la tente, car ils voulaient savoir où étaient enterrés les trésors des Stallo. Celui qui portait les vêtements du plus jeune s'avance près de la vieille mère, pose la tête sur ses genoux, et se met à causer de ses rennes et de ses voyages ; puis tout à coup', interrompant le cours de sa conversation : « Mais dis-moi, bonne mère, s'écrie-t-il, où est donc le trésor de mon frère aîné ? — Ne le sais-tu pas? —• Non, je l'ai oublié. — Il est sous le seuil de la porte. — Et celui de mon second frère ? — Ne le sais-tu pas ? — Non, je l'ai oublié. — Il est sous le second pilier de la tente. » Un instant après il lui dit : « Et mon trésor, à moi, pourrais-tu m'in-. diquer où il est? » La vieille, irritée de son peu de mémoire , lève la main pour le frapper, mais il l'apaise par ses humbles paroles, et elle lui dit : « Ton trésor est près de moi. — Ah ! chère mère, s'écrie alors la jeune fille, tu ne sais pas maintenant à qui tu parles. — Serait-ce par hasard à Sotno ? — Précisément. » La vieille cherche son instrument de sorcellerie et ne le trouve plus. Les deux frères la tuent, fouillent dans la terre, trouvent les trésors et s'en retournent avec leur sœur. Pendant que le pasteur de Karesuando nous faisait ce récit, nos hommes s'étaient retirés dans leur tente. Notre guide seul était resté auprès de nous. Il écoutait d'une oreille attentive ces récits qu'il avait entendus dans son enfance, et quelquefois ajoutait un trait de plus à l'esquisse du prêtre. Un silence profond régnait alors autour de nous. On n'entendait que le tintement lointain d'une clochette suspendue au cou d'un cheval, et le murmure des bran-
�366
LETTRES SUR LE NORD.
ches de bouleau balancées par le vent. A voir alors les étincelles de notre foyer qui jaillissaient comme des fusées, notre tente debout dans l'ombre, et cette forêt ténébreuse, et nous tous, couchés par terre autour du conteur, on eût dit une assemblée d'Arabes écoutant une des traditions d'Antar. Ce fut là notre plus belle halte. Le lendemain nous nous réveillâmes avec la pluie; les champs inhabités de la Laponie s'ouvraient devant nous. Dès ce moment il fallait dire adieu aux riants enclos de verdure que nous avions retrouvés encore près de Kaafiord, adieu aux légères tiges de bouleau flottant au souffle de la brise, aux aunes suspendus au bord de l'eau et aux sentiers fuyant sur la mousse dans les profondeurs de la forêt. Nous ne devions plus rencontrer sur notre route la vie champêtre, la vie animée, les belles génisses blanches que l'on conduit au pâturage, les troupeaux de moutons dispersés comme des flocons de neige sur le flanc de la colline, et la cabane du pâtre ouverte au bord du vallon. Nous voici dans le désert des montagnes. Ici l'on ne retrouve aucune trace de vie humaine, nul chemin et nulle habitation. On ne distingue au loin qu'un immense plateau couvert de mousse de renne, jaune comme du soufre; vers le nord, des montagnes revêtues d'une neige perpétuelle, étincelantes comme Un glacier, et de loin en loin un lac solitaire où des joncs à demi'desséchés se courbent sous le vent aVec Un murmure plaintif, où la perdrix blanche et le canard sauvage s'arrêtent dans leur course en poussant un cri rauque. De noirs brouillards enveloppent l'horizon, et le soleil ne jette que de temps à autre une lumière blafarde à travers les nuages. Tout le sol a été soulevé par la gelée d'hiver, détrempé par la neige, arrosé par la pluie. L'été n'est pas assez long pour le sécher, et nulle plante vigoureuse ne peut y prendre racine. Tantôt nous passons sur des dalles de rocs
�LAPONIE.
367
décomposées et dissoutes par le froid, tantôt sur des mottes de terre humides et vacillantes qui tremblent sous le pied comme celles d'Islande ; tantôt nous tombons dans de larges marais où nos chevaux enfoncent jusqu'au poitrail. Notre guide va devant nous, sondant le terrain avec son bâton et mesurant la profondeur de l'eau. La forme des montagnes, le cours des rivières, lui'servent d'indication. Mais quelquefois il s'arrête, il hésite^ il appelle auprès de lui un autre guide. Nous les voyons tous deux qui se consultent, regardent de côté et d'autre, cherchent un détour; puis ils font un signe, et la caravane se remet en route à leur suite. Dans cette contrée sans culture, la marche de chaque jour ne peut pas être réglée d'après la volonté du voyageur, mais d'après les rares espaces de terrain où il croît un peu d'herbe pour les chevaux. Nous sommes parfois obligés de faire sept à huit lieues avant de pouvoir nous arrêter, et lorsque l'on arrive à l'une de ces stations, on n'y trouve que de grandes herbes marécageuses et point d'arbres. Pour faire du feu, il faut arracher les bouleaux nains couchés par terre avec leurs longues racines, ce qui donne beaucoup de fumée et peu de chaleur. Les peaux de renne que l'on emploie pour se couvrir sont imprégnées d'eau. On dort sur une terre humide, sous une tente mouillée, et on se lève le lendemain transi de froid. Souvent, à la fin du mois d'août, une gelée blanche couvre tout à coup le sol, et les chevaux ne trouvent plus rien à manger. Dans ces occasions, nous avions plus de pitié pour eux que pour nous. Nous les voyions privés de pâture , grelottant sous le froid, obéissant encore à la bride qui les guidait, gravissant avec courage les pentes escarpées, se jetant sans frayeur dans la vase des marais, pareils à ces excellents chevaux qui nous avaient portés dans les terres fangeuses de Skalholt ou sur les roches glissantes des Pyrénées.
�368
LETTRES SUR LE NORD.
Un soir, nous aperçûmes, à quelque distance de notre campement, un tourbillon de fumée. C'était le premier indice d'habitation que nous eussions rencontré depuis plusieurs jours. Nous nous dirigeâmes de ce côté, conduits par notre fidèle guide que nulle fatigue n'effrayait. Au haut d'un pic de roc, nous vîmes une tente de Lapons et un troupeau de rennes couché dans le ravin. C'était un curieux spectacle que cette quantité de rennes avec leurs peaux de toute couleur, leurs cornes serrées l'une contre l'autre comme les rameaux d'une épaisse forêt, les unes couvertes encore d'un léger duvet, d'autres nues et grises, d'autres qui venaient de perdre l'épiderme velu qui les enveloppe au printemps, et qui étaient rouges comme le corail. Les chiens, gardiens attentifs du troupeau, annoncèrent notre arrivée par leurs aboiements. Les rennes se levèrent et s'enfuirent comme des biches sur le penchant de la colline, en faisant entendre un léger craquement d'articulations qui ressemble au pétillement d'une fusée ou à la détonation d'une machine électrique. Les Lapons vinrent au-devant de nous avec une expression de surprise qu'une demi-fiole d'eau-de-vie transforma aussitôt en bienveillance. La tente était habitée par deux familles qui avaient mis en commun leurs troupeaux, et s'en retournaient à petites journées passer l'hiver aux environs de Kautokeino, après avoir péché sur les côtes de Norvège. Les deux hommes portaient un vêtement en peau de renne sale et déchiré ; les femmes n'étaient ni plus élégantes ni plus propres. Dans la tente, composée, comme toutes les tentes laponnes, de quelques lambeaux de laine étendus sur des pieux, on ne voyait que deux ou trois vases en bois, une chaudière posée sur le feu, et un berceau à côté. Au milieu de cette société nomade qui nous entourait avec une sorte d'affection depuis que nous l'avions laissée goûter à notre flacon de voyage, nos regards s'arrêtèrent sur une jeune fille à la contenance modeste, au visage doux et
�LAPONIE.
369
gracieux. C'était une orpheline que ces pauvres gens avaient recueillie par charité et qu'ils conduisaient avec eux à travers les marais profonds et les montagnes escarpées. La pauvre enfant semblait contente de son sort. Elle allait gaiement avec une des femmes laponnes au milieu du troupeau de rennes, jetant un lacet sur celui qu'elle voulait traire, et le renne semblait la reconnaître et la ménager. 11 accourait auprès d'elle et se laissait docilement museler par sa petite main. Quand sa tâche fut finie, elle vint en souriant nous offrir du lait. C'était la première fois que je goûtais cette boisson des Lapons nomades. Je la trouvai douce, onctueuse, légèrement aromatisée. Peutêtre, je l'avoue, l'eussé-je bue avec moins de plaisir, si elle m'avait été présentée par la vieille femme. Avant de partir, nous voulions acheter un renne. Aslack, le plus riche des deux Lapons, prit une longue corde à laquelle il fit un nœud coulant, et alla dans le troupeau chercher sa victime. La malheureuse bête qu'il avait déjà immolée dans sa pensée semblait pressentir sa destinée. Au moment où il approchait, elle s'enfuit sur la colline, puis elle redescendit poursuivie parles chiens, et tenta de se cacher au milieu des autres rennes. Mais le Lapon la suivait d'un œil vigilant, et, au moment où elle se tenait tapie par terre, il lui lança un lacet avec l'adresse d'un gaucho et la saisit par les cornes. En vain le malheureux renne se débattit sous le lien perfide qui l'enlaçait. Aslack le tenait d'une main vigoureuse. Il lui mit une lanière de cuir au col et l'amena à notre tente. Là il le tua en lui plongeant un couteau entre les deux jambes de devant, et laissa la lame dans la plaie pour empêcher le sang de tomber. C'est une coutume atroce. Le renne tué de la sorte meurt dans d'horribles convulsions ; mais le Lapon tient essentiellement à ne pas perdre le sang de sa victime, et l'intérêt étouffe chez lui le sentiment de la pitié. Il tient aussi beaucoup à ne pas endommager la vessie, dont il fait
�370
LETTRES SUR LE NORD.
une espèce d'outre. Nous abandonnâmes volontiers à notre Lapon le sang et la vessie, et nous ne lui fîmes qu'un chagrin, ce fut de le payer avec du papier. Il avait demandé instamment une ou deux pièces d'argent ; mais nous n'en possédions pas une seule, et il s'en retourna avec le regret de ne pouvoir cette fois augmenter sa collection de blanka. Tous les voyageurs ont signalé cet amour des Lapons pour l'argent, et nous avons eu plusieurs fois occasion de l'observer. En Finmark, le Lapon, avant de conclure un marché, établit pour première clause qu'il sera payé en écus. En Suède, il ne reçoit qu'avec peine le rixdaler nouvellement frappé. Il lui faut les vieilles pièces du temps de Gustave III, dont ses parents lui ont appris à connaître la valeur. A Kautokeino, nous avons vu un Lapon refuser de nous vendre ce qu'il était venu lui-même nous offrir, parce qu'il nous était impossible de lui donner de l'argent. On sait, à n'en pouvoir douter, que plusieurs Lapons ne tiennent tant aux species et aux rixdalers sonores que pour avoir le plaisir de les renfermer dans un coffre et de les enfouir. De même que les paysans d'Islande, ils ne veulent entendre parler ni de maisons de banque ni de caisses d'épargne. Ce qu'ils ont amassé, ils le mettent en réserve, ils le dérobent à tous les regards, et quelquefois ils le cachent si bien, que, s'ils viennent à mourir avant d'avoir révélé l'endroit où est enterré leur trésor, il est à jamais perdu pour leur famille. Il y a encore un autre motif qui leur fait préférer la monnaie d'argent à celle de papier : c'est le danger qu'ils courent d'altérer ou de perdre celle-ci en voyageant au milieu des intempéries de toutes les saisons. Le lendemain, nous fûmes surpris par la visite d'une vieille Laponne qui habitait la tente d'Aslack, et qui venait nous demander un peu de tabac et d'eau-de-vie. Elle portait dans une vessie une provision de lait mêlé avec de l'herbe hachée, épais comme de la bouillie, et qu'elle pre-
�LAPONIE.
371
nait avec le bout du doigt. C'est la nourriture la plus sale, la plus repoussante que j'aie jamais vue. Un instant après, nous rencontrâmes une vingtaine de rennes portant sur le dos le bagage de la tente. Ils étaient attachés à la suite l'un de l'autre avec une lanière, et s'en allaient en broutant du bout des lèvres la mousse blanche. Après cinq jours de marche, nous aperçûmes du haut d'une colline les deux vertes vallées de Kautokeino avec leurs habitations séparées par le fleuve d'Alten. Il n'y a là que huit demeures de paysans, entourées d'une cinquantaine de magasins en bois posés sur des piliers qui de loin ressemblent à autant de maisons. Ces magasins ou stabur appartiennent les uns aux habitants du pays, d'autres aux Lapons nomades qui y déposent leurs vêtements, leurs provisions, et viennent de temps à autre les reprendre pendant l'hiver. De l'autre côté du fleuve est l'église, bâtie sur un point élevé, comme pour attirer les regards du voyageur et lui dire : <> Ici est un lieu de repos. » Le prêtre qui la dessert a trois autres paroisses dans le Nord. L'une de ces paroisses, Kielvig, est située auprès du cap Nord. Il a plus de cent lieues à faire pour venir de là à Kautokeino. Il entreprend ce voyage chaque année au mois de novembre et reste ici tout l'hiver. Les Lapons qui conduisent leurs rennes à sept ou huit milles de distancé (vingt et une ou vingt-quatre lieues) viennent une ou deux fois par mois à l'église. Si loin qu'ils soient pendant l'été, ceux qui sont immatriculés dans la paroisse de Kautokeino lui appartiennent toujours. C'est là qu'ils doivent se marier, baptiser leurs enfants -, enterrer leurs morts. Il y a aussi dans ce village une école où les jeunes Lapons doivent venir prendre des leçons jusqu'à ce qu'ils soient confirmés. On y compte ordinairement une trentaine d'élèves qui apprennent à parler et à lire le norvégien. L'enseignement religieux est un des éléments fondamentaux de leur éducation. Le maître d'école, qui est en même temps sa-
�372
LETTRES SUR LE NORD.
cristain, reçoit environ deux cents francs de traitement. Le prêtre dirige cette institution, préside aux examens, et donne Vexequatur à ceux qui ont atteint un degré suffisant d'instruction. Une fois ce devoir de pasteur et de chef d'institution rempli, les cinq mois qu'il doit passer dans cette sombre contrée sont bien longs et bien tristes. Il est là seul, livré à lui-même, entouré pendant plusieurs semaines d'une nuit perpétuelle. Un jour je rencontrai à Hammerfest cet apôtre de l'Evangile, et je lui demandai comment il employait son hiver. « Je n'ai pas d'autre moyen de distraction, me dit-il, que la lecture et l'étude; mais je ne peux lire tout le jour à la lumière, mes yeux se fatiguent, et c'est là ce qui m'afflige. Je quitte ma femme et mes enfants pour venir ici. Je passe des semaines, des mois dans le silence de la solitude. Aucun être n'encourage mes efforts; aucun être ne s'associe à ma pensée. Je suis seul dans mes heures de mélancolie, seul dans mes heures d'espoir. C'est une époque d'exil que je traverse en relisant les psaumes. Le monde entier est loin de moi; mais la main de Dieu me soutient, et le sentiment du devoir me console. » Et quand je l'entendais parler ainsi, je me disais : a Heureux ceux qui emportent dans la solitude un sentiment de foi! Heureux ceux à qui l'Evangile a ouvert un monde de douces pensées, où ils se réfugient avec un front serein et un cœur calme, quand le monde les abandonne ! » Nous couchâmes dans la maison de ce vertueux prêtre, ouverte comme un caravansérail aux pèlerins de la Laponie; et, quoique nous n'eussions pour lit qu'un peu de foin, nous éprouvions cependant une grande joie, celle de nous sentir à l'abri du vent et de la pluie. C'est cette même maison qui avait reçu Louis-Philippe dans le cours de son voyage septentrional. Une femme de quatre-vingt-dix ans, que nous allâmes visiter dans sa cabane, se souvenait encore de l'avoir vu. « Je ne sais, nous dit-elle, si c'était un
�LAP0N1E.
373
prince; mais je sais que c'était un grand personnage, dont nos voisins s'entretinrent longtemps au foyer de mon père. » Après avoir visité l'église, l'école et les maisons des deux rives du fleuve, les unes habitées par les Lapons, les autres par les Finlandais, nous partîmes de Kautokeino ; nous nous retrouvâmes sur une route sauvage, nue et dépeuplée, comme celle que nous avions parcourue deux jours auparavant. Puis, un peu plus loin, nous vîmes reparaître les tapis de mousse de renne, les bouleaux à la tige légère, au feuillage élégant. Ils étaient dispersés à travers la campagne, comme des groupes d'arbres dans un grand parc, et ce retour de végétation souriait à notre pensée et égayait nos regards. Ailleurs nous avions été absorbés par le spectacle d'une nature déserte et désolée ; ici nous commencions à songer aux régions du Sud. L'aspect d'un rameau vert, les pointes de gazon autour d'un tronc d'arbre, rappelaient à notre souvenir les belles forêts, les riches vallées de la France. Si une fleur s'était épanouie sur ce gazon, si une hirondelle avait rasé la surface du sol, nous aurions demandé à la fleur quel vent du sud l'avait apportée dans ces plaines lointaines, et, comme le captif de Béranger, nous aurions dit à l'hirondelle de nous parler de notre mère et de notre sœur. Mais il n'y avait point encore de plante fleurie, point de chant d'oiseau; et cette végétation ne nous plaisait tant que parce que nous la comparions aux tiges sans séve, aux racines avortées que nous avions vues à quelques lieues de là. Déjà les derniers jours d'août l'avaient flétrie; les grands bouleaux avaient une teinte jaune ou pourprée, et les bouleaux nains, couchés sur le sol, étaient rouges comme du sang. A midi, nous arrivâmes à Kalanito (prairie de pêche). Il y a là une cabane et deux hangars, bâtis en forme de cône avec des pieux recouverts de mousse. C'est la der-
�374
LETTRES SUR LE NORD.
nière habitation de Fiiimark. Elle appartient à un paysan qui passe l'été à Kautokeino, et vient ici l'hiver. Il possède une cinquantaine de rennes, qu'il donne à garder à un Lapon nomade, deux vaches et dix brebis. Il récolte un peu d'herbe autour de sa demeure, et complète ses moyens de subsistance en allant à la pêche une partie de l'année. Le lendemain, nous étions dans la Laponie russe. Nous trouvâmes à Suwajervi (lac profond) une autre cabane non moins misérable, non moins délabrée que celle de Kalanito. Une vieille femme nous fit entrer dans une chambre sombre, où des poissons fumés pendaient au plancher entre des bottes de pêcheur et des lambeaux de vêtements. Nous demandâmes du lait, et on nous l'apporta dans un vase si sale, que nul de nous n'eut le courage d'y porter les lèvres. Les planches de la porte étaient disjointes, les vitres de la fenêtre remplacées par des chiffons. Le vent soufflait de toutes parts. Nous essayâmes de nous réchauffer en nous serrant autour de la cheminée ; mais elle était remplie de broussailles vertes et humides d'où il ne sortait qu'un nuage de fumée. La pluie n'avait pas cessé de tomber depuis plusieurs jours, la terre était imprégnée d'eau, et les marais devenaient de plus en plus difficiles à franchir. Nous avions quitté à Kautokeino notre vieux Lapon, notre bon Mickel, qui avait déclaré ne pas connaître assez bien le reste de la route pour pouvoir nous conduire. Nous avions pris à sa place un guide inexpérimenté, qui nous menait au milieu des broussailles les plus épaisses, sur le terrain le plus mobile. Nous arrivâmes le soir au bord d'un marécage qu'il fallait traverser. Le premier d'entre nous qui essaya de passer enfonça jusqu'aux genoux, et son cheval tomba si lourdement dans la vase, qu'il fallut quatre hommes pour le relever. Un autre le suivit, et ne fut pas plus heureux. Son cheval resta couché dans l'eau, suant, soufflant, essayant d'étendre ses jambes d'un côté ou de l'autre, de se cramponner à quelques racines, et ne
�LAPONIE.
375
trouvant aucun appui. Si un cheval de bagage avait été engagé dans la même voie, il était infailliblement perdu. Nous allâmes à la recherche d'un autre chemin, et nous ne le trouvâmes qu'après avoir fait un long détour inconnu à notre guide. A peine ce premier obstacle était-il franchi que nous en rencontrâmes un second, puis un troisième ; et il fallait à chaque instant tâter le terrain, prendre les chevaux par la bride, les soutenir de chaque côté, ou leur faire faire de larges circuits pour les conduire sur la terre ferme. Cependant on ne voyait plus au ciel aucune ligne d'azur et aucune étoile. La nuit sombre ne nous permettait pas même de distinguer le sentier étroit qu'il fallait suivre et les rameaux d'arbres qui se croisaient sur notre tête. Tantôt nous glissions au bord d'une pente rapide, tantôt nous nous heurtions la tête contre les branches de bouleaux ; à travers cette route parsemée de flaques d'eau ou de dalles glissantes, le plus sûr encore était de nous abandonner à l'instinct de nos chevaux. Nous les laissâmes sonder eux-mêmes avec le pied le sol que nous devions parcourir, et ils nous portèrent ainsi pendant plus de deux heures. Vers le milieu de la nuit, nous vîmes briller dans les ténèbres un grand feu. M. Làstadius, qui nous avait précédés, l'avait fait allumer comme un phare, pour nous servir de guide. Nous traversâmes sur les légers bateaux du pays le fleuve Muonio, et, un instant après, la chaleur d'un poêle, l'aspect d'un lit, l'accueil amical de toute une famille, nous faisaient oublier nos fatigues. Nous étions dans le presbytère de Karesuando.
<e%§>
�s)
RARE SU AND 0.
A CUVILLIER FLEURY.
Dans la carte du baron suédois Hermelin, publiée en 1792, Karesuando n'est indiqué que comme un point secondaire. Il appartenait alors au pastorat d'Enontekis. Depuis la réunion de la Finlande à la Russie, l'église d'Enontekis a été transportée à Palajokki, et Karesuando est devenu un chef-lieu de paroisse. Il n'y a là que six habitations grossièrement construites, pauvres et délabrées. Elles sont occupées par des Finlandais qui n'ont pour toute ressource que les produits de leur pêche et de leurs bestiaux. Le sol qui les entoure est coupé par le fleuve Muonio, traversé par plusieurs lacs et souvent inondé d'eau. On ne peut ni le cultiver ni l'ensemencer, et, lorsque l'été est assez chaud pour que le foin puisse sécher, c'est une heureuse année. La demeure du prêtre est, comme celle des paysans, composée de plusieurs cabanes en bois tombant en ruine. Il y a un jardin où il est parvenu à faire croître des navets, et une ferme qu'il exploite lui-même, car ses revenus sont si modiques, qu'il pourrait à peine subsister, s'il ne vivait de la vie des paysans, s'il n'avait comme eux sa récolte de foin et son troupeau. L'Etat lui donne 75 francs par an. Il en reçoit 40 du fonds ecclésiastique, et vingt-huit tonnes de grain, évaluées à peu près à
�KARESUANDO.
377
600 francs. Le Lapon qui possède trente rennes doit lui en donner un demi chaque année, plus deux paires de gants et un fromage-. Le colon finlandais ou nybyggare lui donne une livre de poisson, deux paires de gants et une livre de beurre. Son casuel est très-précaire et très-minime. D'après la taxe générale, il doit percevoir trente sous pour un enterrement, trente pour un mariage, autant pour un baptême ; mais la plupart de ses paroissiens sont si pauvres, que souvent ils ne peuvent lui payer ce léger tribut. Dans une habitation isolée comme celle-ci, où tout ce qui sert aux besoins de la vie journalière doit être payé fort cher, avec ces fractions de dîme, ces tonnes d'orge, ces casuels mal assurés, le prêtre ne parvient qu'avec une rigide économie à pourvoir à l'entretien de sa famille. Le jour où nous entrâmes chez lui, et où nous déposâmes sur sa table un de nos flacons de voyage : « Voilà la première fois, nous dit-il, qu'on boit du vin dans cette maison. » Comme les paysans, il ne boit ordinairement que du lait, il ne mange que du pain d'orge, du poisson, et de temps à autre de la chair de renne. Nous aurions eu pitié de cette-existence de prêtre dans cette triste et froide habitation, si nous n'avions vu la veille celle du missionnaire. Cet homme qui a fait comme le prêtre des études universitaires, et qui doit au besoin le remplacer, reçoit chaque année vingt-cinq tonnes de grain, rien de plus. Il voyage tout l'hiver dans les montagnes pour surveiller les catéchistes , examiner l'instruction qu'ils donnent aux Lapons, et les aider de ses encouragements, de ses conseils. Il va d'une tente à l'autre par le froid, par la neige, couche au milieu de la fumée, et partage la malheureuse existence de la famille nomade. Nous entrâmes dans une chambre étroite, l'unique chambre de la maison. Nous trouvâmes là un homme jeune encore, mais faible et maladif, déjà chauve et aveugle à demi; c'était le missionnaire. Il avait devant lui une tasse de lait, une galette
�378
LETTRES SUR LE NORD.
d'orge, et un livre qu'il lisait comme un ermite des anciens temps, en prenant son frugal repas. Près de son lit étaient placés quelques rayons de bibliothèque, où nous aperçûmes des classiques latins et suédois, les poésies de Tegner, de Franzen, et l'histoire^de Suède de Geiier. Il n'avait pu acheter ces ouvrages que par de nombreuses privations ; mais c'était là son cercle d'amis, sa consolation, sa joie. Il nous montra avec un sentiment d'affection chacun de ces livres, qu'il avait souvent lus et relus d'un bout à l'autre. Il nous raconta ses pèlerinages d'hiver, ses haltes dans les tentes laponnes, et quand nous lui demandâmes si cette vie ne lui semblait pas bien pénible : <* Oh ! non, répondit-il, j'y suis habitué, et je l'aime. Je suis, il est vrai, privé de toutes les jouissances du luxe; mais mes vingt-cinq tonnes de grain me suffisent, et je me sens heureux. — Heureux! me disais-je en le quittant; est-ce donc toujours parmi les parents du pauvre Babouk qu'il faudra aller chercher le bonheur ? » La paroisse de Karesuarido s'étend à une longue distance. On n'y compte que huit cents habitants, dont six cents Lapons, le reste Finlandais, et pas un seul Suédois. L'été, l'église est peu fréquentée : les Lapons errent alors sur les côtes de Norvège ; mais l'hiver ils se rassemblent dans les environs du hameau, et viennent assez régulièrement le dimanche assister au sermon du prêtre. Il y a là, au mois de février, à l'époque du thing 1, une foire considérable. Les Lapons y viennent de plus de quarante lieues à la ronde. Ils apportent sur leurs petits traîneaux de la chair de rënne, des fromages, des fourrures, et prennent, en échange, du tabac, de l'eau-de-vie, de la farine. Le 10 septembre au matin, nous quittâmes Karesuando pour descendre le fleuve Muonio. On nous amena quatre
1. Assemblée générale où le fogde perçoit les impôts et juge les procès.
�KARESUANDO.
379
barques longues et étroites , recourbées aux deux bouts, et glissant sur l'eau comme des coquilles de noix. Deux personnes seulement peuvent s'asseoir dans ces bateaux ; deux rameurs se tiennent sur l'avant, et le pilote est debout à l'arrière avec une lourde rame qui lui sert de gouvernail. Le fleuve est large, imposant, et coupé par un grand nombre de cascades : c'est une chose curieuse à voir. C'est un écueil parfois dangereux, mais beaucoup moins dangereux et moins effrayant que certains voyageurs ne l'ont représenté. La pente de la cascade est adoucie par sa longue étendue. Quelquefois on peut à peine la remarquer ; mais souvent les larges vagues qui tombent tout à coup de leur niveau grondent, bouillonnent, écument, se brisent contre des quartiers de rocs, puis soudain s'arrêtent contre un espace d'eau calme et rebondissent sur elles-mêmes. Le bateau descend ces cascades avec la rapidité d'une flèche, et, si le pilote n'est pas assez habile pour le gouverner, ni les rameurs assez forts pour résister ail choc violent des flots, on court risque de se briser contre les rocs dont les pointes apparaissent à la surface de l'eau. Le peuple, avec son instinct poétique, a symbolisé ces chutes d'eau. Dans ses récits traditionnels, la cascade porte ordinairement un nom d'homme. Elle a des yeux et des oreilles; elle chante, elle sourit, elle s'emporte. Elle voit venir le pêcheur qui veut la maîtriser, et le lance avec fureur d'une vague à l'autre pour le punir de sa témérité. Elle voit venir la jeune fille des champs, défiante et craintive, et la berce mollement sur ses flots assouplis. L'imagination du peuple a aussi poétisé les bancs de roc qui rendent le passage de la cascade si difficile. Ceux-ci ont été apportés par les géants, qui voulaient en faire un pont pour aller d'une rive à l'autre ; ceux-là, par les sorciers, qui voulaient entraver les voyages du pêcheur : et tout cela forme une poésie féconde, variée, non écrite,
�380
LETTRES SUR LE NORD.
mais vivant dans la mémoire des paysans, et se perpétuant dans les contes du soir. Depuis 1809, le fleuve Muonio sert de limite aux deux nations. La partie droite appartient à la Suède, la partie gauche à la Russie. Les habitants de l'une et l'autre rive sont tous Finlandais. Ils ont vécu autrefois ensemble dans des relations journalières ; ils formaient une même communauté , ils avaient les mêmes lois et les mêmes intérêts. Maintenant la politique a divisé cette vieille tribu, et le fleuve qui réunissait autrefois les hommes d'une même race est devenu pour eux une barrière, une ligne de démarcation. Mais les habitudes du passé et les liens du cœur l'emportent sur les contrats de la diplomatie. Le traité de 1809, conclu par la force du sabre, écrit avec la pointe d'une baïonnette, ce traité n'a pu anéantir en un jour tant de souvenirs enracinés dans le cœur de la nation finlandaise, tant d'affections particulières, tant d'alliances de familles. Les colons des deux rives du Muonio vivent ensemble comme par le passé. Ils parlent la même langue, se servent de la même monnaie et partagent les mêmes affections. La Russie a suivi, à l'égard de la Finlande, la politique dont la Prusse lui avait donné l'exemple à l'égard des provinces Rhénanes : elle lui a laissé une partie de ses lois et de ses institutions. Cependant elle s'efforce, par tous les moyens possibles, d'effacer peu à peu dans ce pays les souvenirs suédois, et d'y introduire un nouvel esprit et une nouvelle prépondérance. Ainsi elle a commencé par transférer à Helsingfors l'université d'Abo, qui, par son voisinage de la Suède, par ses traditions, devait subir l'influence de Stockholm plus que celle de Saint-Pétersbourg. Elle a créé dans cette université une chaire de russe, et, dès maintenant, les Finlandais qui aspirent à exercer une fonction publique doivent présenter un certificat constatant qu'ils savent la langue russe. Elle a essayé de se faire aimer en diminuant les impôts, en accordant au
�KARESUANDO.
381
peuple une constitution semi-libérale et semi-despotique. Enfin elle a placé à la tête de cette contrée, enclavée aujourd'hui dans l'empire sous le titre de grande principauté de Finlande, un gouverneur général et un sénat, dont les membres, nommés par l'empereur \ tendent sans cesse à consolider la domination russe. Au point de vue purement financier, la possession de la Finlande ne présente certes aucun avantage à la Russie. On peut même dire sans exagération et démontrer par des chiffres qu'elle lui coûte plus qu'elle ne lui rapporte. Mais, sous le rapport politique, c'est une conquête inappréciable. Elle arrondit ses frontières, elle lui livre le golfe de Bothnie, et lui ouvre l'entrée des royaumes Scandinaves. Il suffit de jeter un coup d'œil sur la carte pour voir combien il importait à la Russie de s'adjoindre cette vaste province, et de quel intérêt il était pour la Suède de la conserver. Aussi, pendant près de huit siècles, ces deux puissances n'ont cessé de se la disputer. L'une et l'autre la regardaient comme un rempart nécessaire pour se préserver de tout envahissement. Le rempart est maintenant du côté de la Russie, et les Suédois ne prononcent encore qu'avec un amer ressentiment le nom de leur malheureux Gustave IV, qui, par sa folle témérité, leur fit perdre cette province, à laquelle ils étaient unis parles liens de l'intérêt politique et de l'affection. Plusieurs fois déjà quelques-uns de ces hommes qui se passionnent pour un rêve ont exprimé le désir chevaleresque de voir Charles XIV convoquer le ban et l'arrière-ban de ses armées pour anéantir le traité * de 1809 et reprendre cette province, que la Suède appelle encore sa sœur. Leur projet de conquête, leur plan de campagne n'est qu'une utopie. La Suède n'est pas assez forte pour entreprendre une guerre pareille, et la Finlande, qui a combattu si opiniâtrément autrefois
1. Réglementer for Regerings-Conseilen i Finland.
�382
LETTRES SUR LE NORD.
pour repousser la domination russe, ne ferait vraisemblablement aucun effort aujourd'hui pour s'en affranchir. Il est bien vrai que les Finlandais conservent encore une profonde sympathie pour le royaume dont ils ont longtemps partagé la bonne et la mauvaise fortune; mais, comme l'a très-bien fait observer un publiciste suédois, l'intérêt du présent, l'espoir del'avenir, neutralisent déjà dans leur cœur les souvenirs du passé1. Les principaux habitants du pays ont été ralliés au parti russe par des places et des décorations, d'autres par un allégement dans les redevances des biens seigneuriaux, tous par l'attrait d'une constitution. La Finlande a d'ailleurs éprouvé, dans ses longs moments de crise, que la Suède pouvait à peine la défendre. Livrée pendant plusieurs siècles au pillage des Russes, elle a transigé avec ses haines nationales, et, pour conserver son bien-être matériel, elle s'abandonne maintenant à la protection de ceux qui l'envahissaient autrefois. De Drontheim au cap Nord, nous avions vu la végétation décroître graduellement, s'affaisser, disparaître. En descendant le Muonio, nous la vîmes renaître et grandir. Les deux bords du fleuve sont plats comme les plaines de Hollande et couverts de verdure. D'abord on entre dans la région des bouleaux, puis, à quelques milles de distance, on voit surgir des pins à la tête arrondie, à la tige légère, comme ceux que l'on rencontre après avoir traversé le Dovre. Un peu plus loin, on aperçoit des sapins élancés, menus, portant des branches courtes, pareils au perches de houblon qui entourent les collines de Bamberg. Dans certains endroits, ces sapins sont mêlés aux bouleaux dont le feuillage commence à jaunir, et ces longues tiges, debout au milieu des branches mobiles qui flottent à tous les vents, présentent un joli coup d'oeil. Mais bientôt la végétation des bouleaux diminue, s'efface, et, là où
1. Om Allians-TrqçMen emcllan Sverige och Ryssland âr 1812-
�KARESUANDO.
383
elle s'arrête, s'arrête aussi laLaponie.Dès ce moment toute la côte, jusqu'aux environs d'Umeâ, n'est connue que sous le nom de Nordbothnie, et l'on ne retrouve la vraie vie laponne qu'à une assez longue distance de la mer. A mesure que la végétation augmente, les-habitations reparaissent plus grandes et plus nombreuses. De distance en distance, on distingue sur le rivage la ferme finlandaise avec les petites cabanes qui l'entourent. Les hommes travaillent dans les champs, et les femmes s'en vont, le râteau sur l'épaule, recueillir le foin qu'ils ont fauché le matin. A moitié chemin, nous entrons dans une de ces fermes. Ceux qui l'habitent sont loin, mais la porte, est ouverte. Le feu brille dans la cheminée, et les jattes de lait frais sont posées sur la table. Le vol est si rare parmi les habitants de ce pays, qu'ils ne le redoutent pas, et, lorsqu'ils sortent, ils laissent leur maison ouverte, comme si, même pendant leur absence, ils ne voulaient pas se priver du plaisir d'offrir un asile à l'étranger qui passe, . Après ces habitations éparses, nous rencontrons trois grands hameaux : celui de Kâttisuvando, placé dans une situation pittoresque au bord du fleuve ; celui d'OEfverMuonio, et celui de Muonioniska, chef-lieu d'un pastorat considérable appartenant à la Russie. Il y a là un paysan qui, d'après certaines conventions faites avec l'autorité du canton, est tenu de loger les voyageurs et de les héberger. Le hdrradhôfding a oublié de lui prescrire les précautions qu'il devait prendre pour que les malheureux étrangers qui lui arrivent n'eussent pas du moins à regretter l'abri des bois, et l'aubergiste, en homme de conscience, s'en est tenu aux termes du traité. Il n'y a rien à attendre ni de sa cave ni de son armoire ; mais à quelque heure du jour qu'on vienne le surprendre, on est à peu près sûr de trouver chez lui une couche de paille, du pain noir et du lait caillé en abondance. Dans ce hameau et dans les hameaux voisins situés sur
�384
LETTRES SUR LE NORD.
l'autre rive, les paysans ne se contentent plus de récolter du foin, d'élever des bestiaux. Ils veulent semer de l'orge, et cette ambition agricole les plonge souvent dans la misère. Souvent la moisson, surprise par le froid, ne peut pas mûrir. Ils récoltent leur orge à moitié verte. Ils la portent dans une espèce de four et la font sécher à un feu ardent, puis ils la battent et la pétrissent avec la paille. On nous a montré le pain qu'ils mangent la plupart du temps : c'est une galette de paille jaune où il n'entre guère qu'un quart de farine. Un autre malheur dans leurs années de disette, c'est que ces épis avortés, dont ils parviennent si difficilement à faire du pain, ne peuvent leur donner de semence pour l'année suivante. Ils sont obligés d'en acheter, et ils la payent cher. Plusieurs fois les hommes intelligents du pays leur ont représenté combien il vaudrait mieux renoncer à cette funeste culture, mettre leurs champs en prairie et se livrer à l'éducation des bestiaux, qui les enrichit presque toujours; mais ces remontrances sont inutiles. Le paysan répond qu'il veut faire comme ses pères ont fait. Jeune, il s'est réjoui de conduire la charrue à travers les sillons; vieux, il veut la conduire encore. Il a pour le sol qui lui appartient une sorte d'affection enfantine, et pour ses travaux de laboureur une préférence que nulle déception ne peut affaiblir. L'aspect des pâturages ne lui cause qu'une faible joie; mais l'aspect d'un champ d'orge où les épis se développent et commencent à jaunir, fait battre son cœur et l'enorgueillit : car c'est là le fruit de ses travaux, de sa patience, de son habileté. Que si alors on tente de lui représenter ses vrais intérêts, il se retranche dans ses souvenirs de jeunesse, dans l'attachement naïf qu'il a pour ses sillons. « Oh! voyez, disait un jour un paysan finlandais à un prêtre qui cherchait à le détourner de ses fausses spéculations de laboureur; voyez, la terre est noire. Il me semble qu'elle est couverte d'un voile de deuil,
�KARESUANDO.
385
qu'elle souffre, qu'elle a faim. C'est elle qui nous a nourris, mon père et moi. Comment voulez-vous que je l'abandonne, que je la laisse languir, quand je peux, avec un sac de semence, la rendre si riante et si belle? » Ainsi le pauvre paysan de Nordbothnie continue à suivre le même système. Son champ est pour lui comme une loterie à laquelle il porte chaque année avec un nouvel espoir et une nouvelle résignation le fruit de ses sueurs et de ses épargnes. Souvent il s'endette pour entretenir ce lot rongeur auquel il ne veuf pas renoncer. Les années de disette l'accablent; mais une récolte féconde lui rend sa joie et son audace. Quand nous arrivâmes à Muonioniska, nous fûmes témoins d'une de ces heureuses émotions. C'était la première fois depuis sept ans que l'orge était vraiment mûre. Cette fois on ne la portait plus au four pour la faire sécher, on la dressait gaiement par faisceaux sur des perches, comme du lin sur des quenouilles. Dans les familles, on commençait à pétrir du pain plus pur, et le laboureur, en comptant ses belles gerbes, regardait d'un air malicieux le marchand qui, cette année, ne pourrait pas bénéficier sur le prix de la semence. La ressource la plus assurée du Finlandais de Nordbothnie est le produit de ses bestiaux. Quand le paysan est parvenu à amasser quelques centaines de livres de beurre, il les porte en Norvège, où on les paye mieux qu'en Suède. Il voyage avec ses chevaux le long du fleuve, qui se couvre de glace au mois d'octobre et ne dégèle ordinairement que vers le milieu de mai. Au pied des montagnes, il trouve des rennes, des ackija (traîneaux) et des Lapons. Pour cinq francs il a un attelage qui le conduit jusqu'à Finmark. Il vend son beurre à Alten, à Talvig, à Kaafiord, prend en échange les diverses denrées dont il a besoin. Chaque lispund de beurre vaut à peu près dix francs. Quand le paysan a payé ses frais de voyage, fait sa provision d'eaude-vie, de tabac, il lui reste encore de quoi acquitter ses
22
�386
LETTRES SUR LE NORD.
impôts, et porter le dimanche quelques schellings à l'offrande. De temps à autre, il peut vendre aussi des peaux, de>la viande fumée et du poisson. Du reste, il mène une vie sobre et économe. Il ne boit que du lait mêlé avec de l'eau, parfois un peu d'eau-devie, et ne mange que du pain noir. S'il a quelque aisance, il tue au commencement de l'hiver une génisse qu'il sale, et le dimanche sa femme en fait bouillir un morceau. Le jour de Noël est le seul où il sorte de son abstinence habituelle. Ce jour-là, on brasse dans sa maison de la bière, qui est, comme dans toute la Suède, connue sous le nom de bière de Noël (Julol); on pétrit des gâteaux, on découpe un morceau de génisse, et toute la communauté, parents, enfants, voisins et domestiques, s'assied à la même table, et se réjouit comme les bergers de Bethléem de la venue du Sauveur. Un. grand jour aussi pour lui est celui où l'un de ses enfants se marie. La cérémonie nuptiale a lieu ordinairement en hiver, car alors les paysans sont plus libres et les voyages plus faciles. Une semaine avant le jour solennel, deux ou trois messagers vont par différentes routes inviter à la noce les propriétaires et les domestiques des gaards du voisinage. Puis l'heure de la réunion arrive. La chambre des fiançailles est tapissée de rameaux verts; les pièces de bœuf rôtissent au foyer, et les flacons d'eau-devie brillent sur la table. La bonne mère de famille a préparé, pour cette grave circonstance, son linge le plus fin et sa vaisselle la moins ébréchée. Les voisins sont venus à son secours, et tout ce qu'il y a d'assiettes de faïence et de cuillères d'argent à plusieurs lieues à la ronde est réuni ce jour-là dans la maison des fiancés. Bientôt on entend le galop des chevaux qui amènent les convives. Les légers traîneaux glissent dans la cour de la ferme. On court audevant des nouveaux venus, on leur serre la main, on les fait asseoir près du feu, on leur sert de la bière et de l'eau-
�KARESUANDO.
387
1
de-vie; puis, un instant après, le son des grelots recommence, les étrangers arrivent de tous côtés, et dans l'espace de quelques heures, deux à trois cents personnes se trouvent rassemblées dans la même enceinte. Après le déjeuner, les fiancés s'avancent, conduits par leurs parents. Le jeune homme porte un habit de fin vadmel, un gilet à boutons brillants, et la jeune fille Une ceinture d'argent et une couronne dorée. Tous deux s'asseyent au milieu de la salle sur des sièges recouverts d'un manteau de soie. Le prêtre les bénit ; puis, lorsque les prières sont achevées, il va se mettre devant une table sur laquelle un domestique vient de poser un large plateau. Il adresse une allocution aux convives, et leur recommande le jeune couple qui va entrer en ménage. Chacun connaît d'avance le dernier mot de cette charitable harangue, et chacun tire sa bourse. D'abord viennent les parents, qui déposent dans le plateau de beaux écus neufs recueillis exprès pour cette solennité, puis les riches voisins, qui y portent parfois jusqu'à quinze ou vingt francs, et les domestiques, qui apportent aussi leur offrande ; après quoi on se met à table, on boit, on danse, on fait une ample consommation de bière et d'eau-de-vie. Les convives restent là deux ou trois jours, couchent dans la grange, et viennent tour à tour s'asseoir à la même table. Mais en comptant leurs recettes, il est rare que les nouveaux mariés n'aient pas un ample bénéfice sur les frais de leur hospitalité. Cette race finlandaise, que je voyais pour la première fois dans son propre pays, m'intéressait beaucoup. J'aimais à étudier sa physionomie, à la suivre dans les habitudes de sa vie. Les femmes sont blanches, fraîches, bien faites. Nous en avons vu une à Kilangi qu'on aurait pu citer partout comme une beauté remarquable. Quand elle était jeune fille, elle attira souvent l'attention des voyageurs, et beaucoup de riches étrangers, nous dit notre guide, tentèrent de la séduire ; mais ni les douces paroles
�388
LETTRES SUR LE NORD.
ni les promesses brillantes ne purent l'émouvoir : elle resta dans l'humble demeure où elle était née, et devint une bonne et heureuse femme de paysan. Les hommes sont généralement grands et forts. Sur leur figure pâle et dans leurs yeux bleus, on remarque une expression de calme qui ressemble parfois à de la mélancolie ; mais l'espèce de résignation passive dans laquelle ils vivent habituellement ne fait que masquer l'énergique trempe de leur caractère. Ils sont fermes et tenaces dans leurs résolutions, inflexibles dans leurs sentiments de haine, admirables dans leur dévouement. On m'a cité deux anecdotes qui peignent assez bien les traits distinctifs de leur caractère dans deux situations opposées. Un Finlandais, qui avait à se plaindre de son maître, conçut le projet de le tuer, et nourrit pendant cinq ans cette fatale pensée. Il n'attendait qu'une occasion favorable pour exécuter son crime. Dès qu'elle se présenta, il la saisit avec empressement. Traduit devant ses juges, il avoua le meurtre qu'il venait de commettre, et, comme on l'engageait à se repentir et à demander pardon à Dieu avant d'aller paraître devant lui, il joignit les mains, fit sa prière et dit qu'il mourait avec la joie d'avoir lui-même enlevé la vie à un misérable. L'autre anecdote que l'on me racontait dans le pays est un exemple de générosité d'âme presque fabuleux. Deux officiers firent naufrage en allant de Stockholm à Abo, et se sauvèrent avec leur domestique et un Finlandais SUP quelques planches à demi brisées. Ce radeau improvisé était trop faible pour les porter tous quatre. L'un des officiers se prit à pleurer en parlant de sa femme et de ses enfants. * Vous les reverrez, dit le Finlandais, qui l'avait écouté avec une profonde émotion; adieu, vivez heureux. » Au même instant il se précipite dans les vagues, et la nacelle allégée continue sa route. Les maisons finlandaises sont remarquables par leur
�KARESUANDO.
3S9
adroite distribution et leur propreté. Chaque ferme se compose, comme je l'ai dit, de plusieurs corps de logis, et chaque corps de logis, chaque chambre même a un nom particulier. Ordinairement on entre dans une grande cour carrée, fermée par quatre édifices. Le plus large, le plus élevé, est l'habitation du paysan. Là est le kammare, lachambre où l'on garde les larges seaux de lait, et où couche le chef de famille ; à côté est la porte, vaste salle chauffée par le feu de la cuisine et du four, où l'on fait cuire tous les deux jours la galette d'orge. C'est là que les habitants de la ferme se reposent après leurs travaux, c'est là qu'ils couchent sur le plancher ou sur un banc. Vis-àvis est la chambre où les femmes filent et tissent la laine. A côté de ce premier édifice est la petite maison réservée aux voyageurs ; en face, la grange ; plus loin, l'écurie. En sortant de cette enceinte, on trouve les stabur, ou magasins en bois pareils à de grands coffres, où la famille enferme une partie de ses vêtements et de ses provisions. Près de là est la cabane où l'on fait cuire pendant l'hiver, dans une grande chaudière, les plantes marécageuses et les branches d'arbres qui servent de nourriture aux bestiaux; puis le seano ou maison de bains. Ce dernier bâtiment, que l'on retrouve dans toute la Finlande et dans toutes les provinces où les Finlandais ont établi une colonie, ne renferme qu'une grande salle carrée, qui se ferme hermétiquement de tous côtés. Au fond, de larges bancs sont élevés contre la muraille à quelquQs^iSÎEStrsQL Au milieu est le foyer. Trois fois par s^n%5er-peiip.aht la saison du travail, et chaque samedZS^faant l'hiver, les habitants de la ferme se réunissent/^/ soir, dans^un état complet de nudité. On fait chauffer!ffijsj dallesi^u'feu; puis on jette sur ces dalles de l'eau bow&Mite^çe qui produit en quelques instants une vapeur Vra^e et une chaleur; concentrée qui s'élève souvent iusquVgii&tL^de quarante degrés. Pendant ce temps, les baigne\|dKe-ti$)[%rit- de-
�390
LETTRES SUR LE NORD.
bout sur le banc : et lorsque la sueur ruisselle de leurs membres, ils se frappent avec des verges pour s'exciter encore. Après avoir passé une demi-heure dans cette température, dont l'idée seule effraye celui qui n'en a pas, comme eux, contracté l'habitude, ils sortent tout nus, et vont tranquillement s'habiller dans leur chambre. Ces gaards renferment ce qui est nécessaire à l'exploitation d'une ferme : on y trouve une forge, un atelier de menuiserie. Les Finlandais fabriquent eux-mêmes leurs instruments d'agriculture ; les femmes tissent, cousent les vêtements, et le soir donnent des leçons à leurs enfants. Il n'y a point d'écoles dans les campagnes de Finlande, mais on trouve dans chaque maison une Bible , un livre de psaumes, un catéchisme, et tout le monde sait lire. A un demi-mille de Muonioniska est la cascade d'Eyanpaïkka, la plus forte et la plus redoutée de toutes celles que l'on rencontre sur ce grand fleuve; son nom en finlandais signige demeure du vieux. C'est là qu'habite le vieux Neck entre les rochers ; lorsqu'un pilote maladroit s'approche trop près de sa grotte, il se lève avec colère, il agite sa baguette magique, les vagues s'enflent, et le torrent vengeur emporte dans l'abîme la barque téméraire. Cette cascade a près d'un quart de lieue de long; des rocs nus la bordent de chaque côté comme un rempart ; des sapins échevelés la dominent ; des troncs d'arbres déracinés roulent dans ses flots ; l'horizon est de tous côtés fermé par des rochers et des bois ; la forêt est silencieuse et déserte; on n'entend que le craquement d'une tige vieillie qui se brise sous l'effort du vent, ou le fracas des flots qui se précipitent contre les pierres. C'est un magnifique océan de désolation, un poëme dans la solitude, un tableau sublime dans le désert. Ordinairement, les voyageurs descendent sur le rivage, en arrivant auprès de cette cascade, et vont par terre, au delà de l'endroit redouté, attendre leur bateau. Les pê-
�KARESUANDO.
391
cheurs et les paysans de la côte, habitués à la franchir chaque jour, n'osent pas môme s'y hasarder sans un pilote. Il y avait autrefois ici quatre pilotes ; deux d'entre eux sont morts après de pénibles fatigues, le troisième s'est noyé l'été dernier, « II voulait jouer, me dit un de nos rameurs, avec les diables blancs (les vagues) de l'Eyanpaïkka ; mais ils se sont élancés vers lui, ét il n'a pas résisté longtemps. En deux tours de main, voyez : la barque s'en allait par morceaux, comme un vieux poisson sec, et le pilote avait plus d'eau dans le gosier qu'il n'est permis à un chrétien d'en boire. » Le quatrième pilote est un jeune homme au regard expressif, à la figure mâle et hardie. Il porte de grands cheveux blonds flottant sur ses épaules, une jaquette verte, comme celle des chasseurs du Tyrol, et des pantalons en cuir. Son nom est aussi romantique que le métier qu'il exerce : il s'appelle Cari Regina. C'est lui maintenant qui guide tous les bateaux de paysans et de voyageurs dans ce passage difficile ; on lui paye un rixdaler, 30 sous, pour jouer ainsi sa vie. Les habitants de Muonioniska n'avaient pas manqué de nous raconter les nombreux accidents arrivés sur cette cascade ; mais leur récit ne faisait que nous donner, à M. Gaimard et à moi, un plus grand désir de la descendre. On nous disait d'ailleurs que, quelques jours auparavant, deux voyageurs anglais avaient reculé d'effroi en la voyant, et s'étaient hâtés de prendre le chemin de terre. Nous tenions à nous montrer plus courageux que les Anglais. Bientôt nous entendons le bruissement du torrent, nous voyons les flots d'écume qui jaillissent dans l'air. La cascade apparaît sombre et fougueuse, secouant sa tête échevelée entre ses rideaux de sapins. « Le vieux Neck est en colère! s'écrie l'un des matelots; il n'aime pas les étrangers. » Mais nous sommes décidés à voir de près le
�392
LETTRES SUR LE NORD.
vieux Neck, et nous restons dans le bateau. Le pilote est debout, le gouvernail à la main, l'œil attentif, les cheveux au vent. Les deux rameurs serrent avec force leurs avirons et tiennent le regard fixé sur leur guide pour obéir à son moindre signe, à sa parole, à son mouvement. En nous penchant sur le bord de la barque, nous voyons les rochers dont la cascade est hérissée : les uns dressent leur cime aiguë à la surface de l'eau; d'autres sont cachés sous une nappe d'écume, et le bateau tourne, serpente, glisse entre les écueils, et bondit comme un coursier sans frein sur le dos des vagues. Tantôt le flot, repoussé par les rocs, heurte avec violence notre barque fragile ; tantôt il se dresse dans l'air et rejaillit sur nous comme une pluie d'orage. Puis nous tombons d'un degré de la cascade à l'autre. Lalame se creuse et s'affaisse sous nous, et le fond de l'eau ressemble à un lit de soie bleue, et les bandes d'écume qui nous entourent à des franges d'argent. Mais la cascade gronde de nouveau, s'irrite, nous poursuit, et nous lance de vague en vague, d'écueil en écueil. Tout ce mouvement de l'eau, cette force du torrent, cette variété d'aspects, nous donnent une foule d'émotions saisissantes et rapides comme un rêve. En un clin d'œil le rêve est fini. En trois minutes l'espace orageux est parcouru, et l'ou rentre dans le lit paisible du Muonio. Mais nous avions été si heureux de faire cette première course, que nous voulûmes la recommencer, à la grande surprise de nos rameurs, qui n'avaient pas l'habitude de voir les voyageurs entreprendre deux fois de suite ce trajet redouté sur toute la côte. A partir de là, le paysage est plus large et plus varié, les forêts sont plus hautes et les maisons plus nombreuses. Les gîtes où nous nous arrêtons ne sont,pas élégants, mais propres, spacieux, et la politesse affectueuse avec laquelle on nous reçoit nous fait oublier les privations matérielles que nous devons y subir. Deux jours après avoir
�KARESUANDO.
393
traversé l'Eyanpaïkka, nous nous reposâmes de nos heures de fatigue et de nos heures d'abstinence dans la riante habitation de Kengisbruk. C'est une forge qui date de plus de deux siècles, la forge la plus septentrionale de la Suède. Lorsque nous y arrivâmes, elle venait d'être vendue, et les anciens maîtres l'avaient déjà quittée pour faire place aux nouveaux. Il n'y avait dans la maison du directeur de l'établissement qu'une jeune fille qui nous reçut avec une grâce parfaite. Nous trouvâmes là des livres, des journaux, et tout ce qui était pour nous, depuis quelque temps, un luxe inusité : des rideaux de mousseline aux fenêtres, des chaises couvertes en toile de Perse, et un plancher parqueté. Le lendemain, nous dîmes adieu à regret à la jeune fille qui nous était apparue comme une fée dans cette demeure abandonnée des hommes. Une forêt de bouleaux s'étendait devant nous; un torrent grondait à nos pieds. Les lueurs argentées d'un beau matin d'automne scintillaient sur les flots et à travers les arbres. Les pointes d'herbes revêtues d'une légère gelée brillaient aux premiers rayons du soleil comme des perles. La mésange de Sibérie (parus Sibériens) au plumage gris, le pinson des Ardennes (montifringilla ) aux ailes noires, à la poitrine jaune, au collier brun, et la linotte à la tête tachetée de rouge, gazouillaient leur prière sur les rameaux verts agités par un vent frais. La fumée montait avec des étincelles de feu au-dessus des fourneaux, et la cloche appelait les ouvriers au travail. Nous nous en allions à pas lents, regardant de tous côtés ce paysage pittoresque, tantôt nous retournant pour voir encore la cime des forges cachées dans le vallon, tantôt nous arrêtant au bord de l'eau. Dans ce moment, cette belle et fraîche matinée du Nord avait une teinte méridionale. Je la contemplais avec un vague sentiment de joie, et je la saluais avec une douce mélancolie; car ces lieux que j'aimais, j'allais bientôt les
�394
LETTRES SUR LE NORD.
quitter, et déjà j'essayais de transporter l'émotion du moment dans la rêverie du souvenir : Sur les coteaux le jour se lève, Frais et riant comme un beau rêve. Parmi les bouleaux argentés , Et sur les champs que l'on moissonne, Les doux rayons d'un ciel d'automne Répandent de molles clartés. Ici, sous un voile de brume, La cascade bruyante écume ; Là le fleuve paisible et pur Dans la plaine s'enfuit, s'efface, Et sur la rive qu'il embrasse Jette un soupir, un flot d'azur. Et loin du bruit, et loin du monde, Gaiement je m'élance sur l'onde, Heureux de voir dans le lointain Se dérouler le paysage, De songer à mon grand voyage, De respirer l'air du matin. Lorsque l'oiseau sous la bruyère S'élève et chante sa prière , Je prie aussi, je dis : « Mon Dieu! Laisse-moi demeurer encore Dans cet abri que l'on ignore , Sous ton regard, sous ton ciel bleu. « Que la nature soit le temple Où mon œil ému te contemple! Que la grande voix du désert, Le bruit des eaux sur le rivage, Le chant caché dans le feuillage, Soient mon cantique et mon concert! » Ces souvenirs des jours tranquilles, Dans la vaine rumeur des villes,
�KARESUANDO.
395
Un jour je les emporterai. Si le destin cruel m'oppresse, Ils me suivront dans ma tristesse, Et souvent je les bénirai. Nous étions au confluent des deux fleuves. Le Torneâ bondissant, mugissant, courait se précipiter dans le Muonio. A côté, un petit ruisseau, sorti d'une source voisine, suivait paisiblement la même route. En les voyant descendre tous deux dans le même lit, il me semblait voir une image de la vie, et je me disais : « C'est ainsi que passent les destinées humaines, les unes hardies et imposantes, les autres obscures et timides. Mais qu'importe le bassin de granit d'où elles s'échappent, ou l'humble sillon qu'elles se creusent ? elles s'en vont toutes vers le même but, elles tombent toutes dans le grand fleuve de l'éternité. » A Kengisbruk, le Muonio perd son nom. Le Torneâ, qui vient d'arriver, lui impose le sien. C'est une de ces injustices qui s'exercent parmi les fleuves comme parmi les hommes. Le Torneâ entraîne à sa suite son puissant rival, et tous deux se déroulent dans l'espace, élargissent leur couche, s'arrondissent autour d'une île, ou s'étendent en face de la côte, comme les eaux d'un lac. Vers midi, nous arrivâmes dans une maison plus élégante encore que celle de Kengis. Elle appartient à M. Ekstrôm, paysan riche et intelligent, qui a lui-même fait s"on éducation et celle de sa famille. Il était absent lorsque nous nous présentâmes pour le voir; mais sa femme vint au-devant de nous, et nous fit entrer dans un joli salon, où nous aperçûmes des gravures choisies, des livres, des cahiers de musique et un piano. C'était le premier que nous voyions depuis longtemps. Sous les fenêtres s'étendait un jardin potager, parsemé de quelques tiges de fleurs, et d'un autre côté était la ferme avec une plantation d'arbres. Pendant que nous observions les em-
�396
LETTRES SUR LE NORD.
bellissements de ce domaine champêtre, deux jeunes filles, habillées avec autant de simplicité que de bon goût, entrèrent dans le salon et nous saluèrent avec le sourire de la bienveillance sur les lèvres. Nous les priâmes de chanter. Elles s'assirent devant le piano, et chantèrent des mélodies de Suède et de Norvège et des poésies finlandaises , dont nous aurions voulu emporter avec nous les tons suaves et mélancoliques; puis elles se levèrent et yious offrirent l'une après l'autre du vin de Porto, des biscuits, du café. Leur mère était là qui les encourageait à nous servir, et qui nous apportait elle-même la tasse et le flacon. Au moment où nous allions quitter cette bonne et honnête famille pour rejoindre notre bateau, nous nous aperçûmes que les deux jeunes filles n'avaient parlé suédois avec nous que par modestie, car elles comprenaient et parlaient facilement le français. Nous leur demandâmes qui leur avait appris cette langue, et elles nous dirent que c'était leur père. Qui leur avait appris la musique? C'était leur père. Nous inscrivîmes avec un sentiment de respect sur notre album de voyageur le nom de cet excellent homme et celui de ses deux filles, pareilles à deux violettes cachées dans la solitude et le silence des bois. Le soir nous franchissions le cercle polaire, et le lendemain nous arrivions à OEfver_Torneâ. En face, sur la côte suédoise, est le village de Mattarengi, qui se compose d'une vingtaine d'habitations dispersées le long d'une colline peu élevée. Au pied s'étend une île tellement exposée aux inondations, qu'elle ne peut être habitée. On y a seulement construit des stabur destinés à renfermer la récolte de foin. De l'autre côté du fleuve est la montagne d'Avasaxa, couverte de sapins. Elle n'a guère plus de cinq cents pieds de haut, et son aspect n'est nullement imposant ; mais elle a été illustrée par les observations de Maupertuis , et le 25 juin de chaque année elle est visitée
�KARESUANDO.
397
par une foule de curieux. Au soixante-sixième degré de latitude, ce jour-là n'est interrompu ni par la nuit, ni par le crépuscule. Du haut d'Avasaxa, on voit à minuit le soleil s'incliner à l'horizon, puis se relever aussitôt ét poursuivre sa route. Les Anglais accourent surtout en grand nombre pour contempler ce phénomène/ Il en vint un, il y a quelques années, de Brighton, qui avait entrepris ce long voyage dans l'unique but de monter le soir au sommet de l'Avasaxa, de saluer le soleil de minuit et de retourner immédiatement en Angleterre. Il était arrivé le 22juin, et attendait avec impatience l'heure solennelle où son guide viendrait le chercher pour le conduire au sommet de la montagne. Le 25 juin apparaît enfin, l'horizon est pur, le ciel bleu. Vers le soir l'Anglais se met en route, le cœur agité par de douces émotions ; mais voilà qu'au moment où le phénomène boréal doit surprendre les regards, des nuages épais s'amoncellent au-dessus du fleuve, montent dans les airs, et cachent le soleil de minuit. Le malheureux ne put résister à une telle calamité. Il rentra chez lui et se pendit. Mattarengi nous offrait peu de sujets d'étude. Le village est habité par des Finlandais semblables à ceux que nous avions déjà rencontrés le long de notre route. Il n'y a ni école publique dans le pastorat ni société de lecture. Les parents apprennent eux-mêmes à lire à leurs enfants ; le prêtre va les voir une fois par an, et cet examen de quelques heures est pour eux un puissant encouragement. L'orge ne mûrit guère mieux ici qu'à Muonioniska; mais les habitants de cette côte trouvent une grande ressource dans la pêche du saumon, qui est presque toujours fort abondante. Ils fabriquent aussi du goudron, et ils commencent à faire de la potasse avec des feuilles de bouleau. Nous visitâmes le prêtre et l'organiste, qui, depuis qua-
�398
LETTRES SUR LE NORD.
rante ans, a fait sans interruption des observations météorologiques; puis nous nous remîmes en routé. Nous traversâmes avec un pilote les deux longues cascades de Vuoiena et de Makakoski, et quelques heures après nous arivâmes à Haparanda.
�HAPARANDA.
A AMÉDÉE PICHOT.
Un jeune écrivain suédois, qui apublié unlivre intéressant sur les provinces voisines du golfe de Bothnie, fait un triste tableau des environs deHaparanda. Dans un voyage, l'émotion du moment n'est souvent que le résultat d'une émotion précédente. La corde intérieure que l'on entend vibrer a déjà été ébranlée auparavant, et le son qu'elle rend est tout à la fois l'écho d'une sensation passée et la mélodie d'une sensation actuelle. Quand M. Engstrôm visita Haparanda, il venait du Sud, et nous, nous arrivions du Nord. Notre point de comparaison n'était plus le même. Il y avait longtemps que nous ne voyions plus que des habitations éparses ou des hameaux avec une pauvre église en bois, et tout à coup nous apercevons les quatre clochers de Torneâ, et ses cinq moulins à vent. Il y avait longtemps que nous ne voyions rien que des bouleaux chétifs ou des tiges de sapins, et sur le bord du fleuve nous trouvons des massifs d'arbres verts encore et des sorbiers chargés de grappes rouges. Haparànda est d'ailleurs une jolie ville située au bord d'une large baie, une ville peu étendue, il est vrai, mais qui chaque année s'agrandit et tend à s'accroître davantage. Dans l'espace de six mois, sa population a presque
�400
LETTRES SUR LE NORD.
doublé, et son commerce a pris un développement considérable. C'est de là qu'on envoie à Stockholm des navires chargés de beurre, de peaux, de goudron, et c'est là qu'on apporte un grand nombre de denrées qui doivent ensuite se répandre dans les provinces les plus reculées. Il y a là un bureau de poste important qui sert de communication entre le Sud et le Nord. Les lettres arrivent deux fois par semaine à Haparanda, et partent tous les quinze jours pour les limites septentrionales de la Nordbothnie,, tous les mois pour les paroisses laponnes et le Finmark. En 1833, le gouvernement a fondé dans cette ville une école élémentaire où l'on enseigne la géographie, l'histoire, le français, l'allemand. On y compte une trentaine d'élèves. En face de Haparanda est la vieille cité de Torneâ, bâtie sur une île, séparée de la terre suédoise, ici par les eaux de la baie, là par un étroit ruisseau qui souvent se dessèche en été. D'après les règles adoptées pour la délimitation des deux pays, en 1809, Torneâ devait appartenir à la Suède, car cette ville est plus près de la rive droite du fleuve que de la rive gauche. D'un côté la force ou la supercherie, de l'autre lafaiblesse, en ont fait une ville russe, et cette transaction causera sa ruine. Au moment même où Torneâ fut réunie à la Russie, ses plus riches négociantspartirent avec leurs marchandises. Il n'y reste plus aujourd'hui que des négociants de second ordre, dont les opérations commerciales sont, comme par le passé, toutes concentrées en Suède , mais qui, en leur qualité de Russes, ne peuvent les continuer sans payer des'droits considérables. Ainsi la lutte n'est plus égale. Haparanda, favorisée par sa situation, soutenue par ses privilèges de ville suédoise, se développe, s'enrichit, et Torneâ décline. Déjà cette ville n'est plus que le simulacre de ce qu'elle a été. Ses places publiques sont mornes et silencieuses ; ses maisons dépeuplées tombent en ruine, et l'herbe croît dans ses rues. Il y a pourtant ici cinq cent cinquante habitants. Il n'y en a guère que trois cents
�HAPARANDA.
4G1
à Haparanda. Il y a à Torneâ une église finlandaise, une église suédoise et une église russe, quatorze marchands et une garnison de vingt Cosaques. Il n'y a à Haparanda qu'une seule église et neuf marchands, et l'aspect de ces deux villes diffère complètement. L'une est muette et sombre, l'autre riante et animée. L'une est comme le tombeau d'une vieille génération, l'autre comme le point central d'une race jeune et active. Le 17 septembre, nous nous remîmes en route. Nous étions dans la partie de la Suède] désignée par les géographes sous le nom de Nordland ; elle s'étend du 60e degré 30 minutes jusqu'au delà du 68e degré de latitude, et embrasse dans sa vaste circonférence les provinces de Gestrikland, Helsingeland, Medelpad, Angermannie, Vestrebothnie et Nordbothnie. C'est une étrange et curieuse contrée, qui a toutes sortes de formes pittoresques et de charmants aspects. Là sont les hautes montagnes sans fleurs et sans verdure, du haut desquelles l'œil ne découvre qu'un long espace désert et un océan de neige1 ; les marais de Laponie où le voyageur tremble de s'égarer; les fleuves puis'sants qui se précipitent du sommet des montagnes comme des torrents, et dont le cours majestueux et solennel ressemble parfois à celui de la mer ; là sont les grandes plaines vertes parsemées de bouleaux, les beaux lacs frais et limpides comme ceux qui font rêver la muse de Wordsworth, et les chalets bâtis comme des nids d'oiseaux au bord de ces lacs. A l'extrémité méridionale du Nordland est la jolie ville deGefle, active et riante comme l'espérance dans un cœur
1. Telle est, entre autres, celle de Sulitelma, située dans la Laponie de Piteâ. Sa hauteur s'élève à 57 96 pieds; à sa base même elle est presque constamment couverte de neige, et du haut de sa cime glacée, aussi loin que la vue peut s'étendre, on n'aperçoit que des montagnes et des plateaux de neige. A plusieurs milles à la ronde, on ne trouve aucune habitation.
�402
LETTRES SUR LE NORD.
jeune ; à l'autre extrémité est le pastorat de Karesuando, silencieux et morne comme une pensée qui s'affaisse dans l'âme fatiguée du vieillard. De Karesuando à Haparanda, on descend le fleuve Muonio et le Torneâ. De Haparanda à Umeâ, il n'y a qu'une immense forêt de pins et de sapins, une forêt de cent quarante lieues, traversée çà et là par quelques grands fleuves sur lesquels on ne trouve point encore de ponts, et coupée par d'étroits vallons. Il y a je ne sais quel plaisir plein de cHarme et de mélancolie à voyager au sein de ces bois sombres et silencieux. C'est une solitude qui agit avec une douce puissance sur l'âme et la porte au recueillement. On ne pourrait rester là avec une mauvaise pensée ni subir l'orage d'une mauvaise passion. Cet air pur et balsamique qui se joue dans vos cheveux semble descendre jusqu'à votre cœur; ce vague murmure de la forêt résonne à votre oreille comme une mélodie. Puis, de tout côté, l'aspect du monde vous est fermé ; vous ne voyez que ces grands bois qui vous cachent sous leurs verts rameaux comme les pa^ rois mystérieuses d'une cathédrale, et au-dessus de votre tête le ciel. Les traditions du peuple parlent d'une jeune fée à l'œil mélancolique, au front voilé, que l'on voit passer sur la pelouse, qui parfois s'arrête à l'entrée d'une avenue, jette un regard dans le lointain, puis baisse la tête, et s'éloigne en poussant un doux soupir. Cette jeune fée, c'est le génie des rêves qui s'emparent de vous au milieu des forêts du Nord, qui parfois vous laissent entrevoir, par une des innombrables avenues de la pensée, le tableau du monde, pour vous ramener ensuite avec plus d'abandon dans le calme de la retraite. Pour moi, je ne crois pas que j'oublie jamais le bonheur que j'ai ressenti à suivre dans toute sa longueur cette route si peu fréquentée. Je partais au point du jour avec les oiseaux de passage qui s'élevaient du milieu des bruyères, planaient dans les airs, et semblaient par leurs cris
�HAPARANDA.
403
saluer le voyageur qui revenait comme eux des régions polaires, et comme eux retournait vers les régions du Sud. C'était par un beau mois d'automne. Une légère gelée, blanche scintillait sur les verts rameaux de sapins et se fondait aux premiers rayons du soleil. Un ciel pur s'étendait sur ma tète, une douce lumière se répandait peu à peu à-travers les sinuosités profondes de la forêt. Cette nature était si calme, que son réveil ressemblait encore à un repos parfait; il y avait tant d'harmonie entre les diverses teintes du paysage, entre cette mélancolique clarté du jour d'automne et cette verdure des bois, que tout formait comme un grand tableau où la main du peintre le plus habile n'aurait pu ajouter aucun ton ni adoucir aucune nuance. Jusque-là, chose extraordinaire, on n'avait encore point vu tomber de neige. Il y avait comme un renouvellement ou urie prolongation de l'été qui formait de charmants anachronismes. La gelinotte s'en allait sautillant au pied des arbres et becquetant le sol comme si elle eût encore cherché des brins de mousse pour faire son nid ; le coq de bruyère, ce roi des forêts du Nord, se promenait fièrement aux rayons du soleil, sans crainte des pièges de l'hiver et sans crainte du chasseur. Sur les bords de la route, la légère campanule élevait encore sa corolle violacée Comme une améthyste, et l'on voyait les fleurs de Yâkerbàr1, trompées par cette chaleur inattendue, qui recommençaient à éclore, pareilles à ces pensées d'amour ou de poésie qui surgissent trop tard et s'affaissent bientôt sous le poids de la vieillesse, cet hiver de l'homme. J'étais seul et libre. Deux chevaux vigoureux m'entraînaient avec rapidité sur une route plate, ferme et sablée. De temps à autre j'aimais à ralentir ma course pour voir un nouveau paysage qui se découpait dans le lointain,
1. Petit fruit rouge que l'on ne trouve que dans les provinces du Nord et qui aie goût de la framboise.
�404
LETTRES SUR LE NORD.
pour suivre le cours d'un des grands fleuves de Laponie, ou pour contempler l'effet pittoresque d'un hameau bâti au-dessus de la colline. Je m'arrêtais pour causer avec les bonnes gens que je rencontrais sur ma route; j'entrais dans le chalet hospitalier. La mère de famille m'apportait ce qu'elle pouvait offrir de meilleur, le lait le plus frais dans la plus belle tasse de faïence. Le paysan, à qui je parlais de sa récolte, de ses champs, de ses bestiaux, me reconduisait, quand je voulais m'en aller, jusqu'aux limites de son humble domaine, et me disait en me secouant la main : Vàlkommen en annan gang : « Sois le bienvenu une autre fois. » Le soir, toute cette nature septentrionale, si grave à la fois et si attrayante, avait un aspect plus imposant et plus recueilli. C'était une charmante chose à voir que les clartés du soleil couchant, colorant d'un dernier reflet l'onde argentée des fleuves, le miroir des lacs, puis s'effaçant peu à peu derrière le rideau de la forêt. Alors, à la lueur pâle et incertaine de la lune, les hautes tiges élancées des sapins, les vieux troncs usés par le temps ou brisés par l'orage, prenaient toutes sortes de formes fantastiques qui me rappelaient les contes terribles de mon enfance et les naïves ballades du nord de l'Allemagne ; alors tout était muet et endormi autour de moi. Je n'entendais que le bruit des roues de ma voiture glissant sur le chemin solitaire, et les affectueuses apostrophes que le postillon adressait de temps à autre à ses chevaux pour les encourager. C'était l'heure des doux souvenirs et des douces tristesses, l'heure où j e pouvais m'écrier comme le poète anglais : Spirit of love and sorrow, hail ! Thy solemn voice from far i hear Mingling vrith. evening's dying gale. Hail, witb. thin sadly pleasingtear1.
1. Esprit d'amour et de douleur, salut! J'entends d« loin ta voix
�HAPARANDA.
405
Ainsi livré au charme de cette solitude, subjugué par la féerie de ces nuits paisibles, je poursuivais ma route sans en mesurer la longueur, sans calculer le temps, et quand je voyais briller la lampe du gàstgifvaregârd où je devais m'arrêter, je me disais : « Déjà! » et je regrettais que ma course fût sitôt finie. Quand on arrive dans l'Angermannie, on passe tout à coup d'une terre plate et uniforme à une contrée montagneuse et pittoresque, coupée par de longues aUées fraîches et riantes comme celles du Guldbrandsdal, parsemée de grands lacs aussi poétiques que ceux de la Suisse, et traversée par un fleuve dont les rives accidentées ont souvent la grâce, le prestige des rives du Rhin, et la majesté des rives du Danube. Là, le paysage varie à chaque instant ; on passe d'une enceinte de rochers à une longue et verte prairie, d'une colline aride et hérissée de quelques arbres chétifs à un champ de seigle, d'un chalet à une forge. A l'un des détours de la route, on ne voit qu'une profonde forêt; on descend quelques centaines de pas, et l'on est au bord de la mer. Les voiles flottent entre une haie de sapins, et les bâtiments viennent jeter l'ancre au bord d'un vallon. L'Angermannie est, avec la Dalécarlie, la plus belle partie de la Suède. Ce qui fait surtout le charme de ces voyages dans les provinces du Nord, c'est le caractère de leurs habitants. Nulle part je n'ai vu une population plus digne d'exciter la sympathie. Elle occupe un sol rude, difficile à cultiver, qui ne donne que de loin en loin une maigre récolte. A voir les terres arides, les pâturages ingrats qui entourent les hameaux, on se demande quels peuvent être les moyens de subsistance des habitants de cette contrée. Hélas! ces moyens sont bien minimes et bien précaires; mais le
solennelle mêlée au murmure mourant du soir. Salut avec cette larme douce et triste I (Mme Radclifî.)
�406
LETTRES SUR LE NORD.
Nordlandais est sobre, économe, industrieux, et c'est par ces vertus qu'il échappe à la misère. En été, quand il a labouré ses champs ou récolté ses foins, il fabrique de la potasse avec les feuilles du bouleau, du goudron avec la résine des pins ; en hiver, il va à la chasse, tend des pièges aux oiseaux, et fait des cargaisons de coqs de .bruyère et de gelinottes qu'il expédie jusqu'à Stockholm. S'il est dans le voisinage d'une forge, il charrie du fer ou du minerai ; s'il est sur le bord d'une route, il transporte les voyageurs. Une de ses principales ressources est le produit de ses bestiaux. Grâce à tous ces moyens habilement ménagés, grâce surtout à ses habitudes d'ordre et de tempérance, le Nordlandais, malgré les gelées trop promptes qui détruisent sa moisson, les étés pluvieux et les rudes hivers, parvient à se créer une sorte de bien-être que l'on reconnaît dès que l'on franchit le seuil de son habitation. Tout y est propre et rangé avec soin : il y a de grands -plats d'étain polis et luisants dans la cuisine, de la vaisselle de faïence dans l'armoire, des rideaux aux fenêtres, du linge fin et même de l'argenterie dans le buffet. La chambre des voyageurs est disposée avec une sorte de sollicitude maternelle. Là sont les objets de luxe que le Nordlandais ne se procure qu'à grands frais dans la ville voisine : les tentures en papier de couleur, le canapé servant de lit, la petite table en bois peint, la glace avec un cadre d'acajou, et quelques gravures ou lithographies suspendues aux miirailles. Quand vous arrivez là, une jeune fille vous sert en quelques instants un souper composé de tout ce que la maison possède de plus recherché : du beurre, des œufs, du gibier rôti, de la crème excellente. Elle déroule sur le lit des draps en toile d'une blancheur et d'une finesse telle qu'on n'en trouve pas dans nos riches maisons en France. Vous demandez votre compte : le souper, le logis, le déjeuner, tout cela coûte quinze à vingt sous. , Après avoir visité cette demeure du paysan immatri-
�HAPARANDA.
407
culé depuis longtemps dans la paroisse, et qui n'a eu parfois qu'à soutenir ou à développer les éléments de bien-être que lui légua son père, il faut voir la pauvre cabane du colon qui a dû lui-même porter pour la première fois le soc de la charrue dans une terre aride, et lui livrer d'une main inquiète la première semence. Le colon, ou, comme les Suédois l'appellent, le nybyggare (nouveau constructeur), est ordinairement un domestique qui, à l'aide de quelques épargnes, croit pouvoir conquérir sa liberté; un soldat qui a fini son temps de service, ou un Lapon qui vend le reste de son troupeau de rennes, et renonce à la vie nomade. L'État livre au colon une certaine étendue de terrain à défricher, et l'exempte de toute taxe, de toute imposition pendant vingt, trente, et quelquefois cinquante ans. L'Etat lui donne en outre trois tonnes de grains la première et la seconde année de son installation, et deux tonnes la troisième, après quoi tout est fini. Il se bâtit lui-même sa cabane en bois, arrache les racines d'arbres et les quartiers de roc de son champ, creuse, bêche, et chaque soir, en se mettant à genoux avec sa femme et ses enfants, il prie Dieu de venir à son secours. Tout pour lui dépend du succès des premières années, du temps où l'État lui donne ce qu'il faut pour ensemencer un champ. Si la gelée vient à détruire son espoir, si du sillon creusé avec tant de peine il ne sort que des épis vides, souvent le malheureux est forcé d'abandonner cette maison qu'il venait de construire, cet enclos qu'il avait déblayé, et de se remettre au service avec tous les siens. Si, au contraire,, il fait une bonne récolte, s'il peut acheter quelques vaches et un cheval, vendre du beurre et charrier du minerai, il est sauvé; il se crée peu à peu une petite rente, et parvient à se prémunir contre les mauvaises années. La plupart des nybyggares sont pauvres, mais au moins ils vivent, et pour ces malheureux à qui la fortune a tout refusé, à qui
�408
LETTRES SUR LE NORD.
la nature accorâe si peu, toute la-question est de vivre; ils vivent, ils sont libres, ils ont un domaine qui leur appartient, qu'ils peuvent agrandir et léguer avec de meilleures chances d'avenir à leurs enfants. La Suède a une immense ressource dans ces terres non défrichées. On voit, 'par les rapports quinquennaux des gouverneurs de Vestrebothnie et de Nordbothnie, que la population de ces deux provinces augmente d'une manière notable. Cet accroissement est en grande partie le résultat des migrations de prolétaires qui viennent là avec leur famille enrichir leur pays en cultivant un nouveau terrain. Le Nordlandais est grand, fort, endurci au froid et à la fatigue. J'ai passé une fois dans cette contrée, enveloppé dans une lourde pelisse ; le paysan qui me servait de postillon n'avait que sa veste de vadmel, et ne souffrait pas de la gelée comme moi. Les femmes sont d'une taille ferme, élancée ; elles s'habillent avec goût et nattent leurs cheveux avec grâce. Leur physionomie, ainsi que celle des hommes, a un caractère de douceur et de résignation touchant. Cette expression de leur figure est parfaitement celle de leur caractère. Je ne connais pas de nature plus honnête, plus franche, plus facile à satisfaire, que celle des habitants de la Nordbothnie et de la Vestrebothnie. Si vous les rencontrez sur votre route, pas un d'eux ne passera sans ôter le premier son bonnet de laine pour vous saluer ; s'ils conduisent une charrette, ils la mèneront jusqu'au bord du fossé pour faire place à votre voiture. S'il vous arrive un accident, ils accourront aussitôt pour y remédier, puis s'éloigneront sans demander ni attendre la moindre récompense. Ils naissent en quelque sorte avec le sentiment de leur pauvreté; ils apprennent de bonne heure à aimer le travail, à supporter les privations, et le plus petit secours qu'on leur donne leur cause une joie sincère. Un jour j'avais pour postillon un enfant de quatorze ans, d'une figure douce et aimable. Le long de la route, je lui denian-
�HAPARANDA.
409
dai qui il était : il m'apprit que son père avait douze enfants; lui était le plus jeune de tous. Ses frères et ses sœurs servaient dans différentes fermes, et il avait dû faire comme eux. Dès l'âge de dix ans, il était entré comme domestique chez le maître de poste du village voisin ; là il gagnait sa nourriture, deux chemises et une paire de souliers, rien de plus. « Comment! lui dis-je, rien de plus? Pas même un peu d'argent? pas même tous tes vêtements? — Non, monsieur, me répondit-il avec une admirable résignation. Si vous saviez! les récoltes sont si mauvaises! les pauvres gens ont tant de peine à vivre! Je suis bien content d'être dans la maison de mon maître, de l'aider dans ses travaux, et de gagner ainsi ma nourriture. Toutes les années, ma mère, et mes sœurs me font une veste, un pantalon, et je n'ai besoin de rien. » Quand je le quittai, je lui mis dans la main quelques skellings. Il les compta avec surprise, me regarda en silence, comme pour savoir si je ne m'étais pas trompé, puis je vis une larme rouler dans ses yeux, et il me dit : & Vous m'avez donné autant que ma pauvre mère me donne quand je vais la voir à Noël. » Une autre fois, c'était un vieux soldat qui avait fait la campagne de Finlande et celle de Norvège, qui occupait une bostâlle1 sur les bords de la route, et recevait en outre
1. L'armée suédoise est divisée en deux parties : l'une qu'on appelle l'armée enrôlée ou soldée, l'autre l'armée indelta. Celle-ci ne reçoit point de paye en argent et ne fait point le service de garnison. Les régiments sont dispersés dans les diverses provinces; chaque officier, chaque sous-officier et soldat a la jouissance d'une propriété qu'on appelle bostâlle, qu'il fait valoir lui-même, et dont le revenu remplace pour lui la solde régulière. A mesure qu'il avance en grade, il change de domaine et en prend un meilleur. En se retirant du service,il quitte sa bostâlle et reçoit une pension de retraite. En automne, tous les régiments de Yindelta se réunissent dans les divers campements qui leur sont assignés pour faire l'exercice ; c'est là le seul service auquel ils soient astreints en temps de paix. Le reste de l'année ils sont laboureurs, et malgré le peu de durée de leurs exercices, de
�410
LETTRES SUR LE NORD.
une pension annuelle de six rixdalers-banco (environ douze francs). Il me racontait qu'il devait dans quelques années être libéré du service et quitter sa bostâlle. Mais il avait déjà pris ses précautions pour l'avenir : tout en restant soldat, il était devenu nybyggare; il s'était choisi un joli emplacement entre le lac et la forêt ; son champ était défriché et sa maison construite. Il aurait, en raison de ses campagnes et de ses blessures, le maximum de la pension, environ quarante francs par an; il aurait trois vaches, quelques moutons, un cheval, et il envisageait son avenir plus joyeusement que le marchand parisien qui, après avoir vendu pendant dix ans du sucre et des épices, s'en va dans une province acheter un château et devient seigneur de village. Mais autant les hommes de cette contrée sont bons et serviables quand on les traite avec ménagement, autant ils deviennent rétifs, obstinés et quelquefois violents, dès qu'on emploie avec eux-la force ou les menaces : car ils allient à leur douceur habituelle de caractère un sentiment de fierté qui ne tolère ni le dédain ni l'arrogance. Ils sont fiers de leur pauvreté honnête, de leur vie laborieuse, mais indépendante. Si limitée que soit l'étendue de leur domaine, ce domaine est à eux, et personne n'a le droit de leur en demander compte. Ils ne prétendent pas qu'on les traite comme de grands propriétaires, mais ils ne veulent pas non plus qu'on les croie fermiers. Ni maître ni esclave (Hvarken herr, eller slave), c'est là leur devise. Toute leur modestie et tout leur orgueil sont dans ce peu de mots.
l'avis de tous ceux qui les ont vus manœuvrer, ces régiments forment d'excellentes troupes. L'organisation de Vindelta date de la fin c du xvn siècle; ce fut Charles XI qui exécuta cette sage réforme en reprenant une quantité de terres affermées à la noblesse pour de trèsminimes redevances, et en les divisant ainsi entre les officiers et les soldats.
�HAPARANDA.
411
Il n'y a point d'école publique dans les campagnes de la Vestrebothnie et de la Nordbothnie. Les parents font euxmêmes , sous la direction du prêtre, l'éducation de leurs enfants , et, pauvres ou riches, tous les paysans de ces provinces savent lire; mais ils n'en sont pas encore venus, comme les paysans de la Norvège , à s'associer entre eux pour recevoir des journaux et se procurer des ouvrages de littérature. Us lisent ce que lisaient leurs pères : la Bible, les sermons des prédicateurs suédois et le catéchisme de Luther. Leur esprit simple et naïf n'a pas encore été agité par la polémique des partis ; leurs principes héréditaires n'ont pas encore été mis en discussion, et leur science politique et sociale se résume souvent dans ces deux mots : Dieu et le Roi. Il y a quelques années qu'il se forma parmi eux une société qui d'abord obtint le suffrage des hommes éclairés, mais qui peu à peu en est venue à un état de secte dissidente. On l'appelle la société des Lecteurs. Dans l'origine, son unique maxime était de lire et de travailler, de travailler toute la semaine avec patience, avec résignation, et de lire le dimanche la Bible et les livres de Luther. Mais, en prenant l'habitude d'étudier la Bible, le paysan voulut avoir le droit de l'interpréter. Il repoussa le texte des commentateurs , l'explication des prêtres, et se fit une doctrine à lui. On vit des paysans s'en aller à travers les campagnes comme des missionnaires, rassembler dans une grange la population des hameaux, et s'écrier que l'enseignement des prêtres n'était qu'un mensonge ; que la parole de Dieu se trouvait dans la Bible, dans le catéchisme de Luther, et que les autres livres devaient être brûlés. Bientôt cette doctrine des lecteurs, si simple , si morale et si respectable dans ses premières manifestations, dégénéra en un mysticisme qui produisit des scènes extravagantes. Les apôtres ambulants disaient que les hommes étaient encore enveloppés de ténèbres et plongés dans l'ini-
�412
LETTRES SUR LE NORD.
quité ; qu'ils devaient être éclairés tout d'un coup comme saint Paul, et convertis subitement par un effet de la grâce divine ; que la foi était le seul moyen de salut, et qu'avec une foi vive et profonde, les œuvres étaient inutiles. Ils enseignaient aussi que le corps pouvait impunément s'abandonner au vice, se vautrer dans la fange, pourvu que l'âme restât en contemplation devant Dieu. On vit alors des jeunes filles quitter leurs vêtements, persuadées que la foi les empêcherait de sentir les rigueurs de l'hiver. D'autres, par le même principe, prirent la résolution de ne plus manger, et quelques prosélytes trèsfervents transgressèrent sans remords les commandements de Dieu et de l'Eglise, en se disant que leurs âmes ne prenaient point part à leurs joies charnelles. Une fois que la société des lecteurs en fut venue à ce degré d'aberration , on comprend que non-seulement les prêtres, mais les fonctionnaires civils, durent la combattre de tout leur pouvoir. Cependant ils engagèrent la lutte avec prudence : car, malgré ces égarements, il y avait au fond de cette association des lecteurs un tel principe d'honnêteté et de vertu, que les hommes sages craignaient, en l'attaquant avec une rigueur outrée, de provoquer une réaction trop violente et d'anéantir à la fois le bien et le mal. Ce fut par de douces exhortations, par de tendres remontrances, que les prêtres parvinrent à ramener les apôtres de la société à des principes plus sains. Aujourd'hui cette association subsiste encore, mais dégagée de la plupart de ses fausses doctrines, et ramenée à son essence primitive. J'ai rencontré dans la paroisse de Skellefteâ un jeune paysan qui en faisait partie, et qui savait, je crois, toute l'Écriture sainte par cœur, car à chaque instant il en citait quelque nouveau verset. Son père et sa mère étaient aussi de la société des lecteurs, ainsi que sa sœur, jolie blonde aux yeux bleus un peu trempés de mysticisme, avec laquelle, je l'avoue, j'aurais mieux
�HAPARANDA.
413
aimé lire le roman de Lancelot du Lac à la manière de Paolo que la Bible à la façon des méthodistes. Cette famille accomplissait religieusement les deux principales maximes de l'association, travaillant du matin au soir chaque jour de la semaine, et le dimanche faisant une lecture pieuse. Après la joie que l'on éprouve à vivre au milieu de cette intéressante et honnête population, il en est une autre non moins douce à ressentir : c'est de passer successivement par toutes les gradations de l'existence sociale et de la prospérité matérielle ; c'est de voir, à partir des derniers marais de la Laponie, à mesure que l'on avance vers le Sud, un sol moins aride et une race d'hommes moins misérable ; c'est de voir les magnifiques forêts de sapins succéder aux chétifs bouleaux, les champs d'orge aux pâturages déserts, et les hameaux aux chalets isolés. A Haparanda, on trouve déjà de belles et riches maisons qui pourraient faire l'ornement d'une grande ville, un commerce actif et des bâtiments qui vont jusqu'au Brésil porter les productions du Nord. A Piteâ, il y a une école où l'on enseigne le latin, l'allemand et le français. Après quatre jours de marche, nous arrivâmes à Umeâ. C'est une ville de quatorze cents âmes, située à trois lieues de la mer, au bord du fleuve qui porte son nom. On y trouve plusieurs grandes rues coupées régulièrement, des maisons bien bâties, une école latine et une librairie, la première que' nous ayons rencontrée dans le Nord depuis Drontheim. Le libraire reçoit les ouvrages d'histoire et de littérature en commission. Il n'achète que les livres de prières, qu'il relie lui-même et transporte dans les différentes foires des environs. Cette ville est la résidence du gouverneur, le chef-lieu de la Vestrebothnie, vaste province qui ressemble beaucoup à celle que nous venions de parcourir. Le long de la côte, le sol est plat, bien cultivé et fécond; mais à l'ouest,
�414
LETTRES SUR LE NORD.
on retrouve les plaines marécageuses et les pâturages arides de la Laponie. La population est plus nombreuse que dans la Nordbothnie. Elle s'élève à peu près à cinquante habitants par mille carré. Il y avait près d'Umeâ un écrivain dont je connnaissais les œuvres et que je désirais voir. C'était M. Grafstrôm, le poëte le plus septentrional qui existe probablement en Suède. Je le trouvai chez le gouverneur, qui, sans s'effrayer de notre triste accoutrement de voyageur, avait bien voulu nous inviter à dîner. C'est un homme jeune encore, qui, après avoir occupé pendant quelques années une chaire de professeur à l'école royale de Carlsberg, est devenu pasteur d'Umeâ, et, pour compléter sa vie poétique, a épousé la fille d'un excellent poëte, la fille de Franzen. Il habite un presbytère de campagne, à une lieue de la ville. Après le dîner, il me proposa de m'y conduire, et j'acceptai avec joie. Nous traversâmes, dans une voiture légère, une grande forêt de sapins, une plaine qui venait d'abandonner ses gerbes d'orge aux moissonneurs ; puis nous aperçûmes à l'entrée d'un hameau une belle et large maison entourée d'un enclos : c'était la sienne. Cette demeure est dans une charmante situation : elle est posée au bord d'une colline d'où le regard plane sur un vaste espace. Près de là est l'église, au milieu d'un cimetière, une église gothique du xve siècle, remarquable par sa structure simple et élégante. La colline est partagée par un ravin profond que la fonte des neiges a creusé. Au bas est le fleuve, dont les grandes lames descendent majestueusement vers la mer. On voit que ce fleuve s'étendait autrefois sur la côte; mais, comme me le disait M. Grafstrôm, les fleuves du Nord ressemblent aux vieillards dont le corps s'affaisse sous le poids des années. Celui-ci a quitté son ancienne couche et s'en est fait une nouvelle au pied de la valjée. De l'autre côté est une montagne dont les flancs nus et la cime revêtue de sapins sombres for-
�HAPARANDA.
415
ment un contraste frappant avec les verts enclos et les champs féconds qui entourent le presbytère. Dans le lointain , on apercevait les dernières maisons d'Umeâ et les mâts des navires. C'était le soir. L'ombre commençait à descendre ; mais une lumière argentée imprégnait encore tout le paysage, et il y avait tant de calme dans la campagne , tant de recueillement autour de la vieille église, qu'on se sentait arrêté là par une de ces vagues et mystérieuses influences dont on ignore la cause et dont on subit le charme. Lorsque nous rentrâmes au presbytère, la fille de Franzen avait déjà posé sur la table la nappe blanche et les tasses de porcelaine. On nous servit du thé et, ce qui était plus rare, du melon mûri par un beau rayon de soleil sur cette terre boréale. La chambre où nous étions réunis était ornée de gravures et de tableaux. Dans une chambre voisine, j'avais trouvé une collection nombreuse d'ouvrages de littérature et quelques-uns de ces bons recueils de poésies dont la vue seule rappelle de douces heures de méditation ; toute cette demeure, retirée à l'écart, loin du bruit et du monde, cette heureuse vie de famille consacrée par les muses, éclairée par l'amour, soutenue par la foi, était elle-même une charmante poésie. Le lendemain au matin, nous nous embarquions sur le bateau à vapeur te Nordland.Le ciel était d'un bleu limpide; le fleuve avait une clarté transparente. Une longue ligne de brouillards argentés flottait sur la plaine, se découpait au souffle de la brise et s'enfuyait en légères banderoles. Le soleil projetait sur les maisons d'Umeâ un rayon de pourpre; les oiseaux chantaient dans les sillons, et, dans le moment où nous descendions sur le rivage, les rameaux d'arbre, balancés par le vent, laissaient tomber à nos pieds les perles de la rosée. Le bateau allait nous mener vers le Sud, et cette nature septentrionale m'apparaissait, au dernier moment, plus belle et plus attrayante que jamais; on eût dit qu'elle s'était parée ce jour-là pour les
�416
LETTRES SUR LE NORD.
voyageurs, ainsi qu'une femme chérie qui, à l'heure où on la quitte, nous laisse voir en elle plus de grâce et de tendresse, comme pour imprimer dans l'âme un dernier désir et un dernier regret. Quand le bateau vira de bord, quand le canon donna le signal du départ, je me retournai vers cette terre du Nord que j'avais été si heureux de parcourir. Je lui dis adieu avec des larmes dans le cœur, et quand elle disparut à mes yeux, quand je me trouvai seul sur la pleine mer, il me sembla que je venais d'ensevelir encore un des rêves dorés de ma jeunesse.
�LES FEROE.
A MADAME LA COMTESSE LISINKA DE B.
Le 14 juin 1839 , à midi, la corvette la Recherche, comHmandée par M. le capitaine Fabvre appareillait dans le [port du Havre pour entreprendre un second voyage au Kpitzberg. Le ciel était pur, la mer calme; une foule de [spectateurs venaient de se ranger le long du quai, les uns ^)our satisfaire un sentiment de curiosité, d'autres pour eus envoyer encore un dernier adieu. Debout sur la duhette, nous regardions tour à tour la terre de France qui s'effaçait peu à peu derrière nous, l'espace immense qui pe déroulait à nos yeux, et tour à tour notre pensée allait pu passé à l'avenir, des regrets d'affection aux désirs de [voyage. Un dernier cri jeté du haut de la grève, un mouchoir |rae nousvoyions s'agiter dans l'air, nous rappelaient dououreusement les trésors d'amour auxquels ilnousfallait renoncer; puis la vague limpide, flottant au bord de notre naire, semblait, dans un doux murmure, nous parler dts pays lointains. Hélas ! quel est le voyageur qui n'a point passé
I 1. Les autres officiers du bâtiment étaient MM. de Langle, Genêt, Khastellier, Saint-Vulfranc, enseignes de vaisseau; Normand et Feray, •lèves de première classe.
�418
LETTRES SUR LE NORD.
par ces alternatives de souvenir et d'attente, de regret et d'espoir ? Quel est celui qui, au moment de quitter le sol natal, n'a pas senti d'avance germer dans son cœur la douleur de l'éloignement, et ne s'est pas dit ce que le pigeon casanier disait à son frère : L'absence est le plus grand des maux. Mais une sorte de loi instinctive, une force indéfinissable et souvent irrésistible, l'attrait mystérieux des choses ignorées, le besoin de voir, et ces rêveries aventureuses qu'on appelle généreusement amour de la science, et quelquefois aussi la fatigue d'un esprit malade, nous obsèdent, nous pressent, nous poussent hors du cercle où notre vie semblait devoir s'écouler dans un repos uniforme. Nous partons sans emporter, comme Euée , nos dieux domestiques, et nous allons au loin sans songer qu'à notre retour nous frapperons en vain à la porte d'ivoire par laquelle passèrent les rêves dorés de notre jeunesse; qu'à la place des douces affections qui charmaient notre vie j nous ne retrouverons peut-être que le deuil, l'indifférence , l'oubli. Tandis que nous nous abandonnions aux tristes réflexions du départ, la brise, qui d'abord n'enflait que légèrement nos voiles, comme pour nous retenir plus longtemps en vue du sol de France, fraîchit tout à coup et nous poussa rapidement au large ; puis elle tourna contre nous, et nous nous mîmes à louvoyer péniblement pour sortir de la Manche. Le cinquième jour^ nous n'avions pas encore doublé la côte d'Angleterre ; nous étions au pied du château de Douvres. Au vent contraire succédèrent le calme et la pluie, les deux accidents atmosphériques les plus ennuyeux dans un voyage maritime. Quand les voiles privées de vent s'affaissent et tombent avec lourdeur le long des mâts ; quand la brume enveloppe l'horizon, et qu'une pluie incessante fatigue la patience des
�LES FEROE.
419
promeneurs les plus intrépides, l'aspect d'un navire présente un tableau assez singulier. Tandis que les matelots, la tête enveloppée comme des moines dans le capuchon de leur caban, se tiennent silencieusement accroupis au pied des bastingages ou contre la chaloupe, les passagers s'en vont cherchant quelque distraction. Celui-ci écoute les récits de la vie nomade et les histoires de naufrages ; celui-là ébauche un dessin auquel un mouvement de roulis imprime tout à coup une tache ineffaçable ; cet autre essaye de se dérober la vue des nuages du ciel ën s'entourant d'un nuage de fumée. Il en est qui se mettent hardiment à l'étude ; mais bientôt l'impatience les gagné aussij l'ennui se peint sur leur figure; ils ferment leur livre pour venir voir où est le cap, pour demander combien on file de nœuds, et consulter l'expérience du timonier sur. l'état de l'atmosphère et les probabilités d'un changement de temps. Le 25 , enfin, le vent tourna au sud, et le 28 , dans la nuit, nous aperçûmes une grande masse de rocs carrés, debout au milieu de l'Océan comme une forteresse : c'était une des îles qui forment l'archipel des Féroé. Au nord, on distinguait plusieurs lignes successives de roches, et des montagnes, les unes échancrées et ondulantes, d'autres taillées à vive arête , s'élançant d'un seul jet au-dessus des vagues, et portant dans les airs leur tète couronnée de neige. En examinant leur surface, on voyait qu'il n'y avait là ni arbre ni végétation : c'étaient des roches nues comme celles d'Islande, scindées çà et là par des baies profondes, ou séparées l'une de l'autre par les flots. La brume grisâtre qui retombait comme un voile de deuil le long de ces montagnes, les longues bandes de vapeurs qui ceignaient le sommet, les flots orageux qui se brisaient à leur piéd, tout contribuait à donner à ces îles l'aspect le plus sombre et le plus étrange. De tous côtés nous cherchions une pointe de clocher, une habitation, et
�-420
LETTRES SUR LE NORD.
nous n'en distinguions point, car il n'y a là que de pauvres cabanes situées à une longue distance l'une de l'autre, cachées au pied des rocs, si étroites et si basses , qu'on ne les découvre que lorsqu'on arrive sur le lieu même où elles sont construites. Vers le matin, nous tirâmes un coup de canon pour appeler un pilote ; mais nous n'éveillâmes qu'une troupe de mouettes et de stercoraires qui s'enfuirent en poussant un cri rauque et plaintif. Du côté des montagnes on ne voyait aucun mouvement ; on eût dit une terre déserte ou ensevelie dans le silence de la mort. Une heure après, nous répétâmes notre signal, et nous finîmes par apercevoir dans le lointain une barque qui s'avançait vers nous, portant un mouchoir rouge au haut d'une perche : c'était la barque du pilote. Il monta à bord de notre bâtiment, et, pour se donner plus d'assurance , mit dans sa bouche une moitié de tige de tabac. Pendant que nous virions de bord pour éviter les écueils et pénétrer dans le détroit de Thorshavn, le Férôien examinait avec une curiosité d'enfant les manœuvres et l'attirail de la Recherche. Jamais il n'avait vu, disait-il, un aussi beau navire. L'habitacle en cuivre lui fascinait les yeux, et le cabestan était pour lui une chose prodigieuse. Cet homme avait, du reste, une bonne et honnête physionomie , qui semblait nous présager l'honnêteté des insulaires que nous allions voir, en même temps que son costume nous annonçait leur misère. Sa veste .de vadmel et son pantalon avaient été si souvent rapiécés, qu'à peine distinguait-on l'étoffe première, sur laquelle une main plus patiente qu'habile avait fait une espèce de mosaïque avec une quantité de morceaux de toutes couleurs et de toutes formes. Son bonnet n'était qu'un lambeau de vadmel plissé par le haut, et sa chaussure un carré de peau de mouton plié sur le pied et lacé avec une courroie. Après avoir couru des bordées pendant plusieurs heures,
�LES FÉROÉ.
421
le pilote nous fit jeter l'ancre dans une baie assez large , mais peu sûre, en face de Thorshavn. C'est la grande ville du pays, ou, pour mieux dire, l'unique ville, le séjour du gouverneur, du juge, le centre du commerce ; bref, la cité dont le pêcheur raconte les merveilles à ses enfants, comme un provincial débonnaire raconte celles de Paris. Il y a huit siècles que le nom de Thorshavn était déjà écrit dans les chroniques du pays, et ce nom indique encore son origine païenne. C'est là que les habitants des Féroé se'rassemblaient autrefois chaque année pour juger leurs querelles et délibérer sur leurs, intérêts ; c'est là qu'en l'an 998 le peuple adopta la religion chrétienne, et, sur la fin du xvr siècle, se convertit au protestantisme. Enfin, que dirai-je déplus? On y compte aujourd'hui une dizaine de fonctionnaires publics et six cent cinquante habitants. La situation de cette ville est singulière et très-pittoresque. Qu'on se représente au fond du golfe un demi-cercle de montagnes escarpées et sauvages. Là s'élève une langue de terre, ou plutôt un banc de roche posé en droite ligne au milieu des flots , au centre du cercle, comme une flèche au milieu d'un arc. C'est sur ce banc de roche que la plupart des maisons ont été construites. Elles sont rangées symétriquement sur deux lignes, et serrées l'une contre l'autre comme les boutiques de la place de Leipzig dans les grands jours de foire. Les rues qui traversent ce triple amas d'habitations sont si étroites, que deux chevaux n'y marcheraient pas de front, et si rocailleuses, si escarpées, que, pour pouvoir y passer en certains endroits avec quelque chance de sécurité , il faut se cramponner au roc avec les pieds et les mains. En hiver, par un jour de verglas, la descente d'un de ces rocs peut être regardée comme un exercice d'équilibriste assez hasardeux. Du reste, l'aspect des maisons est en parfaite harmonie avec celui des rues. A part celles qui appartiennent au gouvernement et qui sont occupées
24
�422
LETTRES SUR LE NORD.
par les fonctionnaires, presque toutes ne sont que de pauvres cabanes bâties sur le même modèle, non pas comme celles d'Islande, avec des blocs de lave j ni comme celles de Norvège, avec de grosses poutres àrrondiês, mais tout simplement avec quelques douzaines de planches clouées l'une contre l'autre : c'est un genre d'habitation qui forme la transition entre la tente nomade et l'édifice cimenté. Elles sont si frêles, que l'hiver on est Obligé de les amarrer avec des câbles pour que le vent ne les emporte pas. Les maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée, et sont uniformément coupées en deux parties par une cloison. D'abord, on entre dans la cuisine, qui n'a ni planches sur le sol , ni fenêtres : le jour y pénètre ou par la porte oU par la cheminée. Pour tout meuble , on y trouve quelques vases en terre, quelques ustensiles en bois, un ossement de dauphin pour siège, et d'autres ossements servant dë pelle ou dè fourgon. La seconde pièce est éclairée par deux ou trois vitraux : c'est là le séjour habituel de la famille ; c'est là que les femmes cardent la laine, tissent le vadmel ; c'est là que père, mère, enfants , reposent entassés l'un près de l'autre sur quelques planches recouvertes d'un peu de paille. Cet espace étroit, privé d'air, inondé par la fumée du feu de tourbe , exhale une odeur nauséabonde à laquelle l'étranger s'habitue difficilement. Mais quelle douce surprise n'éprouve-t-on pas lorsqu'au milieu dé cêtte lourde atmosphère on voit surgir des physionomies dont la misère n'a pu altérer l'heureuse expression, des femmes remarquables par l'harmonie de leurs traits, la fraîcheur de leur teint, et des enfants d'une grâce charmante ! Toute cette population des Féroé est fort belle. Pendant le temps que nous avons passé à Thorshavn et sur les autres côtes, nous n'avons pas rencontré un seul être difforme ou estropié , et souvent, dans nos promenades à travers la ville, nous nous arrêtions, surpris tout à coup par la mâle
�LES FEROE.
423
et forte stature d'un pêcheur, ou le regard plein de candeur et le visage riant d'une jeune fille. Un soir, j'entrai dans une des cabanes les plus sombres que nous eussions encore rencontrées. La mère de famille vint à nous, et nous remercia, avec une touchante simplicité , de vouloir bien visiter sa demeure. C'était une. jeune femme dont les inquiétudes matérielles, le travail, peut-être le besoin , avaient attiédi le regard et décoloré la figure, et qui pourtant souriait encore d'un sourire si doux , qu'à le voir en passant on n'eût pas deviné tout ce qu'il cachait de souffrance. Elle portait sur ses bras un enfant dont ses lèvres effleuraient de temps à autre les cheveux bouclés. Une petite fille, que l'approche de quelques étrangers avait fait fuir, s'était réfugiée près d'elle et la tenait par un pan de sa robe, en roulant sur nous de grands yeux bleus étonnés ; et trois autres enfants, debout près de la fenêtre, formaient le fond du tableau. La pauvre mère nous raconta sa vie, ses longues veilles d'hiver, ses travaux dans les champs ou près du foyer. Après nous avoir ainsi dépeint, sans recherche et sans emphase, son existence laborieuse, au lieu de se plaindre et de murmurer, elle bénissait la Providence qui avait pris soin d'elle et des siens, « Nous sommes de pauvres gens, disait-elle ; mais, grâce à Dieu, tout va bien encore dans notre modeste demeure. Mon père, en mourant, me laissa pour héritage un bateau. Mon mari est bon pêcheur; moi, je travaille pour les riches pendant l'hiver, et je cultive, pendant l'été, un petit champ pour lequel nous n'avons à payer qu'une faible redevance. Ainsi les jours s'en vont, et au bout de l'année il se trouve que nous avons encore de quoi acheter assez d'orge pour nous nourrir, assez de laine pour nous habiller. Le temps le plus rude fut celui où mes enfants étaient si jeunes, que, pour m'occuper d'eux, il fallait renoncer à mon travail de chaque jour ; mais les voilà qui grandissent, et bientôt ils pourront m'aider. »
�424
LETTRES SUR LE NORD.
A ces mots , elle jeta sur eux un regard joyeux , et les enfants semblaient, par l'expression de leur physionomie, confirmer son espoir. Pour moi, en l'écoutant parler avec tant de calme et de résignation, je condamnais les élégies écrites sur des tristesses mensongères, et j'admirais cette sagesse de la Providence, qui répand sous le chaume les germes féconds de l'espoir, et met dans le cœur des pauvres une source infinie de douces satisfactions. Cette ville de Thorshavn, composée de quelques centaines de cabanes, est pourtant une ville de guerre. A l'entrée du port on aperçoit une forteresse construite autrefois par le héros des Féroé , Magnus Heinesen1 pour protéger sa terre natale contre les invasions des corsaires. C'était jadis , disent les gens du pays, un bastion assez large, défendu par plusieurs bonnes pièces d'artillerie. Mais la guerre a éclaté, et le fort de Thorshavn a eu son jour de deuil et de désastre. La résignation passive avec laquelle il se soumettait à son sort ne l'a point empêché d'être dévasté. En 1808 , les pêcheurs de Nordô signalèrent une frégate portant le drapeau français. Bientôt cette frégate apparut dans la rade de Thorshavn, et vint fièrement jeter l'ancre au pied de la forteresse. On reconJ. C'était le fils d'un Norvégien qui s'établit aux Féroé, et, après la réformation, devint prêtre. Magnus se dévoua à la vie maritime et se distingua de bonne heure par sa hardiesse et son courage. Avec un bâtiment mal équipé et une troupe peu nombreuse, il s'en allait intrépidement à la rencontre des flibustiers anglais et allemands qui infestaient alors les côtes d'Islande et des Féroé. Frédéric II, pour le récompenser de ses services, lui donna le commandement d'une corvette danoise. Ce fut avec cette corvette que Magnus s'empara d'un bâtiment anglais chargé de marchandises des Féroé. Les Anglais réclamèrent et prétendirent que leurs denrées provenaient des îlesShetland. L'ennemi juré des pirates fut lui-même accusé de piraterie, et paya de sa tête un crime supposé. Magnus fut exécuté en ] 589. Peu de temps après, son innocence fut reconnue, et celui des juges qui avait le plus contribué à faire prononcer sa sentence fut condamné à une amende considérable. Il existe aux Féroé plusieurs chants traditionnels sur ce héros du peuple.
�LES FEROE.
425
nut alors que ce vaisseau, paré de notre pavillon, était une frégate anglaise , et il était facile de deviner ses intentions ; car le Danemark, allié à la France, se trouvait alors fort peu dans les bonnes grâces de l'Angleterre. Le gouverneur ne pouvait penser à se défendre sans compromettre le sort de la ville. Il envoya à bord de la frégate douze hommes en qualité de parlementaires. Les Anglais les retinrent prisonniers. Il en renvoya douze autres, qui furent également arrêtés. Les habitants de Thorshavn indignés d'une telle perfidie , voulaient courir aux pièces de canon et engager le combat ; mais les Anglais ne leur en donnèrent pas le temps. Ils descendirent à terre en grand nombre , s'emparèrent de la forteresse, enclouèrent les canons, démolirent une partie du bastion, puis retournèrent à bord de la frégate. L'histoire ne nous a pas conservé le nom de ces hommes qui vinrent avec tant d'audace dans une mer paisible, masqués par un pavillon étranger, qui eurent la gloire de faire prisonniers vingt-quatre pêcheurs , de descendre en plein jour sur une terre sans défense ,' et de dévaster un bastion abandonné. 11 faut croire que les annales maritimes anglaises sont, à cet égard, plus complètes que celles des Féroé. Les héros de cette glorieuse campagne doivent être inscrits tout près de ceux qui, dans un temps d'armistice , sans aucune déclaration de guerre , allèrent un matin, sans déclaration de guerre, incendier la flotte de Copenhague. Maintenant la forteresse de Thorshavn n'est plus qu'un bastion en terre, défendu par quelques canons, et gardé par une troupe de vingt-quatre chasseurs qui joignent à leur métier de soldat celui de matelot. Ce sont eux qui conduisent la barque du gouverneur ou du lanclfogde dans leurs excursions à travers les différentes îles. La meilleure défense de Thorshavn n'est pas dans ce simulacre de forteresse, mais dans l'aspect de ses rues et de ses environs. Comment la cupidité humaine pourrait-
�426
LETTRES SUR LE NORD.
elle être éveillée, comment une idée de vengeance pourrait-elle se soutenir à la vue de ces collines incultes, de ces habitations dépourvues de tout objet de luxe, occupées par des familles souffrantes et résignées ? Autour de Torshavn, il n'y a ni arbre ni moisson ; seulement çà et là quelque maigre enclos de verdure et quelque champ d'orge plus maigre encore, où le laboureur ne. récolte souvent que des tiges de paille avortées, des épis sans grain. Les habitants de- cette ville sont plus à plaindre encore que ceux des campagnes, car le sol qu'ils occupent ne leur permet pas d'élever des bestiaux; ils n'ont pour toute ressource que le produit de leur pèche ou de leur industrie. Les femmes tricotent une certaine quantité de bas de laine, et sont malheureusement obligées de les vendre à un très-bas prix. Aussi, tandis que les autres petites villes du Nord, Reykiavick, Tromsô, Hammerfest, s'accroissent d'année en année et s'embellissent, la ville de Thorshavn reste complètement stationnaire. Pas un particulier ne parvient à s'y enrichir, pas un pêcheur ne peut élever une maison à la place de sa chétive cabane. La vie soucieuse à laquelle sont condamnés ces pauvres gens comprime leur développement intellectuel. Presque tous savent lire, beaucoup savent écrire; mais ils ne s'associent pas, comme les paysans norvégiens du Guldbrandsdal, pour se procurer des livres et des journaux, et on ne trouve pas chez eux, comme chez les paysans d'Islande, des sagas imprimées ou manuscrites. Il y a maintenant dans chacune des Féroé une école ambulante ou une école fixe; mais tous ceux qui aspirent à devenir prêtres ou à occuper quelque emploi civil doivent faire leurs études en Danemark. Grâce au zèle de quelques hommes intelligents, on a cependant fondé une bibliothèque à Thorshavn. Le gouvernement lui a donné une somme de 1500 francs. Divers particuliers lui ont envoyé des livres. Les prêtres , les fonctionnaires, les principaux habitants des Féroé, payent chaque année
�LES FEROE.
427
pour l'agrandir une légère contribution. Avec ces faibles ressources, on est parvenu à rassembler près de cinq mille volumes, parmi lesquels il se trouve un assez grand nombre d'ouvrages choisis. C'est dans cette ville aussi que demeure l'unique médecin des Féroé. Il reçoit des appointements fixes et doit traiter gratuitement les pauvres du pays. Mais il est impossible qu'un seul homme puisse porter secours à toutes les familles dispersées sur tant de côtes différentes. Souvent la mer est si grosse et le vent si orageux, qu'on ne peut aller d'une île à l'autre, et, tandis que le médecin ou le prêtre attend que la vague se calme pour pouvoir porter au malade un dernier remède ou une dernière consolation , l'humble enfant des Féroé meurt comme il a vécu, avec douleur et résignation. Enfin on trouve encore à Thorshavn un hôpital : ce n'est qu'une modeste maison en bois bâtie au bord de la mer ; mais elle est ouverte aux étrangers comme aux hommes du pays. Ceux qui y entrent y sont traités avec une pitié touchante et une sollicitude qui ne se dément jamais. Quand nous arrivâmes dans cette ville, il y avait là un matelot de Boulogne. Une nuit, au milieu d'un violent orage, il avait été saisi sur le pont par une vague, jeté contre le grand mât, et il s'était cassé la jambe. Son capitaine essaya de la lui redresser à l'aide de quelques planchettes et d'un peloton de ficelle, puis il le conduisit à Thorshavn et retourna en France. Le malheureux était là depuis deux mois, seul au milieu d'un peuple étranger dont il ne comprenait pas la langue, incapable de se lever, et ne voyant du matin au soir que les brumes ou les flots de la mer. Le médecin venait le voir tous les jours, et, po^ur tâcher de le distraire dans sa solitude, il lui enseignait à lire. Sa plus grande joie, depuis qu'il était là, avait été d'apprendre notre arrivée. Il s'efforçait de se lever sur son lit pour voir par la fenêtre le haut des mâts
�428
LETTRES SUR LE NORD.
du navire, et, quand nous entrâmes dans sa chambre, il salua militairement le capitaine, et nous raconta dans son langage simple et naïf sa rude traversée en Islande, et son arrivée aux Féroé. On remarquait à la vivacité de son regard le bonheur qu'il éprouvait à voir des compatriotes, à entendre parler sa langue, et quand nous lui demandâmes s'il avait besoin d'argent : « Non, répondit-il, je n'ai besoin de rien ; mais si, comme je le crois, vous avez des matelots de Boulogne à bord, je voudrais bien qu'il leur fût permis de venir me voir. » Notre première impression, en pénétrant dans les défilés rocailleux de Thorshavn, avait été assez pénible. Cependant à peine avions-nous passé quelques jours dans cette ville, que nous songions déjà à regret qu'il faudrait bientôt la quitter. Dans la maison des fonctionnaires comme dans celle du pêcheur, partout nous avions été reçus\avec un empressement cordial. Quand nous passions dans les rues, nous ne voyions que de bonnes et franches physionomies, des femmes qui s'inclinaient gracieusement à notre approche et des hommes toujours prêts à nous servir de guides, à nous conduire dans leurs bateaux. Puis, si l'intérieur de la ville n'offre qu'un triste coup d'œil, ces montagnes qui bordent le golfe, ces îles bleuâtres qu'on aperçoit dans le lointain, sont magnifiques à voir. J'aimais à monter le soir au-dessus de la colline où s'élève la forteresse, à regarder au-dessous de moi cette humble cité du Nord, avec ses toits de gazon et de lambris, ces cabanes pareilles à des bateaux qu'un coup de vent aurait poussés sur la côte, et cette mer sillonnée de distance en distance par une grande roche noire ou une montagne. Déjà nous commencions à retrouver ces belles nuits crépusculaires des régions septentrionales. Le soleil ne disparaissait que très-tard à l'horizon, et, quand on cessait de le voir, la surface du ciel restait imprégnée] d'une douce lumière. Seulement il y avait plus de silence que
�LES FÉROÉ.
429
dans le jour, et on n'entendait que le bruit mélancolique de la vague qui roulait sur le sable du rivage, puis se retirait en lui laissant comme trophée une frange d'écume, une guirlande d'algue. Il y a dans ces heures de solitude passées au bord de la mer, dans ce murmure uniforme et plaintif des flots, dans cet espace immense où la pensée s'enfuit de vague en vague avec le regard, un charme que nul idiome ne peut peindre, que nul chant ne peut exprimer. En sortant de là on se sent plus léger et plus fort. Il semble que la brise qui court sur les flots rafraîchit l'âme, et que la vue de l'espace agrandit l'intelligence. Mais je ne donnerais qu'une idée bien imparfaite des Féroé, si je me bornais à parler de Thorshavn et de ses collines. Tout cet archipel offre aux regards étonnés de l'artiste les situations les plus romantiques, les points de vue les plus pittoresques. Il se compose de vingt-cinq îles, dont dix-sept sont habitées. En allant d'une de ces îles à l'autre, tantôt on passe sous une masse de pierre percée comme un arc de triomphe, tantôt au pied d'un roc imposant comme une pyramide, aiguisé comme une flèche. Ici vous voyez s'ouvrir, à la base d'une montagne, une grande caverne sombre où le pêcheur entre hardiment avec son bateau pour poursuivre les phoques qui vont y chercher un refuge; là c'est une muraille à pic dont le pied de l'homme n'a jamais touché les parois glissantes; plus loin, une roche minée à sa base par les vagues qui la battent sans cesse, et projetant sur la mer son front chauve noirci par le temps. L'histoire de ces îles ressemble beaucoup à celle de l'Islande. Elles furent, comme l'Islande, découvertes dans un jour d'orage, peuplées, au temps de Harald aux beaux cheveux, par une colonie de Norvégiens, soumises d'abord à une sorte de gouvernement oligarchique, puis assujetties par la Norvège et réunies avec celle-ci, l'Islande et le Groenland, au Danemark, à la fin du xv° siècle. Elles sont
�430
LETTRES SUR LE NORD.
maintenant administrées par un fonctionnaire danois qui a le titre de gouverneur, et divisées en six districts ou syssel. On y compte trente-neuf églises partagées entre sept prêtres. C'est une rude tâche pour les prêtres que de visiter, à certaines époques de l'année, ces paroisses disséminées sur l'Océan. Aussi leurs prédications ne peuvent-elles être très-régulières. Souvent ils se trouvent arrêtés par l'ouragan et retenus loin de-leur demeure pendant des semaines entières1 ; souvent aussi ils n'accomplissent qu'au péril de leur vie leur mission évangélique, et ce qu'il y a de plus triste encore dans les fonctions qu'ils viennent remplir dans ces îles, ce ne sont pas les rudes et dangereux voyages auxquels ils sont condamnés, c'est leur isolement. Ils habitent sur quelque grève silencieuse, au milieu de deux ou trois cabanes, et ils apportent là les souvenirs d'une autre contrée et d'une autre existence, car ils sont tous Danois, et ils ont tous pris leurs grades à l'université de Copenhague. L'archipel des Féroé s'étend du 61e degré 15 minutes de latitude jusqu'au 62e degré 21 minutes de longitude. Sur toute cette surface, on ne- compte pas plus de sept mille habitants. L'intérieur des îles est complètement désert. C'est au fond des bois seulement et le long des côtes que le paysan bâtit sa demeure ; c'est là qu'il a son enclos de verdure, et quelquefois son champ d'orge ou de pommes de terre. D'après les calculs de M. de Born, qui a mesuré ce pays en divers sens, il n'y a aux Féroé qu'une soixantième partie du sol livrée à la culture. Le reste n'est qu'une croûte pierreuse revêtue d'une couche de terre légère et sans consistance.
1. Autrefois ily avait sur différents points des Féroé des sources d'eau bénite où les parents pouvaient aller baptiser leurs enfants, lorsque la mauvaise saison les empêchait de les porter au prêtre. Cet usage n'existe plus. Les parents portent le nouveau-né chez le prêtre, et souvent compromettent son existence par les fatigues et les dangers du voyage.
�LES FEROE.
431
La vraie richesse des Férôiens consiste dans leurs moutons Le mouton est presque pour eux ce qu'est le renne pour le Lapon, le phoque pour le Groënlandais, ou le cocotier pour les habitants de la Guiane. Il leur donne tout ce dont ils ont besoin : nourriture, laine, suif ; et ce qu'ils peuvent méttre en réserve après avoir tissé leurs vêtements , ils le vendent pour se procurer les différentes choses qu'ils ne trouvent pas dans leur pays. Plusieurs FérôienS Ont des troupeaux de cinq à six cents moutons, quelquefois plus ; mais ce qui est étrange, c'est la négligence avec laquelle ils traitent cet animal, qui est pour eux une ressource si précieuse. Pas un fermier ne s'est encore avisé de construire une étable pour ses moutons, ou tout au moins un hangar où ils puissent trouver un refuge dans la mauvaise saison. Les malheureuses bêtes errent en tout temps sur les montagnes. L'hiver elles sont forcées de chercher, comme les rennes, leur nourriture sous la neige. Si cette neige est durcie par le froid, elles périssent de faim ; quelquefois elles sont englouties sous une avalanche ; pendant les jours les plus rigoureux, elles cherchent un refuge dans les cavernes. Des tourbillons de neige en ferment souvent l'entrée, et les moutons restent là des semaines entières privés de boisson et d'aliments. On en a vu qui, dans leur longue disette, en étaient venus à se ronger leur laine. Au mois de juin, le paysan se met à la recherche de son troupeau avec des hommes habitués à ces courses et des chiens exercés à traquer le mouton récalcitrant dans les ravins et les grottes. Chaque paysan reconnaît ses brebis à une marque particulière, et il les prend l'une après l'autre pour les tondre. Mais cette opération se fait encore d'une manière
l. C'est de là aussi que vient probablement le nom des îles {Faarô , lies des brebis). Puisque nous en sommes à cette étymologie, je ferai observer en passant que c'est un pléonasme de dire les lies Féroé, le mot ô, placé à la fin de ce nom, signifiant déjà îles.
�432
LETTRES SUR LE NORD.
barbare. La Férôienne coupe pas la laine du mouton, il l'arrache avec la main, et quelquefois si violemment, qu'il met la pauvre bête tout en sang ; après quoi il lui rend sa liberté, et elle reprend sa vie sauvage. Les chevaux sont également abandonnés l'hiver et l'été à travers champs. On les va chercher à deux époques de l'année, la première fois pour porter l'engrais dans les prairies, la seconde pour porter la tourbe dans les fermes. Les vaches, grâce au produit journalier de leurs mamelles, ont seules le privilège de manger à un râtelier et de dormir dans une étable. La chasse est encore pour les habitants de ces îles une ressource assez considérable. Il n'y a ici, il est vrai, ni' ours, ni loups, ni renards ; mais peu de pays renferment une aussi grande quantité d'oiseaux. On les trouve par centaines sur les côtes et sur les montagnes. Les Férôiens les poursuivent avec une rare intrépidité; ils ne se bornent pas à tuer ceux qui errent sur la grève et planent sur la colline : ils gravissent, pour les dénicher, les sentiers les plus rudes et les rocs les plus escarpés. Si la roche où l'oiseau va faire son nid est tellement élevée, tellement polie à sa surface, que le Férôien ne puisse s'y cramponner, il monte au sommet en faisant un détour, se suspend à une corde dont deux ou trois de ses compagnons tiennent le bout, et se laisse descendre jusqu'à l'endroit où il a vu l'oiseau se poser. Quand il s'est emparé de sa proie, il tire une ficelle attachée au bras d'un de ses compagnons, et ceux-ci le hissent au haut de la montagne. Mais parfois il arrive que la corde s'engage dans des interstices de roc, et que l'imprudent chasseur reste suspendu entre ciel et terre, ne pouvant ni descendre ni remonter. Il y a quelques années, un paysan de Nordô passa ainsi tout un jour et toute une nuit au milieu des rocs, privé de nourriture, demi-nu, exposé au froid, et torturé par la corde qui lui serrait les flancs. Dans son désespoir, il allait ronger la
�LES FEROE.
433
corde avec les dents, au risque de se tuer en tombant dans l'abîme, lorsque d'autres paysans arrivèrent à son secours. On parvint, après beaucoup d'efforts, à le délivrer de son affreuse situation, et, en posant le pied sur le sol, il tomba évanoui. La pêche était autrefois, dans ces îles, une des occupations les plus importantes et les plus fructueuses ; depuis plusieurs années, elle est beaucoup moins abondante, soit que les bancs de poissons aient changé de place, soit qu'ils aient réellement diminué; mais il reste toujours la pêche du dauphin, et celle-là pourrait faire oublier aux Férôiens toutes les autres. Dès qu'un pêcheur a reconnu en pleine mer la présence d'un troupeau de dauphins, il le signale aussitôt aux habitants de la côte, en arborant un pavillon particulier. Ceux-ci vont sur la montagne, allument un feu de gazon, et bientôt ce signal télégraphique annonce à toutes les îles la joyeuse nouvelle. Les tourbillons de fumée flottent dans les airs, les feux éclatent de sommet en sommet; leur nombre, leur position, indiquent aux habitants des côtes éloignées l'endroit où se trouvent les dauphins. A l'instant, le pêcheur détache sa barque du rivage; ses parents, ses voisins accourent à la hâte se joindre à lui ; des femmes leur préparent des provisions, et ils s'élancent gaiement sur les flots. A Thorshavn, il y a ce jour-là un mouvement dont on ne saurait se faire une idée. Des femmes, des enfants, s'en vont effarés à travers la ville en criant : Gryndabud, gryndabud (nouvelle du dauphin)! Ace cri de bénédiction, toutes les portes s'ouvrent, toutes les familles sont en rumeur : c'est à qui ira le plus vite à son bateau, à qui sera le plus tôt prêt à fendre la lame avec l'aviron ou à déployer la voile. Le gouverneur et le landfogde accourent aussi, et se mettent à la tête de la caravane, avec leur chaloupe conduite par dix chasseurs en uniforme, et portant au haut du mât la banderole danoise. Quand les pécheurs sont réunis à l'endroit dési25
�434
LETTRES SUR LE NORD.
gué, ils se mettent en ordre de bataille, s'avancent, selon la position des lieux, en colonne serrée, ou forment un grand demi-cercle; ils enlacent dans cette barrière les dauphins étonnés, les poursuivent, les chassent jusqu'à ce qu'ils les amènent au fond d'une baie. Là, le cercle se resserre, les dauphins sont pris entre la terre et les bateaux, arrêtés d'un côté par la grève où le moindre mouvement imprudent les fait échouer, retenus de l'autre par des mains armées de pieux. Dans ce moment-là seulement les pêcheurs sont préoccupés d'une singulière superstition, ils ne veulent voir sur le rivage ni femmes ni prêtres, car ils prétendent que les femmes et les prêtres doivent mettre en fuite le dauphin. Une fois que cet obstacle a disparu, il se fait un carnage horrible. Les pêcheurs frappent, égorgent, massacrent, le sang ruisselle à flots, la mer devient toute rouge, et ceux des dauphins qui pourraient encore s'échapper perdent dans la vague ensanglantée leur agilité instinctive, et tombent, comme les autres, sous le fer acéré. Souvent on compte les victimes par centaines. Quand le carnage est fini, on traîne les dauphins sur le sable; le sysselmand apprécie la valeur de chaque poisson, leur grave une marque sur le dos, et le gouverneur en fait le partage. D'abord on prend, à titre de dîme, une part pour le roi, pour l'église, pour les prêtres, une autre pour les fonctionnaires, une troisième pour les pauvres, une quatrième pour ceux qui se sont associés à la pèche, tant par barque et tant par homme. Celui qui a découvert le troupeau a droit de choisir le plus gros des, dauphins. Ceux qui ont été blessés ou qui ont souffert quelque avarie clans cette expédition ont une part supplémentaire; enfin on en réserve encore une partie pour les propriétaires du sol où la pêche s'est faite, et celle-ci est presque toute dévolue au roi, qui est le plus grand propriétaire du pays. Quand le partage est achevé, les animaux sont dépecés, on en tire la peau qui sert à faire des courroies,
�LES FEROE.
435
la chair et le lard qui forment une des meilleures provisions de la famille férôienne. Avec la graisse on fait de l'huile, et la vessie desséchée sert de vase pour la contenir. Les entrailles doivent être portées par chaque bateau en pleine mer, afin de ne pas infecter la côte. Un dauphin de moyenne grandeur donne ordinairement une tonne d'huile qui se vend, à Thorshavn, de 30 à 40 fr. La chair et le lard ont à peu près la même valeur. Le pêcheur recueille avec soin tous les débris de sa capture, et s'en retourne en triomphe dans sa famille. Les maisons que l'on trouve le long des côtes sont en général plus vastes et plus confortables que celles de Thorshavn. Elles se composent, comme dans toutes les campagnes du Nord, de plusieurs petits bâtiments, dont chacun a une destination particulière. D'abord on aperçoit le corps de logis, élevé près de l'enclos, construit moitié en pierre, moitié en bois. Il y a là une large cuisine, une chambre où les femmes se réunissent pour tisser le vadmelj une autre où l'on garde les provisions. A côté est l'étable, un peu plus loin une grange avec un four en terre où l'on fait, comme dans le nord de la Finlande, mûrir l'orge en l'exposant pendant vingt-quatre heures à une température ardente ; puis deux ou trois cabanes en planches disjointes. Le fermier y suspend, au mois de novembre , des moutons entiers au moment où ils viennent d'être égorgés. L'air qui pénètre de tous côtés dans la cabane les dessèche peu à peu. Au mois de mai ou de juin, cette viande ainsi séchée est ferme, compacte, pleine de suc. On la mange sans la saler et sans la cuire, et, dussé-je choquer le goût des gastronomes, j'avouerai que j'en ai mangé plusieurs fois avec plaisir. C'est, du reste, un aliment très-commode pour le pêcheur. Au moment d'entreprendre quelque excursion, il entre dans son kiadl, coupe un quartier de mouton, et s'en va sans avoir à songer ni au feu de la cuisine ni aux épices. La plus belle
�436
LETTRES SUR LE NORD.
habitation que nous ayons vue est Kirkeboe. Elle est située entre la mer et les montagnes, auprès d'une petite île peuplée d'eiders. Là s'élevait autrefois un couvent de moines dont on ne voit plus de vestiges ; là demeuraient les évêques catholiques. Près de la maison du fermier, on aperçoit encore les murailles d'une église gothique, dont l'évêque Hilaire voulait faire la cathédrale des Féroé. Mais la réformation mit fin aux travaux, et cette église inachevée est là comme un monument de la chute rapide du catholicisme dans ces îles lointaines. Le caractère des Férôiens est doux, honnête, hospitalier. L'isolement dans lequel ils vivent, la monotonie de leurs travaux, leur donnent un flegme habituel qui touche de près à l'indolence. La nature sombre qui les entoure les rend taciturnes et mélancoliques ; mais les rudes excursions auxquelles ils sont souvent condamnés, les soins matériels qui les obsèdent, n'éteignent point dans leur cœur le sentiment de pitié pour les autres. Au milieu de leurs souffrances, ils se souviennent de ceux qui souffrent. L'étranger ne frappe jamais inutilement à leur porte, et le pauvre n'implore pas en vain leur commisération. S'il se trouve dans le district quelque orphelin en bas âge et sans fortune, on peut être sûr qu'un paysan se hâtera de le prendre sous sa protection et de lui donner asile. Le meurtre est parmi eux une chose inouïe, les querelles sont rares et peu dangereuses. Les annales judiciaires des différentes îles n'ont guère d'autres crimes à enregistrer que des vols de peu d'importance. Les mœurs sont pures. A peine compte-t-on chaque année un ou deux enfants naturels dans tout le pays. Autrefois, quand une jeune fille devenait enceinte, elle devait payer une amende: si ensuite elle se mariait, au lieu de poser sur sa tête, comme les autres, une guirlande de fleurs, elle était condamnée à porter une calotte rouge. Maintenant encore, quand un pareil cas se présente, elle est privée des deux
�LES FEROE.
437
chevaliers d'honneur qui conduisent à l'église la jeune fille sans tache ; elle s'en va toute seule avec celui qui l'a choisie pour femme. Leur costume est à la fois simple et gracieux. Les hommes ont une veste ronde, bleue ou verte comme celle des Tyroliens, un gilet de laine avec des boutons brillants, une culotte et des souliers plats en peau de mouton. Quelques-uns portent de longs cheveux dont ils forment une natte qui tombe sur leurs épaules à la manière des jeunes filles de Berne. Les femmes portent un mantelet de tricot à manches courtes, qui leur serre étroitement la taille et monte jusqu'au col, un grand jupon flottant et un charmant petit bonnet en soie qui leur laisse le front découvert et s'aplatit au sommet de la tête. Autrefois elles avaient pour les grandes occasions, surtout pour les jours de fiançailles, des costumes d'or et d'argent comme ceux des Islandaises. M. Giraud, qui nous accompagnait dans notre voyage, a dessiné une jeune fille avec cet ancien costume solennel, et, à la voir silencieuse et immobile sur sa chaise, avec ses cheveux relevés sur la tête et poudrés, sa robe de damas, ses manchettes de dentelle, on eût dit un portrait du temps 'de Louis XV. Mais ce luxe d'emprunt, qui souriait à des imaginations naïves, disparaît peu à peu, et maintenant la jeune fille ne croit pouvoir mieux se parer pour un jour de noces qu'en s'habillant comme une bourgeoise dé Copenhague qui copie, autant que faire se peut, la bourgeoise de Paris. Les anciennes coutumes et les anciennes traditions tombent aussi çà et là en désuétude. Néanmoins, dans les îles du Nord, on voit encore de vieilles femmes qui prétendent retrouver, au moyen de certains sortilèges, les choses volées , et guérir les maladies, et des paysans qui, le soir, au coin du feu, répètent avec une parfaite bonne foi les contes du temps passé. Ils parlent des Huldefolk, esprits mystérieux qui habitent le flanc des montagnes, vivent
�438
LETTRES SUR LE NORD.
de la même vie que les hommes, et possèdent de gros troupeaux qui passent invisibles à travers les pâturages. « J'ai connu, me disait un paysan de Thorshavn,une jeune fille qui était toujours poursuivie par les Huldefolk. Elle alla trouver le prêtre pour en obtenir quelque conseil, mais il ne put la secourir. Enfin elle se maria, et dès ce moment les Huldefolk cessèrent de la poursuivre. J'ai connu aussi un pêcheur qui a rencontré plusieurs fois ces habitants de la montagne; moi, je le crois, ajouta-t-il naïvement, mais pourtant je ne les ai pas vus. » Il y a une autre espèce d'esprits qu'on appelle les Vattarre. Ce sont de jolis petits nains, plus petits encore que ceux d'Allemagne ; ils demeurent sous les pierres qui avoisinent les maisons, et sont d'une nature si douce et si craintive, qu'ils ne peuvent souffrir aucune rumeur. Une querelle les effraye, un blasphème les fait fuir. Tant qu'ils vivent en bonne intelligence avec les habitants de la maison près de laquelle ils sont venus chercher un asile, ils leur portent bonheur, ils les guident, sans être vus, dans leurs courses, et les aident dans leurs travaux ; mais si le paysan qu'ils se plaisaient à secourir les offense, ils deviennent pour lui des ennemis implacables. Quelques personnes croient à la Mara, monstre hideux qui parfois surprend l'homme dans son sommeil, se pelotonne, s'accroupit sur sa poitrine et l'oppresse. On ne peut s'en délivrer qu'en faisant le signe de la croix et en prononçant le nom de Jésus. On raconte aussi dans ces îles, comme dans presque toutes les contrées du Nord, que les morts peuvent revenir sur terre, soit pour se venger d'une offense, soit pour acquitter une dette qui les tourmente dans le tombeau, soit pour donner une dernière marque d'affection à ceux qu'ils ont aimés. Quand ils reparaissent dans le lieu où ils ont vécu, ils ont le pouvoir d'exaucer le désir de ceux qui les rencontrent. Il faut aller les attendre la nuit de Noël sur un chemin en croix, prendre garde
�LES FEROE.
439
de prononcer un seul mot en les voyant, ou de faire un seul geste ; car alors le mort disparaît, et l'on ne peut plus rien espérer. Autrefois on avait aussi une grande peur des sorciers. Quand une vache faisait son premier veau, on avait coutume de lui arracher quelques poils entre les cornes, afin de la préserver de tout sortilège. Quand on recommençait à la traire, on prenait d'abord quelques cuillerées de son lait pour en faire une libation aux esprits du foyer. Enfin il y a Une foule d'histoires sur les Nikar ou esprits des eaux, sur les monstres de l'Océan et les hommes de mer qui attirent sur le rivage les jeunes femmes et les emportent dans les flots. On a vu dans ce pays des baleines qui auraient fait honte à celle de Jonas. Dans une des îles du Nord, quatre paysans prirent un jour un bateau et allèrent à la pêche. Le soir ils ne revinrent pas; le lendemain et le surlendemain on les chercha sans pouvoir les trouver. Un mois après, une baleine échoue sur la côte, on la tue, on l'ouvre, et la première chose que l'on aperçoit dans ses entrailles, ce sont les quatre pêcheurs, assis dans leur bateau et courbés encore sur leurs avirons. A Quanesund, des paysans, en allant à la pêche, entendaient chaque matin des cris singuliers et ne voyaient personne. Un jour enfin ils parvinrent à apercevoir un homme de mer, s'en emparèrent et le conduisirent dans leur demeure. Le lendemain, ils le prirent avec eux en retournant à la pêche. Au moment où ils passaient au delà des bancs de poissons, l'homme de mer se mit à rire. Ils revinrent en arrière et firent une excellente pêche. Chaque matin ils allaient ainsi sur les flots avec leur guide mystérieux, dont ils avaient appris à interpréter le ricanement et le silence ; chaque soir ils le ramenaient à Quanesund, lui donnaient pour nourriture du poisson cru, l'enfermaient dans une étable et faisaient une croix sur la porte. Un jour qu'ils avaient oublié de faire cette croix, l'homme de mer s'en-
�440
LETTRES SUR LE NORD.
fuit, et jamais on ne l'a revu. Sur la côte de Stromô, il y à une famille qui prétend descendre d'un phoque. C'est là, je l'avoue, une étrange généalogie ; mais, comme elle m'a été expliquée de la manière la plus positive par un des membres de cette famille, j'ai bien dû la prendre au sérieux. Il faut savoir d'abord qu'il y a des femelles de phoques qui, en jetant sur la grève leur peau de poisson, prennent aussitôt une gracieuse forme de femme. Un matin , un pêcheur en vit une si belle, qu'il en devint aussitôt amoureux. Il l'emmena dans sa demeure, enferma soigneusement la peau de phoque dans un coffre, épousa la femme, qui devint mère de plusieurs enfants. Mais un jour, en allant à la pêche, il oublia la clef de son coffre; la femme s'en aperçut, reprit sa peau de phoque, courut sur la grève et s'élança dans les flots. Le souvenir des anciens temps, le caractère national des Férôiens, se sont conservés aussi dans la célébration de plusieurs fêtes, dans celle de Noël par exemple, et dans les cérémonies du mariage. Comme autrefois, on voit des jeunes gens qui, pour toucher le cœur de celle qu'ils désirent épouser, se choisissent un orateur. C'est un pêcheur renommé pour son intelligence, un paysan habile à composer des vers. Quand le jour du mariage est arrêté, on envoie des invitations dans tout le district. Parents, amis, hommes, femmes, enfants, arrivent à pied, à cheval, et s'entassent pêle-mêle dans la maison du fiancé. On fait rôtir pour ce jour-là des moutons et des veaux tout entiers. L'eau-de-vie coule dans de grands vases, la bière bout dans la chaudière, la table est mise du matin au soir, et les convives agissent sans gêne ; car, avant de s'en aller, ils sont, comme en Finlande, soumis à une collecte, et laissent tous quelques species sur le plateau qu'on leur présente. La noce dure trois jours. Le plus beau, le plus pompeux, est celui où les fiancés reçoivent la bénédiction nuptiale. Le soir, tout le monde se met à danser. Cette
�LES FÉRÔË.
441
danse des Féroé est très-curieuse à voir. Les danseurs sè pressent, se prennent par la main, sans distinction de rang, d'âge, de sexe, et forment une longue chaîne. Ils n'ont point d'instruments de musique pour se donner la mesure, mais ils savent les chants traditionnels et les mélodies anciennes avec lesquels ils ont été bercés. L'un d'eux entonne une strophe, les autres l'attendent au refrain et le chantent ensemble. Ce chant, composé seulement de quelques modulations, est grave, mélancolique, imposant. Au milieu des fortes vibrations des voix d'hommes, on entend de temps à autre percer la voix aiguë d'une jeune fille; mais en général ces accentuations rustiques sont très-justes et parfaitement d'accord. Au moment où le chant commence, la chaîne marche, tourne, se déroule d'abord lentement et avec une sorte de grâce nonchalante, comme les naïves rondes de Bretagne, quand le bignou fait entendre l'air populaire : An mi gos; puis bientôt elle s'anime, elle a des mouvements plus vifs et plus rapides. Les chants choisis pour ces solennités sont presque tous des fragments ou des imitations des Kàmpeviser danois, des histoires de guerriers, des récits de combats et d'amour, comme les strophes de la Jérusalem, que chantent les gondoliers de Venise. Peu à peu la danse prend le caractère d'une scène théâtrale. Les conviés s'associent au récit du chanteur, ils suivent avec émotion les péripéties du drame, s'agitent, se passionnent, balancent les bras, frappent du pied, et par leur pantomime expriment en,quelque sorte tout ce que le poète a voulu exprimer dans ses vers, et le musicien dans ses mélodies. Les femmes seules, comme s'il leur était défendu de montrer de l'émotion, gardent, au milieu de cette animation générale, une réserve impassible. Elles ne font aucun mouvement, elles se laissent entraîner. A les voir parfois le soir, avec leurs regards immobiles et leur figure blanche, suivant avec joie et cependant avec une sorte de mélancolie les vives ondulations
�442
LETTRES SUR LE NORD.
de cette chaîne qui se déroule comme un serpent et se précipite comme un tourbillon, on dirait des jeunes filles emportées par une force irrésistible dans les danses des esprits. Au milieu de ce bal dramatique, un homme frappe sur une poutre pour avertir la mariée qu'il est temps de se retirer dans sa chambre; mais la mariée doit faire semblant de ne pas l'entendre, et continuer à danser. Bientôt après, un second coup résonne, et elle ne s'en émeut pas davantage. Enfin, au troisième coup, la mariée s'en va, et il est convenable, disent les bonnes gens, qu'avant de se mettre au lit, elle pleure un peu. Le marié ne tarde pas à la suivre ; et, quand tous deux sont dans leur chambre, les convives récitent à haute voix une prière et entonnent un psaume. Une fois ces jours de fête passés, le paysan des Féroé reprend sa vie de labeur et de privations. Soit qu'il laboure son sol ingrat, soit qu'il aille par les froides matinées d'hiver à la pêche, il ne boit toute l'année que de l'eau, il ne mange que du pain noir ; car il est né dans la pauvreté, et il en porte constamment le poids. Les flots et la terre ne lui donnent souvent qu'un moyen d'existence précaire, et ses faibles ressources sont encore amoindries par le monopole commercial qu'il subit comme une loi de servage. Le commerce des Féroé était libre autrefois. Les habitants allaient eux-mêmes à Bergen échanger les productions de leur pays contre celles dont ils avaient besoin. Plus tard, ils renoncèrent à ces voyages; mais les marchands des villes hanséatiques venaient chaque été négocier avec eux des échanges de denrées. Un jour, Frédéric II s'empara de ce commerce comme d'une propriété particulière, et l'afferma à une société de Lubeck et de Hambourg. De cette époque date le régime du monopole, et depuis il a été parfois plus ou moins rigoureux, mais il n'a plus cessé. En 1607, le roi transmit le privilège de ce commerce à
�LES FÉROÉ.
443
des négociants de Bergen ; Frédéric III l'abandonna généreusement à un homme dont il voulait récompenser les services, et qui le transmit comme un fief à son fils. La dureté avec laquelle les possesseurs de ce monopole traitèrent les malheureuses îles excita des plaintes si réitérées et si éloquentes, qu'à la fin le gouvernement vint à leur secours et reprit le privilège confié à des mains injustes ; mais c'était pour l'exploiter lui-même, et en vérité cela ne valait guère mieux. En 1790, le roi, obsédé par de nouvelles sollicitations, promit de rendre le commerce libre dès qu'une occasion opportune se présenterait, et, chose singulière, cette occasion ne s'est pas encore présentée. Nous nous ' croirions vraiment blâmable si, sans y avoir réfléchi, nous osions prêcher dans ce cas une émancipation qui certes peut avoir aussi ses inconvénients. Mais nous avons vu de près les funestes résultats du monopole qui pèse sur la population des Féroé, nous avons entendu les plaintes du pêcheur et du paysan, et tout ce que nous avons vu et entendu a excité en nous une profonde pitié. Jamais nulle part, nous croyons pouvoir le dire sans crainte d'être démenti, une loi de monopole n'a été dictée avec aussi peu de ménagement et exécutée avec autant de rigueur. Il n'y a pas plus de trois ans qu'il n'existait pour toutes les Féroé que le magasin de Thorshavn. Les paysans du Nord et du Midi devaient louer un bateau, payer des rameurs, entreprendre un voyage difficile et souvent dangereux pour venir recevoir à Thorshavn, selon la taxe, le prix de leurs pauvres denrées. Il arriva un jour que, dans un de ces voyages, un bateau périt avec douze hommes. Ce malheur fit impression, et le gouvernement s'est enfin décidé à établir des entrepôts sur différents points. Il y en a un, depuis 1836, à Trangisrangfiord, un autre à Bordô. On en établit maintenant un troisième à Vestmanna. Mais ce n'est guère là qu'un léger adoucissement à un état de choses affligeant; la racine du mal existe encore tout
�444
LETTRES SUR LE NORD.
entière. D'après les anciennes ordonnances, le prix des denrées féroiennes et des denrées danoises destinées à être offertes en échange devait être déterminé par la moyenne de leurs différents prix de vente pendant cinq années. Jusque-là il y avait au moins, dans les dispositions de la loi, quelque apparence de justice, quoique ce maximum imposé aux paysans soit encore une dure nécessité ; mais voici qu'en 1821 il survient une ordonnance qui ajoute au prix moyen des denrées danoises une surcharge de trentetrois pour cent, et, en 1834, une autre ordonnance qui prescrit pour les denrées des Féroé une diminution de cinquante pour cent, ce qui fait pour les malheureux condamnés à de telles transactions un déficit net de quatrevingt-trois pour cent. Et qu'on ne pense pas qu'il soit facile aux Férôiens de se soustraire à ces marchés cruels : ils ne peuvent négocier qu'avec les représentants du gouvernement. S'ils essayent de livrer à d'autres la moindre denrée, ils s'exposent à être traduits devant le juge comme des malfaiteurs. Il y a quelques années, une jeune femme donna à un pêcheur de Dunkerque quelques tissus de laine en échange d'une paire de boucles d'oreilles ; elle fut accusée, jugée, et condamnée à une amende de soixante francs. Un paysan paya la même amende pour avoir échangé avec des matelots anglais du poisson contre quelques bouteilles d'eau-de-vie. Cette loi de proscription à l'égard des étrangers est si rigoureuse, qu'il n'est pas même permis aux Féroé d'avoir des relations avec les îles les plus voisines. Les bâtiments danois n'arrivent à Thorshavn qu'au mois de mai, et font leur dernier voyage au mois de septembre. Tout le reste du temps, les habitants des Féroé sont privés de nouvelles et séparés du monde entier. Us pourraient recevoir en hiver des lettres et des journaux par les îles Shetland. Depuis plusieurs années, ils en demandent instamment la permission, et n'ont pu encore l'obtenir. En vérité, quand on voit de telles misères, on est tenté de
�LES FEROE.
1
445
dire, avec un voyageur anglais qui a visité aussi les Féroé, et qui a vu, comme nous, les tristes conséquences du monopole : a II semble que la politique du gouvernement danois' soit de maintenir les habitants des Féroé dans un état de pauvreté et de dépendance continuelles, Cette hideuse loi de monopole entrave toute espèce de travail et paralyse toute industrie. Une grande paire de bas de laine tricotée se vend à Thorshavn deux francs. Comment est-il possible que de pauvres femmes aiment à travailler, quand la matière qu'elles emploient et le fruit de leurs veilles doivent être livrés à un tel prix ? On dit que les ordonnances qui règlent le monopole assurent aux Féroé une provision annuelle de denrées à un prix déterminé; mais ces denrées, ne les auraient-elles pas plus facilement et à meilleur prix, si elles pouvaient profiter du bénéfice d'une concurrence ? On dit enfin que les impôts de ce pays étant très-minimes, le monopole doit être considéré comme un supplément nécessaire. Soit; mais que, dans ce cas, on élève les impôts, et qu'on donne, non pas aux étrangers, mais seulement à tous les négociants danois , la liberté d'entrer dans les divers ports des Féroé, comme ils entrent aujourd'hui dans ceux d'Islande. Je suis sûr que les habitants béniront le jour où le gouvernement prendra cette mesure. Ces pauvres gens, en me parlant de leurs souffrances, m'ont souvent répété que le roi les ignore, qu'il est juste, bon et compatissant ; que s'il savait jusqu'où va parfois leur détresse, il viendrait à leur secours : mais ceux qui le savent et qui le lui taisent assument sur leur tête une triste responsabilité.
J>
1. Mackensie.
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
A MON PÈRE.
Le 17 juillet, nous partîmes de Hammerfest avec un vent du sud qui semblait devoir nous conduire rapidement au Spitzberg. La Recherche filait huit nœuds grand largue. Le canot du pilote, amarré au couronnement, dansait sur la mer comme une coquille. Une lame le jeta sur le flanc, une autre lame le fit chavirer ; en trois coups de vague, il était entr'ouvert et mis en pièces. Debout sur les bastingages, le pilote suivait d'un œil désolé ses catastrophes et nous conjurait de retourner à Hammerfest, afin de sauver les dernières planches de sa malheureuse barque. Mais on la suspendit à une poulie, on la hissa à bord ; le charpentier y mit une nouvelle étrave, le forgeron de nouveaux clous, et le pauvre Norvégien, qui avait cru voir s'abîmer dans les flots son bien le plus précieux, son patrimoine, son bateau de pilote, s'en alla tout joyeux avec sa chère barque. Le 18, nous étions arrivés à peu près à la latitude de Beeren-Eiland. La température sous-marine avait subitement baissé de trois degrés, ce qui nous faisait croire au voisinage des glaces. Le ciel était brumeux, la mer sombre, le vent froid. Nous regrettions déjà l'atmosphère de Hammerfest, voire même celle du Cap-Nord. Nous
�BEEREN-EILAND.
LE SPITZBERG.
44Ï
étions déjà au 74e degré 30 minutes de latitude. Le 19, nous espérions arriver à Beeren-Eiland, dont l'approche ne nous était pas, comme l'année dernière , interdite par une épaisse ceinture de glaces flottantes ; mais nous cherchâmes en vain cette île à l'endroit indiqué par les cartes anglaises et hollandaisesl. Nous ne l'aperçûmes que le lendemain, et le 21, à midi, nous jetions l'ancre à trois milles environ de la côte. Cette île fut découverte en 1596. La Hollande, délivrée du joug espagnol, commençait à donner à sa marine le développement que plus tard elle porta si loin. Déjà ses navires exploraient la mer Baltique, la mer du Nord, l'Océan et la Méditerranée. Son commerce d'Orient était encore entravé par ceux dont elle avait rejeté la domination. Pour échapper à leur poursuite , les Hollandais résolurent de chercher au nord-est un passage pour aller dans les Indes. En 1594, les Provinces-Unies équipèrent dans ce but trois bâtiments : le Cygne, commandé par Corneliss ; le Mercure, par Ysbrandtz, et le Messager, par Barentz. Les deux premiers s'étant avancés jusqu'à quarante lieues du détroit de Waigatz, et voyant la terre se prolonger au sud-est, crurent avoir découvert le passage et reprirent la route de Hollande pour annoncer cette nouvelle. Barentz s'avança au nord-est jusqu'au 77e degré 25 minutes de latitude. Les glaces l'empêchèrent de pénétrer plus avant ; il vira de bord et arriva en Hollande à la fin de septembre. L'année suivante, les états généraux équipèrent une flotte de sept navires. Le commandement en fut confié à Heemskerke, et Barentz en fut nommé pilote-major. Malheureusement la flotte mit à la voile trop tard et
l.Scoresby fixe cette île au 18" degré de longitude. D'après les observations des officiers de la Recherche, elle doit être portée au 16e degré 29 minutes 10 secondes.
�448
LETTRES SUR LE NORD.
n'alla pas au delà de la côte septentrionale du détroit de Waigatz. Le 15 septembre, elle repassa ce détroit, et le 18 novembre, elle était de retour en Hollande. Les états généraux, découragés par le résultat de ces deux expéditions, se refusèrent à en solder une troisième. Ils promirent cependant une prime assez considérable à celui qui parviendrait à découvrir le passage tant désiré, et la ville d'Amsterdam résolut de faire une nouvelle tentative. Elle équipa deux navires, dont l'un fut confié à Heemskerke, l'autre à Corneliss. Barentz servait de guide à cette expédition et en était, à vrai dire, le personnage le plus influent. Le 23 mai 1596, les bâtiments arrivèrent aux îles Shetland. Le 9 juin, ils découvrirent une île dont aucun voyageur n'avait encore fait mention. Barentz descendit à terre avec quelques matelots, et se sentit péniblement ému à l'aspect de cette nature inculte, aride, déserte. Il donna à cette montagne nue qui s'élevait devant lui le nom de montagne de Misère {Jammcrberg), et quelquesuns de ses hommes ayant tué un ours blanc d'une grandeur extraordinaire, il appela cette île : Ile de l'Ours (Beeren-Eiland). De là Barentz et Corneliss continuèrent leur route au nord, et le 17 juin ils se trouvèrent par 80 degrés 11 minutes de latitude, c'est-à-dire au delà de l'île d'Amsterdam. Les documents que nous avons sur cette partie de leur voyage sont peu explicites ; mais il paraît bien démontré que ce furent ces navires hollandais qui découvrirent la côte nord-ouest duSpitzberg. Dans tous les cas, on ne connaît aucun bâtiment qui ait visité ces parages avant eux1.
1. En 1553, les Anglais avaient expédié une flotte au Nord, dans le tut de chercher un passage pour aller au Cathay; mais on ne sait par quels lieux passa Willoughby, qui avait le commandement de cette flotte, et que l'on trouva mort un an après sur la côte orientale de Laponie. Quant à Chancelor, qui commandait un des principaux bâtiments de l'escadre, il alla à Vardohuus, et de là en Russie.
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
449
Barentz avait entrepris ce voyage avec toute la joie et toutes les espérances d'un vrai marin, et il ne devait jamais en revenir. Au mois de juillet, il arriva de nouveau sur les côtes de la Nouvelle-Zemble. Le 19, il fut pris par les glaces et parvint cependant à s'avancer un peu plus à l'ouest; mais là il fallut hiverner. La rigueur du climat, les privations de toute sorte, épuisèrent ses forces. Il tomba malade, et le 10 juin ses compagnons de voyage l'ensevelirent en pleurant sur la côte où il était venu, à trois époques différentes, chercher une route vers l'Orient. Si, dans ce voyage, Barentz et ses compagnons ne purent parvenir au but qu'ils s'étaient propose, ils obtinrent cependant d'importants résultats. De là date la découverte de Beeren-Eiland et de la côte nord-ouest du Spitzberg, qui plus tard attira une quantité de bâtiments de pêche et devint pour un grand nombre d'armateurs une source de prospérité. En 1603, l'aldermann Cherry équipa un navire qu'il destinait à une exploration dans le Nord, et dont il confia le commandement à Steven-Bennet. Ce navire, en revenant de Cola, se trouva en vue de Beeren-Eiland. Bennet, qui ne connaissait pas, ou qui peut-être, pour faire une galanterie à son patron, feignit de ne pasconnaître cette île, lui donna le nom d'île Cherry (Cherry-Island). C'est ainsi qu'elle est désignée dans toutes les cartes anglaises. Si aride, si pauvre que soit cette terre du Nord, c'est un acte de justice pourtant que de lui rendre son nom primitif et de restituer à Barentz le stérile honneur de l'avoir découverte. Bennet revint à Beeren-Eiland en 1606. D'autres bâtiments anglais y abordèrent en 1608 et 1609. Enfin la Société moscovite, établie à Londres, s'en empara comme d'une conquête, et l'Angleterre, fidèle à ses principes d'envahissement, défendit aux Hollandais de pêcher sur la côte découverte par un Hollandais. Mais, à mesure que la pêche du Nord devint moins productive, les An-
�450
LETTRES SUR LE NORD.
glais mirent moins d'ardeur à défendre leur privilège. Aujourd'hui nul peuple ne réclame plus la propriété de Beeren-Eiland. Les Norvégiens y viennent encore, quand les glaces l'entourent, pour pêcher le morse et le phoque; les Russes y passent assez souvent l'hiver. Un négociant de Hammerfest, M. Aagaard, a fait construire il y a quelques années, au nord de cette île, une cabane pour servir de refuge à ceux qui seraient retenus par l'orage ou enfermés pour tout l'hiver par les glaces. A l'ouest, on trouve encore une autre cabane bâtie par les Russes. Toutes deux ne sont qu'un grossier assemblage de poutres mal fermé et mal couvert; la pluie, la neige, le vent, y pénètrent de toutes parts. Avant de pouvoir s'y installer, il faut d'abord enlever les couches de glaces amassées sur le sol et suspendues aux parois de ces malheureux asiles. On nous a- cependant cité un Russe qui passa sept hivers dans une de ces cabanes. Un capitaine de bâtiment norvégien y resta deux années de suite. Il tua dans la première année six cent soixante et dix-sept morses , trente renards bleus et trois ours blancs ; mais le second hiver fut si rigoureux, que les matelots ne purent que très-rarement aller à la pêche. Les ours blancs, poussés par la faim, montaient jusque sur le toit de la cabane et se laissaient tuer presque à bout portant. Il n'y a point de port à Beeren-Eiland. Ce qu'on appelle Norhavn-Sorhavn (port du Nord et port du Sud) n'est qu'une baie mal garantie contre le vent et mal découpée. Quand les pêcheurs arrivent en vue de cette île, le capitaine envoie ses canots à terre et reste avec le navire à une assez grande distance du rivage, afin de pouvoir immédiatement prendre le large, si la brume venait à envelopper l'horizon, ou si le vent chassait de son côté les glaces flottantes. La première fois que les marchands de Hammerfest expédièrent des bâtiments de pêche dans ces parages, plusieurs hommes furent ainsi abandonnés à
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
451
terre. Le capitaine, surpris par un de ces brouillards condensés qui dans le Nord rendent le voisinage des côtes si dangereux, avait été obligé d'appareiller et de regagner la pleine mer. Le vent l'empêcha de retourner en arrière, et les malheureux, jetés ainsi sur la côte déserte sans armes, sans provisions, résolurent de s'en retourner avec leurs canots. Ils recueillirent tout ce qu'ils avaient de chair de phoque et de chair de morse, se mirent en route, et, après des fatigues inouïes, arrivèrent à Hammerfest. Quelques jours après, ils s'embarquèrent de nouveau pour BeerenEiland , furent de nouveau abandonnés et tentèrent encore de regagner Hammerfest. Cette fois leur bateau était si petit, que, pour pouvoir y rester tous, quelquesuns d'entre eux étaient obligés de se coucher dans le fond en guise de lest. A moitié chemin, ils furent surpris par un orage épouvantable. Des pêcheurs anglais virent la pauvre barque vaciller et trembler sous l'effort du vent, et ne purent lui porter secours. Enfin le calme revint, et, après dix jours de périls, d'anxiété, de misère, les courageux Norvégiens abordèrent à Magerô, d'où ils regagnèrent avec d'autres embarcations la terre à laquelle ils avaient plus d'une fois déjà dit à jamais adieu. Nous prîmes deux canots pour aller à terre, et nous errâmes longtemps avant de trouver un endroit où nous pussions aborder. De tous côtés nous ne voyions qu'une longue ligne de brisants sur lesquels la mer lançait des flots d'écume, et des rocs dont nous ne nous lassions pas de contempler les formes bizarres : ceux-ci s'élançaient dans l'air comme des obélisques; ceux-là, minés à leur base, ressemblaien^lf*des édifices usés par le temps et près de s'écrouler ; d'autres ressemblaient à ces idoles monstrueuses qu'adorent certains peuples sauvages. Mais celui qui s'élevait devant nous était de tous le plus étrange ; à le voir de loin, on l'eût pris pour une grande tour carrée, destinée à compléter quelque large fortification.
�452
LETTRES SUR LE NORD.
Rien n'y manquait, ni les angles saillants pareils à ceux d'un bastion, ni le couronnement crénelé, ni la terrasse plate sur laquelle deux pierres posées transversalement faisaient assez l'effet de deux mortiers. Les flancs de cette masse de roc avaient été de toutes parts creusés et traversés par la lame. On y voyait de larges ouvertures pareilles à celles des grottes souterraines que l'on aperçoit parfois dans les montagnes ; des arcades arrondies ou effilées en ogive, comme celles d'une vieille église; des pilastres lourds et massifs, comme ceux du style byzantin. La couleur de ce rocher ajoutait encore à l'étrangeté de son aspect; ses nuances primitives avaient été complètement dénaturées par l'eau de mer. Aussi haut que la vague pouvait monter, on ne voyait qu'une surface raboteuse revêtue d'une couleur verdâtre, et au-dessus un granit jaune comme de l'ocre. Sur toute la terrasse de ce rocher et sur toutes les aspérités saillantes de ces angles, nous apercevions une innombrable quantité de points blancs pareils à des boules de neige : c'étaient autant d'oiseaux de mer qu'un coup de fusil arracha tout à coup à leur bienheureux far-nicnte, qui s'élevèrent dans l'air comme un nuage, et s'enfuirent en poussant des cris rauques et tristes comme le bruit de la rafale que l'on entend parfois gronder sur les mers. Un peu plus loin, on apercevait une montagne élevée et nue, dont un large bandeau de brume cachait la sommité1. A partir de cette montagne, la terre s'incline graduellement comme une dune, et forme une longue plaine ondoyante, dont la pointe septentrionale semble s'abaisser jusqu'au niveau de la mer. Tandis que quelques-uns de nos compagnons s'en allaient, ceux-ci avec leurs crayons, ceux-là avec leur baromètre ou leur fusil, du côté de la montagne, je me dirigeai vers le nord avec M. Gaimard.
1. Un de nos compagnons de voyage en a pris la hauteur avec le baromètre; elle s'élève à 1100 pieds. Les plus hautes montagnes du Spitzberg ont de 2 à 3 mille pieds.
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
453
A peine avions-nous posé le pied sur la grève, que nous fûmes arrêtés par un torrent, puis par une fondrière, et un peu plus loin par des masses de neige qui avaient déjà acquis la consistance du glacier. Une fois parvenus au milieu de la plaine, nous ne vîmes plus autour de nous qu'une terre grisâtre et sablonneuse, pareille à celle qu'on voit apparaître au bord des côtes quand la marée se retire ; çà et là on distinguait une flaque d'eau sombre et silencieuse, une bande de neige dont les contours commençaient à fondre, et pas une fleur, pas une plante, si ce n'est quelque frêle renoncule qui penchait languissamment sur le sol son bouton doré, quelque racine de mousse de renne ou une tige étiolée de cochléaria. A l'horizon, le regard n'apercevait qu'une mer rembrunie, coupée çà et là par l'écume de la houle ; sur notre tête s'étendait un ciel chargé de brouillards, où de temps à autre on voyait surgir péniblement un soleil pâle comme le disque de la lune. Sous cet amas de nuages, sous ce flambeau sans chaleur, la terre inanimée, la terre chargée de neige et de glace, ressemblait à un large tombeau entouré d'une draperie de deuil et éclairé par une lampe sépulcrale. Nulle terre du Nord ne m'était encore apparue sous un aspect aussi lugubre, nulle île dépeuplée ne m'avait encore fait concevoir une idée aussi effrayante d'un naufrage. Dans ce moment nous tournions avec une sorte d'anxiété nos regards du côté de la Recherche, et notre cœur se dilatait à la vue de ses mâts se dressant comme des flèches au-dessus des vagues. C'était là notre refuge, c'était la demeure où nous retrouvions les souvenirs de France ; à défaut de tout ce que nous regrettions, c'était pour nous le foyer de famille, la retraite du cœur, la patrie. Pendant que nous errions à travers la plaine déserte, une brume épaisse s'étendait sur les flots et commençait à nous envelopper. On tira de la Recherche trois coups de canon pour nous rappeler à bord, et nous retournâmes
�454
LETTRES SUR LE NORD.
joindre nos bateaux, en traversant le même sol et les mêmes amas de neige. Cette île était autrefois très-fréquentée par les pêcheurs ; maintenant les morses qu'on y venait chercher ont pris une autre direction. Les ours blancs n'y abordent plus qu'en hiver, portés sur les glaçons flottants qui se détachent de la pointe méridionale du Spitzberg. Les oiseaux de mer sont seuls restés fidèles à cette côte, comme pour proclamer ^ du haut de leurs pics de granit, avec leurs cris sauvages, la désolation de l'île entière. A peine étions-nous arrivés à bord de la corvette, que la brume envahit l'espace; les rochers, les montagnes de Beeren-Eiland, se voilèrent peu à peu, puis tout disparut. En regardant autour de nous, nous ne voyions plus que les flots battus par le vent; il semblait que nous venions de faire un rêve, ou de visiter une terre emportée subitement par les enchanteurs. Nous poursuivîmes notre route vers le nord, tantôt contrariés par le vent, fatigués par la pluie, cernés par la brume, tantôt récréés par un jour de calme, par l'aspect d'une teinte d'azur, qui, surgissant peu à peu sous le nuage, s'étendait au large et bientôt occupait toute la surface du ciel. Le 26, l'atmosphère était libre et pure. Nul brouillard ne flottait sur notre tête, nul vent n'agitait notre navire. La mer aplanie était parsemée de méduses brillantes comme de la nacre. Au-dessus de nous s'élevait un ciel large et bleu, tacheté seulement çà et là de quelques nuages légers pareils à des flocons de laine. Assis sur la dunette, nous regardions, dans une rêveuse nonchalance, ce tableau si différent de celui qui depuis quelques jours attristait nos regards, et parfois nous nous demandions si quelque fée ne nous avait pas ramenés, par un coup de baguette, sous le ciel méridional. Nous nous trouvions alors au 76° de latitude. A minuit, le soleil était à 5" 26' au-dessus de l'horizon, et projetait sur les vagues un large rayon de lumière pareil à une lame d'or et d'argent.
�BEEREN-EILAND. «* LE SPITZBERG.
455
Le lendemain, cette magie d'un jour azuré avait disparu ; la mer était de nouveau inondée de vapeurs, le thermomètre était descendu à un degré. Le soir, la neige tombait à flocons. A travers les vapeurs flottantes, nous distinguâmes dans le lointain le pic recourbé de Hornsund et les, montagnes couvertes de neige qui l'entourent. De temps à autre, une baleine élevait au-dessus des vagues sa tête monstrueuse, et lançait dans l'air Un jet d'eau qui retombait en poussière. Du reste, tout était morne et silencieux. Les oiseaux mêmes, qui chaque jour voltigeaient autour de notre navire, commençaient déjà à nous abandonner. Nul cri ne frappait notre oreille, nulle voile n'attirait nos regards. La Recherche était seule sur l'Océan. Le 28 était un jour de fête : nos amis célébraient en France un anniversaire national, et nous voulûmes nous y associer de notre mieux dans ces mers lointaines. Le chef de gamelle fit tirer de la cale les fruits du Sud qu'il tenait en réserve pour ce jour solennel. La table fut allongée pour donner place au capitaine, à ses commensaux et à la jeune femme qui n'avait pas craint de braver les dangers et les fatigues de notre navigation pour voir les images grandioses des régions du Nord. Notre dîner fut gai et plein de charme. Chaque toast que nous portions était un souvenir adressé à notre pays. A une si longue distance du monde où l'on a vécu, le souvenir est comme un baume vivifiant qui retrempe l'âme et rafraîchit la pensée. Dans l'ennui d'un isolement profond, il est si doux de prononcer le nom de ceux que l'on aime, et de rêver qu'à un certain jour, à une certaine heure, nos vœux d'affection se croisent avec les leurs! Du reste, si nous en venons jamais à raconter les joies de cette journée, nous ne l'appellerons pas une chaude journée de juillet. Nous ne pouvions sortir de notre chambre sans être munis d'un très-respectable vêtement de laine. Une pluie neigeuse tombait sur le
�456
LETTRES SUR LE NORD.
pont, et le thermomètre marquait un degré, autant qu'en France dans un beau jour de janvier. A force de louvoyer, nous arrivâmes, le 30, assez près de l'île du Prince-Charles pour pouvoir en mesurer l'étendue et en distinguer les formes. C'était un beau et curieux spectacle, un singulier mélange d'ombre et de lumière, de montagnes noires comme du charbon et de plateaux de neige éblouissants. Un large brouillard ondoyait le long de cette île ; on le voyait monter, descendre, s'ouvrir comme un rideau pour laisser apparaître une pyramide de roc, un sommet de montagne, puis se refermer et envelopper dans ses vastes plis la terre que nous cherchions à observer. Puis venait un coup de vent qui déchirait ce brouillard comme une gaze, et en faisait flotter au loin les lambeaux. Un rayon de soleil, éclatant aussi tout à coup entre les nuages, dorait la neige des montagnes et jetait un bandeau de lumière sur ces sommités confuses. Sous cette lumière subite on voyait poindre çà et là une autre cime qui d'abord ne paraissait qu'un point presque'imperceptible, puis s'étendait au large, et semblait, comme une jeune fille fatiguée du vêtement qui l'incommode, rejeter avec impatience sa robe de brume pour découvrir ses blanches épaules. Nous longeâmes cette île, et le lendemain nous arrivâmes en face de sept montagnes de glace rangées comme un collier de perles au bord de la mer. De loin on ne distingue pas les parois escarpées de ces glaces éternelles ; on ne voit qu'un immense plateau qui, d'un côté, semble descendre jusqu'au niveau des vagues, et de l'autre monte graduellement et s'enfuit dans le lointain. De ce plateau éclatant de blancheur s'élèvent sept pics aigus, aux flancs noirs, aux angles déchirés. A les voir ainsi isolés l'un de l'autre, debout dans l'espace, on croirait voir autant d'îles sortant d'un océan de neige. Cependant nous avions atteint le 79° de latitude,
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
457
et nous commencions à approcher de notre but. Le 31 au latin, nous vîmes apparaître les hautes montagnes entre lesquelles se trouve la baie de Hambourg, et un peu plus loin la baie de Magdeleine, où nous voulions aborder. Mais le vent était toujours contraire, la brume menaçait à chaque instant de nous entraver dans notre marche. Un rayon de soleil fugitif luisait sur notre tète, puis s'éclipsait aussitôt pour faire place à de lourds nuages d'où tombaient des flocons de neige. Le pilote nous disait, en voyant ce temps orageux, que l'été n'était pas encore venu. Il est possible qu'il vienne parfois récréer ces froides régions ; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que cette année nous l'avons vainement attendu. Enfin, après mainte et mainte bordée, nous entrâmes dans la baie de Magdeleine. Une petite île en marque l'ouverture. Un rocher la barre un peu plus loin, et deux longues lignes de montagnes aux cimes aiguës, ' aux flancs rocailleux, la bordent de chaque côté. Jusque-là nous n'avions point encore vu les glaces flottantes. C'était un fait singulier qui étonnait notre pilote lui-même. Ordinairement les glaces s'avancent jusqu'à Beeren-Eiland, et quelquefois au delà. Cette année, elles avaient été probablement poussées à l'est, et nous avions suivi une autre direction. Mais bientôt d'énormes blocs vinrent contre le navire, poussés par la brise, entraînés par le courant. Les uns ressemblaient par leur lourde masse à des quartiers de roc ; d'autres avaient pris, dans le frottement continu des vagues, les formes les plus bizarres. Ceux-ci étaient arrondis comme un œuf, ceux-là taillés comme une pyramide. Il y en avait qui étaient creusés à leur base comme une voûte, d'autres qui, sur leur surface plane, portaient des arcs-boutants ou de longues tiges tordues pareilles à des rameaux d'arbre. Tous étaient d'une couleur bleue limpide qui se reflétait dans les vagues, et dont les nuances délicates variaient sans cesse avec l'ombre d'un nuage ou la clarté du jour.
26
�458
LETTRES SUR LE NORD.
Nous passâmes entre ces masses pesantes comme enfe des écueils. Pour éviter leur choc, le timonier était u chaque instant obligé de mettre la barre à tribord ou à bâbord. Par un effet d'optique que je ne puis expliquer, le fond de la baie paraissait tout près de nous, et, à mesure que nous avancions, semblait fuir en arrière. Vers quatre heures, nous doublâmes la pointe d'une presqu'île, et nous jetâmes l'ancre dans un bassin arrondi, où tout semblait devoir nous garantir des vents. Je ne saurais dire quel profond saisissement, quel mélange de terreur et d'admiration j'éprouvai à la vue des lieux où nous allions nous installer pour plusieurs semaines. C'était là ce Spitzberg que je désirais tant voir, cette terre étrange que j'avais d'avance cherché à me représenter dans mes rêves. Mes rêves étaient au-dessous de la réalité. De tous côtés je n'apercevais que des montagnes taillées à pic qui ont fait donner à ce pays le nom de Spitzberg1 ; des cimes dentelées comme une scie, des rocs noirs et humides traversés par de larges ruisseaux de neige qui tombent du haut de la montagne comme des bandeaux d'argent, se déroulent à sa base et s'étendent au loin comme un lac ; des glaciers dont les parois, battues par les flots, labourées par le vent et crevassées par la chaleur, ressemblent à des remparts ouverts et sillonnés par le canon ; des plateaux de neige fuyant comme une route lointaine entre les montagnes ; et devant nous la mer, la mer sombre et terrible, où nul autre bruit ne résonne que le sifflement de la rafale et le bruit douloureux du goéland , cet oiseau dont le nom en langue bretonne signifie pleureur ; où l'on ne voit que l'écume des vagues soulevées par l'orage et les blocs de glace emportés par le vent. Sur les montagnes, on ne trouve qu'une mousse noire et humide, qui n'a point de racine dans le sol, et se déta1. Montagne pointue.
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
459
che commeunemotte de terre dès qu'on y pose le pied. Dans quelque craix de vallée, parfois le botaniste découvre encore la renoncule à tête jaune, le pavot blanc, le saxifrage débile, le lichen jaune, dont la racine est entourée d'une couche de glace ; l'azalea, cette fidèle fleur des montagnes, cette dernière parure des terres les plus arides, ne croît pas même ici. M. Ch. Martins a cherché vainement autour de la baie deux fleurs qui éclosent encore à Bellsound : la silène avec ses petites clochettes roses, et la dryade à huit pétales. Il a trouvé la phipsia algida, mais flétrie par le froid et condamnée à ne plus fleurir, Les montagnes ne sont que des rocs nus, et les plaines, des terres marécageuses sans plantes et sans verdure. Mais lorsque le vent vient à balayer la surface de la neige, on aperçoit une végétation mystérieuse qui se cache sous sa froide enveloppe : c'est la neige rouge, composée d'une multitude de petites plantes qu'on ne distingue qu'au microscope; puis la neige verte, qui, d'après l'opinion d'un naturaliste, n'est qu'une transformation de la neige rouge, et dans laquelle on aperçoit des animaux infusoires qui se nourrissent de cette plante comme les animaux herbivores des plantes de la prairie. Sur les bords de la mer, on ne voit flotter ni varechs ni goémons. La grève est triste comme la montagne; l'espace est désert. Partout la solitude et partout un silence solennel qui saisit l'âme comme un silence de mort. Parfois seulement on aperçoit un ;phoque qui vient se poser sur un banc de glace, et tourne autour de lui ses grands yeux verts étonnés; parfois un dauphin blanc qui fait jaillir autour de lui des flots d'écume, puis plonge tout à coup et disparaît. Il n'y a de vie que sur certains endroits de la plage et sur certaines sommités. Là est le goéland, vautour de la grève ; le stercoraire, moins fort en apparence, mais plus vorace et plus courageux, qui le poursuit pour lui enlever sa proie ; la jolie mouette blanche, qui du
�460
LETTRES SUR LE NORD.
bout de son aile effleure à peine la vague orageuse ; le guillemot aux pattes rouges et au plumage n^F, le pétrel, qui semble se plaire dans le bruit de l'a tempête ; l'eider, qui dépose sur le roc aride son précieux duvet, et la godde, dont le cri ressemble à un ricanement, comme si l'oreille de l'homme ne devait entendre ici qu'un soupir de douleur ou un rire sardonique. Le cygne, si beau à voir passer dans les plaines d'Islande, et le lagopède, habitant des neiges du Dovre, ne viennent pas jusqu'au Spitzberg. Les ours blancs sont rares : on ne les voit apparaître dans ces parages qu'en hiver ; l'été ils ne s'éloignent pas des glaces. Les renards sont plus fréquents : nos compagnons de voyage en ont tué plusieurs bleus et blancs ; mais ils sont beaucoup plus petits que ceux de l'Islande et du Finmark. Il y a aussi des rennes dans certaines parties du Spitzberg ; on ne les rencontre pas le long des côtes ; ils sont sauvages et très-difficiles à approcher. Personne ne pourrait dire comment ces animaux subsistent ; on ignore de quoi ils se nourrissent en été ; c'est bien pis en hiver. Dès le lendemain de notre arrivée, toutes nos embarcations sillonnaient la baie, et tous les matelots étaient en mouvement. Le maître charpentier dressait sur le bord de la presqu'île l'observatoire destiné à faire des expériences de magnétisme ; un peu plus loin, le voilier posait deux tentes, l'une pour nous servir d'abri contre le mauvais temps, l'autre pour protéger les instruments. Le météorologue installait de tous côtés ses baromètres et ses thermomètres ; le géologue s'armait de son marteau de chasseur, de son fusil, et les peintres, plus occupés encore que nous tous, ne savaient par où commencer, tant il y avait autour d'eux de points de vue nouveaux, de sites pittoresques, de scènes admirables. Pour moi, je ne me lassais pas de contempler ce grand panorama qui se déroulait autour de nous sous un aspect si grandiose, et dont les teintes, les couleurs, les formes
�BEEREN-EILAND.
—
LE SPITZBERG.
461
même, varie^à chaque instant. Parfois on ne voyait qu'un ciel sombre, ou une mer de brouillards flottant sur une autre mer. Le fond de la baie, les plateaux de neige, les cimes des montagnes, tout était inondé d'une vapeur ténébreuse, sans lumière et sans reflet. A travers cette ombre épaisse on ne distinguait que des masses confuses, des chaînes de rocs interrompus, des cimes brisées, une terre sans soleil, une nature en désordre, une image du chaos. Si dans ce moment le vent venait à ébranler les parois des montagnes de glace, on entendait l'avalanche tomber avec un fracas semblable à celui du tonnerre, et ce bruit sinistre au milieu de l'obscurité, cette chute d'une masse pesante dont les éclats scintillaient dans l'ombre comme des étincelles de feu, tout portait dans l'âme une impression de terreur indéfinissable. Mais, lorsque le soleil venait à reparaître, c'était une magnifique chose que de voir sortir de la brume les montagnes avec leurs pics élancés, et les plateaux de neige sans ombre et sans tache, et les glaciers qui, en reflétant les rayons de lumière, prenaient tour à tour des teintes d'un bleu transparent comme le saphir, d'un vert pur comme l'émeraude, et brillaient de tous côtés comme les facettes d'un diamant. Vers le soir, les nuages remontaient à la surface du ciel ; une ombre mélancolique s'étendait au loin. Une brise du nord ridait la surface de la mer, comme une pensée de tristesse qui tout à coup surprend et trouble un cœur paisible. Le soleil disparaissait peu à peu dans les plis ondoyants de la brume, et ne projetait plus à l'horizon qu'une lueur jaunâtre et vacillante, pareille à celle d'un cierge qui s'éteint dans la nuit. Alors l'eider cessait de se plaindre, la mouette de crier, et rien n'interrompait plus ce sombre repos du soir que le souffle de la brise courant par rafales entre les cimes des montagnes, et le retentissement des glaces flottantes que la vague ou le vent chassait l'une contre l'autre.
�LETTRES SUR LE NORD. 462 La presqu'île avec son observatoire, sesjentes, ses longues piques plantées en terre et garnies dethermomètres, présentait aussi un point de vue très-pittoresque. De là, les peintres aimaient à dessiner la corvette avec les masses de glaces qui parfois l'entouraient comme un rempart, et parfois la voilaient jusqu'à la hauteur des bastingages. De là nous aimions à voir la pleine mer ouverte devant nous, l'entrée de la baie par laquelle nous songions à reprendre le chemin de France. Cette presqu'île est le cimetière de ceux que la mort a surpris sur cette grève désolée. Elle est parsemée de cercueils qui ont été enterrés avec soin et recouverts de quartiers de roc qui forment une sorte de tumulus. Mais le vent a renversé ces amas de pierres, la gelée a soulevé le cercueil, les planches se sont disjointes, et les ossements du mort ont été emportés par l'orage ou sont tombés en poussière dans une couche de neige et de glace. Sur chacune de ces tombes s'élève une simple croix en bois portant une inscription : une date et un nom. Quelle autre épitaphe oserait-on faire dans un lieu comme celui-ci ? Deux lettres initiales placées au revers de l'inscription sont probablement le signe modeste de celui qui creusait ce sol pour ouvrir un dernier asile à son compagnon de voyage, pour donner une sépulture à son frère. Une de ces croix, entre autres, attira mon attention. Il y avait là un nom que je connaissais, le nom d'un pêcheur hollandais dont j'avais lu l'histoire et le naufrage. En le voyant je me rappelais ce que ce malheureux avait souffert loin de son pays et loin des siens. Je rassemblai les pierres qui avaient protégé ses ossements, je les remis sur son cercueil, et, en accomplissant ce pieux devoir, j'éprouvai une émotion de tristesse que ces vers, si imparfaits qu'ils soient, exprimeront peut-être mieux que la prose.
Sur le plateau désert enfermé par cette onde, Où la brume s'étend comme un voile de deuil,
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
Mon âme a palpité d'une pitié profonde, Pauvre pêcheur du Nord, en voyant ton cercueil. Le marchand t'avait dit : <r Va sur la mer lointaine, Explore les écueils et poursuis tour à tour Le phoque monstrueux, le morse et la baleine; Puis viens. Je te promets de l'or à ton retour, a Et toi, pour enrichir ton enfant et ta femme, Tu partis, tu quittas le rivage natal, Et chassé par le vent, et battu par la lame, Ton navire atteignit l'océan Glacial. Là peut-être un matin, en tressaillant de joie, Tu vis trembler au loin de longs bancs de poissons; Ils voguaient à fleur d'eau, facile et riche proie; Et gaiement à l'assaut tu lançais tes harpons. Mais un nuage noir enveloppa l'espace, Tout soleil s'éteignit ; le pilote alarmé Criait : « II faut partir! i Déjà les blocs de glace Flottaient et se pressaient ; le golfe était fermé. Et l'on dut rester là, sur la lande sauvage, Sans abri, sans espoir , pendant les mois d'hiver ; Interrogeant sans fin, sous le glas de l'orage, L'incertain crépuscule au fond d'un ciel de fer. Un jour tu t'endormis, l'œil terne , le front pâle, En adressant aux tiens un triste et dernier vœu, En murmurant le nom de la rive natale , Et Flessingue si douce, et ta prière à Dieu. Un pêcheur t'enterra sur la plage déserte ; Et pour que les ours blancs ne pussent arracher Tes membres au linceul, ta tombe fut couverte Des sables du coteau, des débris du rocher. Repose en paix au sein du sol qui te protège, Après ton long voyage et tes jours agités; Mieux vaut peut-être, hélas ! dormir sous cette neige Que sous un marbre noir au seuil de nos cités. Si, comme je le crois, si la mort n'est qu'un songe,
�464
LETTRES SUR LE NORD.
Ton âme, en s'éveillant sur ce sol étranger, N'aura pas vu du moins le douloureux mensonge De nos larmes d'un jour , de notre deuil léger. Le flot qui se balance au vent de la tempête Gémit l'hymne éternel sur ton cercueil glacé ; Et l'étranger qui passe ici, penchant la tête, S'attendrit sur ton sort, pauvre être délaissé! Cette baie Magdeleine et les autres baies du nord et du sud étaient autrefois beaucoup plus fréquentées qu'elles ne le sont aujourd'hui. Au xvir3 siècle, quatre nations revendiquaient à main armée le privilège d'y venir pêcher la baleine. Pour soutenir leurs prétentions, «les armateurs furent obligés de joindre à leurs bâtiments de transport des bâtiments de guerre. L'amour du gain ne connaît pas de limites, et les glaciers du Spitzberg furent plus d'une fois ébranlés par les cris de guerre et les coups de canon des spéculateurs qui se disputaient l'exploitation des golfes déserts, comme ailleurs on se disputait la possession d'une province. En 1606, il s'était formé en Angleterre une société connue sous le nom de Société moscovite, qui avait pour but d'exploiter les contrées du Nord. Pendant plusieurs années, les bâtiments de cette société furent les seuls qui entreprirent d'aller pêcher la baleine au Spitzberg. Quand les Hollandais voulurent essayer la même spéculation, les Anglais s'y opposèrent et leur prirent plusieurs bâtiments. En 1613, la compagnie moscovite reçut de Jacques Ier un privilège qui lui accordait le droit de pêche absolu dans les mers polaires et en excluait les autres nations. Elle arma sept bâtiments de guerre, chassa des baies du Spitzberg les Hollandais, les Français, les Biscayens, et fit ériger sur la côte une croix portant le nom de l'Angleterre et celui du roi. Dès ce jour, elle changea le nom du Spitzberg et l'appela la nouvelle terre du roi Jacques (king James neio land). En 1614, elle envoya treize
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
465
navires sur ces côtes, dont elle .s'était attribué la possession exclusive ; mais les Hollandais y arrivèrent avec quatorze bâtiments de pêche, quatre bâtiments de guerre, et effrayèrent leurs concurrents. L'année suivante, nouveaux armements et nouvelle contestation. Le Danemark se mêla aussi à cette guerre ; il envoya trois bâtiments dans le Nord pour faire payer un péage aux Anglais, qui s'y refusèrent énergiquement. Lalutte dura jusqu'en 1617. Enfin les partis rivaux firent un traité de paix et se partagèrent l'océan Glacial. Les Anglais, dans ce contrat, obtinrentla part la plus large; leur domaine s'étendait de Bellsound jusqu'à la baie Magdeleine. Les Hollandais occupaient l'île d'Amsterdam, la baie de Hollande et deux autres baies. Les Danois, les Hambourgeois, étaient placés entre les Anglais et les Hollandais. Les Français et les Espagnols devaient aller stationner au nord dans la baie de Biscaye. La pêche était très-abondante; toutes ces grèves, aujourd'hui si mornes, si délaissées, offraient alors un singulier mouvement d'hommes, d'embarcations, de navires. Un historien raconte qu'en 1697 il arriva dans le district des Hollandais cent quatre-vingthuit navires, qui, dans un très-court espace de temps, avaient pris dix-neuf cent cinquante baleines. Dans le commencement de ces expéditions, les pêcheurs emportaient avec eux les baleines presque tout entières, ce qui leur faisait un chargement considérable et en grande partie inutile. Plus tard ils établirent à terre des chaudières pour fondre la graisse, et alors ils ne mirent plus sur leurs bâtiments que les tonnes d'huile et les parties de la baleine qui avaient une valeur réelle. Les Hollandais, séduits par les bénéfices considérables de cette pêche, avaient envie, sinon de coloniser le Spitzberg, au moins d'y former une station durable. En 1633, sept hommes entreprirent de passer l'hiver dans cette froide contrée, et surmontèrent heureusement les dangers, les souffrances, auxquels ils s'étaient dévoués pendant dix longs mois.
�466
LETTRES SUR LE NORD.
L'année suivante," sept autres Hollandais, encouragés par leur exemple, voulurent braver les mêmes périls, mais ils furent tous victimes de leur témérité. Le 20 octobre, le soleil disparut complétementà leurs yeux. Un mois après, ils commencèrent à ressentir une première atteinte de scorbut, et le mal alla toujours en augmentant. Le 24 janvier, l'un d'eux succomba dans de violentes douleurs ; un autre ne tarda pas à le suivre, puisun troisième. Ils voyaient alors fréquemment des ours blancs ; mais ils étaient déjà trop exténués pour sortir de leur cabane et engager une lutte avec ces animaux voraces. Leurs gencives s'enflaient sans cesse, et bientôt leurs dents tremblantes ne leur permirent plus de manger du biscuit. Le 24 février, ils revirent une faible lueur de soleil. Le 26, ils cessèrent d'écrire leur journal. Celui qui le rédigeait traça d'une main vacillante ces dernières lignes : « Nous sommes encore quatre ici couchés dans notre cabane, si faibles et si malades, que nous ne pouvons nous aider l'un l'autre. Nous prions le bon Dieu de venir à notre secours, et de nous enlever de ce monde de douleurs où nous n'avons plus la force de vivre. » Les Hollandais qui arrivèrent au Spitzberg en été trouvèrent la cabane de leurs malheureux compagnons fermée en dedans, sans doute pour empêcher les ours et les renards d'y entrer. Deux de ces pauvres aventuriers étaient étendus dans leur lit ; deux autres avaient cherché à se rapprocher : ils étaient couchés sur de vieilles toiles, et leurs genoux touchaient presque leur menton. A côté d'eux était une carcasse de chien rongée jusqu'aux os, et la moitié d'un autre qu'ils avaient eu sans doute le dessein de faire cuire. Un demi-siècle plus fard, on attachait déjà beaucoup moins d'importance à ces projets de colonisation, car les baleines devenaient d'année eu année plus rares, et les armateurs, par conséquent, moins empressés à envoyer des bâtiments dans ces lointains parages. Les Anglais conti-
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
467
Nièrent plus longtemps que les autres cette pêche à laquelle ils avaient attaché tant de prix. Scoresby était encore au Spitzberg en 1818 et 1822. Il est heureux pour la science qu'il ait entrepris ces expéditions. Son récit de voyage est l'un des meilleurs livres qui existent sur la nature et les principaux phénomènes des mers polaires. Après lui, on n'a plus vu au Spitzberg que deux ou trois bâtiments anglais, dont les recherches infructueuses achevèrent de dé-
courager ceux qui déjà n'équipaient plus, sans de grandes
hésitations, un navire pour ces contrées. Maintenant la
baleine mysticetus, que l'on venait autrefois chercher ici,
a complètement disparu des baies du Spitzberg. On ne trouve que la baleine boops , si difficile à harponner, que les pêcheurs n'essayent pas même de la poursuivre. Les Russes, qui, depuis le commencement du xvn° siècle, venaient avec de petits navires poursuivre sur ces côtes le phoque, le dauphin blanc, et surtout le morse, continuèrent leurs explorations , et il y a une vingtaine d'années que les marchands de Finmark et du nord de la Norvège ont entrepris la même pêche, qui alors était très-facile et très-abondante. Les navires faisaient parfois deux voyages dans un seul été, et revenaient avec un chargement complet ; mais cette pêche commence à devenir aussi très-précaire et souvent très-infructueuse. Les morses ont pris une autre direction ; il faut aller les chercher le long des bancs de glace, tantôt à l'est, tantôt à l'ouest, et souvent on ne les trouve pas. Les navires employés à ces expéditions portent ordinairement deux canots et dix à douze hommes. Quand le navire est au mouillage , le capitaine et le cuisinier restent à bord. Les hommes vont dans les canots à la recherche des morses, avec des provisions pour un jour ou deux ; ils doivent être prêts à rallier le bâtiment dès que la brume menace de les envelopper, ou dès qu'ils peuvent pressentir l'approche d'un orage.
�468
LETTRES SUR LE NORD.
Les navires de Hammerfest destinés à la pêche du mors partent au mois de mai, quelquefois au mois d'avril, e ne reviennent qu'en septembre. Peu de jours se passen dans ces deux traversées sans qu'ils aient à lutter contr le vent, l'orage, le froid ou la neige. Pour toutes provi sions, ils n'emportent que de la viande salée, du biscui noir et de l'eau-de-vie de grain. Quelquefois ils se font comme les Russes, une boisson avec de l'eau et de la fa rine fermentée ; le plus souvent ils ne boivent que de l'eau Leur voyage à travers les glaces flottantes est souven dangereux ; leur pêche ne l'est guère moins. Le mors harponné lutte encore avec vigueur contre ceux qui cher chent à l'égorger ; plus d'une barque a été rudeme; ébranlée par ses fortes secousses, et plus d'un pêcheu en a été victime. Les pauvres Norvégiens bravent tous ce périls, supportent toutes ces fatigues pour le salaire 1 plus minime. Quand un bâtiment revient de son expédi tion au Nord, le marchand qui l'a équipé prend les de tiers de la pêche ; l'autre tiers se partage entre le capi taine et les matelots. Dans les dernières années, cette pa était si misérable, que nul pêcheur ne voulait plus , à c prix , s'exposer aux dangers d'un voyage au Spitzber Les marchands ont fait un autre contrat : ils donnent ai matelot une solde fixe, vingt, vingt-cinq ou trente franc par mois. Ils prennent pour eux les cinq sixièmes de 1 pêche ; le reste est pour l'équipage. Malgré ces nouveau arrangements, les pêcheurs ne font souvent qu'une mau vaise campagne, et les marchands, avec l'édredon, le morses et les phoques, les peaux d'ours et de renar recueillis sur leur navire , éprouvent souvent un défici considérable ; aussi le nombre des bâtiments destinés à 1 pêche du morse diminue-t-il sans cesse. En 1830, il avait encore sur les côtes du Spitzberg des bâtiments d Vardô, Drontheim, Hammerfest, Bergen, Copenhague Flensbourg. Cette année, il ne s'y est trouvé que quatr
�BEEREN-EILAND. — LE SP1TZBERG.
469
petits bâtiments de Hammerfest, deux de Bornholm, et quatre de Copenhague. Les Russes y viennent toujours en assez grand nombre; ils partent d'Archangel au mois de juillet, avec de lourds bâtiments qui ne peuvent manœuvrer entre les glaces. Pour pouvoir pêcher avec quelque chance de succès , ils sont obligés de rester tout l'hiver dans la baie qu'ils ont choisie, et chaque année plusieurs d'entre eux succombent à cette téméraire entreprise. En 1837, il est mort vingtdeux Russes au cap Sud. En 1838, un équipage de dixhuit hommes s'arrêta aux Mille-Iles. Six mois après, leur cabane était silencieuse et leur bâtiment désert : ces dixhuit hommes avaient cessé de vivre. L'histoire de toutes ces côtes du Spitzberg est une douloureuse page dans les annales des voyages maritimes. Combien de navires ont été tout à coup surpris par les glaces et arrêtés au milieu de l'Océan pendant l'hiver ! combien de catastrophes terribles dont nous savons à peine quelques détails ! Combien de courageux matelots qui s'éloignaient de leur pays avec l'espoir d'y revenir un jour plus riches et plus heureux , et qui ont été emportés par les flots, ou ensevelis par un compagnon fidèle sur ces plages glacées ! En 1743 , un marchand russe de Mesen équipa pour le Spitzberg un bâtiment monté par quatorze hommes. Ils se dirigèrent vers l'est et pénétrèrent jusqu'au delà du 77e degré de latitude. Là ils furent tellement cernés par les glaces, qu'ils perdirent tout espoir de franchir cette barrière avant la fin de l'hiver. Quatre d'entre eux prirent une embarcation pour explorer la côte, trouvèrent une cabane et y passèrent la nuit. Pendant ce temps le navire fut écrasé par les glaces ; les quatre matelots, en s'éveillant, n'en virent plus aucun vestige. Mais leur destinée n'était guère moins effrayante que celle de leurs compagnons : ils n'avaient de provisions que pour un jour
27
�470
LETTRES SUR LE NORD.
ou deux ; ils n'avaient pour toutes armes qu'un couteau, une hache, un fusil, de la poudre pour douze coups, et pour ustensiles une chaudière et un briquet. Avec ces tristes ressources , isolés comme ils l'étaient sur une île lointaine, condamnés à passer l'hiver au milieu des glaces, ils ne pouvaient s'attendre qu'aux souffrances les plus cruelles et à la mort. Cependant ils ne se laissèrent pas décourager : ils commencèrent par enlever la neige de la cabane qui devait leur servir de refuge. Avec leurs douze coups de fusil ils tuèrent douze rennes ; avec les débris d'un navire , dispersés sur la côte, ils se fabriquèrent les meubles les plus nécessaires. Ils eurent le bonheur de tuer un ours , prirent ses nerfs pour en faire une ' corde, et se façonnèrent un arc. Dès que leurs provisions commençaient à diminuer, ils allaient à la chasse du renne, du renard et de l'ours. La chair de l'ours était une de de leurs friandises ; pour se préserver du scorbut, ils la mangeaient crue, buvaient du sang de renne tout chaud, et faisaient une ample consommation de cochléaria. Après six années passées dans cet abandon, ils aperçurent enfin un navire, et, par bonheur, c'était un navire russe qui se dirigea vers eux aux signaux qu'ils lui firent, et les reconduisit à Archangel. En 1835 il arriva aux Mille-Iles, sur la côte méridionale du Spitzberg , un événement qui a de l'analogie avec celui que nous venons de raconter. Quatre matelots norvégiens furent envoyés à terre pour explorer le fond d'une baie. A peine avaient-ils fait un ou deux milles , qu'ils se trouvèrent surpris par une de ces brumes subites qui semblent s'élever du sein de la mer et voilent en un instant le ciel et les flots. Hors d'état de regagner le navire ou d'arriver dans la baie vers laquelle ils se dirigeaient , ils se laissèrent guider par le.bruit de la lame tombant sur un banc de rochers et atteignirent heureusement une petite île. Deux jours après , la brume s'étant
�BEEREN—EILAND.—LE SPITZBERG-.
471
éclaircie, ils se préparèrent à joindre le navire ; mais bientôt le brouillard trompa de nouveau leur attente. Dépourvus d'instruments et ne sachant de quel côté se diriger , ils s'abandonnèrent à la Providence, et parvinrent encore à aborder dans une île. Le lendemain, à leur grande joie, ils aperçoivent le navire à une distance de quelques milles ; ils courent à la hâte dans leur bateau et se mettent à ramer ; lorsque le vent se lève, le navire part et disparaît à leurs yeux. Le soir, les malheureux, épuisés de faim, accablés de fatigue, sont obligés de relâcher sur une côte. Pendant la nuit, un orage violent éclate , et le navire s'éloigne. Deux jours après, cependant, ils allaient d'île en île, cherchant s'ils ne le découvriraient pas ; mais tout fut inutile. Ils revinrent sur une côte où ils avaient trouvé trois cabanes, et résolurent de s'y installer pendant l'hiver. Jusque-là ils n'avaient vécu que de chair de morse abandonnée sur la grève. Un jour même ils en étaient venus à regretter cette nourriture corrompue, car ils n'avaient trouvé pour tout aliment que du cochléaria. Ils parvinrent enfin à surprendre quelques morses vivants , et éprouvèrent une singulière jouissance à manger cette chair fraîche. Un matin ils étaient allés à la pêche avec leur bateau, et le sort les avait favorisés : ils avaient tué plusieurs morses et se préparaient à regagner leur cabane. En ce moment, les glaçons flottants, qui s'étaient rapprochés peu à peu , se rejoignirent et leur fermèrent le passage. Ils ne voyaient devant eux qu'une masse de glace compacte, et leur île dans le lointain. Ils eussent pu l'atteindre en abandonnant leur bateau et leur pêche ; mais c'était là une perte à laquelle ils n'avaient pas la force de se résoudre. L'idée leur vint qu'un coup de vent pourrait bien ouvrir le passage qu'un coup de vent avait fermé. Dans cet espoir, ils tirèrent leur bateau, leurs morses sur la glace , et attendirent. Ils restèrent là deux jours, •:uurant de long en large pour se réchauffer, et souffrant
�LETTRES SUR LE NORD. 472 horriblement du froid et des tourbillons de neige que le vent chassait contre eux. A la fin, ne pouvant plus se tenir debout, ils se couchèrent sur la glace , hors d'état de faire la moindre tentative pour se sauver, et résignés à mourir. Au moment où ils s'abandonnaient ainsi à leur désespoir, ils sentirent que les glaces commençaient à se mouvoir.; bientôt ils les virent se fendre, s'écarter; ils remirent leur barque à flot et regagnèrent leur de-
meure. Ces matelots avaient été abandonnés au mois de septembre. Au commencement de novembre, la mer fut envahie par les glaces, et l'hiver leur apparut dans toute sa rigueur. Ils se firent une lampe avec le fond d'une bouteille ; la graisse de morse leur servait d'huile, et une corde leur servait de mèche. Ils firent des aiguilles avec de vieux clous, du fil avec des bouts de câble, et se façonnèrent des vêtements avec des peaux d'animaux. Après avoir ainsi pourvu aux premières nécessités de la vie, ils cherchèrent un moyen de se distraire , car les heures leur semblaient horriblement longues. Ils fabriquèrent des cartes avec des planchettes , sur lesquelles ils gravaient un signe de convention ; et, chose étrange ! dans leur délaissement, dans leur misère, ils se passionnaient tellement en jouant avec ces planchettes , qu'ils en venaient parfois à se battre. A.u commencement de décembre, l'un d'eux fut attaqué du scorbut et mourut trois semaines après. Il était d'une nature indolente , et ses camarades n'avaient pu réussir à lui faire prendre l'exercice nécessaire dans ces régions boréales. Les ours blancs avaient commencé à se montrer au mois d'octobre. Au milieu de l'hiver, les Norvégiens les virent venir fréquemment jusqu'à la porte de leur cabane, et en tuèrent plusieurs à coups de lance. Un jour ils en dépecèrent un, et mangèrent son foie avec avidité. Le lendemain ils ressentirent de violents maux de
�BEEREN-EILAND. — LE SPITZBERG.
47 3
tête, puis une profonde lassitude, et tous leurs membres se pelèrent. Au mois d'avril, ils tuèrent leur dernier ours. Il n'y avait plus autour d'eux ni monstres marins ni oiseaux , et bientôt ils furent tellement dépourvus de provisions , qu'ils en étaient réduits à mâcher des peaux de morse. Le 20 juin, ils aperçurent à une longue distance un bâtiment qui se dirigeait de leur côté. Le 22, ils n'en étaient plus qu'à six milles. Ils coururent à leur barque et arrivèrent à bord du navire , commandé par le capitaine Eschelds , d'Altona, qui s'empressa de leur donner les secours dont ils avaient besoin dans leur déplorable situation. Quelques jours après ils montèrent sur un autre navire, commandé par un capitaine de Vardô, et retournèrent avec lui en Finmark, où on les croyait à jamais perdus. Ils rapportaient, comme souvenir de leur séjour au Spitzberg, les cartes en bois qui leur avaient donné de si violentes émotions , et racontèrent leur hivernage au pasteur Aal, qui a bien voulu me transmettre leur récit. Je n'en finirais pas si je voulais redire les scènes douloureuses , les événements sinistres dont ces côtes du Spitzberg ont été le théâtre : le signe de la souffrance , les vestiges de la mort sont encore là. Dans toutes les baies où nous avons posé le pied, nous avons trouvé le sol creusé par la bêche du fossoyeur, le cercueil et la croix de bois. On rencontre surtout un grand nombre de ces tombes sur un des versants de l'île d'Amsterdam ; cette terre est la terre des morts, les vivants l'ont abandonnée, les morts seuls sont restés. Il est triste d'errer à travers ces tumulus de pierre renversés par l'orage, ces cercueils usés par le temps sur cette côte que nul soleil n'égayé, que nulle fleur ne décore , au bord de cette mer où le son lugubre de la rafale, le gémissement de la vague, ressemblent à un éternel chant de funérailles. Mais plus triste encore est l'aspect d'une autre grève où nous arrivâmes un soir, à la fin d'une de nos excursions : c'est à la pointe
�474
LETTRES SUR LE NORD.
nord-ouest du Spitzberg. Là on ne trouve point de tombe, les pêcheurs n'ont pas séjourné si loin; là il n'y a plus de traces humaines , et presque plus aucune trace de vie ; les montagnes , la grève, sont également nues. Le botaniste , après avoir parcouru les pics de roc et les vallées, s'en revint sans avoir pu même trouver une de ces fleurs débiles qui éclosent encore auprès de la baie Magdeleine, et le chasseur parcourut toute la grève sans voir un oiseau. Tandis que mes compagnons poursuivaient de côté et d'autre leurs explorations, je m'assis, avec un indicible sentiment de mélancolie , sur un bloc de granit au bord de la mer ; je ne voyais plus devant moi que l'immense espace des flots, coupé par les trois îles de Cloven Cliff, Fuglesang et Norway. L'Océan était sombre et immobile; le ciel chargé çà et là de quelques nuages lourds, et de tous côtés couvert d'un voile brumeux ; seulement, sur un des points de l'horizon on distinguait une lueur blanchâtre qui se déroulait sous les nuages comme un ruban d'argent : c'était le reflet des glaces éternelles. J'étais seul alors au milieu de la solitude immense ; nul bruit ne frappait mon oreille, nulle voix ne venait m'interrompre dans mon rêve. Les rumeurs de la cité, les passions du monde étaient bien loin. Mon pied foulait une des extrémités de la terre, et devant moi il n'y avait plus que les flots de l'Océan et les glaces du pôle. Non, je ne saurais exprimer toute la tristesse, toute la solennité de l'isolement dans un tel lieu , tout ce que l'âme, ainsi livrée à elle-même et planant dans l'espace, conçoit en un instant d'idées ardentes et d'impressions ineffaçables. Si dans ce moment j'ai désiré tenir entre mes mains la lyre du poëte, ce n'était qu'un vœu fugitif. J'ai courbé le front sous le sentiment de mon impuissance , et ma bouche n'a murmuré que l'humble invocation du chrétien.
FIN.
�TABLE DES MATIÈRES.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION LE MECKLEMBOURG
Pages. i
: Aspect du pays. —Sohwerin. — Ludv»igslust. — Mœurs des paysans. — Traditions populaires. — Histoire et mythologie 1 HAMBOURG : Panorama de la ville. — Histoire. — Esprit des habitants. — La côte de Holstein. — La tombe de Klopstock 43 LUBECK : Histoire primitive. — La cathédrale. — La danse des morts. — Overbeck 53 KIEL : Le bateau à vapeur. — Traditions de la mer Baltique 69 COPENHAGUE : Histoire. — Monuments. — La place royale. — La belle Dyveke. — L'Oestergade. — Les titres honorifiques 80 ÉTABLISSEMENTS LITTÉRAIRES DE COPENHAGUE : Université. — Bibliothèque. — Schumacher, comte de Griffenfeld. — Musées. — Thorvaldsen 95 PAYSAGES DANOIS : Le parc. — Elseneur. — Le tombeau d'Hamlet. — Roeskilde. — L'évêque Absalon. — L'Académie de Sorô. — Le château des Fredensborg. — Frédériksborg. — Chrétien IV. — Mathilde et Struensée 117 ASPECT DE LA SUÈDE : Manière de voyager. — Beauté du pays. — Coutumes suédoises. — Tableau d'hiver 142 LES MINES DE DANEMORA ET FAHLUN 157 SKOKLOSTER : Le Mâlar. — Histoire du château. — La famille Brahe. — Ebba Brahe et Gustave-Adolphe. — La bergère du Nord.... 167 STOCKHOLM : Tableau de la ville. — Histoire. — Monuments. — Mœurs des habitants. — Les Kalas. — L'exposition des fiancées. 184 UNIVERSITÉS SUÉDOISES : Lund. — La cathédrale. — Organisation universitaire. — Excursion champêtre. — Upsal. — Anciennes traditions. — La cathédrale. — Les professeurs. — La bibliothèque 201 CHRISTIANIA : Situation de la ville. — Maisons de campagne. — L'Université. — Le Storthing 224 LE DOVRE FIELD : Les bords du Miôssen. — Lille-Hammer. — Le Guldbrandsdal. — Église de Quam. — Le colonel Sainclair. — Jerkind. — Le Snâhatten. — L'aubergiste de Jerkind. — Traversée des montagnes. — Nouveaux aspects. — Traditions populaires , 236
�476
DBONTHEIM
TABLE
DES
MATIERES.
Pages.
: Tableau du soir. — Saint Olaf. — La caihédrale. — Munkholm. — La Munkgade. — Caractère des habitants. 266 SANDTORV : Le bateau à vapeur du Nord. — Les îles de roc. — Bodô'. — La pêcherie de Lofodden. — La demeure du marchand. 282 TBOMSÔ : Origine de la ville. — Assemblée de Lapons. — Aridité du pays. — Théâtre de société. — Excursion à Alten. — Les mines de Kaafiord. — Voyage en bateau. — La cabane du pêcheur. — Visite à une famille laponne 298 HAMMERFEST : Mouvement commercial. — Le Tyvefield. — Rigueur du climat. — Hvalsund. — La fiancée laponne. — Ole Olessen. — Ryppefiord. — La vieille laponne. — La prière du prêtre... 314 LE CAP NORD : Aspect des îles du Nord. — Magerô. — Mme Kiels. berg. — Ascension au cap Nord. — Retour à Magerô — Le marchand de Havsund 333 BOSSEKOP : Départ de Hammerfest. — Habitations de Bossekop. — Altengaard. — Raipass ■ 346 - LAPONIE : Voyages dans les montagnes. — Le bivouac. — Contes lapons. — Les marais et le désert. — Le troupeau de rennes. — Kautokeino.—Suwajervi 356 KARESUANDO : Le prêtre. — Le missionnaire. — Descente du Muonio. — Les cascades. — La Finlande. — Muonionùka. — Moeurs des Finlandais. — L'Eyanpaïkka. — Kengisbruk. — La maison de M. Ekstrôm. — Mattarengi 376 HAPARANDA : Accroissement progressif. — Décadence de Torneâ. — Paysage. — Caractère des Nordlandais. — Les Nybyggare. — La société des lecteurs. — Umeâ. — Le pasteur Graistrôm. 399 LES FÉROÉ : Départ du Havre. — Le pilote des îles. — La capitale des Féroé. — L'hôpital de Thorshavn. — Troupeaux de moutons. — Chasse dans les montagnes. — Pèche du dauphin. — Kirkebo. — Costume des habitants. — Contes et superstitions. — La danse nationale. — Monopole du commerce 41" BEEREN-EILAND.— LE SPITZBERG: Découverte deBarentz.—Aspect de Beeren-Eiland ou île Cherry. —Voyage dans la mer Glaciale. — L'île du prince Charles. — La baie Magdeleine. — Tableau du Spitzberg. — La tombe du pêcheur. — La pêche de la baleine. — Essai d'installation au Spitzberg. — Mort de sept Hollandais. — Persévérance des Russes. — Hivernage de quatre Norvégiens. — Ile d'Amsterdam. — La dernière pointe du Spitzberg 44G
FIN DE LA
TAULE DES MATIÈRES.
Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation, rue de Vanghard, 9, près de l'Odéon.
�
PDF Table Of Content
This element set enables storing TOC od PDF files.
Text
TOC extracted from PDF files belonging to this item. One line per element, looking like page|title
1|Préface de la première édition |4
1|Lettres sur le nord |12
2|Le Mecklembourg |14
2|Hambourg |56
2|Lubeck |66
2|Kiel |82
2|Copenhague |93
2|Etablissements littéraires de Copenhague |108
2|Paysages danois |130
2|Aspect de la Suède |155
2|Les mines de Danemora et Fahlun |170
2|Skokloster |180
2|Stockholm |197
2|Les universités suédoises |214
2|Christiania |237
2|Le dovre Field |249
2|Drontheim |279
2|Sandtorv |295
2|Tromsö |311
2|Hammerfest |327
2|Le Cap Nord |346
2|Bossekop |359
2|Laponie |369
2|Karesuando |389
2|Haparanda |412
2|Les Féröe |430
2|Beeren-Eiland. Le Spitzberg |459
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/76610cc3b6bc9a913077afe13985b899.pdf
6b471bf5cbc119ccbd40ccf338180c16
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
An account of the resource
A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
Document
A resource containing textual data. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Manuel de gymnastique à l'usage des écoles primaires, des écoles normales primaires, des lycées et des collèges
Subject
The topic of the resource
Education physique
Manuels d'enseignement
Description
An account of the resource
1 vol. au format PDF (231 p.), 18 cm. Ouvrage publié conformément aux programmes officiels annexés au décret impérial du 3 février 1869. Comprend 170 figures dans le texte et 4 planches de machines gymnastiques.
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Vergnes, Charles-Charlemagne
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie de L. Hachette et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1886
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-17
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/109545400
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 70 246
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
Rights Holder
A person or organization owning or managing rights over the resource.
Université d'Artois
PDF Search
This element set enables searching on PDF files.
Text
Text extracted from PDF files belonging to this item.
��A LA MÊME LIBRAIRIE
LA GYMNASTIQUE
envisagée au point de vue de l'anatomie, de
M.
la physiologie et de l'hygiène, par le ministère de l'instruction Bergeron. I volume in-lî.
le docteur M.
HILLAIRET,
rapporteur de la Commission de gymnastique instituée près publique, et le docteur
PARIS. —
IMPRIMERIE VALLÉE,
16,
HUE BU CROISSANT.
�ÎMorit
& !'IaTeataire
M
tu
\t S»
S* *
MANUEL
GYMNASTldBt
à l'usage
DES ÉCOLES PRIMAIRES, DES ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES DES LYCÉES ET DES COLLÈGES
rr
G.
VERGNES
A
Capitaine instructeur de gymnastique du régiment des Sapeurs-Pompiers deu/a^ '/ Membre de lu Commission de gymnastique instituée au ministère de l'instruction publique
? >13ClrVt<l
i"
i
5
*3 £
OUVRAGE PUBLIC CONFORMEMENT AUX PROGRAMMES OFFICIELS ANNEXÉS AU DÉCRET IMPÉRIAL DU 3 FÉVRIER 1869 Avec 170 figures dans le texte
t \ planches do machines gymnasti
PARIS
LIBRAIRIE DE
BOULEVARD
I. HACHETTE ET
N°
SAINT-GERMAIN,
77
1869
Droits de reproduction et (le traduction réservés!
��DEVOIRS GÉNÉRAUX DU
Le professeur se conformera strictement aux instructions renfermées dans le programme; il ne tolérera, dans aucun cas, des exercices exagérés de force ou d'adresse qui pourraient occasionner des accidents. Il s'appliquera à développer les facultés physiques des élèves, par un travail sagement mesuré, à faire naître en eux la confiance et l'énergie que peuvent réclamer les diverses circonstances de la vie, et il s'attachera à leur rendre tous les exercices aussi faciles et agréables que possible, en prenant les précautions nécessaires pour éviter qu'ils se blessent ou se découragent. Le professeur ne devra jamais oublier que le plaisir et la sécurité sont les premiers et les plus sûrs éléments de succès des exercices gymnastiques. Il évitera d'être brusque avec les élèves, de laisser tourner leurs
l
�2 DEVOIRS DU PROFESSEUR efforts en ridicule quand ils ne réussiront pas, et de les punir pour des maladresses involontaires. Enfin, il ne devra pas exiger des élèves une attitude qui puisse les fatiguer sans utilité, et, tout en maintenant l'ordre et la discipline ; il réprimera avec douceur les élans de joie et de pétulance auxquels peuvent prêter ces exercices qui ont tant d'attrait pour eux, quand ils sont bien dirigés.
�THÉORIE
ÉCOLES PRIMAIRES
PREMIÈRE PARTIE
POUR LES ÉLÈVES DE NEUF ANS ET AU-DESSOUS
MOUVEMENTS PRÉLIMINAIRES
Formation des pelotons.
Chaque peloton doit être composé de vingt élèves, au plus. Le professeur fait d'abord placer les élèves en ligne, par rang de taille et coude à coude ; puis il forme les pelotons par gradation, de manière que celui qui est composé des plus grands élèves se trouve en avant. Il fait alors numéroter les élèves dans ,chaque peloton et les aligne par les moyens indiqués ci-après, page i (alignement à droite ou à gauche), en ayant soin de ménager un intervalle de trois ou quatre pas entre chaque peloton, afin que les élèves puis sent exécuter ensemble tous les mouvements prélimin aires sans se gêner les uns les autres.
�4
THEORIE
Le professeur est secondé par des moniteurs qu'il choisit parmi les élèves les mieux exercés. Station régulière du corps. Les talons réunis sur la même ligne ; les pieds un peu moins ouverts que l'équerre et également tournés en dehors ; le corps d'aplomb sur les hanches ; les épaules effacées ; les bras pendant naturellement ; la paume des mains en dehors; la tète droite sans être gênée. Alignements à droite ou à gauche. Le professeur commande : 1. A droite (ou à gauche), — ALIGNEMENT. A ce commandement, les élèves tournent la tète à droite (ou à gauche) sans brusquer le mouvement et fixent les yeux sur la ligne des yeux des élèves du même rang, afin de juger s'ils sont en avant ou en arrière de l'alignement sur lequel ils doivent se porter par de petits pas. Le professeur, ayant rectifié l'alignement, commande:
FIXE.
A ce commandement, les élèves replacent la tête dans la position directe. Faire face à droite ou à gauche. Le professeur commande : 1. Pdoton, par le flanc droit (ou gauche). 2. A DROITE (OU A GAUCHE). Au deuxième commandement, les élèves tournent sur le talon gauche, élevant un peu la pointe de ce pied, et rapportent en même temps le talon droit à côté du gauche et sur la même ligne. Demi-tour à droite. Le professeur commande : 1. l\loton. 2. DEMI-TOUR , — A DROITE. Au commandement de demi-tour, les élèves font un demi-à-droite, portent le pied droit en arrière, le
�ÉCOLES PRIMAIRES,
PREMIÈRE PARTIE
B
milieu du pied vis-à-Yis, et à huit centimètres environ du talon gauche. Au commandement de à droite, les élèves tournent sur les talons, en élevant un peu la pointe des pieds, les jarrets tendus, font face en arrière et rapportent en même temps le talon droit à côté du gauche. Le professeur veille à ce que ces mouvements ne dérangent pas l'aplomb du corps.
Principes du pas accéléré.
La longueur du pas accéléré est, au plus, de soixantecinq centimètres, à compter d'un talon à l'autre, et sa vitesse de cent dix par minute. Le professeur, se plaçant à dix ou douze pas des élèves et leur faisant face, explique les principes du pas; il l'exécute lui-même afin de joindre l'exemple au principe, et il commande : 1. Peloton en avant. 2. MARCHE. . \ „ Au premier commandement, les élèves portent le poids du corps sur la jambe droite. Au commandement de marche, ils portent le pied gauche en avant, à une distance proportionnée à leur taille, la pointe du pied légèrement tournée en dehors ainsi que le genou; ils posent, sans frapper, le pied gauche à plat, tout le poids du corps se portant sur le pied qui pose à terre. Les élèves portent ensuite la jambe droite en avant, le pied passant près de terre, le posent à la même distance et de la même manière qu'il vient d'être expliqué pour le pied gauche, et continuent de marcher ainsi, sans que les jambes se croisent, sans que les épaules tournent, en laissant aux bras un mouvement d'oscillation naturelle, et la tète restant toujours dans la position directe. Lorsque le professeur veut arrêter la marche, il commande : '1. Peloton. 2. HALTE. . Au commandement de halle, qui s'exécute indistinctement sur l'un ou l'autre pied, mais qui se fait un mo-
�6
THÉORIE
meriL avant que l'on soit prêt à poser le pied à terre, les élèves rapportent le pied qui est en arrière à côté de l'autre, sans frapper. Le professeur indique de temps en temps aux élèves la cadence du pas, en faisant le commandement de un quand le pied gauche pose à terre; et celui de deux quand c'est le pied droit, et en observant la cadence de cent dix à la minute.
PRENDRE LES DISTANCES
POUR L'EXÉCUTION DES EXERCICES ÉLÉMENTAIRES
Prendre la petite distance sur la droite.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Sur ta droite prenez la petite distance. 3. MARCHE. i. A droite, — ALIGNEMENT. 5. FIXE. Le commandement attention n'est qu'un commande-
ment d'avertissement pour fixer l'attention des élèves, avant chaque exercice.
�ÉCOLES PRIMAIRES,. PREMIÈRE PARTIE
7
Au deuxième commandement, les élèves, excepté le premier de chaque peloton, placent la main droite sur la hanche, les doigts en avant, le pouce en arrière. Au troisième commandement, ils se portent à gauche, de manière que leur coude droit touche légèrement le hras gauche de leur voisin de droite. Au quatrième commandement, les élèves tournent la tête à droite et s'alignent d'après les principes prescrits à la page 4. Au cinquième commandement, ils laissent tomber le bras droit et reprennent la position dans le rang les poings fermés, les ongles en avant. Prendre la petite distance sur la gauche. Ce mouvement s'exécute d'après les mêmes principes et par les moyens inverses de ceux qu'on emploie pour prendre la petite distance sur la droite. Prendre la petite distance sur le centre. Le professeur, après avoir désigné l'élève du centre de chaque peloton, commande : 1. Attention. 2. Sur le centre prenez la petite distance. 3. MARCHE. 4. Sur le centre, — ALIGNEMENT.
5. FIXE.
Au deuxième commandement, l'élève du centre de chaque peloton ne bouge pas; ceux de gauche placent la main droite sur la hanche et ceux de droite placent la main gauche. Au troisième commandement, ils prennent leur distance en se portant à droite et à gauche. Au quatrième commandement, ils s'alignent sur le centre d'après les principes prescrits. Au cinquième commandement, ils laissent tomber le bras dans le rang et replacent la tète directe. Prendre la grande distance sur la droite. Le professeur commande : 1. Attention.
�8
THÉORIE
2. Sur la droite prenez la grande distance. 3. MARCHE. 4. A droite, — ALIGNEMENT. 8. FIXE. Au deuxième commandement, tous les élèves, excepté
Au troisième commandement, ils se portent à gauche,
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
9
allongent le bras droit de toute sa longueur, maintiennent les épaules carrément et réunissent les talons. Au quatrième commandement, les élèves s'alignent à droite, d'après les principes prescrits. Au cinquième commandement, ils laissent tomber le bras droit et reprennent la position dans le rang, les poings fermés, les ongles en avant.
Prendre la grande distance sur la gauche.
Ce mouvement s'exécute d'après les mêmes principes et par les moyens inverses de ceux qu'on emploie pour prendre la grande distance sur la droite.
Prendre la grande distance sur le centre.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Sur U centre prenez la grande distance. 3. MARCHE. A. Sur le centre, — ALIGNEMENT. 5. FIXE. Au deuxième commandement, l'élève du centre de
chaque peloton ne bouge pas; ceux de gauche placent la main droite sur l'épaule gauche de leurs voisins de
�10
THÉ OB LE
droite, et ceux de droite placent la main gauche sur l'épaule droite de leurs voisins de gauche. Au troisième commandement, les élèves de gauche se portent à gauche et ceux de droite se portent à droite,
Au quatrième commandement, tous s'alignent sur le centre. Au cinquième commandement, ils laissent tomber le bras dans le rang et replacent la tète directe.
Serrer les intervalles.
Le professeur commande : 1. Sur la droite, sur la gauche, ou sur le centre, serrez les intervalles. 2. MARCHE. Au commandement de marche, les élèves appuyent surua droite, sur la gauche ou sur le centre, et se placent coude à coude.
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
11
EXERCICES
ELEMENTAIRES
SÉRIE)
( PREMIÈRE
Les pelotons étant formés et les élèves ayant pris la' grande ou la petite distance, le professeur leur fait exécuter les exercices élémentaires dans l'ordre suivant : 1er
EXERCICE.
— Tourner la tête à droite et à gauche.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Tournez la tête à droite et à gauche. 3. UN. 4. DEUX. 5. FIXE. Au commandement de un, tourner très-lentement la tète vers l'épaule droite, en donnant à ce mouvement le plus d'extension possible. Au commandement de deux, la tourner de la même manière vers l'épaule gauche, et continuer ainsi. Au commandement de fixe, cesser co mouvement, et replacer la tète dans la position directe.
2E EXERCICE.
— Fléchir la tête en avant et en arrière.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion de la tête en avant et en 3. UN. /V\ 4. DEUX. /fÇ ' 5. FIXE. /cb Au commandement de «fi.^iicliner poitrine.
�12
THÉORIE
Au commandement de deux, la relever, l'incliner en arrière et continuer ainsi. •
Au commandement de fixe, replacer la tète droite.
3
E
EXERCICE.
— Fléchir la tête vers la gauche et vers la droite.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion de la tête vers la gauche et vers la droite. .
3. UN. 4. DEUX: 5. FIXE.
Au commandement de un, incliner lentement la tète vers la gauche, comme si on voulait la coucher sur l'épaule. Au commandement de deux, la redresser et l'incliner de même vers la droite. Continuer ainsi. Au commandement de fixe, replacer la tête droite.
4
E
— Mouvement vertical des bras sans flexion, en deux tsmps. Le professeur commande : 1. Attention.
EXERCICE.
�ÉCOLES PRIMAIRES, RRÈMIÈRE PARTIE
13
2. Elevez et abaissez les bras sans flexion; en deux temps.
3. COMMENCEZ.
t\
4. CESSEZ. Au commandement de commencez, «lever vivement les bras verticalement sans les fléchir, les poings fer niés, les ongles en dedans, en comptant un; les ramener de même à la première position, en comptant deux; continuer jusqu'au commandement de cesses. 5e
EXERCICE. — Mouvement alternatif des avant-bras (flexion et extension), en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif des avant-bras, en deux temps.
3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ. Au commandement de commences, plier le bras droit, le coude restant près du corps ; porter le poing à- l'épaule, en comptant un ; développer le bras et ramener le poing près,de la cuisse, en comptant deux. Exécuter le même mouvement du bras gauche et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. 6e
EXERCICE.
— Mouvement simultané des avantbras (flexion et extension), en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement simultané des avant-bras; en deux temps.
3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ. Au commandement de commencez, plier les bras, .les coudes restant près du corps; porter les poings aux épaules, en comptant un; développer les bras et ramener les poings près des cuisses, en comptant deux et continuer jusqu'au commandement de cessez.
�14
7E EXERCICE.
THÉORIE
— Mouvement alternatif et vertical des bras (flexion et exttnsion), en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif et vertical des bras; en quatre temps.
3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ. Au commandement de commencez, fléchir le bras droit et porter le poing à l'épaule, en comptant un; élever ensuite le bras verticalement, en comptant deux ; ramener le poing à l'épaule, en comptant trois; laisser tomber le bras à sa première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement du bras gauche et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez.
8E EXERCICE.
— Mouvement simultané et vertical des bras (flexion et extension), en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. Mouvement simultané et vertical des bras; en quatre temps.
2. 3. COMMENCEZ.
4.
CESSEZ.
Au commandement de commencez, fléchir les bras et porter les poings aux épaules, en comptant un; élever les bras verticalement, en comptant deux; ramener les poings aux épaules en comptant troi<; laisser tomber les bras à leur première position, en comptant quatre. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez.
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
lïi
9e
EXERCICE. — Mouvement alternatif de flexion et d'extension des articulations des pieds, les mains sur les hanches; en deux temps.
Le professeur commande ; 1. Attention. 2. Mouvement alternatif de flexion et d'extension des pieds; en deux temps.
3. MAINS SUR LES HANCHES.
4. COMMENCEZ. 5. CESSEZ. Au troisième commandement, placer les mains sur les hanches, les doigts réunis en avant, les pouces en arrière. Au commandement de commences, lever les talons l'un après l'autre, le plus possible à temps égaux, la pointe des pieds ne quittant pas le sol, le corps restant droit et en équilibre. Continuer jusqu'au commandement de cesses. A ce commandement, cesser le mouvement et laisser tomber les bras à leur première position. 10e EXERCICE. — Mouvement d'extension des membres inférieurs et élévation du corps sur la pointe des pieds, les mains sur les hanches ; en deux temps. Le professeur commanie : 1. Attention. 2. Elévation du corps sur, la pointe des pieds ; en deux temps.
3. MAINS SUR LES HANCHES.
4. COMMENCEZ. 8. CESSEZ. Au troisième commandement, placer les mains sur les hanches. Au commandement de commencez, élever le corps sur la pointe des pieds, les jarrets tendus, en comptant un; ramener les talons à terre, en comptant deux, et continuer le mouvement jusqu'au commandement de cessez.
�•16
11° EXERCICE.
THÉORIE
— Flexion des extrémités inférieures et mouvement vertical des bras ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion des extrémités inférieures et mouvement vertical des bras; en quatre temps. 3. EN POSITION.
4. COMMENCEZ.
3. CESSEZ. Au troisième commandement, rapprocher les pieds l'un contre l'autre et porter le haut du corps un peu en avant. Au commandement de commences, abaisser le corps en pliant les jarrets, de manière que les cuisses touchent, autant que possible, les mollets, en comptant un; les bras tombant naturelle ment, le poids du corps portant sur la pointe des pieds, se relever, le corps d'aplomb, fléchir les bras et porter les poings aux épaules, en comptant deux; élever les bras verticalement, en comptant trois ; ramener les poings à hauteur des épaules, en comptant quatre, et répéter le mouvement, en partant de cette dernière position. Au commandement de cesses, laisser tomber les bras à leur première position et ouvrir la pointe des pieds.
12E EXERCICE.
— Mouvement horizontal des bras en avant ; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention,
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
17
2. Mouvement horizontal des b.as en avant; en deux temps.
3. EN POSITION.' 4. COMMENCEZ.
8. CESSEZ. Au troisième commandement, placer les bras horizontalement en avant, les poings fermés, les ongles en dedans. Au commandement de commencez, retirer vivement les coudes en arrière, en rasant le corps, les bras fléchis , en comptant un ; les reporter en avant, en comptant deux; et continuer ainsi jusqu'au commandement de cesses. A ce commandement, laisser tomber les bras à leur première position.
13E EXERCICE.
—Mouvement de flexion et d'extension des bras portés alternativement en avant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif de flexion et d'extension des bras en avant; en quatre temps.3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, fléchir le bras droit et porter le poing à l'épaule, en comptant un; étendre le bras en avant, en comptant deux ; ramener le poing à l'épaule, en comptant trois ; laisser tomber le bras à sa première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement du bras gauche et continuer, des deux bras alternativement, jusqu'au commandement de cesses.
14? EXERCICE.
—Mouvement de flexion et d'extension des bras portés simultanément en avant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement simultané' de flexion et d'extension des bras en avant ; en quatre temps.
1
�18
THÉORIE
3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ. Au commandement de commences, fléchir les bras et porteries poings aux épaules, en comptant un; étendre les bras en avant, en comptant deux; ramener les poings aux épaules, en comptant trois; laisser tomber les bras à leur première position, en comptant quatre. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cesses.
18E EXERCICE. — Mouvement alternatif ' des bras (flexion et extension) et des jambes en avant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif des bras et des jambes en avant; en quatre temps. 3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ. Au commandement de commences, fléchir le bras droit et porter le poing à l'épaule, en comptant un; étendre le bras horizontalement en portant le pied droit enavant (1), en comptant deux; le jarret droit plié, la jambe gauche tendue, ramener le poing à l'épaule, en comptant trois; rapporter le talon droit à côté du gauche et laisser tomber le bras à sa première position, en comptant quatre. Continuer jusqu'au commandement de cesses. Exécuter le même mouvement avec les extrémités gauches.
16E EXERCICE. — Mouvement simultané des bras (flexion et extension) et alternatif des jambes en avant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement simultané des bras et alternatif des jambes, en avant; en quatre temps. (1) Toutes les fois que les élèves déplaceront un pied, soit à droite, soit à gauche, soit en avant, .soit en arrière, ils le porteront à une distance proportionnée à leur taille, de manière à n'être pas gênés dans la position.
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
19
3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ. Au commandement de commences, fléchir les bras et porter les poings aux épaules, en comptant un; étendre les bras horizontalement, en portant le pied droit en avant, en comptant deux; le jarret droit plié, la jambe gauche tendue, ramener les poings aux épaules, en comptant trois; rapporter le talon droit à côté du gauche et laisser tomber les bras à leur première position, en comptant quatre. Continuer ce mouvement, des deux jambes alternativement, jusqu'au commandement de cessez.
17° EXERCICE.
— Flexion des articulations des extrémités inférieures, les bras placés horizontalement; en trois temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion des extrémités inférieures, les bras placés horizontalement; en troiï temps. 3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. 5. CESSEZ. Au troisième commandement, rapprocher les pieds l'un contre l'autre et porter lehaut du corps un peuenavant. Au commandement de commencez, abaisser le corps en pliant les jarrets, de manière que les cuisses touchent, autant que possible, les mollets, en comptant un, les bras tombant naturellement , le poids du corps portant sur la pointe des pieds ; étendre parallèlement les bras en avant, les poings à hauteur des épaules, en comptant deux; se relever, le corps d'aplomb, et laisser tomberles brasàleur première position, en comptant trois. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, reprendre la première position.
�20
18° EXERCICE.
THÉORIE
— Flexion des articulations des extrémités inférieures, les bras placés verticalement ; en trois temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion des extrémités inférieures, les bras placés verticalement; en trois temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. 8. CESSEZ.
Au troisième commandement, rapprocher les pieds l'un contre l'autre et porter le haut du corps un peu en avant. Au commandement de commencez, abaisser le corps, en pliant les jarrets, de manière que les cuisses touchent, autant que possible, les mollets, en comptant un, les bras tombant naturellement, le poids du corps portant sur la pointe des pieds ; élever' les bras parallèlement et verticalement, en comptant deux; se relever, le corps d'aplomb, et laisser tomber les bras à leur première position, en comptant trois. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, reprendre la première position.
19
E
EXERCICE.
i
— Flexion de la jambe sur la cuisse (cadence modérée, accélérée ou de course).
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Fbxion de la jambe sur la cuisse (cadence modérée, accélérée ou de course)
3. MARCHE.
4. Peloton. — HALTE. Au commandement de marche, fléchir la jambe gauche en arrière, en conservant la cuisse et le corps droits; ramener le pied à terre ; exécuter le même mouvement delà jambe droite et continuer ainsi jusqu'au commandement de peloton, — halte. A ce commandement, rapporter le pied qui est en l'air à. côté de l'autre.
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
23
20
E EXERCICE. — Flexion et élévation de la cuisse sur le tronc,' la jambe en demi-flexion (cadence modérée, accélérée ou de course).
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion et élévation de la cuisse et de la jambe (cadence modérée, accélérée ou de course).
3. MARCHE.
Peloton, — HALTE. Au commandement de marche, élever le genou droit, la cuisse placée horizontalement, la jambe tombant naturellement, la pointe du pied baissée et légèrement tournée en dehors, et ramener le pied à terre. Exécuter le même mouvement de la jambe gauche et continuer ainsijusqu'au commandement de peloton, — halte. Dans la cadence de course, le mouvement s'exécute par un sautillement alternatif sur la pointe des pieds. Cet exercice s'exécute aussi en plaçant les mains sur les hanches.4. 21
E
EXERCICE. (1).
rhique) avant
1.
— Mouvement simultané (exercice pyrdes extrémités droites (ou gauches), en
Le professeur commande : Attention. 2. Exercice pyrrhique, les extrémités droites en avant.
3. EN POSITION. 4. MARCHE. 5.
Peloton,
— HALTE.
(1) Afin de pouvoir exécuter ces mouvements avec grâce et sans trop de fatigue, les élèves devront être préalablement exercés à faire des mouvements de pronation, de supination du poignet, en traçant dans l'espace un huit de chiffre.
�22
THEORIE
Au troisième commandement, faire un demi-à-gauche sur le talon gauche, porter le pied droit en avant, le jarret plié, la jambe gauche tendue, le bras droit allongé en avant, le poing fermé et à hauteur de l'épaule, les ongles légèrement en dessus, le bras gauche le long du corps, le "V*. poing fermé et détaché de la cuisse, la tête droite, l'épaule gauche effacée. K/ ï\ Au commandement de marche, redresser le corps, rap'^sv^a porter le pied droit près du milieu du pied gauche, tourner en même temps l'avant-bras droit de manière que, décrivant un cercle de bas en haut, le poignet vienne raser la poitrine; développer le bras vigoureusement, reporter le pied droit en avant, la jambe gauche tendue, le pied à plat, le bras gauche restant allongé le long de la cuisse. Cet exercice est soumis à un rhythme : compter un lorsque le pied droit pose à terre, répéter le même mouvement, en comptant deux, et continuer ainsi, en comptant un, deux, un, deux ; jusqu'au commandement de peloton, — halte. A ce commandement, se redresser, faire un demi-àdroite sur le talon gauche et revenir à la première position. On exerce les extrémités gauches d'après les mêmes , principes.
22
E EXERCICE. — Flexion du corps en avant et en arrière, les mains dirigées vers le sol; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion du corps en avant et en arrière; en deux temps. 3. EN POSITION.
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
23
4. COMMENCEZ. 5. CESSEZ. Au troisième commandement, rapprocher les pieds l'un contre l'autre. Au commandement de commencez, fléchir le corps en -avant sans plier les jarrets; toucher le sol avec l'extré-
mité des doigts, la paume des mains tournée vers le corps, en comptant un; se redresser, courber le corps en arrière, en comptant deux ; les épaules effacées, les bras fléchis, les poings fermés et les coudes en arrière. Fléchir de nouveau le corps en avant et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, reprendre la première position.
23E EXERCICE.—
Flexion latérale du corps, à droite et à gauche, les mains sur les hanches; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion latérale du corps à droite et à gauche; en deux temps.
3. MAINS SUR LES HANCHES.
4. COMMENCEZ. 5. CESSEZ. Au troisième commandement, placer les. mains sur les hanches.
�24
THÉORIE
Au commandement de commencez, pencher, le plus possible, le haut du corps à droite, en comptant un; se redresser ensuite dans la position verticale, exécuter le môme mouvement à gauche, en comptant deux ; et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, reprendre la première position.
24
E EXERCICE. — Flexion du corps en avant sur la cuisse droite (ou gauche) et mouvement vertical des bras ; en quatre temps.
Lé professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion du corps en avant sur la cuisse droite, et mouvement vertical des bras; en quatre temps. 3. EN POSITION.
4. COMMENCEZ. 5. CESSEZ.
I
Au troisième commandement, porter le pied„jarpit en avant, le jarret plié, la jambe gauche tendue. Au commandement de commencez, incliner fortement le haut du corps en avant en conservant le jarret gauche tendu, et porter les poings près du sol, en comptant un; se redresser, porter les poings aux épaules, en comptant deux; développer les bras verticalement, en comptant trois; ramener les poings aux épaules, en comptant quatre. Continuer ainsi, en partant de cette dernière position, jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, laisser tomber les bras à leur première position et rapprocher le- talon droit du talon gauche. Exécuter le même exercice sur la jambe gauche. Cet exercice s'exécute aussi en pivotant sur les talons (volte-face).
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
2o
EXERCICES
DE
LA
CANNE
Ou de la barre à sphères
(PREMIÈRE SÉRIE)
Les pelotons étant formés comme il est indiqué à la page 3, et les élèves tenant dans la main gauche la canne placée verticalement sur le côté, le professeur leur fait prendre la grande distance, et, après le commandement de fixe, i commande : 1. Numéros pairs, deux pas en avant. 2. MARCHE. Au commandement de marche, les numéros pairs se portent à deux pas en avant. Le professeur commande ensuite : 3. LA CANNE DANS LES DEUX MAINS. A ce commandement, les élèves descendent la canne devant eux, la saisissent des deux mains, près des extrémités; les bras tombant naturellement. lGr
EXERCICE.
— Élever la canne et la porter horizontalement en avant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Elevez et portez la canne horizontalement en avant; en quatre temps. 3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, élever la canne à hauteur des épaules, en comptant un; la porter horizon-
�THÉORIE
talement en avant, en comptant deux; la ramener près des épaules, en comptant trois; revenir à la première position, en comptant quatre. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez.
'2° EXERCICE.
— Elever la canne et la porter horizontalement à gauche et à droite; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Elevez et portez la canne horizontal: ment à gauche et à droite; en deux temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. 5. CESSEZ.
Au troisième commandement, élever la canne hauteur des épaules.
à
"—-—^--^
3
E
-
Au commandement de commencez, porter la canne horizontalement à gauche, le hras gauche développé, le droit raccourci et près du corps, en comptant un; la porter ensuite à droite en développant le bras droit,. le gauche raccourci et près du corps, en comptant deux. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, ramener la canne vers le milieu du corps, et la replacer ensuite à sa première position.
EXERCICE. — Élever la canne et la porter horizontalement à droite et à gauche ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Elevez et portez la canne horizontalement à droite et à , tjauche; en quatre temps.
�ÉCOLES PKIMAIKES, 34. COMMENCEZ. CESSEZ.
PREMIÈRE
PARTIE
27
Au commandement de commencez, élever la canne à hauteur des épaules, en comptant un; la lancer horizontalement à droite, en comptant deux; la ramener vers le milieu du corps, en comptant trois; revenir à la première position, en comptant quatre. Exécuter le même exercice du côté gauche et continuer jusqu'au commandement de cessez.
4E EXERCICE.
— Paire passer, sans interruption, la canne autour du corps; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 1. Mouvement continu de la canne autour du corps; en deux temps. 3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ.
Au commandement de commencez , élever la canne avec la main droite ; passer l'avant-bras par-dessus la tête, la main gauche restant à sa position, allonger le bras droit en arrière, en comptant un; élever ensuite la canne avec la main gauche, passer l'avant-bras par-dessus la tète, la main droite restant à sa position, allonger le bras gauche en avant, en comptant deux. Continuer sans s'arrêter ce mouvement alternatif jusqu'au commandement de ctssez. Le mouvement par la gauche s'exécute d'après les mêmes principes et par les moyens inverses. 5e
EXERCICE.
— Faire passer la canne par-dessus la tête, en avant et en arriére ; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. • 2. Passez la canne par-dessus la tête, en avant et en arrière; en deux temps.
�28
THEORIE
3. 4.
COMMENCEZ. CESSEZ.
Au commandement de commencez, faire passer la canne par-dessus la tête, les bras allongés, la descendre derrière le corps, le plûs possible, sans cambrer les reins, en comptant un; faire repasser la canne pardessus la tête , le bras allongé, la ramener à sa première position, en comptant deux. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez.
E
6
EXERCICE. — Elever la canne et la porter horizontalement en avant, avec mouvement de jambes; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Élevez et portez la canne horizontalement en avant avec mouvement de jambes; en quatre temps. 3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ. Au commandement de commencez, élever la canne à hauteur des épaules, en comptant un : la lancer horizontalement devant soi, et porter le pied droit en avant, en comptant datx; la jambe droite pliée, le jarret gauche tendu, ramener la canne près du corps, en comptant trois ; rapprocher le pied droit du gauche, et descendre la canne à sa première position, en comptant quatre.
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
20
i Continuer ce mouvement, des deux jambes alternativement, jusqu'au commandement de cesses.
7(! EXERCICE.
— Porter la canne verticalement, à droite et à gauche, en fléchissant le corps; en deux temps.
Le professeur commande : 1. A Mention. 2. Portez la canne verticalement à droite et à gauche en fléchissant le corps; en deux temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. 8. CESSEZ.
Au troisième commandement, élever la canne audessus de la tète, les bras allongés, les yeux suivant le mouvement. Au commandement de commencez, pencher le corps à droite, porter la canne verticalement sur le côté, le bras gauche au-dessus de la tète, les jambes légèrement pliées, en comptant un ; ramener la canne au-dessus de la tète, en redressant le corps, et exécuter, sans s'arrêter, le même mouvement du côté gauche, en comptant deux. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, revenir à la première position.
8E EXERCICE.
— Flexion des extrémités inférieures, la canne étant placée verticalement derrière le corps ; en trois temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion des extrémités inférieures, la canne placée verticalement derrière le corps; en trois temps.
3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ.
Au commandement de commencez J^ë avec la main droite, passer l'avant-bras par-dessus tète, la main gauche placée en #fteèrc, la paume ris i avant, maintenir la canne à la pôéi comptant un; fléchir les jarrets,
�THÉORIE
la carme vers le sol, en comptant deux: se redresser, repasser l'avant-bras droit par-dessus la tète et revenir à la première position, en comptant trois. Exécuter le même mouvement du côté gauche et continuer ainsi jusqu'au commandement de cesses..
9° EXERCICE.
— Flexion du corps en avant sur la cuisse droite [ou gauche) et mouvement vertical du bras droit [ou gauche), la main libre sur la hanche ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion du corps sur la cuisse droite et mouvement vertical du bras droit; en quatre temps.
3. EN POSITION. COMMENCEZ.
i.
5. CESSEZ.
Au troisième commandement , saisir la canne par le milieu avec la main droite: placer la main gauche sur la hanche et porter le pied droit en avant. Au commandement de commences, courber le corps en avant, le jarret droit fléchi, la jambe gauche tendue, porter la canne en avant du pied droit et près du sol, en comptant un ; se redresser en montant la canne près du corps, jusqu'à hauteur des épaules, en.comptant deux; élever la canne au-dessus de la tête, en renversant le haut du corps en arrière, en comptant trois ; la ramener à hauteur des épaules, en comptant quatre. Continuer le mouvement, en partant de cette dernière position, jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, descendre la canne à sa posi-
�ECOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
31
lion.; la ressaisir des deux mains, et ramener le pied droit à côté du gauche. Exécuter le même exercice avec les extrémités gauches.
10° EXERCICE.
— Grand cercle en avant sur le pied droit (ou gauche); en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Grand cercle en avant sur le pied droit; en deux temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. 5. CESSEZ.
Au troisième commandement, porter le pied droit en avant. Au commandement de commencez, faire monter la canne le long du corps en se renversant en arrière et en courbant les poignets; tourner ensuite la paume des mains en avant, au moment où la canne passe à hauteur des épaules ; continuer del'élever le pluspossible au-dessus de la tète, en comptant un; la descendre devant soi, les bras allongés , de manière à lui faire décrire un cercle, en comptant deux ; la faire monter de nouveau près du corps, en se renversant en arrière, et continuer jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, cesser le mouvement et ramener le pied droit à côté du gauche. L'exercice sur le pied gauche s'exécute d'après les mêmes principes.
11E EXERCICE.
— Flexion du corps en avant sur la jambe droite (ou gauche) et mouvement vertical de la canne ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion du corps en avant sur la jambe droite, et mou- _ vement vertical de la canne ; en quatre temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. 8. CESSEZ.
�32
THÉORIE
Au troisième commandement, porter le pied droit en avant, les jarrets tendus. Au commandement de commencez, courber le corps
en avant, en fléchissant le jarret droit, la jambe gauche tendue; porter la canne en avant du pied droit et près du sol, en comptant un; se redresser en montant la canne près du corps, jusqu'à hauteur des épaules, en comptant deux ; élever la canne au-dessus de la tète, en renversant le haut du corps en arrière, en comptant trois; la ramener à la hauteur des épaules en comptant quatre. Continuer le mouvement, en partant de cette dernière position, jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, descendre la canne à sa position et ramener le pied droit à côté du gauche. Exécuter le même exercice sur la jambe gauche.
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
33
EXERCICES D'APPLICATION (1)
COURSES
Course cadencée.
Les élèves ayant pris la petite ou la grande distance, le professeur leur fait faire parle flanc droit (ou gauche) et place un moniteur en tête du peloton pour régler son pas et le conduire, puis il commande : 1. Peloton en avant, course cadencée.
2. EN POSITION.
3. MARCHE. Au deuxième commandement, fléchir les bras, les coudes en arrière, les poings près des hanches et détachés du corps, les ongles un peu en dessus ; porter en même temps le pied droit ■en avant, la jambe droite fléchie, portant le poids du corps ; le talon gauche détaché du sol, le haut du corps un peu en avant, la tète droite, les épaules effacées. Au commandement de marche, porter vivement le pied gauche en avant, la jambe légèrement fléchie, poser la pointe du pied à terre, à une distance conforme à la taille ■de l'élève; passer ensuite la jambe ■droite de la même manière, et continuer en portant le poids du corps sur le pied qui est à terre, laissant aux bras leur mouvement naturel. Le professeur voulant arrêter, le peloton, commande : Peloton, — HALTE. A ce commandement, les élèves s'arrêtent, rapportent le pied qui est derrière à côté de l'autre et laissent tomber les bras à leur première position.
(1) A chaque séance, les exercices d'application doivent être précédés d'exercices élémentaires.
�34
THÉORIE
Pour remettre le peloton face en tète, le professeur commande :
FRONT.
A ce commandement, les élèves se remettent face en tète, par un à-gauche si l'on a fait par le flanc droit, et par un à-droite si l'on a fait par le flanc gauche. Le professeur exerce aussi les élèves à changer de direction par file, à exécuter les à-droite et les à-gauche, le demi-tour à droite ainsi que les conversions. Ces mouvements s'exécutent comme il est indiqué aux pages 73 et suivantes. La vitesse de la course cadencée est, en moyenne, de deux cents mouvements par minute. La durée de cette course est progressive (1). Course sinueuse. Les élèves étant sur un rang et par le flanc (un moniteur placé en tête), le professeur commande : 1. Peloton en avant, course cadencée. 2. EN POSITION. 3. MARGHE. Au deuxième commandément, prendre la position prescrite à la page 33. Au commandement de marche, les élèves se mettent en mouvement et suivent le moniteur qui leur fait décrire en courant, tantôt un demi-cercle, tantôt un cercle; quelquefois il rétrograde; il avance, il va à droite et à gauche, etc., d'après l'indication du professeur. Course en spirale. Les élèves étant placés sur un rang et par le flanc, le professeur les fait courir en cercle, et commande ensuite :
' FORMEZ LA SPIRALE.
A ce commandement, le moniteur, placé en tète du (1) Pour que la course puisse durer longtemps, il est nécessaire de ménager le jeu des poumons et celui des muscles auxiliaires de la respiration. A cet effet, on ferme la bouche et l'on respire par le nez. .De la sorte, les inspirations et les expirations ne s'opérant que sur un volume d'air peu considérable, les mouvements de la poitrine ont moins d'ampleur, la totalité du poumon ne fonctionne pas activement et la fatigue est plus lente à venir.
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
35
peloton, entre dans le cercle et forme la spirale, en diminuant la circonférence jusqu'à ce qu'il soit arrivé au point de centre. Arrivé à ce point, il tourne]à:droite, ou à gauche, et développe la spirale en revenant en sens contraire du peloton qui continue à suivre _,ses_traces, jusqu'au commandement de : Peloton, — HALTE. Courses dans les chaînes [gymnastiques. Les élèves étant placés dans les chaînes gymnastiques, sur un rang, par le flanc et à trois pas d'intervalle, le professeur commande :■ 1. Peloton en avant, course cadencée. 2. EN POSITION. 3. MARCHE. Au deuxième commanlement, prendre la position indiquée à la page 33. Au commandement de marche, sexonformer aux principes prescrits. Le moniteur parcourt successivement toutes les sinuosités des chaînes sans s'arrêter ; les élèves le suivent en conservant leur distance. Lorsque les élèves se rencontrent [aux intersections des cercles (ou pistes), ils raccourcissent ou allongent le pas, afin de ne pas se heurter, et pour éviter que deux élèves passent dans kvmème intervalle. Le professeur se place de ^manière à surveiller cet exercice dans tous ses détails, et arrêter le peloton lorsqu'il le juge convenable. SAUTS DE PIED FERME. Saut en avant à pieds joints. Le professeur commande : i 1. Attention. 2. Saut en largeur en avant. 3. UN. 4. DEUX. 5. TROIS. Au deuxième commandement, l'élève réunit les pieds. Au commandement de un, il fléchit les extrémités
�THÉORIE
inférieures en levant légèrement les talons et en portant les bras tendus en avant, les poings fermés; il se redresse ensuite en portant les bras en arrière. Au commandement de deux, il répète ce mouvement. Au commandement de trois, il recommence le même mouvement, étend vivement les jarrets en portant les bras en avant; franchit la distance, ou l'obstacle, tombe sur la pointe des pieds, fléchit et se redresse. Saut en hauteur et profondeur. Le professeur fait placer l'élève près de l'obstacle qu'il doit franchir, et commande : 1. Attention. 2. Saut en hauteur et profondeur. 3. UN. 4. DEUX. 5. TROIS. A ces divers commandements, l'élève exécute ce qui a été prescrit pour le saut en largeur, avec cette différence qu'il lance les bras en l'air pour aider à l'ascension du corps, et qu'il raccourcitlesjambes le plus possible. SAUTS PRÉCÉDÉS D'UNE COURSE Saut en largeur en avant. Le professeur désigne successivement chaque élève gui se porte à douze ou quinze pas du sautoir, ou de l'obstacle à franchir. A l'avertissement du professeur, l'élève désigné part ■vivement, en observant de faire les mouvements de ^progression d'autant plus précipités qu'il approche davantage du point indiqué; arrivé à ce point, il presse Je sol du pied qui est en avant, donne un fort mouvement d'extension à la jambe, s'élance le plus loin possible, le corps ramassé, les jambes pliées et réunies, les bras tendus parallèlement, les poings fermés et à hauteur des épaules, tombe à terre sur la pointe des
�ÉCOLES PRIMAIRES, PREMIÈRE PARTIE
37
pieds et fléchit, en conservant les bras tendus en avant, la tète droite.
Saut en largeur, hauteur et profondeur.
Ce saut s'exécute d'après les principes prescrits pour le saut précédent ; on se conformé toutefois, pour la position des bras, à ce qui est indiqué pour les sauts de pied ferme.
EXERCICES A L'AIDE DE MACHINES o M i ■> s t r n m e n t s
PETIT MAT.
Monter au petit mât à l'aide des mains et des pieds et descendre. /
(Le professeur devra soutenir Jes élèves, et ne pas les faire monter trop haut.) L'élève saisit le petit mât, le plus haut possible, place contre lui le genou et le cou-depied droit (ou gauche), le talon et le mollet gauche (ou droit), serrant le côté opposé, élève le corps, en faisant effort des poignets, raccourcit les extrémités inférieures et presse le petit mât avec les jambes; il place ensuite les mains l'une au-dessus de l'autre, le plus haut possible ; élève le corps en faisant effort des poignets, raccourcit les jambes, et continue de monter ainsi. Pour descendre, l'élève exerce avec les extrémités inférieures une pression .suffisante pour maîtriser le mouvement, et détache successivement les mains en les portant l'une au-dessous de l'autre. CORDE A CONSOLES
Monter à la corde à consoles à l'aide des mains et des pieds, et descendre.
L'élève saisit la corde le plus haut possible, élève le
�38
THÉORIE —
ÉCOLES PRIM., PREMIÈRE PARTIE
corps eu faisant effort des poignets, les jambes tendues, les talons joints, la pointe des pieds ouverte ; pose simultanément les pieds sur chacun des côtés de la console qni se trouve à • sa portée et serre la corde avec le bord interne de la plante des pieds. Il saisit de nouveau la corde, le plus haut possible, fait effort des poignets et continue de monter ainsi. Il descend d'après les mêmes principes, en saisissant la corde, à hauteur de la tète, des deux mains alternativement. ECHELLE DE CORDE Monter à l'échelle de corde à l'aide des mains et des pieds, et descendre. L'élève saisit, le plus haut possible, les montants de l'échelle, pose les pieds sur uu échelon, les genoux en dehors des montants, le poids du corps portant sur le bord externe de la plante des pieds ; il élève ensuite la main gauche le long du montant, porte en même temps le pied droit sur l'échelon supérieur et se grandit sur le jarret droit. Il exécute le même mouvement avec les autres extrémités et continue de monter ainsi, la tète droite, le corps rapproché de l'échelle. Il descend d'après les mêmes principes. CORDE A NŒUDS Monter à la corde à nœuds, à l'aide des ma'ns et des pieds, et descendre. Cet exercice s'exécute d'après les principes prescrits pour l'exercice de la corde à consoles.
T
�DEUXIÈME PARTIE
POUR LES ÉLÈVES DE NEUF A ONZE ANS.
Répétition des principaux exercices de là première partie auxquels on ajoute les suivants :
EXERCICES ÉLÉMENTAIRES
Par le flanc droit et gauche successivement.
(DEUXIÈME SÉRIE)
Les élèves étant placés comme il est indiqué à la page 3, et ayant pris la grande distance, le professeur leur fait faire par le flanc droit (ou gauche) pour l'exécution des exercices élémentaires suivants :
1er EXERCICE. — Flexion et extension latérale des bras, les mains partant des épaules; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. j 2. Flexion et extension latérale des bras; en deux temps. 3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, plier les bras et porter les poings au-dessus des épaules, en comptant un; développer latéralement les bras de toute leur longueur, en comptant deux; reporter les poings au-dessus des épaules, en comptant un; étendre de nouveau les bras, en comptant deux ; et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez, après lequel on laisse tomber les bras à leur première position.
�40 2° EXERCICE.
THÉORIE
— Mouvement d'extension des membres inférieurs sur la pointe des pieds, et élévation simultanée et latérale des bras au-dessus de la tête, les doigts allongés ; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement d'extension sur la pointe des pieds, en élevant latéralement les bras au-dessus de la tête; en deux temps.
3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ.
Au commandement de commences, élever le corps sur la pointe des pieds; tourner en même temps la paume des mains en avant et élever latéralement les bras tendus, les mains au-dessus de la tète, jusqu'à ce que les pouces viennent se toucher, en comptant un; ramener les talons à ferre ; laisser tomber les bras à leur première position, en comptant deux: et continuer jusqu'au commandement de cessez.
3° EXERCICE.
— Flexion et extension alternative et latérale des bras ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion et extension alternative et latérale des bras; en quatre temps.
3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, fléchir le bras droit et porter le poing à l'épaule, en comptant «n; étendre le bras sur le côté, en comptant deux; ramener le poing à l'épaule, en comptant trois ; laisser tomber le bras à sa première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement du bras gauche et continuer ainsi, alternativement des deux bras, jusqu'au, commandement de cessez.
4
E
EXERCICE.
— Flexion et extension simultanée et latérale des bras; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
41
2. Flexion et extension simultanée et latérale des bras; en quatre temps. 3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, fléchir les bras et porter les poings aux épaules, en comptant un ; étendre les bras sur les côtés, en comptant deux; ramener les poings aux épaules en comptant trois; laisser tomber les bras à leur première position, en comptant quatre. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cesses. 8°
EXERCICE. — Flexion et extension alternative et latérale des membres supérieurs et inférieurs ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion et extension alternative et latérale des bras et des jambes; en quatre temps. 3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ.
Au commandement de commences, fléchir le bras droit et porter le poing à hauteur de l'épaule, en comptant un; étendre le bras en portant le pied droit sur le côté, la pointe en dehors, en comptant deux; le jarret droit fléchi", la jambe gauche tendue, reporter le poing à , hauteur de l'épaule, en comptant trois ; ramener le pied droit à côté du gauche et laisser tomber le bras à sa première position, en comptant quatre. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. Exécuter lé même mouvement avec les extrémités gauches. G0
EXERCICE. — Flexion et extension simultanée et latérale des membres supérieurs, et alternative des membres inférieurs; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion et extension simultanée et latérale des bras, et alternative des jambes ; en quatre temps. 3. COMMENCEZ.
�42
THÉORIE
i.
CESSEZ.
Au commandement de commencez, fléchir les bras et porter les poings à hauteur des épaules, en comptant un ; étendre les bras en portant le pied droit sur le côté, en comptant deux; la pointe du pied en dehors, le jarret droit fléchi, la jambe gauche tendue, ramener les poings aux épaules, en comptant trois; rapporter le pied droit à côté du gauche et laisser tomber les bras à leur position, en comptant quatre. Continuer le mouvement des deux jambes alternativement, jusqu'au commandement de cessez.
7E EXERCICE.
horizontal temps.
— Flexion des jambes et mouvement des bras sur les côtés; en quatre
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion des jambes'et mouvement horizontal des bras sur les côtés ; en quatre temps.3. EN POSITION.
i.
COMMENCEZ.
S. CESSEZ.
Au troisième commandement, rapprocher les pieds l'un contre l'autre, et porter le haut du corps un peu en avant. Au commandement de commencez, abaisser lentement le corps en pliant les jarrets, de manière que les cuisses touchent les mollets ; les bras pendant naturellement, le poids du corps sur la pointe des pieds, en comptant un; se relever ensuite graduellement, le corps d'aplomb; fléchir les bras et porter les poings aux épaules, en comptant deux; étendre les bras latéralement, en comptant trois; ramener les poings aux épaules, en comptant quatre, et continuer le mouvement, en partant de cette dernière position, jusqu'au commandement ie cessez. A ce commandèment, laisser tomber les bras à leur position et ouvrir la pointe des pieds.
�. KCOLES PRIMAIRES, DEUXIEME PARTIE 8E EXERCICE.
— Circumduction du bras droit et du bras gauche, alternativement, puis des deux bras simultanément.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Circumduction du bras droit.
3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ.
•
_ - "- " '■" "-• •
.' >
Au commandement de commencez, lancer avec force le bras droit tendu en avant, le poing fermé, et lui faire parcourir un cercle de bas en haut, le poing rasant la cuisse. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. Exécuter ensuite ce mouvement du bras gauche, et enfin des deux bras simultanément. Cet exercice s'exécute aussi en sens inverse.
9E EXERCICE.
— Circumduction alternative des jambes , de dedans en dehors et de dehors en dedans, les mains sur les hanches.
Le professeur commande : . 1. Attention. 2. Circumduction de la jambe droite, de dedans en dehors.
3. MAINS SUR LES HANCHES.
4. COMMENCEZ. 5. CESSEZ. Au troisième commandement, placer les mains sur les hanches et porter le poids du corps sur la jambe gauche. Au quatrième commandement,, porter la jambe droite tendue en avant) la pointe du pied baissée et tournée en dehors ; faire parcourir au pied une circonférence de dedans en dehors, et continuer ce mouvement jusqu'au commandement de cessez.
�i/l
THÉORIE
,
■
A ce moment, rapporter le pied droit à côté du gauche et replacer les bras à leur première position. Exécuter ensuite ce mouvement de la jambe gauche. Le professeur fait aussi exécuter cet exercice'en sens inverse.
10° EXERCICE.
—, Mouvement alternatif et vertical des bras ( flexion et extension j en les portant ensuite tendus sur les côtés ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif et vertical des bras, en les portant ensuite tendus sur les côtés; en quatre temps. 3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, fléchir le bras droit et porter le poing à l'épaule, en comptant un ; élever le bras verticalement, en comptant deux ; le porter ensuite tendu sur le côté, en comptant trois ; le ramener à la première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement du bras gauche, et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. Le même exercice s'exécute des deux bras simultanément. 11° EXERCICE.—Mouvement alternatif des bras en avant (flexion et extension) en les portant ensuite tendus sur les côtés ; en quatre temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif des bras en avant, en les portant ensuite tendus sur les côtés ; en quatre temps, 3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, fléchir le bras droit et porter le poing à l'épaule, en comptant un ; développer le bras en avant, en comptant deux; le porter tendu sur le côté, en comptant trois; le laisser tomber à sa première position, en comptant quatre.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
45
Exécuter le même mouvement du bras gauche, et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. Le même exercice s'exécute des deux bras simultanément.
12e EXERCICE.
— Même mouvement, en portant alternativement les membres inférieurs correspondants en avant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif des bras et des jambes en avant, en portant ensuite les bras tendus sur les côtés; en quatre temps.
3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ. Au commandement de commencez, fléchir le bras droit et porter le poing à hauteur de l'épaule, en comptant un ; développer le bras devant soi, en portant le pied droit en avant, le jarret fléchi, la jambe gauche tendue, en comptant deux ; porter le bras latéralement, en comptant trois ; le laisser tomber tendu à sa première position, et rapporter en même temps le pied droit à côté du gauche, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement avec les extrémités gauches, et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez.
13° EXERCICE.
— Même mouvement simultané des membres supérieurs, et alternatif des membres inférieurs; en quatre temps.
Le professeur commande : \. Attention. 2. Mouvement simultané des bras et alternatif des jambes en avant, en portant ensuite les bras tendus sur les côtés; en quatre temps.
3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ. Au commandement de commencez, fléchir les bras et porter les poings à hauteur des épaules, en comptant un ; développer les bras devant soi, en portant le pied
�46
THÉORIE
droit en avant, le jarret fléchi, la jambe gauche tendue, en comptant deux; porter les bras latéralement, en comptant trois;, les laisser tomber à leur première' position et rapporter en même temps le pied droit à côté du gauche, en comptant quatre. Continuer lê mouvement des deux jambes alternativeihent, jusqu'au commandement de cessez. EXERCICES DE LA CANNE
Ou de la barre à sphères.
(DEUXIÈME SÉRIE)
1er EXERCICE. — Porter la canne au-dessus de la tête, en suivant la face antérieure du corps, et la lancer horizontalement à droite et àj gauche ; en deux temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Porter la canne au-dessus de la tête et la lancer horizontalement à droite et à gauche; en deux temps.
3. EN POSITION.
4. 5.
COMMENCEZ. 'CESSEZ.
Au troisième commandement, élever la 'canne au-dessus de la tète, les bras allongés. Au commandement de commencez, lancer la canne horizontalement à droite en allongeant le bras droit, le bras gauche raccourci, en comptant un; lancer jensuite la canne à gauche en développant le bras gauche, le droit raccourci, en comptant deux. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, reporter la canne à sa première position.
2
E
EXERCICE. — Mouvement vertical de la canne en arrière, les pieds étant réunis; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention.
�ÉCOLES PRIMAIRES,
DEUXIÈME
PARTIE
47
2. Mouvement vertical de la canne en arrière; en deux temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. .
5. CESSEZ.
Au troisième commandement, élever la canne audessus de la tète, les bras allongés. Au commandement de commencez, descendre la canne verticalement, derrière le corps, jusqu'à ce qu'elle soit arrivée àhauteur et près des épaules, en comptant un; l'élever ensuite, en allongeant les bras de toute leur longueur, en comptant deux. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, revenir à la première position.
3E EXERCICE. — Porter la canne verticalement à droite et à gauche, en fléchissant le corps , les pieds écartés; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Portez la canne verticalement à droite et à gauche, en fléchissant le corps; en deux temps.
3. 4. 5. EN POSITION. COMMENCEZ. CESSEZ.
Au troisième commandement, porter le pied droit sur le côté, en élevant la canne au-dessus de la tète, les bras allongés. ' Au commandement de commencez, pencher le corps à droite,en fléchissantlajambe
�48
THÉORIE
droite, la jambe gauche tendue, diriger en même temps l'extrémité de la canne vers le sol, jusqu'à ce qu'elle le touche, le bras droit allongé, le gauche courbé audessus de la tète, en comptant un; ramener la canne au-dessus de la tète, en redressant le corps, et exécuter, sans s'arrêter, le même mouvement du côté gauche, en comptant deux, lorsque l'extrémité de la canne touche le sol. Continuer ainsi le mouvement, à droite et à gauche, jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, redresser le corps, ramener le pied droit à côté du gauche, et replacer la canne à sa première position.
4° EXERCICE.
— Flexion des membres inférieurs, les pieds réunis, et élévation verticale de la canne au-dessus de la tête; en'quatre temps.
Le professeur commande : ï. Attention. 2. Flexion des jambes et élévation verticale de la canne audessus de la tête; en quatre temps. 3. EN POSITION.
4. COMMENCEZ.
5. CESSEZ. Au troisième commandement, rapprocher les pieds l'un près de l'autre. Au commandement de commencez, abaisser le corps en pliant les jarrets, les talons élevés, en comptant un; se relever et porter la canne à hauteur des épaules, en comptant deux;, l'élever verticalement au-dessus de la tète, les bras allongés, en comptant trois; la ramener à hauteur des épaules, en comptant quatre. Continuer le mouvement, en partant de cette dernière position, jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, replacer la canne à sa première position et ouvrir la pointe des pieds.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE 5° EXERCICE.
49
— Mouvement de torsion du corps, à droite et à gauche, la canne au-dessus de la tête ; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement de torsion à droite et à gauche, la canne audessusde la tête; en deux temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. 3. CESSEZ.
Au troisième commandement, porter le pied droit sur le côté, en élevant la canne au-dessus de la tète, les bras allongés. Au commandement de commencez, tourner le corps vers la gauche, la canne suivant son mouvement, de manière qu'en imprimant au corps ce mouvement de torsion, chaque extrémité de la canne décrive .un cercle horizontal au-dessus de la tète, élever en même temps le talon droit et pivoter sur la pointe du pied, en comptant un; exécuter ce mouvement vers la droite, en sens inverse, en comptant deux; et continuer jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, revenir à la première position en ramenant le pied droit à côté du gauche.
6
E
EXERCICE. —Flexion du corps en avant, et mouvement vertical de la canne, en avançant ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion du corps en avant, et mouvement ver lie il de la canne, en avançant; en quatre temps.
3. MARCHE. 4. HALTE. 4
�5.0
THÉORIE
Au commandement de marche, porter le pied gaucheen avant, le jarret plié, la jambe droite tendue, inclineren même temps le haut du corps et diriger la canne vers le sol, en avant dù pied gauche, en comptant un; se redresser; porter le haut du corps en arrière, les jambes tendues, monter la canne à hauteur des épaules, en comptant deux ; développer les bras verticalement et porter la canne au-dessus de la tête, en comptant trois; la ramener à hauteur des épaules en comptant quatre. . Exécuter le même mouvement sur la-jambe droite et le continuer, des deux jambes alternativement, en avançant, jusqu'au commandement de halle. A ce commandement, descendre la canne à sa première position, et ramener le pied qui est en arrière à. côté de l'autre. Cet exercice s'exécute aussi en reculant, d'après les principes prescrits ci-dessus.
7E EXERCICE.
— Demi-cercle par-dessus la tête, eu marchant au pas modéré ; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Demi-cercle par-dessus la tête, en marchant au pas modéré ; en deux temps.
3. MARCHE.
Peloton, — HALTE. Au commandement de marche, faire passer la canne pardessus la tête, les bras allongés, la descendre derrière le corps le plus possible, sans cambrer les reins; porter en môme temps le pied gauche en avant, en comptant un ; faire repasser la canne par-dessus la tête, les bras allongés; la ramener à sa_première position et porter en même temps le pied droit en avant, en comptant deux. Continuer ce mouvement, en marchant au pas modéré jusqu'au commandement de peloton, — HALTE. A ce commandement, ramener le pied droit à côté du gauche et reprendre la première position. -.«Cet exercice s'exécute aussi en marchant en arrière, -^âSïr^s les principes prescrits ci-dessus.
4.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE EXERCICE.
51
— Mouvement vertical de la canne, en marchant au pas accéléré ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement vertical de la-canne, en marchant au pas accéléré; en quatre, temps. 3. MARCHE. i. Peloton, — HALTE. Au commandement de marche, porter le pied gauche en avant, élever en même temps la canne à hauteur des épaules, en comptant un; allonger les bras, élever la canne verticalement et porter en même temps le pied droit en avant, en comptant deux ; ramener la canne à hauteur des épaules et porter le pied gauche en avant, en comptant trois; la descendre à sa première position pour terminer sur le pied droit, en comptant quatre. Et ainsi jusqu'au commandement de peloton,— HALTE. A ce commandement, ramener le pied droit à côté du gauche et reprendre la première position. 9°
EXERCICE. — Mouvement horizontal de la canne, en marchant au pas accéléré ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement horizontal de la canne, en marchant aii pasaccéléré; en quatre temps. 3. MARCHE. A. Peloton, — HALTE. Au commandement de marche, porter le pied gauche en avant et élever en même temps la canne à hauteur des épaules, en comptant un; développer les bras horizontalement et avancer le pied droit, en comptant deux; ramener la canne aux épaules et porter le pied gauche en avant, en comptant trois; la descendre à sa première position pour terminer sur le pied droit, en comptant quatre. Continuer jusqu'au commandement de peloton,—HALTE. A ce commandement, ramener le pied droit à côté du gauche et reprendre la première position..
�32
THÉORIE
EXERCICES
D'APPLICATION
ANNEAUX ou POIGNEES (Première série.)
IER EXERCICE.
Saisir les anneaux, s'enlever à la force des bras ; se renverser en arrière ; développer le corps le plus possible , lâcher les anneaux en portan t les bras en avant et tomber à terre.
2° EXERCICE. .
Gomme le précédent et revenir à la première position en se renversant en avant.
3E EXERCICE.
Saisir les anneaux; s'enlever à la force des bras, le menton à hauteur des mains; résister du bras gauche ; développer le bras droit horizontalement et latéralement, en poussant l'anneau, sans le lâcher ; ramener le bras droit à sa première position. Exécuter le même mouvement avec le bras gauche, et répéter plusieurs fois cet exercice; des deux bras alternativement. i°
EXERCICE.
S'enlever à la force des bras et placer lés pieds dans les anneaux ; faire prendre ensuite au corps
le plus
�ÉCOLES
PRIMAIRES, DEUXIÈME
PARTIE
B3
do convexité possible la face vers la terre ; revenir à la première position , les pieds ne quittant pas les anneaux. Répéter ce mouvement plusieurs fois de suite et termi ner par un renv ersèment en arrière.
3E EXERCICE. •
Saisir les anneaux; s'enlever à la force des bras, de manière que le menton soit à hauteur des mains; dans cette position, lâcher l'anneau de la main gauche, se maintenir suspendu à la force du bras droit, en le conservant raccourci. Exécuter le même mouvement avec le bras gauche et répéter plusieurs fois cet exercice, des deux bras alternativement. ECHELLE ORTHOPÉDIQUE
1
ER
EXERCICE. — Monter en plaçant les pieds alternativement sur les échelons; les mains étant placées au-dessus de la tête , et descendre de même.
L'élève se place le dos sur l'échelle, saisit les montants des deux mains; porte le pied gauche sur le premier échelon., fait effort de la jambe gauche, jusqu'à ce qu'elle soit allongée; et place aussitôt le pied droit sur l'échelon correspondant. Ensuite il élève les mains audessus de la tête ei saisit deux échelons de même hauteur, la paume des mains en avant. Cette position étant prise, il porte les pieds alternativement sur les échelons supérieurs, s'élève de nouveau jusqu'à ce que les jambes soient allongées, saisit ensuite, des deux mains.
�THÉORIE
les échelons supérieurs de même hauteur et continue ainsi jusqu'au haut de l'échelle. Il descend par les moyens inverses. Cet exercice s'exécute aussi en plaçant les pieds simultanément sur les échelons.
2E EXERCICE.—
Monter et descendre comme à l'exercice précédent, en se suspendant, chaque fois, par les mains ; 1s corps au milieu de l'échelle.
L'élève se place sur l'échelle, comme à l'exercice précédent, et, ayant saisi les échelons au-dessus de la tête, il se suspend au milieu de l'échellele corps allongé, les pieds réunis. Cette position étant hien marquée, il élève les pieds ensemble et les place sur les échelons supérieurs, se grandit ensuite sur les jarrets pour monter le corps; saisit des deux mains deux échelons de même hauteur , se suspend de nouveau, le corps allongé, les pieds réunis, et continue ainsi jusqu'au haut de l'échelle. Il descend par les moyens inverses.
3° EXERCICE.
— Monter en supportant le corps sur les poignets, et descendre de même.
L'élève, étant placé les pieds sur les deux premiers échelons, saisit des deux mains ceux qui se trouvent à sa portée, les bras allongés, le dessus des mains en avant, la tête élevée. Il place ensuite les pieds, l'un après l'autre, sur le milieu de l'échelle, le dos et la tète y étant appuyés, et se soutient sur les poignets. Après un temps bien marqué, il porte alternativement les pieds sur les échelons supérieurs, fait monter le corps
�ECOLES
PRIMAIRES
DEUXIÈME
PARTIE
Î55
en se grandissant sur les jarrets, saisit des deux mains les échelons placés immédiatement au-dessus de ceux qu'il vient de quitter, se soutient de nouveau sur les poignets et continue ainsi. Pour descendre, l'élève place d'abord les mains sur les ' échelons inférieurs, dégage les pieds et se suspend au milieu de l'échelle'; il fixe ensuite les pieds sur les échelons inférieurs et continue de descendre ainsi.
4E EXERCICE. — Monter en se suspendant par la main droite, la gauche fixée à un échelon inférieur, le bras tendu.
L'élève, ayant les pieds placés sur les deux premiers échelons, élève la main droite au|, dessus de la tète, saisit l'échelon qui I est le plus à sa portée, la paume de la main en avant, et place la main gauche à un échelon inférieur, le bras allongé, le dessus de la main en avant ; ensuite, il réunit les pieds au milieu de l'échelle, comme il est indiqué aux exercices précé[i dents. Etant resté un instant suspendu dans cette position, il place les pieds , sur les échelons immédiatement audessus, monte également les mains d'un échelon et continue ainsi. Il descend de la même manière, en faisant agir d'abord les mains, en suite les jambes. Cet exercice s'exécute aussi en sens inverse. I Kc
EXERCICE. — Même exercice que le précédent, mais en alternant, chaque fois, la position des mains.
L'élève, après s'être suspendu, la main droite en haut, la gauche en bas, et ayant placé les pieds sur les
�86
THÉORIE
échelons supérieurs, porte, cette fois, la main gauche en haut et la droite en.bas, se suspend de nouveau, replace les pieds sur les échelons supérieurs, rechange la position des mains et continue ainsi ce mouvement alternatif. Il descend de la même manière.
6E EXERCICE.
— Même exercice que le deuxième, en élevant les jambes tendues en avant.
L'élève, étant suspendu comme il est indiqué au deuxième exercice, porte les jambes tendues en avant, les pieds réunis, et reste un instant dans cette position. Il laisse tomber ensuite les jambes lentement, puis il élève les pieds ensemble et les place sur les échelons supérieurs ; il monte également les mains, se suspend de nouveau les jambes en avant, et continue de monter ainsi jusqu'au haut de l'échelle. Il descend de la même manière. CORDE LISSE
(PREMIÈRE SÉRIE)
1er
EXERCICE.
— Monter à la corde lisse à l'aide des L'élève saisit la corde le plus haut possible, élève le corps en faisant effort des poignets, raccourcit les jambes , prend la corde entre les cuisses, lui fait faire un tour complet autour ,de la jambe droite, de manière .qu'elle touche le mollet et passe par dessus le cou-de-pied ; il la fixe solidement dans cette position avec la plante du pied gauche qui appuie sur le cou-depied droit; détache les mains l'une après l'autre pour saisir la corde plus haut, étend les j-ambes, fait de nouveau effort des poignets pour élever le corps en laissant glisser la corde sur le cou-de-pied droit, la presse avec le pied gauche et continue de s'élever ainsi.
mains et des pieds, et descendre
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
o7.
Quand la corde est isolée, on peut employer la méthode suivante : ■ L'élève porte les jambes horizontalement en avant, au lieu de les tenir dans une position verticale. La corde embrasse plus fortement le mollet, dans la position horizontale, et offre aussi un point d'appui qui permet à l'élève de prendre plus facilement du repos et de s'élever à une plus grande hauteur. Pour descendre, l'élève se laisse glisser le long de la corde, dans la position prescrite ci-dessus, en portant alternativement une main au-dessous de l'autre. Il exerce toutefois une certaine pression avec les extrémités inférieures, afin de régler la vitesse du mouvement. 2e
EXERCICE. — Monter à la corde lisse en plaçant un pied devant et l'autre derrière la corde.
L'élève saisit la corde le plus haut possible, place contre elle le genou et le coude-pied droits lou gauches), le talon et le mollet gauches (ou droits) serrant le côté opposé; élève le corps en faisant effort des bras, raccourcit les extrémités inférieures, presse la corde avec les jambes, monte les mains l'une au-dessus de l'autre, pour s'enlever de nouveau, et continue ainsi. Pour descendre, l'élève exerce avec les extrémités inférieures une pression suffisante pour maîtriser le mouvement, et détache successivement les mains en les portant l'une au-dessous de l'autre. BARRES A SUSPENSION
(PREMIÈRE SÉRIE). IE' EXERCICE.
— Suspension par les
deux mains
[ou par une main) L'élève étant monté sur le banc, le professeur commande : 1. Suspension pur les deux mains.
�38 2. UN.
3. DEUX. 4. TROIS. 8. A TERRE.
't'HÉORIli
Au commandement de un, l'élève porte les mains près de la'barre, la paume en avant, les doigts allongés. Au commandement de deux, il saisit la barre avec les mains, les pouces en dessous, les quatre autres doigts joints et en dessus, et porte le pied droit en avant. Au commandement de trois, il quitte le banc, sans secousse, pour éviter le balancement du corps, les jambes tombant naturellement. Au commandement de à terre, il làcbe la barre, tombe sur la pointe des pieds en fléchissant, et reprend son rang. Quand les élèves sont bien habitués à cette. suspension, le professeur fait prendre les attitudes suivantes, qui ne sont que des variétés de la suspension par les mains. Suspension par la main droite (ou gauche). Cette attitude consiste à faire supporter le corps par l'une des mains, l'autre pendant naturellement. Suspension par les deux mains, les avant-bras croisés. L'élève saisit la barre avec les deux mains, en plaçant l'un des avantbras par dessus l'autre, et se maintient le corps face en avant. Suspension par les deux mains, l'une en dedans, Vautre en dehors. L'élève place , dans ce cas, une main en dedans de la barre et l'autre en dehors, et se suspend sans que le corps tourne.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
ri 9
Suspension par les deux mains, les bras écartés . autant que possible. L'élève saisit la barre et se suspend en écartant les bras le plus possible. Ces divers exercices s'exécutent aussi en tournant la paume des mains vers le corps. Toutes ces attitudes sont prises au commandement de
EN POSITION. 2° EXERCICE.
— Élever la tête au-dessus de la barre. L'élève étant suspendu par les deux mains, le pro-
fesseur commande :
1. Elevez la tête au-dessus de la barre. 2. UN. 3. DEUX.
4. CESSEZ.
Au commandement de un, l'élève faiteffort des poignets, pour soulever le corps jusqu'à ce que le menton arrive au-dessus de la barre, les jambes pendant naturellement. Au commandement de deux, il revient à sa position, répète le même mouvement, et continue ainsi jusqu'au commandement de cessez. Cet exercice s'exécute aussi la paume des mains tournée vers le corps.
3E EXERCICE.
—
Suspension par le pli des bras.
L'élève étant suspendu par. les deux mains, le professeur commande : 1. Suspension par le pli des bras.
2. EN POSITION.
Au deuxième commandement, l'élève soulève le corps, en faisant effort des poignets, et place les avant-bras au-dessus de la barre, le pli des bras supportant le poids du corps. Cet exercice s'exécute aussi avec un seul bras.
4° EXERCICE.
—
Suspension par les mains et les pieds.
Pour l'exécution de cet exercice et du suivant, clia-
�60
THÉORIE
que barre doit être occupée par un seul élève. . Le professeur commande : 1. Suspension par les mains et les pieds.
2. EN POSITION.
"
3. A TERRE. Au premier commandement, l'élève fait face à droite [ou à gauche). Au deuxième commandement, il saisit la barre des deux mains, soulève le corps, en faisant effort des poignets, lance les jambes vers la barre, y accroche es talons, et reste dans cette position. Au commandement de à terre, l'élève détache les pieds, allonge lentement les jambes et tombe à terre en fléchissant.,
5° EXERCICE. —
Suspension par les plis du bras et de la jambe.
Le professeur commande : 1. Suspension par les plis du bras et de la jambe gauches.
2. EN POSITION.
Au premier commandement, l'élève fait face à droite (ou à gauche). Au deuxième commandement, il saisit la barre des deux mains, soulève le corps, en faisant effort des poignets, lance les jambes vers la barre, y accroche le pli de la jambe gauche et le pli du bras gauche, puis laisse pendre naturellement la jambe et le bras droits.
Cet exercice s'exécute aussi en se suspendant par les plis du bras gauche et de la jambe droite.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
61
Et encore en se suspendant alternativement par le bras et la jambe du même côté.
POUTRE HORIZONTALE
(Placée à 50 centirû. au-dessus du sol.)
1
ER
EXERCICE.
— Marcher debout en avant.
Avant d'exercer les élèves sur la poutre, le professeur leur fait prendre l'attitude suivante : Le pied droit un peu en avant du gauche, le talon vis-à-vis le milieu du pied gauche, les bras presque tendus, à la hauteur des épaules, les coudes un peu en arrière, les poings fermés, les poignets légèrement arrondis en dedans; les bras sont prêts à être tendus ou fléchis, au besoin, pour rétablir l'équilibre. L'élève se place debout, sur la poutre, dans l'attitude indiquée ci-dessus; il marche en tendant le jarret sans raideur les yeux fixés sur l'extrémité de la poutre. La longueur du pas n'est point déterminée ; il est important de ne pas le faire trop long, afin de conserver plus facilement l'équilibre. Le professeur habitue les élèves à marcher lentement d'abord, et à accélérer progressivement le pas. Celte marche doit être rhythmée. 2°
EXERCICE.
— Marcher debout en arrière.
L'élève marche debout en arrière, d'après les principes indiqués ci-dessus, en redoublant de précau^ lion.
�THÉORIE
EXERCICE.
Marcher debout de côté.
L'élève se place debout et de côté, sur la poutre, les talons réunis, la pointe des pieds un peu ouverte, les bras placés comme il est indiqué pour la marche en avant. En marchant, l'élève porte le pied droit vers la droite, ramène le pied gauche à côté du droit, repart du pied droit et continue ainsi. Tl marche vers la gauche d'après les mêmes principes. SAUT EN PROFONDEUR SIMPLE EN AVANT L'élève étant monté sur une estrade, une table, banc, etc., le professeur commande: 1. Attention. 2. Saut en profondeur simple en avant. 3. UN. 4. DEUX. 5. TROIS. ' Au deuxième commandement, l'élève réunit les pieds et les place en saillie. Au commandement de un, il fléchit les extrémités inférieures, en partant les poings en l'air, les bras tendus parallèlement, et. revient à sa position. — Au commandement de deux, il répète ce mouvement. — Au commandement de trois, il fléchit de nouveau les extrémités inférieures, de manière à diminuer le plus possible la hauteur du corps; quitte l'élévation où il se trouve, \ en allongeant les jambes et en portant les ||||§, j bras en l'air, et .tombe sur la pointe des pieds en fléchissant.
�ECOLES PRIMAIRES, DEUXIEME PARTIE ÉCHELLE DE BOIS
(PREMIÈRE
SÉRIE)
l01' EXERCICE. — Monter par devant, à l'aide des mains et des pieds, et descendre de la même manière. L'élève fait face à l'échelle, saisit les montants, à hauteur des épaules, place en même temps le pied droit sur le premier échelon, élève la main droite et le pied gauche pour les porter plus haut, le poids du corps portant sur le pied gauche, et continue ainsi. Cet exercice s'exécute également en faisant agir les extrémités du même côté. Pour descendre, l'élève fait mouvoir, alternativement, les extrémités droites et les extrémités gauches d'après les principes indiqués ci-dessus.
2E EXERCICE.—Monter
par devant, à l'aide des mains et des pieds, et descendre par derrière, de la même manière.
L'élève, étant monté sur le devant de l'échelle, saisit avec la main gauche à hauteur de l'épaule le montant qui est à sa droite et réunit les pieds près de ce montant enappiiyant le corps sur l'échelle ; il porte ensuite le pied droit en dehors, passe le corps derrière l'échelle, replace le pied droit sur l'échelon qu'il vient de quitter, saisit par derrière avec la main droite l'échelon au-dessus duquel se trouve la main gauche, place le pied gauche à côté du droit et porte ensuite la main gauche sur l'échelon déjà occupé par la main droite. • Pour passer du derrière devant, l'élève emploie^ les mêmes moyens.
�64
THÉORIE
Pour descendre, l'élève fait mouvoir, simultanément ou alternativement, les extrémités droites et gauches, d'après les principes prescrits à l'exercice précédent. BARRES PARALLÈLES FIXES
(PREMIÈRE SÉRIE)
l ' EXERCICE. — Suspension sur les mains. L'élève se place entre les barres, en saisit une de chaque main, le pouce en dedans et les doigts en dehors ; élève le corps en faisant effort sur les poignets, la tète droite, les jambes pendantes, les pieds joints, et se soutient dans cette position le plus longtemps possible. Cet exercice peut être exécuté par plusieurs élèves à la fois.
2° EXERCICE.—Se
01
porter en avant (ou en arrière) par un mouvement alternatif des mains.
L'élève se suspend sur les mains à l'extrémité des barres, fait un mouvement de progression en portant alternativement les mains à environ dix centimètres en avant,, et continue ainsi jusqu'à l'autre extrémité. Arrivé à ce point-, il balance les jambes en avant, en comptant un; puis en arrière, en comptant deux; recommence en avant, en comptant trois, et saute à terre, en comptant quatre. Cet exercice s'exécute en arrière, d'après les mêmes principes et par les moyens inverses ; l'élève saute, en comptant trois.
3
E
EXERCICE.
— Se porter en avant
(ou en arrière)
par saccades. L'élève étant suspendu sur les mains entre les barres, fléchit légèrement les bras, et, par un mouvement saccadé, porte en même temps les mains en avant à dix centimètres environ; le haut du corps un peu peu-
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
65
ché en avant. Il continue ainsi jusqu'à l'extrémité des barres, qu'il quitte comme à l'exercice précédent. Le mouvement en arrière, par saccades, s'exécute d'après les mêmes principes.
4°
EXERCICE. — Descendre le corps et le remonter par la flexion des coudes et l'extension des bras.
L'élève, étant suspendu sur les mains entre les barres, fléchit lentement les bras, descend le corps en pliant les jambes, pour éviter de toucher la terre, remonte le corps en faisant effort sur les poignets et répète plusieurs fois ce mouvement. Dans les commencements, l'élève ne fléchit que très-peu les bras. Lorsqu'il est bien exercé, il descend le corps le plus possible.
S0 EXERCICE.
— Balancer les jambes en avant et en arrière.
L'élève, étant suspendu sur les mains, balance lentement les jambes en avant, puis en arrière, et augmente progressivement l'étendue des mouvements, qu'il diminue ensuite de même. SAUTS CONTINUS A PIEDS JOINTS Les sauts continus à pieds joints s'exécutent d'après les principes du saut en avant de pied ferme. Après que l'élève a exécuté son premier saut, il reporte vivement les bras tendus en arrière, les relance de suite en avant, étend les jarrets et saute de nouveau. Il continue ainsi, sans interruption, en graduant les sauts, de manière que le premier soit le plus petit et dernier le plus grand.
�66
THÉORIE
PERCHES OSCILLANTES
(PREMIÈRE SÉRIE)
lor
EXERCICE.
— Monter à une perche à l'aide des mains et des pieds , et descendre.
L'élève saisit la perche, Te plus haut possible, place contre elle le genou et le cou-de-pied droits (ou gauches), le talon et le mollet gauches (ou droits), serrant le côté opposé; élève le corps en faisant effort des poignets,, raccourcit les extrémités inférieures, presse la perche avec les jambes, monte les mains l'une au-dessus de l'autre, élève de nouveau le corps en faisant effort des poignets, les jambes raccourcies, et continue de monter ainsi. Pour descendre de la perche, l'élève exerce, avec les extrémités .inférieures, une pression suffisante pour maîtriser le mouvement et détache successivement les mains en les portant l'une au-dessous de l'autre.
2° EXERCICE.
— Monter à une perche à l'aide des mains et des pieds, et descendre de la même manière à l'autre perche parallèlement placée.
L'élève monte à l'une des perches en suivant les règles prescrites, saisit l'autre perche des deux mains, fait effort des poignets, détache de la première perche les extrémités inférieures pour les porter sur la seconde, et descend d'après les principes prescrits.
TRAPÈZE (PREMIÈRE SÉRIE)
Les exercices du trapèze s'exécutent individuellement, et sans commandement. Pendant l'exécution des exercices du trapèze, le professeur devra se tenir constamment près des élèves, pour leur aider et lesretenir en cas de chute.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
07
1er
EXERCICE.
— Saisir la base du trapèze et élever le corps en faisant effort des poignets.
L'élève saisit la base du trapèze, les pouces en dessous, les mains séparées de la largeur des épaules ; élève le corps en faisant effort des poignets, les jambes allongées, les pieds joints, et revient lentement à terre. Le professeur fait répéter cet exercice plusieurs fois de suife. L'élève doit arriver par degrés jusqu'à dépasser de toute la tête la base du trapèze. 2°
EXERCICE. — S'établir sur la base du trapèze en s'y appuyant sur le ventre, et descendre en avant.
L'élève saisit la base du trapèze, élève le corps le plus possible en faisant effort des bras, porte en même temps les jambes en avant et en l'air, les passe par-dessus la base en renversant le corps, qui, continuant le mouvement, vient s'appuyer par le ventre, les bras pliés, les coudes détachés. Pour descendre, l'élève tourne la paume des mains en avant, se laisse glisser lentement sur le ventre en faisant la culbute, les bras soutenant le poids du corps, descend en avant, pose les pieds à terre et lâche la base. 3e
EXERCICE. — S'établir sur la base du trapèze en s'y appuyant sur le ventre, et descendre en arrière.
L'élève s'établit sur la base du trapèze, comme à l'exercice précédent. Pour descendre en arrière, l'élève se laisse glisser lentement, les bras soutenant le poids du corps,.
�THÉORIE
pose les pieds à terre et lâche la base. ,
Ie
EXERCICE. — S'établir sur la base du trapèze, s'y asseoir et descendre.
L'élève s'établit sur la base ainsi qu'il a été dit au deuxième exercice, saisit de la main droite, le plus haut possible, le montant qui est à sa droite, élève le corps en faisant effort du poignet droit et se grandissant sur le poignet gauche jusqu'à ce que le bras gauche soit tendu, fait un à-droite et demi s'assied sur la base, les jambes réunies, et porte la main gauche au-dessous de la droite sur le même montant à la hauteur des épaules. Il saisit aussitôt de la main droite, à la même hauteur, l'autre montant. L'élève s'assied sur la base, par le côté gauche, en suivant les mêmes principes. Pour descendre, l'élève porte le haut du corps en arrière, en laissant glisser les cuisses jusqu'aux jarrets ; descend les mains le long des montants pour saisir la base près des cuisses, les pouces en dessous; achève de renverser le< corps, lâche simultanément la base des deux mains et arrive à terre en fléchis sant les extrémités inférieures et en portant les bras en avant.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
6?>
ALIGNEMENTS ET DIFFÉRENTES MARCHES Alignements. 1. Le professeur commande aux deux premiers élèves de l'aile droite de marcher deux pas en avant, et les ayant aligné, il commande : A droite, — ALIGNEMENT. 2. A ce commandement, le rang, à l'exception des deux élèves placés d'avance pour servir de hase d'alignement, se porte au pas accéléré sur la nouvelle ligne, et s'y place d'après les principes prescrits à la page 4. 3. Le professeur, placé à dix ou douze pas en avant, et faisant face au rang, veille à l'observation des principes, et se porte ensuite à l'aile qui a servi de base k l'alignement pour le vérifier. 4. Le professeur, voyant le plus grand nombre des élèves alignés, commande :
FIXE.
5. Le professeur commande ensuite aux élèves qui ne sont pas alignés, rentrez ou sortez, en les désignant par leurs numéros. L'élève ou les élèves désignés tournent légèrement la tète du côté de l'alignement pour juger de combien ils doivent avancer ou reculer, se portent sur la ligne et replacent ensuite la tète dans la position directe. 6. Les alignements à gauche s'exécutent d'après les mêmes principes. 7. Les alignements en arrière ont lieu aussi d'après les mêmes principes. Les élèves se portent un peu en arrière de la ligne, et s'y placent ensuite par de petits mouvements en avant. Le professeur commande : En arrière à droite (ou à gauche), — ALIGNEMENT. Marche de front directe. 8. Le rang étant correctement aligné, lorsque le professeur veut le faire marcher en avant, il place un élève
�70
THÉORIE
Lien exercé à la droite (ou à la gauche), selon le côté où il veut que soit le guide, et commande : 1. Peloton en avant. 2. Guide à droite [ou à gauche). 3. MARCHE. 9. Au commandement de marche, le rang part vivement du pied gauche, le guide a soin de marcher droit devant lui et de maintenir toujours ses épaules carrément. Marche oblique. 10. Le rang étant en marche, le professeur commande : 1. Oblique à droite. 2. MARCHE. 11. Au commandement de marche, qui est fait un moment avant que le pied gauche soit prêt à poser à terre, chaque élève fait un demi-à-droite et marche ensuite droit devant lui dans la nouvelle direction, en donnant de temps en temps un coup d'œil sur la ligne des épaules de ses voisins de droite, et en réglant son pas de manière que ses épaules soient placées parallèlement aux épaules de son voisin de ce côté, et que la tète de ce dernier lui cache celles des autres élèves du rang: Tous les élèves doivent conserver l'égalité du pas et le même degré d'obliquité. 12. Le professeur, voulant faire reprendre la direct lion primitive, commande : 1. En avant. ■2. MARCHE. 13. Au commandement de marche, qui est fait un moment avant que le pied droit soit ■ prêt à poser à terre, chaque élève fait un demi-à-gauche, et tous marchent ensuite droit devant eux, en se conformant aux principes de la marche directe. 14. Le professeur fait obliquer à gauche d'après les mêmes principes, en faisant le commandement de marche un moment avant que le pied droit soit prêt à poser à terre.
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
71
Marquer le pas. 15. Les élèves étant en marche, le professeur commande .: 1. Marquez le pas..
2. MARCHE.
16. Au commandement de marche, qui est fait un moment avant que le pied soit prêt à poser à terre, les élèves simulent le pas., en rapportant les talons l'un à côté de l'autre, sans avancer, et en observant la cadence du pas. i 17. Lorsque le professeur veut faire reprendre la marche, il commande : 1. En avant. 2. MARCHE. 18. Au commandement de marche, qui est fait comme il est prescrit ci-dessus, les élèves se remettent en marche. Changer le pas. 19. Les élèves étant en marehe, le professeur commande : 1. Changez le pas. 2. MARCHE. 20. Au commandement de marche-., qui est fait un moment avant que le pied soit prêt à poser à terre, les élèves rapportent le pied qui est en arrière à côté de celui qui vient de poser, et repartent de ce dernier pied. Demi-tour en marchant. 21. Les élèves étant en marche, le professeur voulant leur faire faire demi-tour pour marcher en arrière sans •arrêter, commande.: 1. Peloton, demi-iour à droite. 2. MARCHE. 22. Au commandement de marche, qui est fait à l'instant où le pied gauche est en l'air, les élèves posent le pied à terre, font face en arrière en tournant sur ce pied, placent le pied droit à côté du gauche dans la nouvelle •direction, et repartent du pied gauche.
�72
THÉORIE
Marche en arrière. 23. Les élèves étant de pied ferme, le professeur leur fait marcher le pas en arrière; à cet effet, il commande : 1. Peloton en arrière. 2. Guide à gauche (ou à droite). 3. MARCHE. 24. Au commandement de marche, les élèves retirent vivement le pied gauche en arrière, à une distance conforme à leur taille, font de même du pied droit, et continuent jusqu'au commandement de halte, qui est toujours précédé de celui de peloton. Les élèves s'arrêtent à ce commandement, en rapportant le pied qui est en avant à côté de l'autre, sans frapper. Marche par le flanc. 25. Le rang étant de pied ferme et correctement aligné, le professeur commande : 1. Peloton, par le flanc droit. 2. A DROITE. 3. Peloton en avant.
i.
MARCHE.
26. Au deuxième commandement, le rang fait àdroite; les numéros pairs, en faisant à-droite, se portent vivement à hauteur et à la droite des numéros impairs, de manière qu'après l'exécution du mouvement, les files se trouvent formées de deux élèves coude à coude. 27. Au commandement de marche, le peloton part vivement du pied gauche; le files restent alignées et et conservent leurs distances, les élèves marchent, dans chaque rang, les uns derrière les autres, de manière que la tête de l'élève qui précède immédiatement chaque élève lui cache celles de tous ceux qui sont devant lui. 28. Le professeur fait marcher par le flanc gauche par les commandements prescrits n° 25 en substituant l'indication de gauche à celle de droite. Le rang fait à gauche et les numéros impairs, en faisant à
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
73
gauche, se portent vivement à hauteur et à la gauche des numéros pairs. 29. Le professeur place un élève bien exercé à côté de l'élève qui est en tète du rang doublé pour régler son pas et le conduire, et il est recommandé à ce dernier de marcher exactement coude à coude avec celui qui doit le diriger. Arrêter le rang et lui faire faire front. 30. Lorsque le professeur veut arrêter le rang marchant par le flanc et lui faire faire front, il commande : 1. Peloton. 2. HALTE. 3. FRONT. 31. Au deuxième commandement, le peloton s'arrête, et aucun élève ne bouge plus, quand même il aurait perdu sa distance. 32. Au troisième commandement, chaque élève fait front, par un à-gauche, si l'on a marché par le flanc droit, et par un à-droite si l'on a marché par le flanc gauche. Les élèves qui se trouvent derrière dédoublent en même temps pour se porter vivement à leurs places dans le rang. Changements de direction par file. 33. Lorsque les élèves ont acquis l'habitude de la marche par le flanc, le professeur les exerce à changer de direction par file ; à cet effet, il commande : 1. Par file à gauche (ou à droite). 2. MARCHE. 34. Au commandement de marche, la première file change de direction à gauche (ou à droite), en décrivant un petit arc de cercle. Les deux élèves de cette file restent coude à coude ; celui qui se trouve du côté où l'on converse raccourcit les trois ou quatre premiers pas, afin de donner le temps à l'autre de se conformer à son mouvement, et la file marche ensuite droit devant elle. Chaque file vient successivement changer de direction à la même place que celle qui la précède.
�71
THÉORIE
35. Le .professeur fait aussi exécuter les à-droite et les à-gauche en marchant ; à cet effet, il commande : 1. Peloton par le flanc droit (ou gauche). 2. MARCHE. 36. Au commandement de marche, qui est fait un moment avant que le pied gauche (ou le pied droit) soit prêt à poser à terre, que l'on doive faire à-droite ou àgauche, les élèves tournent le corps, portent le pied qui est levé dans la nouvelle direction, et continuent la marche sans altérer la cadence ; les files doublent ou dédoublent rapidement. 37. Le dédoublement des files a lieu comme il est prescrit n° 32 de la page 73. 38. Le doublement se fait toujours en dedans de l'alignement, et les files doublées se composent toujours des deux mêmes élèves, dont l'un a un numéro impair, et l'autre, le numéro pair immédiatement au-dessus. Ainsi, les numéros un et deux, trois et quatre, cinq et six doublent toujours entre eux. Lorsque le rang fait par le flanc, c'est celui des deux élèves qui se trouve en arrière qui double sur celui qui est en avant. Conversions à pivot fixe. 39. Le rang étant de pied ferme, le professeur place un élève bien exercé à l'aile marchante pour la conduire, et commande : 1. Par peloton à droite. 2. MARCHE. 40. Au commandement de marche, l'élève qui est au pivot fait à-droite, les autres élèves partent du pied gauche et tournent en même temps un peu la tète du côté de l'aile marchante, les yeux fixés sur la ligne des yeux des élèves du rang. L'élève qui conduit l'aile marchante fait le pas de soixante-cinq centimètres environ, avance un peu l'épaule extérieure, dès le premier pas, - jette de temps en temps les yeux sur le rang et sent toujours le coude de l'élève qui est à côté de lui, mais très-légèrement et sans jamais le pousser. Les autres élèves sentent le coude de leur voisin du côté du pivot, résistent à la pression qui vient du côté
�ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
78
opposé, et se conforment au mouvement de l'aile marchante, en faisant le pas d'autant plus petit qu'ils sont rapprochés du pivot. L'élève placé à côté du pivot gagne, en conversant, un peu de terrain en avant, mais sans jamais le masquer. 41. Lorsque l'élève qui est à l'aile marchante est près d'arriver sur la perpendiculaire à la ligne qu'occupait le rang, le professeur commande : 1. Peloton. 2. HALTE. 42. Au commandement de halte, qui est fait lorsque l'élève de l'aile marchante est arrivé à trois pas de la perpendiculaire, le rang s'arrête, et aucun élève ne bouge plus. Le professeur place les deux premiers élèves de l'aile marchante sur l'alignement de l'élève du pivot, ayant soin de ne laisser entre eux et le pivot que l'espace nécessaire pour y encadrer tous les autres. Il commande ensuite : A gauche (ou à droite), — ALIGNEMENT. 43. A ce commandement, le rang se place sur l'alignement des deux élèves qui doivent servir de base, en se conformant aux principes prescrits. Le professeur commande ensuite :
FIXE. .
Il fait converser à gauche par les mêmes principes. Conversions à pivot mouvant. ■ 44. Le rang étant en marche, lorsque le professeur veut lui faire changer de direction du côté opposé au guide, il commande : 1. A droite (ou à gauche), conversion. 2. MARCHE. 45. Le premier commandement est fait lorsque le rang est à quatre pas du point de conversion. Au commandement de marche, la conversion s'exécute de la même manière qu'à pivot fixe, excepté que le tact des coudes reste du côté du guide, que l'élève qui est au pivot, au lieu de faire à-droite (ou à-gauche), se conforme au mouvement de l'aile marchante, sent très-légèrement le coude de son voisin, fait le pas de
�76
THÉORIE. — ÉCOLES PRIMAIRES, DEUXIÈME PARTIE
Yingt-deux centimètres environ, et gagne ainsi du ter-
rain en avant, en décrivant une petite courbe, de manière à dégager le point de conversion ; le milieu du rang cintre un peu en arrière. Aussitôt que le mouvement commence, l'élève qui conduit l'aile marchante jette les yeux sur le terrain qu'il doit parcourir. 46. La conversion achevée, le professeur commande : 1. En avant. 2. MARCHE. 47. Le premier commandement est fait quatre pas avant que la conversion soit achevée. 48. Au commandement de marche, qui est fait à l'instant où la conversion est achevée, l'élève qui conduit l'aile marchante se dirige droit en avant; l'élève qui est au pivot et tout le rang reprennent la marche, et replacent la tète directe. Changements de direction du côté du guide. 49. Les changements de direction du côté du guide s'exécutent ainsi qu'il suit; le professeur commande : 1'. Tournez à gauche [ou à droite). 2. MARCHE. 50. Le premier commandement est prononcé lorsque le rang est à quatre pas du point où il doit changer de direction. 51. Au commandement de marche, qui est fait à l'instant où le rang doit tourner, le guide fait à-gauche (ou à-droite) en marchant et se prolonge dans la nouvelle direction sans ralentir ni accélérer la cadence, sans allonger ni raccourcir la mesure du pas. Chaque élève avance l'épaule opposée au guide et accélère la cadence pour se porter dans la nouvelle direction ; lorsqu'il arrive sur l'alignement du guide, il tourne la tète et les yeux de son côté, joint le coude de son voisin du même côté, prend le pas du guide, et replace ensuite la tète et les yeux dans la position directe. Les élèves arrivent ainsi successivement sur l'alignement du guide.
�TROISIÈME PARTIE
POUR LES ÉLÈVES DE ONZE ANS ET AU-DESSUS
Répétition des principaux exercices de la première et de la deuxième partie auxquels on ajoute les suivants :
EXERCICES 1
er
D'ÉQUILIBRE
EXERCICE.—
Se tenir sur le pied gauche, la cuisse droite fléchie sur le tronc, et la jambe sur la cuisse; les mains croisées au-dessous du genou fléchi.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Equi libre sur le pied gauche, la jambe, droite pliée en avant. 3. EN POSITION 4. REPOS. Au deuxième commandement, porter tout le poids du corps sur le pied gauche. Au troisième commandement, lever le genou droit, placer les doigts croisés sur le milieu de la jambe, serrer le plus possible la cuisse contre le ventre et la jambe contre la cuisse; le pied tombant naturellement, le corps droit. Se tenir dans cette position jusqu'au commandement de repos. A ce commandement, lâcher la jambe droite et reprendre la première position. L'équilibre [sur le pied droit s'exécute d'après les mêmes principes.
�7S
2° EXERCICE.
THÉORIE
— Se tenir sur le pied gauche, la jambe droite étant fléchie sur la cuisse, en arrière, le pied soutenu par la main droite, le bras gauche placé verticalement au-dessus de la tête.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Équilibre sur le pied gauche, la jambe droite pliée en arrière.
3. EN POSITION. 4. REPOS.
Au deuxième commandement, porter tout le poids du corps sur le pied gauche. Au troisième commandement, fléchir la jambe droite en arrière, la saisir en dehors, au cou-de-pied avec la main droite, l'appuyer fortement sur la cuisse qui reste verticale; le bras gauche en l'air, le poing fermé, les ongles en dedans ; se tenir dans cette position jusqu'au commandement de repos, lâcher alors la jambe et reprendre la première position. L'équilibre sur le pied droit s'exécute d'après les mêmes principes.
3° EXERCICE.
— Se tenir sur le pied droit, saisir le pied gauche avec la main droite, la jambe étant fléchie sur la cuisse, le bras gauche placé verticalement.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Équilibre sur le pied droit, la jambe gauche pliée en arrière, le cou-de-pied maintenu avec la main droite.
3. EN POSITION. 4. REPOS.
Au deuxième commandement, porter tout le poids du corps sur le pied droit. Au troisième commandement, fléchir la jambe gauche
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
79
en arrière, passer la main droite derrière le corps pour maintenir le cou-de-pied gauche, la cuisse placée verticalement, le bras gauche en l'air, le poing fermé, les ongles en dedans ; se tenir dans cette position jusqu'au commandement de repos. Lâcher alors la jambe et reprendre la première position. L'équilibre sur le pied gauche s'exécute d'après les mêmes principes, ainsi qu'il est dit ci-contre. 4e
EXERCICE. — Se tenir sur le pied droit, le bras droit placé verticalement, fléchir la jambe gauche et la saisir en dedans avec la main gauche, audessus du cou-de-pied.
Le professeur commande : Attention. 2. Equilibre sur le pied droit, la jambe gauche pliée en avant et soutenue en dedans par la main gauche. 3. EN POSITION. 4. REPOS. Au deuxième commandement, porter tout le poids du corps sur le pied droit. Au troisième commandement, lever le genou gauche le plus possible ; passer le bras gauche en dedans et sous la jambe pliée, et saisir le cou-de-pied avec la main gauche, le bras droit en l'air, le poing fermé, les ongles en dedans ; se tenir dans cette position jusqu'au commandement de repos.
1.
Lâcher alors la jambe et reprendre la première position. L'équilibre sur le pied gauche doit s'exécuter d'après jes mêmes principes. 5
e
EXERCICE.
— Équilibre alternatif sur un pied, le corps porté en avant, les bras tendus.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Équilibre sur le pied droit, le corps penché en avant. 3. EN POSITION.
�80
4. REPOS.
THÉORIE
Au deuxième commandement, porter tout le poids du corps sur le pied droit. Au troisième commandement, pencher le corps en avant, les bras tendus, les poings à hauteur des épaules, les ongles en dedans; fléchir la jambe droite, la jambe gauche allongée en arrière et élevée le plus possible ; la pointe du pied dirigée vers la terre. Se tenir dans cette position jusqu'au commandement de
repos.
A ce commandement, reprendre la première position. L'équilibre sur le pied gauche s'exécute d'après les mêmes principes.
6° EXERCICE. —
Équilibre alternatif sur un pied, le corps en arrière, les bras horizontalement en avant.
Le professeur commande :
1. Attention. 2. Équilibre sur le pied gauche, le corps penché en arrière.
3. EN POSITION. 4. REPOS.
Au deuxième commandement, porter tout le poids du corps sur le pied gauche. Au troisième commandement, pencher .le haut du corps en arrière le plus possible, en fléchissant la jambe gauche; la jambe droite
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
83
•et les bras tendus en avant, les poings fermés, les ongles en dedans. Se tenir dans cette position jusqu'au commandement de repos. A ce commandement, reprendre la première position. Mêmes principes pour L'équilibre sur le pied droit.
EXERCICES ÉLÉMENTAIRES EN MARCHANT
(TROISIÈME SÉRIE) 1
ER
EXERCICE. — Lancer les bras en avant, alternativement, en avançant au pas modéré; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Lancez les bras en avant, alternativement, en avançant, au pas modéré ; en deux temps. 3. MARCHE. 4. HALTE. Au commandement de marche, lancer le bras droit tendu en avant, le poing à hauteur de l'épaule et porter en même temps le pied droit en avant, en comptant un; ramener ensuite le bras droit tendu à sa première position, en comptant deux. Exécuter le même mouvement avec les extrémités gauches, et continuer jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, ramener le pied qui est en arrière à côté de l'autre et reprendre la première position. 2e EXERCICE. — Lancer les bras en avant, alternativement , en marchant en arrière ; en deux temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Lancez les bras en avant, alternativement, en marchant en arrière; en deux temps. 3. MARCHE. 4. HALTE. 1 Au commandement de marche, lancer le bras droit
�82
THÉORIE
tendu en avant, le poing à hauteur de l'épaule, et porter en même temps le pied droit en arrière, en comptant un ; ramener ensuite le hras droit tendu à sa première position, en comptant deux. Exécuter le même mouvement avec les extrémités gauches, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. Alors ramener le pied qui est en avant à côté de l'autre et reprendre la première position.
3° EXERCICE.
— Lancer les bras en avant simultanément , en avançant au pas modéré ; en deux: temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Lancez les bras en avant simultanément, en avançant ait pas modéré ; en deux temps.
3. MARCHE. 4. HALTE.
Au commandement de marche, lancer les hras tendus en avant, les poings à hauteur des épaules, et avancer en même temps le pied droit, en comptant un; ramener les bras tendus à leur première position, en comptant deux. Exécuter le même mouvement avec la jambe gauche, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, ramener le pied qui est en arrière à côté de l'autre, et reprendre la première position,
4E EXERCICE.
— Lancer les bras en avant, simultanément, en marchant en arrière ; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Lancez les bras en avant, simultanément, en marchant en arrière ; en deux temps.
3. MARCHE. 4. HALTE.
Au commandement de marche, lancer les bras tendus en avant, les poings à hauteur des épaules, et porter
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
8<5
en même temps le pied droit en arrière, en comptant un, ramener les bras tendus à leur première position, en comptant deux. Exécuter le même mouvement avec le pied gauche, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte, A ce commandement, rapporter le pied qui est en avant à côté de l'autre, et reprendre la première position. 5°
EXERCICE. — Lancer alternativement les bras en avant, et les rapprocher du corps, dans la flexion, en avançant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion et extension alternative des bras, en avançant ; -en, quatre temps. 3. MARCHE. 4. HALTE. Au commandement de marche, fléchir le bras droit, porter le poing à l'épaule et avancer en même temps le pied droit, en comptant un; étendre le bras en avant, en comptant deux; ramener le poing à l'épaule, en comptant trois; laisser tomber le bras à sa première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement avec les extrémités gauches, et continuer jusqu'au commandement de halle, A ce commandement, rapporter le pied qui est en arrière à côté de'l'autre, et reprendre la première position. 6e
EXERCICE. — Lancer simultanément les bras en avant, et les rapprocher du corps dans la flexion, en avançant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion et extension simultanée des bras en avançant; <enquatre temps. 3. MARCHE. 4. HALTE.
�THÉORIE
Au commandement de marche, fléchir les hras, porter les poings à hauteur des épaules et avancer en même temps le pied droit, en comptant un; étendre les bras en avant, en comptant deux; ramener les poings aux épaules, en comptant trois; laisser tomber les bras à leur première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement avec la jambe gauche et continuer jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, ramener le pied qui est arrière à côté de l'autre, et reprendre la première position.
7E EXERCICE.
— Porter les bras en avant, alternativement, et les ramener dans l'extension sur les côtés du corps, en avançant la jambe du même côté ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif des bras et des jambes eh avant, en portant ensuite les bras tendus sur les côtés; en quatre temps.
3. MARCHE.
i.
HALTE.
Au commandement de marclie, fléchir le bras droit et porter en même temps le pied droit en avant, en comptant un ; développer le bras en avant, en comptant deux ; le porter tendu sur le côté, en comptant trois; le laisser tomber à sa première position, en comptant quatre. 'Exécuter le même mouvement avec les extrémités gauches, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. " A ce commandement, ramener le pied qui est en arrière à côté de l'autre et reprendre la première position.
:8E EXERCICE.
— Porter les bras en avant, alternativement, et les ramener dans l'extension sur les côtés du corps, en marchant en arrière; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Porter alternativement les bras en avant, et ' les ramener
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
85
ensuite tendus sur tes côtés, en marchant en arrière ; en quatre temps. 3. MARCHE. 4. HALTE. Au commandement de marche, fléchir le bras droit et porter en même temps le pied droit en arrière, en comptant un; développer le bras en avant, en comptant deux ; le porter tendu sur le côté, en comptant trois; le laisser tomber à sa première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement avec les extrémités gauches, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, rapporter le pied qui est eu avant à côté de l'autre et reprendre la première position .
9 EXERCICE.
E
— Porter les bras en avant simultanément, et les ramener dans l'extension sur les côtés du corps, en avançant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement simultané des bras et alternatif des jambes en avant, en portant ensuite les bras tendus sur les côtés ; en quatre temps. 3. MARCHE . 4. HALTE. Au commandement de marche, fléchir les bras et porter en même temps le pied droit en avant, en comptant un ; développer les bras en avant, en comptant deux ; les porter tendus sur les côtés, en comptant trois; les laisser tomber à leur première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement avec la jambe gaucîie et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, ramener le pied qui est en arrière à côté de l'autre, et reprendre la première position.
�fît!
ÎOE EXERCICE.
THEORIE
— Porter les bras en avant simultanément, et les ramener dans l'extension sur les côtés du corps, en marchant en arrière ; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Aitention. 2. Porter simultanément les bras en avant, et Us ramener ensuite tendus sur les côtés, en marchant en arrière ; en quatre temps. 3. MARCHE. 4. HALTE. Au commandement de marche, fléchir les bras et porter en même temps le pied droit en arrière, en comptant un ; développer les bras en avant, en comptant deux; les porter tendus sur les côtés, en comptant trois; les laisser tomber à leur première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement avec la jambe gauche, et continuer ainsi jusqu'au commandement de lialle. A ce commandement, rapporter le pied qui est en avant à côté de l'autre, et reprendre la première position.
11E EXERCICE.
— Porter les bras en avant, alternativement, et les ramener dans l'extension sur les côtés du corps, en avançant la jambe du côté opposé; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Aitention. 2. Mouvement alternatif des extrémités opposées, en avançant ; en quatre temps. 3. MARCHE. 4. HALTE. Au commandement de marche, fléchir le bras droit, et porter en même temps le pied gauche en avant, en comptant un ; développer le bras en avant, en comptant deux; le porter tendu sur le côté, en comptant trois; le laisser tomber à sa première position, en comptant quatre.
�'ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
87
Exécuter le môme mouvement avec le bras gauche et la jambe droite, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, rapporter le pied qui est en arrière à côté de l'autre, et reprendre la première position. 12e EXERCICE. — Porter les bras en avant, alternativement, et les ramener dans l'extension sur les côtés du corps en marchant en arriére ; en quatre temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement alternatif des extrémités opposées, en marchant en arrière; en' quatre temps. 3. MARCHE. 4. HALTE. Au commandement de marche, fléchir le bras droit, et porter en même temps le pied gauche en arrière, en comptant un; développer le bras en avant, en comptant deux ; le porter tendu sur le côté, en comptant trois) le laisser tomber à sa première position, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement avec le bras gauche et la jambe droite, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, rapporter le pied qui est en avant à côté de l'autre, et reprendre la première position. 13e EXERCICE. — Flexion du corps en portant les jambes en avant, alternativement, et mouvement vertical des bras (flexion et extension); en quatre temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion du corps en portant les jambes alternativement en avant et mouvement vertical des bras ; en quatre temps. 3. MARCHE.
�88
4. HALTE.
THÉORIE
Au commandement de marche, porter le pied gauche en avant, le jarret plié, la jambe droite tendue ; incliner fortement le haut du corps en avant,.en conservant le jarret-droit tendu, et porter les poings près du sol,, en comptant un ; se redresser, porter les poings aux épaules, en comptant deux; développer les bras verticalement, en comptant trois; ramener les poings' aux épaules, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement sur- la jambe droite, en partant de cette dernière position et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, rapporter le pied qui est en arrière à côté de l'autre et reprendre la première position.
14° EXERCICE. — Flexion du corps en portant les jambes en arrière, alternativement, et mouvement vertical des bras (flexion et extension); en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Flexion du corps en avant et mouvement vertical des bras, en marchant en arrière ; en quatre temps. 3. MARCHE.
4. HALTE.
Au commandement de marche, porter le pied gauche en arrière, le jarret droit plié, la jambe gauche tendue ; incliner le haut du corps en avant, en conservant le jarret gauche,tendu, et porter les poings près du sol, en comptant un; se redresser, porter les poings aux épaules, en comptant deux; développer les bras verticalement, en comptant trois ; ramener les poings aux épaules, en comptant quatre. Exécuter le même mouvement,, en portant le pied droit en arrière et continuer jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, rapporter le pied qui est en avant à côté de l'autre et reprendre la première position.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
8!)
13° EXERCICE.
— Mouvement vertical des bras, en marchant au pas accéléré (flexion et extension); en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement vertical des bras, en marchant au pas accéléré; en quatre temps.
3. MARCHE. 3. HALTE.
Au commandement de marche, fléchir les bras et porter en même temps le pied gauche en avant, en comptant un ; élever les bras verticalement et porter le pied droit en avant, en comptant deux; ramener les poings aux épaules et porter le pied gauche en avant en comptant trois; descendre les mains à leur première position pour terminer sur le pied droit, en comptant quatre. Continuer jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, rapporter le pied droit à côté du gauche, et reprendre la première position.
16E EXERCICE. — Mouvement latéral des bras, en marchant au pas accéléré (flexion et extension); en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement latéral des bras, en marchant au pas accéléré; en-quatre temps.
3. MARCHE. . ,
4. HALTE: " . ■ Au commandement de marche, fléchir les bras et porter en même le pied gauche en avant, en comptant un; étendre les bras sur les côtés, porter le pied droit en avant, en comptant deux; ramener les poings aux épaules et porter en même temps Te pied gauche en avant, en comptant trois ; laisser tomber les bras à leur première position pour terminer sur le pied droit, en comptant quatre, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte.
�90
THÉORIE
A ce commandement, rapporter le pied droit à côté du gauche et reprendre la première position.
17E EXERCICE.
— Porter les bras en avant, et ensuite tendus sur les côtés, au pas accéléré; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Portez les bras en avant, et ensuite tendus sur les côtés, au pas accéléré ; en quatre temps. 3. MARCHE. 4. HALTE. Au commandement de marche, fléchir les bras et porter en même temps le pied gauche en avant, en comptant un; développer les bras en avant et avancer le.pied droit, en comptant deux ; étendre les bras latéralement et porter le pied gauche en avant, en comptant trois; laisser tomber les bras à leur première position pour terminer sur le pied droit, en comptant quatre, et continuer ainsi jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, rapporter le pied droit à côté du gauche et reprendre la première position (1). (1) Les exercices élémentaires peuvent être exécutés avec des haltères, excepté les 1", 2«, 3e, 9», 10», 19», 20», 21=, 22e et 23e exercices de la première partie, et les 2«, 8e et 9° de la deuxième partie. Avant de faire prendre la grande ou la petite distance sur la droite, le professeur commande :
LES HALTÈRES DANS LA MAIN GAUCHE.
A ce commandement, les élèves placent les haltères dans la main gauche. Après le commandement de fixe, le professeur commande :
LES HALTÈRES DANS LES DEUX MAINS.
A ce commandement, les élèves reprennent une haltère de chaque main. Les distances sur la gauche se prennent d'après les mêmes principes et par les moyens inverses. Pour prendre les distances sur le centre, le professeur coin mande :
LES ÉLÈVES DE DROITE, LES HALTÈRES DANS LA MAIN DROITE. -
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
91
EXERCICES DE LA CANNE EXÉCUTÉS A DEUX
(TROISIÈME SÉRIE)
Les pelotons étant formés comme il est indiqué à la page 3, et les élèves tenant dans la main gauche la canne placée verticalement sur le côté, le professeur leur fait prendre la grande distance, et après le commandement de fixe, il commande : 1. Numéros pairs, deux pas en avant. 2. MARCHE. Au commandement de marche, les numéros pairs se
LES ÉLÈVES DE GAUCHE, LES HALTÈBES DANS LA MAIN GAUCHE
Après le commandement de fixe, le professeur commande :
LES HALTÈRES DANS LES DEt'X MAINS.
Les exercices indiqués ci-dessus devant être exécutés les mains libres, le professeur, après avoir fait prendre les distances, commande :
POSFZ LES HALTÈRES.
A ce commandement, chaque élève fléchit les extrémités inférieures, écarte les bras, pose ses haltères sur le sol, près de celles de ses voisins, et reprend la première position. Ces divers exercices étant exécutés, le professeur commande :
REPRENEZ LES HALTÈRES.
A ce commandement, chaque élève se baisse, saisit ses haltères et se remet à la première position.
Nota. — La Gymnastique étant destinée à favoriser le développement progressif du système musculaire, la vigueur et la souplesse des organes, on doit arriver à ce résultat au moyen, d'exercices modérés, par l'emploi d'instruments qui soient en rapport avec la force actuelle des élèves. Méconnaître ce principe de l'équilibre entre l'effort demandé et les moyens d'y satisfaire, c'est marcher vers un résultat tout opposé au but que l'on veut atteindre, c'est produire, au lieu de la vigueur croissante, la fatigue, l'affaiblissement progressif. Si donc les élèves de la deuxième série, entre neuf et onze ans, commencent le maniement des haltères, le poids de ces objets ne devra pas dépasser un kilogramme, parce que la dépense de force demandée ne dépassera pas celle que la moyenne des enfants de cet âge peut fournir, sans efforts pénibles ou douloureux. Il est bien évident que le poids des haltères augmentera progressivement avec l'âge et la force des élèves.
�92
THÉORIE
portent deux pas en avant, en obliquant à droite, et font demi-tour pour se trouver face aux numéros impairs. Ensuite, les élèves se présentent mutuellement la canne, de la main gauche, en saisissent l'extrémité avec la main droite et laissent tomber les bras le long du corps, les cannes placées horizontalement sur les côtés. Pour qu'il n'y ait pas confusion, les numéros impairs commencent toujours les mouvements, soi t alternatifs, soit simultanés. 1er — Demi-cercles alternatifs à droite et à gauche; en deux temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Demi-cercles alternatifs à droite et à gauche ; en deux temps.
EXERCICE. 3. COMMENCEZ^ 4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, élever la canne audessus de la tète le bras tendu, en comptant un; la ramener à sa première position, en comptant deux.
Exécuter le. même mouvement du côté opposé et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. .
*
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE 2E EXERCICE.
93
Demi-cercles simultanés à droite et à gauche; en deux temps.
—
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Demi-cercles simultanés à droite et à gauche; en deux .temps. 3. COMMENCEZ. 4. CESSEZ. Au commandement de commencez, élever les cannes audessus de la tète, les bras tendus, en comptant un ; les
ramener à leur première position, en comptant deux; et continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez.
3° EXERCICE.
— Demi-cercles alternatifs à droite et à gauche, en avançant la jambe correspondante; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Demi-cercles alternatifs à droite et à gauche, en avançant ■la jambe correspondante; en deux temps. 3. COMMENCEZ. • ■ 4. CESSEZ. ■ Au commandement de commencez, élever la canne ■ sur
�94
THÉORIE
le côté, au-dessus de la tète, le bras tendu, les numéros impairs faisant un demi-à-droite, les numéros pairs un demi-à-gauche, et se fendant, les premiers de la jambe
droite, les seconds de la jambe gauche, en comptant un; le jarret plié, la pointe du pied ouverte, la tête droite el les yeux suivant le mouvement de la canne ; revenir ensuite à la première position, en comptant deux. Exécuter le même mouvement du côté opposé, et continuer alternativement jusqu'au commandement de cessez.
4° EXERCICE.
— Flexion des jambes et demi-cercles simultanés sur les côtés; en deux temps.
Le professeur commande.: 1. Attention. 2. Flexion des jambes et demi-cercles simultanés ; en deux temps. 3. EN POSITION.
4. COMMENCEZ.
5. CESSEZ. Au troisième commandement, rapprocher les pieds l'un contre l'autre.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
95
Au commandement de commences, fléchir, le plus possible, les extrémités inférieures, les talons élevés, les bras restant à leur position, en comptant un ; se relever graduellement, porter les cannes au-dessus de la tète, les bras tendus, en comptant deux. • Répéter le même exercice, en partant de cette dernière position, et continuer jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, abaisser les cannes et reprendre la première position.
8E EXERCICE,
— Porter alternativement les cannes près des épaules et les lancer ensuite sur les côtés, en avançant le pied correspondant; en quatre temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Lancez alternativement les cannes sur les côtés, en avançant le pied correspondant ; en quatre temps. 3. COMMENCEZ.
i.
CESSEZ.
Au commandement de commencez, plier le bras et porter la canne à hauteur de l'épaule, en comptant un; la lancer horizontalement sur le côté et avancer en même temps le pied correspondant, le jarret plié, la pointe du pied ouverte, en comptant deux ; ramener la canne à l'épaule, détacher du sol le pied qui est sur le côté, en comptant trois ; descendre la canne à la première position et rapporter le pied qui est levé à côté de l'autre, en comptant quatre. Exécuter le même exercice du côté opposé et continuer jusqu'au commandement de cessez.
6E EXERCICE.
— Cercles alternatifs sur les côtés; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Cercles alternatifs sur les côtés ; en deux temps. 3. COMMENCEZ.
�90
4. CESSEZ.
THÉORIE
Au commandement de commencez, imprimer au poignet un mouvement de rotation en dedans ; développer le bras et porter la canne au-dessus de la tète, en comptant un ; continuer de faire décrire à la canne un cercle sur le côté, le bras tendu, et revenir à la première position, en comptant deux. Exécuter le même exercice du côté opposé, et continuer jusqu'au commandement de cessez.
7E EXERCICE.
— Cercles simultanés sur les côtés;
en deux temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Cercles simultanés sur les côtés ; en deux temps.
3. COMMENCEZ./^ 4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, imprimer aux poignets un mouvement de rotation en dedans ; développer les bras et porter les cannes au-dessus de la tête, en comptant un; continuer de faire décrire aux cannes un cercle sur les côtés, les bras tendus, et revenir à la première position, en comptant deux. Continuer jusqu'au commandement de cessez.
8E EXERCICE.
— Mouvement alternatif et continu des cannes, en avant et en arrière; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. * 2. Mouvement alternatif et continu des cannes, en avant et .en arrière; en deux temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ.
5. CESSEZ.
Au troisième commandement, porter le pied droit en avant. Au commandement de commencez, lancer ensemble le bras droit en avant, en comptant un ; le corps restant droit, le bras gauche en arrière et suivant le mouve-
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
ment de la canne ; lancer de même le bras gauche en avant, le droit en arrière et suivant le mouvement de la canne, en comptant deux.
Continuer cet exercice jusqu'au commandement de ces.skz. \ .-, ' ■ . ■ A ce commandement, rapporter le pied qui est en avant à côté de4 l'autre et reprendre la première position. Cet exercice s'exécute aussi le pied gauche en avant.
9e EXERCICE. —
Mouvement simultané des cannes, en avant et en arrière ; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement simultané des cannes, en avant et en arrière: en deux temps.
3. COMMENCEZ. i. CESSEZ.
Au commandement de commencez, les numéros impairs poussent les cannes en avant, les numéros pairs cèdent au mouvement, en portant les mains en arrière et le plus loin possible ; ensuite, les numéros pairs exécutent ce qui vient d'être prescrit pour les numéros im-
�98
THÉORIE
pairs, qui, à leur tour, cèdent au mouvement, en portant les bras en arrière. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, reprendre la première position. 10e EXERCICE. — Doubles cercles sur le côté, les numéros impairs le pied gauche en avant, les numéros pairs le pied droit; en deux temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Doubles cercles sur le côté, les numéros impairs le pied gauche en avant, les numéros pairs le pied droit ; en deux temps. 3. EX POSITION. 4. COMMENCEZ.
5. CESSEZ.
Au troisième commandement, les numéros impairs portent le pied gauche en avant, et les numéros pairs le pied droit. Au commandement de commencez, les numéros impairs poussent la canne avec la main droite et avancent l'épaule droite, pendant que les numéros pairs Cèdent au mouvement en portant le bras gauche en arrière, et en effaçant l'épaule, l'autre canne ne bougeant pas; les . numéros impairs continuent le mouvement jusqu'à ce que la canne soit le plus élevée possible, puis ils retirent le bras en arrière en effaçant le corps à droite; les numéros pairs se conforment au mouvement. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, replacer la canne à sa première position. Le professeur commande ensuite : 1. Même exercice en sens inverse.
2. COMMENCEZ.
3. CESSEZ. Au commandement de commencez, exécuter le même exercice, les numéros pairs commençant le mouvement en poussant la canne avec la main gauche. Au commandement de cesses, replacer la canne à sa
�ÉCOLES' PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
9'Q
position et rapporter le pied qui. est en avant a côté de l'autre. Il EXERCICE — Doubles cercles sur le côté; les numéros pairs la pied, gauche en avant, les numéros impairs le pied droit; en deux temps. Le professeur commande : 1. Attention. 2. Doubles cercles sur le côté ; les numéros pairs le pied gauche en avant, les numéros impairs le pied droit; en deux temps. 3. EN POSITION.
6
i.
8.
COMMENCEZ. CESSEZ.
Au troisième commandement, les numéros pairs portent le pied gauche en avant et les numéros impairs le pied droit. Au commandement de commencez, exécuter ce qui vient d'être indiqué au numéro précédent, avec cette différence que cette fois ce sont les numéros pairs qui commencent le mouvement, en poussant la canne avec la main droite. Les numéros impairs se conforment au mouvement. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, replacer la canne à sa première position. Le professeur commande ensuite : 1. Même exercice en sens inverse. 2. COMMENCEZ. 3. CESSEZ. Au commandement de commencez, exécuter le môme exercice, les numéros impairs commençant le mouvement, en poussant la canne avec la main gauche. Au commandement de cessez, replacer la canne à sa position et rapporter le pied qui est en avant à côté de l'autre. 12u
EXERCICE.
— Doubles cercles alternatifs et continu ; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention.
�100 2.
THÉORIE
Doubles cercles allemalifs et continus; en deux temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ.
0.
CESSEZ.
Au troisième commandement, porter le pied gauche en avant. Au commandement de commences, les numéros impairs poussent la canne avec la main droite, en avançant l'épaule droite, les numéros pairs cèdent au mouvement, portent le bras gauche en arrière, en effaçant l'épaule, et poussent l'autre canne avec la main droite; les numéros impairs cèdent à ce dernier mouvement, en portant le bras gauche en arrière. Continuer le mouvement en décrivant avec les mains deux cercles égaux ; les cannes se relevant et se baissant alternativement, le corps faisant un mouvement de rotation sur les hanches. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cesses. A ce commandement, replacer les cannes près du corps, à leur première position, et conserver le pied gauche en avant. Le professeur commande ensuite : 1. Même exercice en sens inverse.
2. COMMENCEZ. 3. CESSEZ.
Au commandement de commences, exécuter le même exercice en sens inverse, les numéros pairs commençant le mouvement. Au commandement de cessez, replacer les cannes près du corps, à leur première position, et rapporter le pied gauche à côté du droit.
13° EXERCICE.
— Doubles cercles simultanés des deux
côtés; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Doubles cercles simultanés des deux côtés; en deux temps.
3. EN POSITION. 4. COMMENCEZ. O. CESSEZ.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
101
Au troisième commandement, porter le pied gauche en avant. Au commandement de commences, les numéros impairs poussent simultanément les cannes en avant et avancent le haut du corps, tandis que les numéros pairs, cédant au mouvement, portent le haut du corps et les bras en arrière; les numéros impairs continuent d'élever les cannes de manière à leur faire décrire un cercle, en portant le haut du corps et les bras en arrière. Les numéros pairs se conforment au mouvement. Continuer ainsi jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, replacer les cannes près du corps, à leur première position, et conserver le pied gauche en avant. Le professeur commande ensuite : 1. Même exercice, en sens inverse.
2. COMMENCEZ.
3. CESSEZ. Au commandement de commences, exécuter le même exercice en sens inverse, les numéros pairs commençant le mouvement. Au commandement de cessez, replacer les cannes à leur position, et rapporter le pied gauche à côté du droit.
14
E
EXERCICE.
— Porter les cannes au-dessus de la tête, en faisant demi-tour; en deux temps.
Le professeur commande : 1. Attention. 2. Mouvement vertical et alternatif dcs'canjies au-dessus de la lêle; en deux temps. 3. COMMENCEZ.
4. CESSEZ.
Au commandement de commencez, les numéros impairs faisant un à-droite, les numéros pairs un à-gauche, éïèvent au-dessus de la tète la canne qui est devant eux, en comptant un; le haut du corps un peu en arrière, l'autre canne derrière le corps, les bras allongés, cette position étant marquée, ils baissent ensemble la canne, qu'ils viennent d'élever, font un demi-tour en pivo-
�102
THÉORIE
tant sur le talon gauche et en élevant aussitôt l'autre canne au-dessus de la tète, celle qui vient de descendre restant, à son tour, derrière le corps, en comptant deux. Ils continuent le mouvement, en faisant chaque fois demi-tour, jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, ils cessent le mouvement et reviennent à la première position en faisant, les numéros impairs un à-droite et les numéros pairs un àgauche. 'Ces exercices terminés, le professeur commande : 1. A vos rangs.
2. MARCHE.
Au second commandement, tous les élèves replacent la canne verticalement dans la main gauche, et les numéros pairs reprennent leur place dans le rang.
EXERCICES
D'APPLICATION
BARRES PARALLÈLES FIXES (DEUXIÈME SÉRIE)
l01'EXERCICE.— Suspension par les mains et les pieds.
L'élève étant suspendu sur les mains, lance les jambes en arrière, en les élevant un peu au-dessus
des barres; les écarte aussitôt, accroche un pied en dehors de chaque barre, s'allonge et abaisse lentement le corps, qui reste ainsi suspendu par les mains et les pieds. L'élève relève ensuite le corps en redressant les bras
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
103
l'un après l'autre, ou simultanément, détache les pieds des barres, et laisse pendre les jambes naturellement. Le professeur soutient, par l'anneau de la ceinture, les élèves faibles ou peu exercés.,
2 EXERCICE.
E
— Porter les jambes en avant, sur la barre droite, ensuite sur la barre gauche; en deux temps.
L'élève, étant suspendu sur les mains, porte les jambes en avant, en comptant un ; appuie les jarrets sur la barre droite, en comptant deux; il dégage ensuite les jambes en avant, en comptant un; entre dans les barres, en comptant deux ; reporte les jambes en avant, en comptant un; appuie lés jarrets sur la barre gauche, en comptant deux, et continue ainsi. Le professeur exerce aussi les élèves à porter les jambes d'une barre à l'autre, sans revenir à la première position. L'élève porteles jambes eh avant, en comptant un ; appuie les jarrets sur la barre droite, en comptant deux ; dégage les jambes, en comptant un, pour les porter aussitôt sur la barre gauche, en comptant deux.
3
E
EXERCICE. — Se lancer à terre, en avant, vers la droite [ou vers la gauche), en franchissant l'une des barres ; en quatre temps.
L'élève étant suspendu sur les mains, porte les jambes en avant, en comptant un, puis en arrière, en comptant deux; les reporte en avant, par-dessus la barre droite, en poussant le corps dans cette direction, avec les bras, en comptant trois, et tombe à terre, eh comptant quatre. A la fin du quatrième mouvement, la main gauche remplace la main droite sur la barre droite.
�104
THÉORIE
Il se lance à terre, en avant, vers la gauche, d'après les mêmes principes. Cet exercice s'exécute aussi en deux temps : L'élève entre dans les narres en courant, se suspend sur les mains, lance les jambes en avant, par-dessus la barre droite, en comptant un, et tombe à terre, en comptant deux. Il se lance à terre en avant, vers la gauche, d'après les mêmes principes. ic
EXERCICE. — Se lancer à terre, en arrière, vers la droite [ou vers la gauche), en franchissant l'une des barres ; en trois temps.
L'élève étant suspendu sur les mains, porte les jambes en avant, en comptant un, puis en arrière, les jarrets tendus par-dessus la barre droite, en comptant deux, et tombe à terre en comptai! t trois,, la main gauche remplaçant la main droite. Il se lance à terre en arrière, vers la gauche, d'après les mêmes principes.
6E EXERCICE.
— Franchir les barres en trois temps, en s'élançant en avant à droite (oit à gauche).
L'élève se place à quelques pas des barres, perpendiculairement à leur direction; s'élance, frappe des pieds le sol, en comptant un ; place une main sur chaque barre, la gauche'sur la première, les pouces en dedans; enlève le corps en baissant la tète, et portant les jambes en arrière, les jarrets tendus ; passe les jambes par-dessus la première barre, et les porte en avant, en comptant deux; les passe ensuite par-dessus la seconde, et s'élance à terre, en comptant trois, la main gauche remplaçant la main droite.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE 0E EXERCICE. —
105
Franchir les barres en quatre tempsT en s'élançant en arrière à droite [ou à gauche).
L'élève s'élance, frappe des pieds le sol, et entre dans les barres comme à l'exercice précédent, en comptant un; porte les jambes en avant, en comptant deux; lés reporte en arrière, en comptant trois; les passe pardessus la barre droite, et s'élance à terre, en comptant quatre.
7E EXERCICE. —
Franchir les barres en deux temps, en appuyant les mains sur les deux barres.
L'élève s'élance, frappe des pieds le sol,en comptant un : place les mains comme à l'exercice précédent, enlève les jambes en arrière, en baissant la tête, raidit les bras, donne une impulsion au corps, de gauche à droite, franchit les barres et s'élance à terre de l'autre côté, en comptant deux. Cet exercice et les deux qui le précèdent s'exécu tent aussi en plaçant la main droite sur la première bpre, et la main gauche sur la deuxième. Dans ce cas , on enlève le corps de droite à gauche.
8E EXERCICE —
Franchir les barres en deux temps,, en appuyant les mains sur la deuxième barré.
Cet exercice diffère du précédent seulement en ce que les deux mains se placent sur la seconde barre. Pour franchir à droite, on place le pouce de la main droite
�106
THÉORIE
en dedans de la barre et celui de la main gauche en dehors. Mêmes principes et moyens inverses, pour franchir à gauche. Cet exercice s'exécute aussi en plaçant les pouces en dedans de la barre.
BARRES '
A
SUSPENSION. SÉRIE)
(DEUXIÈME
1er EXERCICE.
— Progression latérale vers la droite
(oit vers la gauche). L'élève étant suspendu, le professeur commande : 1. Progression latérale vers la droite.
2. UN.
3. DEUX. 4. HALTE. Au commandement de un, l'élève rapproche la main gauche de la main droite en la faisant glisser le long de la barre. Au commandement de deux, il lève la main droite el la porte à trente-trois centimètres environ, vers le côté droit. Il continue ainsi jusqu'au commandement de halle. Cet exercice s'exécute vers la gauche d'après les mêmes principes.
2
E
EXERCICE.
— Progression par 1« flanc droit
[ou gauche). L'élève étant suspendu, le professeur commande ; 1. Progression par le flanc droit.
. 2. UN.
3. DEUX. 4. HALTE. Au commandement de ttn, l'élève fait un à-droite en détachant la main gauché de la barre pour la porter à seize centimètres environ en avant de la main droite. Au commandement de deux, il porte la main droite en avant de la main gauche, à la même distance, et continue ainsi jusqu'au commandement de halte.
�ÉCOLES PRIMAIRES,
TROISIÈME
PARTIE
107
Le mouvement par la gauche s'exécute d'après les mêmes principes. Le professeur exerce aussi les élèves à se mouvoir en arrière ; à cet effet, il commande : 1. En arrière.
2. 3. MARCHE. HALTE.
Au commandement de marche, l'élève porte la main qui se trouve en avant le plus possible en arrière de l'autre main, change celleci, à son tour, et continue jde la même manière jusqu'au commandement de halte.
3
E
EXERCICE.
—
Progression par brasses.
Pour l'exécution de cet exercice, les élèves doivent être assez espacés pour ne pas se gêner.
L'élève étant suspendu, les bras très-écartés, le professeur commande :
�108
THÉORIE
1. Progression par brasses vers la gauche. 2. MARCHE. 3. HALTE. Au commandement de marche, l'élève appuie légèrement sur la barre, de la main droite, en avançant un peu l'épaule du même côté, lâche la barre de cette main, porte le corps vers la gauche, en faisant face en arrière, les jambes réunies et allongées; la main droite décrivant un demi-cercle, en rasant la cuisse, va se fixer sur la barre, le plus loin possible de la main gauche. Il exécute le même mouvement avec la main gauche et continue ainsi jusqu'au commandement de halle. Le mouvement par brasses vers la droite s'exécute d'après les mêmes principes.
4° EXERCICE.
— S'établir sur la barre et s'y placer à cheval.
Le professeur commande : 1. Rétablissement sur la jambe droite. 2. Par le flanc droit. — A DROITE. 3. UN. 4. DEUX.
5. TROIS. G. QUATRE.
Au commandement de à droite, l'élève fait par le flanc droit. Au commandement de un, il saisit la barre, les mains rapprochées l'une de l'autre, et reste ainsi suspendu en faisant face à droite. Au commandement de deux, il raccourcit les bras, lance les jambes vers la barre, s'y accroche par le pli de la jarïtbe droite, et laisse retomber la gauche naturellement. Au commandement de trois, il pose à plat sur la barre l'avant-bras droit, puis l'avant-bras gauche, le coude et le genou droits rapprochés autant que possible, la tête élevée au-dessus de la barre. Au commandement de quatre, il imprime à la jambe gauche un balancement d'avant en arrière qu'il répète
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
109
une ou deux fois, en augmentant chaque fois son impulsion, le corps obéissant au mouvement de la jambe; au dernier balancement, il fait effort sur la barre avec les bras, penche la tête en avant, redresse le corps, les bras tendus, et se place face à gauche, la cuisse droite sur la barre et supportant tout le poids du corps. Pour descendre, le professeur commande : 1. Attention pour descendre en arrière.
2. UN: 3. DEUX.
4. A TERRE. Au commandement de un, l'élève passe la jambe droite tendue par-dessus la barre, et réunit les pieds. Au commandement de deux, il descend en arrière en développant les bras lentement. Au commandement de à terre, il tombe d'après les principes prescrits pour le saut en profondeur simple. Le rétablissement sur la jambe gauche s'exécute d'aprèsles mêmes principes etpar les moyens inverses. Le rétablissement sur la jambe droite ou gauche s'exécute aussi en plaçant la jambe entre les bras ; les principes sont les mêmes.
iie EXERCICE. —
S'établir au-dessus de la barre par un renversement du corps et s'y placer en équilibre sur les poignets.
Le professeur commande : 1. Rétablissement par renversement.
2. UN. 3. DEUX.
4. TROIS. Au commandement de un, l'élève se suspend aux barres, face en avant, les jambes réunies. Au commandement de deux, il raccourcit les bras pour élever la tète le plus possible au-dessus de la barre; rejette la tète en arrière en donnant aux jambes une vive impulsion en avant, de manière à leur faire décrire un arc de
�110
THÉORIE
cercle, le corps rasant la barre jusqu'à ce que le ventre vienne s'y appuyer. Au commandement de trois, il redresse le corps, en allongeant les bras de toute leur longueur, et reste en équilibre sur les poignets, le corps touchant la'barre et dans une position presque verticale'. Pour descendre en arrière, le professeur commande : 1. Attention pour descendre en arrière.
2. UN. 3. A TERRE.
L'élève descend d'après les principes prescrits. Cet exercice s'exécute aussi en saisissant la barre, la paume des mains tournée vers le corps.
0 EXERCICE: E
S'établir
sur la barre par un effort des avant-bras.
Le professeur commande : 1. Rétablissement sur les avant-bras.
2. UN. 3. DEUX. 4. TROIS. -,
Au commandement de un, l'élève se suspend à la barre, par les deux mains. Au commandement de deux, il fait effort des poignets pour soulever le corps, et place l'avant-bras droit sur la barre, le coude un peu en arrière, la main vis-à-vis le milieu du corps ; il place ensuite l'avant-bras gauche de la même manière. Au commandement de trois, il porte la tète en avant; soulève le corps par un effort des bras, secondé par une flexion simultanée des jambes; écarte les mains en ramenant les coudes au corps par un mouvement de rotation sur les avant-bras; se place en équilibre sur les barres, en s'y appuyant sur le ventre et les avant-bras. Cet exercice s'exécute aussi en plaçant les avant-bras simultanément sur la barre.I
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
111
Pour descendre en arrière, le professeur commande : 1. Attention pour descendre en arrière.
2. UN.
3. DEUX. 4. A TERRE. Au commanJemsnt de un, l'élève saisit la barre des deux mains. Au commandement de deux, il descend le corps en développant les bras. Au commandement de à terre, il tombe d'après les principes prescrits.
7 EXERCICE.
E
— S'établir sur la barre par un effort des poignets.
Le professeur commande : 1. Rétablissement alternatif sur les poignets.
2. UN.
3. 4.
DEUX. TROIS.
5. QUATRE.
Au commandement de un, l'élève se suspend comme à l'exercice précédent. Au commandement de deux, il fait effort sur les poignets pour soulever le corps; place l'avant-bras droit verticalement au-dessus de la barre, sans la lâcher, le coude élevé. Au commandement de trois, il élève, de la même manière, l'avant-bras gauche en portant tout le poids du corps sur le bras droit. Au commandement de quatre, il achève de soulever le corps en allongeant les bras et se maintient en équilibre sur les poignets. Cet exercice s'exécute aussi sur les deux poignets simultanément'. Lorsque les élèves sont bien exercés, ils exécutent ces divers rétablissements sans s'arrêter sur les mouvements.
�112
THÉORIE
ÉCHELLE DE BOIS
: (DEUXIÈME SÉRIE)
MONTER ET DESGENDRE PAR DERRIÈRE.
l
or EXERCICE.
— Monter à l'aide des mains et des pieds, et descendre de la même manière.
L'élève, étant derrière l'échelle et lui faisant face, saisit, les pouces en dessous, l'échelon le plus élevé qu'il peut atteindre, place l'un des pieds sur un échelon et monte en faisant agir simultanément les extrémités droites et les extrémités gauches. Il monte aussi en faisant agir le bras droit et la jambe gauche, puis le bras gauche et la jambe droite. Cet exercice s'exécute aussi en saisissant les montants avec les mains.
2° EXERCICE.
— Monter à l'aide des mains seulement, placées l'une après l'autre sur le même échelon, et descendre de la même manière.
L'élève, étant derrière l'échelle et lui faisant face, saisit, les pouces en dessous, l'échelon le plus élevé qu'il peut atteindre, fait effort des bras pour élever le corps, porte la main droite à l'échelon supérieur, le bras gauche restant raccourci, le coude près du corps ; détache ensuite la main gauche, la porte sur l'échelon déjà occupé par la main droite et continue de monter ainsi d'échelon en échelon, en conservant le corps droit, les jambes réunies et la pointe des pieds baissée. L'élève descend par les mêmes moyens et d'après les mêmes principes. -
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE 3E EXERCICE.
113
— Monter, en plaçant les mains l'une après l'autre sur un échelon différent, et descendre de la même manière.
Cet exercice s'exécute comme le précédent, avec cette différence que l'élève place les mains l'une après l'autre sur un échelon différent. Lorsque les élèves sont bien exercés, ils peuvent franchir un échelon à chaque mouvement. 4e
EXERCICE. — Monter en saisissant un échelon d'une main et un montant de l'autre, et descendre de même.
L'élève, étant placé derrière l'échelle et lui faisant face, saisit avec la main gauche le montant qui est à sa gauche, et avec la main droite l'échelon qui est au-dessus de la main gauche; il monte en portant tour à tour la main gauche plus haut sur le montant et la main droite sur l'échelon suivant, en maintenant le corps droit, les jambes réuniès. Il monte par le montant droit d'après les mêmes principes. L'élève descend par les mêmes moyens et. d'après les mêmes principes. 5e
EXERCICE.
— Monter[par [un seul montant et descendre] de même.
L'élève, étant placé derrière l'échelle et lui faisant face, saisit fortement un des montants avec les mains et s'élève en portant alternativement une main au-dessus de l'autre. Il descend par les mêmes moyens et d'après les mêmes principes.
�114
THÉORIE
6° EXERCICE.
— Monter par les deux montants et descendre de même.
L'élève, étant placé derrière l'échelle, saisit les deux montants et fait effort des poignets en élevant alternativementles mainsle long des montants, le corps droit, les jambes pendant naturellement. Il descend par les mêmes moyens et d'après les mêmes principes.
7° EXERCICE.
— Monter par les deux montants, par saccades,et descendre demême.
Cet exercice s'exécute comme le précédent, ,mais en lâchant les montants des deux mains à la fois, pour les ressaisir plus haut. On descend d'après les mêmes principes. CORDES LISSES VERTICALES
(DEUXIÈME SÉRIE.)
l
ev EXERCICE.
— Monter à une corde lisse à l'aide
I
des mains seulement et descendre de même.
L'élève saisit la corde, le plus haut possible, fait effort des bras et s'élève en portant alternativement une main au-dessus de l'autre, les jambes un peu raccourcies, la corde entre les cuisses. Il descend d'après les mêmes principes.
2E EXERCICE.
— Monter à deux cordes lisses à l'aide des mains seulement et descendre de même.
L'élève saisit une corde de chaque main, fait effort
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
11S
des bras et s'élève d'après les principes indiqués ci-dessus. Il descend de même. Cet exercice s'exécute aussi par saccades. PERCHES OSCILLANTES
(DEUXIÈME SÉRIE.) 1
ER
EXERCICE. — Monter à une perche à l'aide des mains seulement et descendre de même.
L'élève porte alternativement les mains l'une au-dessus de l'autre, en faisant effort des bras, les jambes légèrement fléchies de chaque côté de la perche. Il descend d'après les mômes principes.
2° EXERCICE.
— Monter à deux perches à l'aide des mains seulement et descendre.
L'élève se-place entre les deux perches, les saisit des deux mains, élève le corps en faisant effort des poignets, porte la main droite le plus haut possible, le bras gauche soutenant le poids du corps, exécute le même mouvement avec le bras gauche et continue ainsi.
3
E
EXERCICE.
— Monter à deux perches par saccades et descendre de même.
Cet exercice s'exécute comme le précédent, avec cette différence que l'élève lâche les perches des deux mains à la fois et les ressaisit vivement plus haut, descend par les moyens inverses.
ANNEAUX
(ou
POIGNÉES) SÉRIE.)
(DEUXIÈME
1er
EXERCICE.
Saisir les anneaux; s'enlever à la force des bras; fair
�116
THEORIE
passer la jambe gauche par dessus la main gauche; résister du bras droit ; quitter l'anneau de la main gauche ; le ressaisir après avoir laissé tomber la jambe en dehors, sans que les pieds touchent à terre. Exécuter le même mouvement avec la main droite et la jambe 'droite.
2E EXERCICE.
Saisir les anneaux; s'établir sur les poignets alternativement, et descendre par un renversement en avant.
3e EXERCICE.
Saisir les anneaux ; s'établir sur les poignets simultanément, et descendré par un renversement en avant.
4E EXERCICE.
Saisir les anneaux ; se placer le corps verticalement, la tète en bas ; ensuite horizontalement, la face tournée vers la terre ; laisser tomber les jambes etrevenir à la première position par un renversement en avant.
8° EXERCICE.
Saisir les anneaux, se renverser en avant en faisant tourner les épaules sur ellesmêmes; se placer le corps verticalement, la tète en bas, ensuite horizontalement, le
�ECOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
117
dos tourné vers la terre, et reprendre la première position.
TRAPÈZE (DEUXIÈME I '' EXERCICE.
E
SÉRIE.)
— S'établir sur la base du trapèze,
s'y asseoir et descendre par saccades.
L'élève s'établit sur le ventre, saisit de la main droite, le plus haut possible, le montant qui est à sa droite, élève le corps en faisant effort du poignet droit et en se grandissant sur le bras gauche, fléchit les jambes, les passe par dessus la base, sans la toucher, s'assied et place les mains aux montants à la hauteur des épaules. Pour descendre, l'élève porte simultanément les mains à la base, près des cuisses, se déploie en arrière, relève le corps en faisant effort des poignets, croise les jambes pour les passer entre les bras, les déploie en avant, remonte sur la base, et descend en arrière.
�118 2° EXERCICE.
THÉORIE
— Monter par les montants du trapèze
et descendre.
L'élève saisit les • montants et s'élève jusqu'à ce que les pieds, soient à hauteur de la base, fait la culbute en arrière, replace les pieds sur la base et détache succes-
sivement les mains pour ressaisir les montants, les doigts en -avant, les pouces en l'air, à hauteur des hanches, fait la culbute en avant, s'assied sur la base qu'il saisit des deux mains près des cuisses. Il porte'ensuite le haut du corps en arrière, en faisant glisser les cuisses sur la base jusqu'aux jarrets, se développe, les jambes tombant verticalement, la pointe des pieds basse ; relève le corps en faisant effort des poignets, croise les jambes, les passe sous la base entre les bras, les déploie en avant, se rétablit sur le ventre, et descend lentement.
3E EXERCICE.
— S'établir, sur la base du trapèze et se tenir dessus, puis«,u-dessous, dans une position horizontale.
L'élève s'assied sur le trapèze, saisit les montants au-
�II!) •dessus des épissures, se laisse glisser doucement en avant jusqu'à la chute des reins, renverse le corps, le ïoidit et se maintient horizontalement, le dos vers la 3 4
ÉCOLES PRIMAIRES. TROISIÈME PARTIE
terre. Après un temps d'arrêt, il élève les jambes, les passe entre les montants et continue le mouvement jusqu'à ce qu'il se trouve horizontalement au-dessous de la base, la face vers la terre. Cette position étant bien marquée, il abaisse les Jambes, les relève ensuite, les fait repasser entre les montants pour se rasseoir, porte les mains à la base, près des cuisses, fait la culbute en arrière, laisse tomber les jambes, les relève pour les passer croisées sous la base, les déploie en avant et se rétablit sur le trapèze, puis descend par l'un des moyens indiqués.
�120
THÉORIE
EXERCICE
DE LÀ NATATION A SEC AU MOYEN D'UN CHEVALET. Nager sur le ventre.
L'élève étant couché à plat ventre sur le chevalet, le professeur commande: 1. Mouvements de natation. 2. EN POSITION. 3. UN. . 4. DEUX. 5. TROIS. Au commandement de en position, rapprocher les talons des fesses, les genoux écartés autant que possible, les talons se touchant, la pointe des pieds ouverte; porter les coudes au corps, rapprocher les paumes des mains l'une de l'autre, les doigts allongés, joints et dirigés en avant, la tète relevée. Au commandement de un, allonger vivement et simultanément les bras et les jambes, celles-ci écartées. ' . , Au commandement de deux, rapprocher les genoux l'un de l'autre, les jambes tendues ; séparer les mains à environ seize centimètres, les paumes en dessous, le côté extérieur de la main un peu relevé. Au commandement de trois, décrire lentement un cercle de chaque main, les bras tendus, rapprocher les coudes du corps et les talons des fesses, eu revenant à la première position, et continuer ainsi, en comptant tous les mouvements. Quand les élèves connaîtront bien les mouvements de la natation à sec, on leur fera exécuter dans l'eau ce qu'ils ont appris sur le chevalet. Afin que les élèves se familiarisent promptement avec l'eau, le professeur s'efforcera de leur donner de l'assurance et de la hardiesse, tout en veillant à leur sécurité.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
121
PREMIÈRE
POSITION.
DEUXIÈME
POSITION.
TROISIÈME
POSITION.
�122
THÉORIE
ECOLE DE PELOTON Composition d'un peloton. 1. Un peloton est partagé en deux parties égales, qui sont désignées par le nom de section. Celle de droite est appelée première section ; celle de gauche seconde section. Chaque section est divisée en deux demi-sections. 2. Six élèves, des mieux exercés, y sont attachés pour 'remplir les fonctions suivantes, et sont placés ainsi qu'il suit : Un chef de peloton à la droite du peloton, au premier rang. Un chef de section, en serre-file, à deux pas derrière le centre de la seconde section. Un guide de droite derrière le chef de peloton. Un guide de gauche,' à la gauche du peloton en serrefile. Deux chefs de demi-section, en serre-file, chacun ■derrière sa demi-section respective. 3. Le professeur fait numéroter les files de la droite à la gauche, de manière que chaque élève connaisse son numéro dans son rang. 4. Il fait aussi marquer les sections et les demi-sections en observant que la première section soit composée d'un nombre pair de files. Ouvrir les rangs. 5. Le peloton étant formé sur deux rangs et aligné, ainsi que les serre-file, lorsque le professeur veut faire ouvrir les rangs, il fait placer le serre-file le plus près de la gauche, à la gauche du premier rang ; cela étant exécuté, il commande : 1. Garde à vous. 2. Peloton. 3. EN ARRIÈRE, OUVREZ VOS RANGS.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
123
G. Au troisième commandement, le guide de droite et le guide de gauche se portent en arrière, à quatre pas du premier rang pour tracer l'alignement où devra se placer le second rang. Ils jugent cette distance à l'œil, sans compter les pas. 7. Le professeur, se portant en même temps sur le flanc droit, vérifie si ces deux guides sont placés parallèlement au premier rang, et commande ensuite : 4. MARCHE. 8. A ce commandement, le premier rang ne bouge pas. Les élèves du second rang marchent en arrière, dépassent un peu la ligne tracée sur l'alignement déterminé par les deux guides qui servent de base ; ils se conforment à ce qui a été prescrit page 4. 9. Le guide de droite aligne le second rang sur le guide qui ferme la gauche de ce rang. 10. Les serre-file marchent en arrière en même temps que le second rang, et se placent à deux pas de ce rang, lorsqu'il est aligné.. 11. Le professeur, voyant le second rang aligné, commande : 1. FIXE. 12. A ce commandement, le guide placé à la gauche du second rang reprend sa place en serre-file. Serrer les rangs. 13. Le professetir voulant faire serrer les rangs commande : 1. Serrez vos rangs. 2. MARCHE. 14. Au commandement de marche, le second rang serre au pas accéléré, chaque élève se dirigeant sur son chef de file. Les serre-file serrent à leur distance, en même temps que le second rang. Marche en bataille en avant. 15. Le peloton étant correctement aligné, le profes-
�124
THÉORIE
seur s'assure que le chef de peloton et le guide de droite ont les épaules parfaitement dans la direction de leurs rangs respectifs, et qu'ils sont correctement placés l'un derrière l'autre ; il se porte ensuite à quelques pas en avant d'eux,' fait face en arrière, et se place exactement sur leur prolongement. 16. Le professeur commande ensuite : 1. PELOTON EN AVANT. 17. A ce commandement, un des serre-file désigné d'avance se porte à six pas en avant du chef de peloton en partant de sa droite. 18. Le professeur aligne correctement cet élève sur le prolongement de la file de direction. 19. L'élève placé à six pas en avant du chef de peloton prend, dès que sa position est assurée, deux points à terre dans la ligne droite qui, partant de lui, irait passer entre les talons du professeur. 20. Ces dispositions étant prises, le professeur se retire et commande : 2. MARCHE. SI. A ce commandement, le peloton part vivement. L'élève chargé de la direction observe, avec la plus grande précision , la longueur et la cadence du pas, marche dans la direction des deux points qu'il a choisis entre lui et le professeur, prend à mesure qu'il avance et toujours avant d'arriver au point le plus près de lui, de nouveaux points en avant, dans le prolongement des deux premiers et à quinze ou vingt pas l'un de l'autre. 22. Le chef de peloton marche constamment dans les traces de l'élève chargé de la direction et se maintient toujours à six pas de lui; les élèves ont la tète directe, sentent légèrement le coude de leurs voisins du côté de la file de direction et se conforment aux principes prescrits pour la marche de front. 33. L'élève placé à côté du chef de peloton fait attention spécialement à ne jamais le dépasser ; à cet effet, il tient toujours la ligne de ses épaules un peu en arrière, mais dans la direction du chef de peloton.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
128
24. Les serre-file marchent à deux pas en arrière du second rang. 25. Si les élèves perdent le pas, le professeur commande :
AU PAS.
26. A ce commandement, les élèves jettent un coup d'oeil sur l'élève chargé de la direction, reprennent le pas de cet élève et replacent la tête directe. Arrêter le peloton et l'aligner. 27. Le professeur voulant arrêter le peloton, commande : 1. Peloton.
2. HALTE.
28. Au commandement de halte, le peloton s'arrête; l'élève chargé de la direction reste devant le peloton, à moins que le professeur ne voulant plus faire marcher en avant, ne lui commande de reprendre sa place. 29. Le peloton étant arrêté, le professeur peut faire avancer les quatre premières files du côté de la direction et aligner le peloton sur cette base, ou bien il peut se borner à faire rectifier l'alignement ; dans ce dernier cas, il commande : Chef de peloton, rectifiez l'alignement. 30. Le chef de peloton porte aussitôt les yeux sur le rang et rectifie l'alignement en se conformant aux principes prescrits. Marche oblique. 31. Le peloton étant en marche directe, lorsque le professeur veut le faire marcher obliquement, il commande : 1. Oblique à droite (ou à gauche).
2. MARCHE.
32. Au commandement de marche,1e peloton prend la marche oblique en faisant un demi-à-droite (ou un demià-gauche). Les élèves observent exactement les principes prescrits n° 11 de la page 70.
�126
THÉORIE
33. Lorsque le professeur veut faire reprendre la marche directe, il commande : 1. En avant. 2. MARCHE. 34. Au commandement de marche, le peloton reprend la marche directe. Le professeur se porte à vingt pas en-avant du chef de peloton, fait face en arrière, se place correctement sur le prolongement du chef de peloton et du guide de droite, et y place par un signe l'élève chargé de la direction, s'il n'est pas sur cette ligne. Cet élève prend aussitôt deux points à terre entre fui "et le professeur. Marche par le second rang. 35. Le peloton étant arrêté et aligné, lorsque le professeur veut le faire marcher par le second rang, il commande : 1. Peloton. 2. DEMI-TOUR — A DROITE. 36. Le peloton ayant fait demi-tour à droite, le professeur se porte vivement en avant de la file de direction, en se conformant à ce qui est prescrit n° 15 de la page 124 et commande ensuite : 3. PELOTON EN AVANT. 37. A ce commandement, l'élève chargé de la direction se conforme à ce qui est prescrit nos 17,18 et 19 de la page 124, avec cette différence qu'il se place à-six pas; en avant des serre-file. 38. Le guide de, droite se porte sur l'alignement des serre-file, en avant de son créneau, et le chef de peloton le remplace au second rang devenu premier. 39. Cette disposition étant prise, le professeur commande: 4. MARCHE. 40. A ce commandement, l'élève chargé de la direction, le chef de peloton et les élèves se conforment à ce qui est prescrit n° 21 et suivants de la page 124. 41. Le professeur fait exécuter, en marchant par le second rang, tout ce qui est prescrit pour la marche en
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
127
bataille en avant; les commandements et les moyens d'exécution sont les mêmes. 42. Le professeur ayant arrêté le peloton, lorsqu'il veut le remettre face en tète, fait les commandements prescrits n° 35; le chef de peloton, le guide de droite et l'élève chargé de la direction reprennent leurs places, dès qu'ils ont fait demi-tour à droite. 43. Si le peloton est en marche par le premier rang et que le professeur veuille le faire marcher par le second rang sans l'arrêter, il se porte d'avance à quinze ou vingt pas derrière la file de direction, s'arrête et commande : 1. Peloton, demi-tour à droite. 2. MARCHE. 44. Au second commandement, le peloton fait vivement face en arrière, et il continue la marche par le second rang. 45. L'élève chargé de la direction fait face en arrière en même temps que le peloton, et il se porté rapidement à six pas en avant des serre-file, sur le prolongement de la file de direction. 46. Le professeur l'assure sur la direction par les moyens indiqués n° 3-4 de la page 126. 47. Lorsque le professeur veut faire marcher le peloton en avant, il fait les mêmes commandements et assure la direction par les mêmes moyens. 48. Le peloton marchant par le second rang, si le professeur veut le remettre face en tête et l'arrêter en même temps, il commande : 1. Peloton, demi-tour à droite. 2. HALTE. 49. Au second commandement, qui est fait à l'instant où le pied gauche est près de poser à terre, les élèves l'ont demi-tour en tournant sur ce pied et rapportent le pied droit sur l'alignement du gauche. 50. Le chef de peloton, le guide de droite et l'élève chargé de la direction reprennent leurs places dès que le peloton a fait demi-tour à droite.
�128
THÉORIE
Marche par le flanc.
51. Le peloton étant de front et depiedferme, lorsque le professeur veut le faire marcher par le flanc droit, il commande : 1. Peloton, par le flanc droit. 2. A DROITE. 3. Peloton en avant. 4. MARCHE. 52. Au deuxième commandement, le peloton fait àdroite; le guide de droite se porte devant l'élève de droite du premier rang; le chef de peloton se place à un pas en dehors du premier rang, de manière à se trouver à côté et à la gauche du guide de droite. Le premier rang double comme il est prescrit; le second rang déboîte un pas à droite et double de la même manière. Ainsi, le mouvement exécuté, les files se trouvent formées de quatre élèves alignés coude à coude. 53. Les serre-file appuient à droite, de manière à se trouver à deux pas en dehors des files doublées. 54. Au commandement de marche, le peloton part vivement, le guide de droite placé devant l'élève de droite du premier rang et le chef de peloton placé à côté de ce guide se dirigent droit en avant. 55. Les serre-file marchent à hauteur de leur place respective. 56. Le professeur ■ fait marcher par le flanc gauche par les commandements prescrits pour faire marcher par le flanc droit en substituant l'indication de gauche à celle de droite. Le second rang déboite un peu à gauche. 57. A l'instant où le peloton fait à gauche, le guide de gauche se porte devant l'élève de gauche du premier rang; le chef de peloton, se portant vivement à la gauche, se place à côté du guide et à sa droite; le guide de droite se place au premier rang, à l'instant où le chef de peloton se porte à la gauche.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
129
Changements de direction par file. 58. Le peloton étant par le flanc et de pied ferme, lorsque le professeur veut le faire converser par file, il commande : 1. Par file à gauche (ou à droite). 2. MARCHE. 59. Au commandement de marche; la première lile converse ; si c'est du côté du premier rang, l'élève de cette tile, qui est au premier rang, a soin de ne pas tourner tout à coup, mais de décrire un petit arc de cercle, en raccourcissant un peu les cinq ou six premiers pas pour donner au quatrième élève de cette file le temps de se conformer à son mouvement, en décrivant un petit arc de cercle,'comme il vient d'être expliqué. Arrêter le peloton marchant par le flanc et lui faire faire front. 60. Lorsque le professeur veut arrêter le peloton et lui faire faire front, il commande : 1. Peloton. 2. HALTE. 3. FRONT. 61. Le deuxième et le troisième commandement s'exécutent comme il est indiqué nos 31 et 32 de la page 73. 62. Le second rang serre à sa distance ; le chef de peloton et le guide de droite, ainsi que le guide de gauche, si le peloton est par le flanc gauche, reprennent leurs places à l'instant où le peloton fait front. Le peloton étant en marche par le flanc, le former par peloton ou par section en ligne, et lui faire exécuter les à-droite et les à-gauche en marchant. 63. Le peloton étant en marche par le flanc droit, le professeur ordonne au chef de peloton de le faire former en ligne ; le chef de peloton commande aussitôt: 1. Par peloton en ligne. 2. MARCHE. 64. Au commandement de marche, le guide de droite continue à marcher droit devant lui ; les élèves avancent 9
�THEORIE
l'épaule droite, accélèrent le pas et se portent en ligne par le chemin le plus court, en, observant de dédoubler les files et de n'y rentrer que l'un après l'autre, et sans courir. 65. A mesure que les élèves arrivent en ligne ils prennent le pas du guide de droite. 68. Les élèves du second rang se conforment au mouvement de leurs chefs de file, mais sans chercher à arriver en ligne en même temps qu'eux. 67. A l'instant où le mouvement commence, le chef de peloton fait face à. son peloton, pour en surveiller l'exécution; dès que le peloton est formé, il commande: guide à gauche, se porte à deux pas devant le centre de son peloton, fait face en tète et prend le pas du peloton. 68. Au commandement de guide à gauche, du chef de peloton, le guide de gauche se porte sur le flanc gauche, au premier rang. Le guide de droite qui est à l'aile opposée y reste. 69. Lorsque le peloton marche par le flanc gauche, ce mouvement s'exécute par les mêmes commandements et d'après les mêmes principes. Lé peloton étant formé, le chef de pelo ton commande : guide à droite, et se porte devant le centre du peloton. Le guide de droite, qui est à droite du premier rang, sert de guide et le guide de gauche, placé au flanc gauche, y reste. 70. Le peloton étant en marche par le flanc, si le professeur veut faire former les sections en ligne, il en donne l'ordre au chef de peloton qui commande : 1. Par section en ligne.
2. MARCHE.
71. Le mouvement s'exécute dans chaque section d'après les principes prescrits. Le chef de peloton se porte devant le centre de la première section; le chef de la seconde section se porte devant le centre de cette section en passant par l'ouverture qui se fait au centre du peloton si l'on marche par le flanc droit, et par la gauche de la section si l'on marche par le flanc gauche. 72. Dans ce dernier cas, le chef de peloton laisse filer la seconde section pour se placer ensuite devant le cen-
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
f31
lie de la première. Les chefs de peloton ou de section commandent guide à gauche à l'instant où leurs subdivisions sont formées. 73. Au commandement de guide à gauche, ou de guide à droite, fait par le chef de chaque section, le guide de chacune d'elles se porte au flanc gauche ou au flanc droit, s'il n'y est déjà. 74. Le guide de droite du peloton sert toujours de guide de droite ou de guide de gauche à la première section, et le guide de gauche du peloton sert également de guide de droite et de guide de gauche à la seconde section. 75. Dans ces divers mouvements, les serre-file suivent la section à laquelle ils sont attachés. 76. Le professeur peut faire former le peloton ou les sections en ligne à son commandement. Dans ce cas, il fait les commandements prescrits pour le chef de peloton, n° 63 de la page 129. 77. Le professeur peut exercer le peloton à passer, sans s'arrêter, de la marche de front à la marche de flanc, et réciproquement. Dans l'un ou l'autre cas, il emploie les commandements prescrits n° 35 de la page 74. 78. Le peloton fait à droite ou à gauche en marchant, et le chef de peloton, les guides, les serre-file et les élèves se conforment à ce qui leur est prescrit pour la marche de flanc ou pour la marche de front. 79. Si après avoir fait à droite ou à gauche en marchant, le peloton se trouve par le second rang, le chef de peloton se place à deux pas derrière le centre du premier rang, les guides passent au second rang et les serre-file marchent devant ce rang. Rompre en colonne par section, ou par peloton, de pied ferme et pour continuer à marcher. 80. Le professeur voulant faire rompre par section, de pied ferme, commande : 1. Par section à droite. 2. MARCHE. 81. Au premier commandement, les chefs de section
�132
THÉORIE
se portent à deux pas devant le centre de leurs sections, celui de la seconde section passant à cet effet par le flanc gauche du peloton. 82. Ils avertissent leurs sections de ce qu'elles ont à faire, et se placent à deux pas devant le premier rang, sans chercher à s'aligner l'un sur l'autre. Le guide de droite prend la place du chef de peloton au premier rang. 83. Au commandement de marche, l'élève de droite du premier rang de chaque section fait à droite, le guide de droite ne bouge pas; le chef de chaque section se porte vivement par la ligne la plus courte au point où doit appuyer l'aile marchante, fait face en arrière, et se placé de manière que la ligne qu'il forme avec l'élève de droite du premier rang soit perpendiculaire à celle qu'occupait le peloton de front; les sections conversent par ies principes des conversions à pivot fixe, et lorsque l'élève qui conduit l'aile marchante est près d'arriver sur la perpendiculaire, le chef de chaque section commande : 1. Section. 2. HALTE. 84. Au commandement de halte, qui est fait à l'instant où l'élève qui conduit l'aile marchante est arrivé à trois pas de la perpendiculaire, la section s'arrête. Le guide de droite se porte au point où doit appuyer la gauche de la première section, passant, à cet effet, par devant le premier rang; le guide de gauche se porte au point ou doit appuyer la gauche de la seconde section. Ils observent, l'un et l'autre, de laisser entre eux et l'élève de droite de leur section l'espace nécessaire pour contenir le front de la section. 85. Le guide de chaque section étant ainsi établi, les chefs de section se placent à deux pas en dehors de leurs guides et commandent : 3. A gauche, — ALIGNEMENT. 86. L'alignement étant achevé, chaque chef de section commande fixe et se porte à deux pas devant le centre de sa section. 87. Les serre-file se conforment au mouvement de
�ECOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
133
leurs sections respectives, et se placent à deux pas derrii re le second rang. 88. On rompt à gauche d'après les mêmes principes; le professeur commande : 1. Par section à gauche. 2. MARCHE. 89. Le premier commandement s'exécute de la même manière que pour rompre par section à droite. 90. Au commandement de marche, l'élève de gauche du premier rang de chaque section fait à gauche, et les sections conversent à gauche d'après les principes de conversion à pivot fixe. Les chefs de section se conforment à ce qui est prescrit ci-dessus, nos 83 et 84. 91. Au commandement de halte du chef de chaque section, le guide de droite placé à la droite du premier rang de la première section et le guide de gauche placé derrière la seconde section se portent au point où doit appuyer la droite de chacune de ces sections. Les chefs de section les alignent entre eux et l'élève de gauche du premier rang de leurs sections respectives, et commandent : 3. A droite, — ALIGNEMENT. 92. Les sections étant alignées, chaque chef de section commande : fixe, et se porte devant le centre de sa section. 93. Le professeur voulant faire rompre par section à droite et porter la colonne en avant, fout de suite aprls la conversion, commande : 1. Sections à droite. 2. MARCHE. 94. Au premier commandement, les chefs de section se portent rapidement à deux pas devant le centre de leurs sections, en se conformant à ce qui est prescrit n° 81 et préviennent leurs sections qu'après avoir conversé elles doivent se porter en avant pour continuer à marcher. Ils y restent pendant toute la durée du mouvement de conversion. Le guide de droite prend la place du chef de peloton au premier rang. 95. Au commandement de rriarèhe, les sections con-
�131
THÉORIE
versent à droite; l'élève qui est an pivot ne fait pas à droite ; il marque le pas, en se conformant au mouvement de l'aile marchante; lorsque l'élève qui conduit cette aile est près d'arriver sur la perpendiculaire, le professeur commande : 3. En avant. 4. MARCHE. 5. GUIDE A GAUGHE. 96. Au quatrième commandement, qui est fait à l'instant où la conversion est achevée, les sections se portent en avant ; le guide de droite et le guide de gauche se portent rapidement à la gauche de leurs sections, le premier en passant devant le premier rang. Le guide de la tète prend aussitôt des points à terre clans la direction que lui indique le professeur. 97. Au cinquième commandement, les élèves prennent le tact des coudes à gauche. 98. On fait rompre à gauche d'après les mêmes principes et les moyens inverses; le professeur fait les commandements prescrits ci-dessus nos 93 et 95, en substituant l'indication de gauche à celle de droite. 99. Le professeur peut faire rompre quelquefois par peloton à droite; à cet effet, il commande : 1. Par peloton à droite. 2. MARCHE. 100. Au premier commandement, le chef de peloton se porte devant le centre de son peloton et le prévient qu'il doit converser à droite ; le guide de droite se porte à la place du chef de peloton, au premier rang. 101. Au commandement de marche, le peloton rompt à droite d'après les principes prescrits nos 81 et suivants. 102. Le chef de peloton se conforme à ce qui est indiqué pour les chefs de section. 103. Le guide de gauche se place à la gauche du premier rang pour conduire l'aile marchante, et, lorsqu'il est près d'arriver sur la perpendiculaire, le chef de peloton commande : 1. Peloton. 2. HALTE. 104. Au commandement de halte qui est fait à. Tins-
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
13!)
tarit où le guide de gauche arrive à trois pas de la perpendiculaire, le peloton s'arrête, le guide se porte à la hauteur du chef de peloton, qui l'établit sur l'alignement de l'élève qui a fait à droite; le guide de droite se place en même temps à la droite de cet élève; cela une, l'ois exécuté, le chef de peloton aligne le peloton à gauche, commande fixe et se porte devant le centre. 105. On rompt par peloton à gauche d'après les mêmes principes et les moyens inverses. 106. Le guide de droite conduit l'aile marchante, et le guide de gauche se porte à la gauche du peloton, au moment où le peloton s'arrête. 107. Si le professeur veutrompre par peloton à droite ou à gauche) pour porter la colonne en avant, tout de suite après la conversion, il commande : î. Peloton à droite (ou à gauche). 2. MARCHE. 108. Le mouvement s'exécute d'après les -principes prescrits nos 9-i et suivants. Marche en colonne. 109. Le peloton étant rompu par section, la droite en tète, lorsque le professeur veut faire marcher la colonne, il se porte à vingt-cinq ou trente pas en avant delà tète, fait face aux guides, se place correctement sur leur direction, et avertit celui de la tête de prendre des points à terre. 110. Le professeur étant ainsi placé, le guide de la première section prend deux points à terre sur la ligne droite qui, partant de lui, irait passer entre les talons du professeur. 111. Ces dispositions étant prises, le professeur se retire et commande : 1. Colonne en avant. 2. Guide à gauche. 3. MARCHE. 112. Au commandement de marché, qui est vivement répété par les chefs de section, les chefs de seclion et les guides enlèvent par un pas décidé la marche de leurs sections,
�THEORIE
113. Les élèves sentent légèrement les coudes de leurs voisins du côté du guide, et se conforment, en marchant, aux principes prescrits pour la marche de front. 114. L'élève de chaque section placé à côté du guide observe de ne jamais le déborder et se tient toujours à seize centimètres de lui pour éviter de le pousser hors de la direction. 115. Si le peloton a rompu par section à gauche, le professeur, pour mettre la colonne en marche, commande : 1. Colonne en avant. 2. Guide à droite. 3. MARCHE. 116. Toutes les fois qu'on est rompu en colonne, les chefs de subdivision répètent les commandements de marche et de halte du professeur, à l'instant même où ils leur parviennent, et sans se régler l'un sur l'autre; ils ne répètent aucun autre commandement, et avertissent seulement leurs subdivisions du mouvement qu'elles doivent exécuter.
Changements de direction.
117. Les changements de direction d'une colonne en marche s'exécutent toujours par les principes de conversion à- pivot mouvant. 118. La colonne étant en marche, la droite en tète, si le professeur veut la faire changer de direction à droite, il en donne l'ordre au chef de la première section, et se porte aussitôt, ou envoie un jalonneur au point où le le mouvement doit commencer; le professeur, ou le jalonneur s'y place sur la direction des guides, demanière à présenter la poitrine au flanc de la colonne. 119. Le guide de la tète se dirige sur le professeur ou sur le jalonneur, placé au point où l'on doit changer de direction, de manière que son bras gauche rase la poitrine de ce jalonneur, et, lorsqu'il est près d'arriver à_sa hauteur, le chef de section commande : 1. A droite conversion.
2.
MARCHE.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARITE
137
120. Le premier commandement est fait lorsque la section est à quatre pas du jalonneur. Au commandement de marche, qui est prononcé à l'instant où le guide arrive au point de conversion, la section converse à droite, d'après les principes prescrits. 121. La conversion étant achevée, le chef de section commande : 3. En avant. 4. MARCHE. 122. Ces commandements sont prononcés et exécutés comme il est prescrit n°s 46 et 47 de la page 7G. 123. Le guide de la première section prend des points à terre dans la nouvelle direction. 124. La seconde section continue à marcher de manière araser la poitrine du professeur ou du jalonneur placé au point où l'on doit changer de direction ; arrivé à la hauteur de ce dernier, la seconde section converse à droite par les mêmes commandements et les mêmes moyens que la première section; elle reprend de même la marche directe. 125. La colonne étant en marche, la droite en tète, si le professeur veut la faire changer de direction à gauche, il commande :
GUIDE A DROITE,
126. A ce commandement, les deux guides se portent rapidement à la droite de leurs sections, en passant devant le front de leurs subdivisions ; les élèves prennent le tact des coudes à droite. Le professeur se conforme ensuite à ce qui est prescrit n° 118. 127. Le changement de direction s'exécute d'après les mêmes principes et par les moyens inverses. 128. Le changement de direction étant achevé, le professeur fait reprendre le guide à gauche. 129. Les changements de direction dans une colonne, la gauche en tète, s'exécutent par les mêmes principes. 130. Dans les changements de direction au pas accéléré ou au pas gymnastique, les sections conversent d'après les principes prescrits. 131. Si la colonne est par peloton, les changements de direction s'exécutent d'après les mêmes principes.
�138
THÉORIE
Arrêter la colonne. 132. La colonne étant en marche, lorsque le professeur veut l'arrêter, il commande : 1. Colonne.
2. HALTE.
133. Au commandement de halte, vivement répété par les chefs de section, la colonne s'arrête, les guides ne bougent plus. Étant en colonne par section, se former à gauche ou à droite en bataille de pied ferme et en marchant. 134. Le professeur ayant arrêté la colonne supposée avoir la droite en tète, et voulant la former en bataille, se porte aussitôt à distance de section, en avant du guide de la tète, lui fait face et rectifie, s'il y a lieu, la position du guide suivant; cela étant exécuté, il commande : A gauche, — ALIGNEMENT. 135. A ce commandement, qui n'est point répété par les chefs de section, chacun d'eux se porte vivement à deux pas en dehors de son guide et dirige l'alignement de sa section perpendiculairement à la direction de la) colonne. 136. Les chefs de section ayant aligné leurs sections respectives commandent : fixe, et se portent devant le centre de leur section. 137. Cette disposition étant prise, le professeur commande : 1. A gauche en bataille.
2. MARCHE.
138. Au commandement de marche, vivement répété par les chefs de section, l'élève de gauche du premier rang de chaque section fait à gauche, appuie légèrement sa poitrine contre le bras droit du guide placé à. -côté de lui, lequel ne bouge pas; les sections conversent à gauche par les principes de conversion à pivoL fixe: chaque chef de section se tourne face à sa section
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
139
pour y veiller, et lorsque la droite de la section est près d'arriver sur la ligne de bataille, il commande : 1. Section. 2. HALTE. 139. Le commandement de halte est fait de manière à arrêter la section lorsque l'aile marchante arrive à trois pas de la ligne de bataille. 140. Le chef de la seconde section, ayant arrêté sa section, se porte en serre-file en passant par la gauche de sa subdivision. 141. Le chef de peloton ayant arrêté la première seclion, se porte promptement sur la ligne de bataille, au point où doit appuyer la droite du peloton, et commande : A droite, — ALIGNEMENT. 142. A ce commandement, les deux sections, se placent sur l'alignement ; l'élève de droite de là première, qui correspond au professeur établi sur la direction des guides, appuie légèrement sa poitrine contre le bras de ce dernier; le chef de peloton dirige l'alignement sur l'élève de gauche du peloton. 143. Le peloton étant aligné, le chef de peloton commande :
FIXE.
144. Le professeur, voyant le peloton en bataille, commande : Guides, — A VOS PLACES. 145. A ce commandement, le guide de droite se porte derrière le chef de peloton, et le guide de la seconde section se porte en serre-file. 146. La colonne ayant la gauche en tête lorsque le professeur veut la former à droite en bataille, il se place A distance de section, en avant, et fait face au guide de la tète, et rectifie, s'il le juge nécessaire, la position du guide suivant; cela étant exécuté, il commande : 1. A droite en bataille. 2. MARCHE. 147. Au commandement de marche, l'élève de droite <lu premier rang de chaque section fait à droite et appuie légèrement sa poitrine contre le bras gauche du
�14U
THÉORIE
guide placé à côté de lui, lequel ne bouge pas; chaque section converse à droite et est arrêtée par son chef lorsque l'aile marchante est près d'arriver sur la ligne de bataille; à cet effet, les chefs de section commandent : 1. Section. 2. HALTE. 148. Le commandement de halte est fait de manière à arrêter la section lorsque son guide arrive à trois pas de la ligne de bataille. 149. Le chef de la seconde section, ayant arrêté sa section, se porte en serre-file, comme il a été prescrit. 150. Le chef de peloton, ayant arrêté la première section, se porte promptement à la gauche du peloton, observant de s'y placer sur la ligne de bataille au point où doit appuyer l'élève de gauche, et commande : A gauche, — ALIGNEMENT. 151. A ce commandement, les deux sections se placent sur l'alignement; l'élève de gauche de la seconde section, qui correspond au professeur, appuie légèrement sa poitrine contre son bras droit, et le chef de peloton dirige l'alignement sur l'élève de droite du peloton. 152. Le peloton étant aligné, le chef commande :
FIXE.
153. Le professeur commande ensuite : Guides, — A VOS PLACES. 154. A ce commandement, le chef de peloton se porte à la droite de son peloton, le guide de droite derrière le chef de peloton au second rang, et le guide de la seconde section en serre-file. 155. Si la colonne est en marche, la droite en tète, et que le professeur veuille la former en bataille sans l'arrêter, il fait les commandements prescrits n° 137, et se porte rapidement à distance de section, en avant du guide de la tète. 156. Au commandement de marche, vivement répété par les chefs de section, les guides de gauche s'arrêtent court, le professeur, les chefs de section et les sections se conforment à ce qui est prescrit noS 138 et suivants.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
141
157. Si la colonne a la gauche en tête, cette forma tion se fait d'après les mêmes principes et par les moyens inverses. 158. On peut aussi former le peloton en bataille pour continuer à marcher, le professeur commande : 1. Sections àdroiU (ou à gauche). 2. MARCHE. 159. Au premier commandement, les chefs de section préviennent leurs sections qu'après avoir conversé, elles doivent se porter en avant. 160. Au second commandement, les guides s'arrêtent, l'élève qui est au pivot marque le pas, en se conformant au mouvement de l'aile marchante. Les sections conversent comme il est prescrit au n° 40 de la page 74, et lorsque la droite est près d'arriver sur la ligne de bataille, le professeur commande : 1. En avant. 2. MARCHE. 3. DIRECTION A DROITE (pu à gauche). 161. Au deuxième commandement, tout le peloton se met en marche ; les chefs de section et les guides reprennent vivement leurs places. 162. Au troisième commandement, l'élève chargé de la direction se place à six pas en a,vant du chef de peloton et est assuré sur la direction par le professeur, comme il a été prescrit. 163. Une colonne par peloton se forme à droite ou à gauche en balaille d'après les mêmes principes. Rompre et former le peloton. 164. Le peloton étant en marche et supposé faire partie d'une colonne la droite en tète, lorsque le professeur veut le faire rompre par section, il en donne l'ordre au chef de peloton, qui commande : 1.-ROMPEZ LE PELOTON. 165. Le chef de peloton se porte aussitôt devant le centre de la première section en la prévenant qu'elle doit marcher droit devant elle. 166. Au commandement de rompes :e peloton, le chef
�THÉORIE:
de la seconde section se porte devant le centre' de sa section, en passant par la gauche, et commande : marquez la pas. 167. Le chef de peloton commande ensuite :
2. MARCHE.
168. La première section continue à marcher droit devant elle ; le guide de droite se porte au flanc gauche de cette section, en passant par devant le rang. 169. Au commandement de marche, du chef de peloton, la seconde section marque le pas, le chef de cette section commande aussitôt : 4. Oblique à droite.
2. MARCHE.
170. Le dernier commandement est fait de manière que la seconde section commence à obliquer dès qu'elle est dépassée par le rang des serre-file. 171. Le guide de la seconde section étant près d'arriver dans la direction du guide de la première, le chef de la seconde section fait le commandement de : en avant, et celui de marche, à l'instant où le guide de la section couvre celui de la première. 172. Dans une colonne la gauche en tète, on rompt le peloton par les moyens inverses, en appliquant à la. première section tout ce qui est prescrit pour la seconde et réciproquement. 173. Dans cette supposition, le guide de gauche du peloton se porte au flanc droit de la seconde section ; le guide de droite placé au flanc droit de la première section y reste. 174. La colonne étant en marche par section, la droite en tète, lorsque le professeur veut faire former le peloton, il en donne l'ordre au chef de peloton, qui commande :
1. FORMEZ LE PELOTON.
175. Après avoir fait ce commandement , le chef de peloton, commande aussitôt : 2. Première section, oblique à droite. 176. Le chef de la seconde sec tion la prévient qu'elle doit marcher droit devant elle. 177. Le chef de peloton commande ensuite :
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
143-
3. MARCHE. 178. A ce commandement, répété par le chef de la seconde section, la première oblique à droite pour démasquer la seconde, le guide de droite, placé au flanc gauche de cette section se porte au flanc droit en passant par devant le premier rang. 179. Lorsque la première section est près de démasquer la seconde, le chef de peloton commande : 1. Marques le pan.. lit à l'instant où elle l'a démasquée, il commande : 2. MARCHE. 180. La première section cessant alors d'obliquer,. marque le pas; pendant ce temps la seconde section continue à marcher droit devant elle, et lorsqu'elle est près d'arriver à hauteur de la première, le chef de peloton commande : 1. En avant. Et à l'instant où les deux sections se réunissent, il commande : 2. MARCHE. 181. La première cesse alors de marquer le pas; le chef delà seconde section se porte en serre-file, en passant par la gauche du peloton. 182. Dans une colonne la gauche en tête, on forme le peloton par les moyens inverses, en appliquant à la seconde section ce qui est prescrit pour la première et réciproquement. 183. Le guide de la seconde section, placé au flanc droit de cette section, se porte au flanc gauche, dès qu'elle commence à obliquer ; le guide de la première placé au flâne'droit de cette section y reste. 184. Le professeur fait aussi quelquefois rompre et former le peloton à son commandement. Il fait alors les commandements suivants : 1. Rompes ou (formez) le peloton. 2. MARCHE. Etant en colonne par section, ou par peloton, se former sur la droite (ou sur la gauche) en bataille. 185. La colonne étant en marche par section, la
�144
THÉORIE
droite en tète, lorsque le professeur veut la former sur la droite en bataille, il commande : 1. Sur la droite en bataille. 2. GUIDE A DROITE. 186. Au second commandement, le guide de chaque section se porte rapidement sur le flanc droit de la seclion, et les élèves prennent le tact des coudes à droite : la colonne continue à marcher droit devant elle. 187. Le professeur ayant fait son second commandement, se porte promptement au point où il veut appuyer la droite du peloton formé en bataille, et s'y place au point de direction de gauche qu'il choisit. 188. La ligne de bataille doit être telle que le guide de chaque section, après avoir tourné à droite, ait au moins dix pas à faire pour y arriver. 189. La tète de colonne étant près d'arriver à hauteur du professeur placé au point d'appui, le chef de la première section commande : 1. Tournez à droite. Et lorsqu'elle est vis-à-vis le professeur, il commande : 2. MARCHE. 190. Au commandement de marche, la première secLion tourne à droite en se conformant à ce qui est prescrit n° 76 de la page 51. Le guide se dirige de manière que l'élève du premier rang placé à côté de lui arrive vis-àvis le professeur ; le chef de peloton marche devant le centre de la première section, et lorsque le guide est près d'arriver sur la ligne de bataille, il commande : 1. Section. 2. HALTE 191. Au commandement de halte, qui est fait au moment où la droite de la section arrive à trois pas de la ligne de bataille, la section s'arrête ; les files qui ne sont pas encore en ligne s'y portent promptement. Le guide va se placer sur la ligne de bataille, vis-à-vis l'une des trois files de gauche de sa section et fait face au professeur, qui l'aligne sur le point de direction de gauche; le chef de peloton se porte en même temps au point où. doit appuyer la droite du peloton, et aussitôt
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
145
que toutes les files sont arrivées en ligne, il commande : 3. A droite, — ALIGNEMENT. 192. A ce commandement, la première section s'aligne ; l'élève du premier rang qui correspond au guide appuie légèrement sa poitrine contre le bras droit de ce guide, et le cbef de la première section en dirige l'alignement sur cet élève. 193. La seconde section continue à marcher droit devant elle jusqu'à ce que le guide arrive à la hauteur de la file de gauche de la première; elle tourne alors à droite, au commandement de son chef, et se porte ensuite vers la ligne de bataille ; le guide se dirigeant sur la file de gauche de la première section. 194. Le guide étant arrivé à trois pas de la ligne de bataille, cette section est arrêtée comme il est prescrit pour la première ; à l'instant où elle s'arrête, le guide se porte promptement sur la ligne, à hauteur de l'une des trois files de gauche de sa section, et y est assuré par le professeur. 195. Le chef de la seconde section, voyant toutes les files entrées en ligne, et son guide établi sur la direction, commande : A droite, — ALIGNEMENT. 196. Le chef de la seconde section ayant fait ce commandement va se placer en serre-file en passant par la gauche; la seconde section se porte sur l'alignement de la première et lorsqu'elle y est établie, le chef de peloton commande :
. FIXE.
197. Le mouvement étant terminé, le professeur commande : Guides, — A vos. PLACES. 198. A ce commandement, le guide de droite se porte derrière le chef de peloton, et le guide de la seconde section en serre-file. 199. Une colonne par section, la gauche en tète, se forme sur la gauche en bataille, d'après les mêmes principes ; le professeur commande : 1. Sur la gauche en bataille. 10
�1 46
THÉORIE
2. GUIDE A GAUCHE. 200. Au second commandement, le guide de chaque section se porte rapidement au flanc gauche dé la section ; les élèves prennent le tact des coudes à gauche et la colonne continue à marcher droit devant elle. 201. Le professeur ayant fait son premier commandement se porte promptement au point où il veut appuyer la gauche, du peloton en hataille, et s'y place face au point de direction de droite qu'il choisit. 202. Le professeur observe de se placer de manière que le guide de chaque section, après avoir tourné pour se porter sur la ligne de bataille, ait au moins dix pas à l'aire pour arriver sur cette ligne. 203 La tète de la colonne étant près d'arriver vis-àvis le professeur placé au point d'appui, le chef de section commande : 1. Tournes à gauche. Et, lorsqu'elle est arrivée vis-à-vis le professeur, il commande : 2. MARCHE. 204. Au commandement de marche, la seconde section tourne à gauche ; le guide se dirige de manière que l'élève du premier rang placé à côté de lui arrive vis-àvis le professeur ; le chef de section marche devant le centre de sa section, et lorsque le guide est près d'arriver sur la ligne de bataille, il commande : 1. Section. 2. HALTE. Au commandement de halte, qui est fait à l'instant où la gauche de la section arrive à trois pas de la ligne de bataille, la section s'arrête et les files qui ne sont pas encore en ligne s'y portent promptement. 205. Le guide va se placer sur la ligne de bataille, visà-vis l'une des trois files de droite de sa section, et fait face au professeur qui l'aligne sur le point de direction, de droite ; le chef de la seconde section se porte en même temps au point où doit s'appuyer la gauche du peloton, et aussitôt que toutes les files sont entrées en ligne, il commande : 3. A gauche, — ALIGNEMENT.
�ÉCOLES PRIMAIRES, TROISIÈME PARTIE
147
206. A ce commandemenl, la seconde section s'aligne; l'élève du premier rang qui correspond au guide appuie légèrement sa poitrine contre le bras gauche d< ce guide, et le chef de la seconde section en dirige l'alignement sur cet élève. La première section continue à marcher droit devant elle jusqu'à, ce que le guide soif arrivé à hauteur de la file de droite de la seconde ; alors' elle tourne à gauche, au commandement de son chef; le guide se dirige sur la file de droite de la seconde section. 207. Le guide étant arrivé a trois pas de la ligne de bataille, cette section est arrêtée comme il est prescril pour la seconde ; à l'instant où elle s'arrête, le guide se porte rapidement sur la ligne, à hauteur de l'une des trois files de droite de sa section, èt y est assuré par le professeur; le chef de peloton se porte en même temps à la gauche du peloton, à la place du chef de la seconde section, qui va se placer en serre-file. 208. Le chef de peloton s'étant placé à la gauche do son peloton, toutes les files étant entrées en ligne, il commande :
A gauche,
— ALIGNEMENT.
209. A ce commandement, la première section se porte sur la ligne; le chef de peloton en dirige l'alignement sur l'élève de droite qui correspond au guide de cette section ; il commande ensuite :
FIXE.
210. lie mouvement étant achevé, le professeur commande :
Guides.
— A
vos
PLACES.
211. A ce commandement, le chef de peloton se porte à la droite de son peloton, le guide de droite derrière lui, et le guide de la seconde section en serre-file. Une colonne par peloton se forme sur la droite (ou sur la gauche) en bataille, d'après les mêmes principes.
�LYCÉES ET COLLEGES
PREMIÈRE PARTIE .
POUR LES ÉLÈVES DE DOUZE ANS ET AU-DESSOUS
Cette partie comprend tous les exercices composant le programme des Ecoles primaires.
DEUXIÈME PARTIE
POUR LES ÉLÈVES DE DOUZE A QUINZE ANS
(Exécution de tous les exercices indiqués pour les Ecoles primaires auxquels on ajoute les suivants) : VINDAS. 1
er EXERCICE.
— Courir vers la droite en tenant la poignée dans la main gauche et la corde dans la main droite.
Lés élèves saisissent chacun la poignée avec la main gauche, le bras raccourci, la main près de l'épaule droite, et la corde avec la main droite, le bras presque allongé; puis ils s'éloignent du centre, se placent de manière à être diamétralement opposés l'un à l'autre ;ou les uns aux autres) emportent le pied droit en avant. Ensuite le professeur commande : 1. Attention.
2. PARTEZ. ;•!. HALTE.
Au deuxième commandement, les élèves partent ensemble du pied gauche, décrivent une circonférence
��THÉORIE
Ils.font des pas larges et réguliers en appuyant, sans frapper, la pointe du pied sur le sol, et maintiennent constamment les brns à leur position et la corde ten-
due, afin de ne point donner de faux mouvements iu corps; ils continuent jusqu'au commandement de halte. A ce commandement, ils cessent le mouvement, se rapprochent du centre et quittent les cordes pour retourner dans le rang.
2 EXERCICE. —
e
Courir vers la gauche en tenant la poignée dans la main droite et la corde dans la main gauche.
Cet exercice s'exécute d'après les mêmes principes que le précédent et par les moyens inverses. Les élèves saisissent la poignée avec la main droite et la corde avec la main gauche. Ils tournent, cette fois, vers leur gauche.
��THÉORIE 3E EXRCICEE.
— Courir vers la droite, en tenant la poignée avec la main droite, le bras allongé.
Les élèves saisissent chacun la poignée avec la main droite et se placent comme il est indiqué au premier exercice. Au commandement da professeur, ils partent ensemble, tournent vers leur droite en faisant des pas larges et réguliers sur la pointe des pieds; ils tirent constamment sur la poignée, de manière que la corde reste tendue; le corps droit, le bras gauche allongé sur le côté. Ils continuent de tourner ainsi jusqu'au commandement de halle. A ce commandement ils s'arrêtent, se rapprochent du centre et quittent la poignée. i''
EXERCICE.
— Courir vers la gauche en tenant la poignée avec la main gauche, le bras allongé.
("et exercice s'exécute d'après, les mêmes principes que le précédent et par les moyens inverses. Les élèves saisissent la poignée avec la main gauche, et tournent vers leur gauche. Pour l'exécution de ces exercices, le professeur doit éloigner son pelo ton à une certaine distance du vmdas, afin de ne pas gêner les élèves qui s'exercent. Les élèves ne saisissent les poignées qu'au commandement du professeur, et ils ne reprennent leur place dans le rang, que sur l'ordre de ce dernier, qui avertit ensuite les deux (ou quatre) élèves suivants. Ces exercices doivent s'exécuter avec ordre et ensemble.
�LYCÉES ET COLLÈGES, DEUXIÈME PARTIE
TREMPLIN Le tremplin peut être employé :
1° Pour le saut en largeur avec élan.
2° Pour le saut en hauteur et largeur au moyen du cordeau. 3° Pour le saut à la perche. Les principes sont les mêmes que pour les sauts exécutés sur le terrain ordinaire. POUTRE HORIZONTALE
(Placée ù un mètre vingt centimètres au-dessus du sol.)
(PREMIÈRE SÉRIE.)
1er
EXERCICE.
—"Passer à cheval en avant.
L'élève monte sur la plate-forme, se met à cheval surla poutre, place les mains à seize centimètres (environ) en avant, les pouces en dessus, les doigts en dehors, soulève le corps en s'appuyant sur les mains, les cuisses horizontalement placées, les jambes pendant naturellement, se porte en avant, et s'assied les cuisses touchant les poignets. Il continue d'après les mêmes principes. Cet exercice doit être rhythmé (compter un eivs'enlevant sur les poignets; deux en se remettant à cheval). 2e
EXERCICE.
—Passer à cheval en arrière.
L'élève se met à cheval sur la poutre, y place les mains près des cuisses lés pouces en dessus, les doigts en dehors, lance ses jambes tendues en avant puis en arrière, et, se soulevant sur les poignets, il porte par une forte impulsion, le' corps en arrière, à environ.
�184
THÉORIE
trente-trois centimètres des mains qu'il rapproche immédiatement des cuisses. Il continue ainsi cet exercice qui doit être rhythrni'' comme le précédent.
?>E EXERCICE. — S'asseoir sur la poutre et se mouvoir de côté.
Pour se mouvoir vers la gauche, l'élève s'assied sur la poutre, place la main droite près de la cuisse droite, les doigts en avant, porte la main gauche à environ seize centimètres à gauche, soulève le corps et le rapproche de la main gauche, s'assied de nouveau, replace la main droite près de la cuisse droite et continue ainsi. Pour se mouvoir vers la droite, il emploie les moyens 'inverses. Cet exercice doit être rhythmé (compter un en s'enlevant sur les poignets ; deux en s'asseyant). ie
EXERCICE.
— S'enlever sur les poignets, face à la poutre, et se mouvoir de côté.
Pour se mouvoir à droite, l'élève se place, le ventre appuyé sur la poutre, les mains près des cuisses, les paumes en avant, et s'enlève sur les poignets, les jambes pendant naturellement, les pieds réunis. Ensuite il place la main droite à seize centimètres environ adroite, porte le corps contre cette main, en se maintenant sur les poignets, rapproche la main gauche de la cuisse ■et continue ainsi.
�LYCÉES ET COLLEGES, DEUXIÈME PARTIE
lob
Pour se mouvoir vers la- gauche, il emploie les moyens inverses. Cet exercice doit être rhythmé compter un en déplaçant la main droite; deux en rapprochant la main gauche du corps). DIFFÉRENTES MANIÈRES DE DESCENDRE DE LA POUTRE. Ier EXERCICE. — Étant à cheval, passer la jambe droite pardessus la poutre et descendre. L'élève, étant à cheval et devant descendre à gauche, pose les mains sur la poure, les doigts tournés à droite, et touchant la cuisse droite; les mains séparées entre elles par une distance *pZ3B® d'environ huit centimètres; soulève le corps, passe la jambe droite par-dessus la poutre, le jarret tendu, fait ace à droite, et descend à erre en se soutenant avec es mains. Il descend à droite par les moyens inverses. — Étant debout, sauter en avant.
— Étant assis, sauter en avant.
2
E
EXERCICE.
Se conformer à ce qui est prescrit au saut en profondeur. 3e
EXERCICE.
L'élève, étant assis sur la poutre, y place les mains près des cuisses, les doigts en avant, et, par une impulsion des jambes et des bras, se lance à terre d'après les principes prescrits.
�THÉORIE
TROISIÈME PARTIE
POUR LES ÉLÈVES DE QUINZE ANS ET AU-DESSUS
Répétition des principaux exercices de la 1re et de la 2e partie, auxquels on ajoute les suivants : LUTTE GÉNÉRALE DE TRACTION. Le professeur place les élèves sur une file, et par rang de taille, la droite à hauteur d'une des extrémités de la corde qui est étendue sur le sol, à trois pas devant
eux; puis, les ayant fait numéroter, il porte les numéros impairs deux pas en avant, après quoi il fait faire par le flanc gauche au peloton des numéros pairs, qui se dirige parallèlement à la corde, passe par son extrémité et se porte de l'autre côté en faisant deux fois par file à droite. Le dernier élève étant arrivé à hauteur de l'extrémité de la corde par où les files viennent de passer, le
�LYCÉES ET COLLÈGES, TROISIÈME PARTIE
1157
professeur arrête le peloton et lui fait faire, à droite, face à la corde. Il fait prendre ensuite la grande distance sur la droite dans chaque peloton, puis il commande :
1. SAISISSEZ LA CORDE. 2. Lutte générale, les extrémités gauches en avant. 3. EN POSITION. 4. LUTTEZ. 5. CESSEZ.
Au premier commandement, les élèves saisissent la corde des deux mains. Au commandement de en position, ils font face à gauche et portent la jambe droite en arrière. Au commandement de luttez, les élèves tirent avec énergie, simultanément et sans secousse ; chaque peloton s'efforçant d'entraîner l'autre, jusqu'au commandement de cessez. A ce commandement, les élèves cessent de lutter et posent ensemble la corde à terre. La lutte par les extrémités droites a lieu d'après les mêmes principes et par les moyens inverses : le professeur fait enjamber la corde, aux deux pelotons et leur fait faire ensuite demi-tour, de manière qu'ils se retrouvent placés face à la corde. SAUT EN PROFONDEUR EN ARRIÈRE, EN PRENANT UN POINT D'APPUI AVEC LES MAINS. L'élève étant debout sur une plate-forme, le professeur commande : 1. Attention.
2. SAUT EN PROFONDEUR EN ARRIÈRE.
Au deuxième commandement, l'élève joint la pointe des pieds, met les talons en saillie, fléchit les. extrémités inférieures, en portant le haut du corps en avant, saisit le bord de la plate-forme, les doigts en dessus, les pouces en dessous, soulève légèrement le corps sans bouger les mains, et appuie sur la pointe des pieds, en comptant un ; il répète
�THÉORIE
le même mouvement en comptant deux ; le recommence, en comptant trois, lance les jambes en arrière en les allongeant ainsi que le corps, détache les mains, tombe à terre en fléchissant, et porte le haut du corps en avant, les bras en l'air. Ce saut s'exécute aussi en largeur et profondeur, en lançant les jambes et le corps presque horizontalement en arrière. SAUTS A LA PERCHE. Ces exercices s'exécutent individuellement et sans commandement. Lorsque les élèves marchent en rang, ils portent la perche de la main droite, le gros bout en avant, à environ dix centimètres de terre, la perche appuyant à l'épaule. Pour poser la perche à terre et la relever, les élèves avancent le pied gauche, en fléchissant la jambe, le bras gauche tombant sur le côté.
1
ER
EXERCICE.
— Saut en largeur..
L'élève, placé à quelques pas du sautoir, tient la perche des deux mains, les ongles en dessus, dans une position horizontale, le bras gauche raccourci, le bras droit presque allongé ; la main gauche placée à environ un mètre du gros bout de la perche, la main droite audessus de la gauche, à une distance proportionnée à sa taille, de manière qu'il ne soit pas gêné dans la position, et porte le pied gauche en avant. Cette position étant prise, il court jusqu'à ce qu'il soit arrivé près du sautoir, allonge le bras gauche pour fixer l'extrémité delà perche droit devant lui, prend un vigoureux élan sur le pied gauche, soulève le corps en s'appuyant fortement sur les mains, lance les jambes en avant, franchit la distance en tournant le corps un peu à gauche, dans une position à peu près horizontale, tombe en fléchissant,, se redresse et reprend son rang. Cet exercice s'exécute aussi en pivotant-vers la droite.
�LYCÉES ET COLLEGES, TROISIÈME PARTIE
loti
Dans ce cas, la position des mains est intervertie et l'élan se prend sur le pied droit. Les élèves étant bien affermis dans les principes du saut à la perche, le professeur leur fait franchir de plus grands espaces ; les principes sont les mômes, avec cette différence que l'élève saisit la perche plus haut, suivant la distance qu'il doit franchir, et prend un élan beaucoup plus énergique, précédé d'une course plus longue et plus rapide.
2° EXERCICE.
— Saut en hauteur et profondeur.
Les principes pour le saut en hauteur sont les mêmes que pour le saut en largeur, avec cette différence que la force d'impulsion imprimée par les jambes et les bras est produits dans le sens de la hauteur et que les extrémités inférieures sont portées au' moins au niveau de la tète. Le professeur habitue d'abord les élèves à franchir des obstacles peu élevés ; il augmente ensuite graduellement la hauteur.
3E EXERCICE.
— Saut en largeur, hauteur
et profondeur. Ce saut s'exécute d'après les principes des sauts en largeur et hauteur.
ECHELLE DE BOIS HORIZONTALE.
l
tr
EXERCICE. — Se diriger vers la droite et vers la gauche, en plaçant alternativement les mains sur chaque échelon.
L'élève se place sous l'une des extrémités de l'échelle de manière à avoir l'autre extrémité h sa droite; puis il élève les bras, fait effort des jarrets et saisit deux
�-160
THÉORIE
échelons, les ongles se luisant face, et en laissant un échelon libre entre ceux qu'il tient; il élève ensuite le corps à la force des bras, les jambes allongées et réunies. Cette position étant prise, il lâche la main gauche et la place sur l'échelon libre: il porte ensuite la main droite sur l'échelon suivant, vers sa droite, et continue ainsi jusqu'à ce qu'il soit arrivé à l'extrémité de l'échelle ; il revient vers sa gauche, d'après les mêmes principes. L'exercice étant terminé, l'élève allonge les bras, quitte l'échelle et tombe à terre d'après les principes prescrits. 2e
EXERCICE. — Se porter en avant, en posant alternativement les mains sur chaque échelon, et revenir de la même manière.
L'élève se place sous l'échelle' de manière à avoir toute la longueur à parcourir devant lui; il s'y suspend en fixant les mains au même échelon, les pouces en dessous, les bras raccourcis, les jambes allongées et réunies, la pointe des pieds baissée; il saisit ensuite des deux mains, alternativement, le premier échelon qui est devant, lui et continue de marcher ainsi d'échelon en échelon jusqu'à l'extrémité de l'échelle. L'élève, ayant terminé, quitte l'échelle et tombe à terre d'après les principes enseignés. Pour exécuter cet exercice en arrière, l'élève se place sous l'échelle de manière à avoir toute la longueur à parcourir derrière lui ; il recule les mains et les place alternativement à chaque échelon.
�LYCÉES ET COLLÈGES, TROISIÈME PARTIE
,!C EXERCICE.
ilil
— Se diriger à droite et à gauche, en plaçant les mains alternativement sur un seul montant.
L'élève se suspend par les mains à un seul montant, •de manière à avoir la longueur de l'échelle à sa gauche, les mains éloignées à. la largeur des épaules, les jambes réunies, la pointe des pieds baissée. Cette position étant prise, il fait effort des bras, porte la main droite près de la gauche en la faisant glisser le long du montant, déplace ensuite la main gauche, qu'il porte à gauche, à trente-trois centimètres environ, reporte la main droite près de la gauche, et continue ainsi jusqu'au bout de l'échelle, eu conservant les bras raccourcis et les jambes réunies. Il revient ensuite vers la droite par les mêmes principes et par les moyens inverses. L'exercice terminé, l'élève quitte l'échelle et tombe à terre d'après les principes indiqués.
iB EXERCICE. —
Se diriger en avant, en portant les mains alternativement sur les deux montants.
L'élève se placé sous l'échelle, de manière à avoir la longueur à parcourir devant lui, et saisit les lnontants des deux mains. Il se dirige ensuite en avant, <en déplaçant les mains l'une après l'autre, les bras raccourcis, les jambes allongées et réunies, et en évitant de balancer le corps. L'élève étant arrivé à l'extrémité de l'échelle, saute à terre, d'après les principes indiqués.
11
�162 8E EXERCICE.
THÉORIE
— Se diriger en arrière , en portant les mains alternativement sur les deux montants.
L'élève se place sous l'échelle de manière à avoir la longueur à parcourir derrière lui, et s'y suspend en saisissant les montants des deux mains. Il se dirige ensuite en arrière, en déplaçant les mains l'une après l'autre ; étant arrivé à l'extrémité de l'échelle, il tombe à terre d'après les principes prescrits.
0° EXERCICE.
— Se diriger de droite à gauche et de gauche à droite par brasses.
L'élève se suspend aux échelons de manière à avoir la longueur de l'échelle à sa gauche; les mains écartées le plus possible. Il appuie légèrement sur l'échelon de la main droite, en avançant un peu l'épaule du même côté, lâche l'échelon de cette main, porte le corps vers la gauche, face en arrière, en conservant les jambes réunies et allongées; la main droite décrit un demi-cercle en rasant la cuisse et va saisir l'échelon le plus loin possible. Il exécute le même mouvement avec le bras gauche, et continue ainsi jusqu'à l'extrémité .de l'échelle. Le mouvement vers la droite s'exécute d'après les mêmes principes et par les moyens inverses. CORDES,LISSES VERTICALES
1ER EXERCICE.
— Monter à deux cordes lisses à l'aide des mains seulement, et descendre.
L'élève saisit une corde de chaque main, fait effort des poignets et s'élève en portant alternativement une main au-dessus de l'autre, les jambes réunies et portées un peu en avant. Il descend d'après les même principes. Cet exercice s'exécute aussi par saccades.
2° EXERCICE.
— Relever la corde pour s'y donner un point d'appui, soit sous la cuisse, soit sous le pied.
L'élève étant suspendu à la corde par les deux mains,
�LYCÉES ET COLLÈGES, TROISIÈME PARTIE
163
l'abandonne de la main gauche, saisit la partie inférieure de la corde en dehors et sous la cuisse gauche :. l'élève de cette main qu'il rapporte près delà droite et réunit les deux parties de la corde dans la main gauche. Il peut ensuite, pour plus de solidité, saisir en même temps les deux parties de la corde avec la main droite qu'il place sous la main gauche ; il portealors le poids du corps sur la cuisse gauche pour s'y reposer. Cet exercice s'exécute aussi de la manière suivante : L'élève, au lieu de passer la corde sous la cuisse gauche, élève la jambe gauche, passe la corde sous la plante du pied, l'élève de la main gauche, allonge lajambe et termine l'exercice comme il est dit ci-dessus, en portant tout le poids du corps sur le pied gauche, les jambes tendues, le corps vertical. L'élève peut aussi prendre un point d'appui sur la cuisse droite ou le pied droit. POUTRE HORIZONTALE ■
(DEUXIÈME SÉRIE) 1" EXERCICE. —
Étant achevai, se mouvoir sur les mains en avant et en arrière.
L'élève étant à cheval place les mains sur la-poutre, les doigts en dehors, les pouces en dessus, soulève le corps, les cuisses horizontalement placées, les jambes pendant naturellement, porte la main droite à environ huit centimètres eu avant, détache la main gauche de la poutre pour la placer à huit centimètres en avant de la main droite, et continue ainsi, sans toucher la poutre avec les cuisses.
�■m
2e
TllIiORIE
Cet exercice s'exécute en arrière d'après les mêmes principes.
EXERCICE.
— Faire face en arrière, étant debout
sur la poutre. L'élève pivote sur place jusqu'à ce qu'il soit face en arrière, en ayant soin de conserver les bras à leur position pour maintenir l'équilibre. 3°
EXERCICE.
— Marcher debout, s'arrêter, se placer à cheval et se remettre debout.
L'élève marche sur la poutre d'après les principes prescrits, s'arrête, place le pied qui est en arrière contre le talon de celui qui est en avant, fléchit les extrémités inférieures , place les mains sur la poutre, près des pieds, les doigts en dehors, porte tout le poids du corps sur les poignets, en avançant un peu la tète, laisse glisser lentement et simultanément les pieds de chaque côté de la poutre et se place à cheval. Pour se remettre debout, l'élève place les mains sur la poutre, près des cuisses, balance une ou deux fois les jambes en arrière, reporte les pieds sur la poutre, dans la position prescrite, et se remet debout. PLATE-FORME A RÉTABLISSEMENTS
I
ER
EXERCICE.
— S'établir sur la plate-forme au moyen des avant-bras.
L'élève se place vis-à-vis et sous la plate-forme, s'élance à la tringle de fer, saisit ensuite le bord de la plate-forme, les pouces en dessous, fait effort des bras pour élever le corps, appuie, l'un après l'autre, les avant-bras sur la plate-forme, sans trop les engager, et s'établit selon les principes enseignés ; ensuite il écarte
�LYCÉES ET COLLÈGES, TROISIÈME PARTIE
165
.les mains, les pose à plat, se grandit sur les poignets, se met à genoux, puis debout.
2° EXERCICE.
— S'établir par un renversement.
L'élève tourne le dos à la plate-forme, s'élance à la tringle, saisit ensuite la plate-forme des deux mains, fait effort des bras, rejette la tète en arrière, en donnant aux jambes une impulsion en avant, de manière à leur faire décrire un arc de cercle, jusqu'à ce qu'elles soient engagées sur la plate-forme, le plus avant possible, détache les mains l'une après l'autre, les pose à plat, redresse le corps en se poussant en arrière, puis se met debout. Les élèves bien exercés ne changent pas les mains de place pour achever de s'établir.
3° EXERCICE.
— Monter en se rétablissant alternativement sur les poignets.
L'élève se suspend à la plate-forme, en lui faisant face, s'élève à la force des bras, place la main droite sur la plate-forme, les doigts tournés vers sa gauche, le coude élevé, la main gauche ne bougeant pas. Puis il place la main gauche, les doigts tournés vers sa droite, le coude élevé, se grandit sur les mains en avançant le haut du corps, jusqu'à ce que les bras soient tout à fait allongés; ensuite, imprimant aux jambes une légère impulsion en arrière, il se met à genoux, puis debout.
4° EXERCICE.
— Monter sur la plate-forme en s'y accrochant par une jambe et s'y établir sur les avant-bras.
L'élève fait face à la plate-forme et s'y suspend comme il est indiqué à l'exercice précédent; puis il s'enlève en penchant le corps un peu à droite, place la . jambe gauche sur la plate-forme et s'y retient par le mollet ; ensuite il engage et appuie les avant-bras sur la plate-forme, en ayant soin de maintenir la .jambe droite verticalement ; puis il porte cette jambe en avant, la lance vigoureusement en arrière et la main-
�166
THÉORIE
tient dans cette position, afiiî d'empêcher le corps de descendre ;' il fait en même temps effort des bras et de la j ambe gauche pour achever de se trouver au-dessus delà plateforme ; ensuite il penche le corps à droite, réunit les jambes et se met debout. L'exercice par la jambe droite s'exécute d'après les mêmes principes. b°
EXERCICE. —
Monter par un renversement au moyen de la tringle de fer. L'élève tournant le dos à la plate-forme se place sous la tringle et s'y suspend par les mains, les ongles en avant; puis il fait effort des poignets en même temps qu'il élève les jambes pour les faire monter au-dessus delà plate-forme. L'élève, se maintenant dans cette position, se pousse avec les mains, en s'aidant des jambes, pour continuer de s'engager le plus avant possible ; ensuite il quitte la tringle, place les mains sur la plate-forme et s'établit debout.
DIFFÉRENTES MANIÈRES DE DESGENDRE
f '
C1
EXERCICE. —
Descendre sur les avani-foras.
L'élève' s'assied sur le bord_ de la plate-forme, les jambes pendant en dehors, se retourne sur le ventre, se laisse glisser lentement, en s'appuyant sur les avantbras, saisit le bord de la plate-forme avec les mains,
�107 allonge les bras et tombe à terre d'après les principes " prescrits.
LYCÉES ET COLLÈGES, TROISIÈME PARTIE
2° EXERCICE. —
Descendre par un renversement en avant, au moyen de la tringle de fer.
L'élève se couche sur le ventre, la tête dépassant le bord de la plate-forme, saisit la tringle, la paume des mains en avant, fléchit les jambes sur les cuisses, se renverse en avant, allonge les bras et tombe à terre.
3° EXERCICE. —
Descendre par un renversement en avant, au moyen de la plate-forme.
Cet exercice s'exécute comme le précédent, à l'exception que l'élève place les mains sur le bord de la plate-forme, les doigts en dessus, le pouce réuni à l'index.
i°
EXERCICE. —
Descendre en arrière en se retenant par les mains sur le bord de la plate-forme.
L'élève se couche sur le dos, renverse la tète et saisit le bord de la plate-forme, les doigts en dessus, le pouce joint à l'index. Ensuite, il pousse sur les mains en cambrant les reins ; laisse glisser le corps sur le bord de la plate-forme, jusqu'à ce que les bras soient complètement allongés, et se maintient ainsi dans la ligne verticale. Cette position étant marquée, il plie aux hanches, raccourcit les jambes, renverse le corps, en résistant des reins et des épaules, se développe, et tombe à terre. Cet exercice s'exécute aussi en seretenant par les mains àla tringle de fer. Les principes, sont les mêmes qu'à l'exercice précédent; mais il faut redoubler de précaution pour atténuer la chute des jambes, attendu que cette fois les mains se trouvant.
�168
THÉORIE.— LYCÉES ET COLLÈGES
placées au-dessous et en arrière du Lord de là plateforme, l'exercice offre plus de difficultés. EXERCICES FACULTATIFS Course de vitesse. — Tir à l'arc. — Lancer la barreEquitation. — Escrime. — Jeux gymnastiques.
�ÉCOLES
NORMALES
PRIMAIRES
Exécution de tous les exercices indiqués au programme ■ des Ecoles primaires et des Lycées, auxquels on ajouteles suivants :
EXERCICES DES
MILS
PERSANS
(ou
MASSUES)
Les élèves étant placés à trois pas d'intervalle, le professeur fait porter les numéros pairs à quatre pas en avant des numéros impairs. Le mil est placé debout, à terre, à cinq centimètres environ de la pointe des pieds..
1ER EXERCICE.
— Porter le mil à l'épaule droite (pu gauche).
Le professeur commande :
1.
•
.
Portez le mil à l'épaule droite.,
1
2. UN. o. DEUX.
•
Au commandement de un, l'élève saisit la poignée du mil avec la main droite, la paume tournée en avant, le pouce en dehors. Au commandement de deux, il enlève le mil de terre en lui donnant une impulsion en avant et le porte à l'épaule droite, la main à la hanche, l'extrémité, ou gros bout, du mil appuyant sur la partie extérieure du bras, le coude au corps, le bras gauche pendant naturellement. Cet exercice s'exécute de la main gauche d'après les mêmes principes. Lorsque les élèves peuvent être exercés chacun avec deux mils, ils exécutent ces mouvements simultanément, ou alternativement, avec les deux mains, suivant l'indication du professeur.
�170 2
E
THÉORIE
EXERCICE.
— Porter le mil en arrière.
Le professeur commande : 1. Portez le mil en arrière.
2. UN. 3- DEUX.
Au commandement de un, l'élève avance un peu l'épaule du côté qui doit agir, fait glisser le mil horizontalement sur l'épaule et le renverse perpendiculairement en âr- . rière. Au commandement de deux, il porte la main et le mil en dehors de l'épaule, puis revient à la première position en ramenant le coude au corps, le mil glissant sur la face externe du bras. L'élève répète plusieurs fois cet exercice avec la main droite avant de l'exécuter avec la main gauche. Il l'exécute ensuite alternativement avec les deux mains, lorsqu'il est armé de deux massues.
3E EXERCICE.
— Renverser le mil en arrière.
Le professeur commande : 1. Renversez le mil en arrière.
2. 3. UN. DEUX. -
Au commandement de un, l'élève se conforme à ce qui a été prescrit pour l'exercice précédent; seulement, AU lieu de passer le mil sur l'épaule, il le fait glisser vivement sur la face externe du bras et le laisse pendre sur le côté. Au commandement de deux, il ramène le coude au corps et reprend sa position. Cet exercice s'exécute alternativement, de la main droite et de la main gauche, et ensuite avec les-deux mains, lorsque les élèves sont armés de deux massues.
4E EXERCICE.
— Porter le mil en avant.
Le professeur commande :
�ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
171
1. Portez le mil en avant.
2. UN. 3. DEUX.
Au commandement de un, l'élève porte vivement le mil horizontalement devant lui, en allongeant le bras, les ongles en dedans. Au commandement de ■deux, il tourne le poignet, les ongles en dessus, ouvre légèrement les doigts, laisse aller le mil vers la terre, le ramène, par un effort du poignet, en dehors du bras, en lui faisant décrire un demi-cercle- en arrière, et reprend sa première position. Cet exercice s'exécute alternativement avec l'une et l'autre main, puis simultanément avec les deux mains, lorsque les élèves sont armés de deux massues.
5° EXERCICE. —
Porter le mil en dehors, à droite [ou à gauche). .
Le professeur commande : 1. Portez le mil en dehors, à droite
2. UN. 3. DEUX.
i.
TROIS.
.
' 0. QUATRE.
Au commandement de un, l'élève porte vivement le mil à droite, dans la position horizontale, en étendant le bras droit, les ongles en avant. Au commandement de deux, il laisse descendre le mil vers la terre, lui fait décrire trois quarts de cercle, en ramenant
�172
THÉORIE
le coude au corps, pliant le bras et portant le poignet à hauteur et près de l'épaule droite, le dessus de la main tourné en avant et le mil dans la position verticale. Au commandement de trois, il renverse le mil vers la droite, le fait passer derrière l'épaule par une impulsion du poignet, et conserve le coude le plus près possible du corps. Au commandement de quatre, il ramène le mil sur l'épaule et revient à sa première position. Cet exercice s'exécute alternativement avec l'une et l'autre main, en suivant les mêmes principes.
0
E
EXERCICE.
— Porter le mil en dedans, à gauche. (ou à droite).
Le professeur commande : 1. Portez le mil en dedans à gauche.
2. .UN. 3. DEUX. 4. TROIS.
5. QUATRE. Au commandement de un, l'élève porte vivement, de la main droite, le mil à gauche, dans la position horizontale, en passant l'avant-bras près du corps. Au commandement de deux, il abaisse le mil vers la terre, lui fait décrire trois quarts de cercle de gauche à droite, plie le bras, et passe le mil derrière la tète, le poignet à hauteur des oreilles. Au commandement de trois, il laisse descendre lé-. gèrement le mil, le ramène vers la droite en rapprochant le poignet de l'épaule droite. Au commandement de quatre, il fait glisser le mil sur l'extérieur du bras et reprend sa position.
�ÉCOLKS NORMALES PRIMAIRES
173
(Jet exercice s'exécute alternativement avec l'une et l'autre main, en suivant les mêmes principes.
7E EXERCICE.
— Porter le mil horizontalement en avant et le passer au-dessus de la tête.
Le professeur commande : 1. Passez le mil au-dessus de la télé. 2. UN. 3. DEUX. ' 4. sROis. Au commandement de un, l'élève porte vivement le mil horizontalement devant lui, en allongeant le bras, les ongles en dedans. Au commandement de deux, il tourne le poignet, les ongles en dessous, élève la main, dirige le mil à gauche ■et le porte horizontalement au-dessus de la tête, en (léchissant l'avant-bras. Au commandement de trois, il ramène le mil à sa position, le poignet rasant l'épaule. Cet exercice s'exécute alternativement arec l'une et l'autre main.
8e
EXERCICE. — Élever le mil verticalement et le passer derrière la tête.
Le professeur commande : 1. Passez le mil derrière la tête. 2. UN. 3. DEUX. 4. TROIS. Au commandement de un, l'élève porte le bras et le mil" dans une position verticale. Au commandement de deux, il dirige le mil vers la gauche en fléchissant l'avant-bras. 1 . Au commandement de trois, il passe le mil derrière la tète et le ramène à sa position, le poignet rasant l'épaule.
�174
THÉORIE
Cet exercice s'exécute alternativement avec les deux mains.
9° EXERCICE.
— Abaisser le mil et le passer
autour du corps. Le professeur commande : 1. Passez le mil autour du corps. 2. UN. 3. DEUX. 4. TROIS. Au commandement de un, l'élève abaisse le mil et le laisse pendre naturellement. Au commandement de deux, il porte le mil vers la gauche, en élevant progressivement le poignet, passe l'avant-bras par-dessus la tète, le mil pendant naturellement derrière l'épaule. Au commandement de trois, il tourne le poignet, les ongles en dessus, ouvre légèrement les doigts, descend le mil à droite à la position du premier mouvement, en tournant le poignet les ongles en dessous et répète plusieurs fois cet exercice. Cet exercice s'exécute alternativement avec les deux mains. 10e
EXERCICE.
— Passer le mil en cercle, par la gauche (ou par la droite).
Le professeur commande : 1. Passez le mil en cercle par la gauche.
■ -■ UN.
3i DEUX. Au commandement de un, l'élève porte vivement le mil à droite dans la position horizontale en étendant le bras droit, les ongles en avant. Au commandement de deux, il descend le mil vers la terre, lui fait décrire un cercle entier, l'avant-bras rasant le corps, pour revenir à la position du bras tendu. Il répète plusieurs fois ce mouvement. Il passe le mil en cercle par la droite en faisant agir le bras gauche.
�ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
175
11E EXERCICE.
—
Poser le mil à terre.
Les élèves étant au port du mil, si le professeur veut faire poser le mil à terre, il commande : 1. POSEZ LE MIL A TERRE. L'élève porte le gros bout du mil en avant, le descend à terre en inclinant légèrement le haut du corps, le pose à cinq centimètres de la pointe des pie ds et reprend la position. 12e
EXERCICE.
—
Porter le mil à bras tendu.
Le mil étant posé à terre, le professeur commande : 1. Portez le mil à bras tendu.
2.
UN.
3. DEUX.
Au commandement de un, l'élève saisit le mil par la poignée avec la main droite, la paume tournée en avant, le pouce en dehors. Au commandement de deux, il porte vivement le mil à droite à bras tendu, dans la position horizontale, et le tient ainsi le plus longtemps possible. L'élève abaisse ensuite le mil vers la terre et le replace debout devant lui. Cet exercice s'exécute alternativement avec l'une et
�Î76
THÉ0.EI15
l'autre mains.
main,
puis
simultanément Observations.
avec
les
deux
Le professeur fait d'abord exécuter lentement tous •ces exercices, afin d'habituer les élèves à prendre de lionnes positions. La décomposition de ces exercices par mouvements a pour objet d'en faire mieux connaître le mécanisme; mais lorsque les élèves sont bien 'exercés, ils doivent exécuter successivement chaque exercice sans interruption, jusqu'au commandement de cessez. SAUTS SANS INSTRUMENTS
1
ER
EXERCICE.
— Sauts continus en avant, sur le pied droit (oit gauche).
(Jet exercice s'exécute d'abord individuellement, et -ensuite par peloton. Le professeur commande : 1. Sauts continus en avant sur te pied droit. 2. EN POSITION.
3.
PARTEZ.
Au commandement de en position, l'élève porte la jambe gauche et les bras tendus en arrière, fléchit un peu la jambe droite en inclinant le haut du corps en avant. Au commandement de pariez, l'élève lance les bras vigoureusement en avant, étend en même temps le jarret droit et saute sans que le pied gauche'touche terre. Aussitôt que le pied pose à terre, il reporte vivement les bras tendus en arrière, les relance aussitôt eu avant, étend le jarret et saute de nouveau. Il continue ainsi, sans interruption, en graduant les sauts, de manière que le premier soit le plus petit et le dernier le plus grand. Il termine toujours en tombant sur les deux pieds, les bras tendus en avant. Les sauts continus en avant sur le pied gauche s'exécutent d'après les mêmes principes.
�ÉCOLES .NORMALES PRIMAIRES
E
177
2
EXERCICE.—
Saut en largeur avec élan, en prenant le point d'appui sur les deux pieds.
À l'avertissement du professeur, l'élève placé à quelques pas du sautoir s'y dirige par une course progressive, mais moins rapide, cependant, que pour le saut en largeur ordinaire. Arrivé au point où il doit exécuter le saut en largeur, il frappe le sol des deux pieds, imprime un fort mouvement d'extension aux jarrets, redresse le haut du corps, s'élance le plus loin possible , les jambes pliées en avant et réunies , les bras tendus parallèlement, les poings à hauteur des épaules, et tombe à terre d'après les principes indiqués.
3
E
EXERCICE.—
Saut en hauteur avec élan, en prenant le point d'appui sur les deux pieds.
Cet exercice s'exécute comme le précédent, avec celle différence que l'élève, en sautant, raccourcit les jambes en levant les genoux le plus possible et lance les bras en l'air, les poings au-dessus de la tète, l'impulsion devant être donnée de bas en haut. TRAPÈZE DE VOLTIGE.
1
ER
•
EXERCICE.
L'élève étant sur l'estrade, saisit la base du trapèze, les ongles en avant, se lance dans l'espace le corps droit, les bras allongés, les pieds réunis, en comptant un; porte aussitôt les jambes en arrière, en comptant deux; les reporte en avant, en comptant trois; quitte la base du trapèze et tombe à terre sur la pointe des pieds en fléchissant les jarrets, les bras allongés au-dessus de la tète, en comptant quatre.
12
�THEORIE 2E EXERCICE.
L'élève étant sur l'estrade, saisit la base du trapèze, lesongles en avant, se lance dans l'espace, les bras allongés,, en comptant un; porte aussitôt les jambes en arrière,, en comptant deux; les reporte en avant, en comptant trois; ramène de suite les jambes en arrière, en comptant un ; les porte en avant, en comptant deux; les fléchit en arrière pour se rétablir sur l'estrade, en comptant trois.
3° EXERCICE.
L'élève étant sur l'estrade, saisit [là[base du trapèze, les bras croisés, la paume de la main droite tournée vers lui et celle de la main gauche en avant; s'élance dans l'espace ; fait un demi-tour à gauche lorsque le trapèze a terminé sa course, déplace en même temps la main gauche pour la mettre comme la droite, et revient face en arrière pour se rétablir sur l'estrade. Cet exercice s'exéçute aussi en croisant les bras dans le sens inverse.
4E EXERCICE.
L'élève étant sur l'estrade saisit le trapèze, les ongles en avant ; franchit l'espace, s'établit sur la base, à l'extrémité de la course par un renversement du corps; revient en arrière en se maintenant en équilibre sur les poignets et se rétablit sur l'estrade.
S0 EXERCICE.
L'élève étant sur l'estrade, saisit la base du trapèze, les ongles en avant,, franchit l'espace, s'établit sur la base à l'extrémité de la-course par un renversement du corps, revient en arrière en se maintenant en équilibre sur les poignets: laisse descendre le corps sous le trapèze; repart en avant sans avoir touché l'estrade, quitte le trapèze à la fin de sa course et tombe d'après les principes prescrits.
��180
THÉORIE
6E EXERCICE. L'élève étant sur l'estrade, saisit la base du trapèze, les. ongles en avant, franchit l'espace ; s'établit sur les poignets à la fin de la course, revient en arrière, en se maintenant en équilibre et se rétablit sur l'estrade.
7° EXERCICE. L'élève étant sur l'estrade, saisit la base du trapèze, les ongles en avant, franchit l'espace; s'établit sur les poignets, à la fin de la course ; revient en arrière en se maintenant en équilibre ; laisse descendre le corps sous le trapèze; repart en avant sans avoir touché l'estrade ; quitte le trapèze à la fin de sa course et tombe d'après les principes indiqués.
8e
EXERCICE.
L'élève étant sur l'estrade, saisit la, hase du trapèze, les ongles en avant ; franchit l'espace ; s'établit sur les poignets, lorsque le trapèze a ter-r miné sa course en arrière ; repart en avant, en se maintenant en équilibre sur les poignets; revient de même en arrière et se rétablit sur l'estrade. L'élève peut également exécuter cet exercice en revenant en avant et en sautant comme il est indiqué à l'exercice précédent.
POUTRE INCLINÉE
On augmente progressivement l'inclinaison de la poutre, jusqu'à ce que la hauteur soit égale à la moitié de la base. Les élèves exécutent alors les exercices suivants :
�ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
181
1er
EXERCICE.
— Étant à cheval, se mouvoir en avant (ou en arrière) pour monter ou pour descendre.
Se conformer à ce qui est prescrit à la page 153. 2e
EXERCICE.
— Étant assis, se mouvoir de côté pour monter ou pour descendre.
Se conformer à ce qui est prescrit à la page 154. 3°
EXERCICE. — Étant debout, marcher en avant et en arrière (ou de côté) pour monter ou pour descendre.
Se conformer à ce qui est prescrit à la page 61. Les élèves inclinent le haut du corps vers le sommet de la poutre, soit qu'ils montent, soit qu'ils descendent .
VOLTIGE
SUR
LA PLANCHE
D'ASSAUT.
1er EXERCICE. — Se lancer sur la planche d'assaut, et sauter en avant, à droite [mi à gauche) ; en quatre temps. Pour sauter à gauche, l'élève s'élance en courant, porte le pied droit sur la planche, en comptant un; ensuite le pied gauche audessus du droit, en comptant deux;puis le pied droit . au-dessus du gauche, en comptant trois; dégage la jambe gauche en dehors de la planche et saute sur le côté, les pieds réunis, en comptant quatre. Pour sauter à droite, l'exercice est le même; seulement il faut placer le pied gauche le pi?emier_ sur la plan-
�182
THÉORIE
clie d'assaut, de manière qu'au troisième mouvement, la jambe droite se trouve dégagée en dehors de la planche.
2° EXERCICE.
— Se lancer sur la planche d'assaut, se soutenir à la force des bras, les jambes en l'air, et sauter en arrière, à droite [ou à gauelié) ; en quatre temps.
Pour sauter en arrière à droite, l'élève s'élance en courant, porte le pied gauche sur la planche, en comptant un; ensuite le pied droit, en comptant deux; puis le pied gauche, en comptant trois ; baisse le corps, saisit des deux mains les bords de la planche, le pied droit levé, se soutient sur les poignets, les bras tendus, les jambes en l'air et réunies, et s'élance en arrière sur le côté droit, en;comptant quatre. Pour sauter à gauche, l'exercice est le même ; seulement il faut placer le pied droit le premier, de manière que, quand on saisit les bords de la planche, la jambe gauche se trouve en l'air.
3E EXERCICE.
— Monter à la planche d'assaut a l'aide des mains et des pieds, les extrémités supérieures et inférieures agissant alternativement, et descendre en arrière de la même manière.
L'élève s'élance, porte le pied droit le plus haut possible sur la planche, la saisit, par les bords, des deux jgss&& mains, en baissant le haut du corps ; il déplace ensuite la main droite pour ressaisir a planche en étendant e bra s ; il raccourcit en même temps la jambe gauche, monte le pied et le pose près de la main gauche. Il exécute le même mouvement avec le bras gauche et la jambe droite, et
�ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
monte ainsi jusqu'au sommet, en faisant agir alternativement les extrémités supérieures et inférieures. Il descend d'après les mêmes principes. i°
EXERCICE. — Monter à la planche d'assaut à l'aide des mains et des pieds, les extrémités supérieures et inférieures agissant simultanément.
L'élève s'élance, porte le pied droit le plus haut possible sur la planche qu'il saisit comme il est indiqué à l'exercice précédent, place ensuite le pied gauche près du droit, fléchit les jambes, après avoir bien assuré les pieds, fait effort des bras et remonte simultanément les mains le long de la planche, en faisant en même temps effort des jambes pour monter les pieds, et continue ainsi jusqu'au sommet. Il descend d'après les mêmes principes.
8E EXERCICE.
— Mpnter à la planche d'assaut à l'aide des mains et des pieds, les extrémités supérieures et inférieures agissant simultanément, faire demitour et descendre en avant de la même maniéré.
L'élève s'élance et monte à la planche d'assaut, comme il est indiqué à l'exercice précédent; arrivé au sommet, il fait demi-tour et descend en avant, en se supportant sur les poignets, les jambes raccourcies, les talons appuyant sur la planche. lic
EXERCICE. ■—Monter à la planche d'assaut, à l'aide des pieds seulement, faire demi-tour et descendre en avant. (La-planche inclinée au maximum de 43 degrés.)
L'élève s'élance en courant, ment possible, à la planche fortement la pointe des pieds, en avant ; arrivé au sommet, il ■en avant, en portant le corps maintenir l'équilibre.
monte, le plus rapided'assaut, en y appuyant le haut du corps un peu fait demi-tour et descend un peu en arrière pour
�184
THEORIE
SAUT A LA PERCHE.
Saut en largeur et profondeur, d'un point élevé.
L'élève, placé sur une plate-forme, fixe le bout inférieur de la perche plus ou moins loin devant lui, suivant l'espace qu'il doit franchir, balance deux ou trois fois le haut du corps en avant et en arrière, en s'appuyant sur la perche sans bouger les pieds, s'élance en donnant une vive impulsion à la perche qui se redresse, et, pivotant sur le bout inférieur, parcourt une portion du cercle. Alors l'élève, conservant un point d'appui sur les mains, lance les jambes en avant et tombe le plus loin possible, en fléchissant. Cet exercice s'exécute aussi avec deux perches placées parallèlement. PASSAGE DIT DE RIVIÈRE.
CR
1
EXERCICE. —
Se lancer en avant, avec la corde, les jambes un peu raccourcies.
L'élève se place sur la troisième ou quatrième marche
de l'estrade et au milieu, les pieds au bord et léunis.
�ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
185
Le professeur lui ayant lancé la corde, l'élève la saisit des deux mains, l'une au-dessus de l'autre, à peu près à hauteur de la tète, les ongles tournés vers lui, le corps droit, l'extrémité de la corde sur l'épaule. Etant ainsi placé, il s'élève légèrement sur les pieds, amène les coudes au corps, se laisse aller dans l'espace en conservant les bras raccourcis et en pliant les jambes, surtout au moment où la corde passe dans la ligne verticale, afin de ne pas toucher le sol. La corde étant sur le point de terminer sa course, il la quitte des deux mains à la fois et tombe à terre d'après les principes prescrits. Les élèves étant affermis dans cet exercice, le professeur les fait partir d'un point plus élevé, de degré en degré.
■!<-' EXERCICE.
— Se lancer en avant, avec la corde, les jambes placées horizontalement.
Cet exercice diffère du premier en ce que l'élève porte les jambes tendues horizontalement en avant, au moment du départ ; il les maintient dans cette position tout le temps de la course.
:sp
EXERCICE. — Se lancer en avant, faire demi-tour au bout de la course et revenir se placer au point de départ.
L'élève, étant sur l'estrade, se lance dans l'espace, les jambes en avant et dans la position horizontale. Lorsque la corde est sur le point ' de terminer sa course, il élève la jambe droite et lapasse par-dessus la gauche, retire l'épaule gauche en arrière et avance la droite de manière à se trouver face en arrière; il revient
�186
THÉORIE
<iu point de départ en se laissant aller au gré de la <:orde et en conservant les bras raccourcis, les jambes tendues en avant, et se rétablit sur l'estrade ; après quoi il fait face en avant et lâche la corde.
EXERCICE. — Se lancer au moyen de la corde, en levant les jambes, les pieds au-dessus de la tête, et tomber le plus loin possible au bout de la course. L'élève, étant sur l'estrade, se lance en raccourcissant les bras, écarte un peu les jambes et les élève jusqu'à, oe que le corps s'oit renversé en arrière et que les pieds •se trouvent en l'air, au-dessus de la tète ; dès qu'il a dépassé la ligne verticale, il tire fortement sur les bras; puis il lâche la corde lorsqu'elle est sur le point de terminer sa course, se lance le plus loin possible, réunit les jambes et tombe d'après les principes prescrits.
-i°
CORDES LISSES SIMPLES OU DOUBLES, HORIZONTALES OU EN PLAN INCLINÉ.
1ER EXERCICE.
— Passer sur une corde lisse horizontale ( ou inclinée), à plat ventre, sur le côté, à droite {ou à gauche). L'élève placé à l'extrémité de la corde, et lui faisant face, la saisit des deux mains, se met au-dessus et s'y appuie par le ventre. Il place ensuite la main droite à environ trente-trois centimètres sur le côté en la faisantglisser lelongdela corde, s'élève sur les poignets et porte le corps près de cette main. Il appuie de nouveau le ventre sur la corde et rapproche la main gauche près du corps. Il continue ce mouvement jusqu'à l'extrémité de la corde, ou jusqu'à ce qu'il soit fatigué.
�ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
187
Il descend d'après les mêmes principes par les moyens inverses. Cet exercice s'exécute aussi en se dirigeant vers la gauche.
2° EXERCICE.
— Passer au-dessous d'une corde lisse horizontale (ou inclinée), en s'y accrochant avec les mains et les jambes, sans que celles-ci abandonnent la corde.
L'élève se place sous la corde, près de son extrémité, la saisit avec les deux mains, s'enlève à la force des bras et place les jambes, les pieds croisés sur la corde; il fait effort des bras pour ramener les pieds près des mains et porte aussitôt celles-ci le plus loin possible, l'une après l'autre. Il fait de nouveau effort sur les bras pour ramener les pieds près des mains et continue ainsi. Il descend d'après les mêmes principes et par les moyens inverses.
'■)''■ EXERCICE.
— Passer en avançant à l'aide mains, étant accroché par un jarret.
des
Cet exercice s'exécute comme le précédent, excepté
que c'est le jarret qui porte sur la corde, l'autre jambe tombant naturellement.
•iL'
EXERCICE.
— Passer en s'accrochant alternative-
ment par les jarrets, en marchant .(oit. grimpant), à l'aide des mains.
L'élève saisit la corde comme il est indiqué au
�188
THÉORIE
deuxième exercice, s'enlève à la force des bras et s'y accroche par le jarret gauche; ensuite il lance la jambe droite par-dessus la corde et s'y accroche par le jarret; il dégage aussitôt la jambe gauche et la laisse tomber sur le côté en même temps qu'il lâche la corde de la main droite pour la porter plus haut. Il lance ensuite la jambe gauche par-dessus la droite et s'accroçhe par le jarret, la jambe droite tombant sur le côté, pendant qu'il lâche la corde de la main gauche pour la ressaisir plus haut. Il continue ainsi ce mouvement alternatif, en ayant soin de fixer le jarret sur la corde avant de déplacer la main. Il descend d'après les mêmes principes et par les moyens inverses.
:>C EXERCICE. —
Monter à une corde inclinée, à la force des bras, en avant et en arrière.
L'élève se place soUs la corde, près de son extrémité, la saisit des deux mains, fait effort des poignets et monte à la corde en déplaçant les mains, l'une après l'autre, les bras raccourcis, les jambes allongées et réunies, la pointe des pieds basse. Il descend d'après les, mêmes principes. 6°
EXERCICE. — Monter à deux cordes parallèles inclinées, en arrière et en avant, à l'aide des mains seulement.
*>Wc
L'élève se place dessus et entre les cordes, près de leur extrémité; il monte et descend à la force des bras, d'après les principes indiqués à l'exercice précédent, en ayant soin d'éviter le balancement du_corps.
�ÉCOLES N'0'BM.ALES PRIMAIRES 7E EXERCICE. — Monter et descendre entre deux cordes inclinées, en s'appuyant uniquement sur les mains.
189
L'élève se place entre les cordes, près de leur extrémité, se suspend sur les mains, les bras *° tendus, les jambes allongées et réunies, la pointe des pieds basse, fait un mouvement de progression en portant les mains alternativement en avant, et continue ainsi jusqu'à l'autre extrémité ou jusqu'à ce qu'il soit fatigué. Il descend d'après les mêmes principes. BASCULE BRACHIALE.
1er
EXERCICE.
— S'enlever réciproquement, les bras allongés au-dessous de la traverse.
Les élèves placés aux extrémités du balancier saisissent chacun la traverse des deux mains, les pouces en dessous, les jambes réunies ; ensuite, le plus grand des deux élèves fléchit les jambes et abaisse la traverse en raccourcissant les bras ; l'autre élève se laisse enlever en facilitant le mouvement ; celui qui est en bas élève ensuite les bras, déploie les jambes pour s'enlever à son tour et laisser descendre l'autre jusqu'à terre. Celui-ci exécute ce qui vient d'être dit pour le premier; ils con-
�190
THÉORIE
tinuent de s'enlever ainsi, en conservant les bras allongés, les jambes réunies et la pointe des pieds baissée. Les élèves doivent se tenir dans la position verticale et éviter de porter les jambes en avant, surtout lorsque les pieds sont près d'arriver à terre.
2E EXERCICE.
— S'enlever réciproquement au-dessus de la traverse, lorsqu'elle est au point le plus élevé.
Les élèves saisissent la traverse et s'enlèvent comme il est indiqué à l'exercice précédent. Arrivés au point le plus élevé, ils font effort des poignets et s'établissent audessus de la traverse. Ils redescendent ensuite au-dessous de la traverse, en conservant toujours le corps droit, arrivent à terre en fléchissant les bras et les jambes, et continuent ainsi. POUTRE HORIZONTALE MOBILE. (A un mètre environ du sol.) 1er
EXERCICE.
— Passer à cheval en avant.
Se conformer à ce qui est indiqué au premier exercice de la poutre (page 153).
2° EXERCICE.
— Passer à, cheval en arrière.
Voir le deuxième exercice de la poutre (page 153). 3°
EXERCICE.-
S'asseoir sur la poutre et se mouvoir de côté.
Voirie troisième exercice de la poutre (page 154).
�ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
191
i°
EXERCICE.
— S'enlever sur les poignets, face à la. poutre, et se mouvoir de côté.
Voir le quatrième exercice de la poutre (page loi). 5e
EXERCICE.
— Étant à cheval, se mouvoir sur les mains, en avant et en arrière.
Voir le premier exercice de la poutre (page 163). 6e
EXERCICE.
— Faire face en arriére, étant debout
sur la poutre. Voir le deuxième exercice de la poutre (page 164).
7° EXERCICE.
a cheval
— Marcher debout, s'arrêter, se placer
et se remettre debout.
Voir le troisième exercice de la poutre (page 464).
DIFFÉRENTES MANIÈRES DE DESGENDRE. 1
ER
EXERCICE.
— Étant à cheval, passer la jambe, droite par-dessus la poutre et descendre.
.Voir le premier exercice de la poutre (page 155).
2E EXERCICE.
— Étant debout, sauter en avant..
Voir le deuxième exercice de la poutre (page 185). 3°
EXERCICE.
— Étant assis, sauter en avant.
Voir le troisième exercice de la poutre (page 155). Les exercices de la poutre horizontale mobile s'exécutent toujours individuellement. Lorsque l'élève passe à cheval, le professeurimprime à la poutre des mouvements divers d'oscillation. Quand l'élève perd l'équilibre, il tourne au-dessous de la poutre, y prend un point d'appui avec les mains et les talons, et se meut en avant, ou en arrière, ou pose les pieds à terre. Lorsque l'élève passe debout, le professeur imprime à la poutre un mouvement d'oscillation dans le sens de sa longueur. L'élève saisit le moment où la poutre
�192
THÉORIE
revient en arrière, pour marcher en avant à pas précipités; il s'arrête et se maintient en équilibre, pendant qu'elle se reporte en avant. PLANCHES A RAINURES.
1er
EXERCICE.
— Se suspendre par les doigts, en les accrochant à une rainure.
L'élève s'accroche avec les dernières phalanges de? doigts à la rainure la plus, élevée qu'il peut atteindre, détache les pieds du sol, en fléchissant les jambes, et reste suspendu le plus longtemps possible. Cet exercice est exécuté par plusieurs élèves à la fois.
2° EXERCICE.
— Se porter latéralement vers la droite (ou vers la gauche), les mains étant accrochées à la même rainure.
L'élève, étant suspendu comme il est dit à l'exercice précédent, place la main gauche près de la droite, en résistant du bras droit et porte ensuite la main droite vers la droite, en résistant du bras gauche. Il répète le même mouvement des deux mains alternativement et continue ainsi. Cet exercice s'exécute vers la gauche d'après les mômes principes.
3
E
EXERCICE. — Monter en accrochant alternativement chaque main a la même rainure, et descendre de même.
L'élève étant suspendu à une rainure, fait effort sur les doigts pour élever le corps, accroche l'une des mains à la rainure supérieure, place l'autre main dans la même rainure et continue ainsi. Il descend d'après les mêmes principes.
�ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES
193
i
c EXERCICE.
— Monter en accrochant alternativement les mains a une rainure différente, et descendre de même.
Cet exercice s'exécute comme le précédent, avec cette différence que l'élève accroche alternativement les mains à une rainure différente.
b°
EXERCICE.
— Monter par saccades et descendre
de même. Cet exercice s'exécute comme le troisième, avec cette différence que les mains quittent simultanément une rainure pour s'accrocher à une rainure supérieure. On descend d'après les mômes principes. Ces exercices s'exécutent aussi par émulation.
FIN
��CONSTRUCTION
DES
MACHINES GYMNASTIQUE»
�OBSERVATIONS sur la construction et l'entretien des machines gymnastiques.
Toutes les machines doivent être construites en bois de chêne, excepté les poutres et les grands mâts qui sont en sapin. Les parties qui sont fixées en terre doivent être passées au feu et enduites de deux ou trois couches da goudron bouillant jusqu'à trente centimètres au-dessus du sol. Toutes les machines étant consolidées par des jambes de force, etc., n'ont pas besoin de scellement; il suffit de damer la terre fortement sur ces parties, en ayant soin de la mouiller légèrement pour lui donner plus de consistance. Les grands mâts verticaux doivent être haubanés par quatre fils de fer galvanisé, qui sont fixés au moyen de tendeurs pour en assurer la solidité. Les bois sont peints à trois couches, couleur chamois, et le fer en couleur noire. Tous les ans, les machines sont repeintes à une couche, les trous et les fissures bouchés, et mastiqués avec soin. Les parties enterrées sont dégarnies jusqu'à cinquante centimètres de profondeur, puis goudronnées à une seule couche. Le terrain doit être nivelé et bien battu. Sous le portique, et à tous les endroits où les élèves sautent, il est établi des fossés (ou bains) de quarante centimètres de profondeur. Ces fossés sont remplis <ie sable qui doit être remué avant chaque leçon.
�OBSERVATIONS
197
Pour que le sable ne se mêle pas avec la terre, on garnit le fond et les bords des fossés avec des plâtras ou du salpêtre que l'on dame fortement.
Avis important.
Avant de commencer la leçon, le professeur doit s'assurer que tous les agrès et machines sont en bon état. Après chaque leçon, les agrès qui ont servi à l'extérieur sont mis à couvert; les cordages qui ne peuvent être déplacés sont relevés, afin que leur extrémité soit préservée de l'humidité du sol. En dehors des séances, il est expressément défendu aux élèves de se servir des appareils de gymnastique, et de s'exercer isolément.
NOTA. — Les prix des bois et de la main-d'œuvre n'étant pas les mêmes dans toutes les localités, il n'est fait mention, dans les tableaux estimatifs ci-après, que des prix des machines construites à Paris. Ne sont pas compris dans ces chiffres le transport et l'installation.
������������ARRÊTÉ
RELATIF AUX ACHATS
D'APPAREILS MOBILES ET D'AGRÈS
POUR
L'ENSEIGNEMENT DE LA GYMNASTIQUE.
Le Ministre Secrétaire d'Etat au département de l'instruction publique, Vu le décret du 3 février 1809 sur l'enseignement de la gymnastique dans les établissements publics d'instruction, ensemble les programmes y annexés; Vu les circulaires aux recteurs et aux préfets, en date du 9 mars 1809 ; Vu le cahier des charges imposées à l'adjudicataire du service de la fourniture des appareils et agrès de gymnastique aux lycées, collèges, écoles normales et écoles publiques (jui en feront la demande ; Vu le procès-verbal de l'adjudication publique qui a "eu lieu le 20 avril 1809, et à la suite de laquelle M. Walçker, fabricant d'appareils de gymnastique, demeurant à Paris, rue Rochechouart, n° 42, a été déclaré adjudicataire,
ARRÊTE : ART. 1er. Les lycées impériaux, les collèges communaux, les écoles normales primaires et les écoles primaires communales qui voudront profiter, pour l'acquisition d'appareils <>t agrès de gymnastique, des avantages offerts à ces établissements par l'adjudication du 20 avril 1809 et indiqués dans la note annexée au présent arrêté, devront adresser directement leur commande au Ministre de l'instruction publique.
�•210
ARRÊTÉ RELATIF A L'ACHAT
Cette commande devra être conforme au modèle annexé au présent arrêté. ART. 2. Les commandes, après avoir été visées au ministère, seront transmises, avec leur numéro d'ordre, à l'adjudicataire, ainsi qu'un bordereau général. Les commandes sont renvoyées au Ministre avec le bordereau, après l'exécution des ordres. ART. 3. Lorsque les objets compris dans une commande sont prêts à être livrés, et avant de procéder à leur emballage et à leur expédition, l'adjudicataire doit en prévenir l'Administration, pour que les objets à livrer puissent être vérifiés et reçus par le délégué du Ministre, conformément à l'article 9 du cahier des charges. ' ART. 4. Les établissements qui auraient à former des réclamations les adresseront directement au Ministre de l'instruction publique. ART. 5. L'adjudicataire devra tenir un livre journal spé~> cial indiquant/pour chaque commande, les renseignements détaillés qu'elle doit contenir d'après le modèle annexé au présent arrêté. ART. G. Le Ministre de l'instruction publique ne garantit point à l'adjudicataire le recouvrement de ses créances sur les établissements acquéreurs, et ne peut encourir à cet égard aucune responsabilité. Fait à Paris, le 21 avril 1869. V. DURUY.
Note annexée à l'arrêté qui précède. La fourniture aux lycées,, collèges, écoles normales primaires el écoles primaires communales, sur leur demande, des agrès et appareils mobiles pour les exercices de la gymnastique, d'après les programmes annexés au décret du 3 février 1869, a été l'objet d'une adjudication publique qui a eu lieu le 20 avril 1869 et à laquelle ont été appelés les fabricants de cordages ou d'appareils de gymnastique. M. Walcker, fabricant d'appareils de gymnastique à Paris, rue Rochecbouart, n° M, dont la soumission portait le rabais le plus grand, a été déclaré adjudicataire. Ce rabais est de 16 p. 0/0. C'est un rabais unique, qui porte uniformément sur toute fourniture d'objets demandés en vertu de l'adjudication.
�DES APPAREILS DE GYMNASTIQUE
211
Les obligations de l'adjudicataire et les garanties stipulées au profit des établissements d'instruction sont déterminées de la manière suivante par le cahier des charges : L'adjudicataire s'engage envers le Ministre de l'instruction publique : 1° A fournir aux lycées impériaux, collèges communaux, écoles normales primaires et écoles primaires communales, sur leur demande, en totalité ou en partie, les objets énumérés dans la liste annexée au cahier des charges ; 1° A expédier le colis ou la caisse franco par le chemin de fer, jusqu'à la station la plus rapprochée de la commune destinataire. L'expédition doit avoir lieu dans le délai de huit jours, à compter de la réception de la commande par l'adjudicataire. La fourniture et le transport des objets sont faits par l'adjudicataire, moyennant le payement par l'établissement acquéreur du prix résultant, pour chaque objet au catalogue, du rabais de 16 p. 0/0 consenti par l'adjudicataire sur le prix fort indiqué par la liste annexée au cahier des charges. L'adjudicataire est tenu de centraliser dans un dépôt ou magasin, situé dans l'enceinte de Paris, toutes les expéditions et livraisons faites en vertu de l'adjudication. L'adjudication est faite pour une période de deux, quatre ou six ans. • Les établissements publics d'instruction ne sont nullement tenus d'adresser à l'adjudicataire leurs commandes d'appareils et d'agrès: ils restent entièrement libres de se procurer ces objets en traitant à Paris ou dans les départements, avec d'autres l'abricauts ou intermédiaires de leur choix. Les fournitures doivent être de bonne qualité et en tout conformes pour les dimensions, la solidité et la nature des matières employées, aux modèles-types dont la collection, dûment timbrée et visée, reste déposée au Ministère après avoir servi de base à l'adjudication. L'adjudicataire se soumet au contrôle de l'Administration ; il s'engage : , A laisser visiter, à toute réquisition, par un délégué du Ministre, les fournitures dont il prépare la livraison; A défaire et démonter les objets dont la vérification comporterait ce mode d'examen ; Âpermettre l'emploi de tous les moyens d'investigation et d'épreuve nécessaires pour constater la solidité et la bonne confection des appareils ; A laisser ouvrir les caisses et colis déjà fermés et à envoyer, sans délai et à ses frais, au ministère de l'instruction publique, tous colis ou objets compris dans Le service de l'adjudication et que le délégué du Ministre jugerait nécessaire (le comparer aux ' modèles-types déposés au ministère.
�212
ARRÊTÉ RELATIF A L'ACHAT
En cas de contestation enlre l'adjudicataire et le délégué du Ministre sur la qualité des objets à livrer, l'expédition de ces objets à leur destination est suspendue; ils sont soumis à l'examen d'une commission de contrôle, composée 'ie trois membres et qui sera nommée, chaque année, par le Ministre, pour l'exécution du présent article. La commission decontrôle entend l'adjudicataire et le délégué du Ministre; elle dresse procès-verbal de ses opérations. Le Ministre décide, sur le rapport de la commission, s'il y a lieu de déclarer les objets recevables et d'en autoriser l'expédition. Le délégué du Ministre ne peut faire partie de la commission de contrôle. La commission siège au ministère de l'instruction publique. Dans les cas où les objets expédiés par l'adjudicataire sur la commande d'un établissement public d'instruction n'auraient point été visités avant leur livraison par le délégué du Ministre, ou n'auraient donné lieu de sa part à aucune contestation, mais où l'établissement destinataire les trouverait défectueux, soit au moment de la livraison, soit postérieusement, le chef de l'établissement devra en informer immédiatement le Minisire, qui saisira la commission de contrôle de cette réclamation. La commission pourra, suivant les circonstances, demander une expertise locale ou se faire envoyer les objets dont la qualité serait contestée. Le prix des fournitures faites aux établissements publics d'instruction par l'adjudicalaire lui est payé directement par chacun de ces établissements. L'adjudicataire s'engage à communiquer, à toute réquisition, au délégué du Ministre, les livres et pièces de comptabilité relatifs aux services compris dans l'adjudication. En cas d'inexécution des conditions du présent cahier des charges, et notamment si l'ouverture des caisses ou colis à expédier ou les réclamations des destinataires avaient fait constater, par la commission de contrôle, le défaut de solidité ou la mauvaise qualité des objets fournis, l'adjudication pourrait être résiliée par le Ministre, sans que l'adjudicataire eût à réclamer aucune indemnité et sans préjudice des dommages-intérêts dont il se serait rendu passible envers les établissement acquéreurs, par suite d'accident ou de préjudice quelconque. Un cautionnement de 10,000 francs, versé par l'adjudicataire, est. affecté à la garantie des indemnités qui pourraient être dues par lui aux établissements publics d'instruction. La liste suivante des appareils et agrès compris dans l'adjudication contient leur description détaillée et porte l'estimation du prix do vente de chacun d'eux; elle est annexée au cahier des charges.
�DES APPAREILS DE GYA1XASTIQUE
23ft
Lisle d'appareils et d'agrès pour les exercices gijmnasliques.
PRIX
o
.
servant NATURE DES OBJETS. de base l'adjudication. fr. c. Cannes devant servir de barres à sphères, la douzaine. Pelit mât
OBSERVATIONS.
1
c ;;o
0 00
Longueur 111,30, diamètre0™,025. En bois de Irène. Hauteur 4ui,G5, diamètre de 0ra,05 il 0m,06. En bois de frêne. Le colict en fer qui rattache le petit m;U au portirjué n'est pas compris dans la fourniture. En sapin, diamètre 0m,08. reste comme au no 2. Le
2 Ms. 3
Gros mât Corde à consoles...
7 00 10 00
Corde (1) dite septin, hauteur 311,65, diamètre 0m,019. Petit anneau en fer à la partie supérieure de la corde et cosses en cuivre. Diamètre des consoles, 0m,08, hauteur 0m,07. Distance des consoles du centre au centre, (]m,28. Cordes dites en qnatra torons. Hauteur des cordes 3m,Gù, diamètre 0m,0J8. Echelons on frêne, longueur Om,35, diamètre 0m,025,' distance des échelons 0m,28. Petits anneaux eh fer à la partie supérieure des cordes et cosses en cuivre. Corde dite septin, hauteur 3m,05, diamètre 0m.023. Distanco des nœuds, d'axe en axe, 0m,28. Petits anneaux - en fer à la partie supérieure de la corde et cosses en cuivre. Corde dite septin. Lougueur des cordes 2m,20 Double boucle, y compris les anneaux, diamètre 0m,185, diamètre extérieur des anneaux 0m,18 (fer étamé) , épaisseur du fer 0m,018. Petits anneaux en fer à la partie supérieure des cordes et cosses en cuivre.
1-
Echelle de cordes. .
11 00
5
Cordes noues
à
nœuds s
on
6
S 50
(1) NOTA. TOUS ces cordages doivent être en première nature de chanvre, filés ci la main et câblés en duites.
�I
214
ARRÊTÉ RELATIF A L'ACHAT
D
. NATUBE DES OBJETS.
pmx servant de hase l'adjudication. fr. c. 8 00 32 00
OBSERVATIONS.
y.
6 Sis 7
Idem Échelle orthopédique
Longueur des cordes 2 mètres. Le reste comme au no 6. Bâti en bois de sapin, extrémité du bâti en bois de chêne, hauteur 4m,80, largeur 0m,33. Longueur des échelons en bois de frêne (1), en envasement 0m,12, diamètre 0m,026. Ecartement des échelons 0m,25. Montants. Epaisseur 0m,032, largeur. 0m,060. Planche. Largeur 0m,22, épaisseur 0m,038, Corde septin, longueur 3'n,63, diamètre 0m,023. Petits anneaux en fer à la partie supérieure des cordes, cosses en cuivre. Les montants en sapin, hauteur 4^1,80, diamètre des montants 0m,08 et 8m,06. Echelons tournés en frêne, diamètre 0m,027. Longueur des échelons: inférieur On,43, supérieur, 0m,35. Distance des échelons d'axe en axe 0m,25. Distance entre les échelons 0m,27, diamètre ()m,028. Diamètre inférieur des montants 0m,08, supérieur 0m,06. Longueur de l'échelon inférieur 0m,48, supérieur 0m,40. Bâti en bois de hêtre, rouleaux en bois de frêne, hauteur totale à partir du sol Om.ga, écartement des rouleaux 0m,42, longueur 2m,30. ' Hauteur totale à partir du sol 1 mètre, écartement des rouleaux 0m,46, longueur 2m,70. Le reste comme au no 10.
8
'Cordes lisses, l'une..
S û'O
9
Échelles, de bois ...
26 00
9 bis.
Idem
25 00
10'
Barres parallèles...
30 00
10 bis.
Idem
40 00
(1) Tous les échelons des échelles no» 7, 9 et 9 bis sont fixés au moyen d'une pointe. Ils pénètrent dans les montants d'une longueur moyenne de 0m,045 sans les traverser.
�DES APPAREILS DE GYMNASTIQUE
■il
PRIX -a -g
S o
servant de base NATURE DES OBJETS. à. l'adjudi cation. fr. c. Perches oscillantes l'une 6 00
OBSERVATIONS.
En bois de frêne, hauteur 3m,65, diamètre moyen 0m,04i. A la partie supérieure, crochet et ferrure conformes au modèle. Longueur des cordes 2m,20, diamètre 0m,018. Corde septin , bàtou ferré en bois de frêne, longueur, 0m,80, diamètre 0m,035, ce bâton goupillé à chaque extrémité.
12
Trapèze à base ferrée
12 Sis.
8 00
Longueur du bâton 0m,80, longueur des cordes 2 mètres, diamètre des cordes 0m,018. Le reste comme au n° 12. En fer étamé et à vis tire-fond, conformément au modèle.
13 14
Crochets pour fixer l'es agrès au portique ... Haltères , Je kilogramme Haltères . Idem Idem Chevalet de natation
0 00 0 50 1 00 I. 50 2 00 6 50 Tiges en fer, boules en fonte aplaties. Poids, 1 kilogramme la paire. Tiges en fer, boules en fonte aplaties. Poids, 2 kilog. la paire. Tiges en fer, boules en fonte aplaties Poids, 3 kilog. la paire. Tiges en fer, boules en fonte aplaties. Poids, 4 kilog. la paire. Bois de frêne de 0n),035, carré. Hauteur du chevalet ouvert 0m.65. Assises des pieds sur la largeur 0m,55, sur la longueur 0m,50. Au milieu, traverse en fer pour la jonction des pieds. Tissu toile treillis de 0m,45 sur 0m,32, avec angles de renfort ce 0m,04 de largeur. Bâtons et boules en frêne, longueur totale lni,40, diamètre 0m,025. Ferrures et chapeau conformes au modèle. Quatre cordes en quatre torons avec poignée à nœuds, conformes au modèle. Diamètre des cordes goudronnées 0m,015 , diamètre des cordes blanches 0m,023, longueur des poignées 0m,90, longueur totale 4m,50.
14 bis. 14 ter. 14 quater. 15
16
Barres à sphères, h douzaine Vindas.
12 00 38 00
�216
en O
ARRÊTÉ RELATIF A L'ACHAT
•
c £ -y -a ^ o
fuis servant de base NATURE VDES OBJETS. à/ l'adjudication. fr. c.
O 11 S EH V A T 1 O XS.
Le mât de 5 mètres supportant le vindas n'est pas compris dans l'adjudication. 18 Tremplin 40 00 Tréteaux en chêne, hauteur 0m,40. Traverse en Irène, longueur 2m,75, épaisseur 0m,056 sur 0m,0G5. Planche en sapin, longueur iTn,95, largeur 0m,60. Barrette en chêne, écrous en fer à oreilles de cuivre. Corde quatre torons de 15 mètres de longueur, diamètre 0m,025. En bois de frêne de brin. Longueur 2nî,65, 3 mètres et 3m,33 ; diamètre moyen 0m,04. Montants en sapin de 001,05 sur (|m,10. Angles arrondis, longueur totale 4m,50. Echelons en frêne tournés, longueur 0m,40, diamètre 0m,30, écartement 0m,25. Deux modèles en bois de quartier frêne ou* orme. Première grandeur, hauteur totale 0m,57, diamètre 0m,H, hauteur de la poignée Omjl, diamètre 0m,024. Deuxième grandeur, hauteur 0m,52, diamètre 0m,09, même poignée. Cordes goudronnées, cosses en cuivre, longueur 5m,80, terminées par un porte-mousqueton à trèfle en fer forgé. Longueur du bâton ferré avec collier en fer, 0m,80. Deux cordes ajoutées aux (cordes du trapèze de voltige, après l'enlèvement du bâton. Poignées à nœuds. Petit anneau en fer étamé et cosses en cuivre, longueur 1 mètre, diamètre 0m,023. Corde goudronnée. Longueur 7m, 50, diamètre 0m,01. Chevilles en fer, de 0m,20 de longueur sur 0m,014 de diamètre. Fortes rondelles.
39 20
Corde de traction... Trois perches à sauter ..... Échelle horizontale.
15 00
2 50 25 00
21
22
Mils (1er modèle)... Idem (2= modèle)...
h 50 3 50
23
Trapèze de voltige..
18 50
24
P assae de rivière..
25
Cordeau à sauter, avec petits sacs en cuir remplis de sable....
G 00
��218
ARRÊTÉ RELATIF A L'ACHAT DES APPAREILS
Les commandes faites par les établissements publics d'insNUMÉROS truction qui veulent profiter du bénéfice de l'adjudication sont d'adressées au ministre, qui les transmet à l'adjudicataire. ordre. Ces commandes seront conformes au modèle suivant :
-Agrès et appareils pour Venseignement, de la gymnastique.
LYCÉE IMPÉRIAL
d Par
d d
DEPARTEMENT
COLLÈGE COMMUNAL ÉCOLE NORMALE ÉCOLE
d PUBLIQUE d
ARRONDISSEMENT
d
Le lycée impérial d Le collège communal d L'école normale d La commune d Arrondissement d Département d Met à la disposition de M. , adjudicataire de la fourniture facultative des appareils et agrès pour les exercices gymnastiques, la somme de (1) , ci (2) , pour lui fournir les objets dont la liste est ci-jointe, qui sont deslinés à l'enseignement de la gymnastique et qui devront être expédiés en franchise, par petite vitesse, dans le délai de huit jours à partir de la réception de la commande par l'adjudicataire à la gare d , ligne d Signature du Proviseur, du Principal, du Directeur ou du Maire. (Visa du Ministre (Cachet de l'établissement de l'Instruction publique.) ou de la mairie.) (1) Indiquer la somme en toutes lettres. (2) Indiquer la somme en chiffres.
Détail des objets demandés.
NOMBRE INDICATION DES OBJETS,
des objets de chaque numéro.
PRIX
PRIX
d'unité.
de la fourniture.
Prix total de la commande au prix fort.. Remise de 16 p. 0/0 à déduire.. Somme totale due pour la fourniture des objets envoyés franco
�TABLE
ECOLES
PRIMAIRES
Pages.
Première partie, pour les élèves de neuf ans et _atïdesspùs ... Deuxième partie, pour les élèves de neuf à onze ans... Troisième partiè pour les élèves de onze ans et audessus.... LYCÉES ET COLLÈGES Première et deuxième parties Troisième partie, pour les élèves de quinze ans et audessus ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES FiXereices complémentaires
3 39 77
148 156
,
169
CONSTnuCTION DES MACHINES GYMNASTIQUES ARRÊTÉ RELATIF AUX ACHATS D'APPAREILS MOBILES ET n'AGlïÈS
195.
POUR L'ENSEIGNEMENT DE LA GYMNASTIQUE
209
FIN DE LA TAULE
Taris. — Imprimerie Vallée. 10, rue dit Croissant.
��\
Echalle. oie. 0. OIS pirmettê.. i~a.So 2*-
S"
Imp . Fratllety.
�Manuel de Gymnastique
13
1
« j
m
SI
X
r, i
El
s. 10 i s
:
t
^
m j
Kl |
l'
SchMe. Je O".01S /r métn
■ -il':.
iv
■
.
.
-.2--
Librairie de L.HACHETTE 8c Cie 77,Boull S
��Manuel de Gymnastique.
��Manuel de Gymnastique Pl. IV N°l. f F 2. N*3.
N'4.
i r }» r» V- V
Y" rlr i
;
m
\
i 1
iù
IZ
IJ
......../'St.
s LJ . J.5o
§
■
L
J
t
f
rK
ilL »
\ ■
s
k
;
1
l
3 »>
:
!
-o
*
«s
M
■ >
*
î
ipfc
—"-S
à
à
i
J
î N'7.'
\
•
S j à
j
m
#
N' 6.
f
0 3
TTnp. PreLiZl&ry . J. for. 3*
-4
�
PDF Table Of Content
This element set enables storing TOC od PDF files.
Text
TOC extracted from PDF files belonging to this item. One line per element, looking like page|title
1|Ecoles primaires |8
2|Première partie: Pour les élèves de neuf ans et au-dessous |8
2|Deuxième partie: Pour les élèves de neuf à onze ans |44
2|Troisième partie: Pour les élèves de onze ans et au-dessus |82
1|Lycées et collèges |153
2|Première partie: Pour les élèves de douze ans et au-dessous |153
2|Deuxième partie: Pour les élèves de douze à quinze ans |153
2|Troisième partie: Pour les élèves de quinze ans et au-dessus |161
1|Ecoles normales primaires |174
2|Exercices complémentaires |174
1|Construction des machines gymnastiques |200
1|Arrêté relatif aux achats d'appareils mobiles et d'agrès pour l'enseignement de la gymnastique |214