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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
A name given to the resource
De l'influence de l'éducation sur la moralité et le bien-être des classes laborieuses
Subject
The topic of the resource
Education
Morale
Classe ouvrière
Description
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Ouvrage ayant reçu de l'Académie des sciences morales et politiques la récompense de 3.000 francs dans le concours du prix Beaujour.
Creator
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Deseilligny, Alfred Nicolas Pierrot (1828-1875)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie de L. Hachette et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1868
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-02-21
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Domaine public
Relation
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Format
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1 vol. au format PDF (324 p.)
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
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MAG 37 002
Provenance
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Ecole normale de Lille
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Université d'Artois
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L'INFLUENCE DE L'ÉDUCATION
SUR
LÀ MORALITÉ ET LE BIEN-ÊTRE
DES CLASSES LABOKIEUSES
��PU EFA.GE
L'Académie des sciences morales et politiques a mis au concours, pour le prix Beaujour, en 1867, la question de Y Influence de l'Education sur la moralité et le bien-être des classes laborieuses. Elle a indiqué dans les termes suivants le programme à remplir dans le travail qu'elle demandait : « Etudier et comparer, dans leurs carac« tères généraux, les lois sur l'instruction « élémentaire actuellement en vigueur chez « les peuples les plus éclairés de l'Europe; en « constater les résultats immédiats et les
�PRÉFACE.
« conséquences morales; rechercher quelle « est l'iniluencc de l'instruction sur la mora« lité et de la moralité sur le bien-être. » En lisant ce programme qui soulève de si intéressantes questions, j'ai ressenti un vif désir d'en entreprendre l'étude. J'étais peutêtre mieux placé qu'un autre pour la tenter; car, après avoir appris à connaître pendant ma jeunesse, par les exemples et les leçons de mon père, tout le prix de l'éducation, j'ai été amené ensuite à participer pendant près de dix-sept aimées à la direction d'une grande industrie. J'ai eu là l'enseignement des faits, et j'ai pu voir et expérimenter par moi-même combien ont été féconds, pour la moralité et le bien-être, les efforts faits par les fondateurs dès le début de leurs travaux et continués depuis lors sans relâche pour développer l'instruction de la classe ouvrière. J'ai eu aussi l'occasion de visiter d'autres pays et de séjourner quelque temps dans leurs centres manufacturiers. J'ai recueilli en Angleterre, en Ecosse, en Bel-
�PRÉFACE.
III
giqiie et en Allemagne d'intéressantes observalions. Me trouvant inoccupé au moment où le programme du prix Beaujour m'est tombé sous les yeux, j'ai cherché à profiter de mes loisirs pour résumer dans cet ouvrage le résultat de mon expérience. L'Académie a bien voulu le récompenser, en indiquant toutefois l'utilité d'une révision et de développements complémentaires sur quelques points. Je travaillais à suivre ses avis et à réaliser les améliorations indiquées, quand les circonstances m'ont amené à me charger de nouvelles occupations industrielles. J'ai dû patsuite renoncer à perfectionner mon livre, et je le publie tel qu'il est, regrettant vivement de n'avoir pas eu le temps de le rendre plus digne de la bienveillante attention du lecteur et du suffrage si honorable que l'Académie a bien voulu lui accorder.
�DE L'INFLUENCE
DE L'ÉDUCATION
SUR LA MORALITÉ ET LE BIEN-ÊTRE.% DES CLASSES LABORIEUSES
INTRODUCTION Lorsque notre siècle paraîtra devant l'histoire, il pourra, pour témoigner de son œuvre, montrer de grandes conquêtes scientifiques et industrielles. Il pourra dire à juste titre que ces découvertes extraordinaires, les chemins de fer, la navigation à vapeur, le télégraphe électrique, et tant d'autres, n'ont pas eu seulement d'immenses résultats matériels, mais ont puissamment aidé aux progrès de la civilisation et à son expansion dans le monde entier. 11 montrera ces pays jusque là inconnus et cependant si peuplés, la Chine, le Japon, l'intérieur même de l'Afrique, ouverts à notre commerce et appelés à une rapide transformation; d'autres pays richement dotés par la nature et à
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INTRODUCTION.
peine habités, fécondés par la colonisation européenne, et ouvrant des horizons sans limite à l'avenir des sociétés modernes. L'histoire ne pourra être indifférente à ces grands progrès, et elle récompensera par ses éloges les nations occidentales qui ont été à la tête de cet admirable mouvement intellectuel et matériel. — Mais il est impossible qu'elle ne leur adresse pas une autre question et ne leur demande pas ce qu'a été pendant le dix-neuvième siècle le progrès social. A la suite de la révolution française qui a posé devant l'univers étonné les plus grands problèmes de l'humanité, qu'a fait notre siècle pour les résoudre?Par quels moyens a-t-il réalisé ou tout au moins tenté la réconciliation des classes élevées et des classes laborieuses? J'espère et j'ai toute confiance que la réponse pourra être la suivante : « A la fin du dix-neuvième siècle, il n'y avait « plus en France ni dans les nations éclairées de « l'Occident une seule personne qui ne sût lire et « écrire : cette diffusion des lumières, loin d'en« courager les révolutions, en a amené le terme ; « car le suffrage universel, critiquable et souvent « dangereux avec une nation ignorante et surtout « avec un peuple à demi lettré, est devenu un « élément d'ordre et de saine démocratie alliée « au respect de l'autorité, du moment que fin-
�INTRODUCTION.
3
struction a été généralisée. Les idées religieuses, un moment ébranlées par le doute, ont repris leur empire et ont été le fondement de l'éducation populaire ; le prêtre et l'instituteur ce ont compris qu'ils poursuivaient la même œuvre « et ils se sont mutuellement aidés. De meilleures « habitudes morales se sont répandues, et le goût « de la vie de famille est général. Il y a toujours « des exceptions : beaucoup de natures difficiles « ont résisté au travail de l'éducation ; quelques '« esprits ambitieux rêvent encore des chimères, a et n'ont pas trouvé leur satisfaction dans l'état « de la société; mais leur nombre est restreint, et « leur influence a diminué au fur et à mesure « que le bienfait de l'enseignement a été donné « à tous. En même temps le bien-être est plus « grand, le mouvement de dépopulation des cam« pagnes s'est arrêté, parce qu'avec la diffusion de « l'instruction agricole les idées de routine ont « perdu du terrain, et qu'on a trouvé à mieux « tirer parti du sol et à améliorer la condition de «l'agriculture. L'industrie, soutenue parlepro« grès intellectuel des populations ouvrières, a « continué à grandir, et a dévéloppé ses institu« tions de prévoyance et de patronage éclairé, en « même temps qu'elle a perfectionné l'instruction « de ses jeunes générations. Les caisses de se^
« « « «
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INTRODUCTION.
cours mutuels, les caisses d'épargne, les assodations coopératives sont tellement répandues, que le paupérisme, sans disparaître encore, a. diminué notablement. Les logements des ouïe vriers et des paysans ne sont plus ce qu'ils « étaient autrefois ; le progrès intellectuel a fait « comprendre combien il était utile de favoriser « la vie d'intérieur par de bonnes installations ; « la famille, heureuse chez elle, a perdu le goût « des distractions bruyantes du dehors. La « femme a pu présider au foyer domestique, « parce qu'au lieu d'être comme autrefois igno« rante et dénuée de ressources intellectuelles, « elle a puisé dans l'éducation le goût du travail « et les lumières nécessaires pour bien tenir sa « maison et la rendre agréable. La population « s'accroît, et le bien être de chacun va en se « développant. Les progrès de l'instruction pri« maire ne sont pas la cause unique de cette « transformation, mais ils y ont beaucoup aidé, « et sans une éducation générale, religieuse dans « son esprit, et appropriée aux besoins de tous, « ces grands résultats n'auraient pu être atteints. » Est-ce une illusion de penser qu'à la fin du dix-neuvième siècle ce tableau pourra-être vrai? Il reste encore plus de trente ans à courir, et, si l'on songe à ce qui a été fait depuis un pareil
« « « «
�INTRODUCTION.
S
nombre d'années, il est impossible de ne pas espérer que l'œuvre de l'instruction primaire sera terminée, et qu'une partie au moins de ses effets sur la moralité et le bien-être aura pu être constatée et aura récompensé les sages promoteurs de l'éducation populaire. H y a d'ailleurs déjà en Europe d'encourageants exemples. L'Allemagne du Nord présente le spectacle d'une nation éclairée dans laquelle tout le monde sait lire et écrire et connaît les premiers éléments des lettres et des sciences. D'autres pays, notamment la Suisse, ont suivi la trace de l'Allemagne. En France même, les progrès sont constants.—Je vais essayer d'étudier successivement l'organisation de l'enseignement dans quelquesuns de ces pays et dans le nôtre. Puis je chercherai à en déterminer l'influence sur la moralité, sur le bien-être et sur le développement agricole et industriel, élément si considérable delà prospérité publique. Mais, avant d'étudier en détail l'organisation de l'enseignement dans les pays les plus éclairés de l'Europe, je manquerais à ma tâche si je ne rappelais au début même de cet ouvrage l'influence toute prépondérante de l'éducation de famille. Il faudrait écrire un livre entier sur un si grand sujet. Je ne l'ai point essayé ; mais l'action
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INTRODUCTION.
puissante qui s'exerce par les leçons de la mère, par les exemples du père, par l'attrait du foyer domestique, apparaîtra dans tout le cours de mon travail. En traitant des institutions et de la situation morale de chaque pays, je ne manquerai pas de remonter souvent à cette source où l'enfant puise d'ineffaçables impressions dont on peut suivre plus tard la trace chez l'homme. Ce rôle de la famille s'exerce pendant toute la durée de l'éducation ; mais il aurait fallu peut-être consacrer une étude spéciale à la première enfance. Ici encore, et tout d'abord, nous aurions trouvé la mère préparant par ses leçons l'enseignement de l'école. C'est chez les populations laborieuses qu'on voit le plus clairement l'importance de ces leçons de la famille au début de la vie. L'enfant qui a grandi au hasard, dans la rue, sollicité par des exemples de mauvais langage et d'habitudes grossières, prépare pour l'école d'abord, pour la vie ensuite, un triste sujet, un ouvrier peu recommandable. L'enfant élevé avec amour et avec soin devient aisément un bon écolier, plus tard un homme distingué et un homme de bien. Que de fois, en étudiant l'histoire de ces enfants du peuple qui ont honoré leur profession et leur pays, n'a-t-on pas retrouvé, avant les salutaires enseignements de l'école, les premiers principes
�INTRODUCTION.
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d'honnêteté, de religion, de discipline morale appris sur les genoux de leurs mères ! Heureuses familles où les parents se vouent avec ardeur à cette mission providentielle qui commence dès que la raison de leur enfant s'éveille' Mais ce sujet lui-même se lie intimement à la question du développement intellectuel et moral des populations laborieuses. Pour préparer la mère, il faut former la jeune fille. C'est donc en fortifiant l'éducation, en répandant les lumières qu'on pourra élever les parents à la hauteur de leurs fonctions. Ainsi parler de l'éducation des filles ce sera toucher en même temps au rôle de la femme dans l'éducation, au rôle de la mère dans la formation de l'enfance. Enfin je n'ai pu aborder ce problème si difficile de l'enseignement populaire sans constater l'impérieuse nécessité d'une éducation fortement religieuse ; mais placé entre des solutions qui changent avec les pays ; trouvant en Allemagne l'union intime de l'église et de l'école, ailleurs, et notamment en Hollande, leur séparation radicale, j'ai dû me borner à rendre compte des légistations, de leur influence, et me rattacher surtout à nos idées françaises si nettement opposées à l'immixtion de l'enseignement religieux dans l'enseignement scolaire. C'est donc de ce
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INTRODUCTION.
dernier que je me suis occupé presque exclusivement. Mais en demandant à l'instruction de former de nouvelles générations laborieuses et éclairées, je n'ai pu m'empêcher de reconnaître qu'il faut à l'enseignement le secours de croyances religieuses pour une moralisation complète des classes ouvrières. L'alliance intime de ces deux grands moyens d'action est seule capable de produire des résultats féconds et durables.
*
�PREMIÈRE PARTIE
ORGANISATION DE L'INSTRUCTION PRIMAIRE
CHAPITRE PREMIER
PRUSSE.
Les beaux travaux de M. Cousin et après lui de M. Rendu, de M. Baudouin, de M. Monnier et d'autres publicisies ont fait connaître à la France qu'il y a à ses portes un grand peuple chez lequel depuis un siècle tout le monde sait lire et écrire et possède les premiers éléments de l'instruction générale. Déjà, à une époque antérieure, M. Cuvier dans un rapport remarquable avait appelé l'attention sur les progrès extraordinaires de l'enseignement en Allemagne. Mais notre pays, qui abandonnait à d'autres nations, et particulièrement à l'Angleterre, la priorité de succès dans les arts in-
�iO
PREMIÈRE PARTIE.
dusli'iels, s'est regardé longtemps comme supérieur à tout autre peuple pour le développement intellectuel, et il avait tellement cette confiance qu'il ne croyait pas nécessaire de précipiter le mouvement de l'instruction primaire, et qu'il laissait au temps le soin de le développer et de le généraliser. Aujourd'hui encore que les progrès de l'Allemagne sont connus de tous les esprits éclairés, on offenserait gravement bien des Français peu familiarisés avec ce genre d'études en leur disant que nous avons beaucoup à faire pour égaler lés Allemands sous le rapport de l'instruction élémentaire. A dire vrai, il ne faut pas faire honneur de ce progrès si remarquable à l'esprit libéral des gouvernements allemands qui n'ont pas vu dans l'éducation tout ce que nous sommes amenés à y chercher nous-mêmes. La vulgarisation de l'enseignement primaire a été la conséquence nécessaire de l'établissement du protestantisme en Allemagne. Depuis que la réforme a supprimé la plus grande partie du culte extérieur, et que la lecture de la Bible est devenue la forme principale de la pratique religieuse, ne pas savoir lire, ce n'était pas seulement être en dehors du progrès, c'était être en dehors de la religion. Aussi Luther et tous les grands fondateurs du protestantisme furent des promoteurs ardents de l'instruction. Après eux, les gouvernements qui avaient à cœur le succès durable de la réforme firent du développement de l'éducation élémen-
�PRUSSE.
U
taire une question de premier ordre et une véritable loi d'état. Là se trouve encore la source de règlements et d'habitudes qui étonnent nos esprits français si habitués à se défier de l'intervention de la religion et de ses ministres dans l'éducation ou dans la politique. En Allemagne, on trouve partout le représentant du culte protestant et même du culte catholique chargé d'inspecter les écoles, de leur donner l'esprit qui doit les animer, de former les instituteurs primaires, et d'être l'âme des écoles normales qui s'appellent en Allemagne des séminaires et qui réalisent bien l'idée que ce nom éveille chez nous. Encouragée par l'idée religieuse dans les provinces qui ont adopté la réforme, l'éducation s'est étendue naturellement aux pays catholiques soumis aux mêmes lois de la monarchie prussienne. Aujourd'hui son œuvre est faite; elle ne s'est pas bornée à former des esprits religieux, elle a formé des hommes. Aussi, quand cette nation allemande a été amenée à paraître sur le grand théâtre de la politique européenne, elle s'est trouvée au niveau des nations les plus avancées, et on a pu voir toute l'efficacité du régime d'instruction auquel elle a été soumise depuis plus de deux siècles. Mais en même temps que le but s'est un peu déplacé, et que la culture religieuse des esprits a cessé d'être aujourd'hui l'objet presque unique de l'en-
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PREMIÈRE PARTIE.
dustriels, s'est regardé longtemps comme supérieur à tout autre peuple pour le développement intellectuel, et il avait tellement cette confiance qu'il ne croyait pas nécessaire de précipiter le mouvement de l'instruction primaire, et qu'il laissait au temps le soin de le développer et de le généraliser. Aujourd'hui encore que les progrès de l'Allemagne sont connus de tous les esprits éclairés, on offenserait gravement bien des Français peu familiarisés avec ce genre d'études en leur disant que nous avons beaucoup à faire pour égaler lés Allemands sous le rapport de l'instruction élémentaire. A dire vrai, il ne faut pas faire honneur de ce progrès si remarquable à l'esprit libéral des gouvernements allemands qui n'ont pas vu dans l'éducation tout ce que nous sommes amenés à y chercher nous-mêmes. La vulgarisation de l'enseignement primaire a été la conséquence nécessaire de l'établissement du protestantisme en Allemagne. Depuis que la réforme a supprimé la plus grande partie du culte extérieur, et que la lecture de la Bible est devenue la forme principale de la pratique religieuse, ne pas savoir lire, ce n'était pas seulement être en dehors du progrès, c'était être en dehors de la religion. Aussi Luther et tous les grands fondateurs du protestantisme furent des promoteurs ardents de l'instruction. Après eux, les gouvernements qui avaient à cœur le succès durable de la réforme firent du développement de l'éducation élémen-
�PRUSSE.
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taire une question de premier ordre et une véritable loi d'état. Là se trouve encore la source de règlements et d'habitudes qui étonnent nos esprits français si habitués à se défier de l'intervention de la religion et de ses ministres dans l'éducation ou dans la politique. En Allemagne, on trouve partout le représentant du culte protestant et même du culte catholique chargé d'inspecter les écoles, de leur donner l'esprit qui doit les animer, de former les instituteurs primaires, et d'être l'âme des écoles normales qui s'appellent en Allemagne des séminaires et qui réalisent bien l'idée que ce nom éveille chez nous. Encouragée par l'idée religieuse dans les provinces qui ont adopté la réforme, l'éducation s'est étendue naturellement aux pays catholiques soumis aux mêmes lois de la monarchie prussienne. Aujourd'hui son œuvre est faite; elle ne s'est pas bornée à former des esprits religieux, elle a formé des hommes. Aussi, quand cette nation allemande a été amenée à paraître sur le grand théâtre de la politique européenne, elle s'est trouvée au niveau des nations les plus avancées, et on a pu voir toute l'efficacité du régime d'instruction auquel elle a été soumise depuis plus de deux siècles. Mais en même temps que le but s'est un peu déplacé, et que la culture religieuse des esprits a cessé d'être aujourd'hui l'objet presque unique de l'en-
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PREMIÈRE PARTIE.
seignement, l'ancienne organisation tout entière entre les mains du clergé allemand a subsisté. Une autre idée se retrouve dès le début de la législation de l'instruction primaire en Prusse, l'idée politique intimement unie à l'idée religieuse. Le respect du roi et des autorités est placé à côté du respect de la religion comme l'un des plus importants devoirs du maître et de l'élève et comme une espèce de dogme. Aussi, malgré les phases difficiles que l'Allemagne a traversées depuis trente ans, malgré les courants contraires qui l'ont agitée, l'autorité monarchique a conservé un grand prestige. Il faut remonter très-haut pour retrouver les premières traces de la législation sur l'instruction primaire. On possède encore et on lit avec intérêt les premiers règlements qui datent de latin du seizième siècle. Sans remonter jusqu'à ces sources mêmes de l'organisation de l'enseignement, M. Cousin dans son rapport, citeavec éloge des règlements datant de 1728 et de 1736. Mais la plus importante des pièces législatives du dix-huitième siècle est le règlement général du 12 avril 17G3. Frédéric le Grand venait de conclure la paix avec l'Autriche à la suite d'une lutte sanglante. Il s'était remis à l'administration intérieure avec l'ardeur qu'il avait portée dans les batailles. Cette loi sur l'éducation est l'œuvre d'une volonté énergique, en même temps qu'elle témoigne de l'union intime de l'idée religieuse et de l'enseignement. Ce n'est pas Frédéric le philo-
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sophe, c'est le roi d'un pays protestant, profondément imbu de la nécessité de lareligion, qui en a dicté toutes les dispositions. L'article i0r consacre l'obligation de l'enseignement pour tous : « « « « «
ce
« « « « «
« Avant tout, nous voulons que tous nos sujets, parents, tuteurs, maîtres, envoient à l'école les enfants dont ils sont responsables, garçons ou lilles, depuis leur cinquième année, et les y maintiennent régulièrement jusqu'à l'âge de 13 ou 14 ans. Les enfants ne pourront quitter l'école, nonseulement avant d'être instruits des principes essentiels du christianisme et de savoir bien lire et bien écrire, mais encore avant d'être en état de répondre aux questions qui leur seront adressées d'après les livres d'enseignement approuvés par nos consistoires. »
Je reviendrai plus loin sur le principe de l'obligation. Je me borne à le mentionner au frontispice de la loi du grand Frédéric. Le roi absolu s'y fait sentir. Une amende est prononcée contre les parents qui n'envoient pas leurs enfants à l'école. Les enfants ne peuvent en être retirés que pourvus d'une attestation du pasteur et d'un certificat du maître constatant une instruction suffisante. Le principe de la gratuité n'est pas admis, et il n'a pas triomphé jusqu'ici en Allemagne; on trouve au contraire utile et avantageux que les parents en
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PREMIÈRE PARTIE.
mesure de payer soient soumis à la rétribution scolaire. Mais la commune doit faire les fonds pour les familles peu fortunées « afin que l'instruction soit « donnée avec le même zèle et aux entants pauvres « et aux enfants riches.» [Règlement de 1763.) L'idée chrétienne exclusive se manifeste dans le règlement des études. La lecture doit se faire dans le Nouveau Testament; on apprend par cœur les épitres et les évangiles. L'instituteur fait réciter le catéchisme aux enfants, et est chargé à l'église d'une partie de l'école du dimanche. « Comme, dit le règlement, les bons maîtres « font les bonnes écoles, » les plus grandes précautions sont recommandées pour le choix d'instituteurs religieux et moraux. On leur demande une vocation de piété aussi grande que s'ils devaient être ministres du culte. Les pasteurs sont chargés de l'inspection des écoles, et l'inspection par cercle [kreis) est également confiée à des ecclésiastiques. Le chant entre pour une part importante dans le programme de l'enseignement, afin que les enfants puissent participer d'une manière convenable aux exercices du culte. Le but n'est pas celui qui a fait créer nos orphéons. Le point de départ a été exclusivement religieux. Mais là aussi la conséquence a été autre qu'on ne l'avait prévue, et de cette vulgarisation de l'enseignement musical dans les écoles primaires est résulté un goût général pour la mu-
�PRUSSE.
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sique, qui est devenue un des plaisirs des classes laborieuses. Je me suis arrêté sur cet édit de 1763 dont M. Rendu a l'ait si justement remarquer l'importance.Car on s'y réfère encore dans les instructions plus modernes relatives à l'éducation primaire, et, à dire vrai, il n'y a rien dans l'organisation de l'enseignement en Allemagne qui ne se trouve en germe dans ce règlement, empreint de l'esprit puissant et énergique qui l'a inspiré. Le plus important document qui vienne ensuite dans l'histoire de la législation prussienne est Yallgemeines landrecht, code général prussien de 1794. Il ne s'écarte en rien des principes de 1763. L'article 14 porte : « « « « « Les ministres, dans chaque commune, sont tenus, sous la direction de l'autorité supérieure civile et ecclésiastique, d'exercer la surveillance sur l'organisation intérieure et extérieure de l'école. »
La législation s'est continuée jusqu'à ce jour clans le même esprit, et voici à quoi se résument les institutions en vigueur : éducation obligatoire; — pénalité pour les parents qui n'envoient pas leurs entants à l'école; — obligation imposée à toutes lescommunesd'avoir des écoles élémentaires auxquelles les villes doivent joindre des écoles bourgeoises {burgeschulerC]. En réglant la situation de l'instituteur, la loi
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PREMIÈRE PARTIE.
prussienne rappelle un usage patriarcal qui tait honneur à l'Allemagne. L'instituteur avait le droit d'aller dîner successivement dans toutes les familles. Il parcourait ainsi la commune, prenant tour à tour une place d'ami à chaque foyer. Cet usage portait même un nom spécial (ivandeltish). La loi explique que, là où il existe encore, il ne doit pas compter dans l'évaluation des revenus du maître qui est engagé à n'en profiter que dans les limites compatibles avec sa dignité ou ses devoirs. L'instituteur ne peut d'ailleurs se livrer à aucun travail étranger à ses fonctions; on excepte seulement les leçons particulières et les soins à donner au culte. Un point très-important est celui qui s'occupe de la perception. Elle ne doit pas être faite par l'instituteur, dans la crainte que son caractère de fonctionnaire et sa considération n'en soient amoindris. Les règlements -distinguent soigneusement les écoles élémentaires (elementarsc/iulen) et les écoles bourgeoises [burgescladen) qui conduisent l'enfant jusqu'au momentoùpeuvent commencer les études classiques, s'il doit les entreprendre. Ces écoles bourgeoises n'existent guère que dans les villes. La loi donne au maître des conseils religieux que je voudrais pouvoir reproduire dans leur entier, tant ils sont caractéristiques. On lui recommande l'attachement et la bienveillance pour les enfants
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qui lui sont contiés. On l'invite, même en dehors des classes, à une paternelle sollicitude, Vient ensuite l'organisation des études, la piété en est encore le fondement. Avant tout l'instruction religieuse, puis en deuxième ordre la langue allemande, la géométrie et quelques principes dedessins,l'arithmétiquepratique, des éléments de physique, de géographie et d'histoire générale, mais principalement de l'histoire nationale, le chant, l'écriture, la gymnastique, quelques travaux manuels des plus simples etquelques instructions sur les travaux de la campagne, variant suivant les pays. Des examens publics doivent avoir lieu tous les ans dans les écoles de garçons, pour y encourager le progrès. Sortis de ces écoles, les jeunes gens doivent suivre régulièrement l'école du dimanche pour entretenir et perfectionner leur instruction. Les règlements établis fixent l'organisation des écoles normales primaires avec un soin et une élévation de vues qui font regretter de ne pouvoir dans ce travail accorder à cette partie si importante de la législation allemande la place qu'elle mériterait. L'instruction religieuse joue encore le principal rôle dans ces écoles normales. La dernière année comprend un commencement d'enseignement pratique, donné par les élèves maîtres dans une école primaire annexée à l'école normale. En sortant de l'école les instituteurs sont nom2
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PREMIÈRE PARTIE.
mes maîtres adjoints ou instituteurs dans de petites communes. Ils ne reçoivent leur titre définitif qu'après un stage. Des conférences entré les maîtres ont lieu à des époquesrégulières sous la direction de l'inspecteur. C'est une institution dont on s'est trouvé très-bien en Allemagne. Si l'on constate qu'un des instituteurs n'est pas tout à fait à la hauteur de sa tâche, il peut venir se retremper dans les études de l'école normale. Toute école a son comité de surveillance composé du pasteur, des magistrats et de deux pères de famille.Ilya toujours ainsi au chef-lieu de lacommune un contrôle et un encouragement. La loi consacre l'organisation delà hiérarchie allemande qui de la commune remonte jusqu'au chef-lieu de la province. Là s'arrête l'édifice administratif. Le ministre qui est à Berlin correspond avec les chefs-lieux des provinces, mais seulement pour donner l'impulsion et recevoir des rapports sur la marche de l'enseignement. Dans le consistoire provincial est le collège d'école [Schul Collegium) qui a mission d'intervenir spécialement dans la haute direction des écoles primaires. Au-dessous de lui est le conseil de régence dont fait partie le conseiller pour les écoles [Schulrath). A un degré inférieur nous trouvons le cercle avec son inspecteur (KnEiscHULWSPECTon) qui s'entend
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avec le landrath, équivalant au sous-préfet, pour certaines questions relatives aux écoles, et avec les consistoires provinciaux pour la direction de l'enseignement. Dans les provinces catholiques, le rôle de haute surveillance morale des consistoires provinciaux passe à l'évêque. Les maîtres formés par les écoles normales primaires sont choisis de préférence pour les fonctions d'instituteurs. Mais ces postes peuvent également être confiés à des instituteurs libres ayant obtenu un brevet de capacité. Par le même principe de liberté, à côté des établissements communaux peuvent exister des établissements privés dont les maîtres doivent seulement être brevetés et qui ne sont soumis à l'inspection qu'au point de vue delamoralitéetde la piété. On les voit sans défaveur: « Si les écoles publiques, dit-on, « craignent de souffrir par le voisinage des établisse sements privés, elles n'ont qu'à chercher à évite ter cet inconvénient en redoublant d'efforts pour ee se perfectionner. » Quant à l'éducation des filles, pour laquelle les institutrices rendent en France de si grands services, il a bien fallu en Allemagne, où l'on n'a ni le secours de nos admirables congrégations de sœurs, ni même abondance de maîtresses laïques, se contenter de maîtres, soit dans les écoles spéciales de filles, soit dans les écoles mixtes qui exis-
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PREMIÈRE PARTIE.
tent ea grand nombre. Nous verrons plus loin, en parlant de la moralité, qu'il y a là une lacune et que l'intelligence des instituteurs ne peut suppléer la délicatesse et la maternelle sollicitude des institutrices. Il fallait toutefois des mai tresses pour les travaux d'aiguille, et on a dû organiser des ouvroirs spéciauxpourles jeuneslilles déjà pourvues de l'instruction élémentaire. Ce sont aussi des femmes et le plus souvent des veuves d'instituteurs qui tiennent les salles d'asile pour petits enfants; cette institution s'est dans les vingt dernières annéesperfectionnéeen Allemagne. Ce sont les célèbres jardins d'enfants dont la bonne organisation a été citée comme modèle et imitée ailleurs. Telles sont les dispositions législatives résumées dans les instructions ministérielles et les circulaires des consistoires. Elles sont si bien étudiées dans tous lesdétails et si complètes qu'il semble difficile d'y rien ajouter. Des recommandations religieuses sont particulièrement faites dans le rescrit de 1821, dans les circulaires de la régence de Dusseldorf en 1839, de la province de Silésie en 1811, et de M. de Raumer, ministre des cultes et de l'instruction publique en 1851. Il y avait lieu en 1851 d'apporter une sévérité nouvelle dans la direction de la pensée religieuse, car le mouvement des esprits en 1848 avait révélé
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un état de trouble inattendu dans l'Opinion de l'Allemagne, et ce trouble ne s'était pas produit seulement dans la politique, il existait aussi dans la religion. Le souffle des doctrines hégéliennes avait altéré la foi religieuse dans beaucoup d'âmes, et un grand nombre de pasteurs étaient arrivés à un état tout nouveau de croyances, mélange de christianisme et de philosophie, qui, déjà embarrassant à définir et à comprendre pour des intelligences développées, présentait pour l'éducation des enfants des difficultés presque inextricables. Aussi l'enseignement primaire s'élait-il écarté des anciennes voies. Ce n'était plus la tradition religieuse pure, le christianisme plein de foi et de tranquilles inspirations, tel que l'avaient pratiqué au dix-huitième siècle Overberg et Francke, les patriarches de l'instruction primaire en Prusse. La pédagogie, science plus nouvelle, dont Pestalozzi avait été le premier apôtre, et qui sous ses successeurs s'était éloignée de l'idée chrétienne, avait tendu à se substituer dans les écoles primaires à la direction religieuse regardée depuis si longtemps comme la base unique de l'enseignement. Le danger pour les idées qui avaient présidé depuis plus d'un siècle à l'éducation populaire était donc très-grave ; car le principe même de liberté qui fait le fond du protestantisme rendait très-difficile la réaction contre les idées philosophiques, déjà profondément mêlées à la croyance d'un grand
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PREMIÈRE PARTIE.
nombre de pasteurs. Le gouvernement prussien s'en effraya d'autant plus qu'il y avait à craindre une altération sérieuse dans la foi politique si intimement associée jusque-là à la foi religieuse. Il se décida donc aux efforts les plus énergiques pour ressusciter les principes d'autorité; il encouragea par tous ses efforts le culte évangélique orthodoxe, et il prodigua les instructions rigoureuses pour ramener l'enseignement primaire dans la voie qu'il avait suivie pendant longtemps avec fidélité. Ces efforts ont-ils été couronnés de succès? Il serait téméraire de répondre affirmativement d'une manière absolue. Mais on peut dire néanmoins qu'il y a eu une réaction religieuse très-prononcée dans les écoles normales primaires, et qu'aujourd'hui dans l'enseignement même des écoles, sinon peut-être partout dans leur esprit, l'ancienne tradition a été reprise d'une manière générale. Quoi qu'il en soit de cette dangereuse tendance', l'enseignement est aujourd'hui plus que jamais répandu en Prusse. Il n'y a pas de petite commune qui n'ait son école primaire. Il n'y a pas de village considérable qui n'ait une école primaire et une école supérieure. Tous les enfants ont l'instruction élémentaire, tous peuvent avoir l'instruction la plus complète; ceux qui sont obligés d'entrer de bonne heure en apprentissage doivent revenir à certaines heures dans le cours supérieur, s'ils en ont un à leur portée, ou à défaut dans le cours
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élémentaire, pour entretenir les connaissances qu'ils yont acquises et les développer. Des cours d'adultes sont organisés partout, et leur tâche est d'autant plus facile que le fond de l'instruction primaire est bon et qu'il n'y a qu'à tenir les esprits en haleine et à les rattacher à la fois à l'école et à la pratique religieuse. Tout ce mouvement est facilité par une grande activité de l'esprit communal. Tout le monde s'intéresse à l'école ; le pasteur qui la surveille est près d'elle; l'inspecteur du cercle en est voisin; ce sont des ecclésiastiques, déjà rémunérés pour leur ministère. L'inspection nécessite donc peu de frais, et les fonds restent libres pour les besoins mêmes des écoles. Tout cet ensemble d'organisation prussienne est vraiment digne d'admiration. Les statistiques attestent que le chiffre des illettrés est presque nul. Les exceptions sont si rares qu'il est permis de dire que l'instruction existe chez tous, souvent même à un degré élevé. Nous aurons occasion de voir dans la suite de ce travail la féconde influence qu'a eue sur la moralité et le bien-être de la Prusse ce développement si remarquable de l'éducation.
�CHAPITRE II
AUTRES PAYS DE L'ALLEMAGNE.
Je me suis plus particulièrement étendu sur la Prusse, d'abord parce qu'elle offre un ensemble complet d'institutions avec lesquelles celles du reste de l'Allemagne du Nord présentent les plus grandes analogies, ensuite parce que la législation prussienne va s'étendre sur une plus grande partie du territoire. En arrivant à Francfort, en 1833, au commencement du voyage qui a donné lieu à son célèbre rapport, M. Cousin avait été frappé de trouver partout dans les écoles ces trois livres : la Bible, le Catéchisme et l'Histoire biblique ; et lui, l'esprit philosophe, mais en même temps l'esprit élevé et sincère, écrivait ces lignes :. « Ces trois livres forment ici la base de fince struction populaire, et tout homme sage s'en « réjouira ; car il n'y a de morale pour les trois « quarts des hommes que dans la religion. Les « grands monuments religieux des peuples sont (( leurs vrais livres de lecture. »
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A Francfort il avait trouvé, outre les sociétés d'histoire naturelle, de dessin, d'arts, de physique, la société pour la propagation des arts utiles et des sciences, fondée en 4 816, ayant institué une école des dimanches pour les ouvriers en novembre 4 818 et une école des métiers en 4 828. Toutes les écoles l'avaient frappé par leur bonne organisation ; les enfants suivant celle dirigée par leur culte y recevaient une instruction religieuse très-soignée. Les plus pauvres, commes les riches, y étaient instruits, grâce à des fondations de bienfaisance permettant de suppléer à l'insuffisance de ressources de certaines familles. 11 y avait des écoles pour tous les besoins : l'école élémentaire, l'école moyenne (mittelschulë), école supérieure très-suivie, l'école modèle (musterschule). Il avait été très-satisfait de voir l'émulation de ces écoles, partout soutenue par des examens publics. L'enseignement à Francfort n'était pas alors obligatoire, le progrès des lumières avait suffi pour le généraliser. Passant alors dans le duché de Saxe-Weymar, M. Cousin y trouvait une situation analogue, et il constatait encore la prépondérance des idées religieuses et l'inspection aux mains du pouvoir ecclésiastique. « Il est inutile de remarquer, écrivait-il à M. le « comte de Montalivet, alors ministre de lTnstruc« tion publique, qu'une semblable organisation « ne convient nullement à la France; mais on est
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PREMIÈRE PARTIE.
forcé de reconnaître qu'elle a produit en Saxe d'excellents fruits. Le clergé s'est constamment montré zélé, passionné même, pour l'instruction publique. En revanche, les laïques ont une déférence naturelle pour l'autorité ecclésiastique. Une mutuelle confiance, enracinée dans les mœurs, met à la fois la religion sous la protection des lumières et les lumières sous celles de la religion. » Il trouvait là l'instruction obligatoire et s'exprimait ainsi sur ce sujet si délicat : « Cette loi remonte à l'origine même du protes« tantisme. C'était alors pour le protestantisme « une mesure de conservation, et de nos jours « même cette loi pourrait fort bien se défendre. « La mission de l'État est de répandre la morale et « les lumières; de plus il a le droit et le devoir de « protéger l'ordre social au dedans comme au dece hors, et l'on ne peut nier que de tous les moyens « d'ordre intérieur, le plus puissant ne soit l'in« struction générale. C'est une sorte de conscrip« tion intellectuelle et morale. » Nous avons été heureux de relire et de citer ces paroles d'un esprit si élevé sur une question qui divise de grandes intelligences, et que sa pensée a éclairée comme tous les sujets qu'elle a touchés. Dans le plus petit hameau de la Saxe, il avait trouvé un maître d'école; tous les enfants depuis
« « « « « « « « «
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J'àge de six ans recevaient l'instruction et en profitaient. Il y avait dès lors un fonds général pour les écoles de campagne (landschulfonds), alimenté par des dons, des legs et certains droits que l'État lui abandonnait. On y trouvait les ressources pour assurer le minimum de traitement de l'instituteur et lui donner une retraite dans sa vieillesse. La perception avait lieu par un délégué de ia commune, et on tenait beaucoup à ce que le maître n'eût rien à voir à ces détails de recouvrements. La surveillance était exercée par les pasteurs ; un des pasteurs, choisi pour sa distinction, étaitchargé de correspondre avec le surintendant du diocèse. M. Cousin cite l'instruction de 1822, adressée à tous les maures d'école de Saxe-Weymar, remarquable par son caractère ecclésiastique. Le même esprit règne dans l'ordonnance du grand-duc du 15 mai 1821. Les vacances avaient lieu pendant la moisson, et pouvaient, au gré du diocésain, être divisées comme elle. Il est inutile de s'étendre sur toutes les autres institutions usitées en Saxe-Weymar, comme en Prusse, le comité spécial de la commune s'occupant des affaires de l'école, la conférence des instituteurs, ayant lieu deux fois par an, un cercle de lecture leur envoyant des livres et des journaux, la division des écoles primaires en élémentaires,
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PREMIÈRE PARTIE.
moyennes et supérieures, la burgeschule donnant une instruction un peu plus soignée et un peu plus chère, l'importance de l'enseignement musical, et l'usage général de l'orgue assurant au moindre village un organiste exercé. Une école gratuite existait à Weymar pour les ouvriers. Il y avait le dimanche des cours de dessin linéaire et de sciences diverses. ,Qn n'en suivait les cours qu'après un examen préalable. Toutes ces écoles étaient pourvues d'excellents livres dont M. Cousin était très-frappé, comme de tout ce caractère allemand remarquable, disait-il, par sa solidité et sa gravité. Ces progrès se sont maintenus dans cet intéressant duché de Saxe-Weymar, qui a toujours été un centre si exceptionnel de civilisation intellectuelle et de goût éclairé pour les arts, les lettres et les sciences. Mais une transformation profonde a eu lieu dans l'esprit universitaire, et les prérogatives du clergé ne sont plus ce qu'elles étaient alors. L'administration, depuis 1848, est en grande partie laïque. Toutefois l'esprit religieux s'est maintenu, sauf les altérations partielles que les progrès de la philosophie hégélienne ne pouvaient manquer de faire dans un pays aussi tolérant et aussi préoccupé d'études élevées. Là, plus qu'ailleurs, s'est conservée une assez grande liberté de penser, même depuis la réaction essayée en Prusse. Mais le fond de l'édu-
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cation primaire appartient toujours à la pensée religieuse. Dans le royaume de Saxe, quand M. Cousin le visita en 4833, les institutions avaient beaucoup de rapport avec celles que j'ai déjà décrites. L'enseignement était obligatoire à partir de cinq ans, il n'était gratuit que pour les pauvres. Il y avait cependant encore quelques villages sans écoles. Mais on leur donnai t des maîtres d'enfants [kinderteliler). A Leipzig il avait trouvé la freischule, école gratuite pour les enfants pauvres, recevant mille enfants, la burgeschuln pour enfants bourgeois, trèsbelle construction fort bien entendue et non moins bien dirigée par un directeur voué au progrès des écoles chrétiennes populaires. Depuis lors, la loi du 6 juin 4833 et la loi et l'ordonnance de 1854 ont donné une nouvelle force à l'enseignement primaire en en confirmant la direction religieuse et en combattant les tendances philosophiques qui, en Saxe, comme dans le reste de l'Allemagne, avaient séduit beaucoup des meilleurs esprits. On retrouve les mêmes principes dans le Hanovre où l'ordonnance royale de 4850, sous l'inspiration des craintes qu'avait données au pouvoir royal le mouvement révolutionnaire, augmente l'influence du pouvoir religieux dans la direction de l'enseignement primaire. La Hesse électorale et le grand-duché de Bade
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PREMIÈRE PARTIE.
n'avaient pour atteindre le môme but qu'à faire appliquer la loi du 29 novembre 1835 pour la Hesse et celle du 15 mai 1834 pour Bade, toutes remplies de l'esprit religieux. Toutefois, le grand-duché de Bade est entré depu is quelques années dans un système nouveau. Le principe de la séparation de l'enseignement religieux y a triomphé, et a été consacré par la loi de 1867. Quelle que doive être l'issue de cette réforme qui a d'ardents promoteurs dans plusieurs parties de l'Allemagne, l'état de l'instruction dans le grand-duché de Bade est extrêmement satisfaisant. On ne peut parcourir ce beau pays sans être heureux de constater le degré de lumière auquel est arrivée son intelligente population. C'est dans la province de Hesse-Cassel que se trouve l'école normale de Fulda dont les remarquables dispositions ont été souvent citées. Elle a formé d'excellents instituteurs et contribué dans ce petit pays, aujourd'hui prussien, à un grand développement de l'enseignement élémentaire. Dans tous ces pays, l'obligation scolaire a passé dans les mœurs, et fait tellement partie des idées reçues que sa pratique n'offre aucune difficulté : elle est appliquée dans la commune même par le comité des écoles comprenant, outre le pasteur, des pères de famille dont la salutaire influence vient seconder l'action de la loi. Le Wurtemberg ne le cède à aucun pays de l'Ai-
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lemagne pour le développement de l'instruction primaire. L'enseignement y est obligatoire depuis le 31 décembre 1810. Biais déjà à cette date l'éducation était générale ; car les bibliothèques populaires, de création si récente chez nous, ont été instituées en Wurtemberg par un décret du 6 décembre 1791, qui témoigne qu'il y avait déjà à cette époque une grande culture intellectuelle. Depuis, le règlement de 1824 est venu confirmer les mesures protectrices de l'enseignement et la loi du 1er juin 1864 a apporté une nouvelle pierre à l'édifice. Elle est spécialement remarquable par le soin qu'elle prend d'assurer aux instituteurs un minimum de traitement convenable. Il n'y a pas un maître d'école dans le plus petit village recevant moins de 800 francs par an, et ce chiffre est sensiblement dépassé dans les écoles quelque peu importantes. Cet intelligent pays a voulu témoigner ainsi de sa prédilection pour l'enseignement. Les* écoles du dimanche et du soir pour les ouvriers y sont répandues et donnent lieu à de grands progrès, remarquables spécialement au point de vue artistique. La Bavière n'a adopté que plus récemment le principe de l'obligation. Cette mesure date de 1856 et coïncide avec un vif élan donné à l'instruction élémentaire. Il n'y a plus aujourd'hui qu'un nombre extrêmement limité d'enfants échappant à l'instruction; il ne dépasse pas 5 0/0, et on pense qu'il n'y
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PREMIÈRE PARTIE.
aura bientôt plus d'exception à la règle générale. La loi de 1861 a donné à la Bavière un code d'éducation populaire comparable à celui des États les plus avancés. Les écoles du dimanche existent en Bavière depuis 1793 et se sont généralisées. L'étude du dessin y est en honneur, et le progrès artistique est l'objet d'une féconde émulation entre les jeunes ouvriers Il me reste à parler de l'Autriche, c'est-à-dire de cette agglomération de populations si peu homogènes, qui cherche depuis de longues années sans avoir pu la trouver encore sa formule constitutionnelle et politique. Le principe de l'obligation a été adopté en Autriche, mais il n'a été fécond en résultats que dans une partie de l'empire. Le Tyrol occupe le premier rang au point de vue de l'éducation : viennent ensuite l'archiduché d'Autriche, la Moravie, la Bohême et la Silésie; la Vénétie était à •un rang sensiblement inférieur; les préoccupations militaires y ont depuis longtemps le dessus sur les progrès moraux. La Hongrie est moins avancée encore. Enfin la Croatie et la Gallicie accusent une déplorable infériorité. Dans les pays allemands l'inslruction a été l'objet de soins assidus. Les résultats matériels sont bons; la proportion des jeunes gens illettrés est devenue très-faible, et cependant la culture intellectuelle et morale n'égale pas celle de l'Allemagne du Nord. On fait depuis quelques années de grands efforts à
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Yienne pour reproduire toutes les dispositions qui en Prusse, en Saxe, en Wurtemberg, ont été si fécondes. Jusqu'ici le succès, quoique réel, n'est pas à la hauteur des espérances. A quoi faut-il attribuer ce mécompte? N'y a-t-il pas une mauvaise fortune attachée depuis longtemps au gouvernement de l'Autriche, et une stérilité relative de ses efforts? L'obstacle a dû sans doute venir du principe même de la réunion sous un même prince de tant de races diverses, qu'on a successivement tenté de soumettre à un mariage forcé ou de laisser à leur antique individualité. Une partie des forces de la monarchie s'est usée à ces tentatives jusqu'ici inutiles, et l'œuvre du progrès intérieur n'a pas marché aussi vite que dans l'Allemagne du Nord, qui avait appliqué toutes ses forces au développement de la civilisation intellectuelle.
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�CHAPITRE III
SU ISSE.
En franchissant les limites de l'Allemagne pour entrer en Suisse, nous sommes sur un tout autre terrain politique, nous trouvons un nouvel esprit et de nouvelles habitudes, mais nous sommes encore en Allemagne pour le goût de l'instruction primaire. Les, cantons du nord et de l'est de la Suisse ne le cèdent en rien aux parties les plus éclairées de l'Allemagne pour le progrès de l'éducation. Zurich mérite d'être cité en première ligne à cause des efforts qu'il a consacrés à cette noble cause. C'est dans la ville de Zurich que sont les deux écoles supérieures de la Suisse, l'École polytechnique et l'Université. Les écoles primaires n'y sont pas l'objet de soins moins attentifs. Elles ont adopté une division usitée en Allemagne; de six à neuf ans les enfants sont dans l'école primaire élémentaire; de neuf à douze ans dans l'école primaire réelle; parvenus à ce terme, ils peuvent aller ou au gymnase ou à une école primaire d'un degré plus
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élevé, nommée école secondaire, et y rester jusqu'à seize ans, ou-s'il n'y a pas d'école de ce genre dans leurs environs, suivre encore les cours de l'école primaire pendant quatre ans, en n'y allant qu'un petit nombre d'heures par semaine, de manière à concilier ce besoin d'un supplément d'instruction avec les nécessités de l'apprentissage. L'enseignement est obligatoire, et la loi a comme sanction des pénalités analogues à celles de l'Allemagne, quiheureusementne trouvent que rarement l'occasion de s'appliquer, tant l'esprit public s'est mis en harmonie avec la législation. Ici comme en Allemagne, c'est dans la commune qu'est l'âme du mouvement scolaire. Une commission nommée au scrutin secret s'occupe tles affaires de l'école : c'est la tradition de la Prusse accompagnée des habitudes d'un pays libre. Ici encore la pensée religieuse est la pensée dirigeante. Le pasteur et l'instituteur savent qu'ils travaillent à la même œuvre et unissent leurs efforts pour le perfectionnement moral des populations qui leur sont confiées. Pas plus en Suisse qu'en Allemagne on ne trouve aisément d'institutrices. Sur 514 écoles primaires il n'y en a que 28 exclusivementconsacrées aux filles, et 5 seulement ont une institutrice à leur tête. Il y a 461 écoles mixtes, et c'est la seule tristesse que l'on ait en étudiant cette belle organisation de la Suisse allemande, d'y voir enraciné un système que
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PREMIÈRE PARTIE.
nous regardons comme dangereux et comme contraire au vrai progrès des mœurs. Tant qu'il n'y âura pas en Suisse et en Allemagne des écoles de filles tenues par des femmes instruites, d'une haute moralité et d'une réelle élévation d'esprit, on ne pourra compter que sur des résultats incomplets, il manquera à la civilisation cette douceur que lui assure l'épouse pieuse et modeste, élevée par les mains pures et délicates d'une femme. Il faut se hâter de dire, pour atténuer autant que possible cette lacune de l'enseignement primaire, qu'il y a dans le seul canton de Zurich 320 écoles de travail tenues par d'habiles maîtresses, et que, grâce à ces cours si utiles, il n'y a presque aucune jeune fille du canton de Zurich qui ne sache coudre, tricoter, marquer, broder, laver et repasser, apportant ainsi en dot à son mari ces talents variés qui ont une incontestable influence sur la bonne tenue d'un ménage. C'est donc bien préparés au travail et aux difficultés de la vie par une éducation religieuse, forte et pratique, que les jeunes gens arrivent au moment du mariage, et quand d'après un touchant usage ils viennent le jour de leur union apporter leur offrande au fonds commun des écoles dont cette donation est une des ressources, ils rendent hommage à cette féconde organisation de l'enseignement qui a formé leur enfance, et qui doit les aider plus tard à élever déjeunes générations. Heu-
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reux pays où l'esprit public s'intéresse unanimement au développement intellectuel, où dans les grandes villes industrielles comme Winterthur, on croit devoir faire des écoles élémentaires le premier monument de la commune. On ne peut voir sans envie ces grandes écoles qui ont coûté près de 600,000 francs, et qui ont été bâties avec le sentiment éclairé et libéral de tous les progrès modernes. On est frappé d'y voir des terre-pleins de gymnastique pour l'été, des salles de gymnastique pour l'hiver, et tous les exercices du corps encouragés à côté de ceux de l'esprit. Vous avez raison, industriels de la Suisse allemande ! vous ne sauriez trop faire pour fortifier ces enfants qui doivent être plus tard vos ouvriers; pour les amener à être à la fois des hommes vigoureux, des hommes instruits, des hommes éclairés. Ils vous en récompenseront par les progrès de l'industrie. Car pour faire prospérer les manufactures, ce qu'il faut avant toutc'est une population forte, intelligente et rangée, et elle ne se forme pas en recrutai! t dans d'autres pays des ouvriers habiles; ces étrangers peuvent quelquefois être utiles comme initiateurs de procédés nouveaux; mais c'est avant tout la masse de la population indigène qu'il faut transformer par une éducation perfectionnée, et c'est ce que vous avez si heureusement compris. Vous nous avez donné un grand exemple que nous sommes fiers de suivre. L'Alsace, notre riche et industrielle Alsace, nos pro-
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PREMIÈRE PARTIE.
vinces du Nord marchent sur vos traces et obtiendront les mêmes succès par les mômes courageuxet intelligents efforts. Le canton de Zurich n'est heureusement pas seul à offrir d'encourageants spectacles aux amisde l'instruction. Dans tout le reste de la Suisse l'enseignement est répandu; mais il est jusqu'ici moins développé et moins perfectionné dans la partie méridionale. Bâle marche à côté de Zurich pour son progrès scolaire. Il peut montrer avec orgueil ses écoles primaires communales, ses écoles de fabrique et d'industrie fondées par de grands manufacturiers, ses écoles des pauvres, ses écoles de perfectionnement du dimanche, son école d'arts et métiers. L'instruction est obligatoire. On visite avec plaisir les asiles pour les jeunes enfants, établis dans les différents quartiers de la ville et organisés, comme en Allemagne, avec une paternelle sollicitude. Les cantons de Berne et de Neufchàtel méritent également d'être cités pour le bon état des écoles et le développement de l'instruction primaire. Les écoles de Berne sont cependant bien au-dessous de celles de Neufchàtel, mais l'esprit en est bon. L'obligation de l'enseignement s'applique facilement comme dans le canton de Zurich. Une mention particulière est due à ce petit canton- de Zug, qui, avec ses 17,000habitants, possède un gymnase, une école normale d'institutrices, une
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école supérieure pour les iilles et 72 écoles publiques ou privées de différents degrés. Il consacre plus de 30,000 francs de son modeste budget à l'encouragement de l'instruction, donnant ainsi un énergique exemple à tant de riches pays qui sont bien loin d'un pareil développement intellectuel. M.Baudouin, dans son intéressant rapport sur l'instruction primaire en Suisse, en arrivant à Saint-Gall dont les écoles sont aussi très-développées, rend compte d'une fête qu'il y a vue en 1864 et à laquelle étaient conviés les gymnastes de toute la Suisse. Il parle de l'entrain qui existait à cette réunion de jeunes hommes venus de toutes parts pour concourir à ces exercices virils, si populaires en Suisse, et qui y sont l'objet d'une noble émulation. Ce goût si général ne peut exister dans un pays que quand il a été préparé par l'éducation, et je n'ai pas assez dit combien, dans toutes les écoles de la Suisse comme dans celles de l'Allemagne, il y a unanimité pour donner une grande place aux exercices du corps, si utiles au développement de l'enfance et de la jeunesse, et si féconds dans l'avenir en saines et énergiques distractions. Je n'ai rien dit encore du canton de Genève, qui, pendant longtemps n'a pas marché à la tête de la Suisse pour l'instruction primaire. Il avait à triompher de difficultés considérables. D'une part la population était partagée en deux cultes; le protes-
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PREMIÈRE PARTIE.
tantisme était surtout la religion de la classe aisée et dirigeante, mais le catholicisme était très-répandu dans la classe ouvrière. Loin d'avoir l'unité d'action religieuse,' il nourrissait au contraire un perpétuel antagonisme très-défavorable au progrès. D'un autre côté, le canton de Genève est celui de la Suisse où arrivent le plus fréquemment des étrangers : il a donc constamment des éléments hétérogènes à assimiler et de nouvelles familles illettrées à instruire. C'est de 1846 que date l'élan donné à l'instruction primaire; à cette époque eut lieu la révolution de Genève, dont une des conséquences fut l'adoption du principe de gratuité. Celui de l'obligation ne fut pas adopté. Il n'a pas triomphé non plus dans la dernière loi, celle du 8 juin 1864, qui a réglé définitivement l'instruction primaire. Il y a dans le canton de Genève des écoles primaires élémentaires et des écoles supérieures, cellesci établies seulement dans les communes où elles ont été reconnues utiles. Les écoles de filles sont séparées de celles des garçons à Genève; on désire qu'elles le soient dans les campagnes; mais ce résultat n'a pas encore été généralisé. L'éducation est essentiellement primaire, et des instructions ont été données pour la maintenir dans ces limites. D'autres institutions et les cours du soir peuvent donner un enseignement complémen-
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taire. L'inspection est nécessairement confiée au pouvoir civil qui doit tenir la balance égale entre les deux cultes. La situation des inspecteurs et des maîtres a été réglée de la manière la plus libérale et la plus propre à appeler des sujets distingués dans le corps enseignant. Sous l'empire de ces dispositions, les progrès qui ont eu lieu depuis vingt ans, dans le canton de Genève, au point de vue de l'instruction élémentaire, se sont maintenus et même développés dans les dernières années. Tel est l'état de cet intéressant peuple suisse qui, obligé par sa situation et par les traités à une heureuse neutralité, consacre toute son attention et une partie importante de son budget à l'instruction publique. Il a donné ainsi une garantie de plus à sa liberté intérieure, il a assuré le progrès moral, et quand l'industrie moderne s'est répandue en Suisse comme dans le reste de l'Europe, elle y a trouvé pour remplir ses ateliers un personnel d'hommes intelligents, instruits et rangés, qui- lui ont donné le premier de tous les éléments de succès, une bonne population ouvrière.
�CHAPITRE IV
BELGIQUE.
L'étal de la Belgique est loin d'être aussi remarquable que celui de l'Allemagne et de la Suisse. Il y a eu cependant de constants efforts et d'importants résultats; mais il reste encore beaucoup à faire. La loi belge de 1842 a posé d'une manière libérale les principes de l'instruction primaire; l'enseignement doit être général, mais il n'est pas obligatoire. Toutes les communes doivent avoir au moins une maison d'école. Le gouvernement les aide dans la proportion du sixième du prix de la construction, et la province donne une subvention égale. La surveillance des écoles est confiée aux gouverneurs de province et à leurs subordonnés. L'action de ces fonctionnaires est contrôlée par les états de province et par leur députation permanente. Il y a des écoles de tous les genres, des écoles communales, des écoles ^rivées adoptées, des écoles
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libres. Ces dernières ne sont soumises qu'une fois par an à l'inspection civile et à l'inspection ecclésiastique; et encore les pouvoirs de l'inspecteur sont-ils très-limités. Les instituteurs sont formés dans des écoles normales dont les règlements ont reproduit ceux de l'Allemagne, tout au moins en ce qui touche l'enseignement. Le traitement des instituteurs est composé de deux parties : l'une fixe, l'autre mobile, réglée d'après le nombre des enfants ayant suivi l'école. Ils doivent toucher, les maîtres au moins 700 fr., les sous-maîtres au moins 500 fr. Sous l'empire de ces dispositions législatives, le mouvement s'est fait assez lent d'abord, puis plus accentué depuis dix ans. C'est spécialement à la suite de la loi de 1851 qui a ouvert un crédit spécial de 1 million pour encourager la construction de maisons d'école, que leur nombre s'est beaucoup augmenté. Il y a eu à ce moment un entrain général dans toute la Belgique. C'est par suite de cette vive impulsion que les communes qui n'avaient, il y a dix ans, que 1641 maisons d'école, en ont maintenant 2465. Dans une partie de ces écoles on s'est conformé au plan adapté par la députation permanente de la Flandre orientale, plan qui réunit dans le même bâtiment la classe, le logement de l'instituteur et la salle d'administration communale.
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On a pu faire, au prix de 7,000 francs l'une, un assez grand nombre de maisons de ce type qui ont une bonne apparence. Mais dans le Hainaut, on a trouvé préférable d'éviter la réunion, et on a fait autant de bâtiments qu'il y a de destinations distinctes. Ce système, quoique d'une construction plus coûteuse, a trouvé des imitateurs. Le nombre des écoles normales destinées à former les instituteurs ne s'est pas étendu aussi rapidement qu'on aurait pu le souhaiter. Jusqu'à présent il n'y en avait que deux appartenant à l'administration, l'une à Lierres, l'autre à Nivelle. Deux nouvelles écoles normales ont dû s'ouvrir l'an dernier à Gand et à Huy. Jusque-là l'enseignement donné par l'État ou sous son inspiration était donc bien insuffisant. Mais sept écoles normales privées avaient été fondées par les évêques de Belgique dans leurs diocèses et fournissaient un assez grand nombre d'instituteurs distingués. Le système des conférences entre les instituteurs a été adopté en Belgique comme en Allemagne, et a donné de bons résultats. Pour les favoriser, une bibliothèque a été établie dans chaque centre de réunion. C'est un encouragement pour les maîtres et un excellent moyen d'émulation. On a de même organisé des concours entre les élèves des différentes écoles, et on s'est généralement félicité des effets de cette mesure, qui a été imitée en France. Nous avons l'occasion d'en parler
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ailleurs et de dire le danger que nous lui trouvons. Il ne faudrait pas qu'une émulation exagérée gagnât les instituteurs, et les amenât, comme cela est arrivé dans nos lycées, à s'occuper avec prédilection des meilleurs élèves, en se résignant à ce que le reste de leur classe suive péniblement le cours. Ce serait fausser l'esprit de l'instruction primaire. Ces concours ont pu donner en Belgique des résultats comparables dans toute l'étendue d'une province, mais non pas au delà, les règlements et les cours d'études n'étant pas uniformisés pour tout le royaume. En somme cette organisation est bonne et devrait donner de fructueux résultats. Ils ne sont cependant pas ce qu'on devrait désirer, puisqu'il y avait encore il y a peu d'années près d'un tiers de la population illettré. La proportion variait suivant les provinces; les statistiques faites sur les conscrits étaient par exemple un peu plus défavorables en Flandre que dans le Brabant; mais partout le nombre des illettrés était.considérable, la moyenne, qui baisse heureusement chaque année, était évaluée à 31 pour 100 d'après l'un des derniers travaux publiés. Quelle en peut être la cause? D'abord le peuple belge est un peuple jeune; la Hollande semble avoir peu fait pour lui quand elle le gouvernait; il ne date, au point de vue de sa constitution actuelle et
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PREMIÈRE PARTIE.
de sa vie propre, que de trente-six ans. Cet élément du temps ne peut être remplacé ni par la vigueur do la législation ni par l'habileté avec laquelle elle est appliquée. Ensuite l'enseignement n'est pas obligatoire, et quand on a à lutter avec la routine et que la loi se borne à conseiller et à faciliter, le mouvement du progrès est nécessairement plus lent. Il a plus de dignifé, il est plus conforme à l'esprit d'un peuple libre, mais il guérit moins vite la plaie sociale de l'ignorance populaire. Aussi la Belgique est-elle souvent citée comme un exemple de l'impuissance de la législation et des mœurs quand l'enseignement n'est pas obligatoire, surtout dans les campagnes. Enfin, il faut bien le dire, l'antagonisme qui existe depuis longtemps en Belgique entre le parti catholique et le parti libéral a dû être un obstacle au développement fécond des institutions d'enseignement. Nous ne voudrions pas adresser ici le moindre blâme à ce peuple belge, qui, depuis la fondation de son indépendance, a mérité l'admiration de l'Europe par sa sagesse et son esprit politique et qui a donné le plus encourageant exemple de la pratique régulière et facile des libertés constitutionnelles. Mais il est impossible, en étudiant les progrès de son instruction primaire de ne pas regretter la défiance fâcheuse qui sépare tant de bons esprits dans ce pays, et qui a diminué sans doute jusqu'ici le succès des efforts tentés
�BELGIQUE.
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depuis longtemps avec persévérance. Que nous sommes loin de l'union de l'enseignement et de la religion dans une même pensée, dans une même direction, comme nous l'avons trouvée en Allemagne! Mais si ces obstacles ont pu apporter quelque retard, le but n'en sera pas moins atteint, et les progrès des dernières années sont une garantie de l'avenir.
�CHAPITRE V
HOLLANDE.
La Hollande est depuis longtemps déjà citée comme un modèle pour son instruction élémentaire. Dès l'année 1811, M. Cuvier recevait la mission d'en étudier les institutions et en faisait l'objet d'un rapport auquel on s'est souvent reporté depuis. M. Cousin l'a visitée en 1 836, et son travail témoigne de toute l'admiration que lui avait causée l'état de l'enseignement en Hollande. Il a donné spécialement, les plus intéressants détails sur l'école normale de Harlem très-habilement dirigée alors par M. Prinsen. Il avait été heureux de trouver là des principes élévés, libéraux et en même temps religieux, sans que la direction ecclésiastique fût prépondérante comme en Allemagne. Il avait donc rencontré des idées beaucoup plus conformes que celles de la Prusse à notre esprit français; et, à ce titre, il est très-important pour nous de connaître cette organisation hollandaise
�HOLLANDE.
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qui peut avoir avec la nôtre de grands rapports, malgré la différence de culte des deux pays. Et d'abord, c'est un point considérable à établir, au moment où se font chez nous de si énergiques efforts de régénération intellectuelle, qu'un peu avant la fin du siècle dernier, la Hollande, comme tant d'autres pays alors, était très-peu avancée comme instruction et que le progrès a pu y être très-rapide. En vingt ans la révolution a été complète. C'est à un ministre memnonitc de la Hollande septentrionale, John Newenhuysen, qu'est duo l'initiative du mouvement. En 1784, quand il fonda avec quelques amis l'association dite du Bien public, les enfants dont les parents n'étaient pas inscrits comme membres d'une Église ne pouvaient suivre aucune école; il n'y avait pas d'École normale, et les instituteurs, sans direction, presque sans contrôle, donnaient eux-mêmes trop souvent l'exemple de l'ignorance. L'association se livra à une enquête sur les principes de l'éducation, et quand elle crut avoir trouvé sa voie, elle mit en circulation des livres élémentaires et utiles, et établit des écoles modèles qui attirèrent l'attention de tous les esprits éclairés. Dès 1797, les magistrats d'Amsterdam construisaient leurs écoles publiques sur le modèle des deux succursales de l'association fonctionnant dans leur ville. En 1809, l'association comptait7,000 mem4
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PREMIÈRE PARTIE.
bres et était à la tête de très-nombreuses écoles. Le gouvernement avait peu à peu adopté les principes nouveaux, et c'est sous leur influence qu'en 1801 le fameux orientaliste M. Van der Palm, chargé de la direction de l'instruction publique, posa par une loi qu'il améliora en 1803 les bases de la législation définitive. Ses traditions furent continuées par M. Van den Ende, qui proposa la célèbre loi de 1806 et qui, par son habile administration, de 1806 à 1833, mérita d'être appelé le père de l'instruction publique en Hollande. La loi de 1806 est courte et simple. Elle adopte et consacre les écoles existantes, mais elle pose en même temps deux grands principes qui ont fait son succès et sur lesquels on ne saurait trop appuyer : l'examen préalable des instituteurs et l'inspection des écoles. Avoir de bons maîtres et tenir leur ardeur en éveil par un contrôle bienveillant mais sérieux, n'est-ce pas là en effet à quoi se résume ce que l'on peut demander à toute législation sur l'instruction primaire et ce qui doit suffire à son succès ? La tolérance religieuse était en même temps la base de cette organisation. M. Cousin, tout en doutant, d'après ce qu'il avait vu en Allemagne, delà perfection d'un enseignement populaire qui n'était ni complètement séculier ni complètement religieux, remarquait avec
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satisfaction sur les bancs des écoles d'Amsterdam, de Rotterdam, de La Haye, des protestants, des catholiques, des juifs assis côte à côte et recevant un enseignement commun que ne troublait aucune animosité religieuse. L'esprit du christianisme y régnait, l'esprit de secte en semblait exclu. Tout le monde s'accordait à croire que ces écoles préparaient des populations honnêtes et morales ; les chiffres sont venus confirmer la supériorité de cette législation. En 1835, les écoles recevaient 1 enfant sur 8,3 habitants. En 1840, 1 sur 7, 78. Il y a peu de chiffres plus beaux, sinon aux Etat-Unis. On constatait, en 1852, que 21,000 enfants seulement dans tout le pays échappaient aux bienfaits de l'éducation. Il semble qu'il n'y eût rien à changer à une situation aussi llorissante, et cependant, à partir de 1848, de nombreuses réclamations s'élevèrent. Tout le parti catholique, enhardi par les idées de liberté qui faisaient alors le tour de l'Europe, assura que l'esprit de neutralité religieuse de la loi de 1806 avait été violé, et que peu à peu le protestantisme avait étendu sur les écoles son influence partout prépondérante en Hollande. « Ne croyez pas, dirent les catholiques, qu'en ap« pelant chrétien l'enseignement de vos écoles, « vous vous soyez défendus de l'esprit de secte. « Pour ceux qui appliquent la loi, chrétien veut « dire protestant. Bannissez donc tout dogme,
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PREMIÈRE PARTIE.
« « « « « «
excluez même la Bible, qui, lue à l'école devient l'occasion d'un enseignement religieux et non pas seulement d'un enseignement moral. Laissez franchement à chaque culte le soin d'apprendre aux enfants la religion dans laquelle leurs parents veulent les élever. »
Ces querelles passionnèrent le pays; mais comme la loi de I80<3 était incontestablement favorable à la neutralité religieuse, le gouvernement donna l'ordre de se conformer à ses principes; de là un grand mécontentement dans le parti protestant. II. lit valoir tout le danger d'écoles étrangères à l'esprit religieux, passant facilement de la neutralité à l'indifférence et de l'indifférence à l'incrédulité. La question dut être tranchée par les Chambres •et c'est.alors qu'eurent lieu les mémorables débats de 1857. On vit, d'une part, le grand parti conservateur appuyé sur la prépondérance de l'idée religieuse protestante, ayant à sa tête un des hommes les plus remarquables de la Hollande,-M. Groen Van-Prinsterer, soutenir avec force les vieux principes qui ont jusqu'aux dernières années triomphé ■en Allemagne. « Pas d'éducation sans religion, dit« il ; pas de religion sans l'adoption d'une conimu•« nion religieuse; autrement vous tombez dans un « vague déisme qui n'est qu'un premier pas vers « l'athéisme. » Ses adversaires, partisans de l'école neutre, répondirent avec non moins d'ardeur. : « L'enseignement
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« doit être commun à tous, .sans'distinction de « culte. L'école, comme l'État^ n'a pas de parti pris « en religion. » ■ A ce principe se rallièrent les catholiques, les dissidents, les Juifs, et aussi les sectateurs de la nouvelle école rationnaliste dont l'université de Groningen est le centre. Ils avaient avec éux tout le parti libéral, et la loi de 1857 leur donna la victoire en coniirmant les principes de la loi de 1806.' Cette loi déclare 'que l'objet de renseignement primaire est de développer la raison de la jeunesse et de la former à l'exercice de toutes les vertus chrétiennes et sociales [Cristelyke en maats-chappehjke deugden). Il faut bien dire que ces mots un peu vagues, qui représentaient plutôt une transaction entre les différents partis, n'en satisfirent aucun, mais c!est là une conséquence à laquelle il faut se résoudre dans ces questions délicates qui diviseront éternellement les esprits. Pour les conservateurs protestants, ce n'était pas assez. C'était trop pour les libéraux qui auraient voulu éliminer toute expression religieuse de la loi sur l'enseignement. C'était trop aussi pour les catholiques qui redoutaient toujours l'abus qu'un maître zélé peut faire en parlant christianisme, lui protestant, à des enfants catholiques. Quoi qu'il en soit, on ne peut méconnaître clans la loi de 1857 un esprit de grande tolérance et des idées tout à fait
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PREMIÈRE PARTIE.
conformes à celles qui dominent en France, sur l'indépendance de l'enseignement religieux, réservé au prêtre ou au pasteur, et de l'enseignement primaire réservé à l'instituteur. Ces grands débats de la Hollande en \ 837 sont donc pleins d'intérêt pour la solution si difficile de ce problème, qui agite en ce moment l'Angleterre et l'Allemagne, et qui restera toujours la difficulté capitale de l'instruction populaire. La Hollande n'a pas adopté le principe de l'enseignement obligatoire. Une longue discussion eut lieu à ce sujet en 1837 au sein des Chambres. Les orateurs qui y prirent part se distinguèrent parleur éloquence et l'élévation de leurs pensées. Le principe de la liberté triompha. On avait proposé comme moyen terme de laisser facultative l'assistance à l'école, mais de rendre le payement obligatoire; cet amendement fut également repoussé. Ce régime libre a parfaitement réussi, et l'exemple de son succès est un argument sérieux en faveur des ennemis de l'obligation.
�CHAPITRE VI
SUÈDE.
Il y a déjà longtemps que les pays Scandinaves sont dotés d'une instruction primaire très-avancée. Comme en Allemagne, l'adoption de la religion réformée a été le point de départ de la diffusion de l'enseignement. L'instruction primaire est obligatoire en Suède et en Norwége, elle y est gratuite. Elle est générale dans toute l'étendue des deux royaumes. Elle est également répandue en Danemark, où les populations laborieuses sont depuis longtemps instruites et éclairées. Après les développements donnés sur l'Allemagne et sur la Suisse, il ne me paraît pas utile d'en-, trer dans de plus grands détails sur l'organisation de ces pays du Nord; mais ils méritaient d'être cités parmi les nations ayant tenu à honneur de favoriser le développement intellectuel.
�CHAPITRE VII
ITALIE.
Je ne veux pas passer l'Italie sous silence, et cependant son organisation unitaire est si récente que l'on ne peut encore tirer de conclusions sérieuses de l'étude de son instruction primaire. Depuis les dernières statistiques-publiées, le chiffre des personnes illettrées comparé à celui de la population était encore très-fa choux. C'est en Piémont que l'instruction étaitle plus avancée : venaient ensuite la Lombardie, laLigurie, la Toscane et l'Emilie. Dans la Basilicatc, les Calabres, la Sicile et la Sardaigne l'ignorance était encore générale. J'ose à peine citer, tant ils sont affligeants, les chiffres constatés en 1862; voici quel était alors le nombre des illettrés : En En En En En Piémont... Lombardie Ligurie... Toscane.. Émilie...
573 sur 1000. 599 703 778 803 — — — —
�ITALIE. En Basilicate, les Calabres ) ; . „:... r'o'j. ' la Sicile, la Sardaigne-)
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OQÛ au moins sur 1000.
Depuis plusieurs années de grands efforts ont été faits pour améliorer les écoles, et en une seule année le nombre des enfants qui les fréquentent s'est augmenté de plus de 100,000. Les écoles normales ont été encouragées et se sont activement recrutées. Leur augmentation en un an a été de 568 élèves. On ne s'est pas borné à multiplier les instituteurs et à développer leur instruction ; on a cherché à former des maîtresses et on a utilisé leurs services, même pour l'éducation des jeunes garçons. C'est un usage dont l'expérience a consacré le succès en Amérique. M. Natoli constate dans son dernier rapport sur l'instruction primaire en Italie que l'essai qui en a été fait à Milan a pleinement réussi. Les écoles primaires préparent des générations instruites pour l'avenir. Mais il était urgent d'améliorer la situation dos adultes. L'enseignement des écoles du soir et du dimanche, qui leur est plus spécialement destiné, a plus que doublé d'importance depuis quelques années. Je n'ai voulu que saluer au passage cette heureuse aspiration vers le progrès, et souhaiter le succès d'une régénération intellectuelle qui ne peut être que féconde pour l'avenir de l'Italie.
�I
CHAPITRE VIII
ANGLETERRE, ECOSSE ET IRLANDE.
ANGLETERRE.
J'arrive à l'Angleterre, et, en abordant ce grand pays, je suis obligé de commencer par une observation qui se répétera partout dans l'étude de ses institutions : c'est qu'au lieu de trouver toute l'organisation créée par l'État et fonctionnant sous son inspiration directe, nous avons affaire à l'initiative individuelle émanant des classes supérieures du pays, et ne recevant du gouvernement que des encouragements. Il ne peut par suite y avoir d'obligation imposée, et les sociétés qui sont à la tête de l'enseignement n'ont pas cette régularité et cette unité qui caractérisent l'action gouvernementale. Les résultats sont très-bons sur certains points, défectueux sur d'autres, et leur ensemble ne répond pas à ce qu'on attendrait d'une nation placée aussi haut dans la civilisation européenne. Deux sociétés principales se partagent la direction de l'enseignement primaire, la National society fondée en \ 811, et la British and Foreign society créée
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en 4808. La première se place au point de vue des principes de la religion anglicane pure. La seconde, au contraire, admet toutes les communions chrétiennes, y compris le catholicisme, et, quoique se basant sur les croyances religieuses et par suite sur la Bible et le Nouveau Testament comme livres de lectures courantes, interdit à ses instituteurs tout commentaire et toute discussion dogmatique pouvant blesser les différents cultes dont elle reçoit les enfants dans son sein. Une troisième société, plus récente (elle date de 1847), s'est placée uniquement au point de vue catholique, c'est le Catholic poor school comittee, qui a dû surtout avoir en vue les besoins des Irlandais, répandus en grand nombre dans les diverses parties de l'Angleterre. Une institution spéciale, les ragged schools (écoles de haillons), s'est formée en 1844 pour combler les lacunes de l'éducation populaire parmi les classes les plus malheureuses dont le fâcheux état moral en Angleterre appelait des efforts particuliers. C'est au même besoin que répond l'institution des écoles des ivorkhouses. Le Wesleyan éducation comittee a été établi en 1840 pour l'instruction des enfants d'une des sectes importantes de l'Angleterre ; le Home and colonial school (1836) s'occupe plus particulièrement des écoles normales. Le gouvernement s'associe aux efforts de ces sociétés en pratiquant, sans toutefois l'imposer, un contrôle général de tout l'enseignement primaire.
�CO
PREMIÈRE PARTIE.
C'est là l'action' qui s'exerce sous les ordres du Comittee of council on éducation, qui représente avec de beaucoup moindres attributions notre ministère de l'instruction publique. C'est sous ses auspices qu'a été faite la grande enquête de 1861 sur l'instruction primaire^ et qu'a été rédigé, à la suite des rapports des commissaires, le revised Code qui est aujourd'hui d'une application générale en Angleterre. Le but de ce revised Code a été d'apporter plus d'unité dans la direction des écoles et de les maintenir dans le cercle des études élémentaires dont on a cru dangereux de les voir s'écarter. En vertu des principes de liberté qui continuent à être la base de la législation, ce n'est que par l'inspection que le comité peut agir. Il iixe avec le plus grand soin les détails de cette inspection, et comme elle est réglementaire pour les écoles subventionnées, il exerce son action par le retrait de la subvention accordée quand il le croit nécessaire. Plusieurs des inspecteurs anglais les plus compétents expriment la crainte que depuis le revised Code il n'y ait moins d'entrain dans l'enseignement à cause des limites peut-être un peu élémentaires qu'on lui a assignées. Mais l'expérience est encore trop nouvelle pour être concluante. Le chiffre des subventions distribuées par le comité, autrefois faible, est allé toujours croissant. Le budget de 1864 était de 17 millions 1/2 pour la Grande-Bretagne. Les dépenses réelles ont été d'un
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peu plus de 16 millions. L'Irlande n'est pas comprise dans ce chiffre, le Comittee of council on éducation n'y exerce pas son action centrale; mais le gouvernement contribue pour 8 millions environ au budget de son instruction primaire. Voici les principaux articles entre lesquels se répartit la subvention :
1700000 fr. pour augmenter le traitement des maîtres. 2406000 fr. pour les écoles normales. 1250000 fr. pour l'inspection. 700000 fr. pour construction et réparation d'écoles. 9650000 fr. pour subvention aux écoles inspectées.
L'importance croissante de ce budget témoigne que, si les hommes d'État de l'Angleterre ont voulu laisser aux mains de sociétés particulières la direction de renseignement, ils n'ont pas entendu déserter la grande cause du progrès intellectuel. Loin de là, toutes les fois que des craintes se sont élevées sur la situation intérieure du pays, et que la fréquence et la durée des grèves, embrassant souvent des districts tout entiers, sont venues inquiéter les esprits et ont fait redouter un antagonisme entre les classes dirigeantes et les classes ouvrières, il y a eu accord entre tous les hommes distingués qui influent sur les destinées de l'Angleterre pour recommander de la manière la plus pressante le développement de l'éducation populaire. C'est déjà cet esprit qui depuis longtemps a in-
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PREMIÈRE PARTIE.
spire la législation relative aux enfants employés dans les manufactures. L'instruction pour eux a été rendue obligatoire. On a reconnu le danger de l'abus du travail industriel prématuré, qui arrêtait le développement physique des enfants en les enfermant trop jeunes dans des ateliers souvent peu aérés, et entravait en même temps l'essor de leur intelligence en leur rendant trop difficile la fréquentation des écoles. L'intérêt qui s'attache à cette jeune génération a justifié l'exception à la règle de la liberté qui est le caractère des institutions anglaises, et l'adoption pour ces enfants du principe d'instruction obligatoire. 11 ne paraît pas toutefois que cette mesure ait eu tout le succès qu'on en attendait. Dans beaucoup de districts manufacturiers, le temps que les apprentis enlèvent à l'industrie pour le consacrer à l'école est très-insuffisant, et le nom qu'on lui donne de half-time représente mieux que la réalité. Les enfants se hâtent de retourner au travail qui leur assure un salaire, et, le plus souvent, le peu qu'ils ont appris est bien vite oublié. Il faut dire cependant que le half-time bien appliqué rallie d'ardents suffrages, et, au premier rang, celui de M. Chadwich dont l'autorité est si grande en pareille matière. M. Chadwich et ses amis soutiennent que rien n'a mieux réussi aux enfants d'ouvriers que le système du temps partagé entre le travail de l'atelier et celui de l'école. Ils
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affirment que la discipline de l'usine aide à celle de la classe et réciproquement, que l'enfant initié de bonne heure aux travaux professionnels devient plus vite habile et comprend mieux l'importance de ce qu'il apprend. Si l'expérience a souvent semblé contraire à cette opinion, c'est, disent-ils, qu'on a éludé la loi et que l'école n'a été qu'illusoire. Beaucoup de bons esprits en Angleterre se sont rattachés à cet avis; mais il faut attendre quelques années encore avant de pouvoir se prononcer. Toutes les fois que l'éducation primaire a été insuffisante, c'est aux écoles du soir et aux écoles du dimanche que les Anglais ont demandé de la compléter. Aussi les subventions gouvernementales leur sont accordées de préférence même aux écoles primaires. La salutaire influence de ces écoles de perfectionnement a été partout reconnue, même pour les jeunes gens ayant profité de l'enseignement élémentaire, et l'expérience a prouvé aux Anglais que, s'il est utile de donner l'instruction dès l'enfance, il ne l'est pas moins de l'entretenir chez les adultes, trop souvent exposés à la perdre au milieu des occupations matérielles qui les absorbent. Il faut faire plus encore, il faut chercher à développer les connaissances premières; il faut leur ajouter ces notions spéciales que demande l'industrie, en même temps que les études générales qui élèvent l'intelligence. C'est dans ce but qu'ont été
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PREMIERE PARTIE.
créées les Méchantes institutions qui correspondent à nos bibliothèques populaires et à nos cours publics. Fondées par les classes dirigeantes, ces institutions ont été très-appréciées des ouvriers qui sont arrivés maintenant à en être eux-mêmes les fondateurs. Elles sont répandues, sans avoir eu cependant partout un égal succès dans toute la GrandeBretagne. Le mouvement intellectuel est aidé par les publications nombreuses en Angleterre, qui mettent le progrès des sciences à la portée de tous. J'étais en 1856 à Greenwich; je venais de visiter l'admirable usine de M. John Penn, si intéressante par la bonne tenue de tous les ouvriers, par leurs habitudes de soin et d'ordre en même temps que par leur habileté. Entrant ensuite dans une taverne de Greenwich, je fus frappé d'y voir sur la table un de ces journaux scientifiques à bon marché, remplis de notions pratiques, qui sont d'une lecture générale pour les ouvriers de ces grands ateliers mécaniques, et qui contribuent à entretenir leur esprit et leurs connaissances à un niveau élevé, en même temps qu'ils concourent à leurs progrès industriels. On ne retrouvera pas partout en Angleterre de tels exemples; mais il faut les noter au passage pour apprécier la supériorité qu'apportent à l'industrie l'intelligence et les lumières de la population. A quelques jours de là, j'étais dans le Yorkshire
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à Bowling ; je causais avec un chef ouvrier de cette grande forge dont les produits sont si universellement estimés. Pour répoudre à quelques questions (juc je lui adressais, je le vis tirer de sa poche une de ces règles à calcul si usitées en Angleterre, faire avec une rapidité qu'une grande habitude peut seule donner quelques calculs diliieiles, et me répondre avec une précision et une intelligence dignes d'un chef d'industrie. C'était.cependant un homme très-simple, appartenant à la population ouvrière. J'ai eu occasion de rencontrer un certain nombre de chefs ouvriers de ce mérite ; ils ne sont pas rares en Angleterre, et c'est un des secrets de la force industrielle de ce grand pays. Transmis à de tels agents, les ordres du directeur ou de l'ingénieur sont toujours aisément compris et intelligemment exécutés. Mais on se tromperait bien si l'on voulait voir dans ces types la représentation moyenne de la classe ouvrière en Angleterre. L'éducation, très-répandue et élevée à un niveau remarquable sur certains points, est sur d'autres dans un état d'infériorité affligeant. Faut-il en conclure, contrairement à l'exemple de la Hollande, que le principe de l'obligation a seul le pouvoir de faire progresser rapidement l'instruction élémentaire ? Ne faut-il pas dire plutôt que cette insuffisance dans les résultats est la suite du régime tout spécial de l'Angleterre, de l'absence d'action centrale et par suite
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PREMIÈRE PARTIE.
d'unité dans les efforts ? Je suis tenté de le croire. Dans les grandes villes même, certaines parties de la population comptent encore beaucoup d'ignorants. A Londres, 20,000 enfants ne fréquentent aucune école. C'est au milieu de ces êtres abandonnés que se trouve la pépinière du vice, et c'est pour eux qu'ont été faites ces ragged schools dont le nom seul rappelle une classification douloureuse s'appliquant à toute une série de familles qui semblent vouées à l'ignorance et à une misère dégradante. On ne voit qu'à regret ces divisions qui mettent d'un côté les enfants aisés et do l'autre les fils de pauvres et de vagabonds; elles paraissent malheureusement nécessaires ; mais on y sent une civilisation malade dans laquelle manque l'harmonie des classes, et on se prend à repenser à ces écoles allemandes et suisses où tous les enfants sont appelés, riches ou non, et n'ont entre eux de différence que la gratuité pour ceux qui appartiennent à des familles peu fortunées. Quelle peut être la situation religieuse de ces pauvres enfants voués dès leur naissance à la misère ? On préjuge déjà qu'elle laissera beaucoup à désirer. En effet, bien que l'Angleterre soit dans ses principes généraux et dans les habitudes de ses classes éclairées une nation très-religieuse, il s'en faut que l'on puisse comparer à cet égard les pauvres aux riches et aue l'initiation des enfants du
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peuple aux croyances chrétiennes soit assez complète et assez générale. Le principe est cependant celui de- l'Allemagne, l'union intime de l'idée religieuse et de l'idée scolaire. Voici comment s'explique à ce sujet l'exposé de principes d'une des institutions de maslers : school-
« L'ordre au sein de la société a pour condition « première l'harmonie des forces morales, consé« quemment le développement simultané du senti
« « « «
timent religieux et de la vie intellectuelle. Ce développement harmonique doit être poursuivi à tous les degrés de la hiérarchie sociale; il est la loi du progrès moral d'un peuple, par suite la règle de tout système d'éducation. Le seul moyeu
« de l'obtenir est de nouer une alliance intime « entre les deux puissances qui y président, entre « l'instituteur et le prêtre. » Mais c'est là la théorie ; la pratique est rendue difiicile par l'inégalité des classes, et aussi, il faut le dire, par la diversité des cultes. Au milieu de tant de communions différentes, ce qui a préoccupé surtout l'administration supérieure, c'est la nécessité d'établir autant que possible des principes de tolérance, d'exiger pour les écoles nouvelles que les enfants n'appartenant pas au culte en vigueur fussent dispensés des exercices religieux. C'est là la conscience clause que l'autorité ecclésiastique n'admet qu'à regret, et rejette même, quand elle le
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PREMIÈRE PARTIE.
peut, parce qu'elle y voit une cause nouvelle d'indifférence religieuse. L'éducation chrétienne rencontre d'autres obstacles non'moins graves dans les conditions de la vie industrielle. Elle se prolonge pour les enfants jusqu'à l'âge de la première communion, assez tardif chez les protestants ; mais elle est nécessairemen t bien incomplète au milieu des travaux absorbants de l'usine ou de la manufacture, et les jeunes âmes ont peine à en garder la salutaire empreinte. Ce serait un long travail que d'essayer l'analyse de l'état de l'instruction dans les différents districts industriels de l'Angleterre. La grande enquête de 18G1 n'a procédé elle-même que par des exemples. En voici quelques-uns seulement, représentant à peu près la moyenne, autant qu'on peut l'établir dans un pays aussi rempli d'anomalies. Allons avec M. Foster dans les comtés de Durham et de Cumberland, visitons avec lui des villages de bouilleurs, nous trouverons que les enfants des deux sexes vont à l'école depuis six ans et n'y restent guère que jusqu'à dix ans. Leur assistance aux cours est toujours irrégulière. D'après une statistique faite sur les quelques écoles de houillères visitées, un. tiers des enfants travaille dans les puits, un cinquième ne va ni à l'école ni à la mine. Parmi les mineurs pères de famille, 78 0/0 savent lire, 64 0/0 savent lire et écrire, 22 0/0 sont complètement ignorants. L'instruction
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des mères est moins bonne; 28 0/0 ne savent ni lire, ni écrire. On constate cependant un progrès réel depuis vingt ans. Autrefois la plupart des mineurs ne signaient qu'avec une croix; c'est à peine si quelques-uns des contre-maîtres étaient capables de tenir un journal du travail des mines; aujourd'hui, on ne consentirait pas à prendre de tels hommes pour surveillants. Dans la fabrique de locomotives qui appartient à la Stockton et Darlington Company, l'instruction est, comme on doit s'y attendre, plus avancée que chez les mineurs. 94 0/0 des hommes et des jeunes gens savent lire; 90 0/0 savent écrire. L'ignorance complète n'est constatée que chez 6 0/0 des hommes et 10 0/0 des femmes. Dansd'autres districts visitéspar le mêmeM. Foster, le nombre des enfants assistant aux écoles comparé à celui des enfants en âge d'y aller est, pour Durham (population de bouilleurs), de 48 0/0 ; pour Aukland (houilleurs), de 66 0/0; pour Weardale mineurs, plomb et fer), de 30 0/0; pour Penrith et Wigton (population agricole), de 58 0/0. Un rapport de M. Coode sur les districts manufacturiers de Warwick et de Stafford est peu satisfaisant. Les enfants ne suivent l'école que très-irrégulièrement. Ils se placent dès que possible dans les industries, et l'indifférence des parents est générale. Là, comme partout cependant, il y a d'heureuses exceptions.
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PREMIÈRE PARTIE.
On raconte, par exemple, dans une des parties du Staffordshire que j'ai eu occasion de visiter, à Tipton, une histoire qui est pleine d'encouragement. Un M. Schmidt se mit en 1839 à la tête do l'école de Tipton. Il n'y avait alors aucun moyen d'instruction. Les enfants qui n'étaient pas en âge de descendre dans les puits restaient chez leurs parents ou jouaient dans la rue. La première semaine, l'instituteur eut trois élèves. Il exigea, dès le début, une obéissance exacte et active; en même temps,il se posa comme règle d'être aussi bon pour les enfants que l'autorité pouvait le permettre. En quinze mois, son école qui était mixte reçut 180 élèves presque tous pris à la rue. Après ces quinze mois, une grève eut lieu parmi les houilleurs ; elle dura six mois pendant lesquels les familles furent réduites à la misère et forcées de faire des dettes. L'école perdit environ 40 élèves; mais les enfants avaient pris le goût de l'instruction, les parents en avaient compris l'importance, et 140 enfants suivirent constamment les classes pendant une crise où la dépense de l'école dut être prise sur le nécessaire. Beaucoup de parents profitèrent de la permission qui leur fut donnée de retarder le payement de quelques semaines, mais, au passage de M. Coode à Tipton, tous lesdébiteurss'acquittaient; l'école était pleine, et on allait la diviser en deux sections, l'une pour lès garçons, l'autre pour les tilles. Malheureusement ces bons résultats sont
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rares. Il faut pour les amener qu'il se rencontre un homme distingué, aimantl'cnseignementet sachant le faire aimer. Il y a de grands progrès à réaliser sous ce rapport dans le Staffordshire et Lançashire. Le pays de Galles est resté à côté de l'Angleterre un pays spécial qui, jusqu'au milieu du siècle dernier, avait gardé ses mœurs rudes, sa langue et sa nationalité indépendante. L'agriculture y était surtout en honneur. L'instruction manquait, mais de honneshabitudes de moralité se transmettaient dans les familles. La découverte des mines de houille a modifié profondément cette situation. Les ouvriers sont venus en grand nombre, les uns d'Irlande, les autres d'Angleterre, et l'industrie a apporté avec elle le péril inhérent à ses brusques développements. Heureusement, dans le courant du siècle dernier, parurent deux hommes qui exercèrent sur leurs contemporains une influence exceptionnelle : je veux parler de Wesley et de Withheld. Ils produisirent une véritable révolution dans les habitudes intellectuelles du peuple gallois en réveillant chez lui le zèle religieux et l'amour de l'instruction. C'est sous leur inspiration que le lieu du culte est devenu l'école de la population galloise, et que l'idée moderne a pénétré dans les parties du comté les plus réfractaires aux innovations. Partout s'ouvrirent des écoles du dimanche
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PREMIÈRE PARTIE.
offrant l'instruction aux adultes comme aux jeunes gens. La littérature se réveilla, tout en se concentrant dans des discussions théologiques. Le goût de l'étude se répandit et fut encouragé par des concours. Ces progrès se sont continués, et, quoiqu'ils présentent, comme dans le reste de l'Angleterre, de grandes inégalités, ils n'ont pas peu contribué à maintenir dans les districts agricoles et industriels du pays de Galles des habitudes morales que nous serons heureux de constater dans la suite de cette étude. Ainsi, à Merthyr-Tydwil, ce vaste centre houiller et métallurgique, en même temps que j'admirais les usines qui ont fait la fortune du pays, je n'ai pas appris sans une vive satisfaction que le chiffre de la population assistant aux écoles s'était élevé de 1 sur 15 à 1 sur 11 depuis quelques années, grâce à d'intelligents efforts. Les écoles du dimanche avaient rendu, là aussi, les plus sérieux services. Leur action a été puissante surtout sur l'élément gallois, et la conviction des hommes éclairés du pays est qu'on aurait moins suivi les écoles du jour si on n'y avait été préparé par les écoles du dimanche. Ces résultats cependant sont loin d'être complets. La vieille langue nationale encore en usage sur bien des points a fait souvent obstacle à la diffusion de l'instruction. Les travaux agricoles et industriels ont empêché l'assiduité des
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enfants aux écoles. Mais tout en souhaitant de nouveaux progrès, il faut se réjouir de ceux déjà réalisés.
ECOSSE.
L'ÉcOsse a été longtemps citée comme la terre classique de l'instruction primaire. C'est à ce titre qu'elle recevait en 1811 la visite de M. Biot, et que le développement remarquable de son éducation populaire faisait l'objet d'un intéressant rapport. Elle mérite encore aujourd'hui une partie des éloges qu'on lui a distribués jadis. Nullepart peut-être le système d'éducation n'est mieux organisé dans les campagnes et la civilisation intellectuelle des classes laborieuses plus complète. Mais, placée en face des redoutables problèmes que soulève le progrès industriel de notre siècle, l'Ecosse a été beaucoup moins heureuse et a manqué jusqu'à présent à une partie des devoirs que lui imposait l'immense accroissement de ses agglomérations ouvrières. Dans les campagnes et plus particulièrement dans les Lowlands, c'est l'éducation paroissiale qui domine. On trouve là vivants encore, quoique transformés par le temps, les grands principes de l'enseignement national dont l'Ecosse a été pendant plusieurs siècles si justement hère.. Il remonte loin cet enseignement national. Il
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PREMIÈRE PARTIE.
est antérieur même à la réforme. Sous Jacques IV, en 1494, on signalait déjà des écoles florissantes dans tous les centres de population un peu importants. Le clergé catholique exerçait alors le droit de surveillance qui a passé depuis au clergé réformé. Les richesses de l'Église étaient en partie destinées à l'entretien des écoles populaires, et, dans les grandes luttes du seizième siècle entre l'Église réformée et la noblesse qui avait usurpé le patrimoine ecclésiastique, on justifiait la légitimité de ce patrimoine par sa destination aux dépenses de l'enseignement. C'est du seizième siècle que datent les grands édits auxquels on se reporte encore quand on remonte dans les annales de l'instruction primaire en Écosse. Un acte du parlement de 1567 (c'est la date de l'établissement légal de l'Église réformée écossaise) consacre le droit de surveillance du clergé sur les instituteurs. En 1581, en 1592, les mêmes règles sont posées. C'est en 1592 qu'est promulguée la grande charte de l'Église. Elle stipule que personne ne doit enseigner sans avoir été soumis à l'examen préalable des officiers ecclésiastiques. A la visite annuelle faite au nom des consistoires, on inspectait les écoles en même temps que les églises, on examinait les instituteurs, on s'efforçait d'établir des écoles partout où le besoin s'en faisait sentir. Cependant, malgré les efforts des tribunaux ecclésiastiques, le principe posé restait souvent sans application. On crut devoir le consa-
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crer par des disposai Lions législatives. En 1616, un arrêté du conseil privé d'Ecosse ordonnait la-fondation d'une école dans toutes les paroisses où cette fondation serait possible. Cet arrêté fut confirmé par le statut de 1633 qui autorisait en outre un impôt spécial destiné à faire face aux besoins de l'éducation. L'entretien des écoles devait donc être obligatoire dès 1633 : voilà certes des titres de noblesse qui remontent bien haut! L'acte de 1646 vint encore ajouter une nouvelle force à ces dispositions, mais il n'eut pas une application immédiate. L'Ecosse était alors livrée aux guerres civiles qui n'ont jamais été favorables au développement de l'éducation. Ce fut seulement en 1696 quel'acte de 1646 put être remis en vigueur. On trouve, dès cette époque, une sollicitude éclairée se préoccupant de la situation des instituteurs. Un minimum d'appointements leur était garanti, et, pour y pourvoir, chaque propriétaire était inrposé dans la proportion de ses revenus fonciers. Les écoles furent donc établies partout, et il semble qu'il n'y aurait eu plus rien à ajouter à la législation en vigueur à la fin du dix-septième siècle, si quelques difficultés n'étaient survenues à propos du droit de nomination et de révocation des instituteurs, et si la dépréciation graduelle de l'argent n'avaitrendu nécessaire la révision de leurs appointements. Les lois de 1803 et de 1861 ont eu pour objet de
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PREMIÈRE PARTIE.
fixer : 1° les appointements ; 2° la question de bâtiment; 3° les conditions requises pour la nomination; i° le droit de destitution; 3° la surveillance et la haute direction. Les appointements sont élevés, comparés à nos chiffres français. Le minimum est de 33 livres sterling quand il n'y a qu'une école dans la paroisse, de 50 quand il y en a deux. Le maximum varie entre 70 et 80. Ce chiffre lixe, établi par les propriétaires et le pasteur, s'augmente d'un casuel. Les bâtiments doivent être fournis par les propriétaires. On exigeait en 1803 au moins deux chambres pour l'instituteur. On demande maintenant trois pièces et une cuisine. Il doit y avoir en outre un jardin d'au moins dix ares. La nomination est faite par les propriétaires et le ministre réunis. L'instituteur est examiné par des inspecteurs nommés par chaque université, et signe une déclaration conforme à la confession de foi de l'Église écossaise. Il garde ses fonctions ad vitam autculpam. Il faut des actes d'immoralité ou de cruauté pour que le shérif prononce la censure ou la destitution. Quand il prend sa retraite, il jouit des deux tiers au moins de ses appointements. La surveillance est donnée par l'acte de 1803 au ministre établi dans la paroisse. Il peut y avoir en outre une visite annuelle faite au nom du consistoire.
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Tel est le système à la fois scolaire et religieux que la tradition a donné à l'Ecosse et que le progrès des institutions a constamment amélioré. Un des faits les plus considérables de l'époque contemporaine a été l'introduction de la conscience clause, qui permet aux parents n'appartenant pas à l'Église établie d'envoyer leurs enfants aux écoles, sans qu'ils assistent aux exercices religieux. Le conseil privé voudrait rendre cette clause obligatoire partout, mais il y a de grands dissentiments. Il faut reconnaître cependant que ce principe éminemment libéral et tolérant a été généralement adopté en Écosse, et il y a lieu d'espérer qu'il y triomphera. Voilà en quelques mots la situation de cette grande école paroissiale et nationale d'Ecosse, qui a donné de si féconds résultats, spécialement dans les districts agricoles. Elle n'a pas été seule à faire le bien. Il y a en dehors d'elle les écoles du consistoire général (519 écoles, 33,000 élèves); celles de l'Église libre (617 écoles, 49,000 élèves). Toutes ces écoles sont à la charge des églises et reçoivent quelquefois des subventions du conseil privé. Il y a encore les écoles de la Société pour la propagation des connaissances chrétiennes (202 écoles, 10,000 élèves); les écoles épiscopales au nombre de 74 ; les écoles catholiques au nombre de 61.
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PREMIÈRE PARTIE.
On aurait à se féliciter de l'émulation qui existe entre ces différentes Sociétés et de cet essor de l'initiative individuelle, s'il ne fallait constater en même temps son impuissance dans les grands centres de population où la dissémination des forces a stérilisé leur action. Le parlement n'a rien fait pour les écoles des bourgs royaux d'Ecosse, excepté poulies petites villes qui dépendent des paroisses de campagne. Nous allons nous en convaincre en visitant la grande ville de Glasgow avec les sous-commissaires chargés de faire en 1866 une enquête sur l'état de l'éducation en Ecosse. Elle méritait toute la sollicitude des amis du progrès cette importante cité industrielle qui avait 77,000 âmes en 1801, et qui en compte aujourd'hui plus de 400,000. Combien il eût été désirable de voir consacrer h la formation de l'enfance et de la jeunesse des efforts analogues à ceux qui, appliqués à l'industrie et à la science, leur ont donné de si remarquables développements. On a rendu le Clyde navigable aux plus grands vaisseaux : cette transformation a été surtout l'œuvre de l'initiative individuelle, et les millions ont été prodigués pour l'accomplir. L'extraction du charbon, la production du fer, la construction des navires et d'autres industries encore ont reçu la plus large impulsion, et l'Ecosse, à ce point de vue, peut soutenir la comparaison avec les premiers pays du monde. Mais les générations d'ouvriers qui doivent
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prendre leur place dans ce mouvement, comment se forment-elles? Quelles précautions a-t-on prises pour garantir leur moralité? Hélas! il y a là de tristes choses à dire, et il ne faut pas craindre de les dire pour démontrer que la démoralisation des classes ouvrières ne doit pas être attribuée à l'industrie seulement, et que l'ignorance y a la plus grande part. Il y a à Glasgow des écoles établies par des particuliers, soit comme entreprise individuelle (écoles de prived adventiire), soit sous le patronage d'une société religieuse fréquentant une église (sessionnal schools ou missions scliools). Il y a encore des écoles épiscopales catholiques, ou indépendantes des idées exclusivement religieuses et soutenues par des contributions. Nous allons visiter avec les inspecteurs du gouvernement quelques-unes des écoles particulières fréquentées par les enfants les plus pauvres. «Les maîtres d'école, disent-ils, sont souvent « ignorants et grossiers, les bâtiments en mauvais « état, mal ventilés, la propreté absolument insuf« lisante. » Voici, par exemple, la description qu'ils font d'une école de district. « L'école est dans le « sous-sol, ou y parvient par un escalier en pierre. « Au moment de la visite, le maître était occupé, « avec l'aide des enfants les plus forts, à inonder « d'eau le carreau de la pièce. En entrant dans la « salle d'étude, les inspecteurs furent frappés de
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PREMIERE PARTIE.
« l'odeur infecte qu'elle exhalait. Dans cette pièce « de8niètressur6,avec un plafond très-bas, 170 gar« cons et filles étaient entassés pêle-mêle; il était « tuès—difficile de se frayer un chemin au milieu de « ce troupeau, et les exhalaisons étaient si acca« blantes qu'avant de songer à examiner les enfants, « les inspecteurs anglais, habitués à plus de confort, « durent en faire sortir la moitié dans la rue. Et « comme ils exprimaient au maître leur étonne« ment de le voir tenir des classes dans un local où « on avait peine à se retourner, il leur montra un « coin où il pouvait, en écartant les enfants, con« quérir un petit espace de deux mètres carrés. C'est « dans ce coin que les inspecteurs ont essayé de « faire connaissance avec l'enseignement qu'il « donnait. « Cet enseignement était, comme bien on pense, »: assez triste. Le maître avait fait de mauvaises « affaires, et s'était réfugié dans son occupation « actuelle comme la seule dont ses goûts et ses ta« lents le rendissent capable. Il avoua que son «enseignement n'avait aucun résultat dans un « local si mal approprié et sans le concours d'un « « « « « « sous-maître. Il travaillait cependant péniblement depuis de longues années, et le nombre de ses élèves n'était limité que par l'espace. Il avait la conviction qu'un établissement convenable lui procurerait trois fois plus d'élèves. Quoique sa clientèle se recrutât dans les classes nécessi-
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«teuses, il n'avait pas d'enfant payant moins « de 3 pence par semaine; la moitié environ payait « 4 pence. » Hâtons-nous de dire que le conseil privéi.et les inspecteurs expriment le désir ardent de supprimer ces écoles particulières si déplorables. Voici un nouveau passage du rapport de MM. Harvey et Greig, les deux sous-commissaires. Il y est question de la meilleure, à leur avis, des écoles particulières pour les enfants pauvres qu'ils aient visitée à Glasgow. « Cette école était autrefois un « bâtiment d'habitation, et n'est pas appropriée à « l'enseignement. Les plafonds sont bas; la salle « d'étude mal ventilée; la discipline complètement « relâchée. Les enfants courent et jouent dans la « salle, sans souci de l'autorité du maître. « On se borne à. enseigner la lecture et l'ortho« graphe, et certainement sans aucun succès. Les « méthodes d'enseignement appliquées aux plus « jeunes élèves n'ont pu être choisies que par un « homme inexpérimenté ; sa conversation dénotait « d'ailleurs une absence complète d'instruction. Un « des maîtres avait été marchand de vin, un autre « teinturier, un troisième était failli. » Ce récit est triste, et cependant il y a 88 écoles du même genre; elles reçoivent 7,000enfants, 19 0/0 des élèves de la ville. Suivons MM. Harvey et Greig dans un autre quartier de Glasgow, à Bridgton. Voyons une de ces ; 1 " : ' " , a
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PREMIÈRE PARTIE.
écoles dont le maître ne craint pas de mettre sur son prospectus qu'il enseigne le latin et le grec, que toute l'instruction est donnée sous sa surveillance, et qu'on ne perd aucune occasion de former le caractère et l'esprit de la jeunesse. « C'est, disent les inspecteurs, une monstruosité « académique. L'école est située dans une sale'im« passe. Les enfants, entassés dans une petite pièce « incommode'et malsaine, font constamment des « fautes de prononciation et épèlent difficilement « les mots les plus faciles. Des trois élèves qu'on « nous a présentés comme les plus avancés, aucun « ne pouvait lire à livre ouvert. » Nous pouvons enfin détourner les yeux de ces tristes spectacles et suivre MM. Harvey et Greig dans des établissements bien supérieurs, les sessionnal schools. Ces écoles dépendent de l'Église d'Écosse et de l'Église libre. Une école sessionnale dans la ville correspond à une école paroissiale dans la campagne. Elle s'appelle sessionnale parce qu'elle est soumise à la surveillance du pasteur et du consistoire. Le maître peut être destitué après avertissement, mais, en fait, une fois nommé, il garde sa place sans grand danger de révocation. Il dirige l'école à son gré, nomme les moniteurs et les aides, et fixe le montant de la rétribution scolaire. En général, il n'a pas de loyer à payer, et les frais de chauffage et d'éclairage sont à la charge du consistoire de la
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paroisse. Il a rarement des appointements fixes pris sur les fonds généraux des écoles. Ses revenus dépendent beaucoup de ses. efforts et de son succès. On lui permet de gagner ce qu'il peut. C'est pourquoi on trouve à Glasgow des instituteurs comme nous en voudrions voir partout, touchant 200, 300 et même 400 livres sterling par an. Presque toutes les écoles sessionnales sont soumises à l'inspection du gouvernement. Le pouvoir ecclésiastique les examine aussi tous les ans. Souvent ces visites ne sont qu'une formalité; maison les maintient comme un rlroit, en cas de besoin. Une bonne école sessionnale est généralement divisée en trois sections : préparatoire, moyenne, supérieure. Il n'y a pas à Glasgow dans les écoles sessionnales de section spéciale pour les tout petits enfants, et l'introduction * de ces infant schools répugnerait extrêmement aux instituteurs. Les sujets d'enseignement sont les sujets habituels des écoles primaires. Outre la Bible et le petit catéchisme (avec la conscience clause), on enseigne la lecture, l'écriture et le calcul. Mais beaucoup d'instituteurs sessionnaux visent plus haut, font un peu de latin, de français, et cherchent à étendre le programme fixé par le revised Code. On tend à séparer les enfants des diverses classes. Les gens riches envoient les leurs à des écoles qui sont plus chères sans être meilleures. Le prix des écoles sessionnales est assez modique : de 2 à
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PREMIÈRE PARTIE.
6 pence la semaine ou de 2 à 6 shillings le trimestre. Dans beaucoup de ces écoles, la Session s'entend avec le professeur pour qu'un certain nombre d'enfants soient élevés gratuitement. On compte à Glasgow 46 écoles sessionnales avec 12,500 élèves, environ 36 0/0 de tous les élèves de la ville. La majorité n'appartient pas aux classes pauvres. Par suite de la popularité dont jouissent ces écoles, il y a depuis quelques années tendance à élever le taux de la rétribution scolaire, et à la faire verser par mois ou par trimestre. Les missions schools ne présentent pas un spectacle aussi satisfaisant, quoiqu'elles soient supérieures à la plupart des écoles particulières destinées aux enfants pauvres..Ce sont des écoles qui ne dépendent pas de l'Église établie et sont soutenues par des contributions et rétributions scolaires. Elles sont souvent subventionnées à l'aide de fonds spéciaux. Leur caractère distinctif est de chercher plutôt que d'éviter les quartiers pauvres, car elles se proposent de fournir l'instruction au prix le plus modique à des enfants qui en seraient privés sans cela. La rétribution est de un ou deux pence par semaine; mais bien des enfants sont élevés gratuitement. Il y a à Glasgow 25 écoles de ce genre recevant 4,500 élèves, soit environ 120/0 du nombre total des enfants. La haute direction est à peu de chose près la même pour ces écoles que pour
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les écoles sessionnales, mais au lieu du kirk session (consistoire) il y a un comité missionnaire. La meilleure de ces écoles inspectée par le gouvernement est à la hauteur de la moyenne des écoles sessionnales. Si les autres sont inférieures, la faute en est aux aptitudes insuffisantes des professeurs ou à leur défaut de surveillance. Les écoles prises comme spécimen par les sous-commissaires sont dans le district de Galton. Voici leur appréciation : « Dans deux écoles de ce quartier les maîtres « sont très-capables, pleins de zèle et d'intelli« gence. Il en est de même de deux autres dirigées « par des maîtresses. La première école contient « deux salles parfaitement aérées. Elle est fré« quentée par des enfants des classes pauvres. Les « appointements de l'instituteur sont de 12 liv. « 3 shillings; en tout, avec le casuel, il ne reçoit « que §4 livres, ce qui est peu à Glasgow. Il reçoit « aussi 3 guinées par an pour payer une instituée trice. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant « qu'il soit obligé de tenir une boutique de vivres « pour se procurer un gain supplémentaire. L'es« pace permet de recevoir 90 à 100 enfants. Il y « en avait 194 inscrits et 150 assistants en moyenne. « Malgré cet entassement, .le maître avait refusé « depuis le commencement de la saison 200 dece mandes. Il semble impossible qu'un homme mette « de l'ardeur à son enseignement, avec une telle
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PREMIÈRE PARTIE.
« masse d'élèves et de tels embarras matériels. « Une autre de ces écoles située dans le Gallow« « « « « « « « « « gâte est beaucoup moins satisfaisante. Elle contient deux chambres qui servaient autrefois de logement, et sont mal appropriées à leur nouvel usage. La chaleur, l'obscurité, le bruit de la rue concourent à rendre l'enseignement difficile. On pourrait recevoir 80 enfants, il y en a 85 et on fait le soir une classe sexes employés aux teur n'a pas d'aide. grande énergie pour aux jeunes gens des deux travaux publics. L'instituIl faut à un homme une diriger dans ces conditions
« une cohue d'enfants ramassés dans les impasses « de Gallowgate. » Les sous-commissaires concluent à la nécessité d'un système national qui supprimera beaucoup d'écoles missionnales. Mais avant d'en supprimer, il est évident qu'il faut en créer et en subventionner un grand nombre de nouvelles, car les parents n'enverraient pas leurs enfants à des écoles particulières mal tenues et relativement chères, s'il n'y avait pas insuffisance de place dans les écoles convenablement établies. Il est probable aussi que c'est souvent une considération religieuse qui fait adopter par les parents les écoles particulières dirigées par des maîtres de leur culte. Les catholiques spécialement ne trouvent que très-peu d'établissements réguliers de leur confession, soutenus par les paroisses. L'ensemble des
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écoles épiscopales et catholiques ne reçoit en effet que 3,700 enfants. Je ne mentionne que pour compléter les renseignements relatifs à Glasgow les écoles charitables qui sont gratuites. Elles jouissent d'un revenu de 14,000 livres et élèvent 2,700 enfants. Il y a aussi des écoles pourvues de dotations s'élevant à 24,000 livres, et qui profitent aux maîtres; des trade sc/wols jouissant d'un revenu de 230 livres. Il y a encore 43 écoles aidées par les exécuteurs d'un testament. Mais tous ces établissements n'ont qu'une importance relativement faible eu égard à la population de Glasgow. Si on résume la situation de cette ville, on trouve que 36 pour 100 seulement des enfants en âge d'aller à l'école y assistent, chiffre déplorable et méritant toute attention. Le rapport des sous-commissaires s'exprime ainsi : « Si nous comparons le nombre des enfants en « âge d'aller à l'école au nombre des enfants in« scrits, nous trouvons que :
Le premier nombre est de Le second est de Le nombre des non-inscrits est donc de 98767 41248 o7ollJ
« Si nous abordons l'épreuve plus importante c< de l'assistance à l'école, nous avons :
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PREMIÈRE PARTIE.
Nombre d'enfants Assistants Non-assistants .' ;
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« Il y a en moyenne, dans toutes les circonscrip« tions, assez d'espace pour les enfants assistants; « cependant si tous les enfants en âge d'aller à l'é« cole y allaient, on ne pourrait en recevoir la « moitié, faute de place. » On se demande en étudiant ces chiffres quels ont été les résultats de l'acte pour l'inspection des mines qui a eu précisément pour but de rendre l'enseignement obligatoire. Quand fut voté cet acte qui force les enfants de moins de douze ans de produire un certificat d'assistance à l'école avant d'être admis à travailler, il y eut grand émoi parmi les mineurs. On chercha le plus souvent à éluder cette exigence. « Ainsi, disent les sous-commissaires, clans l'é« cole d'une houillère, l'instituteur se plaignait « d'avoir été rudoyé par les mineurs toutes les fois « qu'il refusait un certificat. Un instituteur sans « énergie cède de suite et sacrifie sa conscience « « « « « à sa sécurité. Dans une autre école, les certilîcats avaient été donnés d'abord, mais ils ont cessé depuis longtemps d'être demandés. Dans une autre, il n'en avait pas été délivré depuis quatorze mois. Dans une houillère du Ayrshire,
« 46 pour 100 des jeunes gens employés ne savaient
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ni lire ni écrire; 80 pour 100 savaient un peu lire, mais ne pouvaient pas écrire une seule lettre de l'alphabet. On donna de tous côtés des détails déplorables sur l'ignorance grossière où croupissaient les gens employés à cette houillère. Les enfants y étaient reçus avant l'âge prescrit. « Je sais, disait un instituteur qui avait autrefois « dirigé une école dans le voisinage, qu'on les fai« sait descendre très-jeunes dans les puits, parce « qu'à mon école du soir il en venait de pauvres « petits blêmes, ne sachant pas épeler un seul « mot. c<. M.' Cellar, étant descendu dans la houillère, y « trouva 13 garçons qui ne paraissaient pas âgés de « plus de treize ans, et il y en avait qui étaient « déjà restés plus de cinq ans clans les puits. Sur « les 13, 6 savaient lire et écrire, 1 lisait un peu, « 6 ne savaient ni lire ni écrire. Sur les 6 instruits, « 4 étaient Écossais, 2 Irlandais. Sur les 7 igno« rants, o étaient Écossais, 2 Irlandais. 5 de ces « 7 enfants n'avaient jamais été à l'école. » Il y a donc en Écosse comme en Angleterre de bien gr'aves anomalies. D'une part, nous avons vu, en commençant cette étude, l'enseignement des écoles paroissiales fondé depuis plusieurs siècles, florissant, ayant formé des populations intelligentes et éclairées. D'autre part, nous avons trouvé dans de grands centres industriels l'inertie, la négligence, l'abandon. L'action du gouvernement, qui en
« « « « « «
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PREMIÈRE PARTIE.
Ecosse comme eu Angleterre ne se fait sentir que par l'inspection et les subventions, n'a eu qu'à encourager le développement si complet de l'éducation dans certaines provinces, et a été impuissant jusqu'ici à combattre l'ignorance sur d'autres points et spécialement dans de grandes villes manufacturières, où plus que partout ailleurs une instruction solide et générale aurait été nécessaire. Attendonsnous à trouver en poursuivant ce travail des différences correspondantes dans la moralité et dans le bien-être des classes ouvrières. Soyons heureux de penser que ce progrès agricole, qui depuis longues années a rendul'Écossecélèbre,estdû àla diffusion des lumières et à l'élévation du niveau intellectuel. Espérons aussi que les tristes spectacles dont s'affligent tous les amis de l'humanité, quand ils parcourent les quartiers populeux de Glasgow, disparaîtront peu à peu en même temps que l'ignorance, et que le progrès des écoles amènera celui des mœurs.
IRLANDE.
L'Irlande était, il y a une trentaine d'années, dans la plus triste situation intellectuelle. Cette antique patrie de la civilisation chrétienne, si célèbre autrefois par ces grands foyers monastiques de lumières dont M. de Montalembert vient de faire un éloquent tableau, était peu à peu tombée dans une
�IRLANDE-
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affligeante ignorance. Il faut rendre au gouvernement anglais la justice que depuis lors il s'est occupé, trop tard il est vrai, mais avec beaucoup d'énergie et de persévérance, d'améliorer cette situation. Une somme très-importante a été portée chaque année au budget de l'Irlande, pour encourager le développement des écoles primaires. Ces efforts ont été merveilleusement secondés par les congrégations catholiques qui ont travaillé sans relâche à la régénération intellectuelle. L'Angleterre n'a pu leur refuser son admirationet a souventenvié de tels maîtres pour ses écoles protestantes. Mais la question irlandaise est si complexe que je n'ai pas la prétention de chercher dans ce malheureux pays des exemples de l'inlluence que l'éducation peut avoir sur les mœurs. Trop de causes concourent aux résultats pour qu'on doive demander à un seul élément de progrès la solution du problème social. J'ai voulu seulement signaler en passant les efforts incontestables faits depuis un quart de siècle pour améliorer l'état de renseignement primaire en Irlande. Puissent-ils préparer un avenir meilleur à cette intéressante population !
�CHAPITRE
ÉTATS-UNIS.
IX
On ne peut envisager celte situation assez complexe de l'Angleterre sans avoir la curiosité de traverser l'Océan et de voir ce que sont devenues les institutions anglaises sur le sol des ÉtatsUnis. Sur cette terre de liberté, l'enseignement obligatoire ne devait pas prévaloir; mais ce que n'a pas l'ait la loi, les mœurs l'ont accompli dans les parties les plus civilisées de l'Amérique. La Nouvelle-Angleterre, qui plus que toute autre a reçu l'empreinte de l'esprit anglais, a dépassé la métropole pour le goût, et je puis même dire, pour la passion de l'éducation. L'esprit public l'a comprise comme un progrès nécessaire à cette jeune société, et les gouvernements locaux ont alloué pour atteindre ce but des subventions qui n'ont d'égales dans aucun pays d'Europe. La seule cité de New-York a donné en 1861 8 millions de francs, c'est-à-dire 9 francs par tête.
�ÉTATS-UNIS.
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En France, l'État donne 20 centimes par tête, auxquels il faut ajouter, il est vrai, les subventions locales et la rétribution scolaire. Voici les dépenses des différents États d'Amérique pour l'instruction primaire :
ÉTATS.
HABITANTS.
SOMMES.
PAR TÉTE.
fr.
fr. c.
État deNew-York.
1231066 3880000 23 3 il-o 02 749000 1711951 319994
7000000 24500000 13700000 11000000 11000000 2500000
6 6 5 14 6 7
15 50 85 70 30 80
Comment a-t-on pu trouver dépareilles sommes, et les maintenir sans en rien retrancher au milieu des dépenses de la guerre civile ? Il a fallu unebien grande conviction de la nécessité absolue de l'instruction. On a constitué depuis longtemps le fonds des écoles (school fand). Il est fourni ou par l'État ou par un prélèvement sur la vente des terres publiques, ce qui lui a donné dans les dernières années d'énormes ressources. Il s'augmente d'une contribution que doivent s'imposer les communes. Presque toutes ont de beaucoup dépassé le chiffre qui leur était demandé.
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PREMIERE PARTIE.
Avecde telles ressources, on a un développement d'écoles dont nous n'avons pas idée. Tandis que nous avons en France une école par 984 habitants, il y avait en 1851 :
Dans l'État de New-York.... Massachussets. Illinois
Oliio
école par 300 habitants. 270 — 190 — 160 150 130 — — —
Michigan Wisconsin
Ces États de l'Ouest dotent d'écoles leurs jeunes cités à peine fondées ; le moindre village en a une. A peine les pionniers ont-ils commencé à créer un nouveau centre d'habitation que l'instruction les occupe comme le premier besoin de leur établissement naissant. L'instruction est gratuite, et jusqu'aux dernières années elle n'a pas été obligatoire. On a citécependant comme présentant le caractère de l'obligation la loi de 1850 autorisant les communes du Massachussets à prendre des moyens de coercition contre les enfants ne suivant pas l'école, une loi du 30 avril 1862 du même État dans le même but, une loi du Connecticut de 1858 refusant le droit électoral aux citoyens qui ne savent pas lire, et des règlements de Boston et de quelques autres villes qui portent le caractère obligatoire. Mais le prin-
�ÉTATS-UNIS
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cipe de liberté est trop vivant aux États-Unis pour qu'on puisse admettre que l'idée de contrainte vienne sérieusement à prévaloir. La fréquentation des écoles est d'ailleurs si grande qu'on ne sauraitvraiment demander mieux. Oùtrouver ailleurs depareilschitfres?On est stupéfait en les lisant dans les statistiques :
Dans le Massachussets les écoles reçoivent 1 élève par 4 habitants. — État de New-York. I élève par 4.2 —; — Ohio 1 — 3.2 — — ■ Wisconsin 1 — li.2 —
a.
V. '•. ' Nous n'avons en France qu'un élève par 8,6 habitants. On ne peut comprendre les chiffres américains qu'en supposant beaucoup d'enfants par famille, et l'habitude de fréquenter l'école depuis un âge très-tendre jusqu'à l'âge d'au moins seize ans. L'instruction religieuse est, comme en Hollande et en France, entièrement séparée de l'instruction scolaire. C'est un principe qui a depuis longtemps passé dans les moeurs. Il devait en être ainsi dans ce pays de liberté religieuse où existent côte à côte tant de communions différentes. Les bibliothèques des écoles atteignent en Amérique une importance bien digne d'attention. Pour citer le seul État deNëw-York. elles ont <l million 1/2
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PREMIÈRE PARTIE.
de volumes, ce qui donne 1 ,300 volumes à chaque école. L'instruction est la même pour tous, riches ou pauvres. Elle est généralement très-complète, et un Américain qui en a protité peut se trouver dans la suite au niveau des plus hautes situations. Les hommes sont rares en Amérique, leur journée vaut cher. Il n'est donc pas étonnant qu'on ait pensé a confier à des femmes les fonctions d'institutrices, même pour les écoles recevant des jeunes garçons. Elles instruisent en même temps des tilles, car en Amérique les deux sexes vont ensemble à l'école. On ne s'en étonne pas pour les petits hameaux* mais on en serait surpris pour les grands centres de population, si l'on ne se souvenait que l'Amérique est la terre classique de la flirtation, et (pie les mœurs permettent cette familiarité entre jeunes gens et jeunes filles qui nous paraît en France un grand danger. Quant au principe même de l'éducation par les femmes, il a donné les meilleurs résultats. Les jeunes personnes qui s'y consacrent ne regardent le plus souvent ces fonctions que comme momentanées. Elles se marient d'ordinaire après sept ou huit ans d'enseignement, et elles emportent, dit-on, du professorat les qualités nécessaires pour deve riirdes mèresde famille modèles. Que nous sommes loin des habitudes de l'Europe! L'Amériqueporte dans tout ce qu'elle fait le cachet de son origina-
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lité. Elle agit autrement que nous, mais elle agit, elle marche, elle grandit, et toutes ses créations portent l'empreinte d'une incomparable énergie. Les bâtiments des écoles sont simples dans les campagnes, extrêmement soignés dans les villes. On en a rebâti un grand nombre depuis quelque temps sur des types perfectionnés. Quelques-unes de ces écoles peuvent être citées comme de vrais modèles. On y trouve non-seulement les classes les mieux organisées et pourvues du matériel scolaire le plus complet, mais de grandes salles de récréation couvertes , des salles de musique, en un mot le délassement le plus libéralement compris à côté de l'étude. La direction des écoles est entièrement confiée à des comités locaux électifs qui s'occupent de toutes les questions matérielles de l'école. A .côté de ce pouvoir est celui du Toivnship, qui joint à l'administration financière la direction intellectuelle et morale. Le surintendant qui est danscliaque État à la tête de l'instruction publique, est un personnage considérable aussi bien appointé que le gouverneur de l'État. Partout, à tous les étages, on retrouve la même importance donnée à l'enseignement. Je ne puis m'étendre autant que je le voudrais sur cette organisation si intéressante de l'Amérique; mais je renvoie les lecteurs qui voudront l'étudier
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avec plus de détails à un très-remarquable travail de M. de Laveleye. M. Laboulaye a publié également sur ce sujet el sous le titre de Y Éducation en Amérique un article; plein d'élévation d'idées et d'éloquence. J'en détache un passage qui résume d'une manière éclatante cet état de l'instruction et ses conséquences. « C'est beaucoup que d'excellentes écoles où « toute la population se rend sans contrainte; nous « serions trop heureux si tous les enfants du pauvre « arrivaient chez nous jusqu'à ce premier degré « d'instruction. Aux États-Unis on est plus ambi« tieux; l'éducation y dure toujours, et plus encore « pour l'ouvrier que pour l'homme de loisir. Le « jour où l'ouvrier cesse d'apprendre, où son esprit « n'est plus occupé, ses mauvais penchants se mon« trent; c'est un citoyen qui va devenir dangereux : « aussi la société ne l'abandonne-t-elle pas d'un « moment. Là, suivant M. Everett, quinze cents « maîtres volontaires apprennent à quinze cent « mille élèves leurs devoirs comme chrétiens et « comme citoyens. Là commence une propagande « dont nous n'avons jamais compris la portée. C'est « par millions qu'on répand des petits livres de « toute espèce qui vont jeter un rayon de lumière « dans les plus chétives demeures, et moralisent « le peuple en l'instruisant. Chez nous où trop sou« vent la presse n'a servi qu'à incendier, on ne sait « pas quel bien infini fait cette croisade qui chasse
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« de partout l'ignorance et la brutalité. Il y a sans « doute aux États-Unis comme en Angleterre une « presse politique violente et passionnée ; c'est « celle-là dont les clameurs viennent jusqu'à nous ; « mais à côté de ces journaux mêlés de bien et de « mal, il y a un contre-poids qui nous a toujours «manqué : c'est cette presse bienfaisante, reli« gieuse, dévouée, qui parle au peuple un noble «langage, éclaire son esprit, apaise ses mauvais « instincts et l'élève en le consolant. » M. Everett, dont il vient d'être parlé et qui a été l'un des plus célèbres orateurs des États-Unis, a consacré une partie de sa vie à faire triompher ces grands principes d'éducation, et il en restera une auréole de pure gloire attachée à son nom. Plusieurs hommes très-distingués des États-Unis ont été instituteurs, et ont honoré cette carrière dont ils sont sortis entourés de considération, pour s'élèver à d'importantes fonctions dans l'État. On ne peut envisager l'ensemble de ces résultats sans admiration. Ils aident à comprendre comment ce pays qui a reçu incessamment tant d'émigrants, dont beaucoup illettrés, a pu aussi vite les assimiler et les fondre dans son intelligente population. C'est un des grands secrets du progrès extraordinaire des États-Unis.
�CHAPITRE
FRANCE.
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Les lois qui règlent en France l'enseignement primaire sont relativement récentes, et c'est surtout à la loi du 28 juin 1833, à laquelle M. Guizot a attaché son nom, que remontent les règles fondamentales dont on ne s'est pas sensiblement écarté depuis. Toutefois il y avait eu antérieurement des efforts qu'on ne peut passer sous silence; et d'abord la loi de la Révolution française. A la suite de la négligence dans laquelle le dix-huitième siècle avai t laissé l'enseignement, la Convention avait voulu affirmer le droit de tout homme à l'instruction en ordonnant la fondation dans toutes les communes de France d'écoles obligatoires. Cette loi de 1793 n'eut pas de sérieux effets ; mais elle est la première expression solennelle de ce besoin de lumières qui est le caractère de notre siècle; et encore aujourd'hui beaucoup d'esprits distingués se rallient sans réserve à ce grand principe d'obligation qui avait été dès lors proclamé.
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La loi de -1802 ne le conserva pas ; elle confirma la nécessité d'écoles dans toutes les communes, mais sans que l'enseignement y fût obligatoire. Elle admit la gratuité pour les enfants pauvres, sans que leur proportion pût dépasser un cinquième. Cette loi aurait pu être suivie d'un assez grand développement de l'instruction si des fonds suffisants pour l'encourager avaient été alloués. Mais jusqu'à une époque récente nous trouvons plus de réglementations que de subventions, et l'expérience a prouvé que, si on ne lui consacre pas des sommes considérables, l'enseignement ne progresse qu'avec lenteur. D'ailleurs à cette époque l'attention était portée ailleurs; ce n'était pas dans les écoles,mais sur les champs de bataille qu'étaient appelées les jeunes générations de l'Empire. Elles apprenaient, la géographie de l'Europe en la parcourant avec nos armées victorieuses. La guerre est aussi une grande école, et l'esprit français se ressent encorede la vive impulsion qu'il reçut alors ; mais la guerre ne peut durer toujours, et la réorganisation de l'instruction primaire devait être une des premières œuvres de la paix. La loi du 29 février 1816 se rapprocha beaucoup des idées religieuses de l'Allemagne. Il devait y avoir un comité cantonal, la surveillance des curés était une des bases de l'organisation nouvelle. Les congrégations religieuses furent encouragées, et c'est de la Restauration que date une PaJ^*?7Sïys|*L
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établissements. Les esprits libéraux d'alors ne virent pas sans crainte cette influence religieuse. Le progrès aurait pu être rapide dès cette époque, malgré cette défiance, s'il y avait eu plus d'argent consacré à encourager l'enseignement. Or le budget total n'était encore en 1827 que de 50,000 francs. Il fut porté à 100,000 francs en 1829, à 300,000 francs en 1830. — Les ministres d'opinion politique différente étaient d'accord pour stimuler le mouvement scolaire, et le dernier ministre de l'instruction publique sous Charles X, M. de Guernon-Ranville, avait préparé un projet de loi très-favorable à l'instruction primaire lorsque arriva la révolution de 1830. Elle trouvait une situation intellectuelle encore bien peu favorable, et on commençait à comprendre la nécessité d'allocations plus fortes pour hâter le progrès. C'est ainsi qu'en 1831 le budget de l'instruction fut porté à 700,000 francs, en 1832 à 1 million, en'1833 à 1 million 300,000 francs. J'arrive à la loi du 28 juin 1833; elle n'impose pas l'instruction à tous les enfants, mais elle oblige toutes les communes à avoir une école, et pour cela à la fonder si elle n'existe pas, à lui fournir un local convenable et à assurer un traitement au maître. Il devait y avoir des écoles primaires élémentaires et des écoles primaires supérieures, correspondant auxbesoinslesplus élevés de l'éducation populaire. L'action locale était favorisée par la création
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d'un comité communal, au-dessus duquel fonctionnait le comité d'arrondissement devant se réunir une fois par mois et investi de grands pouvoirs. Le conseil municipal choisissaitl'instituteur après avoir pris l'avis du comité communal des écoles. Son choix devait être ratifié par le comité d'arrondissement. Il y avait là l'application de principes de décentralisation très-favorables au concours si utile de toutes les influences locales. On s'en est écarté depuis, et je crois qu'il faut le regretter, car le plus grand intérêt de l'État est de prendre comme collaborateurs les hommes les plus distingués de l'arrondissement et de la commune, qui le déchargent d'une part de sa responsabilité. Nous avons vu combien cette action locale a été efficace en Allemagne. L'article premier de la loi comprend dans le programme de l'instruction primaire l'instruction morale et religieuse, mais l'art. 2 stipule que le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l'instruction religieuse. C'est tout ce que dit la loi de cette grave question de l'intervention de la religion dans l'éducation, qui dans d'autres pays a été regardée comme fondamentale; l'esprit public en France a toujours tenu à cette indépendance de l'Église et de l'école. Il en
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est résulté malheureusement trop souvent un isolement regrettable. M. Guizot l'avait pressenti ; mais il n'avait pas trouvé de solution à ce difficile problème qui agitera longtemps encore notre pays. Le progrès seul desesprits pourra détruire les défiances de l'opinion libérale, et la réconcilier avec l'action religieuse, pour donner à l'éducation populaire toute la valeur morale dont elle est susceptible. Les écoles normales primaires devinrent réglementaires dans toute la France ; plusieurs départements purent cependant s'associer pour en avoir une seule. Il y avait d'ailleurs liberté pour tous, sortant ou non de ces pépinières universitaires, d'exercer l'enseignement à la condition d'avoir obtenu un brevet de capacité. L'autorisation préalable autrefois nécessaire fut supprimée. Les congrégations religieuses purent donc continuer à développer leurs utiles établissements primaires,non plus, il est vrai, comme avant 1830 avec la protection de l'État, mais sous un régime de liberté. Telle est cette célèbre loi de 1833, qui a été en France le point de départ des progrès accomplis depuis 30 ans, et qui a attiré l'admiration même des autres pays par la netteté et la précision des principes et des règles qu'elle pose. Il faut lire dans les Mémoires de M. Guizot les magnifiques pages qu'il a consacrées à l'histoire de cette loi et de son applieaiion. Son nom y restera
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attaché et ce sera un de ses glorieux titres à l'admiration de l'avenir. Une inspection générale des écoles primaires eut lieu pour la première fois en 1833, et devint réglementaire en 1835. En 1837 furent organisées des conférences entre les instituteurs au chef-lieu de canton. En 1841, les écoles primaires supérieures furent annexées aux collèges communaux. C'est le germe de l'idée qui a été récemment appliquée dans la création de l'enseignement spécial. Malheureusement les budgets, chargés d'autres dépenses, ne comportaient pas encore les allocations qu'eût réclamées l'enseignement primaire. Le traitement minimum des instituteurs était encore de 400 francs dans les écoles supérieures et de 200 francs dans les écoles ordinaires, chiffres tout à fait insuffisants, qui ne pouvaient correspondre qu'à un état de véritable misère des maîtres dans les communes peu peuplées, donnant une faible rétribution scolaire. Après la révolution de 1848, M. Carnot, ministre de l'instruction publique, prépara un projet de loi pour l'enseignement primaire conçu dans l'esprit le plus large. L'instruction devait être obligatoire et gratuite et les écoles de lilles développées partout à l'égal de celles de garçons. Il fallait dei grandes dépenses pour l'exécution rapide d'un tel programme, et M. Carnot proposait de consacrer
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PREMIÈRE PARTIE.
■47 millions au budget de l'instruction primaire. On ne peut méconnaître tout ce qu'un tel projet avait de franchement libéral. Mais il ne tarda pas à rencontrer une disposition à la réaction ou tout au moins à la timidité dans le développement de l'instruction. Le mouvement socialiste qui suivit la Révolution de février, trouva, dit-on, des adhérents assez nombreux dans le corps des instituteurs, et il y eut contre eux un déchaînement de l'opinion. Je crois qu'il a été exagéré. Sans doute dans le nombre des instituteurs, comme partout ailleurs, on put trouver des esprits trop ardents et disposés à s'éprendre d'utopies chimériques. La situation si insuffisante faite aux maîtres était de nature à leur montrer sous un mauvais jour un ordre social qui rémunérait si inégalement les services rendus et prodiguait ailleurs la richesse, quand cette grande mission de l'instruction était si pauvrement rétribuée. Il y eut donc quelques égarements; mais pour le plus grand nombre des instituteurs dont on a signalé l'ardeur républicaine, il n'y eut réellement que cette généreuse aspiration vers le mieux, que cette espérance de régénération sociale qui séduisit beaucoup de nobles esprits en 1848. Quelques-uns y allièrent de fâcheuses tendances irréligieuses; il ne pouvait guère en être autrement au milieu de l'ébranlement des croyances; ils eurent le tort de ne pas sentir la nécessité de l'union intime de la religion
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et de l'enseignement pour le bien des populations. Quoi qu'il en soit, la loi du 15 mars 1830 se ressent dans quelques parties d'une pensée de défiance contre l'esprit des écoles normales primaires. C'est "ainsi qu'au lieu de continuer à en faire une institution "obligatoire, la loi autorise les départements à leur substituer le stage des élèves-maîtres dans des écoles très-bien ténues, auprès de professeurs éprouvés. C'est ainsi que se forment en Allemagne, non pas les instituteurs, mais les candidats- aux écoles normales, écoles qui ont dans ce pays toujours été précieusement conservées, même quand on a cru devoir réagir contre leur esprit. L'expérience delà loi del830 a démontré l'insuffisance du stage, et l'administration s'attache maintenant à assurer à tous les départements les bienfaits d'une école normale. La France a été divisée par la même loi en autant d'Académies qu'il y a de départements. Les inspecteurs d'Académie dépendent des recteurs qui ne sont que dans un petit nombre de grandes villes. On a aussi beaucoup diminué l'importance de ces fonctionnaires départementaux, et depuis leur rôle a été encore en décroissant, car sous le régime de la loi de 1830, les instituteurs étaient nommés par le Conseil municipal qui s'entendait à cet égard avec l'inspecteur d'Académie. Le décret de 1832 a transporté le droit de nomination au recteur, et,
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ce qui est beaucoup plus grave, la loi du 14 juin 1854 l'a fait passer entre les mains du préfet. Le préfet remplace ainsi le recteur qui n'a plus à s'occuper que de la direction théorique des cours primaires, et l'inspecteur d'Académie est devenu réellement un simple chef de division de la préfecture. Avec un préfet éclairé et bienveillant il peut y avoir ainsi plus de rapidité et d'unité dans l'action; mais que l'administrateur change et qu'il n'y ait plus harmonie de vues entre lui et l'inspecteur académique, l'initiative de celui-ci est paralysée; il devient prudent et timide, et sa situation manque trop souvent de dignité. On est d'ailleurs en présence des inconvénients inévitables de l'intervention des pouvoirs politiques dans la direction scolaire. Un dissentiment sur une élection compromet la situation d'un instituteur, et il est à craindre que le recrutement des maîtres ne souffre gravement de la privation de cette indépendance qui était un des antiques privilèges du corps enseignant. Il y a d'heureuses compensations dans la situation matérielle qui n'a cessé de s'améliorer. La loi du 15 mai 1830 fixe le minimum réel à 600 francs. Le décret de 1853 a permis d'élever le traitement des instituteurs méritant cette faveur à 700 francs après cinq ans de service, et à 800 francs après dix ans. Le décret du 19 août 1862 a autorisé l'élévation du traitement à 900 francs après quinze ans..
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Ces promotions doivent être données aux plus capables et être ainsi l'élément d'une constante émulation. C'est dans le même esprit de bienveillance qu'une indemnité de 100 francs a été accordée à tout maître allant se fixer dans sa résidence, que les communes ont été aidées par une subvention de la moitié de la dépense à constituer un mobilier à leurs instituteurs, qu'une caisse de secours mutuels a été établie entre tous les membres du corps enseignant primaire, et que les pensions de retraite ont été améliorées. La moyenne de ces retraites qui était de 37 francs en 1862, s'est élevée à 68 francs en 1863, 75 francs en 1864, 95 francs en 1865, sans compter les secours répartis entre les invalides de l'instruction primaire. Les inspecteurs primaires et les directeurs et maîtres des écoles normales ont vu aussi leur situation matérielle s'améliorer. On ne peut qu'approuver ces mesures qui sont pour les instituteurs un encouragement et une émulation, puisque tous peuvent être appelés par leur mérite à ces fonctions de confiance. Les études des écoles normales ont été l'objet de soins tout particuliers. Le récent décret du 3 juillet 1866 a cherché à leur inspirer de nouveaux progrès et à fortifier l'enseignement. L'étude du chant a été perfectionnée. Il ne faudrait pas cependant trop compliquer le cours d'études et on s'en
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est gardé en Allemagne. Ainsi je ne suis pas favorable aux relations météorologiques, et au service de jour et de nuit qui a été fondé à cette occasion entre les écoles normales et l'Observatoire, malgré les services qu'il a rendus, assure-t-on. Les concours cantonaux entre les meilleurs élèves des écoles, établis il y a deux ans, présentent quelques avantages. C'est un moyen excellent d'émulation, et on peut y avoir aussi l'occasion de distinguer des sujets d'élite et de leur faire faire des études complémentaires. Il faudrait prendre garde cependant à l'abus qui est très près de l'avantage. Nos lycées ont beaucoup usé de ce principe d'émulation, et il en est résulté souvent parmi les bons sujets un sentiment d'ambition, une aspiration vers les situations élevées que la société n'a pu satisfaire. C'est là le danger de déclassement dont on a parlé, suivant moi à tort, à propos de l'instruction primaire, telle qu'elle a été donnée jusqu'ici. Mais si le fils d'un petit cultivateur, distingué dans le concours cantonal, se croit appelé à quitter la campagne et à aller finir ses études au lycée voisin, l'éducation élémentaire ne sera-t-elle pas un peu détournée de son but et n'y aura-t-il pas là un fâcheux écueil? D'un autre côté, le maître, qui sait que le succès de ses deux ou trois élèves de prédilection sera un succès pour lui, ne va-t-il pas se consacrer de préférence à eux et négliger la partie moyenne de la classe qui n'a pas chance de réussir dans les
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concours? Nos lycées n'ont pas été exempts non plus de ce danger, et je désire vivement que nos écoles primaires y échappent. Les cours d'adultes ont pris depuis quelques années un développement des plus remarquables. On ne saurait trop louer l'administration qui les a encouragés, les maîtres qui les ont faits dans presque toute la France, à peu près gratuitement, et les jeuns gens qui ont montré, en les suivant assidûment, qu'en France une idée juste et utile a toujours du succès.
En I8S0 il y avait 4037 de ces cours. En 1803 En 1864-65 — — 4394 783a — —
En 1866 le chiffre a monté à 20000, suivis par 600000 élèves.
Quand on voit une pareille affluence, on peut conclure que notre pays ne le cédera à aucun autre pour le développement des études primaires, quand les écoles seront étendues comme elles doivent l'être. Les bibliothèques scolaires et communales ont été également l'objet, depuis quelques années, des plus utiles encouragements. Leur nombre s'élevait l'an dernier à 10,423 dont 6,000 n'ont pas seulement le caractère scolaire et remplissent le rôle de bibliothèque communale. Il y avait là, il y a un an,
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écoles normales comprises, 1,117,352 volumes, dont 460,000 ouvrages de lecture courante. La loi de 1850 n'avait pas adopté la gratuité, mais elle stipule l'admission des enfants pauvres sans rétribution sur une liste préparée parle maire et soumise au conseil municipal. Depuis la promulgation de la loi, deux courants d'idées contraires avaient dominé dans l'administration de l'instruction publique, l'un tendant à augmenter au tant que possible la rétribution scolaire et à en faire un élément de ressources et un moyen d'améliorer la situation des maîtres, l'autre plus ami de la gratuité et disposé à élargir plutôt qu'à resserrer les limites des listes d'admissions gratuites préparées par les maires. Le premier courant avait d'abord prévalu, mais le deuxième avait pris le dessus dans les dernières années, et c'était cet esprit qui avait inspiré la circulaire du 24 février 1864, qui règle la question au point de vue le plus libéral. Depuis lors la loi de 1867 a donné la faculté aux communes de décider la gratuité, et l'administration paraît favorable à l'extension de cette mesure. On avait encore fait bien peu de chose jusqu'aux dernières années pour les écoles de filles. On leur consacrait au budget 300,000 francs, ce qui est très-peu, eu égard aux besoins. Aussi 6,392 communes n'en ont pas. En 1850, on a cherché à combler cette lacune en
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favorisant l'établissement de maîtresses de couture dans les écoles mixtes. C'est une institution importée de l'Allemagne, comme les asiles-ouvroirs recommandés par la circulaire du 31 octobre 1854. On s'en est très-bien trouvé au delà du Rbin, et il n'est pas douteux qu'on n'en tire aussi un utile parti en France; mais ces fondations ne remplacent pas les écoles complètes de filles pour la véritable éducation de la femme. Pour la première fois, la loi du 10 avril 1807 a proclamé l'obligation d'une école de filles pour les communes de plus de 500 âmes, et a assuré aux institutrices un traitement minimum de 400 francs. Le traitement de ces dernières était vraiment plus que modique. Les institutrices laïques touchaient en moyenne 481 francs et les religieuses 344 francs. Mais quelques-unes étaient bien audessous de la moyenne et dans une réelle détresse. De grands efforts ont été faits et continués depuis un certain nombre d'années pour construire des maisons d'écoles dans les communes qui en sont malheureusement dépourvues. Chaque année une somme assez importante, mais encore insuffisante, a été consacrée à cette œuvre qui demanderait 80 millions pour être achevée. Peut-être n'aurait-il pas été inutile d'étudier avec grand soin et de répandre, sans les imposer, des plans de maisons d'écoles types de différentes di-
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mensions. Il arrive en effet souvent que des constructions nouvelles ne répondent pas par leurs bonnes dispositions aux sacrifices que les communes et l'État se sont imposés. Malgré ces efforts continus, la situation générale ne s'est pas améliorée autant qu'il le faudrait,, puisqu'un des derniers exposés de la situation de l'Empire contenait le passage que voici : « Près de 600,000 enfants restent encore com« plétement prrvés d'instruction, et beaucoup de « ceux qui figurent sur les listes de l'école, n'y « allant que pendant deux ou trois mois de la « mauvaise saison, oublient l'été ce qu'ils ont ap« pris l'hiver. C'est parmi ces enfants abandonnés « à l'ignorance et au vagabondage que le crime « lève plus tard sa dîme funeste. L'administration « de l'instruction publique le sait et porte sur ce « point sa plus vive sollicitude, mais il faut que le « pays se pénètre bien de cette vérité, que l'argent « dépensé pour les écoles sera épargné pour les « prisons. « Deux faits considérables se produisent au sein « de notre société, l'augmentation progressive de « la population ouvrière, qui s'est accrue depuis « 1848 d'un million d'enfants, et la diminution de la « criminalité qui, de 1847 à 1860, a baissé de près « de moitié, ce qui oblige en ce moment même « l'administration de l'intérieur à supprimer une « maison centrale.
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« Dansle département des Hautes-Alpes, la population a si bien pris l'habitude de donner l'instruction primaire à ses enfants, que les écoles sont pleines et que la prison de Briançon a été vide plusieurs fois cette année. » 11 faut, en résumé, pour être juste, tenir compte des progrès accomplis qui sont réellement énormes. Nous avions l'an dernier 36,692 communes en possession d'écoles, 818 en manquent. « « « «
Nous possédons 20703 écoles pour garçons seuls. — 17683 écoles mixtes.
Ensemble... 383S6 dont 3Î5634 payantes. 2572 gratuites. Elles reçoivent 2399293 garçons. Nous avons 14059 écoles de filles dont 11882 payantes. 2177 gratuites. Elles reçoivent 1014537 filles. C'est donc un total de Si on y ajoute les écoles libres pour Et les salles d'asile On arrive au total de reçus dans les écoles de France. 3413830 enfants. 922548 — 383235 4719612 — enfants
Quand on songe qu'en 1833 le nombre des garçons fréquentant les écoles n'était que de 1,200,000, et qu'il a doublé en 33 ans, on nepeut pas méconnaître un admirable mouvement, on peut souhai-
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ter seulement qu'il se complète promptement pour l'honneur et le bien de la France. On constate encore au moment des mariages, d'après le rapport de M. Duruy de 1867, 23 0/0 d'hommes et 41 0/0 de femmes, soit en moyenne 33 0/0 de notre population, ne sachant pas signer leur nom. Ces chiffres affligeants montrent toute la nécessité d'améliorations rapides. La loi du 10 avril 1867 doit être le point de départ de ces améliorations. J'ai déjà indiqué plus haut l'heureuse révolution qu'elle inaugure en consacrant l'existence d'écoles de filles dans tous les centres importants de population. Elle fera encore beaucoup de bien en introduisant, comme elle le veut, des instituteurs adjoints dans les écoles les plus fréquentées, en encourageant les cours d'adultes et les instituteurs qui se dévouent à cette œuvre utile. Ce sont autant d'excellentes réformes ; mais ce progrès de la législation ne suffira pas encore. Il faut un nouveau progrès dans les esprits, une conviction plus unanime de la nécessité de l'instruction, le concours de tous les hommes de bien, l'empressement de l'État et des communes à s'imposer de grands sacrifices pour donner une complète et définitive impulsion à l'éducation populaire.
�CHAPITRE XI
L'ENSEIGNEMENT INDUSTRIEL.
L'étude comparée de l'organisation de l'enseignement élémentaire dans les pays les plus éclairés de l'Europe ne serait pas complète si je ne disais quelques mots des mesures prises depuis quelques années pour créer ou perfectionner ce qu'on a appelé l'enseignement professionnel ou industriel. — Il y a eu quelques malentendus à ce sujet, parce qu'on a poursuivi parallèlement deux buts que l'on a quelquefois confondus. Le premier était de donner aux enfants de la classe aisée ne se destinant pas aux professions dites libérales une instruction moins littéraire et plus scientifique, moins élevée et plus pratique. C'est à ce besoin que répond l'enseignement spécial qui vient d'être développé en France, et qui paraît destiné à remplacer un certain nombre de nos anciens collèges communaux. Le second but est de donner aux enfants de la classe ouvrière une instruction un peu plus étendue à certains égards que celle de l'école primaire, les pré-
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parant à s'acquitter plus habilement de leurs travaux industriels et à pouvoir avancer au besoin dans la carrière qu'ils auront choisie jusqu'à des postes de contre-maîtres ou de chefs d'atelier. C'est de cette seconde classe d'élèves que nous avons plus particulièrement à nous occuper dans cette «tude. Autrefois l'industrie ne demandait pas tant de ■connaissances; tous les procédés perfectionnés qu'a révélés la science moderne étaient inconnus, et l'ouvrier n'avait guère à apprendre qu'une pratique, le plus souvent facile, un tour de main, qui n'exigeait pas beaucoup d'études préalables: mais aujourd'hui que la mécanique a révolutionné toutes les fabrications, il n'est guère d'ouvrier qui ne puisse être éventuellement appelé à utiliser les motions plus étendues qu'il lui a été donné d'acquérir. Les realschulen de l'Allemagne, qui dépendent des écoles bourgeoises, correspondent à notre enseignement spécial, et sont destinées à préparerdes commerçants ou des employés d'industrie. Ce n'est donc pas là, mais daris les écoles primaires, si bien organisées d'ailleurs, que les ouvriers doivent trouver les connaissances suffisantes pour leurs travaux. Ils complètent leur instruction en fréquentant les cours du soir et l'école du dimanche qui est très-souvent consacrée au dessin. - ' Dans quelques centres manufacturiers on a ce^
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pendant établi des écoles destinées à des enfants d'ouvriers et ayant un caractère plus particulièrement technique. Telle est la remarquable école industrielle de Barmen, dans les provinces rhénanes, qui a donné d'excellents ouvriers aux célèbres fabriques de cette ville. Dans certains cas, comme dans l'école de tissage de Brimer en Moravie, la spécialisation a été plus complète encore. L'organisation de la Suisse a beaucoup de rapports avec celle de l'Allemagne. Les reakelmlen de Zurich et de Bâle forment rarement des ouvriers ; ceux-ci s'instruisent dans les écoles primaires, qui aux environs de certaines fabriques prennent un caractère plus industriel. La Belgique a été plus loin et a constitué de véritables ateliers d'apprentissage, qu'on nomme Écoles de manufactures. Très-bien appropriés aux besoins des industries, patronés par elles, ces établissements ont formé de très-bons ouvriers, et on n'a eu jusqu'à présent qu'à se louer de l'institution. Pour l'Angleterre, il n'y a à ajouter à l'enseigne^ ment élémentaire, dont j'ai décrit plus haut l'organisation, que des écoles spéciales d'art, de dessin et de navigation créées sous le patronage de l'État. Les mechanics institution et les cours du soir permettent aux ouvriers adultes de consacrer à un complément d'instruction les loisirs que leur laisse îe travail.
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PREMIÈRE PARTIE.
La France est depuis longtemps déjà entrée dans la voie de l'enseignement industriel. Ses excellentes écoles d'arts et métiers forment des ingénieurs, des contre-maîtres et des ouvriers d'élite. Issus de la population ouvrière, ces jeunes gens sortent de Châlons, d'Angers ou d'Aix déjà exercés aux travaux manuels, et les continuent à l'atelier pour y trouver, soit leur carrière définitive, soit un complément d'apprentissage les préparant à des fonctions plus élevées. Les écoles de la Martinière à Lyon, de Lille, de Mulhouse, de Nîmes, de Reims, de Rouen, et de plusieurs autres villes, le Conservatoire des Arts et Métiers et les associations philotechniques et polytechniques à Paris, fournissent des ouvriers instruits et habiles. On ne peut que conseiller la propagation de ces écoles dans tous nos centres manufacturiers. Les écoles primaires feront le reste, et, dans la plupart des cas, il suffira d'ajouter à leur programme quelques notions spéciales appropriées à l'industrie locale pour les mettre en mesure de former une excellente population ouvrière. Je ne veux pas m'étendre davantage sur cet enseignement professionnel qui ne semble avoir qu'un rapport éloigné avec l'objet de ce travail, mais qu'il était difficile de ne pas mentionner dans une étude sur l'éducation et ses conséquences. Il n'est pas d'ailleurs stérile, caril crée parmi lesjeunesouvriers un esprit d'émulation qui est unegrandeforcecontre
�L'ENSEIGNEMENT INDUSTRIEL.
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le mal. Satisfaits de se sentir instruits, et désireux de l'être davantage, ils prennent volontiers en dégoût les plaisirs dégradants. C'est ainsi qu'en nourrissant l'esprit on l'élève, et que les progrès de l'instruction préparent ceux des mœurs. Je ne dis rien ici de l'enseignement agricole, me réservant d'en dire quelques mots à l'occasion du bien-être dans la vie rurale.
�CHAPITRE XII
CONCLUSION.
§ I.
— Enseignement obligatoire.
Quand, après avoir traversé rapidement ces diverses législations do l'instruction primaire et étudié leurs résultats, on cherche à les comparer et à trouver la loi de leurs succès, on est immédiatement amené à toucher à cette grosse question de renseignement obligatoire. Je ne crois pas devoir la traiter ici en détail, et il ne me paraît pas qu'après les discussions si complètes qui ont eu lieu à ce sujet, il soit possible d'ajouter de nouveaux arguments à ceux qui ont été produits de part et d'autre. Mais je ne puis, en la rappelant, me dispenser de la placer au premier rang. Un homme a-t-il le droit de priver son enfantd'instruction? L'État, qui sait qu'il ne peut obtenir de progrès définitif dans la société que par l'instruction, ne doit-il pas user ici de sa faculté de commandement, qu'il a appliquée déjà souvent ailleurs en présence de besoins
�CONCLUSION.
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moins impérieux? N'est-ce pas ici le cas où se justifie plus que jamais le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique? Tous ceux qui connaissent nos campagnes, la routine de nos vieux paysans, leur indolence et leurs préjugés, ne doivent-ils pas craindre que sans obligation on ne puisse réussir à combler entièrement les lacunes encore si grandes queprésentel'enseignementdans les campagnes? Je suis pour ma part très-touchéde la valeur de ces considérations, et je serais disposé à me rallier sans réserve au principe de l'obligation. Je ne crois pas qu'on puisse lire les admirables pages que M. Jules Simon a consacrées à cette question dans son beau livre de l'École, sans être bien près d'être convaincu delà légitimité et de la nécessité de la contrainte à imposer aux pères de famille pour le bien de leurs enfants. M. Cousin, à son retour d'Allemagne, avait conclu comme M. Jules Simon, et beaucoup d'esprits élevés, dans notre pays et dans d'autres, sont attachés très-fermement à cette opinion qui est aujourd'hui celle de notre ministre de l'instruction publique. Néanmoins il faut bien dire que l'opinion publique en France ne s'est pas encore convertie à l'enseignement obligatoire. On y voit une violation dé la liberté du père de famille, et une fâcheuse intervention de l'État dans des questions qui ont été jusqu'ici réservées à l'autorité paternelle. On craint que de ce principe on ne soit entraîné plus tard par
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PREMIÈRE PARTIE.
une pente fâcheuse à l'adoption forcée des écoles de l'État, alors que beaucoup de familles donnent la préférence à des écoles privées dirigées dans un esprit plus conforme au leur. On se récrie contrela sanction pénale, et on ne verrait qu'avec une extrême répugnance appliquer à des pères de famille récalcitrants des amendes et surtout la prison. Enfin on assure que le progrès des mœurs et la diffusion des écoles dans tous les cas atteindront le même but sans violences, comme cela est arrivé en Amérique. M. Guizot a donné son appui à ces idées et il résume ainsi son opinion : « La hère susceptibilité des peuples libres et la « forte indépendance mutuelle du pouvoir tempo« rel et du pouvoir spirituel s'accommoderaient mal « de cette action coërcitive de l'État dans l'intérieur « de la famille; et là où les traditions ne la sanc« tionnent pas, les lois échoueraient à l'introduire, « carellesn'iraientpas audelà d'un commandement « vain, ou bien elles auraient recours, pour se faire « obéir, à des prescriptions et à des recherches ina quisitoriales odieuses à tenter et presque impos« sibles à exécuter, surtoutdans un grand pays. La « Convention nationale le tenta, c'est-à-dire le dé« créta en 1793, et, parmi toutes ses tyrannies, « celle-là du moins demeura sans effets. L'instruc« tion populaire est de nos jours en Angleterre, de « la part des pouvoirs nationaux et municipaux « comme des simples citoyens, l'objet d'un zélé et
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« persévérant effort; personne pourtant ne propose « de la commander aux parents absolument et par « la loi. Elle prospère aux États-Unis d'Amérique, •<( les gouvernements locaux et les associations parte ticulières font de grands sacrifices pour multi« plier et perfectionner les écoles. On ne songe pas « à pénétrer dans l'intérieur des familles pour y « recruter forcément des écoliers. C'est le caractère « et l'honneur des peuples libres d'être à la fois « confiants et patients, de compter sur l'empire de « la raison éclairée, de l'intérêt bien entendu, et de « savoir en attendre les effets. » Je ne veux rien ajouter après ces belles paroles. Je maintiens cependant ma préférence personnelle pour l'enseignement obligatoire, surtout à cause de la nécessité de triompher rapidement de la routine dans les villages peu éclairés, qui sont encore chez nous en assez grand nombre, et que je crois nécessaire de conquérir de force à la civilisation. Je reconnais néanmoins que les efforts faits pour répandre les écoles, pour former de bons instituteurs et pour développer partout les cours d'adultes et les bibliothèques doivent atteindre le but, même sans la contrainte, mais plus lentement.
§ II. — Gratuité.
Après la question de l'obligation vient celle de la gratuité. L'Allemagne et la plus grande partie
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PREMIÈRE PARTIE.
de la Suisse en ont repoussé le principe et sont arrivées cependant à assurer la vulgarisation la plus grande de l'enseignement. L'Angleterre a résolu la question dans plusieurs villes, et spécialement à Londres, en créant des écoles gratuites pour les indigents. Ce système a été adopté dans quelques autres pays. Nous ne croyons pas que ce soit une institution à imiter. Je n'aime pas cette division de la population en deux parties, dont l'une plus fortunée fréquente certains lieux d'instruction, dont l'autre plus malheureuse est reléguée ailleurs. Je sais bien qu'il n'est pas agréable à bien des passants de savoir leur enfant propre et soigné assis à l'école à côté d'un enfant en haillons. Mais c'est au maître à exiger de celui-ci la propreté indispensable. Cette camaraderie sur les mêmes bancs ne peut être que féconde en heureuses conséquences; elle facilitepour l'avenir la vraie égalité, celle qui s'exerce au milieu des inégalités de fortune et de rang social, par la dignité humaine, la liberté et la participation aux mêmes droits politiques. N'ayons pas un pays de castes, tâchons que l'oubli des différentes classifications de la société existe au moins à l'école, et que ces enfants n'aient pas à se poser dès cet âge, en se voyant séparer les uns des autres, de redoutables problèmes qu'ils ne peuvent d'abord comprendre et résoudre, mais qui, à mesure que la clarté se fait dans leurs jeunes intelligences, préparent l'antagonisme de l'avenir !
�CONCLUSION.
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Le système adopté en France, et qui assure l'admission à l'école communale des enfants pauvres sans rétribution, est d'accord avec celui de la Prusse et de la Suisse, et me paraît présenter toutes garanties. On lui reproche d'opérer sous une autre forme la division pratiquée ailleurs par des écoles différentes. Il y aurait là en effet un danger, s'il arrivait, comme cela a eu lieu dans certaines écoles, que l'on séparât les enfants gratuits des enfants payants; c'est un détestable procédé dont on a bien fait d'interdire absolument l'application. Il faudrait, pour bien faire, que la liste de gratuité ne fût connue que du maire et du bureau de bienfaisance qui doitexister réglementairement dans chaque commune. La loi exige le visa par le conseil municipal, et je conclurais volontiers à ne faire voter par lui que la liste d'ensemble, c'est-à-dire le nombre des enfants admis et l'inscription de la dépense au budget communal ; car, pour peu qu'on ait à redouter la publicité, il faut craindre que tous les pauvres honteux, tous les cultivateurs gênés qui ne veulent pas faire connaître à tout le conseil municipal leur situation, ne préfèrent s'abstenir de demander la gratuité et ne s'abstiennent en même temps d'envoyer leurs enfants à l'école. Il y a là une question des plus délicates, qui touche à ce que l'amour-propre a de plus légitime, qui s'attaque même souvent aux intérêts les plus sérieux de la famille. Que de fois on rencontre des situa-
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PREMIÈRE PARTIE.
lions embarrassées qui ne peuvent s'avouer au grand jour, sans compromettre le crédit qui les soutient! Faisons donc tous nos efforts pour que le mécanisme de la gratuité pour les enfants pauvres fonctionne discrètement, sans exposer les familles qui la demandent à une notoriété inutile et souvent dangereuse, et sans permettre que les enfants puissent connaître cette inégalité nécessaire qu'il vaut mieux laisser ignorer à leur jeune âge. L'idée de la gratuité absolue a fait des progrès en France, et un certain nombre de communes l'ont adoptée; le département de l'Hérault l'a même généralisée. Les difficultés dont jeparlais tout à l'heure n'ont pas été sans influence sur ces déterminations. On a reculé devant la classification des habitants en riches et pauvres, surtout dans les campagnes où la limite est si difficile à établir, parce que personne n'est riche et qu'il y a peu de pauvres, les situations gênées étant cependant très-fréquentes. Mais pour obtenir la gratuité, on a dû recourir à des impôts, et nous en avons déjà assez en France pour désirer vivement ne plus les augmenter. Il y a d'ailleurs beaucoup à faire dans tous les départements pour achever avec les fonds dont on pourra disposer les chemins de petite vicinalité. Pourquoi donc se priver de cette contribution si bien justifiée qu'acquittent les parents aisés en envoyant leurs enfants à l'école? Elle procure en France 15 à 20 millions qu'il serait fâcheux d'avoir encore
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à demander sous une forme nouvelle aux contribuables. Le payement des frais d'école n'est pas d'ailleurs seulement à envisager au point de vue financier. Il est d'expérience que les parents qui ont à payer pour leurs enfants s'intéressent davantage à leur travail à l'école, à leur assiduité et à leurs progrès. Ils tiennent à ce que le sacrifice qu'ils font ne soit pas perdu, et ils deviennent ainsi les auxiliaires naturels du maître. Il faut seulement désirer que les tarifs d'école adoptés soient très-modérés, et que la liste des enfants exempts du payement soit faite dans un esprit très-large et très-libéral. A ces conditions, la gratuité générale ne me paraît pas nécessaire, et cependant l'éducation pourra se vulgariser autant que doivent le souhaiter tous les amis du progrès;
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§ III. — Budget de l'Instruction.
Même en repoussant le principe de la gratuité absolue, il faut s'attendre à ce qu'il reste à l'État, aux départements et aux communes de grandes dépenses à faire pour construire des écoles partout où il n'y en a pas, entretenir et réparer celles qui existent, et améliorer la situation des maîtres et des maîtresses. Pour cela il faut de l'argent et beaucoup d'argent.
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PREMIERE PARTIE.
Hé bien ! s'il est au monde un emploi utile de l'argent de la France, c'est celui-là. Que les autres intérêts cèdent devant celui de l'extension de l'instruction en France ! Qu'il y ait un accord unanime pour reconnaître que notre grand pays, placé si haut jusqu'ici dans le monde intellectuel, ne doit pas perdre son rang : qu'il voie ce qui est arrivé à l'Espagne et à l'Italie jadis si prospères ! qu'il regarde l'Allemagne et les États-Unis ! Les sacrifices énormes que les Américains du Nord se sont imposés pour la diffusion de l'enr seignement et qu'ils ont continués au milieu de la guerre la plus sanglante et la plus coûteuse, ne doivent-ils pas nous faire réfléchir sur l'insuffisance des ressources que nous consacrons à l'instruction primaire? Souvenons-nous que depuis le commencement du siècle c'est par là que nous avons péché ; nous avons donné beaucoup de paroles et peu d'argent. La semence que nous jetterons dans l'esprit de la jeune génération imposera une dépense qu'il ne faut pas dissimuler; mais elle germera et la récolte sera d'autant plus abondante que nous nous serons imposé de plus grands sacrifices pour la préparer.
§ IV. — L'Éducation des Filles.
Quand l'instruction primaire sera plus richement dotée, c'est l'éducation des iilles qui demandera
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d'ici à quelques années le plus de dépenses; car, nous l'avons vu, elle est à créer dans plus de la moitié de la France. Je montrerai, en parlant de l'influence de l'édu cation sur la moralité, toute l'importance du rôle de la femme dans nos ménages d'ouvriers. Je ne veux en parler ici qu'au point de vue de la mère appelée à préparer l'école dans les leçons du premier âge, et ensuite à aider et à compléter son action. Consultez tous les instituteurs, et ils seront unanimes à vous dire que sans l'appui de la famille, .et spécialement de la mère, leur œuvre n'est qu'incomplète. C'est même leur principale excuse quand on leur reproche de ne donner que l'instruction et pas assez d'éducation, de former l'esprit et de négliger le cœur. « Nous ne pouvons que bien peu, « répondent-ils, si nous ne sommes pas aidés par « la famille, si la mère n'a pas été l'affectueuse « institutrice de l'enfant avant l'école, si elle n'est « pas notre soutien pendant le temps' des études, « si après que l'enfant nous a quittés, elle ne veille « pas sur lui, avec une sollicitude éclairée. » Il faut pour cela à la mère de l'amour dont elle a des trésors, mais il lui faut aussi de l'instruction, sans laquelle son amour maternel est le plus souvent impuissant. Une mère qui ne sait pas lire est toujours une bonne mère; mais elle est privée d'une partie de l'action qu'elle peut avoir sur son enfant en lui donnant elle-même ses
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PREMIÈRE PARTIE.
premières leçons, en lui faisant répéter celles de l'école, et en s'associant à son travail. Puis il arrive un jour où l'enfant qui s'instruit considère un peu moins sa mère privée d'instruction. 11 la regarde toujours avec la même tendresse, mais avec moins de confiance : c'est là un grand péril ; car l'autorité de la mère est la plus grande sauvegarde de la jeunesse. Il est malheureusement trop tard pour répandre la lumière dans la génération des femmes qui remplissent aujourd'hui cette grande mission maternelle. On ne peut guère parler pour elles des cours d'adultes. Mais il faut se hâter de perfectionner l'éducation des lilles pour former les mères de l'avenir.
§ V. — Institutrices. — Écoles mixtes.
Pour l'éducation des lilles, ayons des institutrices. Suivons l'exemple de l'Amérique et non celui, de l'Allemagne, ou plutôt conservons la tradition française; car c'est en France que les congrégations de soeurs ont donné leurs plus beaux exemples de dévouement à l'éducation de l'enfance; c'est en France que les institutrices laïques ont le mieux réalisé ce type de désintéressement, d'abnégation et de travail modeste et patient, qui est si difficile à trouver en dehors des congrégations et dont la
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France fournit de nombreux et remarquables modèles. Nous val ons mieux à cet égard que tous les autres peuples. Ne nous comparons plus à l'Amérique avec ses institutrices d'une faible vocation, remplissant leurs fonctions jusqu'au mariage dont la pensée doit souvent se mêler à celle de l'enseignement , et quittant leur école dès qu'elles sont mariées. Sans doute les États-Unis ont très-habilement utilisé leur concours ; mais nous n'avons à cet égard rien à envier à personne, et nous avons seulement à utiliser ce que nous possédons. Avec les ordres religieux, et nos institutrices laïques prêtes à consacrer leur vie entière à leur œuvre, nous pouvons régénérer en peu d'années l'instruction des jeunes fdles en France. Il me paraît seulement désirable de ne pas faire du brevet de capacité un épouvantai! qui fasse reculer les intelligences modestes, dont le concours est précieux pour nos communes rurales. Tout le monde est d'accord en principe à ce sujet, mais la pratique est souvent trop sévère. C'est ce qui oblige tant de sœurs à se contenter de la lettre d'obédience avant ou après des examens qu'il eût été sage de rendre moins rigoureux. J'ai examiné des programmes qui m'ont réellement paru un peu audessus du nécessaire. Je crois un léger abaissement du niveau indispensable pour faciliter le recrutement des institutrices dans toutes nos petites communes.
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PREMIÈRE PARTIE.
Quant aux écoles mixtes, il faudra y renoncer aussitôt que possible. L'expérience a montré partout en France leur insuffisance et leurs inconvénients. Les instituteurs qui les dirigent sont le plus souvent d'accord pour leur suppression. J'ai été trèsfrappé l'été dernier par l'exemple d'une commune voisine de celle où j'étais à la campagne. Il y avait là une école mixte qui recevait environ douze filles. Une école spéciale de sœurs a été fondée, 60 à 80 jeunes lilles la fréquentent. Il y avait donc répugnance des parents à envoyer à l'école mixte qui était cependant dirigée par un maître habile et honnête, et sans la création de l'école des sœurs, une partie importante de la population féminine aurait été privée d'instruction. Il reste à savoir ce qui est à faire dans les communes ou sections de communes tellement petites qu'il n'y a vraiment pas place à deux écoles. J'ai eu à résoudre un cas de ce genre, et j'ai adopté le principe de l'école mixte tenue par des sœurs avec classes séparées. Les garçons en suivent le cours jusqu'à leur première communion, puis, s'ils veulent ensuite une instruction un peu plus avancée, ils vont la chercher à une commune voisine. A11 ou 12 ans, un déplacement n'est plus un embarras comme à sept ans. J'ai entendu dire à toutes les personnes ayant adopté la même solution qu'elles s'en étaient bien trouvées; l'éducation des tilles était excellente, et celle des garçons terminée par l'insli-
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tuteur voisin ne le cédait guère à celle qu'ils auraient eue en suivant son école depuis la première enfance. Beaucoup de bons esprits pensent que cette organisation vaudrait mieux pour les hameaux que celle de l'école mixte tenue par un maître. Dans tous les cas, les deux écoles séparées sont préférables, toutes les fois qu'on pourra les établir. § VI. — L'Éducation religieuse. — Le Prêtre. — La Congrégation. Pour achever l'œuvre de l'éducation en France, il faut absolument que nous nous guérissions de cette défiance, jusqu'ici incurable, qui sépare un très-grand nombre d'instituteurs de leurs curés, et aussi, il faut le-dire, quelques curés de leurs instituteurs. Cette formation de l'enfance est une œuvre commune pour laquelle on ne saurait trop réunir tous les efforts de l'enseignement scolaire et de la religion. Malheureusement notre siècle est issu d'une révolution qui a produit un tel ébranlement qu'on n'a pu encore réussir depuis a retrouver le calme et la modération. L'Église a perdu ses privilèges et une prépondérance d'action qu'elle regrette encore, non, pour l'immense majorité, par esprit personnel, mais par impuissance à faire le bien des âmes comme elle le voudrait. Elle gémit de ne pouvoir agir sur les enfants, comme elle le faisait
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PREMIÈRE PARTIE.
autrefois, en étant la véritable directrice de leur éducation. Elle ne les voit que trop peu à son gré, et une fois le catéchisme passé, l'influence du curé ne s'exerce que rarement et faiblement. De son côté, le maître d'école arrive dans sa commune avec la crainte d'être vu de mauvais œil; il ne veut pas abdiquer sa liberté et se tient sur la réserve. Il est cependant religieux, le plus souvent du moins (les jeunes gens que j'ai connus, sortant des écoles normales, avaient à cet égard, pour la plupart, les meilleures dispositions), mais il ne voudrait pas que ces sentiments religieux fussent pour lui un élément de dépendance. De cette situation réciproque résulte une attitude quelque peu diplomatique, qui n'est pas ce qu'il faudrait pour le bien de l'éducation. De temps en temps, la situation est plus mauvaise, l'instituteur est irréligieux; son enseignement n'a pas ce caractère, mais le curé se délie et craint que l'esprit du maître ne s'insinue, même à son insu, dans l'éducation qu'il donne. Ses craintes peuvent être quelquefois fondées, et alors l'antagonisme qui se produit est presque sans remède. Voit-on quelques solutions à ce problème si grave? La principale me paraît être de fortifier encore, si c'est possible, l'esprit religieux chez les jeunes instituteurs, en redoublant de précaution dans le choix des sujets pour les écoles normales et dans la direction religieuse de ces écoles. C'est
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à quoi concluait M. Cousin, à son retour de Prusse, et, tout rempli de ce grand spectacle religieux que l'Allemagne lui avait présenté, il finissait par ces paroles, frappantes dans sa bouche : « Je n'ignore pas, monsieur le ministre, que ces « conseils sonneront mal aux oreilles de plus « d'une personne, et qu'à Paris on me trouvera « bien dévot. C'est pourtant de Berlin, et ce n'est « pas de Rome que je vous écris. Celui qui vous « parle ainsi est un philosophe autrefois mal vu « et même persécuté par le sacerdoce; mais ce « philosophe a le cœur au-dessus de ses propres « insultes, et il connaît trop l'humanité et l'his« toire pour ne pas regarder la religion comme « une puissance indestructiDle, le christianisme « bien enseigné comme un moyen de civilisation « pour le peuple, et un soutien nécessaire pour les « individus auxquels la société impose de péni« bles et humbles fonctions sans aucun avenir « de fortune, sans aucune consolation d'amour« propre. » Il faut agir aussi sur le corps ecclésiastique pour le décider à donner son concours affectueux et bienveillant aux instituteurs et aux écoles. C'est cet esprit qui inspire un important mandement de monseigneur Donnet, archevêque de Bordeaux, dont je détache quelques passages. « Multipliez, écrivait-il aux curés, vos visites à « l'école, ne vous présentez pas en censeur dési-
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PREMIÈRE PARTIE.
« reux de trouver des motifs de blâme; montrez« vous-y comme un ami qui vient apporter des « conseils et surtout des encouragements. Cherce chez à découvrir tout ce qui est bien ; saisissez « l'occasion d'adresser quelques éloges aux élèves « et au maître. La louange excite l'émulation; elle « est une récompense pour l'instituteur, à qui elle « prouve que ses efforts n'ont pas été stériles; elle « le dédommage de beaucoup de peines et rend sa « tâche plus facile, en augmentant son influence « et son action. « Avec quel bonheur nous envisageons dans « l'avenir les heureux etfets de ce mutuel concours « du prêtre et de l'instituteur; le prêtre attirant « les enfants à l'école, où l'instruction élémen« taire les prépare à recevoir la bonne semence de « l'Évangile ; l'instituteur montrant à la jeunesse le « chemin de l'église, et la disposant à écouter la « parole du prêtre comme celle de Jésus-Christ ! » La difficulté existe surtout quand le curé aurait désiré une congrégation et que le conseil municipal a demandé un instituteur ou une institutrice laïque. On ne saurait croire combien ces questions sont délicates dans les petites communes. Elles y occasionnent, en dehors même du curé, entre les esprits religieux et les esprits se croyant libéraux, des jalousies dont on ne se fait pas une juste idée quand on ne les a pas vues dans les campagnes. Ces luttes survivent à la cause qui les a amenées,
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et elles empêchent le bien de se faire dans le pays ; car il ne pourrait être réalisé le plus souvent que grâce à l'accord de tous les habitants. Il serait digne de notre époque d'oublier ces habitudes d'antagonisme et d'abandonner toute autre préoccupation pour celle de la diffusion de l'enseignement et des croyances religieuses, quels que doivent être les instruments de cette propagation des lumières. D'ailleurs peut-il rester, quand on étudie les chiffres relatifs aux congrégations et aux maîtres laïques, quelque embarras dans l'esprit? Nous avons à pourvoir à 38,386 écoles de garçons; Sur ce nombre, 35,348 sont tenues par des laïques, et 3,038 par des frères. Ceux-ci ne peuvent s'étendre que faiblement, faute de sujets. La place reste donc libre aux laïques pour plus des onze douzièmes de l'enseignement. Il n'en est pas de même pour les filles. Il y a 8,061 écoles tenues par des sœurs, contre 5,998 tenues par des laïques. Mais, comme il reste 24,000 communes à pourvoir, il y a place pour les développements des congrégations, qui ne peuvent être qu'extrêmement limités et pour le placement d'un très-grand nombre d'institutrices laïques. Il faut donc que les amis des congrégations pensent qu'on ne peut pas se passer de laïques pour la majorité des besoins, et il faut que leurs antagonistes cessent de l'être, et ne voient en elles que des auxiliaires voués à la même œuvre d'édu-
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PREMIÈRE PARTIE.
cation, mais astreints à un lien religieux, plus étroit. J'ai confiance qu'avec le progrès du temps, si notre société n'est pas soumise à de nouvelles secousses, les efforts des évêques les plus éclairés, des recteurs, des inspecteurs, et des hommes considérables de chaque département, réussiront à rendre plus parfaite l'harmonie entre l'élément religieux et l'élément scolaire, et qu'il en résultera un'nouveau progrès dans l'éducation de nos enfants.
§ VII. — La Décentralisation.
Pour le progrès dont je viens de parler et pour tous les autres progrès de l'enseignement, nous négligeons trop un des moyens employés avec le plus de succès par tous les autres peuples, l'action locale, l'action communale, cantonale et d'arrondissement. Tout va au département. C'est encore heureux, dira-t-on, de ne pas aller jusqu'à Paris, et les mesures de décentralisation ont précisément consisté à renvoyer au chef-lieu du département un certain nombre de questions qui se traitaient auparavant à Paris. Je le reconnais, mais le département est encore bien loin de l'école primaire. Quel bon motif avez-vous donc eu pour supprimer ce comité des écoles qui, aux termes de la loi de
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1833, devait fonctionner dans chaque commune, à l'imitation de l'Allemagne ? Vous avez créé le délégué cantonal, mais quel rôle lui avez-vous donné? J'ai été plusieurs années délégué cantonal, et je puis attester qu'à part le nombre des élèves indigents à admettre à l'école et leurs noms à viser, aucun document n'a passé par mes mains, aucune indication ne m'est venue de l'inspection primaire. J'ai visité de temps en temps l'école sans avoir jamais été appelé à aucune coopération sérieuse. Tous mes collègues peuvent en dire autant. Il y a donc là un organe de l'administration qui ne joue pas. La loi de 1833 avait prévu un comité d'arrondissement investi de grandes attributions. Il a été supprimé. Il n'y a plus maintenant qu'un conseil académique au chef-lieu. C'est au chef-lieu qu'ont lieu les distributions de récompenses aux instituteurs. Les conseillers généraux qui pourraient rendre des services au progrès de l'éducation pendant leurs tournées dans le canton qu'ils représentent ne sont investis d'aucun mandat. N'y a-t-il pas là un indice de la difficulté qu'il y a à décentraliser dans notre pays, puisque depuis 1833 nous avons rétrogradé, loin d'avancer? Mais, dira-ton encore, cette décentralisation estelle bien désirable? J'en suis pour ma part convaincu, parce que je ne crois pas qu'on puisse avoir de vie dans les communes, d'action intelligente, de sacrifices librement et joyeusement consentis
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PREMIÈRE PARTIE.
pour le progrès autrement que par le concours des hommes distingués de chaque localité. Vous vous étonnez que l'on n'habite pas davantage la campagne; mais donnez aux propriétaires qui v demeurent l'occasion de faire un peu de bien. Ils s'intéresseront aux questions communales, et ils seront heureux d'aider au mouvement par des dons personnels. Si au contraire il n'y a d'action ni à la commune, ni au canton, ni à l'arrondissement, les mesures arrivant toutes décidées du chef-lieu du département ne leur paraîtront pas plus personnelles que les décisions d'ordre général relatives à des villages voisins. Qu'on ne l'oublie pas! On n'aime que ce dont on s'occupe, on ne donne volontiers de l'argent qu'aux institutions sur lesquelles on a de l'action. Il faut donc développer la collaboration locale à l'œuvre de l'éducation, et imiter en cela l'exemple de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Amérique. On pourra espérer alors que, comme dans ces pays, il y aura dans beaucoup de communes des bienfaiteurs de l'enseignement primaire qui seront ainsi les vrais bienfaiteurs du peuple.
§ VIII. — Nécessité de fortifier l'Instruction.
On a souvent discuté sur le degré d'instruction le plus convenable aux classes laborieuses, et sur
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le temps pendant lequel il est nécessaire que les enfants aillent à l'école. L'expérience de tous les -pays les plus avancés dans l'enseignement est unanime en faveur du développement le plus grand possible à donner à l'éducation. Il faut cependant s'entendre. Il ne s'agit pas de faire sortir l'instruction primaire de ses limites; on y verrait partout un danger. Mais ce que l'on est d'accord pour demander, c'est de ne pas donner aux enfants une demi-instruction, de leur faire bien apprendre ce qu'on leur enseigne, et de ne les livrer à la société et aux professions qu'ils doivent embrasser que fortement préparés par une solide éducation. Nous avons vu l'Allemagne conserver à l'école les jeunes gens jusqu'à seize ans, et, quand ils sont en apprentissage avant cet âge, les astreindre à venir encore suivre d'une manière régulière des cours faits pour eux à certaines heures. Nous avons trouvé le même usage fortement enraciné en Suisse. Au contraire, nous avons eu occasion de dire combien les enfants employés dans les manufactures anglaises sont insuffisamment instruits, et quelle lacune présente toute leur éducation à partir de leur entrée à l'atelier. Il faut malheureusement constater qu'en France notre situation, sans être aussi mauvaise sous ce rapport que celle de l'Angleterre, est loin d'égaler celle de l'Allemagne et de la Suisse. Il y aurait à revoir toute cette organisa-
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PREMIÈRE PARTIE.
tion de l'apprentissage, et à étudier comment le travail de l'atelier peut se concilier avec une continuation de l'enseignement. L'avenir de nos classes ouvrières est à ce prix. La demi-instruction, on le sait trop, ne réussit qu'à donner le moyen de lire quelques livres légers, souvent fort mal choisis, quelques journaux de rencontre dont on n'est pas en mesure de bien raisonner les théories, et de jeter sur la partie riche de la société un regard d'envie, sans qu'il y ait dans l'esprit et dans le cœur de solides notions morales qui puissent servir de contre-poids à ces aspirations malsaines. Il ne faut espérer de ces esprits incomplètement formés, ni lecture sérieuse ni confiance dans les maîtres et dans les ecclésiastiques qui les ont élevés dans leur . enfance et qui pourraient éclairer leur jeunesse. Ils arrivent à la grande bataille de la vie comme des soldats insuffisamment armés et vaincus d'avance. Ils céderont aux premières attaques des passions qui sont le fléau des ouvriers, l'intempérance et le libertinage, et ils appartiendront à l'armée de l'ignorance, car ils ne tarderont pas à oublier ce qu'ils ont mal appris à l'école. C'est dans cette classe d'hommes que se recrutent aussi leplusspuventles insurrections; ils sont plus volontiers que d'autres mécontents de tout ce qui est, par cela même qu'ils ne sont parvenus à rien et se voient devancés par des ouvriers plus
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instruits et pius rangés qu'eux. Ils ont t'ait ainsi beaucoup de tort à la cause de l'enseignement; car leur demi-savoir leur adonné un aplomb que n'ont généralement pas les ouvriers complètement illettrés, et, par une fausse conclusion, on a rendu le progrès de l'instruction populaire responsable de ce qu'il aurait fallu imputer à son insuffisance. La seconde partie de ce travail montrera au contraire tout ce que l'on peut attendre de bon de nos jeunes générations, si elles peuvent recevoir dans toute sa plénitude le bienfait d'une forte éducation. Fortifions donc nos études élémentaires, prolongeons-les aussi tard que possible, et tâchons que les ouvriers qui entrent de bonne heure dans les usines restent encore pendant quelques années fidèles à l'école.
§ IX. —L'Enseignement religieux.
Je me serais bien mal fait comprendre dans tout l'exposé des institutions de l'Allemagne, de la Suisse et de quelques autres pays, s'il n'en était ressorti l'impression de l'influence prépondérante de l'élément religieux dans toute bonne éducation. Nous avons vu que la conviction a été à cet égard si forte qu'on n'a.pas craint de donner à la religion la direction de l'enseignement primaire. 11 ne peut être ques10
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PREMIÈRE PARTIE.
tion de suivre cette voie en France ; les idées du pays ne le comportent pas. Mais on peut désirer ardemment que l'instruction religieuse donnée par les curés ou les pasteurs à l'église ou au temple soit aussi complète que possible, et laisse dans l'âme des jeunes gens des racines profondes qui leur permettent d'affronter avec moins de danger ensuite les orages de la vie. Il faut absolument à nos populations ouvrières, il faut à tous les hommes des notions morales qu'on ne, peut espérer trouver que dans un christianisme éclairé, dans une foi profonde et intelligente. Où chercher ailleurs une direction pour la vie? Les plus grands penseurs qui ont fait l'honneur de la philosophie n'ont pu même espérer qu'elle convînt à tous les hommes; ils l'ont destinée à un cercle d'esprits d'élite, et n'ont pas prétendu la substituer aux croyances religieuses pour l'ensemble de la nation. On connaît les belles paroles de Jouffroy à ce sujet. C'est donc le catéchisme, l'enseignement traditionnel de la religion, accessible aux plus simples esprits comme aux plus élevés, qu'il faut désirer pour toute la jeunesse; mais à l'état de connaissance parfaite, d'études mûries pendant plusieurs années, et non pas de simples notions rapidement apprises au moment de la première communion, et' non moins vite oubliées. Il faut donc faire des vœux, et plus que des vœux, des efforts, pour que nos en-
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fants suivent de bonne heure le catéchisme et y reviennent aussi longtemps que possible, même et j'oserai dire surtout après leur entrée à l'atelier. C'est là un des grands avantages des écoles du dimanche chez nos voisins; quand bien même elles s'attachent à des études spéciales, l'élément religieux y revient toujours à l'état de prière ou de chant. Chez nous, avec la séparation des enseignements, c'est le catéchisme de persévérance et quelques retraites au moment des grandes fêtes qui peuvent être pendant quelques années le moyen de continuer l'influence religieuse sur toute notre jeunesse. Il n'y aura nécessairement qu'un temps bien court clans chaque semaine consacré à ces pieux exercices; mais il peut suffire, s'il y a eu auparavant une instruction sérieuse donnée à l'église pendant tout le temps de l'école, et si l'esprit de l'instituteur a aidé celui du prêtre, en maintenant l'enseignement scolaire dans une voie de respect pour la religion. Cette assistance de quelques années après la première communion aux catéchismes et aux retraites, est tout ce qu'on peut demander, avec les pratiques essentielles du culte, à nos jeunes générations laborieuses qui sont bien loin d'en donner autant. Si on réussissait à les obtenir d'elles, on assurerait une éducation vraiment religieuse, et on serait sûr alors de voir régner la moralité dans nos classes ouvrières et agricoles, et le progrès du bien-être suivre le progrès des mœurs.
��DEUXIÈME PARTIE
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION SUR LA MORALITÉ
CHAPITRE PREMIER GÉNÉRALITÉS Si l'éducation populaire, en se développant, avait seulement l'avantage de faire participer un plus grand nombre d'hommes au mouvement intellectuel, elle devrait déjà être regardée comme un immense bienfait. On se réjouirait de penser que les classes laborieuses ne seront plus déshéritées de ces tranquilles jouissances que donne la lecture, et que les grands chefs-d'œuvre de l'esprit humain ne seront plus perdus pour elles. On se féliciterait de savoir qu'elles peuvent trouver dans la correspondance avec des amis ou des parents absents une consolation dont elles étaient autrefois privées.
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DEUXIÈME PARTIE.
Mais ce n'est là qu'une faible partie des avantages qu'assure l'éducation aux peuples qui en ont le bienfait. Quand cette éducation a été complète et surtout religieuse dans son esprit, on peut espérer une heureuse transformation de l'existence des ouvriers. Toutefois, avant d'entrer à cet égard dans de plus grands développements, je dois me défendre contre la pensée de vouloir systématiquement tout rattacher à l'instruction et tout attendre d'elle. Il y a d'autres puissantes influences morales, et au premier rang de toutes, la religion. Elle trouve une grande force dans l'instruction; mais elle peut, même, sans son secours, travailler à la moralisation du peuple. 11 faut tenir compte aussi de l'action de l'industrie moderne. L'éducation favorise son développement, mais ne doit pas avoir ni tout l'honneur des bienfaits du progrès industriel, ni la responsabilité du trouble qu'une transformation quelquefois trop rapide apporte dans les habitudes morales. L'action du gouvernement, la conduite des classes dirigeantes, des guerres fréquentes et l'organisation militaire du pays, ont aussi une incontestable influence sur les mœurs. Il faut donc voir seulement dans l'éducation une des grandes sources de la moralité, mais se souvenir que d'autres causes peuvent aider ou entraver son action.
�GÉNÉRALITÉS.
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C'est en relevant la dignité humaine que l'éducation répand surtout ses bienfaits. Elle fait sortir les hommes de l'état d'infériorité auquel ils se sentaient condamnés par l'ignorance; elle les grandit à leurs propres yeux, et leur permet de détacher de temps en temps leurs regards des travaux matériels qui les occupent pour voir plus loin et plus haut. Ils voient s'ouvrir devant eux les horizons du savoir et de l'intelligence ; ils comprennent le progrès dans la profession qu'ils ont embrassée et le progrès général qui intéresse la société tout entière. Quand l'esprit s'attache à ces idées élevées, il est impossible que toute la vie ne s'en ressente pas, et qu'il n'y ait pas une répulsion pour les -plaisirs grossiers, pour tout ce qui abaisse et dégrade. Toutefois, ces tendances nouvelles de l'esprit ne sont pas sans danger, et elles risqueraient de porter les classes laborieuses vers des utopies et des chimères , si l'éducation s'était bornée à ouvrir l'intelligence sans la remplir de notions saines et religieuses. Il faut que l'homme apprenne de bonne heure à comprendre le devoir et le sacrifice, et que des leçons paternelles et affectueuses allument en lui cette lumière morale qui doit le guider pendant toute son existence. Il entrera ensuite dans la vie pratique, il se mêlera aux autres hommes, il aura des succès ou des revers, mais il sera toujours ce que l'éducation l'aura fait. Si elle l'a laissé ignorant, il risquera de rester confiné dans une situa-
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DEUXIÈME PARTIE.
tion inférieure. Si elle a exalté son esprit sans le discipliner, sans le fortifier, sans le préparer à des habitudes chrétiennes, il sera exposé toute sa vie à des égarements qui compromettront le succès de ses efforts. Si, au contraire, l'éducation a été ce qu'elle doit être, et telle qu'on doit l'attendre d'un instituteur éclairé, associant ses leçons de l'école à l'esprit de celles que donne l'Église, c'est-à-dire ayant avant tout en vue la formation de l'homme moral, il pourra affronter les bons et les mauvais jours, il sera toujours à la hauteur des devoirs que la vie lui imposera. C'est ce que M. Guizot a si bien résumé dans ces simples et belles paroles : « Pour « améliorer la condition des hommes, c'est d'abord « leur âme qu'il faut épurer, affermir et éclairer. » La femme, la femme instruite, distinguée, intelligente, sera aussi un grand élément du progrès. Aussi tous les esprits supérieurs qui ont étudié l'éducation populaire ont-ils attaché à l'enseignement des jeunes filles une importance capitale, à l'égal de l'éducation des garçons. C'est à la femme qu'il appartient de retenir au foyer le mari fatigué du travail et les fils qui grandissent; c'est à elle qu'il appartient de rendre la maison assez agréable par l'ordre qu'elle y a introduit, par la propreté qu'elle y maintient, par la bonne humeur qu'elle y montre, pour que l'esprit de camaraderie n'entraîne pas trop souvent le père ou les jeunes gens vers les plaisirs faciles du dehors. C'est elle qui doit intéresser son
�GÉNÉRALITÉS.
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mari aux détails de l'éducation des jeunes enfants, cette grande occupation des ménages qui, remplie avec goût, ferme la porte à l'ennui. C'est elle qui doit l'animer fréquemment par des avis dont sa tendresse conjugale sait trouver l'à-propos, et surtout par so:i exemple, le zèle religieux qui tend toujours à s'attiédir au milieu des soucis d'une vie occupée. Telle est la femme dont j'ai souvent eu le bonheur de rencontrer des types distingués au sein de nos populations ouvrières de France, et qui peut nous aider à être encore supérieurs aux autres peuples. Car nous pouvons bien nous dire avec un légitime amour-propre que la jeune fille et la femme françaises, quand elles ont reçu le bienfait d'une bonne éducation, n'ont pas d'égales dans les autres pays. A son tour l'enfant qui s'instruit à l'école sous des maîtres éclairés est, sans le savoir, non-seulement une joie, mais un élément de progrès dans sa famille. L'ouvrier qui retrouve chez lui des enfants ignorants, trop souvent portés au vagabondage, démoralisés par l'oisiveté, prend en dégoût cet intérieur où il n'a que des reproches à faire et où le poursuit le sentiment de la condition inférieure à laquelle il est condamné, lui et les siens. Qu'il voie au contraire, au foyer, des enfants disciplinés par l'école, habitués à la politesse et au respect, parlant avec intérêt de leurs études, le père sera heureux de les écouter, il prendra le goût de l'instruc-
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DEUXIÈME PARTIE.
■tion, s'il n'a pas eu le bonheur de la recevoir, et peut-être sera-t-il désireux de combler tardivement les lacunes de son enfance. C'est ainsi que l'on a vu avec émotion dans l'une des dernières années, un père et un fils récompensés ensemble dans un cours d'adultes, pour avoir tous deux à la fois appris à lire. La jeune fille à son tour a une douce et délicate influence qui peut être bien utile pour ramener à l'harmonie un ménage divisé, à la religion des parents indifférents. Que de pères et de mères ont dû à l'émotion que leur a fait éprouver la première communion de leur enfant un retour durable aux sentiments de piété de leur jeunesse dont les agitations de la vie les avaient éloignés 1 Que de fois la présence d'une pure et chrétienne jeune fille a créé, pour un père égaré dans une mauvaise voie, la nécessité de s'imposer plus de réserve, d'éviter tout scandale et de renoncer à de tristes habitudes de libertinage, d'ivrognerie et de brutalité ! Heureuse influence de l'éducation qui ne prépare pas seulement à l'avenir une génération meilleure, mais qui réagit sur la famille tout entière pour la moraliser !
�CHAPITRE II
STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
Nous trouverons, en passant en revue les différents peuples, la confirmation de cette féconde influence de l'éducation sur les mœurs. Nous voudrions aller plus loin et demander à la statistique des indications précises. Elle peut nous en fournir quelques-unes ; mais il ne faut pas s'en exagérer l'importance et prétendre substituer cette méthode d'étude à l'observation directe et personnelle des populations. On peut faire connaître, par des résultats exacts et des tableaux de comparaison, ces grands éléments de la richesse publique, l'agriculture, l'industrie, le commerce ; il y a là des valeurs matérielles qui se prêtent à la supputation. La moralité habite une sphère plus élevée ; elle est du domaine de l'âme. Elle se refuse à se traduire en chiffres et à se soumettre au calcul. Les statisticiens eux-mêmes ont avoué à cet égard leur impuissance.
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DEUXIÈME PARTIE.
§ I. — Criminalité.
Mais on peut chercher à trouver dans des faits matériels, plus faciles à examiner et à comparer, des indications sur le progrès moral. Telles sont au premier rang les conclusions qu'on tire de la décroissance des crimes et des délits. Ce n'est pas qu'on puisse proclamer parfaitement moral un homme ou un pays qui échappe à la faute punissable par la loi. La moralité est plus exigeante ; elle demande des vertus plus hautes. Mais c'est déjà un grand progrès pour une société que de voir les actes coupables diminuer dans son sein. Malheureusement, même en se renfermant dans l'étude d'un seul pays, on trouve des éléments qui ne se prêtent encore qu'imparfaitement à la comparaison. Les lois ont subi d'une époque à l'autre quelques modifications ; elles s'appliquent avec plus ou moins de rigueur; la police est plus active ou plus tolérante ; il y a eu des temps de misère qui expliquent certains délits plus rares dans les années ordinaires. On éprouve donc quelque embarras pour bien lire dans ces tableaux judiciaires d'un même peuple; mais on peut cependant espérer en tirer des conclusions intéressantes, et il serait aussi injuste de les négliger que de vouloir y trouver un guide sûr et infaillible dans les questions de moralité.
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
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Quand le problème se complique, et qu'il faut comparer deux pays l'un à l'autre, la difficulté devient beaucoup plus grande. La loi pénale a de profondes divergences; la classification des crimes, délits et contraventions change ; la police n'est plus la même; l'organisation de la police criminelle diffère; les transactions sur certains délits, tels que ceux contre les forêts ou le fisc, sont usitées dans une contrée et non dans une autre; les poursuites pour compte du Trésor ou pour la répression du vagabondage et de la mendicité sont adoptées par un pays et négligées par un autre. Quel parallèle sérieux établir par exemple entre la France et un pays comme l'Angleterre, où, sauf le cas de flagrant délit, la poursuite criminelle est abandonnée aux particuliers qui reculent souvent devant les frais d'une coûteuse justice? Enfin les statistiques même ne sont pas faites d'après'des bases semblables. M. Legoyt, dans son excellent ouvrage, énumère ces causes d'erreur et quelques autres encore, et il est obligé d'avouer les nombreux obstacles que rencontrent les études de criminalité comparée. Je m'appliquerai donc surtout à indiquer les résultats obtenus en France depuis un certain nombre d'années, et à faire connaître plus sommairement les faits observés dans d'autres pays. J'établirai peu de comparaisons entre les chiffres empruntés aux différentes nations. En me bornant
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DEUXIÈME PARTIE.
ainsi à étudier chaque peuple chez lui, je resterai clans les limites qu'il ne faut pas franchir, à mon avis, quand on veut tirer de la statistique judiciaire des indications relatives à la situation morale. La criminalité en France a beaucoup diminué depuis quarante ans. Cependant, saut la réforme pénale déjà ancienne en 1832, les lois n'ont pas subi de modifications importantes; elles ont été appliquées dans un esprit également éloigné de la rigueur et de la tolérance, et qui n'a guère varié pendant toute cette période ; la police a été aussi bien faite aux diverses époques et a plutôt redoublé de vigilance et d'habileté. On a donc le droit de penser qu'il y a eu réellement une diminution dans le nombre des fautes et un progrès dans la moralité. Ces chiffres sont si importants qu'il faut reproduire le tableau des affaires soumises au jury depuis quarante ans. Il ne comporte d'erreur que parce qu'il comprend jusqu'en 1853 les délits de presse avec les autres affaires soumises au jury. Depuis 1853, ils échappent à cette juridiction; mais leur nombre n'a pas été assez considérable avant cette époque pour beaucoup charger la moyenne. Le jury a jugé :
Affaires par an. Affaires par an.
De 1826 à 1830 1831 à 1835
7130 7466
De 1836 à 1840 1841 à 1845
788b 7104
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
Affaire.1! par an.
159-
Affaires par an
En 1846... . 1847... . 1848... 1849... . 1881... . 1852... . 1853... . 1854... . 1855... .
6908 8704 7352 6983 7071 7096 7317 7556 6480
En 1856... 1857... 1858... 1859... 1860... 1861... 1862... 1863... 1864...
6124. 5573 5375 4992 4651 4813 4990 4543 4252
On dit que les juges ont souvent cherché depuis quelques années à renvoyer devant la juridiction correctionnelle des crimes qui autrefois auraient été devant le jury; mais comme les affaires correctionnelles ont aussi diminué notablement, cette tendance des magistrats ne paraît pas avoir eu une influence assez prononcée pour empêcher les résultats d'être comparables. Les principaux crimes ont suivi la même marche descendante. Les assassinats qui avaient varié entre 200 et 267 par an jusqu'en 1835, sont descendus depuis lors à 192 et à 158. La baisse est encore plus marquée sur les crimes qualifiés meurtres et sur les vols soumis aux cours d'assises. Ceux-ci, de 3,000, moyenne annuelle, sont tombés à 1500. La statistique des délits présente les mêmes résultats le chiffre annuel qui était de 175,000 en 1850, et avait même dépassé 200,000 en 1853 et 1854, s'est graduellement abaissé au-dessous de 150,000.
�ICO
DEUXIÈME PARTIE.
Ainà chaque année apporte une amélioration de la criminalité. Il est naturel d'attribuer pour une part ce résultat à l'ordre qui a régné en France pendant cette période, à l'accroissement de la force publique et des moyens de répression, et surtout au grand mouvement de travail qui a eu lieu dans notre pays depuis quinze ans, et qui, diminuant le nombre des bras inoccupés, a heureusement combattu la misère et la tentation du mal. Mais ne fautil pas aussi faire remonter une part de ce progrès à l'éducation qui n'a cessé de se développer en France, et qui devait bien linir par amener un progrès moral ? On s'étonne quelquefois que ce progrès ne soit pas plus rapide, mais les germes semés par l'instruction mettent du temps à mûrir. Les enfants auxquels on a commencé à apprendre à lire à l'époque de la loi de 1833, par exemple, trouvaient dans leur famille une ignorance générale et un esprit d'indifférence pour le succès de leurs études. Ce n'est que peu à peu que la lumière s'est propagée ; il a fallu souvent attendre une seconde génération, et ceux qui avaient été péniblement et incomplètement instruits, il y a trente ans, sont aujourd'hui les plus ardents à demander pour leurs enfants l'éducation développée qu'ils n'ont pu recevoir eux-mêmes. Les progrès de l'instruction, outre l'influence générale dont je viens de parler, ont amené dans les statistiques judiciaires des changements parti-
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culiers qu'il n'est pas inutile de signaler. La proportion des jeunes gens de moins de 21 ans jugés pour crimes, qui était de 16 0/0 en 1851, n'était plus en 1861 que de 14 0/0. Les crimes tendent donc à s'éloigner de la jeunesse mieux instruite, et à se concentrer parmi les individus plus âgés dont l'éducation a été négligée. Quand on remonte plus haut dans les annales de la criminalité, et qu'on établit une comparaison avec les chiffres récents, la progression décroissante pour les accusés âgés de moins de 21 ans est plus marquée encore. Elle est très-frappante aussi pour les jeunes gens de moins de 16 ans, qui ont échappé de plus en plus à la flétrissure de la cour d'assises. En 1851, à l'époque où les crimes et délits étaient beaucoup plus fréquents qu'aujourd'hui et l'instruction moins répandue, on comptait parmi les accusés de crimes :
Complètement illettrés Sachant très-imparfaitement lire et écrire. Ensemble :
40.3 0/0 30 0/0 82.3 0/0
Il n'y avait que 13 p. 100 do personnes instruites et 5 p. 100 ayant reçu une éducation supérieure. Aujourd'hui que l'enseignement s'est répandu, la proportion d'accusés illettrés, quoique légèrement
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DEUXIÈME PARTIE.
plus faible, témoigne encore de cette alliance intime de l'ignorance et du vice. En 1864, 38 p. 100 des accusés ne savaient ni lire ni écrire, -43 p. 100 ne le savaient qu'imparfaitement, 81 p. 100 des criminels n'avaient donc reçu qu'une éducation trèsincomplète. En Prusse, les statistiques sont compliquées par suite de changements effectués en 1856 dans les lois de compétence. Mais on constate une diminution assez sensible dans le nombre des crimes. La criminalité en Saxe, rapportée au chiffre de la population, accuse une grande moralité; on y remarque seulement, comme en Prusse, l'importance des récidives, ce qui indique que dans ces pays les crimes sont surtout commis par ces natures mauvaises, rebelles à toute éducation, que la répression pénale a été impuissante à corriger. Si cette proportion des récidives attriste, on peut par contre en conclure qu'un moins grand nombre d'habitants a été atteint par le mal moral. Le reste de l'Allemagne, si on en excepte le Hanovre, dont les résultats doivent être chargés par quelque anomalie dans la statistique criminelle, présente des chiffres généralement très-favorables. Ainsi à Bade, en réunissant les crimes, délits et infractions, le chiffre des accusés n'est que de 1 sur 245 habitants ; c'est un des meilleurs chiffres de l'Europe. Cette faible criminalité paraît indiquer dans ces
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populations une grande douceur des mœurs, et il y a lieu de penser que l'éducation si répandue en Allemagne est line des causes principales de cette heureuse situation. Dans plusieurs de ces États allemands, il y a eu progrès marqué depuis une dizaine d'années, et on l'a constaté spécialement à Bade, où depuis trente ans une vive impulsion a été donnée à l'éducation élémentaire, et où le bien-être a suivi en même temps une marche progressive. D'après le rapport de 1864 de M. Duruy : « Le « nombre des prisonniers dans le duché de Bade « est tombé de 1426 à 691 dans un espace de huit « ans (1854 à 1861) ; aussi est-on forcé de supprimer « des prisons. » La lettre d'un consul du Holstein, citée par le même rapport, contient ces mots : « Depuis vingt« cinq ans, c'est-à-dire depuis que l'enseignement « a été répandu dans tout le pays, les états de sta« tistique judiciaire ont donné 30 p. 100 de con« damnations en moins. » Ce serait aller trop loin que de faire à l'éducation seule l'honneur de ce progrès. Il y a eu depuis trente ans un grand développement de bien-être parmi les populations allemandes, et l'instruction n'y est pas étrangère ; cette prospérité a dû exercer une heureuse influence sur la criminalité; mais tous ceux qui ont étudié l'Allemagne sont d'accord pour constater que la diffusion de l'enseignement
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DEUXIEME PARTIE.
est un des motifs principaux de la diminution signalée dans les crimes et délits. En Suisse, les mêmes causes ont amené les mêmes effets. — « A la fin de juillet -1863, dit le rapport « déjà cité, il n'y avait personne dans la prison du « canton de Vaud, de même à peu près à Zurich ; « à Neufchâtel deux détenus. » Si on rapproche ces résultats de ce que nous avons dit plus haut sur l'état de l'instruction en Suisse, il est difficile de se refuser à croire à un rapport intime entre le progrès des lumières et la diminution de la criminalité. En Belgique, le rapport des crimes d'une période à une autre s'est modifié à la fois par le progrès de la moralité et parles dispositions nouvelles de la loi pénale, qui a renvoyé aux tribunaux correctionnels un certain nombre de faits que l'on traitait autrefois comme des crimes. On ne peut donc faire un travail sérieux que sur les grands crimes qui ont toujours été soumis au jury. Leur nombre, rapporté à la population, n'a pas beaucoup varié de 1830 à 1830, mais s'est un peu abaissé depuis. Il y a donc eu un léger progrès depuis le développement de l'instruction. La dernière statistique rapportée par M. Legoyt donne les chiffres suivants sur l'état d'instruction des accusés belges :
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Complètement illettrés Lisant et écrivant imparfaitement.. Lisant et écrivant bien Ayant une instruction plus élevée..
58 0/0 27 0/0 11 0/0 4 0/0 100 0/0
C'est donc surtout, en Belgique comme ailleurs, la partie ignorante de la société qui a fourni le contingent des cours d'assises et des tribunaux. Les résultats de la criminalité sont aussi favorables en Hollande, où le nombre des accusés a suivi une marche constamment descendante. «En Suède, disait au congrès de Londres, en 1860, « M. le docteur Berg, délégué suédois cité par « M. Legoyt, les statistiques constatent, de 1852 à « 1857, une diminution de plus de 40 p. 100 pour <( les crimes graves ; le chiffre des condamnés défi tenus s'est abaissé de plus de 30 p. 100. Cette <c diminution est d'autant plus remarquable qu'elle « coïncide avec l'abolition des peines corporelles « afflictives, et leur remplacement par l'emprison« nement. » Une statistique de 1861 indique un nouveau progrès. Il est encore assez difficile de faire pour l'Angleterre la comparaison entre les diverses époques, parce que le bill de 1855 a étendu la compétence criminelle des juges de paix, en n'imposant comme condition que le consentement des accusés à ce
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DEUXIÈME PARTIE.
changement de juridiction. On voit seulement avec regret un accroissement des faits ou tentatives de meurtre; on l'attribue à l'abolition, en 1837, de la peine de mort pour des cas nombreux de blessures graves faites avec l'intention de donner la mort. D'autres diminutions dans les peines correspondent à des augmentations dans les crimes. Dans un pays où existent d'aussi grandes agglomérations, et où l'extrême opulence se rencontre fréquemment à côté de l'extrême misère, les tentations coupables peuvent être plus grandes et expliquer, sans les excuser, des résultats criminels défavorables. L'éducation a beaucoup à faire en Angleterre ; car il y a encore une classe inférieure de la population qui se soustrait aux écoles, qui vagabonde dès l'enfance et qui se ressent toute sa vie du manque absolu d'idées morales et religieuses. J'en reparlerai tout à l'heure dans l'étude spéciale consacrée à la moralité anglaise. En Ecosse et en Irlande, où le bill de 1855 n'est pas applicable et où par suite les comparaisons sont plus faciles, les résultats de criminalité sont très-satisfaisants. En Ecosse, le nombre des accusés, qui était de 4,300 de 1845 à 1849, est tombé à 4,048 de 1850 à 1854, et à 3,657 de 1855 à 1859. Il a donc baissé de 15 p. 100. L'Irlande avait eu un chiffre épouvantable dans cette période de famine de 1845 à 1849. Ne comptant que les condamnés, car il y a eu heureusement
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la moitié des accusés acquittés, le nombre des arrêts du jury a été de 15,303. Depuis, l'Irlande s'est soulagée par l'émigration, et a beaucoup perfectionné son instruction primaire. On est donc heureux de voir les chiffres descendre, dans les deux périodes de 1850 à 1854 et de 1855 à 1859, à 8,583 pour la première, et à 3,248 pour la seconde. Un fait caractéristique dans tout le Royaume-Uni est la grande proportion des femmes traduites devant les Cours d'assises. C'est la suite de l'insuffisance absolue del'éducation des filles et de quelques vices dans l'organisation manufacturière. Quoi qu'il en soit, nous pouvons dire que ces études judiciaires, prises dans leur ensemble, indiquent nettement dans la diminution des crimes et délits un progrès parallèle à celui de l'éducation. Je n'ai pas besoin de revenir sur les autres causes déjà indiquées, telles que le développement de la prospérité générale, qui ont contribué à cette amélioration de la criminalité. Il n'en reste pour l'instruction qu'une part, mais elle suffit à fournir un important témoignage de son action salutaire sur la moralité.
§ II. — Naissances illégitimes.
En parcourant différents pays, je dirai quelques mots d'une autre statistique fort importante, celle des enfants naturels. Celle-là est facile à établir,
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DEUXIÈME PARTIE.
elle est comparable d'un pays à un autre, et on ne saurait assez désirer la guérison de cette plaie sociale. On ne doit pas seulement s'en attrister à cause du grand nombre d'unions illégitimes qu'elle atteste, mais surtout à cause des enfants qu'elle livre à la société privés du soutien de la famille. Il ne faudrait pas exagérer cependant l'importance morale de cette statistique. Le libertinage existe souvent dans certains pays sans entraîner beaucoup de naissances illégitimes, et il y a au contraire des peuples entiers qui, d'ailleurs remarquables par leurs habitudes morales, devancent trop souvent le mariage par des relations qui sont ensuite légitimées. Il arrive même souvent que lesobstacles apportés par certaines villes aux mariages servent d'occasion ou au moins de prétexte à ce désordre. Quand, par exemple, comme dans une partie de la Suisse, un homme ne peut se marier avec une étrangère qu'en achetant pour elle le droit de bourgeoisie, le prix à payer, souvent assez élevé, arrête beaucoup d'ouvriers. Ils devraient se borner à ajourner leur mariage jusqu'à la réunion des fonds nécessaires; mais ils se laissent facilement entraîner, et c'est là la source de nombreuses naissances illégitimes. Le moraliste, en présence de ces faits qu'il doit blâmer, ne peut leur accorder une importance aussi considérable qu'aux scandales de la prostitution répandus dans certaines villes, et qui n'entraînent pourtant que peu de naissances.
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
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Il doit surtout faire des vœux pour que les législations et les usages puissent être modifiés en vue de faciliter autant que possible les mariages. L'instruction, aidée par la religion, devra obtenir les progrès si désirables dans cette branche de la moralité, et ce sera un des points où une meilleure éducation des tilles pourra faire le plus de bien.
§ III. — Ignorance alliée au vice.
Une autre statistique est également fort importante; c'est celle qui constate l'état d'ignorance de la majorité des personnes tombées dans une grande dégradation morale. Tous les travaux faits à cet égard sont unanimes pour constater cette alliance des habitudes dépravées et du manque d'instruction. Pour ne pas m'arrêter trop longtemps sur ce triste sujet, je citerai un seul exemple tiré d'un récent article de M. Levasseur. On a remarqué qu'à Paris, parmi les filles publiques, 52 p. 100 ne savaient absolument pas écrire et 40 p. 100 pouvaient à peine signer leur nom. C'est donc dans les parties les plus ignorantes de la société que se recrutent les classes vouées à la débauche.
§ IV. — Ivrognerie.
Les statistiques de l'ivrognerie sont fort difficiles à établir. Tous les rapports des différents pays s'ac-
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DEUXIÈME PARTIE.
cordent à constater une diminution marquée de l'ivrognerie partout où l'instruction a pénétré. Il y a encore sur bien des points un mal qu'on ne saurait dissimuler; mais il existe surtout chez d'anciens ouvriers illettrés. La jeune génération préfère d'autres plaisirs à celui de la boisson. C'est d'elle que le maître d'une taverne disait en Angleterre avec dédain : « Ces messieurs ne viennent plus au cabaret. » On a élevé quelques doutes sur ce progrès, on a mis en avant l'accroissement constant de la consommation du vin et des spiritueux, non-seulement dans les ménages, mais dans les établissements publics. Pour les ménages, l'explication est facile à donner ; il y a plus de bien-être, et, dans beaucoup de familles d'ouvriers et même de cultivateurs, on ne boit plus exclusivement de l'eau comme autrefois ; le vin et un peu de liqueur sont venus sur la table tous les jours de fête, et dans quelques cas même aux repas ordinaires. Il faut se réjouir de ce progrès de l'alimentation et y voir l'indice d'une plus grande aisance. Il y a quelquefois abus, mais assez rarement. En gagnant des salaires plus élevés, les ouvriers ne se sont pas bornés à vivre un peu mieux chez eux; ils ont conservé le goût d'aller chercher au dehors des distractions en commun. Le café s'est beaucoup substitué au cabaret depuis quelques années. On y fume, on y joue au billard, on
�STATISTIQUE DE LA MORALITÉ.
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y lit les journaux, on y prend de la bière, de la liqueur, assez rarement du -vin. L'ivrognerie est là bien moins à craindre, et ce plaisir plus distingué attire aujourd'hui beaucoup les ouvriers. Il n'est pourtant pas sans quelque danger; c'est une dépense inutile, et un temps considérable enlevé à la vie de famille; mais ce n'est plus le cabaret et l'abrutissement de l'ivresse. C'est pourquoi j'ai voulu expliquer que la consommation du vin et de l'alcool dans les établissements publics pouvait s'élever malgré la diminution heureusement assez générale de l'ivrognerie. J'ai cherché à tirer tout le parti possible des éléments que la statistique fournit pour la moralité, tout en indiquant combien ce mode d'examen est insuffisant. Je vais maintenant passer en revue les faits moraux que l'observation et l'expérience ont révélés dans les différents pays. Il y a là nécessairement moins de précision apparente que dans les statistiques; mais l'étude ainsi faite mérite plus de confiance et est pleine d'utiles enseignements.
�CHAPITRE III
LES VILLES L'INDUSTRIE, LES CAMPAGNES.
Le progrès moral a aujourd'hui à s'accomplir dans trois milieux différents dont je crois utiled'indiquer en quelques mots les conditions d'existence. Les villes se sont beaucoup accrues et peuplées depuis le commencement du siècle. Ces agglomérations d'hommes ont effrayé, non sans raison, les moralistes, et c'est répéter aujourd'hui une vérité banale que de parler du danger auquel sont soumises les populations laborieuses habitant ces grandes cités. Les résultats qu'on y constate paraissent, au premier examen, plus mauvais encore qu'ils ne le sont réellement, à cause du grand nombre d'étrangers qui viennent habiter les villes uniquement pour leur plaisir, et qui s'y livrent souvent à la dissipation. De plus, les ouvriers qui s'yétablissent, quittant leur village ou leur petite ville, ne se sont généralement pas recrutés dans la partie la plus rangée de la population. Ils sont intelligents, désireux de parvenir; mais ils ont fréquemment une
�LES yïlYLES, L'tNDOSTRIE.
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certaine inquiétude d'esprit qui les a éloignés de leur ancienne vie, en même temps qu'un peu de propension au désordre. Les voilà donc fixés dans cette grande ville, à laquelle ils rêvent depuis si longtemps. Le plaisir et les occasions de dépense s'y rencontrent à chaque pas, et ils risquent d'autant plus de céder à leur attrait qu'ils n'ont pas comme à la campagne ces distractions faciles que donnent les mille incidents de la vie rurale. Aux champs tous les progrès de la culture sont autant de petits événements; la fenaison, la moisson, la vendange, sont des occasions de fatigue, mais de fête. On est pauvrement logé, mais on vit beaucoup au grand air. A la ville, l'ouvrier passe sa journée à l'atelier ou au magasin ; il quitte tard son travail, pour rentrer dans une chambre modeste où. la soirée s'écoule sérieusement en famille. Quelle tentation d'aller s'égayer au dehors avec les camarades! Il sort, et le libertinage s'offre à lui sous ses formes les plus séduisantes. La ville resplendit de lumières, le luxe s'étale partout, et il laisse involontairement se glisser dans son âme un sentiment de jalousie et de révolte contre les inégalités sociales. Dans le lieu de réunion, des journaux nombreux mettent sous ses yeux des discussions ardentes, empreintes d'un esprit qui est le plus souvent contraire à sa croyance religieuse. Les discoureurs qui abondent dans les villes lui communiquent leur hostilité aux institutions existantes. L'ouvrier est
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DEUXIÈME PARTIE.
comme étourdi au milieu de tout ce mouvement. Qu'a-t-il pour y résister et se maintenir dans la voie du bien ? Rien que sa raison fortifiée par l'éducation, s'il a eu le bonheur d'en recevoir, par l'enseignement religieux de son enfance, s'il en a conservé le salutaire souvenir. Vaudrait-il mieux qu'il fût moins instruit? Il n'aurait pas, sans doute, le danger des mauvaises lectures, mais l'ignorance le livrerait désarmé à toutes les autres attaques. Combien doit-on plutôt désirer que son instruction soit assez complète pour lui permettre de distinguer le vrai du faux, que les principes qu'il a reçus de sa mère, de ses maîtres et du prêtre qui l'a élevé soient restés assez vivants dans son esprit pour le soutenir contre les séductions ! Et quelle reconnaissance ne doit-on pas à ces hommes dévoués qui, dans tous les pays, ont eu la généreuse pensée de se mettre à la tête des cours du soir, des orphéons, des bibliothèques, enfin de tout ce qui peut fortifier ou délasser au lieu d'égarer. Il y a heureusement beaucoup de ces institutions, et il n'y en a pas encore assez ; car le danger est sérieux, et on ne saurait accumuler trop d'efforts pour lui tenir tête. C'est aussi l'éducation seule, et avant tout une éducation chrétienne, qui peut protéger la femme et la jeune fille contre les écueils sans nombre qui abondent dans les villes. Que de séductions à craindre ! Que de comparaisons douloureuses à faire entre la richesse qui triomphe de toutes parts, trop
�LES VILLES, L'INDUSTRIE.
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souvent alliée au vice, et la pauvre simplicité du foyer ! Il n'y a plus là l'encouragement du progrès intellectuel, ravivé par la parole d'habiles professeurs. Il n'y a que le devoir, l'austère devoir, soutenu par les principes d'une éducation demeurée trop souvent incomplète. La vie de l'industrie a beaucoup de rapports avec celle des villes. Souvent les manufactures sont réunies dans les grands centres; quand elles sont isolées, elles [constituent à elles seules de véritables petites villes. Il y a cependant alors un danger de moins ; ce contraste si redoutable de l'opulence et de la gêne n'existe pas. Mais l'industrie a ses périls qui lui sont propres. Cette grande agglomération d'hommes dans les ateliers, où. se rencontrent toujours quelques mauvais esprits d'une pernicieuse influence, cette vie spécialisée, uniforme et sans horizon, telle que l'a souvent constituée aux ouvriers l'industrie moderne, cette défiance contre les chefs, entretenue par de fréquentes discussions de salaires, sont autant d'obstacles à la moralité des classes laborieuses. Un danger plus grand est celui que fait naître le mélange d'hommes et de femmes ou de jeunes filles dans certains ateliers. J'avoue que c'est celui qui me touche le plus ; car les autres reproches adressés à l'industrie me semblent trèsexagérés, et je crois que si l'on se reportait aux anciennes conditions du travail dans les ateliers nonagglomérés, on y trouverait aussi bien des incon-
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DEUXIEME PARTIE.
vénients, et en les étudiant de près, comme on peut encore le faire dans les villes où ils subsistent, on serait beaucoup moins porté à les regretter. Quoiqu'il en soit, la grande industrie, quand elle a été libéralement comprise par ses promoteurs, a apporté avec elle le remède moral par les institutions de patronage et de prévoyance qu'elle a développées et par les efforts qu'elle a faits en faveur de l'éducation. Quand des écoles bien tenues, et fréquentées même pendant le début de l'apprentissage, ont préparé l'esprit des jeunes ouvriers, quand l'enseignement religieux a été solide et s'est fortement imprimé dans les âmes, quand les jeunes filles ont été élevées en vue de devenir- plus tard de bonnes épouses et de bonnes mères, alors l'industrie n'apparaît plus comme une source de danger moral, mais comme un élément civilisateur. Nous aurons le bonheur, dans le cours de cette étude, de la trouver souvent revêtue de ce caractère élevé et libéral; mais il faudra bien signaler aussi des cas défavorables; ce seront principalement ceux où les deux sexes auront été mêlés dans les ateliers, où la sollicitude des patrons et des communes n'aura pas créé assez tôt de puissantes écoles, et où l'instruction n'aura été donnée qu'à demi aux apprentis et aux jeunes filles. Quand à ces vices profonds d'organisation se joindra l'abus du travail ,des enfants qu'on ne saurait trop condamner, et que l'industrie sera établie dans une
�LES VILLES, L'INDUSTRIE.
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grande ville, alors se présenteront tous les dangers, les maux, et les affligeants résultats qu'on a trop fréquemment imputés au régime manufacturier. Il a malheureusement mérité souvent ces imputations, mais plus souvent, encore il a donné les plus encourageants exemples, grâce à la sollicitude et à l'intelligence des hommes de progrès qui l'ont dirigé. Les campagnes ont à lutter contre un tout autre danger, c'est celui de l'affaissement moral auquel expose l'absence de ressources intellectuelles et d'émulation. On est confiné dans son village, rien n'encourage l'esprit et ne le relève. Les mauvaises habitudes, pour peu qu'elles soient en germe, se développent, et la vie devient aisément grossière et brutale. C'est lacondition debien des cultivateurs, dans tous les pays, et la pureté des mœurs qu'on suppose à la campagne a fait quelquefois place à un état voisin de l'abrutissement. Le remède, ici encore, est dans la culture de l'esprit ; il faut désirer que l'instruction des campagnes se perfectionne, qu'elle ne se borne pas à donner aux enfants quelques notions élémentaires, mais qu'elle les prépare à devenir des hommes, et pour cela qu'elle élargisse le cercle de leurs connaissances, et leur inspire le goût du progrès. La moralité se fortifiera en même temps que l'intelligence, car l'homme rempli de pensées utiles est rarement entraîné au mal.
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DEUXIÈME PARTIE.
Il y a donc partout, à la ville, clans l'industrie, à la campagne, un besoin commun d'instruction. Les situations sont différentes, les dangers varient: mais le principe du remède à leur opposer est le même, c'est l'homme qu'il faut former pour les travaux, les devoirs et les difficultés de la vie.
�CHAPITRE IV
MORALITÉ EN ALLEMAGNE.
L'ouvrier allemand a généralement les moeurs douces, paisibles, et affectionne la vie de famille. H n'a pas toujours été tempérant, et pendant longtemps le goût pour la bière et même pour l'eau-de-vie a été un dangereux ennemi de la joie du foyer domestique. Mais il y a eu à cet égard de notables progrès, sous l'inspiration de l'esprit religieux, et aujourd'hui on peut dire que l'ivrognerie a beaucoup diminué. Le libertinage proprement dit est fort rare: aussi, pour ces populations tranquilles, il semblerait que l'habitude de se marier de très-bonne heure ait dû se répandre. Le contraire a le plus souvent eu lieu. Cette anomalie s'explique d'abord par le service militaire qui est général, puis pour quelques-uns par le désir d'attendre, avant de s'établir, une situation plus indépendante, pour d'autres et spécialement pour des jeunes gens pauvres par des obstacles créés par la commune qui a eu
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DEUXIÈME PARTIE.
peur d'avoir à soutenir des familles peu fortunées, chargées de jeunes enfants. Dans le Hartz, l'ouvrier ne peut se marier avant 25 ans. Quoi qu'il en soit, comme il faut bien que jeunesse se passe, l'amour est venu souvent prendre la place du mariage et le moraliste est quelque peu décontenancé en trouvant une proportion d'entants naturels assez considérable. Elle ne dépasse cependant pas en Prusse celle de la France (1 naissance illégitime sur 14 naissances totales) ; ce chiffre est aussi celui de la Bavière, celui du Hanovre à peu près le même (1 sur 13); mais d'autres pays ont des résultats plus malsonnants. Le Wurtemberg a 1 naissance naturelle sur 7,5 naissances totales; la Saxe, 1 sur 8; Bade, 1 sur 9. L'Autriche (dans la population de l'archiduché) va beaucoup plus loin, 1 sur 5; c'est le plus mauvais chiffre de toute l'Europe. Ici il n'y a plus à pallier le mal ; il est complet. — Dans l'Allemagne du Nord, quoique la situation soit moins grave, il est évident qu'il y a beaucoup à faire encore pour améliorer l'état des choses. Je sais bien que les mariages suivent le plus souvent les naissances illicites; mais, tout en y voyant un bon symptôme de moralité, je ne suis pas tenté de m'en trop réjouir, parce que je .crains que l'impunité de la faute n'augmente la tentation. Je sais aussi que la débauche proprement dite est extrêment rare en Allemagne, et je m'en applaudis pour ce grand pays qui mériterait de donner là, comme
�MORALITÉ EN ALLEMAGNE.
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ailleurs, une preuve de l'excellente influence d'une éducation perfectionnée. En pensant à cette éducation, et à la manière dont elle est donnée aux filles, j'ai été amené à deux conclusions relatives à l'Allemagne. La première touche aux écoles mixtes. On assure en Allemagne qu'elles n'ont pas d'inconvénients, et les observateurs qui les ont vues disent, pour les justilier, que le caractère allemand est plus froid que le nôtre, le tempérament plus tardif, et qu'on n'a jusqu'ici pas constaté de danger. Mais, en admettant que ce danger n'existe pas encore, n'y a-t-il pas dans ce mélange, dans ce contact, une préparation à la familiarité entre jeunes gens et jeunes filles, qui peut plus tard entraîner des conséquences fâcheuses? On va ensemble à la même école, on en revient; ces habitudes deviendront celles de l'adolescence et de la jeunesse, et le danger, s'il n'est pas actuel, me semble tout simplement ajourné. La seconde conclusion est relative à l'éducation des filles par des maîtres, telle qu'elle se fait souvent en Allemagne; n'y a-t-il pas là, comme je l'ai déjà fait comprendre plus haut, un élément d'infériorité par rapport aux écoles des filles tenues par une religieuse ou par de bonnes institutrices? L'Allemagne n'a pu jusqu'à présent se recruter aussi bien en institutrices qu'elle l'a fait en instituteurs. Il est probable que, quand elle aura réa-
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DEUXIÈME PARTIE.
lise de nouveaux progrès à cet égard, elle pourra espérer de nouveaux progrès dans les moeurs. Il faut demander aussi, pour guérir le mal, une action plus grande encore de l'esprit religieux. J'ai connu des jeunes gens sortis depuis peu d'années des universités allemandes, et ayant fait partie de sociétés dont un engagement de chasteté, pris par chaque jeune homme, était la première loi. Il y a là la marque d'une volonté énergique de réaction contre les plaisirs faciles de la jeunesse. Rousseau a parlé de la force d'un homme qui serait resté chaste jusqu'à trente ans. Si ces tendances se confirmaient en Allemagne, et si elles existaient dans la classe laborieuse comme dans la classe élevée, ce serait un nouvel élément de vigueur pour cette grande nation. 11 faudrait même ne pas être aussi ambitieux que Rousseau, et ne pas craindre des mariages un peu plus hâtifs entre jeunes gens qui se connaissent, qui se conviennent, et qu'il est dangereux de laisser s'aimer trop longtemps à l'avance, dans ces douces rêveries allemandes dont la statistique interdit de reconnaître le caractère exclusivement platonique. L'esprit religieux a donc à faire là de nouveaux efforts et à obtenir de nouveaux résultats, qui ne sont possibles que par suite de l'éducation si générale et si complète qui précède la jeunesse. Cet esprit n'a-t-il pas été altéré par le courant d'athéisme et de philosophie malsaine qui a traversé l'Aile-
�MORALITÉ EN ALLEMAGNE.
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magne, et dont j'ai eu l'occasion de parler, en m'élendant sur l'instruction primaire en Prusse. J'ai quelque lieu de le craindre pour un certain nombre d'esprits et pour quelques parties de la population. Mais je crois que le mouvement rétrograde est arrêté et qu'un nouveau mouvement en avant s'est prononcé. Il sera fécond pour l'Allemagne. Beaucoup de provinces ont heureusement échappé à cette altération de la croyance. Les pays catholiques en ont été exempts, et leur foi est profonde. Un de mes amis, diplomate en Allemagne, m'a assuré avoir vu un régiment appartenant à la Prusse Rhénane, et composé de catholiques, se confesser et communier, presque sans exception, la veille du jour où ils devaient aller à la bataille. De telles croyances et de telles pratiques sont rassurantes. M. Louis Reybaud a porté le même témoignage en parlant de la population de Grefeld et de Viersen, livrées à l'industrie de la soie; il en fait le plus grand éloge. Le goût de la propriété est général en Allemagne comme en France ; on y voit fréquemment les ouvriers aimer à devenir propriétaires. M. Leplay a signalé spécialement cette tendance dans la Prusse Rhénane. Il cite également des exemples d'ouvriers médiocrement payés dans leur industrie, et trouvant dans une petite culture le complément nécessaire à leur existence et à celle de leur famille. Partout où a lieu ce mélange de la vie indus-
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DEUXIÈME PARTIE.
trielle et de la vie agricole et horticole, il produit, au point de vue moral, d'excellents résultats. Le tir et la musique sont les récréations les plus usuelles de l'Allemagne du Nord. Les tirs à la cible sont très-fréquents, et ils excitent assez d'amourpropre pour occasionner des déplacements assez considérables. L'administration a favorisé cette tendance qui profite à l'esprit militaire ; mais l'esprit moral en profite aussi, car ce sont des distractions viriles et saines. Il faut désirer pour toutes les populations laborieuses d'aussi honnêtes plaisirs.
�CHAPITRE V
MORALITÉ EN SUISSE.
J'ai eu occasion de parler plus haut de la Suisse allemande et de montrer combien elle se rapproche de l'Allemagne par ses institutions d'enseignement primaire. Il y a aussi beaucoup de ressemblance pour la situation morale, avec cette différence profonde qu'a amenée en Suisse l'esprit libéral depuis si longtemps en honneur. Les populations y sont plus indépendantes, l'initiative personnelle y a une plus grande place, et les habitants sont moins disposés à tout attendre des bienfaits de l'État. La vie de famille est le fondement de l'existence de la Suisse allemande. Dans ces belles contrées toutes remplies de souvenirs nationaux, l'homme vit heureux, fier d'appartenir à une nation libre, satisfait de prendre une part facile à l'organisation militaire du pays, qui plaît à son amour-propre sans l'enlever à ses occupations de chaque jour, jaloux de transmettre à ses enfants l'éducation qu'il a reçue lui-même et dont il a ressenti depuis sa jeunesse
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DEUXIÈME PARTIE.
la salutaire influence. M. Louis Reybaud fait de la population du canton de Saint-Gall un tableau qui peut s'appliquer à toute la Suisse du Nord. « Il suffît, dit-il, d'avoir vécu quelques jours « parmi ce peuple pour en emporter la meilleure « opinion. On ne s'y est pas entièrement défendu « contre la contagion la plus active de la vie de « fabrique; il y a des cabarets et en trop grand « nombre, mais les excès n'y sont pas fréquents. « Il est rare également que les jeunes filles abusent « « » « « « « « « « « « « « « « de la liberté presque absolue dont elles jouissent; l'inconduite n'est qu'une exception. Une surveillance mutuelle dans les hameaux où tout le monde se connaît suffit pour la police des mœurs. Ces mœurs sont d'ailleurs bonnes et saines; dans le premier âge, les enfants vont tous aux écoles; plus tard, le travail s'en empare et les préserve; il ne reste que peu de prise aux mauvaises habitudes qu'engendre l'oisiveté. Pour les jours fériés, il y a des divertissements préférés, des sociétés de chant, des réunions de danse, des tirs à la carabine; j'y ai assisté; ils respirent une gaieté franche qui ne ménage pas ses éclats; ils entretiennent l'instinct musical familier aux Allemands et ces goûts militaires qui distinguent le tempérament national. »
Si nous descendons au sud de la Suisse, en laissant de côté Genève qui est comme une continuation de la Suisse allemande, nous trouvons une
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civilisation beaucoup moins avancée, et un certain affaiblissement intellectuel. J'ai souvent entendu avec chagrin reprocher cette situation au catholicisme et en faire un argument en faveur de la supériorité des institutions protestantes. Ne serait-il pas plus vrai de dire que le protestantisme ayant posé en principe l'éducation comme la loi vitale de son existence, le progrès des lumières a entraîné celui des mœurs ? Nous avons vu en Allemagne que la Prusse Rhénane catholique ne le cède en rien aux parties les plus civilisées de l'Allemagne protestante. Pourquoi les cantons catholiques ne reprendraient-ils pas leur niveau dans la civilisation, par de nouveaux encouragements à l'enseignement populaire? Ils ont à vaincre sur quelques points des difficultés de climat et d'hygiène ; le crétinisme qui afflige le Valais et quelques autres pays de montagne présente des problèmes que la science n'a pas encore bien résolus. Mais j'ai confiance qu'on finira par en triompher, et que ces populations catholiques tiendront à honneur de se relever dans l'estime de l'Europe, en s'occupant de l'éducation comme du premier de leurs devoirs politiques.
�CHAPITRE VI
MORALITÉ EN BELGIQUE.
Le peuple belge a d'excellentes traditions morales qui lui viennent de loin; car, en remontant dans l'histoire, on retrouve ces grandes villes de Bruxelles, de Liège, de Namur,de Gand, qui étaient déjà il y a plusieurs siècles le centre d'une civilisation active. Le travail y a prospéré de tout temps et y a créé un remarquable esprit d'ordre et de discipline. Ces populations sont laborieuses, économes, sobres et très-aptes à l'industrie. Les mêmes qualités ont profité à leur esprit politique qui est excellent. Les rapports entre les ouvriers et les patrons avaient toujours été animés, jusqu'à une époque récente, d'une bienveillance réciproque. Pourquoi faut-il, qu'à l'imitation de l'Angleterre, l'esprit de grève soit venu récemment envahir les populations de ses houillères et y prendre le caractère de violence? Il faut souhaiter à la Belgique de ne pas développer cette dangereuse importation. Le progrès de l'éducation, auquel on s'ap-
�MORALITÉ EN BELGIQUE.
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plique beaucoup depuis quelques années, pourra être un des meilleurs remèdes contre ces fâcheuses tendances. Il combattra en même temps la propension à l'ivrognerie et au libertinage qui existe encore dans quelques parties peu éclairées de la population. On a constaté 1 naissance naturelle sur 8 dans les villes, et 1 sur 18 dans les campagnes. Ce chiffre est trop fort et doit diminuer. C'est un des bienfaits qu'on peut attendre surtout des progrès de l'éducation des jeunes fdles.
�CHAPITRE VII
MORALITÉ EN
ET DANS LES PAYS
HOLLANDE
DU NORD.
La Hollande ressemble aussi beaucoup à l'Allemagne pour la situation morale et elle lui est même sur quelques points supérieure. Il y a longtemps que l'éducation a porté ce petit pays à un rang élevé de la civilisation européenne. Je dirai plus loin combien il s'est distingué par l'habile direction de ses colonies, par son commerce et par son intelligente agriculture. Ce développement matériel, puissant élément de bien-être, a puisé sa principale force dans l'éducation et dans la moralité ; puis, par une conséquence importante qui se retrouve partout, il a réagi à son tour sur les mœurs; car les populations occupées et florissantes sont plus facilement vertueuses que les populations désœuvrées. La vie de famille est ici encore très en honneur. Le plus grand soin est consacré dans les ménages les plus pauvres à embellir l'intérieur et à y apporter une propreté minutieuse. C'est là que se rencontrent, non comme des exceptions, mais
�MORALITÉ EN HOLLANDE.
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comme une distraction aimée de tous, ces petits jardins si bien cultivés dont la réputation est européenne. Les fleurs les plus rares ont la Hollande pour patrie, et tous les voyageurs qui ont parcouru ce pays témoignent du charmant aspect que donne aux environs des villes ce développement de l'horticulture. Mais il n'y a pas là seulement un plaisir des yeux, il y a l'indication de mœurs paisibles et douces, dont une éducation soignée a été le principe. Une nation ignorante ne serait pas capable de ces cultures intelligentes et souvent même savantes qui n'appartiennent qu'à une civilisation perfectionnée. On est heureux de savoir que la Hollande est une des contrées du monde où les naissances illégitimes sont les plus rares. On ne compte que 1 enfant naturel sur 21 naissances, chiffre très-remarquable pour un pays contenant un aussi grand nombre de ports de mer relativement à son étendue, et par conséquent sujet à recevoir une population nomade. Amsterdam même, ville de 260,000 âmes, quoique ayant, comme on doit s'y attendre, une proportion supérieure à la moyenne en Hollande, conserve un chiffre très-inférieur à celui de la plupart des grandes villes d'Europe. J'ai rencontré, il y a une quinzaine d'années en Suisse, deux négociants hollandais qui, chaque année, quittaient pendant un mois leurs affaires
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DEUXIEME PARTIE.
pour venir se retremper dans la vue de la grande nature, et dans la saine fatigue des courses alpestres. C'étaient des hommes d'une bienveillance, d'une sérénité d'esprit et en même temps d'une culture intellectuelle que je ne puis oublier. En écrivant ces lignes sur leur pays, ma pensée se porte involontairement vers eux. Il y a un lien intime qu'on ne saurait méconnaître entre les classes élevées et les classes populaires d'une nation. Là où on trouve chez les hommes qui composent le commerce, l'industrie et l'administration, ces lumières, cette urbanité, ce goût profond de la nature, et cette douceur de mœurs, il y a bien à présumer que le peuple est gouverné avec sagesse, que l'éducation a été depuis longtemps encouragée, et que la masse du pays a progressé en moralité et en bien-être. C'est ce que j'ai été satisfait de constater dans tous les rapports relatifs à la Hollande. Puisse cet heureux pays, qui a eu le bonheur d'échapper depuis d'assez longues années aux agitations de l'Europe, continuer à y rester étranger et à présenter le beau spectacle d'une nation éclairée, vertueuse, livrée au travaux de la paix et consacrant au développement de ses colonies toute l'activité de son intelligente et morale population.
�CHAPITRE VIII
MORALITÉ EN ANGLETERRE.
J'arrive à l'Angleterre, et j'y trouve, comme pour l'éducation, une situation très-complexe. Certaines parties de l'Angleterre sont des modèles de moralité, certaines autres rappellent les pays les moins avancés. Singulier peuple où la liberté est appelée à faire seule son œuvre, mais où l'initiative appartient principalement à de grands propriétaires dont le dévouement ou l'indifférence créent la curieuse anomalie de la perfection la plus rare à côté du laisser-aller le plus regrettable. La population ignorante de l'Angleterre me xournirait des exemples nombreux d'immoralité. Ce spectacle est trop triste pour que je désire m'y arrêter longtemps, et cependant il est nécessaire de mettre quelques faits nouveaux en regard de ceux que j'ai indiqués déjà en exposant l'état de l'éducation. J'ai parlé du rapport de M. Coode sur les districts manufacturiers de Warwick et de Stafford. J'ai dit l'indifférence presque générale des parents pour
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DEUXIÈME PARTIE.
l'enseignement: Je laisse maintenant la parole à M. Goode. « Les enfants, dit-il, sont très-mauvais et très« immoraux. Ils arrivent de bonne heure à gagner « leur vie et à s'affranchir de la tutelle de leurs « familles, quoiqu'ils continuent à habiter la maice son paternelle et qu'ils prennent part aux dé« penses du ménage. Ces dépenses n'absorbent « qu'une partie du salaire, le reste est consacré « aux tavernes, aux spectacles, aux danses et au« très divertissements auxquels ils sont conduits « par l'exemple de leurs aînés. Les deux sexes se « livrent à ces divertissements. Il n'est pas rare « de trouver dans les tavernes des hommes et des « femmes, des garçons et des filles en nombre égal. « Les garçons et les filles se fréquentent de trèsce bonne heure, et les filles perdent la délicatesse « de leurs sentiments longtemps avant l'âge du « mariage. C'est dans leur propre maison ou dans « celle de leurs proches parents que le désordre « commence dès la jeunesse, et ensuite leur incli« nation ne trouve d'entraves, ni dans l'opinion « des parents, ni dans celle des voisins. » A côté de ces tristes spectacles, il y en a dans le même district de plus consolants, et ils se lient heureusement au progrès de l'instruction. Ainsi, je veux revenir à cette école de Tipton dirigée par M. Smith, dont j'ai parlé plus haut, et qui est précisément située en plein Staffordshire, au sein des
�MORALITÉ EN ANGLETERRE.
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populations démoralisées dont M. Coode vient de tracer le tableau. On se souvient des efforts de M. Smith et de leur succès. La réaction sur les habitudes mauvaises des enfants ne s'est pas fait attendre. Ils ont pris le goût de l'ordre et de la propreté; M. Smith s'est applaudi d'avoir été constamment très-exigeant sur ce point; on a pu bientôt distinguer ses écoliers à leur tenue et à leur conduite. Il a constaté que la musique leur faisait le plus grand bien, il l'a donc encouragée et il a vu les enfants des rues venir écouter à la porte de l'école et demander à y entrer. Ceux de ces enfants qui sont aujourd'hui devenus de jeunes hommes, justifient, pour la plupart, par leur bonne conduite les espérances que leur éducation avait fait concevoir. Dans la première partie de ce travail, nous avons suivi M. Foster, un des commissaires de l'enquête de 1861, dans les districts de Durham et de Cumberland; nous avons vu que l'assistance des enfants aux écoles était des plus irrégulières. Voici maintenant ce qu'est la moralité des mineurs de ce pays : « Leurs salaires sont élevés, mais en grande par« tie consacrés aux plaisirs matériels, au jeu, à la « boisson. Les logements sont étroits, incommodes, « et l'ignorance des ouvriers s'est, jusqu'à une épo« que récente, opposée à leur amélioration. Les « fils, les filles et les pensionnaires couchent le plus « souvent dans une même chambre. On s'attend,
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DEUXIÈME PARTIE.
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dit M. Poster, à une immoralité profonde, mais elle dépasse toutes prévisions. L'adultère, l'inceste même sont fréquents et acceptés sans dégoût par une population plongée dans l'ignorance. Le langage est ordurier, les habitudes grossières. Ce triste état moral se fait surtout remarquer dans les familles dont les membres
« ont été privés de toute éducation. Abandonnés « dans leur enfance, ils sont devenus plus tard des « ivrognes et des fainéants. » Le spectacle change complètement chez les mineurs en plomb de Teesdale et de Weardale; nous trouvons là une excellente population, laborieuse, rangée, intelligente. L'assistance aux exercices du culte est générale. M. Foster a traversé une paroisse longue de sept milles sans rencontrer une seule taverne, ni un seul pauvre assisté. Le salaire de ces mineurs est cependant moins élevé que celui des bouilleurs. M. Foster n'hésite pas à attribuer à l'éducation ces heureux résultats. Il y a des livres dans presque toutes les maisons, et le niveau intellectuel est relativement très-élevé. Il est juste de dire qu'ici les écoles n'ont pas été seules à faire le bien. L'instruction est due surtout aux influences de la famille transmises de génération en génération. Quand ces efforts de progrès moral ont réussi, les ouvriers anglais peuvent soutenir la comparaison avec les meilleures populations industrielles
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du monde. M. Louis Reybaud, dans ses études si intéressantes sur le régime des manufactures de laine, donne sur les ouvriers du West Riding des détails qui révèlent le meilleur état moral associé à la culture intellectuelle. Il y a cependant encore à Bradford et à Leeds une fraction de la population qui a conservé des habitudes grossières. Mais la grande majorité se plaît dans la fréquentation des cours publics, dans la lecture des bons livres et dans la vie de famille. Ce sont à la fois des hommes instruits et des hommes religieux. Les habitudes d'intempérance ont diminué, et l'argent qu'on dépensait à boire est aujourd'hui réservé pour l'embellissement du cottage et du jardin. « Ce sont, dit « M. Louis Reybaud, des hommes à l'esprit ouvert, « même raffiné, qui prennent modèle sur les clas« ses moyennes dans lesquelles insensiblement ils « se confondent. Le goût de la lecture est trèsci répandu, et les écoles qui se multiplient tendent « à le répandre davantage. Il n'y a des illettrés que « parmi les ouvriers .d'autrefois. Les nouveaux, ce ceux qui arrivent, rougiraient de manquer de ce « premier degré de culture qui est pour eux comme « un outil de plus et assurément le meilleur. » Ces districts de la laine auxquels s'appliquent à juste titre ces éloges de M. Louis Reybaud sont en général un peu plus avancés en civilisation que ceux du coton. On trouve cependant aussi chez une partie des ouvriers cotonniers d'excellentes habi-
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tudes intellectuelles et morales. Ce sont eux qui, à Manchester, poussent si loin le goût de l'instruction, et fréquentent de véritables collèges fondés à côté des Mechanics institutions où ils reçoivent un enseignement supérieur. Pourquoi faut-il que dans cette même ville de Manchester, à côté de ce spectacle si consolant d'une population éclairée et amie du progrès, on trouve encore un nombre considérable d'ouvriers débauchés et de femmes livrées à la prostitution ! En voyant ces hideux désordres, on se sent saisi de doute et de découragement, et on se demande pourquoi cette partie de la population a échappé à l'éducation et aux influences religieuses, et par quelle fatale décadence elle en est arrivée jusqu'à cette dégradation. J'en causais récemment avec un inspecteur des écoles primaires anglaises qui avait été en mesure d'étudier de près ces tristes problèmes. Il attribue pour sa part ce mauvais état d'une partie de la classe ouvrière à l'insuffisance de l'instruction des apprentis, et à l'organisation tout à fait vicieuse des écoles de manufactures. « C'est « là, me disait-il, la conséquence ordinaire d'une « éducation incomplète, les enfants ont suivi les « classes pendant quelques années et très-irrégu« lièrement. Ils savent à peine lire et écrire. Leurs « notions religieuses sont très-faibles. C'est avec « ce misérable bagage qu'ils ont été lancés dans la « vie réelle, c'est-à-dire la vie des manufactures avec « sa spécialisation, avec le danger permanent de la
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« réunion des sexes. Ils étaient condamnés à devenir de mauvais sujets, et ils le sont devenus. » D'un autre côté, l'éducation ne pouvait tout faire, et il y a d'autres puissantes influences dont il faut tenir grand compte. Y a-t-il eu à un degré suffisant à Manchester et dans les autres villes anglaises une sage intervention de l'autorité des classes dirigeantes? Ne faut-il pas craindre que les fabricants n'aient été trop absorbés par la direction de leurs grandes usines et le maniement de leurs affaires commerciales si étendues, et ne se soient trop aisément résignés à cette dépravation partielle dont ils ne croyaient pas devoir assumer la responsabilité? Le manufacturier en Angleterre ne vit pas comme on le fait généralement en France près de la manufacture et des centres ouvriers. Rentré chez lui, il se repose dans la vie de famille de ses travaux du jour et laisse à l'administration municipale et à la police la surveillance de la population ouvrière. Mais ces autorités locales ont à se conformer au grand principe du respect de la liberté individuelle, et, du moment que la sûreté publique n'est pas compromise, elles ferment les yeux sur les abus qu'elles sont impuissantes à prévenir. Quel peut donc être le remède au mal ? On est d'accord pour n'en voir qu'un seul, le progrès de l'éducation. Aussi tous les esprits distingués d'Angleterre unissent-ils leurs efforts pour développer l'enseignement, et beaucoup d'hommes considérables encouragent-ils les
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cours publics par leurs dons, par leur assistance, et souvent même en y prenant la parole. Dans une des nombreuses enquêtes faites en An gleterre sur Tétat de l'instruction populaire, celle de 1861 à laquelle j'ai déjà emprunté de nombreux renseignements, des faits très-significatifs ont été signalés, et confirment par des exemples précis, cette utile influence de l'enseignement sur les mœurs. En voici quelques-uns : Dans une école établie dans un district minier du Staffordshire, à Kidsgrove, aucun crime n'avait été commis, de 1839 à 1856, par un enfant ayant .appartenu à l'école. L'assistance à l'église avait augmenté; l'ivrognerie avait diminué, et la construction de nombreuses maisons témoignait du progrès de l'esprit d'épargne. Enfin la moralité des ménages s'était beaucoup améliorée. A Bristol et à Plymouth, depuis l'établissement d'écoles, on constatait que les rixes avec effusion de sang avaient cessé. Dans une manufacture de coton de Bristol, le règlement toujours si délicat des prix de marchandage était devenu possible, sans discussions fâcheuses. La même enquête rapporte une statistique faite dans l'armée; les soldats les plus instruits avaient eu une remarquable supériorité de conduite. 53 0/0 d'entre eux n'avaient encouru aucune punition, tandis que parmi ceux ne sachant pas écrire, mais lire seulement, la proportion des non punis n'avait
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été que de 42 0/0, et était descendue à 3o 0/0 poulies illettrés. La moralité avait donc suivi la même marche ascendante que l'éducation. Un autre rapport cité par M. Rendu signale que, depuis l'établissement des ltagyed Schools, destinées aux petits vagabonds de Londres, les arrestations dans cette classe malheureusement si pervertie, ont diminué de 6 0/0 en peu d'années. Les mêmes faits se présentent dans le pays de Galles. L'éducation s'y est maintenue religieuse, et les saines traditions perpétuées dans les familles ont aidé à l'œuvre encore imparfaite des écoles. Aussi peut-on reconnaître que l'état moral de ces populations est généralement bon, malgré les dangers d'un très-rapide développement de l'industrie. Il y a cependant encore beaucoup trop d'ivrognerie, mais on la trouve surtout chez les ouvriers étrangers établis dans le pays; la population indigène presque entière est sobre, laborieuse, économe. On peut en dire autant des parties de l'Ecosse où l'éducation est depuis longtemps en honneur et où la civilisation intellectuelle est fort avancée. Mais le spectacle des villes industrielles est navrant. J'étais à Glasgow, il y a une dizaine d'années, tout émerveillé des transformations de ce grand centre commercial. Mais le samedi, après midi, me promenant dans des quartiers populeux, je fus épouvanté de voir les rues jonchées de gens ivres, hommes et femmes. J'appris avec douleur que le
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même jour, à la même heure, cette orgie se reproduisait chaque semaine. L'ivresse de l'homme est triste, j'en avais été malheureusement témoin de temps en temps ; l'ivresse de la femme est un spectacle plus douloureux encore. Il choque toutes vos idées sur la femme, il révolte l'esprit et le cœur. On dit que les sociétés de tempérance ont depuis quelques années diminué cette plaie de l'ivrognerie à Glasgow, mais pour la guérir radicalement, c'est à l'éducation qu'il faut avoir recours. Qu'on se souvienne de l'état des écoles de Glasgow, qui a été décrit dans la première partie de cet ouvrage, c'est là qu'est le vice primordial dont il faut triompher. Ne dissimulons donc pas la situation de cette population, sa grossièreté, les habitudes d'ivrognerie qui la dévorent; sachons aussi que le libertinage et la débauche font de cruels ravages dans son sein, que toute délicatesse de mœurs en est bannie, et disons-nous que le remède est connu ; que pour préparer l'homme, il faut soigner l'enfant, entourer son éducation de toutes les surveillances, de toutes les sollicitudes qui ont jusqu'ici manqué presque complètement à Glasgow. Puissent l'Angleterre et l'Écosse, en redoublant d'efforts pour assurer les progrès de l'éducation populaire, voir s'éloigner de leurs grandes villes industrielles ce fléau du vice et du paupérisme qui contraste malheureusement avec tous les admirables résultats du génie anglais.
�CHAPITRE
IX
MORALITÉ AUX ÉTATS-UNIS.
Les États-Unis offrent comme l'Angleterre un assez grand contraste entre la vie des grandes cités commerciales et celle des petites villes et des campagnes. A New-York, par exemple, où l'élément étranger entre pour 47 0/0, où affluent incessamment les émigrants, les mœurs présentent d'assez graves désordres. Le spectacle des autres villes importantes est analogue, et il n'est pas rare de voir les fortunes faites rapidement se dissiper de même. Les classes laborieuses dans ces grandes villes sont généralement moins morales qu'ailleurs. Mais si on pénètre dans la véritable vie américaine, on y trouve des habitudes profondément religieuses, une vertu un peu grave et austère, et le goût de la vie de famille aussi développé que dans aucun pays du monde. Les mœurs changent naturellement de caractère, suivant l'origine des familles, et le temps depuis lequel elles sont établies aux États-Unis. Les cultes si divers qui se partagent l'Amérique ont une influence proportionnée à la ferveur des
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idées religieuses. Mais au milieu de ces nuances, ce qui domine, c'est une foi profonde, un grand esprit de conduite et des mœurs pures. Ces principes ont pénétré dans l'industrie, et on peut, citer à cet égard l'exemple de Lowell, si remarquable à la fois par les habitudes morales et la culture intellectuelle de ses ouvrières. Il faut lire sur cette intéressante ville le charmant tableau qu'en fait M. Ampère, dans sa Promenade en Amérique. L'ivrognerie a cependant autrefois fait beaucoup de mal aux États-Unis; mais les sociétés de tempérance ont combattu énergiquement ce fléau, et, si elles ne l'ont pas fait disparaître entièrement, elles l'ont du moins beaucoup diminué. Les États du Sud présentent le spectacle d'un beaucoup plus grand relâchement que ceux du Nord ; l'éducation n'a pas encore fait son œuvre, et le contact de l'esclavage n'est pas bon pour les mœurs. Le remède proposé au mal, c'est encore l'éducation, et on a vu il n'y a pas longtemps un grand philanthrope, M. Peabody, donner deux mil lions de dollars ( dix millions de francs) pour développer l'enseignement dans le Sud. Ce sont là des dons princiers auxquels nous sommes peu habitués en Europe, et qui montrent, combien les Américains sont convaincus que c'est en instruisant le peuple qu'ils le moraliseront et l'élèveront à la hauteur des grandes destinées auxquelles ils croient leur pays appelé.
�CHAPITRE X
MORALITÉ EN FRANCE.
§ I. — Influence du passé. J'aborde la question si difficile et si controversée de la moralité en France. Il n'est pas rare d'ententendre des détracteurs de notre civilisation contemporaine reprocher aux populations laborieuses leur immoralité, et conclure que le progrès del'instruction n'a fait que surexciter les esprits, éloigner des mœurs simples et honnêtes d'autrefois et donner le goût des jouissances faciles. Les mêmes reproches sont adressés à l'industrie, et on la rend volontiers responsable du désordre moral qu'on regrette de trouver dans quelques grands centres de population. Il est d'autant plus difficile de répondre à ce genre d'attaques qu'il repose sur l'observation de quelques faits, malheureusement vrais dans certaines villes. De la certitude qui s'attache à la maladie on remonte hardiment à la certitudede la cause du mal.
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DEUXIÈME PARTIE.
Pour que ce raisonnement fût sérieux, il faudrait admettre que, dans les siècles précédents, la population française était exempte des vices qu'on rencontre de nos jours, et que notre siècle a vu surgir ces fléaux de l'intempérance et du libertinage qui étaient inconnus autrefois. Mais une telle allégation ne peut être soutenue; car l'histoire, bien qu'elle nous raconte les actes des souverains plutôt que ceux des classes laborieuses, nous fait comprendre que depuis plusieurs siècles il y a eu, dans toutes nos provinces et plus particulièrement dans les grandes villes, de fâcheuses habitudes de dépravation. Ce n'est pas à noti'e époque qu'on a parlé pour la première fois de fdles séduites, de femmes outragées dans le pillage des villes, d'ouvriers ivres ne rentrant chez eux que pour faire subir à leurs malheureuses femmes leur brutalité et leur tyrannie. Les historiens ont déploré ces misères sociales à toutes les époques. Mais ils n'auraient pas signalé cette antiquité du mal qu'on la retrouverait en consultant l'état moral des classes dirigeantes. Car l'humanité a toujours été la même, et toujours les mœurs des grands ont servi de modèle aux mœurs du peuple. Or, il faut avoir le courage de le dire, les classes supérieures ont manqué depuis bien des siècles à ce grand devoir de la propagande de la vertu par l'exemple, et c'est malheureusement des plus hautes situations que sont venues les plus déplorables
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leçons. Faut-il citer les noms d'un très-grand nombre de nos rois, François Ier, Henri II, Henri IV, Louis XIV et Louis XV, qui rappellent, à côté de grandes qualités dignes du trône, le souvenir de fâcheuses habitudes de libertinage qui du souverain se sont vite répandues dans toute la cour empressée à les imiter. Et il ne s'agit pas de quelques écarts connusd'un petitnombre d'amis, que le moraliste ait à condamner sans trop s'effrayer, et dont la politique n'ait pas à s'occuper. Non, la notoriété a été générale, au temps même du règne du souverain, et les noms des Diane de Poitiers, des Gabrielle d'Estrées, des Montespan, des Pompadour et des Dubarry sont arrivés jusqu'à nous, portés par la tradition populaire et non pas seulement par la voix discrète de l'histoire. Les scandaleuses aventures du Régent et de ses amis, les orgies des roués, la vie de galanterie des Richelieu et de tous les grands seigneurs du dix-huitième siècle ont eu le triste privilège d'occuper tous les contemporains. Des grandes villes, le mal s'est facilement étendu dans les provinces où chaque seigneur s'est fait gloire de porter les moeurs de la cour et de Paris. Ah ! ne nous étonnons pas, après que le dixhuitième siècle a accompli cette grande œuvre de démoralisation sociale, préparée par ses devanciers , après que les philosophes du même temps ont réuni toutes leurs forces pour saper la base des croyances religieuses, ne nous étonnons pas
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que notre siècle ait reçu l'héritage, non-seulement des révolutions, mais de la licence et de la dépravation ! Et qu'on ne l'oublie pas, les plaies se fermeront avec plus de peine dans le peuple, si difficile à atteindre et à diriger, que clans les classes élevées, entourées de tant de ressources d'éducation, et vivant dans une aisance qui leur rend la vertu facile. Les populations laborieuses, plus lentes à dépraver, seront aussi plus lentes à guérir. Notre siècle a entrepris cette tâche, et j'ai confiance qu'il la mènera à bonne fin. Mais que d'obstacles à vaincre ! La société profondément remuée par la Révolution française s'était à peine rassise sous l'empire, que deux fois de suite le régime politique a été changé et toutes les institutions modifiées. Le progrès des voies de communication a appelé nos provinces, encore mal préparées par l'éducation, à venir voir dans Paris le type de la civilisation moderne auquel la France et l'Europe devaient tâcher de ressembler; et Paris, avec d'admirables grandeurs, avait bien des enseignements dangereux et des exemples corrupteurs. L'élan si rapide de l'industrie a amené une augmentation de salaire qui, féconde pour un grand nombre, a été périlleuse pour d'autres, en leur donnant la tentation de dépenser vite dans les plaisirs un argent facilement gagné. Voilà au milieu de quelles perturbations sociales notre siècle a eu à régénérer
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nos populations laborieuses. Et quel moyen a-t-il dû employer pour le faire? L'instruction, rien que l'instruction; mais telle est l'efficacité de ce grand élément moralisateur, quand il est appuyé sur l'idée religieuse, qu'il y a déjàeu beaucoup debien accompli et qu'on peut en attendre beaucoup encore. Il ne faudra pas oublier toutefois, pour juger l'œuvre, les difficultés qu'ellea eues à surmonter, et l'indulgence ne sera que de la justice.
§ II. — État moral en France.
Les écrivains qui ont étudié depuis quelques années la condition morale des ouvriers dans notre pays, M. Jules Simon, M. Louis Reybaud, M. Audiganne et quelques autres, sont d'accord pour attester une amélioration partout où l'enseignement a été développé. Il y a cependant encore des départements éloignés des voies de communication où l'ignorance domine et où se sont maintenues d'heureuses traditions de moralité; mais, pour toutes les parties de notre pays où le mouvement de la civilisation moderne s'est fait sentir, les habitudes morales n'ont pu se soutenir ou progresser qu'à la condition de beaucoup fortifier l'enseignement élémentaire et de raffermir les croyances religieuses. . L'ivrognerie a été un des fléaux les plus difficiles U
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à déraciner. La génération nouvelle, mieux élevée, est heureusement moins portée que l'ancienne vers ce triste plaisir; mais depuis quelques années l'administration, dans un principe de liberté, a plusieurs fois levé les obstacles qui s'opposaient à la création de nouveaux cabarets. On a même reproché aux agents fiscaux de s'intéresser au développement d'un commerce qui assure des revenus au trésor. Quoi qu'il en soit, le nombre de ces établissements s'est beaucoup accru et il y a là une tentation permanente qu'il faut craindre surtout pour les campagnes. Les foires sont nombreuses, trop nombreuses même suivant les agriculteurs les plus éclairés. Chacune de ces réunions, sous prétexte d'achat ou de vente de bétail, est une occasion de visite à l'un de ces débits si répandus maintenant, où il est trop souvent d'usage d'entrer pour conclure une affaire. M. de Magnitot, dans son intéressant ouvrage de l'Assistance en -province, évalue à près de il millions de francs l'impôt que les habitants du seul département de la Nièvre payent annuellement à cette habitude de cabaret ou de café. L'expérience a montré partout que l'école fournit les meilleures armes contre le cabaret. La culture donnée à l'esprit tend à faire délaisser ce grossier plaisir en inspirant le goût des jouissances plus élevées. La proportion des naissances illégitimes est stationnaire à un chiffre qui n'a malheureusement pas
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baissé depuis 30 ou 40 ans, et qui appelle toute l'attention du moraliste. Sur environ 12 .1/2 enfants il y a un enfant naturel. Comme toujours, les villes fournissent le contingent principal de ces naissances hors mariage qui accusent un fâcheux relâchement des mœurs. Pour le combattre, le perfectionnement de l'éducation des filles est un des plus grands moyens d'influence. Dans plusieurs communes importantes, des écoles très-religieuses, tenues par des sœurs instruites, ont formé d'excellentes élèves que de pieuses associations ont soutenues jusqu'à leur mariage dans les meilleures habitudes morales. On ne saurait croire l'heureux effet de ces institutions sur l'état moral des jeunes filles, et-il est remarquable qu'il se soit même étendu sur les jeunes personnes ne faisant pas partie de ces associations, qui se sont trouvées encouragées par l'exemple. On a constaté par suite une grande diminution du nombre des fautes et un rapide progrès dans les mœurs de la population féminine. Il faut souhaiter que cet exemple se répande et fasse baisser le chiffre si regrettable qui s'inscrit tous les ans dans notre statistique. Il faut maintenant, pour mieux étudier cette situation morale dans ses rapports avec l'instruction, sortir des généralités, et parcourir rapidement quelques parties de notre pays, en cherchant surtout les classes laborieuses dans les centres industriels
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où les transformations des mœurs ont pu être le plus sensibles. Les départements de la Seine-Intérieure et du Nord, qui occupent un rang si élevé dans l'industrie, auraient dû mériter d'être cités pour l'élan donné à l'instruction. Ils ne l'ont pas fait, et ils ont seulement, l'un le cinquante-quatrième rang, l'autre le cinquante-cinquième sur la carte intellectuelle de la France, dressée par le ministère de l'instruction publique. Ils ne sont pas non plus, au point de vue moral, à la place qu'ils devraient occuper. Nous verrons tout à l'heure d'heureuses exceptions; mais il y a encore à Rouen, à Elbeuf, à Louviers et aussi à Lille beaucoup trop d'ivrognerie et d'habitudes de débauche. A Rouen comme à Manchester, le travail du coton s'est présenté avec les difficultés qui lui sont propres, le mélange des sexes dans les filatures, le travail des enfants trèsjeunes et l'agglomération. L'ignorance n'est pas la seule cause du mal ; mais il aurait fallu combattre beaucoup plus énergiquement pour obtenir une réaction morale plus forte. Ce qui prouve qu'il ne faut pas imputer uniquement cette situation aux conditions nouvelles du travail des manufactures, c'est que dans les villes de Normandie ou du Nord, où existe encore l'industrie à domicile pour certains produits et où le peuple est resté ignorant, nous retrouvons le même goût du cabaret et du libertinage. C'est le cas de
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Fiers, de Laigle, de Saint-Quentin et d'Amiens. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu sur plusieurs points la lutte la plus honorable contre ces tendances. L'industrie, dans tous les pays, compte beaucoup de chefs éminents qui ont voulu le bien et l'ont cherché avec persévérance ; mais il n'y a pas eu jusqu'ici assez d'ensemble dans ces efforts pour en assurer le complet succès. D'autres villes ont été plus heureuses ; et, pour en citer une seule, je parlerai de Roubaix. Là l'instruction a été répandue à profusion et inspirée par l'esprit le plus religieux; il y a un enfant aux écoles par sept habitants; les écoles sont gratuites, universellement suivies, et donnent une excellente éducation. C'est en même temps une des villes de France où la moralité est la meilleure : « Les « mœurs sont bonnes à Roubaix, » dit M. Louis Reybaud, » les mariages y sont précoces. Sur une « population de 35,000 âmes, on n'y comptait, « en 1864, que 69 ménages irréguliers et 35 en« fants naturels; cette proportion est l'une des « plus réduites que l'on connaisse; elle dit assez « ce que sont les liens de famille et à quel point « la police de l'opinion s'exerce sur ceux qui y défi rogent par des habitudes notoires. » Le sentiment religieux préparé par l'éducation est très-fort à Roubaix; les ouvriers sont doux et rangés; ce n'est pas qu'ils échappent complètement au goût de la boisson, si fréquent dans le Nord. Il y a nombre
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de cabarets, et on y consomme beaucoup le dimanche, mais sans que cette habitude de la population ait dégénéré en ivrognerie. Les ouvriers de Roubaix passent volontiers le dimanche à des jeux de boules, à des tirs; les sociétés chorales y sont goûtées; tous ces délassements honnêtes témoignent d'un excellent esprit moral, et montrent qu'on n'a pas prodigué en vain dans cette intéressante ville les bienfaits de l'éducation. Ce que je viens de dire de Roubaix pourrait s'appliquer à Sedan. La situation n'a cependant pas toujours été aussi bonne; mais les fabricants se sont tous unis pour obtenir le progrès, et ils y ont réussi. Les écoles à Sedan sont gratuites et très-suivies, l'instruction y est très-répandue; l'homme de trente ans qui ne sait pas lire est une exception rare. On est heureux de constater en même temps un grand sentiment religieux dans les classes laborieuses, les habitudes régulières, la vie de famille, et peu de penchant pour le cabaret. Les provinces de l'Est de la France sont celles qui tiennent le premier rang au point de vue du développemeut intellectuel. On est près de l'Allemagne, on a le même goût pour l'instruction. Les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Meurthe, de la Moselle, des Vosges, ont rivalisé d'efforts pour l'enseignement primaire; l'esprit des écoles est religieux. On est heureux de constater que c'est aussi la partie de la France citée le plus
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souvent pour les habitudes morales et les remarquables qualités de sa population. Je n'ai voulu que rappeler l'exemple de l'Alsace et de la Lorraine, sans croire nécessaire de m'étendre davantage sur leurs classes ouvrières, dont la réputation est faite. Lyon a aussi donné depuis longtemps tous ses soins à la question intellectuelle; il y a des écoles nombreuses, bien tenues, et religieuses. Cette bonne éducation n'a pas été stérile, et les habitants de cette grande ville peuvent être cités pour leur excellent esprit et leurs mœurs régulières. On a reproché quelquefois aux ouvriers en soie un esprit inquiet; mais on a trop oublié les cruelles vicissitudes auxquelles leur industrie a été exposée et la détresse dans laquelle les ont plongés souvent des chômages multipliés : « L'ouvrier de Lyon, dit M. Louis Reybaud, a des « goûts sédentaires; il aime la vie de famille, et ne « s'en laisse pas détourner par l'attrait des plaisirs « extérieurs. A peine a-t-il pu sur ses épargnes « acheter un ou deux métiers, qu'il cherche daus « sa classe même une compagne de son choix, ha« bile et laborieuse comme lui et pouvant le sup« pléer au besoin. Tout en veillant aux soins du « ménage, la femme préparera les soies, donnera « quelques coups de navette, maintiendra l'ordre « parmi les apprentis, hâtera la composition des « pièces, aura sa part de responsabilité. Dès lors, « pour l'ouvrier, tout se concentre dans la maison :
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« pendant le jour, il ne s'en éloigne guère, et « quand le travail donne, on le retrouve à dix « heures du soir assis devant son métier. A-t-il des « moments libres et quelque argent à sa disposi« tion, il les emploie à orner son intérieur et à y « introduire quelques raffinements. L'atelier sera « blanchi et approprié, et la chambre contiguë « aura quelques meubles de plus, une glace, une « pendule, des estampes ; sur les murs un papier « neuf, même un tapis qui est le grand luxe de ces « ménages. Quand vient le dimanche, la transfor« mation est complète : des habits de ville ont rem« placé la blouse et la casquette de l'atelier; hom« mes et femmes se confondent par le costume avec « les classes bourgeoises ; les toilettes touchent « presque à l'élégance. Sur ce point, il y a excès, « et la dépense n'est pas constamment tenue au « niveau des ressources; mais c'est le défaut do« minant de l'ouvrier de Lyon, il veut s'élever, « il veut faire bonne figure. Aussi ne va-t-il pas « au cabaret; c'est dans les cafés qu'il s'installe, « et surtout dans les cafés chantants, où la musique « est l'accompagnement des consommations. Cherce che-t- il des jouissances plus grandes? Il s'établit, « longtemps avant l'ouverture, devant le guichet « des théâtres, afin d'avoir des places de choix. Et « il n'est pas seul à se donner ces divertissements; « il a sa femme avec lui, quelquefois ses enfants ; « c'est une partie de famille. La soirée finie, une
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« petite brèche a été faite à la bourse commune; « n'importe ! on a vu l'opéra ou le vaudeville nou« veau ; le souvenir en restera pour défrayer les « veillées de l'atelier, et on n'en aura que plus de « cœur à l'ouvrage. » Ce n'est pas là un portrait embelli à plaisir, un peu d'imprévoyance est indiqué. En poussant plus loin cette étude, nous trouverions bien quelques ombres à ajouter au tableau; les jeunes filles qui travaillent dans les ateliers sont exposées à des tentations auxquelles quelques-unes succombent; les apprentis conliés aux patrons ne sont pas toujours paternellement surveillés comme il le faudrait; mais on ne doit s'attendre à voir reproduit dans aucune société ouvrière cet idéal de sollicitude chez les parents et-les patrons, de respect chez les jeunes gens, et d'habitudes parfaitement morales et vertueuses que quelques imaginations aiment à se représenter. Il faut être satisfait quand on rencontre une situation moins irréprochable, mais encore très-supérieure à la moyenne comme est celle de la population lyonnaise, et demander de nouveaux progrès à l'éducation, qui peut et doit encore s'améliorer dans le département du Rhône. Le département de la Seine n'occupe que le treizième rang sur la carte intellectuelle de la France. Il y a cependant beaucoup d'écoles, la plupart trèshabilement tenues; nombre d'enfants en sortent très-complétement instruits et deviennent plus tard
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l'honneur des classes laborieuses. Paris est un des points du monde où l'on voit le plus souvent des ouvriers s'élever au rang de patrons par leur intelligence que l'instruction a développée, et parleurs remarquables qualités morales. Mais, comme dans toutes les très-grandes villes, un certain nombre de familles indolentes ou malheureuses n'attachent pas à l'instruction de leurs enfants l'importance qu'elle mérite. En outre, il vient de quelques provinces à Paris tout un contingent jeune, vigoureux et préparé aux plus rudes travaux, mais ignorant, dont l'influence se fait sentir dans les chiffres représentant la moyenne de l'instruction chez les adultes. Les catéchismes sont faits dans les églises avec des soins et une habileté auxquels il faut rendre hommage. Mais bien des enfants n'y assistent que pendant un temps trop court, et le gamin de Paris ne fréquente guère les catéchismes de persévérance. Quoi qu'il en soit, c'est beaucoup moins à cette insuffisance de l'instruction qu'aux conditions exceptionnelles d'une agglomération telle que Paris, qu'il faut attribuer le désordre moral qui existe encore dans quelques parties de la classe laborieuse et qui contraste avec les bonnes habitudes d'un nombre heureusement supérieur de familles ouvrières. C'est à Paris qu'affluent les déclassés de toute la France, c'est là que se réfugient les jeunes filles qu'une faute chasse de la famille, c'est là surtout que le luxe et la pauvreté se coudoient,
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contraste frappant dans toutes les villes, mais périlleux à Paris peut-être plus que partout ailleurs. L'existence dissipée des jeunes gens riches qui y accourent de tous les points du monde, est un exemple qui, de proche en proche, s'étend jusque dans les familles pauvres. Ces fâcheuses influences nese sont heureusement exercées que sur une faible minorité de la population laborieuse ; et si quelquefois les chiffres tendent à prouver une plus grande diffusion du mal, comme par exemple le chiffre élevé des naissances illégitimes, il ne faut pas oublier combien d'enfants naissent à Paris de filles-mères arrivées de la province et combien de ménages irréguliers d'ouvriers étrangers ne se légitiment pas par le mariage dans la crainte des formalités à remplir, combien d'ouvriers nomades se mêlent toujours à la population parisienne, livrés d'avance plus que les ouvriers sédentaires aux dangers des unions passagères. Il faut donc dé-charger la vraie population ouvrière de Paris d'une partie des faits qui s'accomplissent dans son sein. Il faut surtout s'abstenir de reporter, comme l'ont fait certains esprits chagrins, sur les progrès de l'instruction la responsabilité des fautes commises. Ce qui est seulement à craindre pour Paris, c'est la demi-instruction, cet état de l'esprit ouvert à toutes les aspirations, mais mal préparé à se défendre contre les écarts et la contagion morale. C'est parmi ces jeunes gens et ces jeunes filles
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n'ayant fait qu'un commencement d'études et n'ayant conservé de l'enseignement religieux que des impressions fugitives, que le vice précoce et l'esprit de désordre font le plus de victimes.
�CHAPITRE XI
L'INSTRUCTION ET LA MORALITÉ
DANS LEURS RAPPORTS AVEC L'ESPRIT POLITIQUE El AVEC LES QUESTIONS DE SALAIRE,
Je ne crois pas devoir clore cette étude de la moralité sans dire un mot de l'esprit politique des classes laborieuses. Il ne suffit pas, en effet, qu'elles s'élèvent dans le sentiment de la ^dignité humaine en repoussant loin d'elles les fléaux du désordre et de l'ivrognerie, il ne suffit pas que le goût de la vie de famille se développe et qu'elles y trouvent les plus sûrs éléments de bonheur ; notre siècle leur impose un autre grand devoir social. Le temps est passé où les gouvernements n'avaient à leur demander que l'obéissance, le respect pour les autorités établies, et se chargeaient eux-mêmes dérégler tous leurs intérêts. Tous les peuples de l'Europe ont été appelés un peu prématurément, eu égard à leur instruction, à participer à l'administration de leur pays. Ils seront dignes d'exercer ce droit nouveau s'ils sont éclairés, et si un esprit de justice, de patience et de conciliation les inspire. Mais si
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DEUXIÈME PARTIE.
l'ignorance devait subsister et si des passions envieuses venaient à se mêler aux légitimes aspirations libérales, il faudrait craindre que l'ère des révolutions ne fût pas encore fermée. En France, plus que partout ailleurs, l'instruction générale est devenue nécessaire pour l'exercice intelligent et réfléchi du droit politique, car tous les citoyens ont été appelés à participer au suffrage universel; cette fonction qui les élève les oblige impérieusement à savoir lire et écrire, et il semble que la loi qui a généralisé ce droit d'élection aurait pu avoir pour corollaire l'enseignement obligatoire. Il faut donc que tout homme qui va au scrutin puisse écrire lui-même, s'il le veut, le nom de son candidat, et surtout ne reçoive pas aveuglément un bulletin qu'il ne peut lire d'un des partis en présence. Mais ce n'est pas assez, il faut qu'il se soil assez intéressé aux affaires de sa commune, de son canton et de tout le pays auquel il appartient pour pouvoir juger quel est le véritable intérêt général dans l'élection à laquelle il participe, et se prononcer avec intelligence entre les conseils contraires qui lui affluent au moment du vote. Nous sommes loin encore d'une telle situation, et c'est ce qui avait fait l'opposition de la plupart des esprits libéraux au suffrage universel, qui exige cette diffusion des lumières pour être loyalement et intelligemment exercé.
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C'est d'ailleurs dans la famille et plus tard à l'école que se contractent ces impressions premières de l'esprit qui réagissent sur toute la vie et préparent l'homme politique en môme temps que l'homme moral. Que les principes d'autorité aient été enseignés par la famille et que l'enfant ait appris à ne les séparer jamais de la justice et de l'honneur; qu'il ait continué cet apprentissage de la vie sous un maître digne de sa mission, il y aura alors bien moins à craindre pour l'avenir. On aura prévenu ces aspirations malsaines vers l'indépendance qui détruisent le respect de toute organisation établie et qui entravent les progrès de la liberté en ramenant sans cesse la crainte des révolutions. Les problèmes sociaux, qui sont à notre époque tout remplis de dangers, n'ont pas non plus de solution possible sans une grande prudence chez les ouvriers comme chez les patrons. Les désordres qui accompagnent trop souvent les grèves on t presque toujours pour cause l'ignorance et les mauvaises passions. Les ouvriers plus instruits seront, il est vrai, amenés à discuter plus souvent les tarifs qui leur seront proposés, mais le danger n'est pas dans cette application légitime du principe de liberté. Il faut plutôt craindre ces sourdes agitations qui se propagent sans motifs parmi les ouvriers peu éclairés, ce mécontement qui leur vient, non d'eux-mêmes, mais d'un meneur sous l'empire duquel les place leur ignorance, ces préjugés habilement exploités
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DEUXIÈME PARTIE.
et dont l'éducation fait justice, ces fâcheuses violences que condamnent les bons ouvriers et qui ont donné un regrettable caractère à toutes les grèves quand elles se sont accomplies dans des populations peu instruites. Dans les centres éclairés et moraux, ces coalitions ont pu rester calmes et dignes, et elles se sont terminées sans troubles. Elles deviendront même moins fréquentes, et avec le progrès de l'instruction les ouvriers arriveront à substituer de libres et loyales discussions de salaires et de tarifs à d'inutiles et ruineux chômages. L'Angleterre a montré jusqu'ici un bon esprit politique qu'on a attribué à des causes diverses, aux qualités de la race anglo-saxonne, au patronage éclairé de l'aristocratie et aux institutions mêmes du pays. Mais jusqu'à présent les classes laborieuses n'ont pas eu à intervenir dans les affaires de l'État, et c'est surtout leur sagesse, leur patience et leur modération dans l'exercice de leur liberté qui ont pu mériter les éloges. Si elles sont appelées dans l'avenir à un rôle plus considérable, elles ne pourront le remplir, comme la France, qu'à la condition d'une éducation complète et générale. En attendant une plus grande extension des droits politiques, les ouvriers anglais ont été souvent, déjà trop souvent, amenés à s'occuper des questions de salaires, et les grèves sont devenues par leur nombre, leur étendue et leur durée une
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des plaies de l'industrie anglaise. Si le principe même de la discussion des tarifs par les moyens légitimes a droit au respect, l'abus des coalitions est profondément regrettable pour les ouvriers, pour le patron et pour le pays tout entier. Il est impossible qu'il n'y ait pas encore dans ces chômages prolongés et dans les désordres qui les accompagnent le résultat d'une éducation très-incomplète chez les uns, d'une fâcheuse ignorance chez d'autres, d'un réel aveuglement chez tous. On peut déjà citer des districts industriels où le progrès des écoles a réagi sur les habitudes, et où, à la suite d'une éducation meilleure, est venu le dégoût de ces stériles discussions. Les ouvriers, plus éclairés, ne se sont plus souciés des grèves et ont réussi à régler à l'amiable tous leurs différends avec leurs patrons. Ces agitations de salaires sont peu répandues en Allemagne, où les rapports des ouvriers et des patrons ont été jusqu'ici faciles, malgré le taux relativement modéré de la main-d'œuvre. Les discussions sont rares et généralement empreintes d'un bon esprit. M. Louis Reybaud raconte une grève très-courte qui a eu lieu à Crefeld, et qui ,n'a occasionné aucun désordre. Elle s'est conduite, dit-il, avec tant de calme et de bonhomie ! Les mœurs politiques présentent un caractère semblable, et, même en faisant la part de l'agita15
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. DEUXIÈME PARTIE.
tion qui a suivi 1848, il est impossible de trouver des populations qui aient mieux résisté à toutes les passions violentes du dehors et à tous les entraînements, et aient montré autant de patience dans les difficultés, autant d'aptitude à remplir les devoirs politiques. Ce peuple mérite d'être appelé à les exercer plus complètement et à occuper parmi les nations dotées d'une sage liberté le rang qu'il occupe dans l'instruction. La réputation de la nation suisse, au point de vue de l'esprit politique, est faite. On sait aussi tout ce que l'instruction, si générale dans ce peuple, a ajouté de force à la liberté. L'administration de la commune par elle-même, et cette organisation si curieuse dans laquelle le canton et la confédération interviennent si peu, ne pourraient fonctionner de nos jours avec un peuple ignorant. L'éducation donnée à tous a préparé la vraie égalité. LesSuissesont montré dans les crises industrielles une remarquable sagesse. Il a fallu alors demander de grandes réductions de salaires aux ouvriers. « Ils s'y résignaient, dit M. Louis Reybaud, plutôt « que de demeurer oisifs, et attendaient leur re« vanche à la reprise du travail. Point de mur« mures ni de plaintes: en hommes sensés, ils fai« saient la part des circonstances, et comprenaient « que les fabricants ne pouvaient tenir les mé« tiers occupés quand les étoffes ne donnaient que
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de la perte. Au lieu de les accuser, ils leur sayaient gré des efforts qu'ils faisaient pour leur conserver un reste d'activité. Les peuples que la liberté favorise , et qui se montrent dignes d'elle, arrivent sans efforts à des sentiments de justice et de modération ; dans le respect d'euxmômes il puisent le respect des autres, et, quand ils souffrent, ils ne se trompent ni sur les causes du mal ni sur la nature de la responsabilité. » En continuant cette étude, nous trouverions en Belgique, en Hollande et ailleurs les mêmes vertus politiques associées au progrès de l'éducation ; nous verrions au contraire les pays où l'instruction a été négligée, tels que l'Italie et l'Espagne, soumis à de fréquentes révolutions. Ici encore il serait injuste de tout rapporter à ces progrès de l'enseignement ; il y a des différences incontestables entre les races du Nord et celles du Midi; il y a l'influence des institutions, celle des gouvernements et des classes dirigeantes; mais il faut faire une grande part aux lumières, et conclure, avec l'expérience de tous les pays, que les peuples éclairés sont plus aptes à remplir dignement leurs devoirs politiques.
�TROISIÈME PARTIE
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION ET DE LA MORALITÉ
SUR LE BIEN-ÊTRE.
CHAPITRE PREMIER
SITUATION GÉNÉRALE.
Le bien-être s'est développé en Europe depuis le commencement de notre siècle ; toutes les statistiques en font foi, et les esprits les plus divisés sur d'autres questions, sont généralement d'accord sur ce point. Le premier signe de cet accroissement du bienêtre est le changement survenu dans la durée moyenne de la vie. Il y a 60 ans, cette durée moyenne était en France de 31 ans 1 /2. Elle est aujourd'hui de 37 ans 1/2. On a donc gagné 6 ans, et ce résultat est énorme au bout d'une si courte période. Il ne peut malheureusement être généralisé
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TROISIÈME PARTIE.
et étendu à toute l'Europe; car, s'il y a eu des pays comme la Belgique et la Suède qui ont fait de grands progrès quant à la diminution relative de la mortalité, il y en a d'autres où par des causes diverses le chiffre est demeuré stationnaire. Cependant, dans ces pays comme en France, d'autres signes de bien-être révèlent une incontestable amélioration. Il est certain que partout on se nourrit mieux. La viande et le vin sont entrés dans la consommation générale. Les denrées de première nécessité sont abondantes dans tous les pays, et si l'on excepte une très-petite proportion de familles indigentes, on peut dire qu'il n'est pas de ménage dans les classes laborieuses dont la subsistance ne soit assurée. Les logements se sont beaucoup perfectionnés ; la population est aussi mieux vêtue. Elle a à sa disposition pour le chauffage, l'éclairage et les mille besoins de la vie, des ressources qui étaient inconnues au siècle dernier. La principale cause de ce progrès est le développement de la fortune publique par les grandes inventions modernes et par l'essor qu'a pris le commerce. Les découvertes comme celle de la houille ont enrichi le monde entier, et chaque famille en a profité pour sa petite part. Les nouvelles voies de communication n'ont pas eu une action moins féconde, chacun s'est ressenti de la facilité et de l'économie qu'elles ont assurées aux transports.
�SITUATION GÉNÉRALE.
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Certaines transformations des lois commerciales ont aussi "profité au bien-être de tous, déjà favorisé dans son développement par la longue paix dont l'Europe a joui pendant près de 40 ans. Yoilà de puissantes causes qui n'ont avec l'instruction et la moralité que des rapports bien éloignés ; c'est cependant dans les pays les plus éclairés que ces grands changements matériels ont été le plus vite adoptés et sont le plus tôt entrés dans la vie des peuples. Mais l'éducation et le progrès des mœurs ont eu des conséquences plus directes, et qui, malgré leur caractère plus modeste, n'en ont pas moins eu une utile réaction sur le bienêtre. Je veux parler de ces institutions de prér voyance, qui tantôt sous la forme de caisses d'épargne, tantôt sous celle de caisses de secours ou de retraites, tantôt avec les noms nouveaux d'associations coopératives et de banques populaires, ont encouragé l'économie, ont paré aux funestes suites qu'entraînaient fatalement les maladies et les chômages et ont ouvert aux populations laborieuses une ère nouvelle d'indépendance et de dignité. C'est aussi le progrès intellectuel et moral qui a permis à certains peuples de devancer leurs concurrents dans la grande industrie et de s'assurer par la priorité du succès des débouchés faciles et un actif commerce. Il y a eu là un puissant élément de richesses dont les classes laborieuses ont eu leur bonne part. Le progrès agricole si nécessaire
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. TROISIÈME PARTIE.
de nos jours, a aussi, nous le verrons, d'intimes rapports avec la diffusion des lumières et les bonnes habitudes de la population. Enfin l'enseignement s'est chargé de faire une guerre opiniâtre au désordre ét à la dépense, ces mortels ennemis du bien-être, en rappelant l'ouvrier à des aspirations élevées, en lui faisant préférer au cabaretla lecture ou le cours du soir; en apprenant à la femme à bien tenir son intérieur, à calculer, à tirer parti de tout, et à substituer la vigilance de la ménagère à cette oisiveté stérile et dangereuse dans laquelle se passait autrefois sa vie. Je ne crois pas nécessaire de m'arrêter davantage sur ces idées générales, elle vont reparaître avec plus de détails dans l'étude du bien-être des différents peuples et de la France, dans l'examen de l'influence exercée par le développement industriel et agricole sur la prospérté des peuples modernes.
�CHAPITRE II
ALLEMAGNE ET AUTRES PAYS.
Le bien-être est assez grand dans l'Allemagne du Nord, quoique les salaires n'y soient pas jusqu'ici fort élevés. Les habitudes morales et religieuses qui y régnent, en retenant l'ouvrier et le paysan à son foyer domestique, écartent la tentation des dépenses inutiles, et le goût de la propriété est un actif stimulant d'économie. Souvent la vie agricole est alliée à la vie industrielle, dans la Prusse rhénane spécialement. M. Louis Reybaud indique l'avantage qui en est résulté pour le bien-être à Viersen et dans toutes les autres villes allemandes où les métiers ont pu s'établir à la campagne à côté d'une petite culture. J'ai visité moi-même avec un grand intérêt les environs de Dusseldorf et ces centres métallurgiques si intéressants de Ruhrort, de Dortmund et d'Essen. Là il n'y avait guère place que pour.la vie industrielle : car le travail des forges laisse peu de
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TROISIÈME PARTIE.
loisirs et permet difficilement qu'on s'occupe d'agriculture. Il y avait partout l'indice d'un grand bien-être; le taux des salaires était cependant modéré; mais la vie était à bon marché, et les ouvriers avaient généralement des habitudes de sobriété et d'économie; les ménages en avaient profité, et, tout en restant modestes, respiraient l'aisance. De grands efforts ont d'ailleurs été tentés pour améliorer la situation des classes laborieuses, et ces efforts ont réussi parce qu'ils ont été fondés sur l'éducation et sur la moralité. Les économistes qui se sont occupés des associations coopératives ont unanimement constaté que leur succès avait principalement tenu aux qualités morales des associés. Les heureux résultats du mouvement d'association en Allemagne témoignent donc des dispositions favorables qu'un enseignement solide et religieux avait cultivées dans les populations. M. Audiganne, dans son estimable ouvrage, les Ouvriers d'à présent, indique qu'en 1864, d'après M. Schultze-Delitsch, le nombre des associations ouvrières était de 1,130, dont 700 sociétés d'avances et de crédit, 250 de production, 200 de consommation. Le chiffre de leurs opérations était de 150 millions de francs et le capital roulant 50 millions, sur lesquels le crédit avait fourni 40 millions contre 10 millions appartenant au fonds social. Et cependant ces institutions ne datent que de
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1850, et avaient rencontré des obstacles clans les restrictions apportées à la liberté du travail par les corporations. Les banques de crédit allemandes, fondées par M. Schultze-Delitsch, et qui ne comptent que des ouvriers, ont constitué avec une cotisation mensuelle de 25 centimes, une force financière de premier ordre. Elles ont prêté aux associés en 1863 plus de 126 millions de francs. Elles sont aujourd'hui répandues dans toute l'Allemagne du Nord, rendent des services incontestés, et prouvent ce que peut l'initiative populaire, basée sur l'éducation et sur la moralité Je n'ai pas la prétention de résumer dans le succès du mouvement coopératif le progrès du bien-être de la Prusse; mais j'ai voulu surtout citer un exemple qui fait ressortir mieux que d'autres, peut-être, toute l'importance des connaissances premières sans lesquelles cette grande œuvre populaire aurait été si complètement impossible. On est porté à se demander comment se concilient les habitudes d'émigration avec l'état assez favorable du bien-être de l'Allemagne. C'est presque uniquement la population rurale qui a fourni ces émigrants. Les familles sont nombreuses, les propriétés à vendre sont rares, et très-souvent de jeunes cultivateurs se sont expatriés, non comme dans d'autres pays, par suite d'une situation misérable, mais pour trouver au delà des mers une
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TROISIÈME PARTIE.
condition meilleure. Beaucoup d'entre eux emportent un certain capital, et peuvent devenir petits propriétaires à leur arrivée en Amérique. On sait le succès très-remarquable de la plupart des colonies allemandes. L'émigration ainsi pratiquée n'est donc pas un argument à invoquer contre l'état du bien-être; elle prouve seulement que les salaires ne sont pas élevés et que les bras abondent. Elle apporte en même temps, par son excellente organisation et ses bons résultats, un nouveau témoignage en faveur de l'intelligence de la population. La Suisse arrive aussi sans salaires très-élevés à un assez grand bien-être. Les excellentes habitudes d'ordre et d'économie qui régnent parmi les ouvriers ont permis à beaucoup d'entre eux de faire de petites épargnes dans les moments de prospérité, et peu à peu de se rendre acquéreurs de leur habitation et du petit champ contigu. Dans les industries qui ont conservé le travail à domicile, ils sont généralement propriétaires de leurs métiers. — A Zurich presque tous les ouvriers ont des livrets à la caisse d'épargne ou à des caisses spéciales encouragées par les fabricants. La moyenne des dépôts à la caisse d'épargne est de 27 francs par habitant : elle est de 47 francs à Bâle. L'habitation à la campagne autour des centres manufacturiers s'est maintenue, et elle a aidé à la vie à bon marché. Les hommes sont vigoureux et bien portants, quoiqu'ils mangent peu de viande et
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que la journée de travail soit longue. Une existence régulière, la résidence si saine à la campagne, l'organisation des études, qui en se prolongeant tard dans l'enfance a prévenu les excès du séjour prématuré dans les manufactures, les exercices physiques que les écoles ont sagement mêlés à l'éducation et dont le goût a subsisté chez les jeunes gens et chez les hommes faits, la faiblesse des taxes facilitée parlerégime des communes s'administrant elles-mêmes, enfin des goûts simples chez les patrons comme chez les ouvriers, tels sont les moyens que la Suisse a employés avec succès pour assurer, malgré une main-d'œuvre basse, le bien-être de son intelligente population. Je ne m'arrêterai pas longtemps à la Belgique et à la Hollande. En Belgique il n'y a pas d'ailleurs de faits bien saillants à noter. La population est économe, généralement sobre ; le taux de la maind'œuvre est en moyenne supérieur à celui de la Suisse, inférieur à celui de la France. Il correspond à un état moyen de bien-être, un peu moindre dans quelques parties de la population chez lesquelles on trouve encore l'ignorance et des habitudes grossières, plus grand au contraire chez tous les ouvriers d'élite heureusement en grand nombre dans l'industrie belge. La Hollande, moins favorisée par la nature que la Belgique, doit aux qualités de ses habitants la prospérité dont elle jouit. Son sol a été en grande
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TROISIÈME PARTIE.
partie conquis sur l'eau, son agriculture ne s'est soutenue et n'a prospéré que par l'habileté de ses cultivateurs. Elle exporte aujourd'hui de son petit territoire pour plus de 100 millions de produits agricoles. Elle a plusieurs industries florissantes, notamment la construction des navires et la taille des diamants, pour laquelle la ville d'Amsterdam n'a pas de rivale en Europe. Son commerce, soumis à une si vive concurrence de la part de l'Angleterre, a continué à se développer, et l'excellente direction donnée à ses colonies n'a pas cessé de les maintenir dans une prospérité croissante. Toutes les cultures nouvelles ont été encouragées dans ces possessions lointaines avec une rare intelligence, et la marine néerlandaise y a trouvé un élément de transports et de profits. La population a secondé tous ces progrès par son esprit éclairé, et elle a été récompensée par un bien-être général qui frappe tous les voyageurs et leur laisse la plus sympathique impression. Nulle part on ne trouve des ameublements plus soignés, malgré leur simplicité, que dans les modestes ménages de la Hollande : on y sent des habitudes d'ordre et d'économie, un peuple instruit et heureux. Le bien-être en Angleterre présente les anomalies qui nous ont déjà frappé dans l'étude de l'instruction et de la moralité. Ici encore il faut dire qu'il n'y a nulle part, sinon peut-être aux États-Unis, des ouvriers aussi heureux, aussi confortablement
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pourvus de tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie que certains ouvriers anglais ; il n'y a pas non plus un pays où l'on trouve un paupérisme plus affligeant et une plus regrettable situation des classes laborieuses. A quoi tiennent des contrastes si étranges? Il faut sans doute les rapporter à des causes très-diverses. Mais la principale tient à la différence qui existe dans la culture intellectuelle et morale; c'est dans les classes ignorantes et livrées au désordre que se trouvent en même temps les plus grandes misères anglaises; et partout, au contraire, où on a pu constater des progrès dans l'instruction des classes laborieuses et d'heureux changements dans les habitudes, on a vu le bienêtre suivre la marche ascendante. Si je ne craignais de trop prolonger cette étude, je reprendrais les exemples déjà cités : je montre-, rais dans le Staflbrdshire, dans le comté de Durham, dans le Lancashire la gêne suivant l'imprévoyance, la famille mal logée, mal vêtue, mal nourrie parce que l'immoralité de son chef lui fait consacrer à des dépenses dégradantes une partie de son salaire. Mais je ne veux pas recommencer le tableau si attristant des habitations ouvrières dans les grandes villes anglaises, des work-houses, et de la pénible condition à laquelle sont réduites des familles malheureusement trop nombreuses ; des écrits éloquents ont suffisamment fait connaître ces plaies de l'Angleterre. J'aime mieux parler du
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TROISIÈME PARTIE.
spectacle que m'a présenté l'intérieur d'ouvriers instruits et rangés. J'ai vu souvent, par exemple dans le Yorkshire, des habitations de familles laborieuses qui me rappelaient, malgré la simplicité de l'ameublement, les ménages des classes bourgeoises. Au rez-de-chaussée était la pièce commune servant de parloir et de salle à manger; tout y respirait un honnête confortable. Les publications à bon marché si répandues en Angleterre, et même le dernier ouvrage en vogue, se trouvaient sur la table, attestant des goûts intellectuels et l'habitude de passer la soirée à lire à la maison. Les garçons et les filles avaient au premier étage leurs chambres séparées de celle des parents; partout on retrouvait des indices de moralité et d'aisance. J'ai vu aussi des intérieurs tout différents, mais j'ai voulu marquer par cet exemple heureusement fréquent en Angleterre l'état de la portion éclairée des classes ouvrières. Il n'y a pas de pays où l'imprévoyance soit plus grande et où on rencontre plus l'oubli du lendemain. Il n'y en a pas non plus où les institutions destinées à favoriser l'économie soient mieux appréciées de tous les ouvriers intelligents. C'est le pays classique des caisses d'épargne, et on sait les bons résultats qu'a produits leur diffusion sur tous les points du territoire. Cette idée si simple de les joindre aux bureaux de poste s'est prêtée à merveille au développement de l'institution. C'est un puissant auxiliaire de l'économie
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<|uc cette facilité de versements quotidiens pour de petites sommes. Toutes les autres institutions de prévoyance ont également réussi partout où elles ont rencontré des populations instruites et morales. C'est ainsi que dans le sud du Pays de Galles où régnent de si lieureuses habitudes d'économie, où le goût des habitations confortables est en même temps si répandu, une société de crédit établie à Swansea pour aider à la construction a reçu dans une seule année 30,000 liv. sterl. pendant que la caisse d'épargne de la même ville recevait environ 32,000 liv. sterl. Je ne veux pas essayer de refaire, après les belles pages de M. Jules Simon, l'histoire si pleine d'enseignements des Equitables Pionniers de Rochdale, cette grande institution humanitaire, qui, commencée dans une petite boutique, avec un capital de 28 liv. sterl., fonctionne aujourd'hui avec un capital de 16,000 liv. sterl. et fait annuellement pour plus de 80,000 liv. sterl. d'affaires. Le succès des associations coopératives n'a pas été partout aussi éclatant, mais leur développement continu appelle toute attention comme toute sympathie. Il s'en dégage en même temps une loi, c'est que ces institutions qui relèvent la dignité des ouvriers et peuvent beaucoup pour leur bien-être, exigent comme première et impérieuse condition l'instruction et les habitudes morales. L'association ressemble à ces arbres d'une végétation puis1G
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TROISIÈME PARTIE.
saute, mais d'une nature délicate, qui ont besoin pour grandir d'un sol convenablement préparé. Ce n'est pas au milieu des populations industrielles de Glasgow, livrées à l'ivrognerie, qu'on pourrait chercher à faire réussir ces grandes institutions humanitaires, tant que l'éducation ne les aura pas transformées. Les habitations ouvrières qui entourent les manufactures témoignent en général d'une situation misérable des classes laborieuses. Je me rappelle encore avec peine l'impression que j'ai ressentie à Monkland, près de Glasgow, en voyant les logements des ouvriers, l'absence de propreté et de soin et tous les signes du malaise dans des familles qui reçoivent cependant des salaires assez élevés. Je venais d'Édimbourg, ce grand centre intellectuel où tout est fait pour captiver le visiteur, l'aspect admirable des environs, les souvenirs du passé et les vives lumières de ce vieux foyer de civilisation; j'avais parcouru ensuite les belles campagnes de l'Ecosse : enlin j'avais vu, dans les riches quartiers de Glasgow, les habitations somptueuses des négociants groupées autour du parc pittoresque dessiné par Paxton. Je n'oublierai jamais le contraste désolant que m'offrirent les rues populeuses de Glasgow et la triste apparence des villages situés près des usines. J'avais peine alors à m'expliquer cette douloureuse situation, et je me demandais comment cette population si favorisée par la nature, toujours si bien
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pourvue de travail, grâce aux admirables conditions que la Providence semble y avoir préparées pour l'industrie, reste dans un état d'abaissement qui ne se rencontre d'ordinaire que dans les pays les plus arriérés et les plus pauvres. Je n'avais pas pénétré encore dans les détails de l'organisation de l'enseignement à Glasgow, je ne pouvais croire que tant d'opulence commerciale couvrît une telle incurie dans une question aussi capitale. Mais après avoir lu les rapports officiels de l'enquête de 1866, dont j'ai cité plus haut quelques extraits, la lumière s'est faite dans mon esprit. J'ai mieux compris alors que tous les éléments de prospérité matérielle ne suffisent pas à un pays, si l'éducation est complètement négligée, et que le développement de l'industrie devient un péril de plus quand elle emploie des populations dépourvues de toute culture intellectuelle et ne pouvant opposer le secours d'aucune préparation morale aux tentations du vice qu'accompagne bientôt la misère.
�CHAPITRE III
BIEN-ÊTRE EN FRANCE.
En France, partout où l'éducation a porté ses fruits, où la moralité a progressé, on a vu en même temps le bien-être s'accroître. L'ouvrier, plus instruit, a pu mieux tirer parti de son intelligence; plus rangé, il a évité les chômages inutiles, il s'est éloigné des distractions coûteuses et s'est plu dans son intérieur. L'alimentation est incontestablement meilleure en France qu'il y a trente ans. Des salaires plus élevés ont permis aux ouvriers de mieux se nourrir ; dans beaucoup de professions il est arrivé que ce supplément de dépenses n'a pas été inutile, et que l'homme, fortifié par une nourriture substantielle, a pu produire davantage. On sait qu'au début de la construction des chemins de fer en France, on remarquait la supériorité de travail d'ouvriers venus d'Angleterre, et qui continuaient en France leur habitude de manger de la viande. Les Français se nourrissaient beaucoup plus mal et faisaient
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moins d'ouvrage ; mais ils arrivèrent peu à peu à imiter les Anglais, et, en suivant la même méthode alimentaire, ils égalèrent leur puissance de travail. Ce qui s'est passé en petit dans ces chantiers, s'est reproduit en grand dans toute la France, et le rendement des ouvriers s'est accru partout. Cette transformation ne s'est cependant pas faite facilement, surtout dans les campagnes où règne un si grand esprit de routine. J'ai eu personnellement l'exemple de toutes les difficultés qu'on éprouve en voulant accoutumer à de rudes travaux industriels des hommes habitués à vivre de peu dans leur village et à fournir un faible labeur. On avait beau leur offrir des prix de journées élevés pour peu qu'ils voulussent augmenter leur tâche ; la mauvaise nourriture qu'ils prenaient ne leur permettait pas de développer plus de force, et le temps seul a pu les amener à améliorer leur alimentation. Ce changement, qui s'est produit déjà dans beaucoup de centres industriels, a développé le bien-être des familles ouvrières ; mais il n'est pas encore complet. Il a fallu des populations éclairées pour comprendre l'avantage de cette modification du régime, et de bonnes habitudes morales pour empêcher que les suppléments de salaires ne fussent dépensés au cabaret. Ces conditions étaient aussi nécessaires pour substituer à l'ancien travail à la journée le travail
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TROISIÈME PARTIE.
à l'entreprise, qui relève la situation des ouvriers en offrant une prime à leur intelligence et à leur habileté. La défiance est le plus sérieux obstacle à ce progrès. Pourquoi, dit le plus grand nombre, faire des efforts dans le but d'obtenir une plus forte production qui amènera le patron à réduire les tarifs? C'est là toujours l'argument des esprits arriérés. Un peu plus de réflexion et d'intelligence aurait pu faire comprendre que le patron n'a pas l'intérêt qu'on lui prête; car s'il vient à décourager ceux qui travaillent pour lui, il tarira bien vite la source de l'activité et du progrès. Les tarifs éprouveront peut-être une certaine baisse ; mais ils seront toujours calculés de manière à donner aux ouvriers une prime d'activité. Cette baisse partielle ne sera même pas complètement perdue pour la population, car elle aura permis à l'industrie de lutter avec plus de vigueur contre la concurrence, et d'assurer un travail constant aux ouvriers. Les préjugés ont empêché longtemps le nouveau système de triompher. Il a fini cependant par conquérir l'assentiment de presque tous les ouvriers instruits et rangés, et aujourd'hui, quand on leur offre de travailler à la journée, il semble qu'on les traite mal, et qu'on les empêche de profiter de l'habileté et de l'expérience qu'ils ont acquises. Certaines industries n'ont pu appliquer le travail à l'entreprise, soit qu'elles aient craint d'avoir ainsi moins de perfection dans les produits, soit qu'il y
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eût trop d'imprévu dans leurs opérations. Mais, dans la plupart des cas, il a suffi d'avoir des ouvriers honnêtes, laborieux, pouvant discuter une tâche et en régler les comptes, pour faire réussir ce mode de travail qui a amélioré la condition des classes laborieuses. C est dans un tout autre ordre d'idées que l'éducation des jeunes filles, en se perfectionnant, a déjà réagi sur le bien-être et est appelée à le développer encore davantage. Il est bien rare de nos jours de trouver répandues en France, surtout dans les campagnes, ces notions d'économie domestique si utiles à une ménagère. On sait un peu coudre et laver, moins bien repasser et à peine faire la cuisine. On tire un parti insuffisant des ressources dont on dispose, et on n'obtient pas tout le bienêtre qu'un peu plus d'habileté procurerait aisément. Des progrès dans ce sens ont déjà été faits ; il faut qu'ils continuent et que les jeunes filles, soigneusement élevées dans de bonnes écoles, rapportent dans le modeste intérieur de leur famille ces petits talents qui feront plus tard la fortune de leur simple ménage. J'ai eu le bonheur d'entendre plusieurs fois des ouvriers qui s'étaient élevés péniblement jusqu'à une petite aisance, me dire qu'ils la devaient à l'intelligence et à la persévérante économie de leurs femmes. L'amélioration des logements a été aussi dans les dernières années un des signes du bien-être. Une
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civilisation plus avancée en a fait sentir le besoin, et ce progrès matériel a eu une influence morale inattendue. Vous souvenez-vous de ce mot si frappant d'une femme d'ouvrier de Mulhouse, répondant à un éminent visiteur, qui était un inconnu pour elle, et qui lui demandait si son mari s'absentait le soir : « Autrefois, monsieur, il passait les soirées « dehors, mais depuis que nous avons notre mai« son, il passe toutes les soirées avec nous. » Il y a là une histoire d'une touchante vérité, et dont il y a heureusement en France beaucoup d'exemples depuis quelques années. Il faut souhaiter ardemment que cette amélioration des logements se continue sans relâche. Mais ce n'est qu'au sein d'une population éclairée et morale qu'on peut espérer voir la famille payer son loyer plus cher pour être mieux installée, ou s'imposer des privations pendant plusieurs années pour acquérir sa maison. Dans toutes les provinces arriérées l'ouvrier ne se préoccupe pour son loyer que du bon marché. Au fur et à mesure qu'il s'instruit et se moralise, il aspire à être mieux dans son intérieur, et peu à peu l'idée de propriété lui sourit et le captive. L'expérience de tous les pays industriels est là pour le constater. , Ainsi en France il n'y a encore de progrès que dans les départements éclairés. Citons avant tout l'Alsace, où l'amélioration des logements a été si
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rapide. Il faut reporter une part du succès sur les hommes distingués qui ont dirigé ce mouvement, et louer aussi les ouvriers qui s'y sont associés avec tant d'intelligence. Tout le monde est tellement d'accord aujourd'hui sur les heureux effets de ce goût de l'ouvrier pour la propriété, que je ne crois pas devoir insister après ce qui a été dit si bien à ce sujet par d'éloquents moralistes, et notamment par M. Jules Simon. J'ai dû seulement faire remarquer qu'un tel progrès n'est possible que dans une population éclairée et animée d'un esprit d'ordre et de moralité. ' On peut en dire autant des institutions de prévoyance. Quand elles arrivent avant le progrès de l'instruction et des mœurs, elles ont à lutter contre des préjugés, des habitudes de défiance dont il est très-difficile de triompher. On ne saurait croire quelle peine on a à persuader à un homme ignorant qu'il a intérêt à prélever 2 p. 0/0 sur son salaire pour payer le médecin, les médicaments et pourvoir aux chômages. Le médecin ! il n'en sent pas le besoin. Il s'en est toujours passé et s'en passera encore pour lui et les siens. Il n'a que faire des médicaments. Il ne prévoit pas d'interruption de travail. Ces sortes de retenues ne sont faites, dit-il, que pour diminuer le salaire de l'ouvrier, et ne profitent à personne, sinon peut-être au patron (pour peu que celui-ci intervienne dans la régie de la caisse). Même de nos jours, ces objections sont
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fréquentes, et il suffit d'aller dans quelques-unes des campagnes reculées et d'y proposer des caisses de secours pour y entendre un tel langage. Je viens de dire un mot du médecin, et je vais y revenir. On ne saurait croire à quel point les règles les plus élémentaires de l'hygiène sont encore méconnues dans nos campagnes, et combien de paysans sont mal soignés dans leurs maladies. Ils n'appellent le médecin qu'à toute extrémité; et quand il vient à temps, ils ne suivent que très-imparfaitement ses ordonnances. Je pourrais, dans un seul village situé cependant à peu de distance d'une grande ville et d'une grande industrie, citer plusieurs cas de femmes mortes en couches faute de soins intelligents, et de personnes estropiées pour la vie à la suite de fractures ou de foulures mal opérées par les sorciers ou rebouteurs dans lesquels elles avaient eu la folie de placer leur confiance. Il faut que l'instruction transforme les populations agricoles pour les faire participer plus largement à la civilisation. Qu'elles apprennent à mieux se soigner dans leurs maladies, et à avoir une meilleure hygiène, qu'elles conservent en même temps les salutaires influences de la vie rurale, et nous pourrons constater un nouveau progrès dans la durée delà vie moyenne. L'institution si utile des caisses d'épargne n'a pas dans les campagnes d'autres ennemis que la routine et l'ignorance. Peut-être n'a-t-on pas assez
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t'ait pour les propager dans les petits centres de population et les mettre à portée de tous. Mais ce n'est là qu'un des côtés de la question et le principal obstacle est dans la défiance incurable du vieux paysan illettré. Il ne croit qu'à l'argent qu'il a chez lui ou à la propriété. De là, dans beaucoup de campagnes, cette passion exagérée d'acquérir qui paraît si salutaire dans les populations ouvrières, parce qu'elle se limite à la possession d'une petite maison et d'un jardin, mais qui dans les campagnes est un sérieux obstacle au progrès de l'agriculture. Elle empêche en effet la formation du capital si nécessaire à la transformation de notre sol. Je ne vois pas d'autre remède à cette situation que la diffusion de l'enseignement. J'examinerai plus loin les avantages de l'instruction agricole, son influence possible sur l'agriculture et par suite sur le bien-être des campagnes; mais j'ai dû en passant signaler les difficultés que cette ignorance crée au développement des institutions de prévoyance et aux caisses d'épargne. Dans les populations ouvrières les caisses de secours mutuels ont heureusement beaucoup progressé. L'appel qu'elles ont fait à l'intelligence et à la moralité a été généralement entendu, et c'est un des meilleurs moyens qu'on ait trouvé de lutter contre le paupérisme. Quand on remonte en effet aux causes des misères en France, il est rare qu'on
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n'y trouve pas ou des habitudes d'immoralité ou un chômage occasionné par une maladie qui a entraîné la famille à s'endetter. Une fois sur cette pente fâcheuse, on n'a pu s'arrêter; car les frais de justice doublent souvent les dettes, et, lorsqu'il est entre les mains de l'huissier, l'avenir de l'ouvrier est fort compromis. C'est l'honneur des sociétés mutuelles d'avoir, je n'ose pas le dire, tari, mais diminué cette source de misère, en assurant aux ouvriers malades une indemnité qui leur permette sinon de vivre à l'aise, au moins de pouvoir attendre sans trop de peine le retour de la santé et du travail. Nous pouvons être liers de la vive impulsion que notre France a donnée depuis vingt ans à ces honorables et utiles institutions. Les caisses d'épargne ont également beaucoup mieux réussi dans les populations ouvrières que dans les populations rurales, n'y trouvant pas au même degré l'esprit de déliance, et s'aidant au contraire du progrès des lumières. Elles ont fait le bien de plusieurs façons. D'abord quand on ne sait pas au juste où placer son argent, on risque d'avantage d'admettre la solution qui consiste à le dépenser. C'est souvent une dépense utile, mais ce n'est pas l'épargne. Quand on se décide à placer, il faut savoir comment le bien faire, et l'on n'imagine pas combien il est encore fréquent de voir des ouvriers peu instruits tomber dans des pièges grossiers tendus à
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leur crédulité. Ils prêtent encore sans titres, sans garanties suffisantes, et le jour arrive où le fruit de longues et pénibles économies est subitement englouti. C'est la ruine de toutes leurs espérances, et souvent ils ne s'en relèvent pas. Les caisses d'épargne ont mis à leur portée un moyen sûr de placement. Il est seulement à regretter, quand on examine la question à ce point de vue humanitaire, qu'elles ne puissent pas servir un intérêt légèrement plus élevé et qu'elles n'admettent pas un plus fort maximum. Les caisses convertissent en rentes une fois le maximum atteint; mais la rente et les autres valeurs mobilières sont encore une chose un peu compliquée pour les ouvriers; ils croient toujours la réalisation difficile le jour où ils auraient un besoin d'argent, par exemple, pour l'achat d'une maison, ce légitime objet de leur ambition. Les progrès de l'instruction auront l'avantage de vulgariser ces placements mobiliers; et il faut, sous ce rapport, s'applaudir des dispositions prises depuis quelques années par les compagnies de chemins de fer pour mettre leurs obligations à la portée du public dans un grand nombre de gares. Ce sera une excellente affaire pour elles, et en même temps pour les petites fortunes. Mais que ces progrès ne fassent pas perdre de vue l'inestimable bienfait des caisses d'épargne qui se prêtent à recevoir les économies les plus modestes. Que tous les honnêtes gens s'unissent
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TROISIÈME PARTIE.
pour propager les succursales en même temps qu'on répand les écoles, qui, en donnant l'éducation, préparent des clients aux caisses d'épargne ! L'influence sur le bien-être est d'autant plus certaine qu'une fois commencée elle a chance de se continuer. La première pièce de 5 francs déposée à la caisse est moins utile peut-être par sa valeur même que par la certitude qu'elle donne d'en voir arriver bientôt une seconde, puis une troisième. C'est pour cela qu'on a si bien fait de distribuer comme prix dans certains cours des livrets. de caisse d'épargne. On est sûr qu'ils n'en restent jamais au chiffre de la récompense donnée, et qu'ils se grossissent bientôt d'économies d'autant plus rapides qu'elles se font avec plaisir. La caisse des retraites pour la vieillesse n'a pas encore en France tout le développement qu'ont souhaité ses fondateurs. Il faut encore plus de lumières et de prévoyance pour se priver, non plus en vue d'un recouvrement à volonté, mais pour cette époque éloignée de la vieillesse à laquelle chaque homme ne pense que si rarement. Ce sera cependant l'utile complément de nos institutions; et en voyant les adhésions qu'elle a déjà rencontrées dans les populations éclairées, on peut espérer que les ouvriers plus instruits ne dédaigneront pas cette excellente source de bien-être pour leurs vieux jours.
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On ne peut pas donner encore aux sociétés coopératives une très-grande place dans l'histoire du progrès du bien-être en France. Il n'y en a encore que peu d'exemples. Comme je l'ai dit en parlant de l'Allemagne et de l'Angleterre, c'est le genre d'institutions qui demande impérieusement le plus d'instruction et de moralité. Mais quand il rencontre un terrain favorable, il peut être fécond en heureux résultats. Je n'ose pas me prononcer encore sur les sociétés de production, les plus difficiles de toutes, parce qu'elles exigent un grand capital, une gestion habile, des aptitudes commerciales que n'ont pas toujours les ouvriers, et une administration compliquée. Mais sans vouloir préjuger l'avenir, et surtout sans prétendre décourager des eiforts qui méritent toute sympathie, je parlerai avec une confiance beaucoup plus assurée des sociétés de consommation. Il y en a déjà plusieurs en France, dans des villes importantes, et les services rendus ont été considérables. Aujourd'hui surtout que les éléments matériels de la vie tendent à subir partout une hausse marquée, il est extrêmement désirable^de réagir avec énergie contre tout ce que cette hausse peut avoir de factice. On y est arrivé par d'autres moyens, et dans plusieurs usines les chefs d'industrie ont établi des magasins ou des réfectoires qui ont heureusement fonctionné et qui ont contribué au bon marché de la vie. On ne peut que voir avec plaisir cette initiative prise d'en haut
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dans des vues généreuses. Mais on peut espérer mieux encore de l'association entre les ouvriers pour obtenir des denrées à bas prix. Ce n'est plus le patron, maître des salaires, intervenant dans la consommation et paraissant ainsi régler les dépenses, c'est la libre intervention des classes ouvrières dans le règlement de leurs intérêts. La société française a abordé avec confiance l'examen de toutes ces questions encore nouvelles pour notre pays. Elle verra peu à peu se développer le bien-être dont les progrès sont déjà si remarquables, et elle n'oubliera pas que c'est parles soins donnés à l'éducation qu'elle pourra obtenir de nouveaux succès.
�CHAPITRE IV
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION
ET DE LA MORALITÉ SUR LE DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL.
Il est impossible de séparer la question du développement industriel de celle du bien-être. Car, s'il existait autrefois des doutes dans quelques esprits sur les avantages de l'industrie pour les populations au milieu desquelles elle grandit, ces doutes se sont aujourd'hui dissipés. Des objections tirées de la situation de l'Angleterre où on rencontre sur quelques points les plus tristes aspects du paupérisme à côté de la prospérité industrielle avaient causé de légitimes préoccupations. Mais l'expérience a parlé en France comme dans le reste de l'Europe, et a diminué l'importance des arguments basés sur la fâcheuse situation de quelques parties de l'Angleterre. Chez nous c'est un fait au. jourd'hui avéré que les départements industriels sont ceux où le bien-être est le plus grand, et que, par une réaction inattendue, la même féconde influence s'est étendue sur les populations rurales voisines des agglomérations industrielles. En Bel17
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TROISIEME PARTIE.
gique et en Allemagne les mêmes résultats ont été obtenus. Il y a eu cependant quelques mécomptes partiels. On a tenté sur plusieurs points des industries dont le succès n'a pas répondu à l'espérance de leurs fondateurs; de là des misères regrettables. Ailleurs la prospérité de certaines manufactures a amené à de trop rapides développements de la production, et l'encombrement des marchés a occasionné des souffrances. Souvent encore des événements imprévus sont venus entraver certaines industries auxquelles on ne pouvait reprocher aucune imprudence. C'est ainsi que la guerre d'Amérique a amené la crise cotonnière et a imposé en même temps à la fabrique de Lyon un chômage prolongé par la brusque suppression des débouchés que nos soieries trouvaient aux États-Unis. Mais ces faits, tout graves qu'ils soient, ne sont que des exceptions dans l'ensemble du mouvement industriel. Pendant qu'une ou deux branches souffraient, vingt autres heureusement continuaient à prospérer et ont pu le plus souvent donner asile aux bras inoccupés. On peut donc dire sans crainte aujourd'hui d'être contredit, qu'en France en Belgique et en Allemagne les progrès de l'industrie et les progrès du bien-être ont marché de pair. Il est facile d'en déterminer la cause. Quand une nation, qui jusque-là achetait au dehors des produits fabriqués ou naturels, arrive à les tirer de son sol ou à les créer par son industrie, elle aug-
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mente sa richesse générale. Quand elle va plus loin, quand elle exporte de ces produits au dehors, c'est pour elle une nouvelle source de richesse. Cette richesse reste-t-elle dans les mains des producteurs? Oui pour une part ; mais une autre portion passe aux mains des ouvriers. Car, toutes les fois que l'industrie prospère, il y a une demande de maind'œuvre dont la conséquence est toujours une élévation de salaires. Or, il faut bien se le dire, il n'y a pas de bien-être possible sans salaires suffisants,' et tous ceux qui ont eu à étudier ce problème si difficile du budget d'une famille ouvrière savent combien on est embarrassé pour trouver, non pas même l'élément de l'épargne, mais la possibilité de vivre avec les salaires réduits qui existaient il y a vingt ans dans plusieurs de nos provinces et dans quelques États de l'Europe, et qui se maintiennent encore dans les pays peu avancés. Des publicistes ont soutenu qu'il y avait alors autant de bien-être que maintenant parce que le prix des denrées a augmenté dans un rapport correspondant à celui de l'élévation de la maind'œuvre. Je crois cette supputation exagérée. Mais, fût-elle vraie, est-ce l'élévation de salaires dans un pays qui y a seule amené l'augmentation du prix des denrées? Elle n'y est entrée que pour une faible part, par l'augmentation du taux de la maind'œuvre agricole. Il serait plus exact de dire que l'augmentation du bien-être dans le monde entier
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TROISIÈME PARTIE.
a amené une élévation générale de tous les prix. Tous les marchés étant aujourd'hui plus ou moins solidaires, quel serait le sort d'un peuple qui aurait fondé sur le bas prix des mains-d'œuvre toute sa prospérité ? Il serait évidemment réduit à un état de réelle souffrance, et dans la population ouvrière ce ne serait plus trop souvent la tempérance qui existerait, mais la privation et quelquefois la détresse. Réjouissons-nous de penser qu'en même temps que les salaires se sont élevés et avec eux le bien-être, le chiffre de la mortalité a diminué et que la vie moyenne est devenue plus longue. On dit encore que les ouvriers dont les salaires sont élevés ont une propension à la dépense inutile, à la débauche et l'intempérance. Oui, il y en a eu de fâcheux exemples, et trop souvent l'argent facilement gagné s'est facilement dépensé. Mais c'est précisément ce qui rend nécessaire l'instruction des populations laborieuses. Le plus grand ennemi du cabaret c'est le progrès intellectuel, c'est le cours d'adultes, c'est l'orphéon, c'est l'école de perfectionnement du dimanche, ce sont ces saines distractions, ces exercices du corps, dont la Suisse allemande nous a offert de remarquables exemples et dont les habitudes prises à l'école ont été le germe. Ne dites pas que les hauts salaires sont la cause de l'intempérance, dites plutôt que les causes sont l'ignorance populaire, l'impuissance des femmes mal élevées à retenir leurs maris et
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leurs enfants dans leur intérieur, et l'imprévoyance des administrations qui n'ont pas assez fait pour assurer aux classes laborieuses des plaisirs sains et honnêtes. Heureusement le nombre des centres ouvriers présentant ce fâcheux spectacle devient tous les jours plus rare. En France, en Allemagne, en Suisse, en Belgique et dans plusieurs parties de l'Angleterre, il est facile de citer de très-nombreux exemples de populations instruites et morales dans lesquelles les salaires, en s'élevant, ont amené le progrès du bien-être et ont aidé à l'amélioration des mœurs, loin de la rendre plus difficile. En effet, quand la journée de l'ouvrier est mieux payée, il peut, après avoir amélioré son alimentation et celle de sa famille, apporter aussi quelque agrément dans son intérieur, avoir des meubles un peu plus confortables, un logement plus spacieux, et dès lors se trouvant bien chez lui il n'a pas envie d'en sortir. J'ai eu souvent le bonheur d'entrer dans des ménages d'ouvriers bien tenus, je ne saurais assez dire avec quel plaisir la ménagère me montrait son mobilier brillant de propreté, sa vaisselle en ordre. Je voyais près d'elle des enfants vêtus très-simplement, mais convenables et soignés. Le mari était là, fier de son intérieur, se reposant agréablement de son travail et peu disposé à aller chercher des plaisirs ailleurs. On ne rencontre ce bien-être que quand le salaire atteint un
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taux suffisant pour mettre la famille au-dessus du besoin : ce n'est plus maintenant comme autrefois une exception, depuis le développement de l'industrie. Si donc je puis admettre comme établie l'heureuse influence du développement industriel sur le bien-être des classes laborieuses, il me reste à montrer le rôle que le progrès de l'instruction et celui de la moralité ont pu jouer dans l'heureuse extension de l'industrie. Ce rôle est constant; mais il est beaucoup plus marqué depuis les transformations modernes du travail et l'introduction des machines. Quand la main-d'œuvre était uniquement manuelle, on pouvait encore comprendre que des populations bien gouvernées pussent, non pas sans moralité, mais sans grande instruction , s'acquitter de la tâche qui leur était donnée, et concourir à la prospérité industrielle de leur pays. Mais aujourd'hui que les machines ont révolutionné toutes les industries et que la facilité des communications a supprimé le monopole dont jouissaient autrefois certains centres favorisés, la victoire appartient au peuple le plus instruit et le plus moral. Les perfectionnements mécaniques ne sont en effet pratiquement possibles qu'avec des ouvriers éclairés. Ne confiez pas ces puissants moteurs, ces instruments délicats à des hommes ignorants ou abrutis par la débauche; vous pourriez courir des
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dangers constants, et en même temps vous ne tireriez de ces outils coûteux qu'un parti insuffisant. Souvent même ces instruments mécaniques, si bien étudiés qu'ils aient été par leur constructeur, demandent à être appropriés aux besoins spéciaux par l'intelligente observation de ceux qui les emploient. Les chefs d'industrie, les ingénieurs et les contre-maîtres font une partie de cette appropriation, mais une part en reste à l'ouvrier. C'est lui qui, en étudiant tout le jour avec patience le fonctionnement de l'outil, est en mesure s'il est instruit, de signaler ce qui pèche et ce qui pourrait être amélioré. Il n'est pas d'industriel qui ne sache par sa propre expérience combien de progrès de détail ont été ainsi obtenus. ' Prenons un travail en apparence des plus simples, le chauffage d'une chaudière. Il semble que le moindre manœuvre puisse suffire à cette tâche. Il le peut en effet à la rigueur. Mais il sera tout à fait inférieur à l'ouvrier instruit pour obtenir l'économie de consommation nécessaire à l'industrie perfectionnée.—Allons à Mulhouse, approchonsnous de ces foyers industriels si nombreux en Alsace. Le charbon est cher, et il importe de l'employer habilement. Pour cela tout est étudié, et les précautions les plus intelligentes sont prises. Il faut des chaudières très- parfaites, mais aussi plus difficiles à bien conduire, il faut un ensemble de dispositions délicates qui ne peuvent être confiées
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TROISIÈME PARTIE.
qu'à des mains soigneuses. Suivant les combustibles employés, ces dispositions se modifient. Pour se rendre compte des consommations, des tableaux sont journellement dressés. L'ouvrier doit être parfaitement au courant de tous les chiffres; son salaire en dépend; car on l'intéresse à l'économie obtenue. On attache tant d'importance à avoir des ouvriers habiles pour ce travail, en apparence si simple, qu'un concours solennel de chauffeurs a eu lieu il y a deux ans sous le patronage de la Société industrielle. J'ai parlé d'instruction. Yoici maintenant pour la moralité. Ce chauffeur, s'il a eu le malheur de passer sa nuit à boire ou à se débaucher, s'il cède au sommeil, peut compromettre la sûreté de tout l'établissement. On devra donc, pour la sécurité de tous, renvoyer sans hésiter l'ouvrier chargé detelles fonctions et enclin à se déranger. Voici mainlenant une houillère moderne. Il n'y a plus comme autrefois un grand nombre de puits aux installations imparfaites. Tout est concentré sur un seul orifice'muni de puissants appareils d'élévation au jour. Cette transformation a été nécessaire au fur et à mesure qu'il a fallu tirer le charbon de profondeurs plus grandes. Entrons dans le bâtiment de la machine, et voyons le travail de l'ouvrier qui en est chargé. Cet homme fait marcher une de ces grandes machines directes qui impriment au câble une vitesse de 6 mètres par
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seconde. Qu'il commette une seule erreur, un accident terrible en est la conséquence. Peut-on avoir là un ouvrier fatigué par l'intempérance? ce serait une imprudence bien dangereuse. Peut-on davantage avoir un ignorant et ne lui demander que cette habitude matérielle du métier qui s'acquiert sans connaissances premières? Consultez tous les industriels, et ils vous répondront qu'un tel homme doit parfaitement connaître sa machine, savoir l'entretenir et lui faire les réparations courantes sans le secours d'ouvriers étrangers. Car souvent ce puits est isolé, et il n'y a pas à sa proximité immédiate un atelier de construction pouvant envoyer un ouvrier spécial pour remettre en état l'organe mécanique qui s'est dérangé. Il en résulterait un retard, et cette grande installation dont dépend le travail de 200 mineurs ne peut attendre. Il faut donc que le mécanicien soit assez instruit pour faire lui-même une réparation légère qui fréquemment ne demande que quelques instants. Mais, me dira-t-on ces mineurs qui sont là, à quoi leur servira l'instruction? Elle peut ne pas être nécessaire à tous, mais elle est indispensable aux chefs de chantier, et comme sans émulation il n'y a pas de bon travail, il est très-désirable que les mineurs forment une pépinière d'hommes suf^ tisamment instruits pour que l'on prenne parmi eux les marqueurs et les maîtres mineurs. Pour se diriger dans ce labyrinthe souterrain, on a main-
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tenant des plans complets soigneusement tenus à jour. On n'avance que pas à pas et sûrement, et l'instruction non-seulement chez les ingénieurs mais chez les chefs ouvriers, a remplacé la routine. D'un autre côté on ne dirige ces grandes entreprises qu'avec une comptabilité minutieuse, et tous les marqueurs doivent savoir très-bien écrire et compter: le mineur qui ne sait pas lire est donc condamné à faire, toute sa vie, le même travail sans pouvoir avancer. Qu'il se hâte d'apprendre pour ennoblir sa modeste existence par une saine émulation ! Ce qu'il y a de plus triste pour un ouvrier, c'est la conviction qu'il sera éternellement condamné à la tâche présente, qu'un avenir meilleur lui est fermé. Il maudit alors sa destinée et la société qu'il en rend responsable. Mais quand du sein d'unepopulation intelligente et instruite sortent de temps en temps des contre-maîtres, des marqueurs, des chefs ouvriers, quelquefois même, rarement il est vrai, mais ces exemples font du bien, des chefs d'industrie, alors il y a pour tous ceux qui se sentent capables d'être appelés à leur tour à cet avancement une espérance qui les soutient et qui les moralise. Mais ce bien n'existe que dans des populations instruites. Je n'ai parlé là que des avantages directs de l'instruction. Mais il y a une iniluence indirecte incontestable de la culture intellectuelle, même sur les travaux qui n'exigent pas de connaissances spé-
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ciales. Un ouvrier qui sait lire, écrire et compter et qui peut entretenir ces petites connaissances par quelques lectures, fussent-elles rares, est presque toujours plus disposé au progrès et plus ennemi de la routine qu'un ouvrier ignorant. Je sais bien qu'il existe de très-remarquables exceptions, j'ai rencontré des hommes absolument illettrés doués d'un bon sens, d'une finesse, d'un sentiment de progrès très-remarquables. Mais je crois pouvoir dire que c'étaient des exceptions, et c'est pour cela même qu'on est frappé du mérite de ces ouvriers quand on les rencontre, et qu'on regrette pour eux l'absence d'une éducation qui aurait pu en faire des hommes de génie. D'une manière générale on a le ■droit d'affirmer que les populations ignorantes sont nécessairement routinières et peu disposées au progrès. Il en résulte que même pour ces professions de terrassier et de mineur, et à plus forte raison pour des industries plus élevées, une nation instruite a tout avantage sur une nation privée de lumières. J'en dirai autant de la moralité, et l'expérience a montré partout que des ouvriers rangés apportent plus de conscience, plus de soin, plus d'entrain même à ces travaux ordinaires qui sembleraient n'avoir aucun rapport avec les habitudes morales. Tous ceux qui ont dirigé des chantiers peuvent attester la fâcheuse iniluence qu'y exercent les ouvriers viveurs, quand on a le malheur d'en avoir, et toute la supériorité des ouvriers tranquilles cher-
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chant leur bonheur dans les joies de la famille et de l'intérieur. La question des prix de la main-d'œuvre y est même intéressée. Car. s'il est utile, comme j'ai cherché à le démontrer plus haut, d'avoir des salaires suffisants, il est fort dangereux d'avoir des salaires exagérés. Or, avec une population immorale,, il faut payer finalement non pas seulement la dépense du nécessaire, mais celle du superflu. Le budget du vice vient s'ajouter à celui de la famille, et c'est presque toujours alors qu'arrivent, comme de tristes conséquences, les mécontentements, les réclamations et les grèves. Il suffit qu'un certain nombre d'ouvriers soient atteints de ces fâcheuses habitudes morales pour altérer l'esprit de tout un atelier. Trop souvent on a aussi à regretter les inconvénients pour le travail de la mauvaise nourriture de l'ouvrier, qui emploie à se dissiper une partie de son salaire. Cette alimentation insuffisante et mal raisonnée diminue ses forces et a une réaction fâcheuse sur la condition de l'industrie. J'ai pris tout à l'heure à dessein des exemples d'ouvriers placés à un degré peu élevé de l'échelle industrielle, et il m'a semblé qu'en montrant chez eux les bienfaits de l'éducation et de la moralité, je prouverais plus qu'en prenant pour type des ouvriers de professions plus délicates. Pour ceux-ci il serait bien aisé de démontrer la nécessité de l'in-
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struction et même d'une instruction assez développée. Je pourrais multiplier les exemples. Je me bornerai à rappeler qu'après l'Exposition de 1835, l'Angleterre, frappée de notre supériorité dans les spécialités artistiques, n'a pas cru pouvoir trouver de meilleur moyen de perfectionnement que de créer des écoles de dessin et de vulgariser ce genre d'études. Elle avait compris que l'avantage finît toujours par appartenir à la population la plus instruite et la plus avancée. Dès l'Exposition suivante, en 1862, ses efforts étaient récompensés par des progrès très-remarquables. Je crois d'ailleurs que l'étude de la situation des diverses populations européennes au point de vue du développement industriel complétera bien cette démonstration et ne laissera pas de doutes dans les esprits impartiaux. Quand on remonte un peu haut dans l'histoire de l'Europe, on est frappé de voir la place élevée qu'ont tenue dans certaines industries les peuples du Midi. On se demande comment des villes de premier ordre, telles que Gènes, Yenise, des pays autrefois célèbres par leur industrie, comme l'Espagne, sont tombés à un rang aussi bas dans la production industrielle contemporaine. Cet abaissement tient à des causes diverses qu'il serait bien long d'étudier ici en détail. Mais je crois qu'on peut en indiquer une principale, c'est que
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pendant que ces pays restaient stationnaires, d'autres pays ont très-rapidement progressé. C'est moins une décadence des peuples méridionaux qu'un changement radical dans les éléments de concurrence par suite de la rapide transformation des populations du Nord. Ces villes, ces contrées, autrefois si riches, se sont endormies dans la sécurité du succès, dans la négligence et le dédain du mieux que donne une prospérité séculaire; et pendant ce temps, des nations jusque-là moins avancées et plus obscures ont fait une énergique tentative de régénération, et ont réussi à se placer à un rang très-élevé de la civilisation moderne. C'est là l'histoire de la Prusse, des autres États de l'Allemagne du Nord et de la Suisse allemande, et nous avons vu qu'aujourd'hui dans ces pays tout le monde est élevé religieusement, sait lire, écrire et compter, et porte dans toute sa vie l'empreinte de cette forte éducation, tandis qu'en Italie plus de la moitié de la population est illettrée. Je n'ai pas la prétention de chercher dans ces progrès de l'éducation et de la moralité la source unique de la différence si marquée entre les situations de ces peuples; je sais très-bien qu'il y a d'autres causes, les unes politiques, les autres religieuses, que les découvertes modernes ont causé de très-grands déplacements en assurant des avantages extraordinaires aux peuples ayant chez eux la houille, que les courants commerciaux se sont modifiés depuis
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l'extension des relations avec l'Amérique et l'extrême Orient. Mais je ne puis me refuser à rendre justice aux efforts énergiques des nations du Nord; et, quand on s'appuie pour les expliquer sur des arguments spécieux comme celui du climat, je ne puis oublier qu'à une autre époque les beaux climats du Midi ont vu fleurir une civilisation industrielle supérieure à celle du Nord. Si le Nord a triomphé, il le doit pour une bonne part à sa courageuse initiative, à ses institutions et au perfectionnement de sa population ouvrière. Je ne m'étendrai pas longuement sur le développement industriel de l'Angleterre. Il est connu de tous. Le peuple anglais a été favorisé par de merveilleuses conditions naturelles qui, spécialement pour la houille et le fer, ces deux grands éléments de l'industrie, n'ont d'égales dans aucun pays du monde. Les bassins houillers, que le minerai de fer accompagne presque toujours, sont pour la plupart au bord de la mer à portée des transports. Les autres industries ont pu se grouper de même à côté des matières premières et des voies de communication. Malgré cette admirable situation et l'avantage que donne à l'Angleterre une pratique déjà longue de l'industrie, elle se sent atteinte par la concurrence dans toutes les branches, et elle aura besoin d'avoir un personnel encore plus éclairé pour ne pas être devancée dans le progrès.
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C'est ainsi que, dans l'enquête de 1861, l'ingénieur de deux grandes houillères du comté de Durham disait à l'inspecteur qui passait chez lui : « J'ai de grandes écoles, je m'impose des sacri« lices pour les entretenir, et je lais ainsi une « bonne affaire, car j'ai besoin d'ouvriers soigneux « et l'instruction seule peut me les donner. » Dans les houillères voisines on déclarait que les meilleurs maîtres mineurs étaient ceux qui étaient sortis de la classe des mineurs et qui avaient reçu une bonne éducation. Les compagnies de chemins de fer interrogées répondaient qu'elles trouvaient tout avantage à employer comme gardes-freins, chauffeurs, chefs de train, préposés aux gares, des hommes instruits de préférence aux illettrés, même en les payant plus cher. « Ce n'est pas, di« sait l'un des déposants, que la valeur absolue du « travail ne soit égale, mais l'homme instruit con« naît mieux le prix du temps ; on peut se fier « davantage à lui pour un travail prolongé. » Un autre témoin entendu s'exprimait ainsi : <; Les ou« vriers et les ouvrières instruits que j'ai le bonci heur d'avoir font un meilleur travail que les « autres, et ce sont eux qui par leur exemple re« tiennent la masse de la population dans l'hon<t nêteté et la bonne conduite. » Dans le Staffordshire, dans le Lancashire, même réponse de la part des industriels. Dans le pays de Galles, M. David Rees, ingénieur
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inspecteur du district de Nées, déclarait en 1861 aux inspecteurs de l'éducation qu'il regardait comme une bonne fortune pour l'industrie du pays de Galles les habitudes d'économie, de prévoyance et de sobriété qui distinguent sa population. Je m'arrête toujours à dessein sur ces industries de produit brut où le rôle de l'homme paraît au premier abord moins considérable. Mais que n'aurais-je pas à dire si, passant à des travaux plus délicats, j'examinais de grands ateliers célèbres dans le monde entier, comme ceux de M. Penn à Greenwich, de MM. Maudslay et Field à Londres, de M. Napier à Glasgow, et si je voulais rechercher quelle y est l'influence d'un personnel distingué et instruit. 11 faut avoir vu de tels ateliers pour comprendre à quel point le progrès est facilité par les hommes qu'ils emploient. Ce sont, on peut le dire, chez M. Penn par exemple, de véritables gentlemen, d'une propreté scrupuleuse, habitués aux plus grands soins dans l'exécution et initiés à tous les perfectionnements que la science et la pratique amènent chaque jour dans leur difficile industrie. Mais aussi, quelle puissance pour le chef, quelle sécurité pour l'acheteur, et comme on s'explique bien ce lini de travail, cette perfection dans les détails, qui font demander les machines de Penn de toutes les parties du monde. Chez M. Withworth, le grand fabricant d'outils, chez MM. Platt qui fabriquent sur une échelle si vaste le matériel
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pour les filatures, on trouve des faits analogues, et la supériorité de ces importantes maisons est due en grande partie aux qualités de leur population ouvrière. Il en est de même à Sheffield où l'habileté des ouvriers joue un rôle si considérable dans le succès de la fabrication de l'acier. Quelle belle usine à Sheffield que celle de M. John Brown, et quels bons ouvriers elle exige ! Au contraire, on trouve en Angleteterre et en Ecosse des centres manufacturiers, des industries qui possèdent comme les autres tous les éléments de la production à bon marché, et qui cependant restent stationnaires. Les ouvriers sont routiniers; les anciens procédés se conservent, et, comme il se fait ailleurs des progrès rapides, ces pays souffrent , et on prévoit la décadence. C'est que les chefs, vivant sur leur passé, n'ont attaché qu'une médiocre importance à ces transformations qui, de nos jours, révolutionnent l'industrie. Ils se sont peu préoccupés de l'éducation. Ils ont admis comme un mal nécessaire l'ignorance, l'intempérance de leurs ouvriers, et un jour est venu où, à leui\ insu, ils ont été dépassés. Les commandes se sont faites plus rares, le travail moins fructueux, et ils comprennent aujourd'hui, un peu trop tard, qu'ils ont marché dans une fausse voie. Aussi la préoccupation de répandre l'enseignement est-elle devenue générale, même chez ceux qui ne l'admettaient pas il y a quelques années. Aujourd'hui, il n'y a presque plus personne
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en Angleterre qui ne regarde le progrès intellectuel comme une impérieuse nécessité, qui n'associe son développement à celui de l'industrie et de la prospérité générale. J'arrive maintenant à l'Allemagne, dont la puissance industrielle est beaucoup moins connue. Quand, en 1855, on vit la supériorité des Allemands dans beaucoup de spécialités de premier ordre, l'étonnement fut général, et encore aujourd'hui, malgré l'éclat de ces révélations, on ne se fait pas en France une idée exacte de la force de l'Allemagne. Je vais choisir quelques exemples : Lorsqu'on examina comparativement à cette exposition les locomotives des différents constructeurs, l'Angleterre, la Belgique, la France, présentèrent leurs types les mieux étudiés, leurs échantillons les plus soignés comme exécution. Un suffrage unanime décerna une des grandes médailles d'honneur au Prussien Borsig. On constata que le premier il avait généralisé l'emploi de l'acier dans les machines, et qu'il était arrivé à réduire le poids de toutes les pièces en mouvement, en leur donnant sur une moindre section une résistance égale. On reconnut dans la création des types une expérience consommée, dans l'exécution Une précision et une perfection qui n'avaient pu être obtenues qu'avec un outillage exceptionnellement bon et une population d'ouvriers d'élite. On sut que M. Borsig avait
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porté la construction des locomotives dans ses ateliers de Berlin à une importance supérieure à celle de toutes les autres usines de l'Europe; qu'il avait comme clients tous les chemins de fer allemands qui constataient la marche irréprochable et la durée des machines construites chez lui. On visita ses usines, et l'on eut partout la trace d'une direction méthodique et éclairée; on remarqua le soin extrême avec lequel les matières étaient préparées par M. Borsig lui-même et appropriées à leur destination. De cette certitude de qualité naissait la sécurité d'emploi; mais ces soins extrêmes n'étaient possibles qu'avec une. population tout à fait supérieure, ayant des qualités que beaucoup de personnes ne supposaient pas aux Allemands, et dont le germe avait été puisé par eux dans cette excellente éducation générale dont j'ai rendu compte au commencement de ce travail. Un autre industriel prussien, M. Krupp, se trouva aussi avec une supériorité incontestée à la tête de son industrie. Avant 1853, bien peu de personnes connaissaient M. Krupp, et cependant ses produits jouisaient déjà d'une grande notoriété parmi les gens techniques. Depuis lors sa réputation a fait le tour du monde ; il n'y a pas un pays, y compris l'Angleterre, qui n'emploie ses bandages en acier fondu et d'autres articles de sa] fabrication. Cette préférence accordée par les Anglais, eux-mêmes grands fabricants d'acier à Sheffield, et l'obligation
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souvent imposée par eux à leurs constructeurs d'employer les produits de M. Krupp, prouvent suffisamment toute la supériorité du fabricant prussien. A quoi cette qualité si remarquable est-elle due ? Peu de personnes ont pu le dire, et on s'est borné à penser qu'il fallait une bien grande expérience et un bien bon personnel pour arriver à donner à l'acier cette admirable texture qui a fait dans toutes les expositions l'admiration des yeux exercés. On n'a pu visiter la fabrication de M. Krupp qui est secrète; mais un rapport d'un ingénieur des mines très-distingué, M. Jordan, a jeté un grand jour sur ses moyens probables de supériorité. M. Jordan a constaté que les fontes qui lui sont destinées dans le district de Siegen sont essayées avec des précautions inconnues ailleurs, en dosant jusqu'à des proportions infinitésimales le phosphore et le soufre pour les exclure, le manganèse pour l'admettre dans les limites fixées à un dixième pour cent près et sérieusement contrôlées. Il faut, pour réaliser ces conditions, un étonnant esprit d'analyse et une bien grande habitude ; et si, comme cela est probable, les mêmes principes et les mêmes soins sont appliqués au reste de la fabrication, ils exigent un personnel d'ouvriers tout à fait remarquables, préparés par une solide éducation, et témoignent ainsi de toute l'efficacité des efforts faits en Prusse pour développer l'enseignement populaire.
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D'autres industries ont acquis une grande importance en Allemagne : on y fabrique à bon marché des draps ordinaires qui font aux nôtres une trèssérieuse concurrence. Les tissus en coton, les soieries, les velours, les peluches se font fort économiquement dans la Prusse rhénane, et sont aujourd'hui l'objet d'un commerce très-important. Les fabriques de toile de la Saxe sont renommées. Les verreries, les fabriques de porcelaine s'y sont répandues et y prospèrent. L'exploitation de la houille, cet auxiliaire si puissant de l'industrie, est devenue énorme, et la seule Westphalie alimente de charbon presque toute l'Allemagne. Beaucoup de mines allemandes sont organisées avec grand soin et pourraient servir de modèle. Il y a peu de mois les journaux industriels belges annonçaient que, par suite du renchérissement de la houille en Belgique, les industriels du pays avaient fait venir de grandes quantités de charbon de la Buhr, en obtenant des chemins de fer des prix de transport réduits. Ce résultat, que personne n'aurait attendu autrefois, tient au développement des exploitations prussiennes et au bas prix auquel elles ont pu maintenir leur charbon. La métallurgie est aussi en grand progrès. En dehors de M. Krupp, qui est tout à fait à la tête et travaille dans des conditions spéciales, d'autres fabricants d'acier se sont fait une réputation moindre, mais encore fort honorable. Les forges sont
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nombreuses, florissantes et bien organisées, notamment celles des environs de Dortmund. Tous les progrès industriels ont reçu là, très-vite, droit de cité, dès qu'ils ont été connus, et plusieurs idées fécondes, notamment celle du laminoir universel, sont venues de ce district. Les produits sont estimés et témoignent à la fois de la bonne direction des usines et de l'intelligence delà population ouvrière. ' Les chemins de fer sont fort bien organisés, à l'égal de ce qui s'est passé de mieux en Europe. Quand l'Allemagne a eu à jeter des ponts sur le Rhin, ses ingénieurs, sortis de ses écoles nationales, se sont trouvés à la hauteur des meilleurs constructeurs de France et d'Angleterre, et l'exécution confiée aux usines allemandes n'a rien laissé à désirer. Ces exemples me paraissent établir que l'Allemagne, qui était il y a un siècle encore peu avancée dans l'industrie, y a fait des progrès extraordinaires, dont ses ouvriers, après y avoir concouru par leur intelligence, profitent aujourd'hui par le développement des manufactures et du commerce. L'Autriche allemande a participé à ce mouvement, bien qu'avec moins d'entrain. On peut signaler aussi des progrès dans son industrie, notamment dans la production des draps et des soieries. Ils récompensent les efforts faits dans ce pays pour propager l'enseignement primaire. Ces progrès sont nuls au contraire dans les parties de
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TROISIÈME PARTIE.
l'Autriche qui ont échappé jusqu'ici aux bons effets de l'instruction. La Suisse allemande offre le plus encourageant spectacle du succès de l'industrie, associé au progrès intellectuel des populations. Il faut lui en tenir d'autant plus grand compte, que ce petit pays n'a ni forte consommation intérieure, ni ports de mer, ni commerce extérieur développé, ni colonies, ni influence dans aucun de ces pays lointains qui offrent de grands débouchés à l'industrie moderne. Et pourtant ses exportations vont sans cesse en progressant, grâce à la bonne réputation de ses produits et à leur prix modéré, c'est-à-dire grâce à l'intelligence de ses fabricants et de ses ouvriers. Le charbon y est cher, le fer aussi, et cependant une bonne organisation industrielle triomphe de ces obstacles, tant l'influence de la main-d'œuvre est supérieure à tous les autres éléments de la fabrication. Les cantons de Zurich et de Bâle sont à la tête de ce mouvement. Les fabriques de cotons filés, de mousselines et de soieries communes, de tissus de soie et de rubans ont pris une importance dépassant toutes les espérances. En même temps, l'ancienne fabrication suisse, l'horlogerie des cantons de Genève et de Neufchâtel, s'est maintenue au premier rang. Honneur à ce courageux petit peuple qui a fait depuis longtemps delà diffusion de l'enseignement le premier de ses devoirs politiques, qui a encou-
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ragé par tous les moyens la moralité et les vertus civiques, et qui aujourd'hui voit l'industrie grandir et lui apporter l'abondance et la richesse que ses conditions naturelles ne semblaient pas devoir lui promettre. En Belgique, les progrès de l'industrie remontent déjà bien loin et semblent moins se lier à une grande élévation du niveau intellectuel qu'à de bonnes traditions de travail et de bon sens pratique et d'économie. Peut-être faudrait-il précisément un peu plus de culture des esprits pour atteindre plus haut encore. Ce pays n'est, je crois pouvoir le dire, supérieur dans aucune des industries, et se borne à les faire toutes assez bien et dans des conditions de prix modérées. Dans les industries qui demandent une grande habileté de dessin, il est rarement original. Ses fers ne sont pas chers, mais leur qualité est ordinaire. Ses locomotives sont, de l'avis des gens compétents, légèrement inférieures à celles de la Prusse, de l'Angleterre et de la France. Seraing, qui a eu autrefois une grande réputation, n'est plus aujourd'hui une usine de tout premier ordre. Il faut sans doute à la Belgique un degré de plus dans la culture intellectuelle pour produire un nouveau progrès dans son industrie, en ajoutant aux nombreuses et remarquables qualités qu'elle possède cette délicatesse artistique et ce fini d'exécution qui lui manquent encore souvent.
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Je me hâte d'arriver à notre France; car je serai heureux d'y applaudir à des progrès sur bien des points. Avant tout, il faut parler de l'Alsace. Les efforts faits depuis longtemps déjà pour développer ses manufactures ont été couronnés de succès, et jamais l'industrie de ce pays, c'est-à-dire surtout la fabrication du coton sous toutes ses formes, n'a été plus active. La crise cotonnière n'a même que très-peu arrêté les grands établissements de ce pays ; les fabricants se sont procuré du coton comme ils ont pu, il y en a eu à tous les prix et de toutes les qualités; mais enfin ils ont marché et la diminution de travail n'a été que partielle. Les établissements de M. Dollfus, de Wesserling, et bien d'autres usines qui marchent sur leurs traces, offrent le plus magnifique exemple de prospérité industrielle associée au bien-être de la population et fondée sur l'éducation populaire et sur la moralité. Dans le Nord, les résultats ne sont guère moins satisfaisants. L'industrie sucrière a toujours été grandissant, et l'agriculture a fait à côté d'elle de constants progrès. Roubaix a égalé Bradford pour la fabrication des alpagas et exporte maintenant, même en Angleterre. La belle industrie fondée par M. Paturle au Gâteau continue à prospérer. Les houillères d'Anzin, de Saint-Étienne, du Pas-de-Calais, de l'Allier, du Gard et de Saône-etLoire ont accru constamment leur production, et
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le bien-éire des populations qu'elles emploient s'est augmenté. Cette industrie est une de celles où l'instruction a eu le plus de peine à pénétrer, mais les progrès ont été notables partout, et partout aussi on s'est félicité de constater que les ouvriers plus instruits, plus intelligents et plus rangés, arrivent à produire plus de charbon par jour, et à élever leurs salaires par le meilleur des moyens, celui de l'activité personnelle. Je pourrais citer des faits analogues dans la métallurgie, dans la mécanique, dans le travail de la soie, dans celui de la laine et dans d'autres branches de l'industrie. Je pense préférable de prendre comme type une grande usine et de l'étudier avec plus de détails, pour mettre mieux en lumière les idées dominantes. Le Creusot offre un des plus remarquables exemples de ce que peut être la transformation d'un pays par l'éducation et le travail, et de la force que les qualités de la population ouvrière apportent à l'industrie. En 1780, il n'y avait rien que des forêts et quelques mineurs exploitant la houille à ciel ouvert. Les campagnes environnantes étaient pauvres et habitées par des paysans sans instruction. Il y a là aujourd'hui 8 à 10,000 ouvriers ; on y fait non-seulement du fer, mais les machines les plus puissantes, demandant la plus grande perfection de main-d'œuvre. Comment a pu avoir lieu un aussi rapide progrès? Est-ce en
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appelant des ouvriers de loin ? Il en est venu quelques-uns; mais presque toute la population est sortie des environs, ou est née au Creusot, et tous les hommes jeunes qui font la force de l'usine, ont été élevés dans ses grandes écoles. Au centre du pays, à côté de l'église et de la demeure du gérant, sont les bâtiments de ces écoles accompagnés du presbytère; ils reçoivent actuellement 1,200 garçons et 800 tilles. Les écoles de garçons sont dirigées par des instituteurs habiles, les écoles des tilles par des sœurs pleines d'intelligence et de dévouement. L'instruction est primaire, mais trèscomplète; elle est assez forte pour que les jeunes gens qui se présentent en en sortant aux examens des écoles d'arts et métiers soient facilement reçus dans les premiers. Des élèves de cette école primaire, qui sont entrés en la quittant dans les bureaux de dessin ou de comptabilité, ont fourni des employés supérieurs d'un grand mérite. Ce sont les élèves de ces écoles qui ont constitué toute la jeune population des ateliers de mécanique, dont les produits annuels sont de 12 millions de francs. Par son intelligence, ses bonnes habitudes et son ardeur, ce personnel égale aujourd'hui celui des ateliers anglais les plus réputés. Les progrès de l'éducation des tilles n'ont pas été moins remarquables et ont eu une puissante influence sur la moralité. Les idées religieuses qui avaient faibli au début ont repris du terrain ; et tous les ans l'intel-
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ligent cure qui administre paternellement cette grande paroisse', constate un nouveau progrès. Il y a peu de pays où les crimes soient plus rares, les naissances illégitimes en plus petit nombre et l'ivrognerie moins répandue. Des cours d'adultes et une bibliothèque populaire ont eu, dès leur fondation, un grand succès. Une société instrumentale et un orphéon ont beaucoup d'adhérents parmi les jeunes gens. Les économies laites chaque année par les ouvriers sont considérables, et sont le plus souvent placées en construction de maisons. Ce ne sont pas de simples maisonnettes,, mais le plus souvent des maisons à trois ou quatre logements, bâties avec soin et souvent même avec élégance. Il s'en élève une centaine par an. Les locations sont faciles dans une ville qui a déjà 23 ou 24,000 âmes, et qui augmente tous les ans. Les jardins sont aussi très-appréciés ; c'est souvent toute l'ambition d'une famille d'en avoir un, et quand elle a pu le louer ou mieux, encore l'acheter, ce jardin devient la joie des dimanches et des soirs d'été. On comprend aisément combien l'industrie est heureuse de trouver ces bonnes dispositions dans la classe ouvrière. Elle n'a pas cessé de les encourager en patronant les écoles, en donnant l'accès de ses bureaux aux meilleurs élèves et en refusant l'admission à l'usine à tout enfant ne sachant pas lire et écrire. Elle a dépensé depuis longtemps une assez forte somme annuelle pour
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les institutions humanitaires; elle en est récompensée maintenant par le succès. Jamais le Greusot ne serait arrivé à cet extraordinaire développement représenté aujourd'hui par une vente annuelle de 30 millions de francs (100,000 francs par jour), en produits très-divers, exigeant des ouvriers d'élite, sans les soins exceptionnels donnés à l'éducation et le progrès des mœurs qui en a été la suite. J'ai insisté un peu plus longuement sur le Creusot, parce qu'aucun exemple ne m'a paru plus frappant pour témoigner du rapport intime qui existe entre les qualités de la population et le développement industriel. J'ai d'ailleurs eu plaisir à exposer des faits qu'il m'a été donné d'étudier et de suivre de très-près. En parcourant d'autres grandes usines comme Saint-Gobain ou Baccarat, nous trouverions les mêmes progrès de l'industrie liés aux progrès de la classe ouvrière ; j'ai donc moins de scrupule à m'être étendu un peu longuement sur le Creusot, qui peut servir de type à ces grandes agglomérations manufacturières créées loin des villes, ayant échappé par suite à toutes les influences autres que celles de l'industrie. L'industrie, bien dirigée, a favorisé leur développement intellectuel. A leur tour elles ont aidé l'industrie dans ses luttes contre la concurrence et dans ses perfectionnements.
�CHAPITRE V
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION
ET DE
r.A
MORALITÉ SULl
LE PROGRÈS
DE L'AGRICULTURE.
§ I. — Transformation de l'Agriculture.
L'agriculture est appelée en Europe à une transformation complète déjà commencée depuis un siècle, mais lente à se généraliser à cause de l'esprit arriéré qui règne encore dans une partie des campagnes. Celte transformation a été rendue inévitable par la cherté de la main-d'œuvre qui a augmenté le prix de revient de tous les produits agricoles, sans que leur prix de vente pût s'élever proportionnellement à cause de la concurrence. La nécessité du bon marché et le progrès des idées de liberté commerciale ont fait ouvrir aujourd'hui les barrières qui protégeaient encore l'agriculture des nations occidentales, et la lutte est ouverte entre leurs cultivateurs et ceux du monde entier. On ne conteste pas que d'autres pays de production aient un beaucoup moindre loyer de terres à payer, une main-d'œuvre plus basse, un sol plus fertile et
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TROISIÈME PARTIE.
moins d'impôts. L'intérêt du consommateur l'emporte sur ces considérations; la liberté des échanges est acceptée aujourd'hui comme une loi nécessaire pour presque tous les esprits, et on y voit un utile stimulant pour l'agriculture qui ne progressait que trop lentement. Il faut aujourd'hui qu'elle accomplisse sa révolution en peu d'années sous peine des plus grandes souffrances. L'ancien paysan illettré n'est plus à la hauteur de ces idées nouvelles; mais les jeunes fermiers instruits, sans bien comprendre encore ces lois générales, reconnaissent que les résultats de leur culture, d'après les anciennes méthodes, empirent chaque année, et se décident à entrer dans la voie des améliorations. La pratique n'en est pas aisée, car il faut beaucoup de capital, et il manque presque partout dans les campagnes. On a embrassé une trop grande culture, il faut la restreindre, et c'est une des plus pénibles déterminations à prendre. Une fois les transformations commencées, rien n'est fait encore sans un travail opiniâtre qui est la condition de leur succès. La négligence n'entraînait autrefois qu'une perte de revenus; elle peut être une cause de ruine, aujourd'hui que le progrès a exigé de coûteuses avances à la terre qui ne peut les rendre qu'à force de soins. Il ne faut plus penser à aller se distraire dans les foires, à fréquenter les cabarets ni à céder aux entraînements du plai-
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sir. La vie actuelle de l'agriculteur est plus digne, plus élevée, mais en même temps plus sévère et exige les plus hautes qualités. Combien il est difficile de trouver dans la campagne les hommes nouveaux que demande cette révolution agricole! La plupart des jeunes gens d'un esprit actif avaient quitté la vie rurale où il ne semblait pas qu'on pût appliquer Utilement son intelligence. C'est ce qui fait comprendre comment les plus simples progrès ont eu tant de peine à s'acclimater dans quelques parties de la France. L'emploi raisonné des amendements et des engrais et l'adoption d'assolements réguliers sont le principe de la réforme, et il y a encore bien des départements où on commence seulement à les introduire. Tous nos pays granitiques ne peuvent prospérer que par des chaulages énergiques; mais la chaux était chère, les transports coûteux; on a reculé devant la dépense, ou on ne l'a faite que dans des proportions très-insuffisantes. Les prairies artificielles ont été très-lentes à triompher. La routine des anciens, qui se couvrait du nom d'expérience, affirmait qu'elle ne pouvait convenir au pays. Le trèfle commence aujourd'hui à se répandre, et réussit presque partout, à la condition de trouver une terre convenablement amendée. Des objections non moins vives avaient été faites
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à l'introduction de la luzerne. Des agriculteurs, amis du progrès, l'ont essayée dans des pays auxquels on ne l'aurait pas crue destinée; elle y a donné des récoltes très-avantageuses et une excellente nourriture pour le bétail. La création des prairies naturelles s'est heureusement développée; la hausse de la main-d'œuvre en fait une nécessité. II n'est pas rare toutefois d'entendre les anciens paysans demander comment on récoltera assez de grains, si on fait autant de prés. Le système nouveau consistant à avoir beaucoup plus de bétail et par suite de fumier, et à obtenir par son emploi autant de grain d'une moindre surface, n'entre dans l'esprit que des agriculteurs instruits et habitués à calculer. Les prairies existantes pèchent encore par les irrigations. Il y a là toute une science pratique bien peu connue en France. Elle exige impérieusement chez les cultivateurs des connaissances élémentaires. Il faut pouvoir calculer un niveau et faire quelques opérations faciles sur le terrain. Les jeunes gens, même soigneusement instruits dans les écoles, manquent trop souvent encore de ces notions spéciales qu'il serait bon de vulgariser. Il faut donc appeler un étranger; mais cette dépense effraye. On se décide ou à ne pas entreprendre le travail, ou à le faire par à peu près. Les résultats sont alors souvent médiocres, et on en conclut que ces perfectionnements si recommandés ne sont pas
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à la hauteur de leur réputation. — Tout ce que je viens, de dire des irrigations s'applique également au drainage. Il demanderait pour réussir des hommes plus instruits. S'il s'est peu développé en France, il n'en faut pas chercher ailleurs les causes. Quand les propriétaires habitent la campagne, leur intervention peut triompher de ces obstacles. Ce n'est pas qu'ils soient eux-mêmes le plus souvent en mesure de prendre un niveau ou de calculer une pente; car cette éducation pratique n'est pas plus donnée dans l'enseignement secondaire que dans les écoles primaires, mais ils font venir un géomètre habitué à ces travaux, et prennent l'habitude de ces opérations, ou y font instruire le plus intelligent de leurs ouvriers ruraux. Cette présence du propriétaire, cette action si salutaire de sa part, sont l'exception chez nous. On sait combien l'absentéisme est encore répandu, malgré quelques progrès obtenus dans les dernières années. C'est donc, sauf quelques clauses trop souvent illusoires inscrites dans les baux, de l'initiative des fermiers qu'il faut attendre le progrès; et je viens de montrer, dans cet exemple des irrigations et du drainage, les obstacles que leur ignorance oppose trop souvent aux améliorations. L'amélioration des races de bétail a été beaucoup mieux comprise de nos cultivateurs qui ont déjà accompli de remarquables transformations dans
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plusieurs de nos départements. M. Léonce de Lavergne, dans son beau livre VÉconomie rurale en Angleterre, a merveilleusement expliqué ce qu'a été ce progrès chez nos voisins. Ce n'est qu'en appliquant à l'agriculture des hommes plus instruits qu'autrefois et plus persévérants que nous pouvons espérer voir généraliser chez nous des progrès comme ceux dont les Bakwell, les Ellmann et les Collins ont doté la GrandeBretagne. Mais trouvera-t-on en France de nombreuses fermes consentant à payer des prix de location de reproducteurs, tels que purent les obtenir ces grands réformateurs anglais? Il est permis d'en douter, malgré quelques brillants exemples, tant que les lumières n'auront pas régénéré nos campagnes; et il faut cependant que nous marchions rapidement dans cette voie, sans quoi notre agriculture déclinera bien vite. Souvenonsnous de ce qui est arrivé à l'Espagne, qui était autrefois à un rang plus élevé et qui l'a perdu. L'Angleterre lui demandait la moitié de ses laines; aujourd'hui sa production propre et celle de ses colonies lui suffisent. Les sacrifices accumulés par des volontés intelligentes ont réussi, grâce à Fin-, tervention des grands propriétaires anglais qui ont tenu à- honneur d'habiter leurs terres et de les améliorer. Ces utiles exemples se sont popularisés, et le progrès basé sur l'instruction est allé se répandre jusque dans une autre partie du monde, en
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Australie, d'où reviennent aujourd'hui des produits perfectionnés. Les machines offrent un exemple plus frappant encore de l'application des mêmes principes. Il faut bien en venir à leur emploi pour suppléer à la rareté et à la cherté des ouvriers agricoles. Mais essayez de persuader à l'ancien paysan qu'il a intérêt à acheter, je ne dirai pas même une faneuse ou un râteau mécanique, mais un simple hache-paille et un coupe-racines ! La jeune génération plus éclairée devra aborder ce progrès, et y trouvera une source de prolits déjà féconde en Angleterre, mais à peine connue en France. L'amélioration de la culture de la vigne, son introduction dans les pays où elle n'est pas encore acclimatée sont encore des réformes que l'instruction facilitera. Il faut, pour ces transformations, que l'esprit des cultivateurs devienne non-seulement plus éclairé, mais plus agile et plus souple. Il peut être utile de persévérer en agriculture; il est souvent plus avantageux encore de modifier les procédés et de faire varier les produits suivant les convenances commerciales. Un puissant auxiliaire pour ces progrès, c'est l'introduction de la comptabilité dans les exploitations rurales. Dans un grand nombre de nos départements elle n'existe encore qu'à l'état de rare exception, ou bien souvent le cultivateur croit avoir apporté un ordre suffisant dans ses affaires en tenant
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un simple compte de caisse. Ne lui demandez pas compte des résultats rapportés à l'un de ses champs ou h l'une de ses cultures, n'essayez pas d'obtenir des chiffres précis sur l'effet des améliorations, sur le succès ou l'échec auquel ont abouti ses essais, il ne vous donnera à cet égard que des indications vagues, ou, s'il fait quelques calculs, ils manqueront de contrôle puisqu'il n'y a pas de comptabilité d'ensemble. C'est là un très-grand mal, car il ne peut pas y avoir de progrès sérieux sans cette patiente analyse des faits. La comptabilité seule peut rendre hardi ; souvent aussi elle rappelle à la prudence; elle signale à temps une erreur en arrêtant le fermier dans la fausse voie où il s'engageait ; elle l'encourage dans ses essais heureux, et quand au milieu de ces difficultés de la vie agricole la méliance et l'incrédulité de ses voisins le fait douter lui-même de la justesse de ses inspirations, elle lui donne la force de continuer son œuvre et de la développer. J'ai eu l'honneur de connaître quelques heureux novateurs en agriculture, j'ai été témoin de leurs efforts hardis, contestés au début par tous les habiles du pays. Ils auraient succombé à la tâche et reculé devant les obsessions et les timides conseils de leurs amis et souvent de leur propre famille, s'ils n'avaient tenu des comptes sévères leur montrant sans cesse le produit de leurs essais, et les rassurant sur l'avenir par la certitude des bénéfices réalisés et des progrès accomplis. Mais ce
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n'est pas au jeune homme doté d'une instruction primaire insuffisante qu'il faut demander de tels efforts. Quand il a quitté trop tôt l'école et n'a pas entretenu par un peu de travail personnel ses connaissances premières, ses mains habituées aux ouvrages des champs ne tiennent plus la plume qu'avec peine, le chiffre l'effraye, il n'écrit plus que dans les cas d'absolue nécessité et se borne trop souvent à savoir signer son nom. C'est alors que, ne pouvant se rendre compte de la marche de sa culture, il se décourage de la moindre déception, il a peur de toute dépense pouvant conduire à un progrès, il se concentre dans la vieille routine et s'en console en déversant la critique sur les partisans des nouvelles méthodes. C'est là la situation d'une grande partie de la France, et on ne pourra en sortir que par un très-grand progrès de l'instruction. L'école élémentaire ne suffira même pas, il faudra le cours d'adultes qui sera fréquenté surtout par les jeunes gens, et qui leur permettra de conserver de bonnes habitudes intellectuelles. Ils garderont ou acquerront le goût de la lecture; écrire ne sera pas une difficulté pour eux ; enfin ils apprendront à tenir des comptes, et, par une conséquence naturelle, leur esprit sera ouvert à tous les progrès et se trouvera au niveau de toutes les exigences nouvelles qu'imposent à la nouvelle génération les transformations nécessaires de la culture moderne.
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M. de Lavevgne a très-bien résumé ces qualités qu'il faut demander aujourd'hui aux jeunes agriculteurs : , « Qu'ils n'attendent de personne ce qui ne peut « leur venir que d'eux-mêmes; qu'ils s'habituent « à tout calculer, à suivre de l'œil les moindres « variations du marché et à se conduire en consé« quence; qu'ils embrassent moins pour étremdïe « mieux. » Nous pourrons espérer voir se développer ainsi dans la vie rurale le bien-être qui momentanément, il faut bien l'avouer, manque dans une partie de nos campagnes. L'ancien paysan illettré auquel j'ai fait plus haut la guerre, vivait et vit encore fort mal. Ses privations et celles de sa famille sont constantes. Récoltant fort peu, il renonce à se faire aider. Ses enfants manquent souvent l'école, parce qu'ils ont dès leur jeune âge à garder les troupeaux. Les jeunes fdles le font encore, à l'âge où l'isolement loin de la maison et des parents les expose à des dangers nouveaux. Un tel état de choses mérite-t-il des regrets, et ne faut-il pas se dire au contraire qu'il doit être remplacé par un régime meilleur, comportant d'autres méthodes de culture, une production plus active sur un espace moins étendu et l'adoption de méthodes perfectionnées? La dignité de la vie rurale devra ainsi augmenter et le bien-être y progressera. Pour atteindre ce but, il faut, nous l'avons dit,
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le développement de l'instruction, mais il faut aussi un esprit de sagesse qui repousse les aspirations vers les plaisirs de la vie urbaine et fasse pratiquer sans regret les vertus de la campagne. Si le jeune ouvrier rural rêve incessamment à quitter le village pour habiter la ville, si la jeune fille cherche à échapper par le mariage à l'existence des champs, les travaux seront faits avec dégoût, et ce sera un grand obstacle au progrès. Pour éviter ce danger, la campagne doit se défendre, d'abord par le bienêtre plus grand qui résultera certainement des améliorations, puis par une élévation du niveau intellectuel qu'assureront les développements des écoles de garçons et de filles, des cours du soir et des bibliothèques, enfin par les progrès matériels que de sages administrateurs devront y faire pénétrer. Il faut tâcher que les chemins soient meilleurs, l'intérieur deshameaux plus salubre, que l'eau abonde, et s'il est possible que l'aspect même s'améliore. Les modestes monuments du village, l'église, l'école; la maison commune, le presbytère peuvent, en étant l'objet de soins intelligents, concourir à rendre plus agréable cette physionomie souvent si triste de nos centres agricoles. À la suite des bâtiments publics, les logements des cultivateurs suivront le même progrès, et les paysans s'attacheront davantage à rendre propres et sains les abords de leurs maisons. Que les autres institutions dont j'ai déjà parlé en examinant les conditions générales
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TROISIÈME PARTIE.
du Lien-être se réalisent, que l'on encourage l'hygiène, que l'on s'arrange pour avoir un médecin à portée, que l'on fonde des caisses de secours mutuels, des succursales de caisse d'épargne, enfin que l'on emprunte à la ville ce qu'elle peut avoir de bon et d'utile, et l'on verra sans doute s'arrêter la dépopulation des campagnes, dont l'une des principales causes est l'absence de bien-être matériel et moral pour les ouvriers ruraux. Mais c'est par la diffusion de l'enseignement qu'il faut commencer, et même pour aider à la révolution agricole, l'instruction élémentaire ne suffira pas. L'instruction spéciale est nécessaire. J'ai donc cru utile de traiter tout particulièrement ici cette question de l'enseignement agricole qui se rattache si intimement au bien-être de l'agriculture.
§ II. — Enseignement agricole.
L'enquête qui vient d'avoir lieu en France sur l'état de l'agriculture a donné des résultats qui ne sont pas encore tous bien connus. Les vœux émanés des diverses provinces correspondent à des situations et des eultures variées, et par suite, à des besoins et à des aspirations qui ne peuvent être partout les mêmes. Mais je serais bien surpris si d'un bout de la France à l'autre ne retentissait un cri unanime en faveur de l'enseignement agricole.
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299
Cet enseignement fonctionne depuis longtemps chez les Anglais, dont la conviction à ce sujet est faite. Dès 1826, un collège agricole avait été fondé en Angleterre. Il a eu une très-grande influence sur l'agriculture. Il n'y a pas aujourd'hui de comté qui n'ait plusieurs fermes-écoles : on ne se borne pas là; « on a organisé, dit M. de Lavergne, des cours « nomades où de nouveaux missionnaires vont por« ter dans les pauvres villages la prédication agri« cole; on répand jusque dans les chaumières de « petits livres à très-bon marché. Rien n'est épar« gné pour porter à la connaissance du peuple les « deux ou trois principes qui sont la base de la « bonne culture; la théorie des assolements, le bon « emploi des engrais et amendements, l'art d'éle« ver et d'engraisser le bétail. » Quand, il y a une vingtaine d'années, les administrateurs anglais ont cherché à remédier aux maux de l'Irlande, l'un des premiers moyens qu'ils aient mis en avant, c'est l'instruction agricole. • En Allemagne, les idées sont les mêmes, l'enseignement agricole est très-fortement constitué; il en est de même en Suisse, et l'agriculture de ce pays en porte la trace. Elle est beaucoup plus avancée qu'on ne le croit généralement. . Dans tous les pays éclairés, en Relgique, en Hollande, aux États-Unis, les mêmes principes ont été suivis. La Hollande surtout donne à cet égard un spectacle des plus instructifs.
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TROISIÈME PARTIE.
« Ce qui fait bien présumer de l'avenir de ce « pays, dit M. de Laveleye, c'est le nombre vraice ment étonnant des membres que comptent les « différentes associations agricoles qui existent en « Néerlande : ce nombre dépasse 20,000. La Société « d'agriculture des deux provinces de Hollande avait « à elle seule, en -1860, plus de 7,000 associés, sur « une population de d,141 ,000 âmes, tandis que la « Société Royale d'agriculture d'Angleterre n'en avait « que 5,000, et tous les comices et sociétés belges « réunis que 6,000. Chaque province de la Néer« lande possède au moins une société, ordinaire« ment divisée en autant de sections qu'il y a de « régions distinctes : ces sections se réunissent plu« sieurs fois dans l'année, pour examiner les ques« lions à l'ordre du jour. S'agit-il d'une améliora« tion nouvelle, chacun apporte le tribut de ses « lumières, expose le résultat de ses expériences, et « s'instruit en prenant connaissance de ceux qu'on « a obtenus ailleurs. Petits et grands fermiers, cul« tivateurs et propriétaires se rencontrent; la fu« sion des classes tend à s'établir; des notions pra« tiques appuyées d'exemples et présentées sous « une forme vivante pénètrent peu à peu dans les « campagnes; tous les griefs peuvent se produire, « se discuter librement ; une opinion publique « éclairée se forme parmi l'élite des populations .« rurales. L'esprit de routine est attaqué sur son « propre terrain et ne tarde pas à perdre son em-
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
301
« pire; les bons effets de ces modestes institutions « sont donc incalculables, et on ne saurait trop en « encourager la multiplication. » L'enseignement agricole n'est encore chez nous qu'imparfaitement constitué. Nous avons quelques écoles spéciales qui ont formé des sujets distingués. Les fermes-écoles répandues dans nos départements ont rendu d'incontestables services. Elles ont préparé des hommes instruits et modestes, qui, en portant dans les fonctions auxquelles ils ont été appelés l'esprit d'analyse et de progrès, ne se sont pas trop laissés aller, comme on l'a dit à tort souvent, aux entraînements des améliorations trop hâtives. Ils ont conservé presque tous des habitudes de vie simple et de travail personnel sans lesquelles on ne peut réussir en agriculture. Sur beaucoup de points ils ont donné des exemples qui ont réagi sur toutes les cultures environnantes et ont concouru à déraciner les idées de routine. Il faut dire cela très-haut; car en France nous sommes malheureusement disposés à faire toujours le procès aux institutions existantes pour vanter celles que nous n'avons pas. C'est le plus souvent une injustice et une faute; et dans le cas particulier, il faudrait bien se garder, en encourageant l'enseignement primaire, de diminuer le concours sympathique que méritent nos excellentes fermes-écoles départementales, pépinières de cultivateurs sérieux et progressifs.
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TROISIÈME PARTIE.
Mais on peut dire, sans en rien atténuer leurs services, que leur action, limitée au rayon qui les avoisine, est nécessairement insuffisante pour vulgariser les idées de progrès, et que, là même où elle se l'ait sentir, elle trouve son principal obstacle dans l'ignorance des paysans. Pour arriver à la détruire et à triompher des préjugés, l'introduction de l'enseignement agricole dans nos écoles primaires, a paru à presque tous les hommes de progrès la meilleure solution. Mais comment l'organiser? — Le premier point est de pourvoir nos écoles normales primaires d'un cours d'agriculture convenable, approprié aux cultures du pays et dirigé autant que possible dans un esprit pratique. Il faudra en même temps encourager la création de livres élémentaires appropriés au pays auquel ils sont destinés. On doit exiger surtout qu'ils soient simples et concis. C'est le mérite qu'ont dans les études classiques quelques anciens ouvrages qu'on n'a pas dépassés depuis, comme le vieux Lhomond, et sans lequel les livres agricoles courraient le risque de donner aux enfants qui les apprennent un amas de connaissances indigestes. Des efforts heureux ont déjà été faits dans cette voie. Ainsi, dans le département de Saône-et-Loire, M. Rey, président de la Société d'agriculture d'Autun, a composé depuis une dixaine d'années, sous le nom de XAgriculteur praticien, un livre élémen-
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taire parfaitement approprié aux besoins de l'Autunois et du Morvan, et dans lequel sa longue expérience l'a amené à réunir des leçons pratiques et simples accessibles à tous les esprits. Cet ouvrage a rendu de grands services. M. Rey vient de lui donner une forme nouvelle convenable pour l'enseignement des écoles, en publiant sous le nom de Catéchisme agricole, un abrégé, par demandes et par réponses, traitant d'une manière suffisamment détaillée toutes les questions qu'un agriculteur du pays doit connaître, et ne dépassant pas cependant les limites d'un livre élémentaire pouvant être appris par cœur. Le conseil général de Saône-etLoire, dans sa dernière session, en a ordonné l'impression aux frais du département et sa propagation dans les écoles. Ce petit traité pourrait servir de modèle, même en dehors du pays pour lequel il a été fait. Il serait très-facile d'y apporter les quelques modifications que les besoins spéciaux de la contrée motiveraient, en conservant les principes généraux communs à toutes les cultures. Faut-il aller plus loin et joindre la pratique à la théorie? Les esprits son tassez divisés sur ce point. Les uns croient que les études pratiques laisseront dans l'esprit des enfants des impressions beaucoup plus durables qu'un livre qui ne s'adresse qu'à la mémoire. Les autres objectent que les enfants de la campagne, habitués dès leur plus jeune âge aux travaux des champs, en savent plus long sur les
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TROISIÈME PARTIE.
opérations courantes de l'agriculture que n'en sauront les instituteurs, lors même qu'on aura renforcé leur instruction spécialè. On dit encore qu'il y a déjà bien assez à apprendre dans les écoles primaires, sans y ajouter des travaux manuels. M. Louis Reybaud a donné à cette dernière opinion l'autorité, de son appui. J'ai quelque hésitation pour ma part sur l'efficacité de cet enseignement pratique; mais je lui reconnais de tels avantages, s'il réussissait, que je: voudrais au moins le voir essayer. 11 faudrait pour cela commencer par les écoles normales en leur donnant la jouissance de terrains convenables et suffisamment étendus. Quoique l'on ait souvent assuré que les écoles normales en sont maintenant dotées, j'ai lieu de croire que ce n'est jusqu'ici que fort peu de chose. J'ai visité l'an dernier une école normale départementale nouvellement établie et fort bien tenue. Elle n'avait qu'un jardin convenable tout au plus pour l'horticulture, et demandait en vain un agrandissement. Comme les élèves maîtres sont à l'école normale au moment du développement de leur jeunesse et de leur force, on pourrait voir avec plaisir pour eux ces saines occupations au grand air. Leurs heures d'étude diminueraient un peu, et il faudrait plutôt s'en réjouir. Leur santé se fortifierait. Ils seraient encouragés dans des habitudes modestes et simples; car les travaux agricoles pratiques sont assez
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
305
durs, et ne peuvent que contribuer à ramener l'esprit vers la vie réelle, en le détournant des aspiralions vagues, souvent malsaines à cet âge, et plus particulièrement dangereuses pour des hommes voués à cette existence honorable, niais peu bril.ante, de l'enseignement primaire. Si l'on se décidait à entrer dans cette voie, pourquoi n'annexerait-on pas à chacune de nos écoles normales une ferme d'une vingtaine d'hectares, dans laquelle les différentes espèces de cultures seraient représentées, et qui serait dirigée par un bon élève d'une fermeécole? Une légère subvention suffirait pour le décider à se charger de cette culture en utilisant à de certains moments le concours des élèves maîtres. Us sont assez nombreux pour pouvoir assurer en tout temps l'exécution des travaux agricoles nécessaires, sans enlever un temps trop long à leurs autres études. Le jardin consacré à l'horticulture serait conservé et encouragé ; car on ne saurait trop recommander au point de vue moral le développement de ce goût dans les campagnes, et l'instituteur devra faire ses efforts pour y préparer ses élèves. Une fois installé dans son école, on lui assurerait du terrain autour de sa maison ; et, s'il n'est pas désiraLle qu'il en ait beaucoup, comme l'école normale, il faut qu'il en ait assez. Les Allemands, auxquels on revient toujours pour chercher des exemples, recommandent qu'il ait au moins deux arpents, soit sans doute 66 ares, c'est-à-dire l'espace 20
�306
TROISIÈME PARTIE.
nécessaire pour avoir quelques échantillons de culture de légumes, de fruits, et même de fleurs dont il serait très-désirable que les agriculteurs apprissent à égayer un peu les environs de leurs habitations. Pour peu qu'on voulût avoir un peu d'agriculture, même en miniature, les 66 ares seraient bien vite remplis et ne suffiraient même pas. Mais, pour certaines cultures demandant plus déplace on pourrait s'entendre avec un agriculteur éclairé du voisinage pour aller prendre chez lui des leçons pratiques de ce qu'on n'aurait pu faire dans le jardin de l'école. Si ce jardin était un peu grand, il faudrait s'en réjouir à la fois pour l'instruction des élèves et pour l'instituteur. Ce serait pour lui un moyen d'améliorer un peu sa situation matérielle qui sera toujours bien modique, même avec les récentes augmentations de traitement. Ce ne serait pas grandchose, dira-t-on peut-être? Détrompez-vous. A la campagne un jardin bien cultivé est une grande ressource. Il y a souvent au village bien peu d'approvisionnements, et fréquents sont les jours où les légumes remplacent le reste. Il serait donc fort heureux, si cela était possible, que le terrain appartenant à l'école pût être de quelque étendue, d'un hectare par exemple. Il pourrait être loué si Ton craignait la dépense de l'achat, et à la rigueur il ne serait pas nécessaire qu'il fût attenant à l'école, pourvu qu'il n'en fût pas trop éloigné. Pour peu que l'instituteur eût profilé de ses le-
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
307
çons de l'école normale et eût cherché depuis à entretenir son instruction et à observer avec soin les faits qui s'accomplissent dans la commune, il serait en mesure, non-seulement d'instruire les enfants, mais de faire quelques conférences aux adultes ; elles ne peuvent être que très-utiles. Il ne faut pas se dissimuler toutefois- les difficultés qu'elles présentent; car, ici plus que pour les enfants, apparaît l'embarras d'enseigner à des hommes pratiques ce qu'ils pourraient enseigner eux-mêmes au maître, quoiqu'ils soient moins instruits en théorie. Aussi, s'il existait dansla commune ou dans le canton un ancien élève d'une ferme-école ou un cultivateur très-distingué, et qu'il voulût bien se charger de quelques conférences, l'effet serait meilleur encore; car les agriculteurs qui l'écouteraient sauraient qu'il joint l'expérience au savoir, et seraient plus disposés encore à profiter des leçons. Sur la proposition de M. le ministre de l'agriculture et du commerce, une commission vient d'être nommée pour l'étude de ces importantes questions. Il faut souhaiter ardemment qu'il sorte de ces délibérations une bonne organisation de l'enseignement agricole. Les livres agricoles dans les bibliothèques des communes rurales pourront rendre aussi des services en initiant au progrès les hommes déjà nombreux dans les campagnes qui savent lire, et que le manque de connaissances spéciales rend aujour-
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TROISIÈME PARTIE.
d'hui peu accessibles aux idées d'amélioration. On a dit que ces hommes ne liraient pas ; je veux pour répondre à cette allégation me borner à citer un exemple tout récent, tiré d'un village de Bourgogne. La commune'est pauvre, elle s'est endettée pour faire des chemins; le conseil municipal refuse systématiquement toute nouvelle dépense. Le maire aurait désiré fonder une bibliothèque; mais le ministère de l'instruction publique, qui donne très-volontiers des livres, impose comme condition absolue l'achat par la commune d'un placard pour les renfermer; le prix de ce placard réglementaire est de 50 francs. Impossible de proposer au conseil municipal une allocation quelconque. Force fut donc d'ajourner la bibliothèque. Il était cependant bien regrettable de ne rien faire; car la commune de B...., est une de celles où le progrès agricole est le moins répandu. Je connaissais cette situation, et je me décidai à dire à l'instituteur fort intelligent : « Passons-nous du placard et ne dece mandons rien à personne, je vais vous prêter « quelques livres d'agriculture, et l'expérience « nous dira si le goût de la lecture existe. » Voici deux lettres que j'ai reçues de lui depuis le commencement de cet essai :
B , 30 décembre 18C6.
« Les livresque vous aviez fait déposer chez moi « ont parcouru toute la commune; ils ont été lus
�INFLUENCE SUR L'AGRICULTURE.
309
« et relus avec plaisir; la veille de Noël plus de « vingt personnes m'en ont demandé ; nous n'avons « pu qu'avec peine satisfaire les plus pressés. »
B
, 8 février 1867.
« « « « « « « « « « « «
a
« J'ai reçu les trois volumes Gazette du Village1; ils seront lus avec intérêt, toute personne qui les voit demande à les lire. M. C... m'a renvoyé la Routine vaincue par le progrès*, ce livre est maintenant à la ferme de M... » « Vos livres ont fait un effet surprenant sur les habitants de B Non-seulement ils les lisent avec intérêt, mais ils ne s'en contentent pas, et plusieurs m'ont demandé de les abonner à un journal du département. Les L... seront trèscontents de voir le journal d'agriculture pratique que vous m'annoncez ; il m'en avaient demandé un depuis le mois de janvier. « Je vous disais dans ma précédente lettre que j'avais eu 25 élèves au cour d'adultes; j'en ai eu 36 dans le mois de janvier. »
Cet exemple m'a paru caractéristique. J'ai pensé qu'en le citant je prouverais plus que par des rai-
1. C'est une publication illustrée a bon marché relative à l'agriculture. 2. C'est un roman agricole très-intéressant de Madame Millet-Robinet.
�310
TROISIÈME PARTIE.
sormements en faveur de la possibilité de répandre l'instruction agricole chez les adultes. Puisse ce mouvement se développer en France! Le progrès de notre agriculture est à ce prix, et c'est seulement en en favorisant la transformation que nous pourrons voir s'arrêter la dépopulation des campagnes et s'y développer le bien-être.
�CONCLUSION
Arrivé au terme de ce travail, je n'ai pas besoin d'en résumer longuement les conclusions; car, presque à chaque page et dans l'étùde de chaque pays, la même idée est revenue et s'est comme imposée, celle de l'influence de l'éducation, de la supériorité morale des peuples éclairés, et de leurs progrès dans l'industrie et dans l'agriculture, opposés à la décadence des nations qui n'ont pas suivi le même mouvement. Ces principes ont d'ailleurs été ceux de tous les grands hommes d'État : « Instruisez le peuple, » telle avait été la parole léguée par le fondateur de l'indépendance des États-Unis à ses concitoyens, et on sait de quel développement intellectuel elle a été "suivie. « Plus tôt vous traiterez l'enfant en « homme, avait dit Locke, plus tôt il commencera « de l'être. » « Les lumières, a dit Tocqueville, « sont les seules garanties que nous ayons contre « les écarts de la multitude. » Tous les hommes de génie qui ont laissé leur empreinte dans l'histoire
�312
CONCLUSION.
de l'esprit humain ont été unanimement d'ardents promoteurs de l'instruction. Il semblerait donc que la démonstration est faite, ét qu'il n'y a plus rien à ajouter pour fortifier, sur ce. grand sujet de l'enseignement, la conviction de tous les amis du progrès social. Mais depuis quelque temps, à la suite du trouble profond qui a agité notre société, une doctrine différente a trouvé dans des esprits loyaux et consciencieux de zélés défenseurs. Elle a été exposée dans des ouvrages remarquables par de merveilleuses qualités d'analyse, par l'élévation des idées et par l'éloquence que donne la conviction. On n'a pas contesté la nécessité de l'éducation, mais on a élevé des doutes sur son efficacité. On a cherché à trouver dans un régime emprunté à des sociétés ou des époques autres que la nôtre des solutions applicables à la France du dix-neuvième siècle. C'est ainsi que la reconstitution de l'autorité paternelle sur des bases plus solides, la concentration des fortunes entre les mains de l'héritier chef de famille, le développement de l'esprit de patronage entre les chefs et les ouvriers, et la préférence à accorder au travail à la campagne sur les agglomérations des villes, ont été indiquées comme des solutions plus efficaces, destinées à ramener l'ordre dans les esprits. Le retour à la foi religieuse a été en même temps recommandé avec ardeur; tout le monde est d'accord sur ce dernier point, et c'est la pensée qui
�CONCLUSION.
I
3i3
s'est reproduite dans tout le cours de cette étude. Mais les autres remèdes proposés ne sont-ils pas bien discutables? Et en supposant que toutes les tendances soient bonnes, comme l'esprit élevé qui les a inspirées, y a-t-il là des idées bien pratiques dont on puisse sérieusement espérer l'application à notre époque? Est-il réellement possible de reconstituer ces familles patriarcales qui ont pu faire du bien autrefois, mais qui, il faut l'avouer, constituaient entre les mains du chef de famille une puissance véritablement despotique, dont l'abus peut être à craindre ? Peut-on croire que la suppression de l'égalité entre les enfants d'un même père puisse rentrer aujourd'hui dans nos mœurs, sans y froisser des sentiments qui se sont profondément gravés dans l'esprit français? Et cette inégalité, fût-elle aujourd'hui possible, est-elle réellement désirable ? Trouve-t-on des avantages bien certains dans le monopole constitué au profit d'un héritier présomptif dont les autres enfants ont à subir l'influence dominante? Ce régime a réussi, dit-on, à l'Angleterre, qui a envoyé dans ses immenses colonies les membres de la famille moins favorisés de la fortune; mais aurions-nous en France quelques résultats analogues à espérer, et ne doit-on pas plus attendre chez nous d'une justice également répartitive entre tous, qui permet à tous les enfants de s'élever avec les mêmes ressources, etde n'avoir entre eux d'autre inégalité que
�314.
CONCLUSION.
celle du travail et du talent? Le patronage est une grande force sociale qui a rendu de grands services à l'humanité; mais peut-on espérer y voir la loi de l'avenir, et n'est-ce pas plutôt vers la justice et l'indépendance réciproques, tempérées seulement par la bienveillance, que nous entraîne le mouvement des idées contemporaines? Quant à ces grandes agglomérations que l'industrie moderne a imposées, il faut vivre avec elles et reconnaître qu'en France le courant manufacturier tend à les accroître, et à s'éloigner des usines placées autrefois dans les campagnes, à portée des cours d'eau. On vient dans les villes, ou tout au moins l'on s'en rapproche, précisément pour y trouver les lumières, cette vivacité d'esprit qu'on n'a pas dans les villages, et cette émulation que fait naître le voisinage des industries. Ce courant si général ne peut aujourd'hui se modifier; mais on doit le diriger et le moraliser par l'éducation. Ne regrettons pas trop le passé, rappelons-nous ce qu'en a dit le grand historien Macaulay : «Plus on examine avec attention l'histoire du « passé, plus on voit combien se trompaient ceux « qui s'imaginaient que notre époque a enfanté de « nouvelles misères sociales; la vérité est que ces « misères sont anciennes. Ce qui est nouveau, c'est « l'intelligence qui les découvre, et l'humanité qui « les soulage. » , Portons nos regards vers l'avenir, et développons
�■ CONCLUSION.
315
avec confiance l'instruction dans les générations nouvelles, en fortifiant encore son caractère moral et religieux. La destinée de notre chère France y est attachée, et nous ne pouvons assurer sa grandeur qu'en y répandant les lumières.
FIN.
�TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE INTRODUCTION ;
PREMIÈRE PARTIE
ORGANISATION DE L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
CDAP.
—
—
I. Prusse H. Autres pays de l'Allemagne 111.
Suisse
— — —
IV. Belgique V. Hollande VI. Suède
— VII. Italie — ViiL Angleterre, Écosse, Irlande — — — IX. Etats-Unis X, France XI. L'Enseignement industriel
— XII. Conclusion., § § i. Enseignement obligatoire il. Gratuité
§ m. Budget de l'Instruction..
�318 § § §
TABLE DES MATIERES. iv. Éducation des filles v. Institutrices; — Écoles mixtes vi. L'Education religieuse. — Le Prêtre. — La Congrégation § vu. La Décentralisation § viiïi Nécessité de fortifier l'Instruction.. .
§ IX.
L'Enseignement religieux
DEUXIÈME PARTIE
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION SUR LA MORALITÉ.
CDAP.
1. Généralités II. Statistique de la moralité § § i. Criminalité
—
il. Naissances illégitimes.
§ ni. Ignorance alliée au vice § iv. Ivrognerie — — — — — III. Les Villes, l'Industrie, les IV. Moralité en Allemagne V. Moralité en Suisse VI. Moralité en Belgique VII. Moralité en Hollande et dans les pays du Nord. Campagnes .
— VIII. Moralité en Angleterre — — IX. Moralité aux Étals-Unis X. Moralité en France § § — i. Inlluence du passé il. État moral en France ......
XI. L'Instruction et la Moralité dans leurs rapports avec l'esprit politique et avec les questions de salaire
�TABLE DES MATIERES.
310
TROISIÈME
PARTIE
INFLUENCE DE L'ÉDUCATION ET DE LA MORALITÉ SUR LE BIEN-ÊTRE.
GHAP.
I. Situation générale II. Allemagne et autres pays III. Bien-être en France IV. Influence de l'Education et de la Moralité sur le développement industriel. V. Influence de l'Éducation et de la Moralité sur le progrès de l'Agriculture § i. Transformation de l'Agriculture ,.. .
229 233 2ii 257 2S7 2S7 298
311
—
S il. Enseignement agricole.. ,
CONCLUSION
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Paris.
—
Imp. de P.
BOUHDIEH, CAPIOHOHT
fils et Cie, 6, rue des Poitevins.
. (Médiathèque] ) 1 Archives-
�
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1|Preface|3
1|Introduction|6
1|Premiere Partie|14
2|Chap. I. Prusse|14
2|Chap. II. Autres pays de l'Allemagne|31
2|Chap. III. Suisse|41
2|Chap. IV. Belgique|49
2|Chap. V. Hollande|55
2|Chap. VI. Suède|62
2|Chap. VII. Italie|63
2|Chap. VIII. Angleterre, Ecosse, Irlande|65
2|Chap. IX. Etats-Unis|99
2|Chap. X. France|107
2|Chap. XI. L'enseignement industriel|124
2|Chap. XII. Conclusion|129
3|I. Enseignement obligatoire|129
3|II. Gratuité|132
3|III. Budget de l'Instruction|136
3|IV. Education des filles|137
3|V. Institutrices - Ecoles mixtes|139
3|VI. L'Eduction religieuse - Le Prêtre - La Congrégation|142
3|VII. La Décentralisation|147
3|VIII. Nécéssité de fortifier l'Instruction|149
3|IX. L'Enseignement religieux|152
1|Deuxieme Partie|156
2|Chap. I. Généralités|156
2|Chap. II. Statistique de la moralité|162
3|I. Criminalité|163
3|II. Naissances illégitimes|174
3|III. Ignorance alliée au vice|176
3|IV. Ivrognerie|176
2|Chap. III. Les Villes, l'Industrie, les Campagnes|179
2|Chap. IV. Moralité en Allemagne|186
2|Chap. V. Moralité en Suisse|192
2|Chap. VI. Moralité en Belgique|195
2|Chap. VII. Moralité en Hollande et dans les pays du Nord|197
2|Chap. VIII. Moralité en Angleterre|200
2|Chap. XI. Moralité aux Etats-Unis|210
2|Chap. X. Moralité en France|212
3|I. Influence du passé|212
3|II. Etat moral en France|216
2|Chap. XI. L'instruction et la Moralité dans leurs rapports avec l'esprit politique et avec les questions de salaire|228
1|Troisieme Partie|235
2|Chap. I. Situation générale|235
2|Chap. II. Allemagne et autres pays|239
2|Chap. III. Bien-être en France|250
2|Chap. IV. Influence de l'Education et de la Moralité sur le développement industriel|263
2|Chap. V. Influence de l'Education et de la Moralité sur le progrès de l'Agriculture|293
3|I. Transformation de l'Agriculture|293
3|II. Enseignement agricole|304
1|Conclusion|317
1|Table des Matière|322