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Ouvrages remarquables des écoles normales
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L'éducation du caractère
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Education morale
Education des enfants
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Martin, Alexandre
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[Librairie Hachette]
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2017-07-17
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Français
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MAG D 38 154
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
lisation qu'un tas de nos livres classiques, ou bien une liasse de nos compositions de collège, n'arrivait à la postérité, représentons-nous l'étonnement d'un antiquai1:e de l'avenir, en voyant que rien n'indique, dans ces papiers et dans ces livres, que les élèves qui s'en servaient dussent jamais avoir d'enfants. » « Bon, diraitil, cela devait être un cours d'études pour les célibataires. Je vois qu'on y portait son attention sur beaucoup de choses, particulièrement sur i'intelligence des ouvrages laissés par des peuples qui n'existaiept plus, . ou appartenant à des peuples qui existaient en~ore '(ce , qui semble indiquer que ce peuple n'en avait guère de bons lui-même); mais je ne trouve dans tout cela aucune allusion à l'art d'élever les enfants. Ces gens-là n'eussent pu être assez dénués de sens pour rester étrangers à un sujet qui implique la plus grave des responsabilités. Donc, évidemment, ceci était le cours d'études d'un de leurs ordres monastiques. » « Sérieusement, n'est-ce pas une chose iuconcevable que, bien que la vie et la mort de nos enfants, leur perte ou I.eur avantage moral, dépendent de la façon dont nous les élevons, on n'ait jamais donné dans nos écoles la moindre instruction sur ces matières à des élèves qui demain seront pères de famille? N'est-ce pas une chose monstrueuse que le sort d'une nouvelle génération soit abandonné à l'influence d'habitudes irréfléchies, à l'instigation des ignorants, au caprice des parents, aux suggestions des nourrices, aux conseils des grand'mamans? Si un négociant entrait dans le commerce sans connaître le moins du monde l'arithmétique et la tenue des livres, nous nous récrierions sur sa sottise ; nous en prévoirions les désastreuses conséquences. Si, avant d'avoir étudié l'anatomie, un homme _prenait en main le bistouri du chirurgien, nous éprouverions de la surprise de son audace et de la compassion pour ses malades. Mais que
�INTRODUCTION
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des parents entreprennent la tâche difficile d'élever des enfants sans avoir jamais songé à se demander quels sont les principes de l'éducation physique, morale, intellectuelle qui doivent leur servir de guides, cela ne nous inspire ni étonnement à l'égard des pères, ni pitié à l'égard des enfants, leurs victimes 1 ! » Faisons, dans celte critique si vive, la part _ exacte du vrai. Prenons d'abord un des cas les moins favorables, celui d'un ouvrier, d'un paysan qui n'a reçu que l'instruction la plus modeste à l'école primaire, et qui, à la suite de son mariage, se voit chargé d'élever des enfants. Bien que l'insliluteur ne lui ait point donné le moindre enseignement° de pédagogie élémentaire, il n'es t pas vrai de dire que notre homme soit, sur cette matière, dans un e ignorance complète. Il a, pour se guider, ses souvenirs d'enfance, les observations qu'il a faites pendant cet âge, et sur lesquelles il a réfléchi plus peutêtre qu'on ne le suppose; il a 1~ souvenir des lectures faites à l'école, non pas dans un livre spécial de pédagogie, mais dans les livres de lecture courante, de morale, d'histoire, et où il s·' agissait d'enfants et de parents; il a cette tradition pédagogique, qui n'est pas à dédaigner, quoiqu'elle se soit formée et se conserve en dehors de la science proprement dite; je la définissais ainsi dans l'introduction d'une étude sur la pédagogie des Grecs : « Nous ne pensons pas que les premiers paren Ls, si incultes et si grossiers qu'on les suppose, aient abandonné leurs enfants à la seule direction de la nature. La pédagogie naquit avecles premiers soins, les premiers conseils qu 'ils leur donnèrent. Comme tous les arts, elle fut d'abord bien informe et bien rudimentaire; corn me eux elle se perfectionna lentement. Grâce à
1. H. SPENCEH, Dt l'Éducalion, chap. 1•'.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
l'instinct, à l'imagination , au raisonnement, l'homme inventa des procédés no uveaux; à l'aide de l'observation il sut distingu er ceux qui lui réuss issaient, ceux qui échouaient, pour conserver et améliorer les uns, pour écarter les autres. Un penchant naturel le porta bientôt à eommuniquer les ré sultats de sa propre expérience à ses semblables, qui lui rendirent le même service. Il se forma dans chaque peuplade une tradition pour la pédagogie, comme pour l'agriculture, la métallurgie et les diITérents arts. » Que cette tradition soit, comme toutes les autres, fort imparfaite, qu'elle contienne un grand nombre de préjugés et d'erreurs, qu'ell e soit très inférieure à la vraie science, nous ne le nierons pas ; mais il nou s paraît excessif de la compter pour rien. Le père de famille qui appartient aux classes plus cultivées se trouve dans des conditions meilleures. La culture générale du monde dont il est, ses propres connaissances en physique, en hygiène, en morale, sont pour ses enfants des gages presque certains d'une éducation moins défectueuse. S'il n'a pas suivi au lycée, plus que l'autre à l' école primaire, un cours r égulier de pédagogie, il a cependant étud ié des passages d'auteurs, Xénophon, Platon, Quintilien, Montaigne, Fénelon, Rollin, où il a pu trouver d' excell ents conseils sur 1'6ducation des enfants. Toutefois, rèconnaissons-le, il n'y a pas été préparé par un enseignement régulier, et l'on peut dire que s'i l existe, dans nos écoles primaires, dans nos lycées, dans nos Facultés, des cours pour le cer tificat d'études, Je breve t, le b accalauréat, la licence, il n'y en a point dont l'obj et officiel soit de préparer à la paternilé. Faut-il donc, comme semble le demander Herbert Spencer, faire entrer la pédagogie dans le cadre des études classiques, pour cette raiso n, excellente en appa-
�INTRODUCTIOK
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rence, qu'il es l absolum ent nécessaire de donner aux jeunes gens les connaissances qui leur seront indispensables dans la vie qu'ils sont appelés à mener. S'il n'est p eul-être pas possible de les instruire, dès leurs premières années d'école, en vue de la profession spéciale qu'il s exerceront plus tard, parce qu 'il faud rait par trop multiplier les classes et les maîtres, on pe ut toujours les in struire en vue d'une profession qu'il est désirable que tou s exe rcent, cell e de père de famille. Prenons garde cependant à l'abus où des raisonnements semb lab les peuvent nous conduire et, à mon avis, nous ont déj à conduits. Cet abus consiste à la fois ·dans la surch arge excessive des programmes et dans la réduction, excessive a ussi, im posée à chac un e des maLi ères du programme pour faire place à toutes les autres . On apprend aujourd'hui un peu de tout; il y a des pessimistes qui disent que c'es t po ur se fatiguer inulilement l'esp rit et ne pas retenir grand'chose . On oublie le précepte de Montaigne, si sage, et l'on cherche trop à « meubler » la tête, lorsque l'essentiel est de la « forger ». Avec une bonne tête , une intelligence bien formée, bien ë,·eillée, à la fo is cu rieuse e t droite, il es t possible d'acquérir après le collège une foule de conn aissances dont on a besoin clans la vie; on est capable de trouver les livres nécessa ires et de les étud ier avec fruit. L'hygièn e, par exemp le, qui tient de si près à l' éducation , si, a rrivés à la maturité, nous en savo ns un peu, es t-ce parce qu'on nou s a fait là-d essus cinq ou six leço ns au lycée, ou bien parce que notre esprit curieux a.é prouvé plu s tard le besoin d'acqu érir des connaissances sur ce suj et. et a profilé des occasions qui lui étaient offertes par les a rti cles de journaux et de revues, par les livres, par les conférences et les co urs publics? Au lycée même, pourvu qu'on en mette les moyens à sa disposition et qu 'o n lui accorde dans une
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 6 certaine mesure la liberté nécessaire, le jeune homme ne peut-il pas· se meubler la tête, en dehors des cours réguliers, par son travail personnel, si fructueux, même lorsqu'il est un peu guidé par la fantaisie? Je suppose que notre lycéen, au lieu d'être un gamin qui ne demande qu'à réagir par la dissipation contre un régime trop étroit et trop sec, soit un esprit déjà curieux et capable de lectures solides : placez dans sa bibliothèque quelques ouvrages intéressants de pédagogie; dites-lui en un mot, et invitez-le à les lire dans ses moments de loisir. Cela vaudra mieux pour lui, même en vue de sa future famille, qu'un cours en quelques leçons qui lui prendrait un peu de son lem ps de travail officiel, si avi-· dement disputé par les autres éludes. N'oublions pas non plus que chaque étude doit être entreprise dans l'âge qui lui est propre, et qu'il n'est pas à propos de faire suivre un cours sur l'éducation des enfants à des auditeurs qui sont encore un peu enfants; ils n'ont pour cela ni le sérieux ni la maturité désirables. Contentons-nous des idées qu'ils puiseront euxmêmes dans leurs lectures et qu'ils s'approprieront lorsqu'elles seront à leur portée. Le moment favorable pour entretenir les jeunes gens de la pédagogie me paraît être celui où ils cessent d'être des écoliers pour devenir des étudiants. Alors la vie pratique se rapproche d'eux; ils sont sur le point d'y entrer et d'en contracter les sévères obligations. Leur esprit est plus formé, plus capable d'idées sérieuses. Ils ont même cet avantage d'avoir encore, tout en commençant à être des hommes, un souvenir assez frais de leur enfance. Car, il fout bien le reconnaître, un grand écueil pour les maîtres qui s'occupent de pédagogie, c'est d'oublier l'enfance dont l'éducation est leur objet, pour se placer trop exclusivement à leur point de vue d'hommes mûrs. Que se passe-t-il quelquefois, par
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exemple lorsqu'on élabore des programmes d'enseignement? Pénétré qu'on est de l'importance de certaines études, de l'excellence de certains auteurs, on fait entrer ces études et ces auteurs dans les programmes, avec l'entière conviction que l'on rend un indispensable service à la culture générale de l'esprit. Mais on néglige de se demander si l'étude qui contente notre curiosité scientifique ou qui sert nos intérêts pratiques, si l'auteur qui charme notre goût et fortifie notre pensée sont bien à la portée des jeunes gens auxquels nous les imposons. Je me trouvais un jour avec un de mes anciens élèves, devenu un très aimable et très intelligent médecin : nous causions de la classe de rhétorique que je lui avais fait faire, et en particulier de certaines versions de Sénèque sur la brièveté de la vie, sur le mépris de la mort. « Nous les expliquions, me disait-il, littéralement, et nous les traduisions en un français plus ou moins correct; mais au fond nous ne les comprenions pas; à seize ans on ne réfléchit pas sur la brièveté de la vie; on donnerait des mois de sa vie pour arriver plus vite aux vacances; on en donnerait des années pou1· arriver plus vite au baccalauréat; on ne craint ni ne méprise la mort; on n'y pense pas un instant. » Moi-même, lorsque, pour satisfaire aux exigences des programmes, j'expliquais avec mes élèves des épitres d"Horace, je me demandais avec quelque inquiétude s'ils pouvaient saisir les finesses de ces causeries d'un sceptique mûri par l'âge et l'expérience de la vie au milieu d'une grande capitale comme l'était Rome, causeries adressées à des esprits fins et mûrs comme le sien, à Torquatus, à Mécène, à Auguste. On néglige aussi quelquefois de se demander si le total des heures de travail intellectuel que l'on exige des jeunes gens n'excède pas la limite de leurs forces, et si un élève qui conserve souvent, et heureusement, l'étour-
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
derie de son âge, le besoin de mouvement, d'exercice corporel, de distraction, ne pliera pas sous le fardeau qu'un homme plus mûr soulève courageusement et porte avec constance. Il y a chez Rabelais une suite de chapitres fameux dans l'histoire de la pédagogie; ce sont ceux où, en nous racontant « comment Gargantua feut institué par Ponocrates en telle discipline qu'il ne perdait heure du jour», il nous trace les règles de la bonne "' éducation telle qu'il la comprenait lui-même. Je ne puis m'empêcher de penser que Gargantua seul était capable de soutenir un lel régime, malgré les récréations et la gymnastique qui le tempèrent, et que la capacité de son intelligence, semblabfe à celle de Rabelais, et encyclopédique comme elle, égalait au moins l'extraordinaire capacité de son estomac. Je demande- pardon de m'être laissé entraîner iJ. cette digression sur un sujet qui me tient à cœur. Je reviens /t mon idée de tout à l'heure, et je crois que la jeunesse, en raison <le la fraîcheur des souven irs qu'elle conser ve de l'enfance, est un bon âge pour comprendre certaines questions de pédagogie dans lesquelles les intérêts des enfants sont en jeu. Pour ces motifs, un cours de pédagogie me semble bien placé dans une Faculté des lettres. Mais il y en a d'autres encore. J'estime que c'est nn bon moyen d'entretenir une littérature que je trouve utile entre toutes, la littérature pédagogique, celle qui comprend les ouvrages sur l'éd ucation, dont la lecture est assurément profitable pour les personnes chargées de la partie pratique d'une œuvre aussi importante, pour les pères, les mères, et aussi les instituteurs de la jeunesse. Cerles, ce genre compte déjà d'admirables ou d'estimables modèles. Il est possible que beaucoup de temps soit nécessaire pour qu'il sorte de nos cours des lines comme les Pensi!;es de Locke sur
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l' éducation, l'Jiducation des filles de Fénelon, l'Émile de Rousseau , ou même l'Éducalion p1°ogressiue de Mme Necker de Saussure. Cependant il en est de lap é- · dagogie comme de la philosophie, dont l' enseigne ment supérieur entretient le goût et pratique le culte , bi en que les professeurs de philosophie ne produisent pas chaque année des livre s qui se puisse nt co mparer à la Recherche de la vérité de Malebranche ou à !'Éthique de Spino sa. On ne doit pas s'immobiliser el s'endor mir dans l'étude indéfini e des mod èles , ni s'e n tenir éternelJ cme nt au rôle de co mm entateu r. Il faut essayer de produire soimême, ne fût-ce qne des œuvres modestes, reprendre les sujets déjà traités, tout en s'inclinant devant les maîtres et en s'inspira nt d'eux, parce qu'il n'es t pas, surtout en pédagogie, de si bon ouvrage qui ne porte la marque de son époqu e, et qui, à un certain mom ent, ne réponde plus enti èremen t aux nécessités de l'heure ac tuelle. J.-J. Rousseau, par exempl e, déclare qu e la République de Platon est le plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait. Mais , comme j e me suis permis de le dire autre part, « un homm e de notre temps se tromperait sing ulièrement s'il allait demand er à la Rr'publique, sur la foi d'une telle recommandation , des conseils suivis pour l' éduca tion de ses enfants. Il y trouve rait un assemblage extraordinaire des idées métaphysiques les plus é levées et des utopies sociales les plus condamnables, l'intelligence et la passion des arts en lutle avec le souvenir et l'adm iration des lois faites par Lycurg ue ponr un peuple aussi brutal que borné, les grâces libres d'Athènes, la dure contra inte de Sparte, ce mélange de folie et de raiso n que les modernes ont désigné so us le nom de fan taisie, beaucoup d'obse rvations fines et justes sur l'enfance en m ême temps que le dédain du rêveur pour la réalité, et en somme un nombre assez restreint de règles cl 'un e application pratiqu e et
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durable » Locke a surtout en vue l'éducation des enfants de l"aristocratie anglaise à la fin du xvu 0 siècle. L'Émile, rrialgré l'originalité de Rousseau et l'utilité généràle d'un grand nombre de ses remarques, contient cependant bien des parties qui se sentent trop des paradoxes de l'auteur ou des préjugés de son temps pour que nous les étudiions autrement que par cu riosité. Rousseau croyait donner des règles universelles, qui pussent être appliquées en tout temps et à tous les hommes. « Dans l'ordre naturel, disait-il au commencement de son livre, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l'état d'homme; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent. Qu'on destine mon élève à l'épée, à.l'Eglise, au barreau, peu m'importe. Avant la vocation des parents, la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre .... Il faut donc généraliser nos vues, et considérer dans notre élève l'homme abstrait, l'homme exposé à tous les accidents de la vie humaine 2 • » Ne reconnaissons-nous pas là une des conceptions les plus caractéristiques de la fin du xvm• siècle, et aussi une des plus discutables, celle de l'homme abstrait, placé en dehors des conditions si · importantes de temp8, de lieu, de classe, de race, etc., pour lequel on fabrique de toutes pièces, avec une logique souvent désastreuse, des règles abstraites d'éducation, des constitutions politiques et des lois civiles abstraites, conformes à ce qu'on croit être la raison, et .d ont la force des choses concrètes, moins faciles à manier, se charge tôt ou tard de faire voir l'absurdité. Nous devons être aujourd'hui trop pénétrés par l'his1. Les clocfrines pédaqogiques cles G1·ecs, chap.
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2. Émile, liv. Je,.
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toire et par les sciences naturelles pour admirer l'Érnile, et surtout le système d'après lequel il a été conçu (ainsi que le Contmt social dans un autre genre), avec la même complaisance que les contemporains. On pourrait prouver par bien d'autres exemples encore que les grandes œuvres pédagogiques ont toutes leur côté faible, leurs imperfections, leurs lacunes, et ne sauraient constituer à e!Jes seules la littérature spéciale dont nous parlons en ce moment. Je ne pense pas non plus qu'.on doive se r:ontenter des nombreuses productions pédagogiques dont les auteurs appartiennent à l'enseignement primaire; sans doute, elles sont souvent des plus estimables, et leurs auteurs y font preuve de beaucoup de bonne volonté et d'expérience; mais ils s'adressent à un public trop spécial et se placent à un point de vue trop restreint pour que ces productions suffisent, avec les grandes œuvres du passé, à composer une vraie bibliothèque pédagogique. La pédagogie n'est pas exclusivement, comme certaines personnes le croient encore, du domaine de l'enseignement primaire. Il est vrai que l'enseignement primaire a devancé les autres clans cet ordre d'études, et que, jusqu'à présent, il s'y était à peu près seul établi. Ainsi ses examens professionnels les plus importants, ceux de la direction et du professorat des écoles normales, celui de l'inspection, comprennent des épreuves _crites de pédagogie. Les agrégations de l'ené seignement secondaire n'en comprennent point. Il y a encore des maîtres de l'enseignement secondaire qui se font de la pédagogie une idée bizarre, qui la considèrent comme une spéculation mystérieuse dont les initiés ont seuls le secret dans les écoles normales primaires. Je recevais dernièrement la visite d'un jeune homme, maître répétiteur dans un de nos lycées de l'Est. Il m'exposa que la licence ès lettres· était difficile,
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qu'elle ne conduisait pas sûrement à un bon poste dans les collèges communaux, qu'il avait songé à un autre examen, celui du professorat des écoles normales, dont il attendait de meilleurs résullats, mais qu'il y avait dans cet examen une composition écrite de pédagogie, et que, n'ayant pas la moindre idée de ce qu'était la pédagogie, il me priait de vouloir bien l'aid er de mes indications et de mes conseils. Ainsi voilà un universitaire chargé de fonctions que je trouve difficiles et importantes, bachelier, intelligent el, j'aime à le croire, laborieux, qui déclare n'avoir pas la moindre connaissance de la pédagogie! M'avancerai-je beaucoup en disant que la plupart de nos maîtres répétiteurs sont dans le même cas, et qu'ils ne se sont jamais, ni par l'enseignement ni par la lecture, initiés à la science de l'éducation? Et nos professeurs eux-mêmes? Dans quelles conditions, à cet égard, commencent-ils leur métier et fontil s leurs premières classes? Je garderai toujours le sou venir de mes débuts comme professeur de rhétorique devant quelques jeunes méridionaux très dociles et assez attentifs. Si je cite mon cas, c'est qu'il est encore un peu ce lui de la plupart des débutants . A cet égard, les choses n'ont pas sensiblement changé. Quelle préparation professionnelle apportai-je? Aucune. Du caractère des jeunes gens, je ne savais que ce que j'avais observé en moi-mèrne ou chez mes camarades, en y ajoutant quelques souvenirs d'auteurs classiq nes. Personne ne m'avait enseigné non plus comment on tient une classe sous Je rapport de la discipline, comment on en dirige les exercices, comment on corrige des devoirs d'écoliers, comment on fait réciter des leçons, comment on explique des auteurs. J'avais bien, pour me guider, le so uvenir de mes anciens maitres; mais, comme tous les co llégiens, je les avais jugés
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et appréciés avec beaucoup de présomption, et, à certains égards, autant d'inexactitude, plaçant très haut ceux qui m'avaient amusé, qui avaient su briller devant leur classe, moins haut des maîtres plus modestes et plus solides; ce souven ir , sur des points importants, était assez vague et ne pouvait pour moi se cônvertir en règles précises de condu ite . J'avais donc à faire presque tout mon apprentissage, à mes dépens et aux dépens de mes élèves. Quand on a des qualités naturelles de professeur, on le fait assez vite, cet app rentissage en pleine classe; mais, si l'on se rappe lle les fautes et les bévues qu'on a commises pendant sa durée, on ne peut s'empêcher de penser qu'il aurait mieux valu le faire ailleurs, et arriver devant les premiers élèves mieux préparé au métier, moins novice. D'autant plus qu'il y a des maîtres assez malheureux pour que ces fautes et ces bévues décident de toute leur carrière, et qui, moins assurés que d'autres, moins habiles, ne savent ni les dissimuler ni les réparer. On leur eût rendu, par une bonne préparation pédagogique qui les eût mis en garde, un très grand service . L'enseignement primaire est vraiment privilégié à cet égard. Les futurs instituteurs suivent, pendant les trois années d'école normale, des cours réguliers de pédagogie. En outre, à chaque école normale est annexée une éco le primaire où ils vont faire, à de fréquents intervalles, connaissance avec les enfants, et apprendre la pratique du métier, so us la direction d'un maître spécial. Aucune organisation de ce genre n'existe encore dans l'enseignement secondaire. Les _jeunes gens qui se destinent au professorat des lycées et des collèges auraient cependant besoin, aussi bien que les instituteurs, de suivre des cours de pédagogie et d'être initiés, sous la
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direction de maîlres capables, à la pratique de leur rnélier. Les élèves de l'Ecole Normale supérieure vont bien, quelqu es semaines avant leur sortie définitive, faire la classe dans les lycées de Paris; mais je doute fort qu'un e épreuve aussi courle, pendant laquelle ils sont presque toujours livrés à eux-mêmes, et, d'aulre part, fort distraits par le souci Je l'agrégalion, soit sufOsante et puisse être corn parée, pour les résultats, aux trois années d'apprentissage à l'école annexe. Quant aux boursiers des Facultés, qui constituent, au sein de chacune d'elles, une école normale plus modeste que celle de la capitale, mais appe lée cependant à rendre de très grands services à l'ensei gnement secondaire, il e~t temps, croyons-nous, de songer à eux pour la prép·a ration pédagogique, et dïnslituer, au profit de ces futurs maîtres, des conférences pratiques où on leur parlera d'une manière plus régulière et plus suivie, avec plus de méthode qu'autrefois, des enfants qu'ils vont bienlôt diriger, de la classe qu'ils vont bientôt faire. Je ne pense pas toutefo is que l' enseig nement de la pédagogie dans une Faculté des lettres doive se restreindre à ces conférences pratiques, destinées surtout aux boursiers de licence et d'agrégation , et fermées au grand public. Il y a dans la pédagogie une foule de questions générales, assurément les plus imporlantes, qui intéressent tout le monde et sur lesquelles il es t utile d'attirer l'attenlion des personnes cultivées, de tout âge et de toute profession, qui constituent l'auditoire des cours publics dan s les Facultés. Il est uti le, à mon avis, d'en· lretenir parmi elles ce mouvement d'études pédagogiques, presque nouveau en France, qui coïncide avec le relèvement de notre pays après les désastres de 1870, et dont certaines publications remarquables semblent avoir donné le signal; nous voulons parler du livre de
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M. Michel Bréal, intitul é Quelques mots sur l'instruction publique en France, de la célèbre circul aire ministérielle de M. Jul es Simon en 1872, de l'ouvrage du même auteur sur La réform e de l'enseignement secondaù-e, etc. Dep uis, des revues spéciales, fort estim ables, se sont fondées, avec l'intention d' étudier les questions pédagogiqu es qui se rapportent aux troi s degrés de l'en seignement, primaire, secondaire, supérieur. Les journaux politiques eux-m êmes réservent aujourd'hui à ces questions un e place parfois assez importante , ce qui p·r ouv e qu'elles intéresse nt le grand pub lic de leurs lecteurs. La pédagogie, si modeste autrefois, a fait invasion da ns la politique, ou, si l'o n veut, la politique a fait invasion chez elle; les c)Joses de l'éducation , de l'ense ignement entrent pour un e bonne part dans les préoccupations des homm es d'État; ell es font l'obj et de discussions arden les dans les Parlements, la presse, les r éunions, en un mot au sein du monde politique. Dans une chaire de Faculté on doit les envisager au point de vue élevé de la philosophie pédagogique, en laissant aux partis en lutle tout ce que certaines d'entre elles peuvent avoir d'irritant.
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Par so n objet, qui est pratique et qui consiste dan s l'éducation des enfants, la pédagogie est un art; ell e ne cherche pas seul ement à connaître la réalité, ce qui est le propre de la sc ience, elle a la prétention d'agir sur la réalité pour la modifier, ce qui est le propre de l'art. Mais, en pédagogie corn me ai lleurs, la science précède nécessairem ent l'art. Comment, en effet, agir sur la réalité, si on ne la con naît pas dans un e certa in e mesure?ll
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est superflu, du reste, de démontrer que les progrès de l'art sont en rapport avec ceux de la science, ceux de la métallurgie, par exemple, avec ceux de la chimie, ceux de la médecine avec ceux de l'anatomie et de la physiologie, etc., et que l'étude de la science doit toujours marcher avec celle de l'art, et toujours en la précédant. Ainsi l'étudiant en médecine étudie d'abord l'anatomie, la physiologie, la pathologie, avant d'aborder la médecine proprement dite. L'homme d'État ne ferait pas mal d'étudier les difl'érentes branches de la science générale qu 'Auguste Comte désigne sous le nom, très mal fait, de sociologie, avant de pratiquer cet art si délicat qui s'appelle la politique. Quelle est donc la connaissance scientifique qui doil précéder la pratique de l'art en pédagogie? C'est celle de l'enfant. Mais l'éducation de l'enfant a un double but, qui est de former son corps et de former son âme. « L'éducation, dit Socrate dans la République de Platon, forme l'âme par la musique, qui comprend les exercices de l'esprit, et le corps par la gymnastique. » Aussi la connaissance du corps de l'enfant, de la structure et du fonctionnement de ses organes, estelle le préambule indispensable de l'étude pédagogique de la gymnastique; et la connaissance de l'âme de l'enfant, de la manière d'être et du fonctionnement de ses facullés, doit-elle précéder l'élude pédagogique des procédés à employer dans l'éducation intellectuelle et morale. La pédagogie, en tant que science, n'a donc pas un domaine absolument propre. Elle appartient, d'une part, aux sciences biologiques, à la somatologie, et, d'autre part, aux sciences philosophiques, à la psychologie. Ce qui semble la distinguer, c'est qu'elle étudie pl'us particulièrement le corps et l'âme de l'enfant. Mais cette étude plus particulière, si la somatologie et la
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psychologie se faisaient d'une manière complète, serait déjà comprise entièrement dans ces deux sciences, comme l'étude du corps et de l'âme du vieillard. Il y a dans le corps et dans l'âme de l'homme des faits généraux, qui commencent avec la vie et ne cessent qu'à la mort; il y a des faits spéciaux aux différents âges, qui doivent être relevés par la science aussi soigneusement que les autres, d'autant plus que souvent ils les éclairent et les expliquent. On pourrait dire que la pédagogie, comme science, n'a pas d'existence réellement distincte, et qu'elle emprunte toutes ses données à d'autres sciences. La psychologie de l'enfant est une des parties les plus difficiles de la psychologie en général. En effet, la psychologie procède par l'observation, intérieure et extérieure. Dans l'observation intérieure par la conscience, l'homme est à la fois sujet observant et objet observé. Dans l'observation extérieure il cherche à passer de la connaissance des actes d'autrui visibles pur les sens à celle des faits de l'âme dont ces actes sont le résultat. Les faits de l'âme chez autrui ne sont connaissables pour nous qu'uutant que nous les avons, dans une certaine mesure, observés en nous-mêmes; car nous ne pourrions pas plus en avoir l'idée que l'aveugle-né ne peut avoir l'idée des couleurs, ou le sourd de naissance l'idée des sons. L'enfant est un observateur très imparfait de lui-même; il est trop atliré par le monde extérieur, trop distrait, trop peu formé encore sous le rapport de l'intelligence, pour être capable de celte attention, de cette réflexion subjective par lesquelles s'exerce l'observation psychologique. Le !lot des phénomènes s'écoule en lui sans qu'il en reste dans sa mémoire aut_re chose que des souvenirs relativement rares, si l'on en compare le nombre à celui des phénomènes écoulés. L'activité de notre 2
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pensée est prodigieuse pendant les premières années de la vie, si l'on en juge par les résultats, c'est- à-dire par les innombrables connaissances qu'alors nous avons acquises. Quels procédés notre esprit a-t-il su iYis pour les acquérir, comment se so nt développés nos instincts primitifs, se sont exercées nos premières tendances, s'est cons titu é notre caractère, dont les traits principaux sont déjà visibles lorsque à peine nous arrivo ns à ce qu'on appelle l'âge de raison? Aucun de nous ne le sait en ce - qui le concerne. Un mot de Guizot, rapporlé par sa (ille, m'a beaucoup frappé, parce que j'y trouve, bien que sous une forme un peu trop abso lue, l'expression de ce que je crois la vérilé. « Mes souvenirs ne remontent pas plus loin , disait-il en parlant de son année de philosophie; c'est alors seu lement que j'ai commencé de vivre 1. » A ce lte observation in Lime de l' enfant par lui-m ême, qui serait la plus féconde en renseignements précieux, il faut donc que supplée en grande partie l'observalion des enfants pratiquée par les hommes d'âge mûr. Mais la principale difficulté, c'est que celui qui observe dans ces conditioru; se trouve dans un état d'âme très différent de celui qu'il observe; il doit faire les plus grands efforts, d'une part pour ne. pas attribu er aux enfants ses propres sentiments, ses propres pensées, d'aulre part pour comprendre et pénétrer des pensées et des sentimenls qui ne sont plus les siens et dont il a perdu, dont peut-èlre même il n'a jamnis eu le souvenir. Il y a des pensées d'enfants que les enfants seu ls peuvent penser, des sen tim ents d'enfants que les enfants seuls peuvent éprouver. Cette observation psychologique de l'enfance est le point de départ, le préambule indispensable de la péda1. M. r:ui:ol dans sa famille, par Mme
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gogie; mais elle apparLient à une science qui n'est pas la pédagogie elle-même. La pédagogie est un art. Elle prend la nature telle qu'elle la trouve et s'efforce d'agir sur elle par certains procédés en vue d'un certain but. Ce but même, ce n'est pas elle qui se l'assigne. Le hut de l'éducation est le même que celui de la vie; le déterminer appartient à la spéculation qui porte le nom de morale . On ne peut élever l'enfant qu'en vue des fins de l'homme lui- même et d'après la conception qu'on s'en est faite; or Ja question des fins de l'homme est essentiellement du domaine de la morale. La pédagogie se trouve donc placée entre la psycho logie, qui lui fournit la connaissance de son point de départ (n'oublions pas non plus les sciences biologi ques, en ce qui concerne l'éducation phy ique de l'en·· fant), et la morale, à laquelle elle doit sa conception du but où tend l'éducation. Aussi a-t-elle des rapports étroits avec les sciences philosophiques, et un professeur de pédagogie est-il forcé de pénétrer souvc11t dans le domaine de ces sciences. Elle n'est même pas étrangère à la politique, en prenant ce mot dans son acception la plus élevée. J.-J. Rousseau distingue l'ordre social de l'ordre naturel, et l'éducation donnée en vue du premier de celle qui est donnée en vue de l'autre; c'est cette dernière seulement que recevra son Émile; en sortant de ses mains, il ne sera, dit-il, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre , il sera premièrement homme. Il y a, dans une telle conception, une part de justesse, et aussi de l'excès. L'éducation ne doit pas être, il est vrai, uniquement professionnelle; mais elle ne doit pas non plus être uniquement générale et, comme dit Rousseau, abstraite, parce qu'il n'y a pas d'homme abstrait, et que tout homme, outre sa profession d'homme, doit en exercer une autre plus déterminée, qu'il est mauvais de
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ne pas avoir un peu en perspective lorsqu'on l'élève. C'est pourquoi il est désirable que la pédagogie ne soit pils entièrement étrangère aux éludes sociales, et que ceux qui la professent aient quelque idée des besoins, des tendances, des nécessités de la société à laquelle ils appartiennent. Rien ne serait, à mon a vis, pl us funeste que l'ignorance et l'erreur en pareille matière. Car on peut faire à cet égard de bien mauvaise besogne dans les écoles de tout ordre; on en peut faire sortir bien des inutiles et des déclassés. A la pédagogie proprement dite appartient l'étude des procédés par lesquels il est possible d'exercer, en vue d'un but déterminé, une action durable sur le corps, l'intelligence et le caractère de l'enfant. J'ai dit précédemment, lorsque j'ai parlé de la tradition en pédagogie, comment ces procédés avaient été à l'origine imaginés, choisis, améliorés et transmis. Il est évident que la pédagogie, comme les autres arts, a suivi les progrès de la civilisation. Un moment est aussi arrivé pour elle où,. à la tradition populaire, s'est ajoutée l'étude réfléchie, et où l'éducation des enfants est devenue l'objet de recherches plus ou moins sérieuses. Mais il a fallu un très long temps pour que l'enseignement pédagogique se constituât sous une forme véritablement didactique, pour qu'il fût donné suivant une marche régulière. méthodiquement. Ce progrès est à peu près contemporain de nous. Parcourons, en effet, d'un rapide regard les œuvres importantes du passé qui ont pour ohjet principal ou accessoire l'éducation des enfants. Chez les Grecs, ain si que je l'ai dit dans un travail sur leurs doctrines pédagogiques, « on trouve dans Platon, dans Aristote, dans Plutarque, d'utiles conseils, des aperçus ingénieux et quelques vues profondes : mais aucun d'eux ne nous a laissé une forte conception d'ensemble. Le trait
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commun que l'on remarque chez tous, c'est une sorte d'abandon, un certain dédain de l'analyse méLhodique et de la recherche approfondie. Leurs ouvrages (en ce qui regard e la pédagogie) ne sont encore que des essais, des esquisses parfois un peu con fuses, dans lesquelles il est plus ou moins facile de déterminer ce qui revient à l'originalité de l'auteur et ce qui appartient plutôt à son pays et à son temps. Il est regrettable que la pédagogie n'ait pas eu son Hippocrate, et qu 'elle n'occupe qu'un ran g assez inférieur dans ce que l'antiquité grecque nous a lég ué en spéculations de tout genre 1 .» Chez les Latins, nous avons Quintilien et son Institution oratoire, où la pédagogie n'occupe qu'une place restreinte et disparaît assez vile devant la toute-puissante rhétorique, à laquelle l'auteur a ttachait une bien aulre importance. On peut citer quelques ouvrages du moyen âge et de la Ren aissance, comme le petit traité de Gerson : De parvulis trahendis ad Christurn, le livre d'.tEg idius de Columna sur l'h'ducation des princes, le De liberorurn educatione, d'.tEneas Sylvius Piccolomini, les deux traités d'Érasme : De pueris statirn ac liberalitei· instituendis et De civilitate rnorurn pueriliurn; celui de Sadolet : De liberis recte instituendis liber, etc. Aucun d'eux n'est arrivé à une renommée durable et n'intéresse guère d'autres personnes que les purs érudits. Rabelais et Montaigne ont touché à la pédagogie par occasion seulement, et rien, dans ce qu'ils en ont dit, ne ressembl e à un tl'aité. Le xvu 0 sièc le luimême ne nous offre pas un seul grand livre où toutes les questions qui se rapportent à la pédagogie soient embrassées dans leur ensemble et examinées en délai!, avec les proportions qui conviennent à chacune d'elles;
'1. /,es Doctrines pédagogiques des Gi·ecs. Conclusion.
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les ouvrages de ce siècle qui traitent de l'éducation offrent de très intéressantes parties, mais sont ou trop incomplets ou écrits en vue d'un objet trop spécial pour qu'on leur demande un enseignement général et méthodique. Ainsi Port-Royal songe à élever dans ses Petites Écoles de jeunes chrétiens suivant l'esprit austère de sa doctrine; Mme de Main tenon pense, avant tout, dans ses Lettres, Avis, Enti'eliens et Conversations, aux dames et aux filles de Saint-Cyr; c'est à la prière du duc de Beauvillier, qui avait huit filles à élever, que Fénelon composa, en 1680, son petit traité JJe L 'Éducation des filles, après avoir médité sur ce sujet lorsqu'il était directeur du couvent des Nouvelles Catholiques, c'est-à-dire des jeunes protestantes converties à la suite des ordres royaux qui préludaient à la révocation de l'édit de Nantes. En pays protestant, les excellentes Pensées sur l'éducation, du sage Locke, parues à Londres en 1693, sont visiblement écrites au courant de la plume, sans grand souci de composer un ouvrage ordonné et complet. Le Traité des études de Rollin est un livre de collège, une paraphrase de Quintilien en beaucoup d'endroits, plus capable d'intéresser les régents que le grand public. Le premier livre sur l'éducation qui mérite véritablement le nom de traité, et qui se présente à nous avec un ensemble d'idées générales et de détail mûries, ordonnées, développées, de manière à former une œuvre suivie, complète et forte, c'est !'Émile, de J.-J. Rousseau, qui ne date que de 1762; aussi fait-il époque dans l'histoire de la pédagogie, et exerça-t-il une influence très grande, non seulement sur la nation française, pour laquelle il était écrit, mais aussi sur l'étranger; il a inspiré .presque tous les éducateurs allemands. Après lui, aucune œuvre pédagogique n'est arrivée à la gloire; aucune n'a mérité, par des qualités aussi puissantes, de remuer les esprits et d'agir sur
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l'éducation. Il a paru de nos jours un grand nombre d'œuvres sérieuses, qui tendent de plus en plus à faire de la pédagogie l'objet d'une étude méthodique et complète, mais qui ne parviennent pas à dépasser ce que l'on appelle le succès d'estime, ni à sortir d'une demiobscu rité pour arriver au grand jour et s'imposer à l'alten lion publique. En somme, la littérature pédagogique est loin de valoir, par l'abondance et l'éclat de ses productions, telles autres littératures spéciales, comme celles qui traitent de la phi losophie, des sciences physiques et naturelles, de la médecine. Est-ce donc que la pédagogie elle-même n'intéresse point autant le public, ou qu'elle ne so it pas l'objet d'un mouvement d'esprit aussi ac.tif que les autres spéculations, qu'elle languisse dans l'inertie, qu'elle ne fasse pas de progrès comme les sciences et les arts en général, que les découvertes y soient rares, qu'en dehors de quelques préceptes de bon sens, de quelques remarques faciles à faire sur les procédés de l'éducation, elle n'ait rien de bien nouveau à nous apprendre, qu'elle soit incapable de donner lieu à un enseignement vivant? Il serait trop long de rechercher les causes de cette infériorité relative où elle est restée clans le passé. J'en indiquerai seulement une, c'est la position intermédiai re qu'elle occupe, comme je l'ai montré tout à l'heure, entre deux spécu lations de premier ordre, la psychologie et la morale, et les limites mal déterminées qui l'en séparent; les grands psychologues et les grands moralistes onl fait souvent de la pédagogie avec un éclat qui a rejailli sur ces deux spéculations plutôt que sur la pédagogie ell e-même. Les recherches pédagogiques ne doivent pas, à mon. avis, se faire uniquement dans l'enceinte des Facultés (je laisse de côté l'enseignement, plus spécial et plus
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restreint, qui se donne sur ces matières dans les écoles normales d'instituteurs), pour venir ensuite à la connaissance du public. Il y a des cenlres d'étude où la pédagogie peut être cullivée avec le plus grand fruit; ce sont, dans les établissemenls secondaires, ces réunions des professeurs que M. Jules Simon a essayé de · remettre en honneur par sa circu laire du 27 septembre i872. Je n'oserais affirmer qu'elles n'ont pas un peu langui depuis, et j'ai entendu plus d'une fois l'une des critiques les plus graves que le personnel si dislingué et si dévoué de nos lycées ait élevées contre cette utile inslitulion , à savoir son peu d'effet pratique. Assurément, il est pénible, à cerlains égards, de se livrer à des discussions sérieuses, en ayant en vue un résullat pratique, et de se voir réduit au rôle académique d'un corps savant, qui n'a ni le pouvoir légi slatif ni celui de l'exécution. Mais en supposant même, ce que je ne crois point, que les résolutions prises par les réunions de professeurs soient fréquemment condamnées à ne pas aboutir, les questions qu'on y agite n'en perdent pas pour cela leur intérêt. Il en est de même dans tous les ordres d'études pratiques. Assurément ce ux qui recherchent. le meilleur syslème d'impôts et qui arrivent à des conclu sions précises ne s'allendent pas à les voir transform.e r sans délai en lois et en règlements officie ls. Que d'études et de discussions sont nécessaires pour que l'opinion se forme sur une question, pour qu'il en résulte un mouvement puissant, qui entraîne l'action définilive de l'État. C'est déjà rendre un grand service au pays et obtenir un résullat précieux que de ne pas laisser les questions lan gui r, pour ainsi dire, au milieu de l'indifférence généra le, ce qui se rt merveilleusement la routine. Celles qui se rapporlent à la pédagogie ont du reste en ellesmêmes un intérêt purement spéculatif, qui, sans autre
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préoccupation, suffit pour attirer sur elles l'attention des esprits sérieux. Il est une partie de la pédagogie pratique pour laquelle la collaboration des professeurs pourrait être utilement sollicitée, et serait, j'en suis sûr, accordée de grand cœur; c'est la discip line intérieure des établissements auxquels ils appartiennent, en prenant ce mot de discipline dans un sens noble et large , et en désignant par là ! 'étude, le maniement, l'amélioration des caractères. Dans un grand établissement secondaire, la tâche de l'éducation des enfants est vraiment écrasante pour celui qui le dirige, sinon impossible. Quels sont, pour celte tâche si importante, si redoutab le, ses collaborateurs intimes et de chaque instant? Ce sont, non pas les professeurs, qui passent chaque jour si peu de temps dans la maison, mais de jeunes maîtres répétiteurs; c'est avec eux que le chef s'entretient des qualités morales et des défauts de ses élèves, échange des observations pédagogiques, traite des questions essentielles et capitales d'un art aussi difficile. Si nos professeurs y prenaient une part plus grande, eux dont le talent d'écrivain s'exerce volontiers sur d 'autres questions, peut-être moins importantes, que d'observations fines, que de remarques précieuses, que de bons ouvrages viendraient enrichir la littérature pédagogique et serviraient à notre enseignement! Enfin nous irons jusqu'à dire que tout père de famille intelligent et cu ltivé peut se livrer avec succès à nos recherches dans le cercle restreint de sa famille. Qu'il observe attentivement ses enfants sur divers points de leur développement physiqu e, intellectuel, moral; qu'il se rende un peu comple de la manière dont se forment leur esprit et leur caractère, et qu'il consigne ses remarques dans des notes prises au jour le jour. Ce journal de pédagogie intime, rédigé simplement par un
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père de famille perspicace, serait un document des plus précieux et vaudrait, dans sa simplicité, plus que beaucoup d'ouvrages composés avec des prétentions d'autem. L'éminent helléniste M. Émile Egger nous en a donné l'exemple dans son opuscule si intéressant intitulé Le développement de l'intelligence et du langage chez les enfants. La Revue philosophique, dirigée par M. Ribot, publie de temps à autre de très curieux travaux de ce genre. La pédagogie est un art que tout le monde pratique plus ou moins , mais la plupart du temps, comme M. Jourdain. faisait de la prose, sans le savoir. Réfléchissons davantage aux procéd és, co mplé tons et redressons par un savoir convenablrment acquis ce que la tradition présente de défectueux et d'incomplet, nous rendrons le plus grand service à ce que nous avons, à ce que la patrie a de plu s cher, aux enfants. J e serais, quant à moi, fort heureux si cet otnragc pouvait y contribuer pour une petite part.
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CHAPITRE PREMIER
Définition du caractère. - L'éducation, œuvr,3 de la liberté de l'homm e, modifie la n ature. L'œ uvre de la ualure doit- elle êlr0 modifi ée? cs l- e .lc bonne ou mauvai se? Opinions optimiste et pessimi s te. - Recherche de cc qu'elle es l réellement. Instincts primitifs qui rapprochent l'ho mm e de la bê le et l'an iment dan s la lutte pour l'existence. -Classi ficalion théologi'jue des défauts : la triple concupiscence. - Classification des mobiles de la volonlé dan s Mme Necker de Sa uss nre. - Les in s lincls primitifs ci dess us dés ignés peuvent se ramener à l'égoïsme. - La double face de la natul'C humain e.
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En commençant une étude sur l'éducation du caractère, il convient de définir exactement ce que nous entendons par le mot de « caractère », si souvent employé. Ouvrons un dictionnaire usuel, le Littré abrégé par exemple; nou s y lisons : « Caraclère : ce qui distingue, au moral, une personne d'une autre; nature, naturel, mœurs, sentiments ». Cette définition, qui serait à peu près celle que donnerait le premier venu interrogé sur le sens qu'il attache au mot dont il s'agit, nous paraît un peu vague et confuse. On peut entendre par le naturel d' un homme, au moral, la manière d'être de son âme, telle qu'elle est naturellement, abstraction faite de l'action exercée sur elle postérieurement à la naissance par les autres hom-
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mes, par l'éducation, par les circonstances, par le monde extérieur. Encore est-il à peu près chimérique de croire que l'on peut connaître cette manière d'être à l'état exclusivement natif, puisque au moment de la naissance il est impossible de rien apercevoir du moral de l'enfant, et qu'à ce moment même commence à s'exercer sur lui l'action des autres hommes, de l'éducalion, des circonstancP.s, du monde extérieur. Il est certains traits qui, par suite de celte action, ne se manifesteront jamais, d'autres qui se manifesteront plus faibles ou plus accentués. Il faut une observation pénétrante et fine pour discerner, dans ce qu'on appelle le naturel d'un homme, la part exacte de la nature et les modifications apportées à la nature par différentes causes postérieurement à la naissance. Quoi qu'il en soit, tous les traits du naturel d'un individu ne constituent pas son caractère distinctif, puisqu'il y en a qui lui sont propres, et d'autres qni lui sont communs avec d'autres individus; ce sont les traits. généraux de la famille, Je la contrée, de la nation, de la race, de l'espèce auxquelles il appartient. Afin d'éviter toute confusion, nous dirons que nous entendons dans cette étude, par le mot « caractère », \' ensemble des qualités (en donnant à ce terme le sens de manière d' être, sans y attacher d'acception favorable ou défavorable) que présentent deux des trois granùes facultés de l'âme humaine, la sensibilité et la volonté. L'âme humaine est une. Aussi le domaine des facultés plus ou moins nombreuses qu'on lui reconnait ne peut-il être limité avec une précision rigoureuse. Prenons un exemple. L'imagination est particulièrement attribuée à la faculté de l'intelligence; c'est donc l'intelligence qui agit lorsque l'enfant conçoit un fantôme par l'imagination; mais c'est la sensibilité qui s'exerce lorsqu'il
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tremble et crie de peur à la suite de cette ·concepLion. Toutefois ne doit-on pas reconnaître qu'il y a entre les deux facultés un lien tellement étroit que, dans la plupart des cas, la vivacité de l'imagination est en rapport direct avec celle du sentiment, tandis que la langueur de l'une implique celle de l'autre? Cependant il y a dans l'intelligence des facultés secondair.es qui paraissent avoir des relations moins directes avec la sensibilité el la volonté. Tels sont la mémoire, le raisonnement, etc. Celles-là, nous ne les comprendrons pas dans ce que nous appelons le caractère. Nous ne faisons guère, du reste, qu'adopter la distinction vulgaire de la tête et du cœur, attribuant à la tête ce qui est du domaine de l'intelligence pure, et au cœur ce qui relève de la sensibiliLé et de la volonté. Remarquons toutefois que le mot tête, dans le langage vulgaire, est parfois employé pour désigner autre chose que la pure intelligence, comme dans l'expression de « mauvaise tête », qui désigne évidemment une manière d'être relevant en grande partie de la sensibilité et de la volonté. L'homme, en tant qu'âme, sent, pense et veut. Nous nous occuperons surtout de la manière dont il sent et dont il veut, au point de vue de l'action que l'éducation esl capable d'exercer sur lui à cet égard. Ici se présentent à nous plusieurs questions, pour ainsi dire préjudicielles, particulièrement les deux suivantes. L'homme est-il capable d'exercer librement sur luimême une action quelconque, et de modifier par son initiative l'action des causes naturell.es? La vie de chacun n'est-elle pas la conséquence nécessaire d'antécédents · qui la déterminent aussi impérieusement que le moindre mouvement mécanique est déterminé par une infini lé de mouvements antérieurs, tous liés les uns aux autres par une nécessité inGexible? Le caractère de chacun n'est-il pas lei qu'il doit être en raison de ces antécé-
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dents, et la prétenlion d'agir sui· lui pour le modifier, le sou straire dans une certaine mesure aux fatalités naturelles, n'est-elle pas chimérique? Cette première quesLion n'est autre que celle du libre arbitre; nous ne la soulevons pas pour la traiter, m ais seulement pour dire qu'à notre avis l'œuvre de l'édu cation suppose la croyance à la liberté, au pouvoir q·u'a l'homme de modifier dans de certaines limites l'œuvre de la nature, d'introduire dans l'univers des actes qui ne sont pas nécessairement produits et rigoureusement déterminés par leurs antécédents, mais qui auraient pu ne pas être produits, si la volonté de l'homme en eût décidé autrement. Certes, nous ne nions pas que le caractère d'un individu quelconque ne soit une résultante de causes innombrables, dont la plupart échappent à notre action et dont beaucoup même échappent à notre connaissance. Mais nous croyons fermement que, parmi ces causes, il peut y en avoir une, très puissante, qui dépend de nous; celle cause, c'est l'éducation. Sinon, pourquoi nous donnerions-nous tant de peine et chercherions-nous avec tant de sollicitude les meilleures méthodes dans l'éducation de la jeunesse? Un déterministe rigoureux répondra que cette peine elle-même est voulue par la nature, que les bonnes comme les mauvaises méthodes sont son œuvre, à laquelle nous concourons en esclaves, absolument soumis au fond, mais bercés par l'illusion singulière qu'ils commandent parfois, tandis qu'en réalité ils obéissent toujours. Nous résisterons quand même, et nous penserons qu'une illusion aussi tenace, à laquelle tous les raisonnements de la scienc·e déterministe sont incapables ùe nous faire renoncer, pourrait bien n'être autre chose qu'une indestructible vérité. La seconde question n'est pas sans quelques rapports avec la première. Y a-t-il lieu de modifier la nature? ne vaudrait-il pas mieux au contraire la laisser agir comme
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une mère bienfaisante, comme une directrice infaillible, qui sait mieux que nous ce qui convient à ses enfants? L'action de l'homme, au lieu d'être utile, n'est-elle pas plutôt nuisible? tout le mal moral ne vient-il pas de ce que l'homme n'a pas su éco uter docilement la nature, de ce qu'il a eu la prétention funeste de se so ustraire à sa direction, de ce qu'il a,subslitué à la simplicité, à la droiture, à la tranquillité , à la bonté naturelles, ses r affin ements, ses inquiétud es et ses malices? Montaigne fi gure au premier rang parmi ces admirateurs de la nature. Nous lisons dans son chapitre Des Cannibales 1 : « Ils sont sauvages, de mesmes que nous appelons sauvages les fruicts qu e nature de soy et de son progrez ordinaire a produicts; tandis qu 'à la vérité, ce sont ceulx que nous avons alterez par nostre artifice, et clestournez de l'ordre commun, que nous debvrions appeler plustost sauvages : en ceulx là sont vifves et vigoreuses les vrayes et plus utiles et naturelles vertus et proprietez; lesquelles nou s avons abbastardies eu ceulx cy, le5 accomodanls au plaisir de nostre goust corrompu; et si pourtant la saveur mesme et délicatesse se treuve, à notre goust mesme, excellente, à l'envi des noslres, en divers fruicts de ces contrées là, sans culture. Ce n'est pas raison que l'art gaign e le poinct d'honneur sur nostre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout cstoufîée : si est ce que partout où sa pureté reluict, elle faict une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles en treprinses. » Montaigne va plus loin dan s son apologie de Raimond Sebond 2 ; au lieu d'admirer clans l'homme l'effort qu'il
1. Essais, liv. J, cha p. xxx. 2. Essais, li v. lJ , cbup. x11.
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fait pour se donner lui-même ce qui lui est nécessaire et pour être lui-même en quelque sorte l'auteur de sa vie, il trouve plus beau de tout devoir à la nature et de se laisser aller à sa bonne loi : « Il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à regleement agir par naturelle et inévitable condition, et plus approchant de la Divinité, que d'agir regleement par liber.té temeraire el fortuite; et plus seur de laisser à nature, qu'à nous, les resnes de nostre conduicte. La vanité de nostre présumption faict que nous aimons mieulx debvoir à nos forces, qu'à sa libéralité, nostre suffisance; et enrichissons les aullres animaulx des biens naturels, et les leur renonceons, pour nous honorer et ennoblir des biens acquis; par une humeur bien simple, ce me semble, car je priserois bien autant des grâces toutes miennes, et naïfves, que celles que j'aurois esté mendier et quesler de l'apprentissoge, il n'est pas en nostre puissance d'acquerir une plus belle recommendalion que d'estre favorisé de Dieu et de nature. » La conséquence toute simple, c'est que l'œuvre de l'éducation est inutile, et qu'il n'y a rien de mieux à faire que de laisser l'enfant se développer su ivant ses instincts naturels; aussi Montaigne prétend-il avoir suivi cette règle pour son propre compte 1 : « J'ay prins bien simplement et crûment, pour mon regard, ce precepte ancien que : - Nous ne scaurions faillir à suyvre nature;- que le souverain precepte, c'est de- Se conformer à elle. - Je n'ay pas corrigé, comme Socrate, par la force d 3 la raison, mes complexions naturelles, et n'ay :wlcunement troublé, par art, mon inclin ation : je me laisse aller, comme je suis venu; je ne combats rien ; mes deux maistresses pieces vivent, de lenr grâce, en paix et bon accord. »
1. Essais, liv. III, cbap.
x11.
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A ceux qui opposent volontiers, comme Montaigne, la nature et l'art dans l'éducation, et qui condamnent celui-ci pour donner à celle-là Lou te leur confiance, il est facile d'adresser l'objection suivante : « Puisque la nature es t si bonne, et puisque sa direction, à condition qu'on la suive docilement, est si sûre, elle aurait bien dû ne pas mettre en nous cette manie de la modifier et de l'altérer h. A moins qu'on ne prétende que ce tte manie r és ulte d'un mauvai s emploi de notre libre arbitre. Le libre arbitre ne nous aurait donc été donné que pour suivre la nature , auquel cas il est inutile; ou pour la modifier en mal, puisqu'il est impossible de la modit1er en bien, à cause de so n excell ence, auquel cas il est nuisible. Voilà celte prérogative, co nsidérée génêral ement comme la plus bell e, la plus précieuse de Lou les, qui devient un don inutile ou funes te. Il est impossible, du reste, de prendre tout à fait au sé rieux le déd~in de l'éducation qui se fait sentir dans les passages précédemment cités, puisque nous savons · que i\fontaigne a éc rit sur l'éducation mêm e un remarquable chapitre où il l'es time à son véritable prix. Pour J.-J. Rousseau , l'éducation est un mal nécessaire, co mme il résulte du début de so n Émile : « Tout est bien, sortant des mains de l'Auleur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme. Il for ce une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre; il m èle et confond les c1imats, les éléments, les saisons; il m ulile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse lout, il défigure tout : il aime la di!Tormilé, les monslres ; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homm e; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de man ège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin. Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être faço nn ée à demi. Dan s l'état où sont 3
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désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. ii Ainsi, d'après Rousseau, il eût mieux valu que l'homme restât toujours à l'état de nature, dans lequel il était parfait, puisque cc tout est bien, sortant des mains de !'Auteur des choses )) . Malheureusement l'art humain l'a tellement altéré et corrompu depuis l'origine de l'espèce, qu'aujourd'hui l'homme à l'état de nature serait le plus défiguré de tous et paraîtrait une sorte de monstre. Nous verrons bientôt ce qu'est au juste cet état de nature qui inspire à Rousseau tant de regrets, surtout, à notre avis, parce qu 'il s'en est fait, dans son imagination chimérique, une faus se idée . . En regard des opinions optimistes de Montaigne el de Jean-Jacques au sujet de la nature, il est intéressant d'entendre quelques-uns de ceux qui l'ont appréciée avec moins de complaisance et qui ont vu le mal chez l'homme dès l'o rigine, lorsqu'il sort, pour· ainsi dire, de ses mains. « Comment celui qui est né de la femme serait-il pur 1 ? )) s'écrie Bildad dans le poème de Job 1 • cc La faiblesse des organes est innocente chez les enfants, dit saint Augustin, mais non pas leur âme. J 'ai vu, j'ai vu moi-même un petit enfant dévoré par la jalousie : il ne parlait pas encore; mais, tout pâle, il regardait d'un œil haineux son frère de lait 2 )), La corruption nati,ve de l'homme est le fond de la doctrine janséniste, qui n'est, sur ce point, que celle de l'Église chrétienne tout entière, présentée sous des couleurs particulièrement sombres. « Aussitôt que les enfants, dit un janséniste, commencent à avoir la raison, on ne remarque en eax que de l'aveuglement et de la faiblesse : ils ont
1. Job, xxv, 4. 2. Confessions, liv. 1, chap,
v11.
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l'esprit fermé aux choses spirituelles et ne les peuvent _ comprendre. Mais, au contraire, ils ont les yeux ouverts p our le mal; leurs sens sont susceptibles de L oule sorte de co rrupti on, et ils ont un poid s na turel qui les y porte avec violence 1 • » « Vous devez con sidérer vos enfants, dit un autre janséniste, comme tout enclins el portés au mal. Leurs in clinations so nt toutes corrompues, et, n'é tant pas gouvernées par la raison , elles ne leur feront trouver de plaisir et de divertissement ·que dans les choses qui portent aux vices 2 • ,, Le Philinle de Molière n'appartient pas assurément à cette secte théologique, si sombre et si austère. Il a des dehors plus aimables et un langage plus indulgent. Mais ne nous y trompons pas: au fond, il n'es tim e g uère davantage l'espèce humain e ; pour lui, l'h omm e est un a nimal qui a sa méchanceté propre, comme le singe et le loup:
E t mon esprit enfin n'es t pas plus olîensé De vo ir un h omm e fourb e, inju ste, intéressé, Que de voir des vauto urs affa més de carnage, Des sin ges malfaisants et des loups pleins de rage.
La Bruyè re a écrit sur les enfants un e phrase dont on a ttribue parfois l'a mertum e à son pessimisme de célib ataire, mais qu e bien des pères de famill e observateurs signeraient volontiers : « Les enfants so nt ha uta in s, dédaigneux, colères , envieux , eurieux , intéressés, paresseux, volages, timides, intemp érants , menteurs, dissimulés ; ... il s ne veul ent point souffrir de mal, et aiment à en fa ire. Il s sont déjà des h omm es . » Le pessimisme concernant l' état naturel de l'homme
1. Cité par Compayré, Histoii·e c1·i tiq tte des doc t1'ines cle l'éclus cation en Fmnce, p. 26G, L, 1. :l . Id ., p, 266 .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ne peul, eroyons-nous, atteindre ~L une expression plus forte el plus nelte que celle qui lui est donnée par Scho- . pcnhauer : « L'homme est au fond une bêle sauvage, une bête féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s'appelle civilisation : aussi reculons-nous d'effroi devantles explosions accidentelles de sa nalure. Que les verrous et les chaînes de l'o rdre légal Lombent n'importe comment, que l'anarchie éclate, c'est alors qu'on voit ce qu'est l 'homme 1 • » C'est la thèse tout à fait opposée à celle de Rousseau: d'après le philosophe ge nevois, la civilisation a gâlé l'homme, naturellement bon; d'après le pessimiste allemand, seule elle l'emp êche d'être ce que la nature l'a créé, une bête m échante et féroce. Pour nous faire une opinion nous-mêmes, cherchons dans l'enfant l'homme lei qu'il sort des mains de la nature, tout en renouvelant la réserve que nous avons faite précédemment, à savoir qu'il est, même dès le premier âge, difficile de distinguer l'œuvre de la nature et celle de l'homme , puisque, aussitôt qu'il est né, l'enfant subit l'action de l'homme, qui modifie immédiatement l'œuvre de la nalure. Il y a plu s. En supposant, hypothèse insoutenable, que l'enfant pût vivre sans que l'action de l'homme s'exerçât immédiatement sur lui par les soins de la première éducation, et que la nature seule pût lui servir de nourrice, son développement ne serait pas, en vertu des loi s de l'hérédité, l'œuvre de la pure nature ; car, s'il n'est pas l'élève de ses parents, de ses proches, il a derrière lui une série très longue d'ascendants qui lui ont transmis, avec la vie, un ensemble d'instincts, de sentiments, d'aptitudes, d'idées, inh érent, pour ain si dire, à son sang et à tout son être. Nous étudierons bientôt celte influence si puisi. Pensées, maximes et fragment s (édi t. Bourdeau), p. 152.
�INSTINCTS PR!i\f!TIFS. GOURMANDI SE
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sante de l'hérédité. Mais nous pouvons dire dès maintenant , ce qu e tout le mond e sait, que ces qu alités dont chaqu e enfant h érite ne so nt pas simpl ement le don, précieux ou funr ste, fait p ar la na ture à so n premier ascendant, et qui se serait transmi s, de génération en génération, comme un h éritage invari able; chacun des asce ndants y a plus ou moin s ajouté , et ce don de Ja nature au pr emi er homme a con stitu é une sorte de fond s qui s'es t, à travers les àges, singulièrement au gmenté. Con sidé rons donc, sans préjugé ni parti pris, l'enfant tel qu'il se montre à l' observa teur da ns so n âge le plus tendre, avec ses qualités et ses clé fauls, les derniers n'é tant souvent qu e l'exagé ra tion, l'altéra tion des autres . Il y a tout un cô té par lequ el l' enfant est se mbla bl e à l'a nimal. Qu e l'on ne soit p as ch oqué a u premi er abord pa r le rapprochement qu e n ous allon s faire ; assez de grand eurs nou s relèvent pour que nou s ayons la franchi se de reconnaîtt·e nos b assesses. Bien des fa its de Ja psychologie des a nimaux les plus avancés m us le r apport du développement cé rébral, le chien et le singe par exemple, peuvent être constalés chez l'e nfa nt. Co mm e eux, l' enfa nt est go urma nd ; il mange jusqu'à la sati été, jusqu'à l'indi ges tion ; il rec herche non se ulem ent la qu antité, mais la qualité de la nourriture, et préfère ce qui flatte son pal ais , au point de r efu ser tout le res te, à m oin s d' une vérita ble nécessité. Le besoin de m a nge r es t primordial ch ez l' homme comm e ch ez la b êle ; il Jomin e toute la vie ; les plu s imp orlants de nos arts en résultent ; l'immense majorité des homm es travaill ent presque exclusivement pour le satisfaire, soit cla ns ses ex igences les plu s simples, soit cl a ns ses excès sous le rapport de la qu antité, so it dans ses raffinem ents. Ses excès, ses ra ffinements so nt aussi naturels qu e ses ex ige nces simples ; ni l'a nim al ni l'h omm e primitif ne save nt s'a rrê ter lorsqu'ils ont assez man gé pour réparer
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Jeurs pertes; le chien préfère un os à un morceau de pain; nos ancêtres de l'âge de pierre fendaient les os des animaux ou des hommes qu'ils avaient tués, pour en extraire et en savourer la moelle. Sauf dans certains climats, l'homme n'est pas naturellement sobre. Aussi la gourmandise est-elle un des défauts essentiels de l'enfant. Un autre besoin primordial de l'homme comme de la bête, c'est de se garantir contre les souffrances qui peuvent résulter du climat dans lequel ils vivent, et, en général, contre toutes les so ulîrances, contre ce qu'on peut appeler le mal-être. A la limite où cesse le malêtre, le bien-être commence; il n'a de limites que lorsque ses excès ramènent le mal-être, la souffrance. Ainsi un chien qui a froid à cause de la pluie et du vent cesse de souffrir lorsqu'il est à l'abri; mais il s'approche du feu pour jouir de la chaleur jusqu'à ce qu'elle lui arrive trop ardente. Il est aussi naturel de rechercher le bien-être que d'éviter la soulîrance. A ces deux grands besoins s'en ajoutent d'autres qui sont communs à l'animal el à l'homme, même dans !;enfance. (Nous laisserons entièrement de côté celui qui résulte du sexe.) Tels sont ceux de posséder, de briller, de dominer. Un chien qui ronge un os et qui le laisse pour s'emparer de l'os que ronge son compagnon, ou qui entre le premier dans une niche qui lui est commune avec un autre, et où il y a pour les deux une place suffisante, afin d'avoir toute la place pour lui, manifeste évidemment l'instinct de possession. L'enfant n'a pas assez du fruit, de la friandise qu'on lui donne; pour étendre sa possession, il tâche d'en ravir à d'autres; il s'empare d'un objet quelconque pour en faire un jouet, et, tout le temps que sa fantaisie dure, il s'y attache au point que, pour le lui enlever, il faut le lui arracher et s'exposer à ses cris, à sa colère. Il serait facile de trouver
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dans l'histoire naturelle des faits qui montrent chez les animaux, chez les oiseaux en particulier, l'instinct de la parure, le besoin du brillant, de l'éclat. Mais cet instinct est encore plus visible chez l'enfant et chez le sau vagc. Celui de dominer, ou tout au moins de sentir les autres au-dessous de soi sous un rapport quelconque, n'est pas moins manifeste. Dans un jeu auquel prennent part plusieurs enfants, il y en a un qui conduit les autres, un second qui l'aide dans son commandement, et ainsi de suite. Le dernier ne tient ce rang que parce qu'il est, pour quelque raison, le plus faible, el ne peut se placer au-dessus d'un plus faible que lui. De ces besoins et de ces instincts résultent nécessairement la lutte, l'hostilité naturelle des animaux et des hommes entre eux. En eITet, la nature ne met pas à leur disposition des ressources suffisantes pour que chacun trouve de quoi satisfaire sa faim, son besoin de bienêtre, de luxe. Ces ressources insuffisantes, ils se les disputent par la force et par la ruse, chacun tâchant non seulement de ne pas être parmi ceux qui resteront dépourvus, mais même d'augmenter sa part au détrimerit des autres, afin d'étendre sa possession et d'augmenter sa sécurité pour le lendemain. Quand même, ce qui n'est point, il y aurait une part pour tout le monde, les hommes à l'état primitif sont incapables de se foire tout d'abord entre eux une répartit.ion équitable et pacifique; leur premier mouvement est la lutte. Jetez de la. nourriture en abondauce à une troupe d'animaux domestiques; c'est à qui arrivera le premier à la pâture et se fera la part la plus abondante au détriment des autres; il en est de même dans une curée de chasse. Paraissez devant une troupe d'enfants avec un sac de dragées et faites le geste de le répandre : ils ne songeront guère à vous prier de leur distribuer les dragées pour que chacun en ait le même nombre; ils s'apprêteront à se
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bousculer pour se disputer vos largesses, et celui qui en prendra le pl us montrera sa part avec un ges L de e triomph e. Profond ément vrais sont les vers de la moralité par laquelle La Fontain e termin e une de ses fables les plu s saisissantes, cell e de l'Araign ée et l'flii·ondelle 1 ; c'est du darwinisme anticipé :
Jn pin pour chaq ue état mi t deux tables au monde: L'ad r oit, le v igil ao t et le fo rt so nt ass is A la premi ère; et les pe tits Mangent leur reste à la seconde.
Quant à l'in stinct de domination, il implique la lutte; ceux chez lesquels il est le plus marqué se disputen t entre eux la préé minence, et les plus mous ne se laisse nt pas domin er sans un e velléité de résista nce qui va parfoi s jusqu'à la révolte. L'é tat naturel de lutte enge ndre des sentim ents dont le germ e ex isL et tend à se développer dans tout cœ ur e humain, l'envie, la hain e, la vengeance, la colère, la violence, la cru auté. L'histoire des différents peuples en est plein e ; chez ce qu'o n a ppell e les pe uple s enfan ts , ils se donn ent fra nchement carrière, et , si l' édu cati on n'agissait pas, il en serait de même ch ez les enfa nts ; d 'innombrabl es traits, qu e relève une étude a ltenLi ve de cet âge, l'indiqu ent avec évidence . Nous avons déj à cité l'obse rvation si vraie de saint Au g ustin co nce rnant l'enfant qui regardait son frère de lait d'un œil haineux. Dans combi en de famill es, où certain s enfa nts paraissent l'o bj et d 'une préférence, n'o bse r verait-on pas chez les frères et sœ urs <l.es exemples d'un e envie qui peut aller jusqu 'à la haine ! Les enfa nts se querellent, se battent, se portent des co ups qu e la fa ibl esse se ul e de leurs moyens empêche d'ê tre dangereux .
1. Li v. X, fab le S.
�CRUAUTÉ, ME NS ON GE. ACTIVITÉ . PARES SE
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Les traitements qu'il s font subir pa rfoi s à des anima ux inoffensifs m ontrent qu 'il s sont cap ables d'un e cru auté d'autant plus maligne qu' elle es t gratuite;
..... Ce t âge est sans pi li é,
a dit La Fonta ine. Dans la lutte où la vie nou s engage , la force n'est pas le seu l moyen de succès ; ell e peut être secondée ou suppl éée pa r la ruse, qu 'emploient les fo rts quand la force n e suffit pas ou n'est pas de m ise , et les fa ibles pour lulter contre les fo rts par des moyens à leur portée. L'enfant, à l'égard des grandes perso nnes qui l'entourent, est un faible : comm e il est imp ossible qu 'e ll es ne lui fassent pas se ntir , sou vent pour son bien, l'autorité et la contrainte, il ru se contre ell es; en particulier, il ment a ussi volon tiers que le sauvage; so n menson ge n'es t pas toujours un e ressource de sa faiblesse ; comme l'a dulte, il ment p ar vanilé. · La n a ture a encore mis en nou s deux instin cts qui sembl ent en quelque so rte contradictoires : le besoin d'action et la pa resse. On peu t obse rver le premier même chez les anim a ux qui n'ont pas reç u le p rivilège de passer dans. le somm eil tout le temps qu 'ils ne con• sacrent poin t à la pâ ture et a u sexe : ain si le chi en n'est pas cnpable d'un so mmeil continu ; son beso in d'agir se traduit pa r des signes ma ni fes tes ; il éprouve é vid emment l'e nnui. L'en fo nt en bas âge, lorsqu 'il ne dor t pas , a besoin de remu er, d'avoir une occ up a ti on quelconqu_e , de ma nier un obj et, un jouet, d'agacer un a nim al fa milier ou les personnes qui l' a ppro chent; il fo ut, co mm e on dit, l'a mu ser ; r ien n'es t plu s in supportable qu'un enfa nt qui ne s'amuse qu' en absorba nt l' a ttention de tout le monde. Avec l 'âge, les objets ch angeront, le
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besoin d'action restera le même, et le manque complet d'occupation, le désœuvrement produira nécessairement cet état pénible qui s'appelle l'ennui. Mais l'action, si nécessaire à l'homme, s'exerce dans des conditions diverses : ou elle n'exige point d'efforts, ou elle n'exige que des efforts faciles, ou elle exige des efforts pénibles. Par exemple on cause ou l'on joue aux cartes sans fatigue; on supporte gaiement la fatigue de la chasse; on doit se contraindre pour travailler sans distraction à une tâche continue comme un travail manuel ou une œuvre de l'esprit, et surtout pour la commencer. L'effort pénible, le labeur n'offre aucun attrait à la plupart des hommes; ils le déclineraient volontiers, si la nature, qui les a faits paresseux, ne les y contraignait par la nécessité ou par l'ennui. L'enfant, moins capable d'attention que l'adulte, se fatigue plus vite; il éprouve davantage la peine du travail; il est encore plus porté à la paresse, qui est un de ses grands défauts. Voilà, ce nous semble (en omettant même des traits qui ont leur importance), l'homme tel qu'il sort des mains de la nature, si on le considère par le côté où il ressemble le plus à l'animal, c'est-à-dire surtout comme un combattant dans la lutte pour l'existence. · Notre peinture n'est pas complète; mais nous ne la croyons pas inexacte. Nous croyons que ceux qui nous parlent d'un état de nature où l'homme est exclusivement doux, bon, juste, sincère, ne font qu'imaginer la plus chimérique et la plus fade des utopies. Ce n'est pas la civilisation qui donne leurs instincts au !ou p, à l'hyène, au tigre. Le loup, l'hyène, le tigre sont des bêtes très naturelles, nullement corrompues, qui font ce qu'elles doivent faire par la volonté mystérieuse de la cause productrice. Ce n'est pas non plus la civilisation, l'éducation qui ont fait dégénérer l'homme et qui ont mis
�RESTES D'ANIMALITÉ
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en lui les instincts déclarés mauvais par l'homme luimême. Il est possible qu'à un degré de son évolution l'homme n'ait été qu'un pur animal. Si l'on admet cette hypothèse, on peut dire qu'il s'en souvient encore aujourd'hui et qu'il garde encore une large part de son • organisation d'autrefois, même au point de vue moral. Nous l'étudierons bientôt sous un aspect différent, et nous rechercherons les instincts supérieurs que la nature a mis dans son âme en même temps que les autres. C'est ce qui fait que la conception pessimiste n'est pas vraie, parce qu'elle ne lient pas compte de tous les . éléments. Mais elle n'est pas entièrement fausse non plus, et la conception optimiste, en ce qui reg:irde l'œuvre de la nature , n'est pas vraie davantage, parce qu'elle non plus n'est pas complète, et que l'optimiste ferme les yeux devant certains traits de la réalité, fort importants et fort visibles. La pédagogie janséniste n'avait pas tout à fait tort lorsqu'ell e considérait les enfants comme « enc lin s et portés au mal »; mais, si l'on se place au point de vue exclu sivement scientifique, on ne peul pas dire, avec elle, que Jeurs inclinations soient corrompues. L'homme a des inclinations semblables à celles de l'animal; si sa fin était la même, il ne serait pas plus immoral que lui en s'y abandonnant. li est possible qu e son état initial soit le même, avant la différenciation des espèces; on ne l'appe ll e pas corruption chez l'animal; ce qu'on en retrouve chez l'homme n'est pas une corruption, mais un vestige du passé. Voilà au j usle, dans la mesure où la science positive peut l'admettre, et en restant exclusivement sur son terrain, le péché originel de l'homme. La théologie a fait une étude approfond ie des mauvais instincts; elle en a donné une classification intére8sante, qui mérite d'être rappelée, d'autant mieux qu'on la retrouve dans un ouvrage de pédagogie
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remarquable, l' Enfant, de Dupanloup. Le chapitre dixième de ce livre a pour tilre: « Cause profonde de nos défauts; le péché originel; la triple concupiscence». L'auteur rappelle d'abord les paroles de saint Jean qui • servent de tcxle à l'admirable Traité de la concupiscence de Bossuel : « Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie». Pour lui, voilà l'explication la plus complète des choses humaines , et la philosophie antique n'a rien dit qui égale en profondeur le verset de saint Jean. Il ajou·le : « Chose bien remarquable, ces trois paroles profondes où l'évangéli ste a résumé tout le mal du cœur humain, c'est aux jeunes gens, c'est aux enfants même qu'il les adresse, non moins qu'aux hommes faits, parce que cette concupi cence est clans les enfants et les jeunes gens aussi bien que dans les hommes; parce que les jeunes gens et les enfants sont les hommes de l'avenir; parce que toute la vie est en germe dans l'enfance et la jeunesse, et que là, dans ces jeunes cœurs, sont les semences de tout ce qui doit se lever et éclatel' plus tard. C'est donc dans ce premier âge qu'il faut combattre la triple concupiscence, sous peine de la voir pousser des jets vigoureux et terribles.» L'auteur s'allaque d'abord à l'orgueil, qui est pour lui le premier et le plus fécond des péchés capitMx « C'est la tentation de toute créature. S'exalter, s'enivrer de sa propre exce llence, monter, monter toujours dans sa pensée, dans son cœur, dans sa vie, c'est le rêve de l'orgueil en toule âme. » Ce vice est ce lui qui éclale le plus vite en nous; « il y a des enfants qui sont déjà, littéralement, des prodiges d'orgueil à dix ans, et même plus tôt >>. L'orgueil est tristement fécond. De lui naissent : La désobéissance, car on ne veut avoir pour règle que
�LA TRIPLE CONCUPISCENCE
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sa volonté, on se croit supérieur à tout et parfaitement capable de se gouverner soi-méme; L'envie , ln. jalou sie, à l'égard de la supériorité d'autrui, qui nous rabai sse, le secret désir de le rabaisser luiméme par les médisances, les calomnies, la secrète joie du mal qui lui arrive; L'égoïsme et l 'ingratitud e, - celui qui est orgueilleux rapportant tout à lui-m ême, n'admirant ri en, n'aimant pas; Le ressentiment profond, la vengeance féroce de l'orgueil humili é; La folle ambition, qui, déçue, laisse dans le cœur un fond de tristesse chagrine et de hain e sourde; La colère, l'insolence, éclats de l'orgueil qui s'exaspère contre ce qui le blesse ; La vanité, l'ostentation, la susceptibilité, même l'hypocrisie,« qui vent cacher sou s un manteau d'honneur les honteuses passions qui la dévorent », etc. La seconde concupiscence, celle de la chair, s'appelle aussi la , sensualité, c'est-à-dire l'inclination déréglée aux plaisirs des sens. Il est inutile d'énumérer tous les désordres qui en r és ultent. Enfin la troisi ème concupiscence, moins coupable peut-être, celle que l'apôtre appelle<< des yeux», n'est autre que la vaine curiosité , la légèreté, la « propension indisc rète et sans retenu e à tout voir, à tout connaître, à tout posséder, à jouir de lout »; l'inattention, l'irréflexion, l'inconstance, l'é tourderie en sont les suites. Telle est celte classification remarquable des défauts inh érents à l'homme et qui se montrent dès l'enfance. On n'en trouverait, croyons-nous, nulle part ailleurs une aussi complète, aussi détaillée et, tel est du moins notre avis, aussi exac te. Mme Necker. de Saussure, clans le y c chapitre du liHe 1er de l'Education pi·ogress·ive, étudie ce qu'elle
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
appelle « les mobiles de la volonté ». Pour elle, le principal de ces mobiles n'est pas la raison, comme le pensent les utopistes. « Soumis, dit·elle, à l'obligation de raisonner, aussilôt que notre espril, sc repliant sur luimême, veut juger de notre état intérieur, nous sommes enclins, ce me semble, à nous exagérer le pouvoir du raisonnement. Une trop grande foi à son influence en morale est peut-être l'erreur d'un siècle fier des lumières que la raison a répandues sur mille objets. Il nous est en général agréable de croire que nous agissons d'après des principes raisonnés : établir ces principes, les appliquer à notre situation particulière, et prouver que notre vie y est conforme, est la chaîne que nous cherchons constamment à former. Celte chaîne se déroule avec facilité dans notre esprit; mais il n'en est pas de mème du fil délicat qui rattache nos actions à nos sentiments. L'influence de nos instincts secrets, des goûts, des répu· gnances, des dépits, des désirs bons ou mauvais qui nous animent, est difficile à saisir, souvent embarras~ sanle à s;a vouer, et cependant ces mouvements de l'âme sont la source inconnue de la plupart de nos décisions. » Dans son style un peu mou et trop dépourvu de relief, Mme Necker essaye de donner une classification de ces mobiles de la volonté qui déterminent presque tous nos actes. « Il y a des mobiles de divers genres qu'il n'est pas inutile de distinguer. Les uns, plus particulièrement nommés instincts, veillent à la conservation de notre existence matérielle; d'autres, non moins égoïstes, mais alliés de plus près au moral, sont préposés à la garde de celte partie de notre bonheur qui dépend de l'opinion des hommes : tels sont l'amour-propre et ses nombreuses modifications. » Viennent ensuite, dans une troisième classe, les sentiments du juste, du vrai, du beau; dans une quatrième, les affections « qui semblent
�L'ÉGOÏSME
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transporter nofre existence hors de son centre et nous faire vivre dans d'autres âmes »; enfin, au-dessus de tout le reste, « un mobile qui élève l'âme non seulement au -dessus de sa propre sphère, mais de la vie >J, c'est le sentiment religieux. Nous ne nous arrêterons, pour le moment, qu'aux deux premières des classes établies par Mme Necker, parce que les instincts et les inclinations dont elle les compose sont ceux qui, mal dirigés ou abandonnés à eux-mêmes, constituent les défauts de l'enfant. Leur caractère commun, comme celui des défauts que les théologiens rap· portent à la triple concupiscence, c'est l'égoïsme. L'égoïsme est, dans le fonds que nous tenons de la nature, ce qui nous est commun avec la bête, ce qui nous met, par rapport à la moralité, non pas sur le même rang qu'elle, puisque, n'ayant ni la conception d'une manière d'être supérieure à l'égoïsme ni la possibilité d'y arriver, la bête ne peut être dite immorale, mais au-dessous d'elle, puisque l'égoïsme a en nous, capables de lutter contre lui et de nous élever à un état supérieur, une laideur morale qu'il n'a pas chez la bête. L'égoïsme est le grand, l'unique mobile de la lutte pour l'existence, loi suprême qui régit le monde animal et en grande partie l'espèce humaine, et qui développe en elle tous les instincts de lutte, depuis le mensonge jusqu'à la cruauté. Pascal l'a dit dans une de ses plus profondes pensées : « Le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre du tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ». Tous les instincts égoïstes sont-ils des défauts chez l'homme? Pour répondre à celte question, il est nécessaire d'examiner maintenant l'homme naturel sous un autre aspect que celui sous lequel nous l'avons montré jusqu'à présent. Nous continuerons à le prendre, dans
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la mesure du possible, tel qu'il sort des mains de la nature, c'est-à-dire, sauf rése rves, dans l'état d'enfance. Nous assisterons à l'éveil en son âme des sentiments aITectueux, délicats, généreux, par lesquels il se dégage de l'état inférieur où notre analyse l'a laissé. Il y a longtemps que les philosophes et les moralistes ont montré dans l'homme la double nature. Chacun, pour peu qu'il y réOéchisse, ne la sent-il pas en lui, et n'est-ce pas mal voir la réalité que de s'estimer trop bas ou trop haut? « Il est, dit Pascal, dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse . Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est lrès avantageux de lui r eprésenter l'un el l'autre. » Presque tous les enfants pourraient être l'objet de l'allégorie charmante qu'un grand maître en pédagogie, Fénelon, composa un jour pour son élève le duc de Bourgogne. Il suppose qu'il reçoit une lettre de Hollande par laquelle le savant journaliste Bayle l'informe qu'on vient de trouver en ILalie une médaille antique dont il lui fait une description aussi fidèle que possible. cc D'un côté, cette médaille, qui est fort grande, représente un enfant d'une figure très bell e et très noble : on voit Pallas qui le couvre de son égide; en même temps, les trois Grâces sèment son chemin de Oeurs; Apollon, suivi des Muses, lui offre sa lyre, etc .... Le revers est bien différent. Il est manifeste que c'e3t le même enfant, car on reconnaît d'abord le même air de lête; mais il n'a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles venimeux, comme des vipères et des serpents, des insectes , des hiboux, enfin des harpies sales qui répandent de l'ordure de tous côtés et qui déchirent tout avec leurs ougles crochus. » L'œuvre de l'éducation est pour ainsi dire de donner
�LES DEUX CÔTÉS DE LA NATURE Hm[AINE
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plus de reli ef au beau côlé de la médaille et d'en effacer Je revers. Mais il faut d'abord bien connaitre chacune des deux faces, l'une avec ses la ideurs, l'autre avec ses beautés. Au premier coupd'œil, la laid eur frapp e davantage. Dans l'enfant, la beauté morale n'es t qu'une promesse; il appartient à l' éducation de la réaliser.
�CHAPITRE Il
Les inslin cts altrui stes da ns l'e nrao t : attachement a ux personnes qui le soig nent, beso in de caresses, s ympa thi e pour la souffrance, dés ir d'éviter de la pe in e et de faire plaisir a ux a utres, libéralité, protecti on de la faibl esse , bi ed aisance. - Premi è res maoi[es ta tion s de la moralité. - L' enra n t a-t-il , da ns les premi ers te mps, un co mme nce ment de se ns moral? - La moralité de sy mpa thie. - Les croyan ces morales de l'enra nt ne sont d'abo rd qu e des acte s de foi, su r la paro le des per so nn es qui l'élèvent. - Innu ence de l'amour-p ropre. - Critérium pour a pprécier les ins tin cts de l'e nfant. li n'es t a utre qu e nolre co nception des fln s de l'homm e. - La loi morale. Opposition de l'ordre ph ys iqu e el de l'ordre moral. -Au point de vue de la morale, class ifl calio n des instin c ts en bons, ma uvai s et indifîérents ou ambi gus. - Il faut, pa r l'éducation , agir sur la na ture . .
A l'égoïsme , qui fait du « moi » l'obj et et co mme le centre de nos sentiments et de nos pensées, s'oppose ce que l'école posiliviste app ell e l'a!Lruisme, qui nous porte vers autrui et qui est, si l'on peut s'exprim er ainsi, centrifu ge . L'e nfant n'est d'abord occup é que de lui-m ême, ne cherche qu'à satisfaire ses besoins impérieux de nourriture et de bien- être; de la non-salisfaclion de ces besoins résultent en lui la doul eur, l'agilalion, les larmes, les cris , l'impatience , la colère ; de leur sali sfaclion au . contraire résultent le plaisir, le calme, la j oie même et le sourire.
�INSTINCTS ALTRUISTE S
Les premiers sig nes de plaisir chez l'enfant, ses premiers sourires, qui nous r éjouissent si dou ctm ent le cœur ; peuvent être pris comme la première manifestation de son altrui sme. Il n e faut pas cepend ant y attacher à cet égard une trop g rand e imp ortance; car l'enfant est capable de les prodigu er à des obj ets inanim és. « C'est tantôt, dit Mm e Necker de Sau ss ure, un bouton de métal poli , t a ntôt un verre écl airé du soleil, a uxqu els il parle ; il se mbl e leur dire qu 'ils sont jolis, qu 'ils lui font plaisir; il leur montre de la bienv eill a nce; qu elqu efoi s il pou sse de p etits cris joyeux et perçR nts, co rn me pour attirer leur attention 1 • » Ces actes ne ma nquent pas d'analogie avec les transports des j eun es a nima ux, qu e certains obj ets allirent e t qui s'en servent pour jouer avec t ous les sig nes du contentement, sauf le rire, qui est, comme dit Rabelais, « le propre de l 'homm e » . Mais l'e nfant ma nil'este auss i celte bienveillance, tout égoïste au fond , à ceux qui l'entourent, et en particulier à la mère, à la nourrice. Il n'a pas é vid emm ent l'inten tion de les remercier pour leurs soins , qu 'il n' a pprécie point encore : il montre se ulement qu'il conn ait déjà un peu la relation qui existe entre son bien-êlre el la cau se dont ce bien-être provient. Que le bien-ê tre cesse brusquem ent, pour une raison quelconqu e, l'enfant. est très capabl e do faire succéder a ussitàt à sa bienveill a nce un sentim ent visibl e de colère et de hain e, de fra pp er sa mère ou sa nourrice : ain si, sou s le co up d'un vif déplaisir, l'anim al déchirera la main qu'il léchait tout à l'heure. La symp a thi e vague pour la mère et la nourrice, ù'abord purement égoïste, et qu'on a vu certains enfants témoi gner à leur biberon , devient, avec le temps, plus caractéristique ; on sent qu e l'enfant disting ue plu s nettement la différence entre les personnes et les choses, la
1. L' É duca l ion p?'Ogi·essive, li v. lT , c hap .
11 .
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L'ÉDU CATION DU CAR ACTÈRE
différence enlre les personnes elles-m êmes, qu'il s'attache à certaines d'entre ell es , un peu pour elles-m êmes, et non pas exclusivement pour le bien-être qu'elles lui procurent. Ainsi, au point de vu e de l'alimentation lactée et des soins gé néraux , deux nourrices qui se succèdent auprès du même enfant peuvent se valoir; cependant il arrive assez souvent qu e l'enfant s'attache à la première et n'en change qu'avec répugnance. On dira peut- être que c'est un effet de ce tte force mystérieuse de l 'habi lud e, qui nous attache non se ulement aux personnes, mais aux lieux, aux habitations, aux vêtements, aux ustensiles, et qui agit sur les animaux eux -mêmes. On connaît les be aux vers où Virgile peint la douleur du bœuf séparé de son comp agnon de charru e. Je possède deux chiens, dont l'un , plus fort et plus vif, mord ait volontiers l' aulre jusqu'au sang et s'é tait atLiré de sa part une véritable haine ; pourtant, une sé paration complète ayant eu lieu pendant qu elques mois, Je second la supporta , ce qui ne me surprit point, avec une parfait e indifférence, mais le premier en perdit d'abord la gaieté et même l' appéti t, et fut plu sieurs semain es avant de se remettre ; lorsque son comp agnon lui fut ram ené, il lui témoi gna sa j oie par de vives caresses. « Son père étant parti en voyage , dit Bern ard P erez, Fern and, alors âgé de onze moi s, s'était difn cilement h nbilué à ne pas Je voir. Qu a nd on passait , l'enfant sur les bras, devant la chambre du père, il di sait d'un air triste : << P apa ! « papa! » Quand son père fut de r etour, il ne voul ait pas le quitter, il voul ait touj ours être avec lui ou le suivre 1 • » Parmi les besoin s dont l'enfant attend la satisfaction de ceux qui le soignent , il y en a un en pal'ti culier que l'on doit distin guer des autres, parce qu'il est un e manifestation évidente de la tend ance altruiste : j e veux parl er
1. /,' l ducation dès /e be1•ceau, cha p .
V.
�BESOIN DE CARESSES
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du besoin de caresses. Il peut y avoir dans la caresse un élément de sensualité; alors le désir d'être caressé peut n'être que purement égoïste. Mais l'enfant, croyons-nous, désire surtout la caresse parce qu'elle est un signe de la sympathie qu'on lui accorde. Certains animaux aussi sont très friands de caresses, et il est facile de distinguer les cas où l'animal y trouve une jouissance sensuelle, comme celle du chat auquel on passe doucement la main sur le dos, et ceux où il y voit surtout un témoignage de bienveillance, comme les petites tapes données sur la tête d'un chien , ou même simplement certaines inflexions de la voix qui lui parle. L'enfant prend volontiers l'habitude du baiser maternel. J 'emprunte à Bernard Perez deux faits intéressants à cet égard : « Un enfant de deux ans et demi a toujours été mis au lit par sa mère, qui ne lui a refu sé son baiser que dans des occasions graves. Souvent, quand il est couché et que sa mère cherche quelque objet dans la chambre avant de s'en aller, il craint qu'elle n'oublie de l'embrasser. « Maman, lui dit-il, je t'en prie, je ne l'ai « pas fait le baiser du soir, je ne peux pas m'endormir.» Un enfant de trois ans s'étant endormi sur les genoux de sa tante, sa mère en profita pour aller dans une chambre voisine. L'enfant s'éveille, s'étonne de ne pas voir là sa mère et, apprenant qu'elle se trouve dans cette chambre, va la chercher en se lamentant de ce qu'elle l'a laissé seul. Ne pouvant ouvrir la porte, il y frappe à coups de pied, et, comme la mère n'arrivait pas, il se fàche, pleure , hurle presque; sa mère arrive enfin et lui dit : « Eh bien, tu me commandes maintenant? « Vilaine !-C'est à moi que tu dis cela?- Oui, oui. -Eh « bien, tu es un mauvais petit garçon , je ne veux plus t'ai" mer.~ Alors je n'aimerai plus Charlot (son frère aîné, « pour lequel il est plein d'affection). -Je ne te donnerai « pas mon baiser ce soir.- Oh si! j'aimerai toujours Char-
�54
« Et «-
L ' ÉDUCATIO N D U CAHACT È HE
« lot, j e ne le dirai plu s, q uc je n 'aimerai pas Charlot. -
lu ne crieras pas qua nd je m'abse nterai un mom ent ? J e te le promets. - Viens alors m'embrasser. » L'enfant en a rrive assez vite à r endre lui-m ême les car esses. Ici enco re nous devons distin g uer celles qu'il fai t parce que ses sens, et surtout celui du tou cher , y trouvent du pl aisir, comm e lorsqu'il passe la main sm· la p ea u douce d' un visage fé minin, et celles qui ont pour but de tém oigner son attach ement. Un progrès se nsibl e da ns l'altruisme est m arqué par l'apparition chez l'e nfant des sentim ents de sympathie pour la so uffrance. Du ga ld Stewart a remarqu é qu e la sy mp athie com patissante (qu'o n n ous perm ette cet app a rent pléo nasme, nécessaire à cause du sens gé néral qu'a pris le m ot de sy mp a thie) es t en rapp ort avec l'imagin ation , et qu'o n s'apitoie plus sur les ma ux que l'on se représente vivement. Da ns le premi er àge , Jes a pparences de se nsibilité p euvent êlre lrorn pe uses. Voici un e curi euse obse rvation de Mme Necker de Sauss ure : « Chez un enfant de neuf m ois, j 'ai é té témoin d' un faiL que j e rappo rterai co mme exemple. Cet enfan t jou ait avec gaieté sur les genoux de sa m ère, lorsqu'il enlra dans la chambre un e femme dont la physionomie exp rimait une tristesse m arqu ée, m ais calm e. Celte perso nne, qu'il conn aissait, sans avoir pour elle d'affection particuli ère, fixe dès lors son a ttention. P eu à peu so n visage se décomp ose , ses joujoux tombent de ses mains, et enfin il se jett e en pleura nt da ns le sein de sa mère . Il n 'avait point de peur , point de pilié, point d 'a tten drisse ment : il souffra it, et il so ulageait so n mal p ar des la rmes 1 • » Da ns ce t exe mpl e je verrais volontiers un fait de sugges tion analogue so us ce rta in s r ap po rts à ceux que l'on étudie en ce moment a vec tant d'intérêt
1. L'Éducution p1·og1·es,ive, Ji v. ll, chap. 1v.
�SYMPA'rHIE
55
chez les hypnotisés. L'attitude de la femme triste excite l'attention de l'enfant et frappe vivement son imagination; elle fait naître dans son âme, elle lui suggère un sentiment de tristesse sans raison, qui s'exprime immédiatement par la décomposition du visage et par les larmes. La gaieté aurait pu tout aussi bien, s'il eût été d'abord dans un état de tristesse , lui être suggérée par une personne dont l'attitude eût exprimé la gaieté. A l'observation précédente, Mme Necker de Saussure en ajoute une autre, où le fait de la suggestion apparaît aussi clairement que chez les hypnotisés qui conçoivent des sentiments religieux aussitôt qu'on leur a fait. prendre l'altitude de la prière et de 'l'adoration. « A l'âge de quinze à seize mois, dit-elle, un enfant qui assiste à une lecture sérieuse et voit sur tous les visages l'expression du recueillement, est bientôt saisi d'un certain respect, et, si vous ne prolongez pas trop cette épreuve, le même eifet se reproduira dans chaque occasion semblable. » Miss Edgeworth donne un exem pie assez amusant de cette sensibilité trompeuse qui peut être suggérée aux enfants sans que leur cœur soit réellement ému. « Veuton un exemple de l'abus de cette méthode qui tend à faire étaler des sentiments avant que les enfants puissent les éprouver? il n'y a qu'à lire Mme de Genlis. Quand la duchesse d'Orléans était malade, les enfants étaient instruits à écrire des billets d'heure en heure pour savoir de ses nouvelles. Un jour, un messager va partir de Saint-Leu: la gouvernante demande aux enfants s'ils n'ont point de commissions pour Paris.« Oui, dit le « petit duc de Chartres, je voudrais qu'on m'apportât « une cage». Il oubliait sa mère; il fallut le lui dire à l'oreille. L'affection ne s'apprend pas par cœur 1 • »
1. Essays on pruclical Education, chap. x.
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L'.ÉD UCATIO N DU CARAC'l' ÈRE
La compassion de l'enfant pour la peine qu'il a faite lui-m ême à ses parents nous se mble plus sincère, bien qu'elle puisse n'ê tre en core, en dernière analyse, que d e la sensibilité par imitation et suggestion. Car c'est bi en à l'enfant qu'on peut appliqu er le vers d'Horace :
Ut rid entibu s a rrident, ila fl entibus a dsunt Hum a ni v ultu s. ,,, . 1
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La sincérité de la sy mpathie se prouve mieux par les faits que par les apparences. Ain si dirons-nous que les enfants sont r éellement sensibles seulem ent lorsque nou s constaterons en eux le désir effectif d'éviter de la peine et de faire plaisir a ux autres . Ce désir se mani fes te en particulier par ce qu'on appelle les bons procédés, les égards qui con stitu ent la civilité, la politesse . Locke attachait le plus grand prix à la civilité dans l'éducation, et il lui consacre un ch apitre plein de finesse. Pa rmi les causes qu'il assigne à l'incivilité, férocité naturelle, mépris, raill erie, esprit de contradiction , su sceptihilité, attachons-nous à la première. « La première, dit Lo cke, est cette férocité naturelle qui fait qu ' un homm e est sans complaisance pour les autres homm es , de sorte qu'il n'a aucun égard à leurs inclination s, à leur tempéra ment ou à leur état. Le vrai caractère d'un homm e grossier et rustiqu e, c' es t de ne point faiL·c de réfl exion sur ce qui plaît ou déplaît à ceux avec qui il se trouve .... Quic onqu e veut persuader aux autres· qu'il a la moindre teinture d' édu cation ne saurait se rendre coupabl e d' un tel vice, puisque l'esse nce et la vraie fin de l' éduèalion, c'est d'adoucir la féro cité naturelle des homm es et de vain cre la rudesse de leur tempéram ent, afin qu'il s pui ssent s'ajuster à ce ux avec qui ils ont affaire 1 • »
i. De l'èdacation des en fants, trad . Cos le, § 1!t4.
�POLJTESSE
57
Cette férocité naturelle n'est autre que l'égoïsme naturel, l'unique souci de soi. Les enfants, par le fait même qu'ils ne sont guère, au début, que des égoïstes, sont au début, parfaitement grossiers; ils le sont, en particulier, là où se satisfait le besoin primordial de l'égoïsme humain et où se montre le mieux la grossièreté native, c'est-à-dire à table. L'animal, lui aussi, n'est jamais plus féroce que lorsqu'il s'agit de sa pâture. Les premiers procédés de la politesse doivent donc être remarqués avec soin chez l'enfant comme une précieuse manifestation de l'altruisme, comme l'éveil de l'attention à ne pas froisser autrui et à même lui faire plaisir. La politesse chez les enfants peut -aller jusqu'à une délicatesse fort gracieuse dans sa gaucherie. Une petite fille souffrante envoyée chez sa tante à la campagne est d'abord enchantée du changement; sa joie éclate, son appétit renaît; au bout de quelques jours elle est triste, elle ne mange plus: « Qu'est-ce que tu as? lui dit sa tante; tu regrettes ta maman? » L'enfant fond en larmes et répond : « Oh! tante, c'est bien gentil ici, je ne m'ennuie pas du tout. » L'enfant n'a pas eu la force de maîtriser le sentiment tout naturel du regret de sa mère; mais elle a senti que l'expression crue de son ennui pourrait faire de la peine à sa tante, et elle l'a dissimulé par un innocent mensonge. Les égards que la politesse réclame des enfants, les petites gênes qu'elle leur impose ne sont pas bien pénibles. Il y a des sacrifices plus difficiles qu'ils font parfois afin d'être agréables, comme celui de quitter un j eu très amusant pour rendre un service, pour « aller chercher ou porter un objet dans une chambre, aller faire une commission à une personne éloignée, aider quelqu'un dans une besogne un peu ennuyeuse 1 ,,. Là
1. Bernard Perez, l'Éducalion dès le berceau, chap.
I" .
�58
L ' É DUCATIO N DU CARACTÈRE
se montre un réel effor t à la suite d' une impulsion altr uiste don t l' ani mal le plu s app rivoisé serait incapabl e. La lib ér:i lilé, la facilité à donner , la protec tion des fa ibl es, la vé ritable bienfaisance, c'es t-à-dire l'ac ti on de che rcher à so uInger la souffra nce et la misè re , a pparaissent tôt ou ta rd, suiva nt l'éd ucalion qu'ils ont reçue, ch ez les enfa nts convena bleme nt doués. Tel enfa nt de q uin ze mo is, qu a nd il a q uelqu e chose de b on, dit à sa mère : « Oh! m aman, c'es t si b on, j e voudrais que tu en goûtes» . Si on lui do nne q uelq ue ch ose, il r écla me po ur son frère Lolo, pou r maman, pour pa pa, pour g rand' mère 1 • L'a ute ur auqu el j 'e mprunte ce fait es t d'avis qu'o n en peut co nsta ter de se mbl ables ch ez les an im aux. J e les cro is fo rt ra res, et j 'ai toujours vu les a nim aux se di sp uler pour la nourrilure et pour le gtte, sauf, bien entend u, quand il s'agit de la mère à l'égard des pe tits; m ais les pe tits s'a ffa mer aient volonti ers réciproque ment po ur avoir meill e11 re part. L'en fa nt, si disposé en maintes occasions à faire abu s de sa fo rce co ntre de plu s fa ibles q ue lui, et capable d'all er, dans ce sens, jusqu'à la cru auté, en particulier avec les anim a ux, devient cependa nt t rès vol ontiers protec teur de la fa ible3se; il se ra, si l' on sait s'y prend re, et suivan t les circo nstances, un gard ien a ttentif et un souti en dévoué d' un peti t frère, d' une pe tite sœ ur, d'un camarade. P eut- être es t-ce là un curieux mélange d'égoïsme et d'altruisme ; et l'orgueil d'exe rcer une prolec ti on sur des faibl es, ce qui reh ausse la fo rce et la <li gnité de celui qui l'exe rce, se mêle-t-il a u charme de la sympa thie. Il ne fa ut pas s'éton ner de ce que la bienfaisance es t peu développée chez les enfants. Ce ux des famill es
1.
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J
1
Bern ar d Perez, l'Éducat-ion dès le bei·ceau, cbap. v.
�BIENFAISANCE
59
pauvres ne voient autour d'eux que la gêne , et ne peuvent guère encore compatir à des pri vations semblables aux leurs ; ceux des familles plu s aisées so nt tellement habitu és au bien-être dont on les entoure qu'il leur semble un e condition naturell e de la vie; ils se trouvent r a rement en conlact avec les misérab les, et, lorsqu'ils les rencontrent, la vue de la misère les étonne et les effraye plutôt qu'elle ne les touche, parce qu 'ils n'ont pas encore l'id ée des souffrances qu 'ell e comporte. « J'ai vu, diL Bernard P erez, donner bien m aladroitement un e leçon de charit.é par un e mère à son fils âgé d'environ deux a ns. Ayan t aperçu un vieux mendiant sous une porte cochère, ell e s'arrêta, mit un so u dans la main de l'e nfa nt, et, le tirant par le bras, lui dit : « Donn e à ce pauvre h om me! » Le petit, qu'e ffrayaient le visage et l'acco utre men t du misérable, recula d'abord avec un e horrible g rimace, se co lla cont re les jupes de sa mère, et lui remit le so u dans la main 1 . » Dans un autre fait, cité par le même a uteur, la mère, plus intelli ge nte, et d'un cœur plus déli cat, explique à son enfant ce que c'est que la pa uvreté d'un pelit ra moneur. « Il travaille tou s les jours, lui dit- elle; il prend beaucoup de peine, il n'a pas, comme to i et ton frère, une bonne mère pour lui donner de quoi manger, pour l'habiller, le promener, le caresse r et s'am user avec lui. » Alors l'enfant se fait une idée de celle misère, qui lui était in co n1me; sa compassion s'éveill e, elle ne reste pas stérile, ell e al'rive Lout de suite à la bienfaisance et il dit à sa mère : « Alors, quand on est pauvre, on est bien m alheure ux! Maman , j e voudrais lui donner une t artin e et un joli pantalon : veux-tu, maman? il ne sera plus pauvre 2 • » Cet enfant aurait-il élé capable,
1.. L'Éducation clds le be1·ceazt, chap. 2. fcl em.
111 .
�60
L'ÉDUCATION DU CARACT:ÈHE
spontanément, de se priver d'une tartine et d'un jQli pantalon pour les donner au ramoneur? Je n'oserais l'affirmer; il est déjà bon qu'il songe à une libéralité qui ne lui causera aucun sacrifice, et qu'il n'écoute pas seulement l'instinct égoïste de possession dont nous avons précédemment parlé. 'fout ce qui vient d'être dit montre suffisamment l'éveil, dans la première enfance, des sentiments altruistes, qui, grâce à l'éducation, prendront un développement plus ou moins large. Nous arrivons maintenant à une question fort vaste et fort délicate, celle de la moralité dans l'enfance. Si nous voulions· la traiter avec toute l'ampleur qu'elle comporte, nous définirions d'abord ce que l'on entend par la moralité, le devoir; nous examinerions les différents systèmes qui affirment ou qui nient la loi morale, et ceux qui, reconnaissant son existence en tant que concept de l'esprit humain et règle pratique de la vie, lui donnent comme origine soit le raffinement des sentiments égoïstes en vue de l'intérêt bien entendu, soit l'évolution des sentiments égoïstes et altruistes, soit une révélation faite à la raison par un être transcendant, à la fois législateur et juge, qui est son auteur et sa sanction . Ces questions ne sont nullement étrangères à la psychologie enfantine et à la pédagogie. L'école évolutionniste en biologie prétend retrouver les formes successives du développement embryonnaire des animaux les plus- parfaits, la trace des formes successives par lesquelles l'évolution les a fait passer à travers les âges pour les amener à l'état où ils sont aujourd'hui. De · 'étude du développement de la conscience ie,.t1 ~ a - z l'enfant est précieuse pour éclairer la '\ ~ra q 'es 'on de l'origine de la morale. v' Mais ,not ~ ·ntention est de nous restreindre. Sans Q:nous occupe1• â l'origine de la loi morale, nous consioO 0
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�RUDIMENTS DE LA MORALITÉ
6'1
dérerons cetle loi comme un fait, comme un concept pratique qui existe dans la raison de tout homme adulte, à partir d'un certain degré de ci vilisalion et de culture, et nous nous contenterons d'en rechercher les rudiments dans le premier âge de la vie. L'enfant, pendant les premières années, a-t-il un commencement du sens moral, c'est-à-dire distingue-t-il le bien du mal par un jugement de sa propre raison, est-il capable de choisir l'un plutôt que l'autre par une décision éclairée de sa libre volonté? Rousseau ne le pense pas. « Connaître, dit-il, le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l'homme, n'est pas l'affaire d'un enfant 1 • » Pour mieux faire ressortir la justesse de son idée, il imagine le dialogue suivant entre un enfant el son maître. cc Le maîtn. Il ne faut pas faire cela. - L'enfant. Et pourquoi ne faut-il pas faire cela? - Le maît1°e. Parce que c'est mal fait. - L'enfant. Mal fait? Qu'est-ce qui est mal fait? - L e maît1·e. Ce qu'on vous défend. - L'enfant. Quel mal y a-t-il à faire ce qu'on me défend? - Le maître. On vous punit pour avoir désobéi - L'enfant. Je ferai en sorte qu'on n'en sache rien. - Le maître. On vous épiera. - L'enfant. Je me cacherai. - Le maître. On vous questionnera. - L'enfant. Je mentirai. - Le maîti'e. Il ne faut pas mentir. - L'enfant. Pourquoi ne faut-il pas mentir? - Le maître. Parce que c'est mal fait», etc. On trouvera peutêtre que ce maître est peu ingénieux, et qu'il ne sait pas donner à l'enfant de bonnes et solides raisons empruntées à la morale. Mais, selon Rousseau, et nous partageons son opinion, l'enfant ne les entendrait point. Si, en vous plaçant à un autre point de vue, et pour lui parler un langage qu'il est en état de comprendre, vous lui dites de ne pas faire une action parce qu'il causera
1. Émile, liv . JI.
�ti2
L'ÉDU CATION DU CAR ACTÈRE
de la peine à ses parent s, pa rce qu'o n ne l'embrassera plus, parce qu 'on le prendra en ho rreur, alors vous faites a ppel à des sentim ents qu'un e philosop hie exacte ne doit pas con fondre avec le sens m oral. Au ssi trouvons-n ous qu'il est facile de critiquer à cet égard les faits cités pa r ce rtain s auteurs pour montrer l' a pp ariLion de la moralité chez le pelit enfant et même chez l'anim al. En voici quelques-un s. << É Lant allé, dit Roma nes, dans la maison d'un ami , j 'avais enferm é un terrier dans ma ch a mbre. F urieux d'avo ir é té laissé à la maiso n, il mit les rid eaux en la mb eaux . A mon reto ur , il m'acc ueilli t avec j oie. Mais, dès qu e j e ramassai les la mbeaux et qu e je les lui prése ntai, l' a nimal se mit à hurl er et à gémir en s'enfuyant vel's l'esca lier. Le fait est d'autant plu s remarqu a ble que l'animal n 'avait jamais été ch â tié . J e ne puis don c y voir qu'un certain sentiment de repentir 1 • >l La connaissance de l'esp èce canine peut y faire voir a utre chose. Il es t probable qu e Romanes pr ésenta les lambeaux à son terrier avec l 'allitude de l'irrita tion, ou tout au moins du repro ch e. Or on sait par exp érience combien ce tte a tLitud e a d'ac tion sur les chiens, même sur ce ux qui so nt traités avec la plu s grande douceur et qui n 'ont, p our le mom ent, a ucun re proche à se faire. Le chi en , en général, est dans un éta t de crainte perm anente, soit qu e son maître l' ait ha bitu é a ux pro cédés brutaux, soit que ce lte crainte lui vienne de !11érédilé ; un e pass ion violente est se ule ca pabl e de la lui faire ou blier. Si Rom anes lui avait prése nté les lamb eaux d' un air riant , il n'aurait co nsta té chez so n terrier aucu ne ap pa rence de t ristesse, à moins qu e, pa r une li aison d'idées qui est possible, la vue de ces la mbeau x
1. Cité pa r la Revue p hilosophique, nove m b re 1818, p . 503.
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�. MORALITÉ DE SYMPATHIE
63
ne rappelât au chien le vif déplaisir qu'il avait eu tout
à l'h eure d'être laissé par son maître.
Le jeune Tiedemann, âgé de dix-sept mois, se cache pour man ger du .sucre. F aut -il y voir l'aveu implicite d'un e faule de gourmandise et de la rcin dont il compren d la laideur et qu'il essaye de dissimuler, ou tout simplement l'intention de manger, sans être dérangé, le produit de son petit vol? Le cas du jeune Darwin, fils du grand naturaliste, n'est pas plus concluant. « Dodd y, à treize mois, paraît sensible a ux rep roches de son père, qui l'appell e méch ant. A deux ans et cinq mois, Doddy, resté seul, prend du sucre, ce qu'il sait lui être défenuu; son père le rencontre au moment où il so rt de la sa lle à manger el lui trouve dans l'allilude qu elqu e chose d'étrange. ,, EL Darwin, qui a soigneu sement releYé celle observation, pourtant si banale, croit que l'altitude de l'enfant doit êlre attribuée à la lutte entre le plaisir de manger du sucre et un commencement de remords l C'est un remords qu'il es t facile d'obser ve r Lous les- j ours, non seulement chez les enfants, mais même chez les animaux dom es liqu es pris en flagrant délit de ce que Rabelais appelle « larrecin furtivement faict »; il n 'es t autre que la crai nte de recevoir des co ups ou des reproches, ou même de se voir enlever l' obj et dérobé. Mme Necker de Saussure pense qu'il n'y a qu 'une so rte de moralité dont les tout petits en fa nts so ien t susceptibleR, c'est celle qu'e lle appelle, dans une expression qui nous semble heureuse ment trouvée , la « moralilé de sympathie ». Pour eux, le bien, c'es t de satisfaire ceux qu'ils aiment; le mal , c'est d'être blâ mé d'eux, de leur causer de la pein e. Ils peu vent épro uver du mal qu'il s ju ge nt a voir fait dans ces co nditi ons un remords qui pent aller jusqu'au désespoir; tel est le cas d'un enfant vu par Mme Necker, et qui avait frapp é sa mère;
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
« sans êlre menacé ni grondé même, il renonçait à Lous ses jeux et, le cœur gros de sanglots, allait se cacher dans un coin obscur, le visage tourné contre la muraille 1 ». Mais l'âme de l'enfant est déjà bien complexe, et on risque de se tromper en altribuant à un seul mobile une altitude qui peut exprimer plusieurs sentiments très mélangés. Il me revient un souvenir d'enfance; je me cachai, un jour, moi aussi, dans un coin, contre la muraille, étendu dans l'atlilude du plus morne désespoir, parce qu'on m'avait séparé d'un camarade avec lequel je me battais et que je frappais de toutes mes forces; qu'est-ce qui m'accablait ainsi? élait-ce le remords de ma violence à l'égard d'un ami, ou les reproches qu 'on m'avait adressés, ou la honte d'avoir reçu, en même temps que ces reproches, quelques bourrades, ou même le regret de n'avoir pu triompher jusqu'au bout de mon adversaire? Je ne sais; mais je n'ai pas oublié l'impression que j'éprouvais alors d'un vif déplaisir mêlé de honte. · A trois ans, d'après Mme Necker, on constate déjà un commencement de vérilable moralité. << Rien sans doute, dit-elle, ne parait plus irrégulier, plus versatile que le sentiment moral à trois ans. Ce sentiment existe néanmoins et se manifeste à cet âge aussitôt que les passions cessent d'être en jeu. L'enfant a une idée vive du bien et du' mal, quoiqu'il ne l'exprime pas en termes généraux. Il reconnaît une loi commune à tous, une convention tacite ·qu'on doit respecter; toute atteinte à la vérité, au droit de la propriété, aux jouissances d'autrui, le choque et le blesse, lors même qu'il n'en souffre pas personnellement; mais il faut que son attention soit excitée 2 .v »
1. L'Éducation progi·essive, liv. Hl, chap. 2. Idem, chap.-vc.
11.
�SUGGESTION DE LA MORALE
Les derniers mots de ce passage doivent être relevés, parce qu'ils contiennent une objection implicite de l'auteur contre sa propre théorie. Le sens moral de l'enfant à cet âge ne s'exerce, dit Mme Necker, que si son attention est éveillée . Mais, en éveillant son atlen tion au sujet de certains ac tes, que fait-on souvent, si ce n'es t de lui suggérer un juge ment moral qu'il n'aurait pas porté de lui-m ême ? Alors c'est bien plutôt le sens moral des grandes personnes qui s'exprime par sa bouche que le sien propre. Nous croyons, quant à nous, que la conception rationnelle et la pratique du devoir pour I ni-même ne se constatent qu'assez tard chez l'enfant, lorsque l'enseignement moral qu'il reçoit de sa famille et de ses maîtres commence à porter des fruits; mais pendant longtemps la co nception du devoir considéré com me un « impératif catégorique », pour nous servir de l'expression kantienne, est au-dessus de sa raison. Sous l'influence de l' éducation, elle apparaît dans l'âme de l'enfant,· comm e, sous l'influence de la civilisation, elle peut se manifester dans l'âme du sauvage, parce que ces âmes élaient prédisposées à la recevoir. Il y a cette différence spécifique entre l'homme et la bête, que la bête ne pourra jamais être amenée à concevoir la distinction du bien et du mal, tandis que l'homme enfant .et l'homme sauvag·e, chez qui elle peut manquer lorsqu'ils en sont .encore au plus bas degré de culture, sont susceptibles d'y être amenés. Voilà pourquoi nous trouvons peu solide, parmi les arguments employés contre l'existence de la loi morale, celui qui consiste à en objecter l'absence chez l'enfant en bas âge, chez le sauvage et même, dans un . état de civilisation avancée, chez certaines brutes qui appartiennent au monde des miséra1:iles et des criminels. Socrate, Marc-Aurèle, Benjàmin Franklin, et tant d'autres, pèse nt beaucoup plus dans la .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
question qu'un enfant moralement abandonné ou un Papou . Pour expliquer l'apparition relativement tardive de la: moralité dans l'enfance, Mme Necker de Saussure donne une raison qui nous paraît fort juste, c'est ce qu'elle appelle« l'absence de la notion du temps». Le passage est excellent et mérite d'être cité. « La nullité du passé exclut les regrets; celle de l'avenir exclut les craintes; et, tandis que l'idée des conséquences de chaque action pourrait être un bon auxiliaire pour la conscience, l'enfant, qui ne voit pas distinctement comment les faits influent les uns sur les autres, ne met point d'importance à ses déterminations. Son extrême légèreté livre ses impressiom; au vent qui souffle; ses souvenirs, sur lesquels il ne revient point, s'envolent bientôt; et, si les événements restaient dans sa mémoire, ses motifs passés seraient toujours oubliés. Trop mobile pour se croire le . même, il ne répond pas de l'enfant d'hier, qui n'est plus celui d'aujourd'hui. Il n'a pas ce sentiment de la succession des pensées qui donne l'idée dn moi et celle du temps, deux idées assez dépendantes l'une de l'autre. Un moi, spectateur immobile des variations d'un autre moi, sans cesse modifié, dont il enregistre les changements, voilà ce qui constitue notre identité, et par là notre mora lité dans la vie, mais rien n'est encore fixé chez l'enfant 1 • » On pourrait étendre la portée de celle observation si juste, et dire que le petit enfant n'est pas capable de moralité parce qu'il ne peut saisir encore les rapports très complexes de toute sorte dont l'intelligence plus ou moins nette est. impliquée dans un jugement moral. Ce qui fait, par exemple, qu'un vol est une action mau-vaise, c'est qu'il est une atteinte au principe de la pro1. L'Èducation progi·essive, liv. HI, chap.
v,.
�EFFET DE L'IGNORANCE
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priété; mais ce principe lui-même n'est pas un de ceux qni s'imposent à la raison avec la même rapidité et avec la même force que tel axiome de la géométrie ; il faut, pour s'y attacher, savoir comment la propriété se forme, se transmet, et quels droits le propriétaire possède par son travail ou par celui de ses ascendants. L'enfant prendra, par ignorance, un raisin dans une vigne, un morceau de sucre dans un sac, comme on prend de l'eau dans une fontaine ou une fleur sur le bord de la route. Pourquoi ne frapperait-il pas un petit camarade comme son père frappe un cheval ou un chien? est-il capable de se faire une idée de ce qu'est la personne humaine au point de vue de la dignité, de l'inviolabilité? Aussi la morale ne peut-elle, à mon avis, être connue de l'enfant que par voie d'autorité. Ses croyances morales ne peuvent être, au début, que des actes de foi. Pour lui, une action est mauvaise parce qu'elle lui est donnée comme telle par des personnes qui ont acquis sa sympathie et sa confiance. Il en résulte que sa moralité vaut ce que vaut celle des personnes qui l'élèvent. Par l'enseignement qu'elles lui donnent, par le jugement qu'elles portent sur ses actes, par les sentiments qu'elles en éprouvent, elles sont sa ·loi morale vivante, la seule qu'il soit d'abord capable de comprendre et de suivre. Mme Necker de Saussure prétend même qu'il y en a parmi elles une à laquelle l'enfant croit, à cet égard, dépendre d'une manière particulière et presque exclusive. « C'est envers elle qu'il se sent responsable de sa conduite; ses rapports avec les autres sont beaucoup moins intimes. li se Lire d'affaire comme il peut avec les autorités moins rapprochées, mais les reproches de son vrai maître retentissent au fond de son cœur. C'est lui qui est sa conscience . C'est lui qu'il voit en imagination au mom ent déc isif de l'épreuve; souvent il se 'lo
•
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 68 représente si vivement qu'il ne peut pl us 1ui désobéir, et. que, par l'effet assez naturel d'une illusion forle, il croit même en être vu. Aussi ne s'étonne-t-il point quand celte personne a l'air d'ê tre informée de ce qu'il a fait loin de ses yeux; l'idée d'un invisible témoin n'a rien qui répugne à cet âge. Mais si par oubli ou par faiblesse l'enfant a succombé à la tentation, c'est lorsqu'il retrouve son maître que le remords entre dans son cœur. Il pourrait revoir sans émotion le propriétaire des fleurs ou des fruits qu'il a <.lérobés; mais son front se couvre de rougeur aussitôt qu'il vient à r encontrer le représentant de sa conscience. C'est avec lui qu'ont lieu les aveux, les exp lications tendres et touchantes; c'est auprès de lui qu'il éprouve ce besoin d'expiation si naturel à un cœur coupable 1 • » L'auteur a peut-être exagéré en généralisant une observation qui est vraie dans un certain nombre de cas; mais, que la conscience de l'enfant soit incarnée en une ou en plusieurs personnes, on ne doit pas accorder à la crainte du jugement de cette co nscience une influence préventive très forte. « Il faut, dit Bernard Perez , que l'impression de la tentation actuelle soit bien faible, pour que l'imagination de l'enfant lui représente son rémunérateur-vengeur se dressant entre lui et son acte. Une fois l'acte accompli, la tentation passée, le désir assouvi, la nature de l'acle peut lui suggérer l'idée de la sanction. Un petit enfant de dix-huit mois, s'étant élancé dans le jardin en l'absence de sa bonne qui le gardait, se mit à ravager quelques plates-bandes, sachant bien qu'on lui a~ait défendu de toucher aux fleurs : il commit son acte de vandalisme avec un entrain et une insouciance admïrables; mais, quand il vit tous ces débris jonchant l'allée, il se rappela tout à coup la défense faite;
i. L'Éducation pl'Ogi·essive, liv. III, chap. v1.
�69 il se mit à rougir, quoiqu'il ne se crût vu par personne, et alla d'un air confus se cacher derrière la cage aux poulets 1 • )) Outre l'impression et le jugement des personnes qui le touchent de très près, auxquels l'enfant attache une grande importance, les opinions, les préjugés du monde au milieu duquel il vit, et dont il est de bonne heure un observateur très perspicace, agissent assez puissamment sur sa direction morale, ainsi que Je désir de s'y faire une réputation favorable, de s'attirer l'estime et )a louan ge, de briller et de primer. L'enfant gui, élevé par d'honnêtes gens, sera tout fier de rendre au possesseur un objet qu'il aura trouvé, pourrait bien, s'il était éleYé parmi des voleurs, être tout fier de son premier vol et des compliments qu'il lui vaudrait; il se constituerait facilement une morale à rebours. Dans son livre immortel des Maximes, La Rochefoucauld a essayé de montrer, par une analyse subtile, que toutes les vertus « se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer )), Il faut reconnaître au moins qu'un certain amour-propre, en particulier chez les enfants, est le mobile de beaucoup d'entre elles, et que telle bonne action, telle bonne parole, qui pourraient frapper comme un indice marqué de sens moral, doivent être attribuées au souci, déjà très éveillé, de l'opinion. Le jeune Tiedemann, à deux ans et cinq mois, disait, quand il croyait avo ir fait quelque chose de bien: c< Le monde dira : C'est un bon garçon >). Et son père affirme que, dès l'âge de quinze mois, il avait « jusqu'au sentiment de l'honneur)), En résumé, nous pensons que la moralité de l'enfant tient presque exclusivement aux grandes personnes au milieu desq uelles il se développe, et que c'est d'elles que
INFLUENCE DU MILIEU
1.
L'Éducation dès le berceau, chap. vn.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dépendent ses manifestations tardives ou promptes, rares ou nombreuses. Il n'y a guère, au fond, de morale proprement enfantine; la morale des enfants n'est autre que celle des grandes personnes, inculquée par celles-ci dans des intentions plus ou moins pures, pratiquée par ceux-là, dans la mesure de leurs forces, par intérêt, par sympathie, par obéissance, par amour-propre, jamais, pensons-nous, par le sentiment austère du seul devoir, dont nous les croyons absolument incapables . . L'étude q~li vient d'être faite des instincts, des inclinations, des sentiments de l'enfance, nous fournit les éléments nécessaires pour décider si l'homme, tel qu'il sort des mains de la nature, est bon ou mauvais. Cependant il nous en manque encore un, le plus nécessaire de tous, à savoir le criterium d'après lequel nous prononcerons notre jugement. En vertu de quel principe déclarerons-nous que l'homme naturel est bon ou mauvais, entièrement ou par parties, et que l'éducation doit se contenter de suivre la nature, ou qu'elle doit Iulter contre elle, ou qu'elle doit la seconder sur certains points, la corriger et l'améliorer sur d'autres? Ce principe ne peut être que notre conception des fins de l'homme. Notre jugement variera suivant l'opinion que nous aurons adoptée en ce qui concerne la destinée humaine, le rôle que l'homme est appelé à jouer sur la terre, le but de la vie. Si pour nous, par exemple, la vie est essentiellement une lutte où il s'agit de remporter le plus d'avantages possible sur ses concurrents, nous estimerons surtout et nous chercherons à développer les instincts égoïstes, en vue de préparer dans l'enfant un combattant redoutable par sa force et par sa ruse; nous réprimerons, au contraire, les instincts altruistes qui seraient capables de l'amollir, de lui enlever cette rudesse nécessaire pour<< jouer des coudes dans la foule », suivant l'expression vulgaire, et se frayer un
�CRITERIUM MORAL
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passage; nous ne cultiverons pas bien attentivement en lui la moralité qui lui donnerait de vains scrupules et le rendrait hésitant. Pour nous, le plus beau type humain sera l'homme fort et habile, à qui tous les moyens .sont bons pour arriver à ses fins, dont la main est successivement de fer et de velours, ce qu'était César Borgia pour Machiavel. Si nous avons adopté la règle donnée par Gœlhe, qu'il faut chercher à faire de soi une créature toujours plus noble, ce dilettantisme moral, d'une nature très élevée et d'un égoïsme supérieur, nous fera juger sévèrement des inclinations personnelles qui nous .paraîtront basses, et cultiver des sentiments allruistes dont la présence dans notre âme contribue à lui donner plus de noblesse et de beauté ; mais il accordera aux considérations esthétiques une importance telle, qu'il verra de l'humiliation et de la laideur dans certains états où se complaît l'âme qui doit au christianisme une conception de la vie non moins élevée, quoique différente, et, à quelques égards, contraire. Les inclinations naturelles de l'homme ne peuvent être appréciées ni traitées de la même manière, au point de vue de l'éducation, par un Gœthe et par un Pascal. Notre intention n'est point de passer en revue toutes les manières de concevoir les fins de l'homme et de nous prononcer après examen. Contentons-nous d'adopter la morale, pour ainsi dire, courante, celle qu'on appelle parfois universelle, comme on la trouve en général dans les esprits droits, éclairés et honnêtes, sans nous dissimuler ce qu'il y a encore de vague, de flottant, d'obscur dans celte morale, qui ne serait pas aux prises avec une analyse subtile et profonde sans éprouver quelques dommages, quoique, en somme, elle dure depuis longtemps, quoique la vie des sociétés repose en grande partie sur elle, et quoiqu 'elle nous paraisse devoir survivre à toutes les critiques dont elle peul être l'objet.
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Jamais, croyons-nous, elle ne revêtira un caractère absolument scientifique et ne recevra une expression définitive; jamais elle ne sera complètement arrêtée dans ses contours; cependant tout le monde en a une conception plus ou moins nette, et elle est la règle, sinon effective, du moins idéale de la vie. Eh bien, celte règle idéale est en contradiction complète, pour ce qui regarde les individus, avec la loi que la science semble dégager aujourd'hui de l'étude des faits de la nature, avec la loi de la concurrence vitale. D'après la science, le prix, dans la vie, c'est-à-dire le succès et la part de bonheur compatible avec les conditions qui sont faites par la nature, est décerné au plus fort el au plus habile; celui-là détruit les autres, ou les réduit à un état inférieur et les asservit. D'après la morale, le succès n'importe point, le bonheur n'est que secondaire; ce qu'il faut avant tout, c'est se conformer aux ordres d'un maître impérieux qui réside dans notre conscience, et qui s'oppose à la satisfaction de nos instincts les plus puissants, les plus naturels, pour nous imposer des devoirs envers nous-mêmes et envers les autres. Dans l'ordre physique, il n'y a pas de devoirs pour les individus; ou, si l'on veut, le seul devoir esl de vivre avec le plus de jouissances, le plus de puissance, le plus de durée possible, et de transmettre la vie à sa postérité avec la plus grande somme possible de résistance et d'énergie. Dans l'ordre moral, le bien de la vie, qui, pour le pur égoïsme, surpasse de beaucoup tous les. autres par son prix, n'a lui-même qu'une importance secondaire, et il est des circonstances où il doit être sacrifié; les autres .biens, auxquels l'égoïsme attache un prix moindre, il est vrai, mais encore très grand, les jouissances matérielles, les distinctions sociales, la richesse, le p.ouvoir, doivent être sacrifiés aussi, lorsque notre conscience juge qu'ils sont incompatibles avec la verlu. '
�CLASSIFICATION DES INCLINATIONS
Donc, si le but d' une éducation honnête et droite est d'élever l'enfant suivant les principes d'une morale qu'il entrevoit à peine et avec laqu elle beaucoup de ses. inclinations naturelles sont en opposition, mais que les adultes connaissent plus nettement et se croient obligés. de pratiquer eux-mêmes, la r éponse nous sera maintenant facile, puisque nous avons le criterium que nous. cherchions tout à l'heure . Nous rangerons les inclination s naturelles de l'enfance en trois classes : celles qui sont indifférentes au point de vue de la morale; celles qui sont contraires à la morale; celles que la morale approuve parce qu'elle trouve en elles des auxiliaires. Par exemple, en observant cette règle, nous placerons parmi les mauvaises la gourmandise, l'envie , la tendance au mensonge, la paresse ; parmi les bonnes, la sympathie, la pitié, la bienfaisance. Quant aux indifférentes, nous en trouverons peu, et peut-être conviendrait-il de remplacer ce terme par celui d'ambiguës ou à double face. Beaucoup d'inclinations, en effet, seront bonnes ou mauvaises suivant les conditions dans lesquelles elles s'exercent. Ainsi le besoin d'action est mauvais lorsqu'il entraîne l'homme à une agitation sans suite, sans but ou même malfaisante; il est bon lorsqu'il produit une série continue d'actes utiles, lorsqu'il a pour but notre propre bien et celui des autres . Le désii· de primer engendre l'émulation et peut conduire à la puissance; or il y a l' émulation dans le mal comme dans le bien, la puissance égoïste, stérile et oppressive comme la puissance féconde et bienfaisiJ,nte. Demandons-nous, pour finir cette étude, s'il convient, ainsi que le demande Montaigne dans les passages cités précédemment, de « laisser à nature les resnes de notre conduicte », de ne pas« corriger nos complexions naturelles», de ne pas« troubl er, par art, notre inclination », ou, en d'autres termes, de laisser se développer spon-
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tanément dans \'enfant toutes les énergies qu'il Lient de la nature, s'en remettant à cette même nature du soin de les équilibrer, de les contre-balancer les unes par ies autres. Elles ne sont pas toutes bonnes, l'examen auquel nous venons de nous livrer nous l'a montré. li faudrait donc espérer que la nature se prêtera, en quelque sorte, à nos combinaisons, qu'elle adoptera notre morale et qu'elle dirigera pour le mieux, en vue de nos fins, telles que nous les concevons, le développement de l 'àme de l'enfant. Cette espérance, qui rendrait l'œuvre de l'éducation inutile, nous paraît tout à fait chimérique, et nous plaindrions le père de famille qui, s'y laissant aller, adopterait pour ses enfants ce système négatif. Le « laissez faire, laissez passer » peut être un bon principe d'économie politique; la pédagogie ne saurait l'admettre. Nous déclarons, pour notre part, que, s'il nous fallait choisir entre deux conceptions qui nous paraissent fausses toutes deux parce qu'elles sont incomplètes, l'optimisme et le pessimisme à l'égard de la nature humaine, nous inclinerions du côté de celle qui nous semble la moins fausse, c'est-à-dire vers le pessimisme, et nous penserions plutôt avec Schopenhauer que l'homme doit à l'éducation et à la civilisation de n'être pas une bête féroce, qu'avec Rousseau que sa perfection primitive a été corrompue par elles. Mais il y a paradoxe des deux côtés; nous aimons mieux dire qu'on trouve dans l'homme un mélange de qualités et de défauts naturels, sur lesquels l'éducation peut exercer, pour le mal comme pour le bien, une action puissante. C'est plus banal peut-être, mais c'est plus vrai.
�CHAPITRE III
La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation. - Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible? - Le système de la faculté maîtresrn. Dirficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'obsen·ation morale pratiquée sur les enfants.
Les différents instincts peuvent entrer en lutle les uns avec les autres dans le même homme. Non seulement il y a souvent conflit entre l'égoïsme et l'altruisme, mais les instincts égoïstes eux-mêmes nous poussent vers des actes différents, qu'il est difficile ou impossible de concilier, et parmi lesquels il faut choisir. Une remarque semblable s'applique aux animaux. La faim, par exemple, attire le renard vers un poulailler; mais les observations qu'il a déjà faites et la crainte héréditaire qu'il a de l'homme lui insp rent des inquiétudes sur sa conservation personnelle et l'éloign ent. Le chien se trouve partagé entre sa gourmandise et la peur des coups. L'enfant est tiraillé en divers sens par la gourmandise, le besoin d'action, la crainte des réprimandes, la paresse, le désir des louanges, etc.
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On dit généralement que l'instinct le plus fort l'emporte. Ici encore, nous nous abstiendrons de faire une incursion sur le domaine de la philosophie pour étudier la question du déterminisme et du libre arbitre. Contentons-nous d'affirmer une fois de plus notre croyance à la liberté. Pour nous, si, dans certaines occasions, un instinct est le plus fort, celte force par laquelle il l'emporte n'est pas intrinsèque; c'est la volonté qui a choisi et la lui a donnée. Sinon, pourquoi la force d'un instinct serait-elle variable suivant les moments et les circonstances? Ce qui varie, n'est-ce pas plutôt la force de la volonté ,? Un même acte de gourmandise sollicite plusieurs fois un enfant; il résiste d'abord et finit par succomber. Est-ce parce que la relation de force entre les mobiles en lulte a varié pendant le cours de cette expérience, ou parce que la volonté elle-même a varié? La prédominance d'une impulsion sur l'autre, sans intervention de la volonté, pourrait être admise à la rigueur lorsque l'intérêt seul est en jeu, et qu'il ne s'agit que de se procurer un plaisir ou de s'éviter une souffrance. Mais, lorsque l'intérêt est sacrifié au devoir, et lorsque nous choisissons une privation, une souffrance certaine, non point par calcul, pour nous procur·e r un plaisir qui est à ce prix ou éviter une privation, une souffrance plus pénibles, mais simplement pour obéir ~ des principes en quelque sorte abstraits, on ne peut guère nier, à moins de recourfr à des subtilités vaines, qu'il intervient dans notre choix un agent autre que les impulsions fatales de l'instinct. Cet agent est la volonté. On confond sous le terme de volonté des idées qu'il importe de distinguer. Lorsqu'un homme, au lieu de se laisser diriger par les autres et d'adopter le parti qu'ils lui proposent, a l'habitude de se décider par lui-même, on dit qu'il a de la volonté. Souvent cette volonté persiste en dépit des meilleurs avis, des faits les plus défa-
�LA VOLONTÉ
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vorables; elle est alors de 1'enlêtement; souvent, non contente de garder avec un soin jaloux son autonomie, elle cherche à s'imposer; l'homme volontaire est facilement autoritaire. On dit aussi que celui-là a de la volonté qui s'est rendu maître de lui-même, qui domine les mouvements de sa chair et de son .esprit, qui est capable de leur imposer les plus dures contraintes. Volonté désigne également l'énergie et surtout la continuité de l'eJiort en vue d'un but plus ou moins lointain; le mot est alors synonyme de. fermeté, de constance. La psychologie emploie ce terme tantôt pour désigner !.a faculté de se déterminer enlre plusieurs actes qui sollicitent l'esprit avec des forces diverses, tantôt pour désigner l'activité lorsqu 'elle n'est pas une simple activité de suggestion et de contrainte, une activité passive, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais lorsqu'elle produit des actes où se dépense plus ou moins spontanément l'énergie personnelle. Si nous le prenons dans le sens de faculté de se déterminer enlre plusieurs actes, nous reconnaîtrons des rudiments de volonté presque dès le début de la vie. Par exemple, l'enfant qui crie pour qu'on satisfasse une fanitaisie, et qui se tait subitement sous le coup d'une menace ,de son père, s'il n'institue pas une délibération en règle pour décider lequel vaut mieux de cesser de crier ou de s'exposer à un châtiment, n'en fait pas moins un choix entre les deux partis el il en a vaguement conscience. La volonté, considérée comme activité personnelle, -s'exerce aussi de bonne heure. L'auteur d'un travail sur ,<c le développement psychique de l'enfant » 1, Sikorski, l'étudie d:abord comme c< principe moteur » et comme {c principe répressif des mouvements ». Disons en passant que, même dans la volonté considérée ainsi par
L Revue philosophique, mars, avril, mai i885.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
rapport à ses manifestations extérieures, une analyse psychologique très élémentaire distingue autre chose ; car un mouvement ou une répression de mouvement peuvent n'être que le signe extérieur d'un acte mental bien plus important. Par exemple, il faut le même mouvement à l'enfant pour frapper un meuble ou pour frapper sa mère, et l'enfant qui réprime, par un commencement de sensibilité reconnaissante, un mouvement violent dirigé contre sa mère, exerce sa volonté autrement que comme« principe répressif des mouvements,,. Quoi qu'il en soit, l'auteur signale d'abord chez le nouveau-né cette espèce de contractions musculaires, sans but et non coordonnées, que Bain appelle mouvements- automatiques el Preyer mouvements impulsifs; ils tiennent probablement à l'excitation immédiate des centres moleurs par l'effet de la nutrition et de la croissance. Puis viennent les mouvements réflexes, et apparaissent les premiers signes de suppression, émanant du cerveau, des mouvements réflexes, d'un cri par exemple excité par un motif quelconque et arrêté sous l'influence d'un son entendu par l'enfant, d'une menace, d' une caresse, d'un léger coup. Bientôt la volonté proquit des mouvements plus imporlants. Preyer en a relevé quelques-uns d'après les observations faites sur ses propres enfants : suivant lui, la tenue de la tête commence à la seizième semaine de la vie, les mouvements de préhension à la dix-septième, l'acte indicateur de la main à la trente-sixième, l'altitude assise et la station verticale à la quarante-huitième 1. L'enfant ne larde pas à coordonner ses mouvements pour des actes plus complexes, et, quand il se croit capable de ces actes, il veut les faire seul, sans le secours d'autrui. Ainsi, lorsqu'il a compris le mécanisme de la
1. Die See le des. Kindes, p. 206.
�ACTIVITÉ PERSONNELLE
manipulation, il veut manger seul, bien que le secours d'autrui lui rende encore celle action plus facile; il essaye de manger seul uniquement pour le plaisir d'exercer sa volonté, et au bout d'un certain temps il ne réclame assistance que parce qu'il sent sa volonté fatiguée. D'autres fois il met brusquement fin à tous ses. mouvements et prend une pose immobile, avec l'attitude de l'attention; c'est alors la volonté qui s'essaye comme principe répressif des mouvements, sans but déterminé. L'activité volontaire de l'enfant a, dans les premiers temps de la vie, un champ plus étendu que celui des mouvements. Nous ne pouvons pas affirmer qu'alors l'enfant ail une conscience nette de lui-même, puisqu'il est incapable de nous manifester à cet égard son état mental, et qu'il ne lui en reste aucun souvenir auquel on puisse recourir plus lard. Mais il est certainement attentif, d'une attention spontanée, que personne ne lui recommande ni ne lui impose, et commence avec ses sens un examen du monde qui l'entoure. I~st-ce sans but, par exemple, qu'il fixe son regard encore un peu vague, qu'il promène ses mains encore hésitantes sur un objet? Preyer a remarqué que son enfant soulevait soixante-dix-neuf fois de suite le couvercle d'une cruche sans se reposer; pour lui , c'est là une observation physique évidente: le petit observateur semble rechercher comment se produit Je son 1 • Si l'on se place à ce point de vue, un grand nombre <l 'actions qui paraissent sans raison à des personnes peu perspicaces exciteront au con traire la sollicitude des personnes plus éclairées; elles verront ainsi s'exercer dans l'enfant, et de plus en plus avec les progrès de l'àge, une attention, mobile il est vrai, mais toujours en éveil, dans le but d'acquérir
1. Die Seele cles Kindes, p. 20:5.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
une multitude de connaissances pratiques. « Avant de parler, dit Rousseau, avant que d'entendre, il s'instruit d éjà. L'expérience prévient les leçons; au moment qu'il connaît sa nourrice, il a déjà beaucoup appris. On serait surpris des connaissances de l'homme le plus grossier, si l'on suivait son progrès depuis le moment où il est né jusqu'à celui oü il est parvenu. Si l'on partageait toute la science humaine en deux parties, l'une commune à tous les hommes, l'autre particulière aux savants, celleci serait très petite en comparaison de l'autre 1 • » La volonté, en tant que revendication de l'autonomie, n'est pas non plus absente chez le petit enfant. « Quand il avait fait quelque chose de lui-même, dit Tiedemann au sujet de son fils âgé de quinze mois, il se réjouissait visiblement et trouvait du plaisir à réitérer.» De là naissent la désobéissance de l'enfant, sa résistance à la direction constante que l'entourage lui impose; il veut, lui aussi, à certains moments, agir par lui-même et montrer son indépendance. Cette réaction naturelle à l'égard d'une contrainte dont on finit par se lasser, si douce qu'elle soit, peut aller jusqu'à produire des actes extravagants et désordonnés, mais oü l'enfant affirme d'autant plus son i"llitiative qu'ils sont plus en contradiction avec la règle qu'il suit d'habitude. Ainsi un peuple trop gouverné sera capable, en temps de sédition, des plus grands excès. Ainsi un internat révolté, un jeune homme libéré de la tutelle trop assujettissante de sa famille, se livreront aux folies de tout genre. Mme Necker de Saussure raconte l'histoire d'une petite fille qui, docile d'habitude, et paraissant se plaire à l'obéissance, trouvait parfois du plaisir à y manquer ouvertement. « Restée seule avec sa mère, qui était retenue au lit par la maladie, elle entra un jour sans le
1. Émile, liv. I.
�POUVOIR DOilfiNATEUR
Si
moindre motif en révolte déclarée. Les robes, les chapeaux, les écrans, les petits ouvrages, tout ce qui lui tomba sous la main fut porté au milieu de la chambre sur le plancher; elle chantait et dansait autour du monceau avec des joies indicibles; le courroux assez réel de sa mère ne l'arrêtait point. Elle avait bien l'idée du mal, sa rougeur trahissait bien les reproches de sa conscience, mais le plaisir consistait à en étouffer la voix 1 • Comme nous l'avons fait remarquer tout à l'heure, la volonté ne se contente pas de réclamer son autonomie; souvent, par une tendance naturelle, elle cherche à imposer sa domination. 11 y a bien des enfants exigeants, capricieux, impérieux. Rousseau en a vu« qui voulaient qu'on renversât la maison d'un coup d'épaule, qu'on leur donnàt le coq qu'ils voyaient sur un clocher, qu'on arrêtât un régiment en marche pour entendre les tambours plus longtemps, et qui perçaient l'air de leurs cris, sans vouloir écouter personne, aussitôt qu'on tardait à leur obéir. Tout s'empressait vainement à leur complaire; leurs désirs s'irritant par la facilité d'obtenir, i,ls s'obstinaient aux choses impossibles, et ne trouvaient partout que contradiction, qu'obstacles,' que peine, que clou leurs. Toujours grondants, toujours mutins, toujours furieux, ils passaient les jours à crier, à se plaindre 2 • » Certes un pareil tableau n'est pas exact pour tous les enfants volontaires; mais la tyrannie de ces faibles peut prendre des formes plus douces, moins désagréables, sans perdre de son exigence. Examinons plus attentivement encore dans l'enfance la volonté considérée comme pouvoir dominateur, régulateur, des instincts et des inclinations. Sikorski l'appelle « volonté inhibitoire » lorsqu'elle exerce une action
i. L'Éducat'ion p1·091·essive, liv. III, chap. vr. 2. Émile, liv. lll.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
répressive, et Preyer remarque que le caractère de l'enfant est surtout défini par le degré de ses capacités répressives. Voici un exemple. « Si, assis, un livre à la main, ou occupé à écrire, vous enjoignez à votre enfant de tâcher de rester aussi tranquille que vous-même, il commence par vous obéir avec plaisir; mais vous vous absorbez dans votre travail, et quelques secondes après il s'abandonne déjà à sa mutinerie habituelle. Si vouslui rappelez qu'il est bien plus turbulent que vous-même, il réprime, de nouveau pour quelques instants, tous ce& actes impulsifs et instinctifs, toute sa mécanique psychique, sous l'influence de l'idée que vous venez de lui souffler. C'est déjà beaucoup de volonté ferme pour ce petit cerveau 1 • » La volonté enfantine est capable aussi de réprimer la, sensation de la faim sous l'influence d'une autre impression, par exemple de l'attrait exercé par un jeu, une· occupation quelconque. Elle peut aller jusqu'à ce qui est pour elle un commencement de courage, jusqu'àJ triompher d'une répugnance, d'une souffrance véritable. « Ma fille, dit Sikorski, âgée de deux ans, après avoir goûté quelque chose d'amer, n'en voulut plus. L'observation de la lutte qui eut lieu chez cette enfant est · assez instructive. Elle repoussait instinctivement le verre contenant sa potion amère, comme le font souvent lesenfants; alors on exerçait sur elle une pression morale, en cessant de manger et en lui disant que personne ne pouvait manger parce qu'elle ne voulait pas prendre· une médecine amère. La résistance durait plus d'une minute, puis l'enfant, encore indécise, approchait sa main du verre pour la retirer de nouveau; mais l'hésitation était de peu de durée, la résolution s'affermissait, et, les encouragements aidant, elle finissait par prendr.e.
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1. Sikorski, l'Évolution psychique de l'enfant,. chap. m.
�EMPIRE SUR LA DOULEUR
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la médecine amère, sans laisser paraîlre aucune trace de sensation désagréable. Au contraire, on lisait sur son visage le plaisir évidemment produit par le triomphe de la volonté 1 • » Lorsqu'un enfant se résigne à subir une opération désagréable, ou même cruelle et dangereuse, a-t-il l'idée nette de la douleur qui l'attend, du danger qui va le menacer, et les affronte-t-il de parti pris par un effort véritablement héroïque de sa volonté ? On n'ose répondre affirmativement, si l'on se rappelle les circonstances des petites opérations que l'on a pu subir dans son enfance, comme l'avulsion d' une dent, l'ouverture d'un abcès, etc. On y est allé aYec un sentiment de terreur vague, eton s'est laissé faire sous l'influence de volontés plus fortes, avec un mélange d'ignorance, de défaillance, de révolte, et aussi d'acquiescement; car il est rare que l'enfant essaye de témoigner sa colère à l'opérateur par un acle de violence, comme le chien ne manque presque jamais de le faire. Mme Necker de Saussure cite à ce sujet un fait touchant. « Ceux qui soignent les enfants malades dans les hôpitaux, dit-elle, les trouvent souvent beaucoup plus doux, plus patients que les adultes. Une couper la petite fille à laquelle on s'était vu ob · · jambe avait subi toute l'opérati._,"""".,. •• Lf,i·<ifa une seule plainte, en serrant étroite..,,..,..-,,,,. poup es bras. << Je m'en vais, à présent /4fJ er la jambe ~ e « poupée, » lui dit le chirurg rt:J n Aant quand rj. t achevé l'amputation. La pan œ nf1m~.4vp.it t souffert sans dire mot, à c ~ 1 pos cruel fon if,; n larmes 2 • » Que s'était-il passé u' j te dans cet ~ te âme? Avait-elle dominé sa cloule r au . · e- s'· terdire les cris et les larmes? Était•elle plon ~......i~L
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·l . L'É_volution p sychique de l'enfant, chap. m. 2. L'Education p?'Ogressive, liv. III, chap. v.
�L'ÉDUCATION DU CA!lACTÈRE
même de cette douleur, dans une stupeur momentanée dont la sotte parole du chirurgien la tire tout à coup? Nous ne pouvons le dire. Mais que d'enfants, mis en présence d'un léger désagrémeni pour leur sensibilité, celui qui est causé par l'eau froide par exemple, ne savent pas se contenir et jettent des cris! Il y a d'autres efforts de la volonté pour dominer des instincts naturels qui leur paraissent, en général, fort pénibles, même quand ils ont déjà passé l'âge de la première enfance : tel est le travail de l'attention soutenue, la lutte contre la distraction, la légèreté, la paresse. La volonté, considérée comme patience et constance, n'est qu'une forme de la volonté considérée comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations et des passions. En effet, le manque de patience et de constance vient de ce que l'action que la volonté s'efforce de rendre suivie et continue est interrompue à un certain moment par les passions, d'abord réprimées, et qui finissent par reprendre l'offensive. On sait qu'un long exercice est nécessaire afin de donner à la volonté une force suffisante de résistance. Il ne faut donc pas s'étonner si elle est encore exposée chez l'enfaI_lt à des défaillances fréquentes, si elle ne s'exerce souvent chez eux qu'avec un sentiment de peine qui aboutit vite à la fatigue. Ceci nous amène à dire quelques mots du pouvoir mystérieux qui influe sur la sensibilité, tantôt pour l'émousser, tantôt pour l'aiguiser, sur les inclinations pour les affaiblir ou leur donner une énergie redoutable, et sur la volonté pour lui rendre sa tâche plus facile en lui adoucissant chaque jour davantage l'effort: nous voulons parler de l'habitude. Les enfants contractent de très bonne heure des habitudes. « J'ai vu, dit Mme Necker de Saussure, un enfant de neuf mois pleurer amèrement et refuser son déjeuner
�L'HABITUDE
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parce que la tasse, la soucoupe et la cuiller n'étaient pas dans leur position accoutumée 1 • » Déjà dans cet enfant semble prendre racine l'habitude de l'ordre. Re~arquons à ce sujet les rapports étroits qui existent entre l'habitude et la moralité, et combien l'habitude, en supprimant peu à peu l'effort demandé par certaines actions, en y attachant même du plaisir, déplace pour ainsi dire chez les différents individus le champ d'exercice de l'énergie morale. Telle personne a pris dès son enfance l'habitude de l'ordre; ranger est devenu pour elle une occupation qui ne lui demande aucun effort et qui lui procure une sorte de plaisir; peut-être devr ai-elle faire attention à ce que cette occupation ne prenne pas trop souvent la place d'autres plus importantes et qu'elle se laisserait aller volontiers à négliger parce que ces dernières exigent d'elle plus d'effort; l'ordre ne serait alors qu'un prétexte honorable pour la paresse. Telle autre personne, au contraire, qui n'a pas pris l'habitude de l'ordre, devra s'imposer fréquemment, pour l'établir autour d'elle, un effort pénible et méritoire. Suivant Mme Necker, des sentiments moraux importants commencent par provenir d'une habitude, le respect de la propriété par exemple. « La vie de l'enfant est surtout dans ses yeux; les objets qu'il voit constamment en regardant la personne qu'il aime font partie d'elle-même dans son souvenir; les habits, les petits meubles dont elle se sert, ont pour lui beaucoup d'importance; il se la représente accompagnée de ses attributs, comme nous voyons les dieux de la Fable; et, quand il observe qu'elle seule fait usage de ces objets, il se persuade qu'ils lui appartiennent. Il peut même en devenir jaloux pour cette personne, les garder comme un chien fidèle, et empêcher les autres d'en
1. L'Éduca.tion p1·og1·essive, liv.
m, chap.
r.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 86 approcher. J'ai vu une petite fille de dix-huit mois qui pleurait si quelqu'un touchait le panier de sa bonne à la promenade. Un jour que cette même enfant vit une femme inconnue emporter de la maison une robe de sa mère, elle poussa des cris affreux, scène qui se répéta le lendemain. Depuis lors, elle a conservé de l'inquiétude à la vue des étrangers, elle les reconduit avec une politesse affectée qui cache mal son soulagement. Ce sentiment, qu'il est aisé d'augmenter par l'exercice, peut donner une probité précoce à de très jeunes enfants 1 • » Tout peut devenir habitude, tantôt avec le concours des instincts naturels, tantôt malgré eux. Suivant que la table de ses parents sera plus ou moins abondante et délicate, l'enfant, naturellement porté à la gourmandise, comme nous l'avons vu, contractera ou non l'habitude d'une nourriture choisie et recherchée. L'habitude est même capable de lui faire trouver du plaisir à prendre des médicaments qui répugnent d'abord à son palais et lui soulèvent le cœur; témoin ce fait, rapporté par Maxime Du Camp, je crois, que, dans un hospice d'enfants, l'une des punitions en usage est la privation d'huile de foie de morue. Suivan~ qu'on lui ménagera ou qu'on lui prodiguera l'éloge et l'admiration, qu'on se mettra en garde contre ce qu'un pédagogue appelle justement la « népiolâtrie ii (l'adoration du marmot), ou qu'on s'y livrera sottement, ainsi qu'il arrive dans un si grand nombre de familles, l'orgueil naturel de l'enfant languira faute d'aliment ou prendra un développement excessif par l'effet de l'habitude. cc Souvent, dit Fénelon, le plaisir qu'on veut tirer des . jolis enfants les gâte; on les accoutume à hasarder tout ce qui leur vient dans l'esprit et à parler des choses dont ils n'ont pas encore de connaissance;; distinctes; il leur
i. L'Éducation progressive, Jiv. III, chap. ,.
�L'IMITATION
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,en reste, toute leur vie, l'habitude de juger avec prec1pitation, et de dire des choses dont ils n'ont point d'idées claires; ce qui fait un très mauvais caractère d'esprit 1 • » D'après les circonstances, et l'inclination y aidant ou résistant, les enfants sont susceptibles de prendre l'habitude du mensonge, de l'insolence, de la peur, ou bien de la sincérité, de la modestie, du courage. A quoi bon multiplier les exemples? tout le monde en connaît. L'habitude fortifie l'instinct naturel, ou l'affaiblit, ou même 'crée des instincts qu'on peut appeler acquis, à moins qu'ils ne soient que des instincts naturels qui sommeillaient et qu'on éveille. On sait qu'elle pousse des racines profondes qu'il est parfois for~ difficile et parfois impossible d'extirper. Il y a dans l'âme de l'enfant un autre pouvoir que nous aurions pu étudier lorsque nous avons parlé des instincts, mais que nous avons négligé alors, parce qu'il n'avait pas un caractère nettement marqué d'égoïsme -0u d'altruisme; nous voulons parler de l'imitation. Cependant nous y avons déjà touché en parlant de la suggestion de certaines attitudes et de certains sentiments; il y a bien des rapports entre la suggestion et l'imitation. « L'ignorance des enfants, dit Fénelon, dans le cerveau desquels rien n'est encore imprimé, les rend souples et enclins à imiter tout ce qu'ils voient 2 • " D'après Aristote, cette tendance est naturelle à l'homme en général; « l'homme, dit-il, est un animal imitateur. » Darwin l'observe dès l'âge de quatre mois chez son fils, qui paraît imiter des sons. Tiedemann, chez le sien, au même âge, croit en saisir aussi la première manifestation : « S'il voyait quelqu'un boire, il faisait avec la
1. De l'éducation des filles, chap. m. 2. Idem, chap. v.
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L'lfoUCATION DU CARACTÈRE
bouch e un mouvement comme s'il goûtait quelque chose. >> Egger pense l'avoir vue neltement vers neuf mois dans l'ac tion de se cacher et de se montrer tour à tour par manière de jeu, de jeter une balle après l'avoir vu jeter, de souffler sur une bougie, d'essayer d'éternuer en singeant la personne qui vient d'éternuer, etc. 1 • Sans préciser l'époque, nous pouvons dire que l'imitalion s'exerce de très bonne heure, et que l'enfanl lui doit une grande parlie de ses acquisitions les plus précieuses, en ce qui concerne les mouvements, le langage, les opérations des sens et de l'intelligence. Elle a aussi une grande influence sur le développement de ses facultés mor_les, de son caractère. L'imitation d'une a certaine attitude, d'un certain langage, suggère à l'enfant les sentiments que celte attitude et ce langage expriment. << Il se peut, dit Mme Necker de Saussure, que l'intérieur se moule chez l'enfant sur l'extérieur. Il voit une action qu'il copie, accompagnée d'une certaine expression de physionomie qu'il copie aussi, et bientôt il s'ouvre je ne sais quel jour au dedans de lui. Il devient grave par l'imitation du sérieux, tendre par celle de la sensibilité, et, une fois sur la voie de ces impressions, son âme est de plus en plus modifiée 2 • » Bernard Perez en donne un exemple significatif. « Une petite J1lle a commencé à prendre, seulement à l'âge de quinze mois, les froncements de sourcils de son père, ses habitucles d'irascibilité, son ton de voix criard, et bientôt ses formules expriment l'impatience ou la colère. A trois ans elle disait gravement à un visiteur avec lequel elle s'était mise à discuter, selon la manie paternelle :
1. Le Développement de l'intelligence et du lan_r;age che::. les enfants, p. 10 et suivantes. 2. L'Éducation progressive, liv. IT, chap. 1v.
�CLASSIFICATION DES CARACTÈRES
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<' Mais tais-toi donc, tu ne me laisses jamais achever ma phrase 1 ! » Les effets du bon et du mauvais exemple, que tout le monde connaît, appartiennent entièrement à l'imitation. On voit, sans qu'il soit nécessaire d'insister, quelle influence morale elle peut avoir sur l'âm e des enfants. Ainsi dès les premières années de la vie, par l'action latente de l'habitude, combinée avec celle des inclinations naturelles, de la volonté, de l'imitation, se constitue le caractère de chaque homme, ce facteur important de sa destinée. L'infinie variété des existences humaines ne tient pas seulement à la différence des conditions matérielles et sociales dan s lesquelles elles se déroulent; elle tient aussi à la différence des caractères. La natûre n'a pas mis en chacun de nous des instincts doués de la même énergie, par exemple la même dose de gourmandise, d'o rgueil, d'envie, de sympathie, de libéralité, de bienfaisance. On pourrait, à ce point de vue, établir d'abord une classification des individus, enfants ou adultes, en deux grandes catégories : ceux en qui dominent les instincts égoïstes, et ceux en qui dominent les instincts altruistes. Les uns et les autres se subdiviseraient ensuite d'après l'instinct ou le groupe d'instincts qui dominent dans leur égoïsme ou leur al truisme. Il est rare, en effet, que les égoïstes aient tous les défauts qui se rangent sous la dénomination générale d'égoïsme, et qu'on puisse dire de chacun d'eux ce que Suint-Simon disait du llardinal Dubois, que tous les vices se disputaient en lui à qui demeurerait le maîlre. L'altruisme, non plus, n'est pas parfait chez tous les gens de bien. En se plaçant à un autre point de vue, celui de la
L L'Éducation das le bei·ceau, chap. v.
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
volonté, il y aurait lieu d'établir une classification nouvelle, les individus à volonté forte d'un côté, ceux à volonté faible de l'autre. Si l'on voulait classer les individus en se plaçant à la fois à ces deux points de vue, la tàche serait complexe et embrouillée. Des instincts égoïstes très forts peuvent, pa1· exemple, coexister avec une volonté faible. Il y a, nous ne craignons pas de le dire, des monstres cachés dans la peau de gens qui passent pour très honnêtes, qui le sont en effet, à n'en juger que par leurs actes, mais qui ne se révèlent point ce qu 'ils sont parce que les circonstances, la puissance, surtout la volonté leur manquent. L'ambition d'un César peut se rencontrer dans des àmes dont l'intelligence est médiocre et l'énergie nulle. On voit combien la variété, en nombre et en puissance, des éléments qui constituent les caractères, rend difficile, sinon impossible, le travail d'une classification scientifique de ces derniers. Il y a bien un système qui simplifierait ce travail, s'il était vrai : c'est celui qui prétend qu'il existe dans chaque homme une qualité maîtresse dont les autres dépendent, autour de laquelle elles s'assemblent, pour ainsi dire, d'après une loi déterminée, et qui peut servir à caractériser non seulement l'individu, mais le groupe d'individus chez lesquels elle se montre, de même qu'un caractère général sert à constituer les ordres, les familles, les genres, les espèces en histoire naturelle. C'est le système soutenu, on le sait, par Taine avec une rare vigueur. « Les facultés d'un homme, dit-il, comme les organes d'une plante, dépendent les unes des autres; elles sont mesurées et produites par une loi unique; il y a en nous une faculté maîtresse, dont l'action uniforme se communique différemment à nos différents rouages, et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus .... Une fois
�LA FACULTÉ MAÎTRESSE
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qu'on a saisi la faculté maîtresse, on voit l'homme se développer comme une fleur. » Sainte-Beuve a critiqué ce système dans son application à l'histoire littéraire; mais les objections qu'il présente peuvent être entendues d'une manière plus générale. « Le dernier mot d'un esprit, lisons-nous dans une Causerie du lundi, d'une nature vivante! certes il exis'te, mais dans quelle langue le proférer? ... Il s'agit de trouver une juste nomenclature à des esprits et des talents humains, matière essentiellement ondoyante et flottante, diversité et complication infinies .... Arriver ainsi à la formule générale d'un esprit est le but idéal de l'étude du moraliste et du peintre de caractères .... Efforçons-nous de deviner ce nom intérieur de chacun, et qu'il porte gravé au fond du cœur. Mais, avant de l'articuler, que de précautions, que de scrupules! Pour moi, ce dernier mot d'un esprit, même quand je serais parvenu à réunir et à épuiser sur son compte toutes les informations biographiques de race et de famille, d'éducation et de développement, à saisir l'individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu'au bout de sa carrière, ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais deviner plutôt que de me décider à l'écrire, je ne le risquerais qu'à la dernière extrémité 1 • » Leçon d'une justesse exquise adressée aux présomptueux qui osent exprimer et déterminer un caractère dans une courte formule, où ressort sur tout la prétendue qualité maîtresse. Ne pourrait-on point s'appuyer sur un grand nombre d'expériences pour retirer la concession faite par Sainte-Beuve, et dire que non seulement cette qualité maîtresse est des plus difficiles à découvrir et à exprimer, mais même que dans une foule d'indiv"dus
:l. Cause1·ies du lundi, t. III •.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
elle n'existe point, que leur caractère est un assemblage incohérent des qualilés les plus diverses, souvent opposées, qui se heurtent, se gênent, se secondent, s'équilibrent entre elles, et que leur vie, au lieu d'ê tre un développement mécanique et logique suivant une loi dont il s'agit de trouver la formule, « un système nécessaire de mouvements prévus », n'est qu'une suite d'actions di verses, parfois incoh érentes, où il y a bien des facteurs différents, parmi lesquels il faut accorder une large place aux circonstances, aux hasards, à l'éducation, etc. Il n'y a peut-être pas dans la réalité autant de logique que dans les esprits à systèmes. cc Certes, dit Montaign e, c'est un subject merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l'homme : il est malaysé d'y fond er jugement constant et uniforme .... Il faut considérer comme nos âmes se treuvent souvent agitées de diverses passions. Et tout ainsi qu'en no s corps ils disent qu'il y a une assemblée de diverses humeurs, desquelles celle-là est maitresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions; aussi en nos âmes, bien qu'il y ait divers mouvements qui les agitent, si faut-il qu'il y en ait un à qui le champ demeure; mais ce n'est pas avec si entier advantage que, pour la volubilité et soupple!3se de notre âme, les plus faibles par occasions ne regaignent encore la place, et ne facent •ne courte charge à leur tour 1 • » Ce qui est vrai Je l'homme en général l'est encore plus de l'enfant, chez lequel le caractère se forme et peut être si profondément modifié par l' éducation. Assurément il y a dans chaque enfant des traits plus ou moins saillants. Mais il faut faire attention et ne point se laisser tromper par les apparences. Voici, par exemple, un enfant de trois ans, auquel il vient de naitre un petit frère, et qui,
L Essais, Jiv. I, cbap. r et xxxvn.
�LA FACULTÉ MAÎTRESSE
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jaloux de voir le nouveau venu accaparer les caresses de la mère, l'attention du frère, se laisse aller à dire : « Est-ce qu'il ne va pas bientôt mourir, le petit Fernand? >i Bernard Perez, à qui j'emprunte le fait, ajoule : cc Quand le nouveau venu se mit à marcher et à parler, l'autre lui faisait mille méchants tours; il le battait, le tirait d'une chaise pour se mettre à sa place, lui criait dans les oreilles, l'appelait vilain, lui prenait des mains les jouets, contrefaisait son langage et sa marche 1 • » Ne serons-nous pas tentés de mettre cet enfant dans la classe des méchants et des envieux, et ne ferons-nous pas sur lui, à cause d'un tel caractère, le plus sombre pronostic? Attendons quelque temps : l'enfant sera devenu, par le jeu d'autres instincts, et grâce à l'action de sa mère, un protecteur attentif et aimant de son petit frère, qu'il semb lait haïr à mort, on peut le dire. Voici un aulre enfant dont un observateur profond du cœur humain, Saint-Simon, nous trace le portrait. cc Le duc de Bourgogne était né avec un naturel à faire trembler. Il élait fougueux jusqu'à vouloir briser ses pendules lorsqu'elles sonnaient l'heure qui l'appelait à ce qu'il ne voulait pas, et jusqu'à s'emporter de la plus étrange manière contre la pluie quand elle s'opposait à ce qu'il voulait faire. La résistance le mettait en fureur. Tout•ce qui est plaisir, il l'aimait avec une passion violente .... De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressemblance quels qu'ils fussent; à peine Messieurs ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain. ii Dans un pareil caractère semblent dominer la violence et l'orgueil, qui seront, d'après les conjectures les plus vraisembla))les, les facteurs principaux d'une vie désordonnée; il y a tout à craindre d'un tel
1. L' Éducation dès le bei·ceau, chup. v1.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 94 enfant,« né terrible ». Or le même écrivain ajoute : « Le prodige est qu'en très peu de temps la dévotion et la grâce en firent un autre homme, el changèrent tant et de si redoutables défauts en vertus parfaitement contraires ». On croira peut-être qu'il porta dans la vertu, comme il menaçait de l'employer au vice, la violente énergie qui paraissait le trait dominant de sa nature. Nullement : sa vertu est de telle sorte qu'elle fait concevoir aux contemporains les doutes les plus regrettables sur son énergie, sa décision, et même sur son courage. En 1708, commandant une armée française, il s'attire la leçon suivanle de son ancien précepteur : « Quand un · grand prince comme vous, Monseigneur, ne peut pas acquérir de la gloire par des succès éclatants, il faut au moins qu'il tâche d'en acquérir par sa fermeté, par son génie et par ses ressources dans les tristes événements ». Cette leçon sévère produit sur lui un si médiocre effet, qu'au milieu des préoccupations d'un chef d'armée il demandera bientôt à Fénelon s'il ne croit pas « qu'il soit absolument mal de loger dans une abbaye de filles». Voilà où en était venu le terrible enfant de tout à l'heure. L'histoire met ces faits en lumière; mais n'en constate-t-on point d'analogues dans la·vie privée, et les prédictions que l'on fait sur le caractère d'un enfant ne sont-elles pas souvent démenties, sans qu'intervienne une éducation aussi remarquable que celle où Fénelon réussit trop bien? Aussi faut-il, à notre avis, être très circonspect lorsqu'il s'agit de définir et de classer le caractère dans l'enfance. Il ne nous semble même pas qu'une classificaMon des caractères ait grand intérêt en pédagogie. Si l'on anivait, ce que nous croyons impossible, à déterminer nettement un certain nombre de types de caractères , dans la constitution desquels entreraient un nombre déterminé d'éléments moraux, croit-on qu'on
�LES ÉLÉMENTS DU CARACTÈRE
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pourrait également déterminer un nombre correspondant de types d'éducation? Cela faciliterait certainement la tâche des éducateurs; mais cela est impraticable. Il faut se contenter de ce qui est possible, c'est-à-dire de distinguer les éléments moraux qui entrent dans la constitution d'un caractère, et d'agir sur eux suivant les règles établies par l'expérience. Mais, comme nous l'avons dit, leur mélange dans chaque individu est variable à l'infini. Nous irons plus loin, et nous dirons que, en y réfléchissant bien, il est souvent difficile de définir ces éléments eux-mêmes avec une netteté parfaite, et de déterminer les règles générales du traitement qu'il convient de leur appliquer, tant est complexe d'un côté cette psychologie du caractère qui est le point de départ de l'éducation morale, et d'un autre côté tant est confuse, sur certains points, la morale proprement dite, qui doit en être la directrice. Vous entendez dire : « tel enfant est orgueilleux, ... tel enfant est bon, ... il faut combattre l'orgueil, ... il faut développer la bonté ». En examinant les idées que l'on croit exprimer nettement ainsi, nous y trouverons encore du vague ou même de l'erreur. On appelle parfois orgueil des sentiments qui ne doivent pas être confondus avec l'orgueil, par exemple ceux de l'indépendance, de la dignité personnelle, ou qui, tout en tenant de près à l'orgueil, n'en doivent pas moins être cultivés parce qu'ils seront très utiles à l'enfant pour stimuler son activité et le préserver de la bassesse. Il y a dans beaucoup d'âmes humaines une si grande disposition à la nonchalance, et aussi à l'adulation des forts, au culte intéressé de la puissance et du succès, qu'un peu d'orgueil ne nuit pas pour réveiller celui qui serait tenté de s'endormir, et lui faire donner plus que n'obtiendrait de lui le pur sentiment du devoir, ou pour tenir droites quelques échines, lorsque trop d'autres se
�L'ÉDUCA'rION DU CARACTÈRE 96 courbent. Quant à la bonté, c'est sans doute une vertu divine;« lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, il y mit premièrement la bonté», a dit Bossuet à propos d'un héros dans l'àme duquel la bonté n'était pas précisément la qualité dominante. Mais on sait qu'elle peut être alliée à des défauts qui lui donnent souvent des apparences plus sympathiques encore, à la faiblesse, à l'imprévoyance, à la négligence d'intérêts très sérieux; pour être vraiment une vertu précieuse et parfaite, il faut qu'elle soit ferme, prudente, perspicace, altentive. Réprimer l'orgueil, développer la bonté, voilà donc deux règles d'éducation empruntées à la morale, qui sont très imparfaites dans leur généralité et dans leur brièveté, de même que les deux mots : orgueil, bonté, employés par la psychologie enfantine, ont besoin d'être longuement définis pour ne pas éveiller dans 1'esprit des idées inexactes et incomplètes, et pour que la même épithète, celle d'orgueilleux ou de bon, appliquée à différents enfants, ne désigne pas des états d'àme très différents les uns des autres, puisqu 'il y a bien des manières d'être orgueilleux ou d'être bon. On le voit, il est impossible, en pédagogie, de classer les caractères comme les savants classent les plantes et les animaux en histoire naturelle; et il est difficile de traiter par la culture le·s divers éléments qui constituent ces caractères d'après des règles générales et fixes. Assurément il faut des règles dans cet art comme dans les autres; sinon on ne sortirait pas d'un vulgaire empirisme; mais il faut aussi les appliquer avec beaucoup de souplesse, de finesse, de sentiment des nuances. « Ceulx qui, comme porte nostre usage, dit Montaigne, entreprennent d'une même leçon et pareille mesure de conduicte, regenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes; ce n'est pas merveilles si en tout un peuple d'enfants ils en rencontrent à peine deux ou trois qui
�LE 'DIAGNOSTIC DANS L'ÉDUCATION
1•
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rapportent quelque juste fruict de leur discipline » Un médecin habile n'a pas une thérapeutique invariable dont les remèdes s'appliquent à des cas pour ainsi dire abstraits; il ne soigne pas des maladies avec des formules qu'il Lrouve en nomhre déterminé dans ses livres; !il soigne des malades, et varie ses moyens à l'infini', ~omme les cas varient aussi à l'infini, d'après les constitutions individuelles. En continuant la comparaison, je dirai que le premier soin de l'éducateur, comme du médecin, doit être d'établir son diagnostic par une observation attentive et de chercher à bien connaître le caractère de l'enfant qu'il veut élever. J.-J. Rousseau dit, en recommandant l'éducation négative pour les premiers temps de la vie : « Une considération qui confirme l'utilité de cette méthode est celle du génie particulier de l'enfant, qu'il faut bien connaîlre pour savoir quel régime moral lui ,convient. Chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d'être gouverné; et il importe au succès des soins qu'on prend qu'il soit gouverné par celte forme et non par une autre. Homme prudent, épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot; laissez d'abord le germe de son caractère en pleine liberté de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse être, afln de le mieux voir tout ·enlier .... Le sage médecin ne donne pas étourdiment des ,ordonnances à la première vue, mais il étudie premièrement le tempérament du malade avant de lui rien prescrire; il commence tard à le traiter, mais il le guérit, tandis que le médecin trop pressé le tue 2 • » J'ai parlé précédemment des difficultés que présente .en principe l'observation psychologique de l'enfance.
'1. Essais, liv. I, chap. xxv. 2. Emile, liv. 11.
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L'ÉDUC ATION D U CA RACTÈRE
L'exp érien ce nou s fait faire à ce suj et d'autres remarques inquiétantes. 11 y a J es raisons qui s'opposent à ce qu e les parents, les premiers éduca teurs en da te, soient de bons observateurs à l' égard des enfants. C'est d'abord leur compl aisanc e naturelle pour leur pro géniture. L'ai gle, dan s une fabl e de La Fontain e, dema nde au hibou de lui peindre.ses « nourrissons » :
Le hibo u r epar tit : « Mes p etits sont mi gnons, Beaux, bien fa its, et j olis sur tous Jeurs compagnons Vo us les reco nn a itrez sans pe in e à ce lle ma rqu e » .
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Une m ère trouve qu e so n enfant, qui ou vre les yeux: depui s qu elqu es jours, montre de l'intelli ge nce, de la gentillesse. Ce tte illu sion fait sourire ; m ais ell e peut se prolonger et devenir dangereuse . J e l' ai Jit ailleurs ~ « De petits êtres âgés d'un an à peine ont J éj à en eux les rudim ents de toutes leurs passions de l'âge mûr, aveccet avantage immense , qu e t out cela es t encore t endre, fl ex ibl e, et peut être modifi é, extirp é ou hesoin sans g rand e peine, mais auss i avec cet immense da nge r , qu e to ut cela se dissim ule so us les apparen ces du besoin , se pa re des grâces du premi er âge , trompe ou même flatte l'indul gence excess ive, l' affcc lion vo lonti ers aveugle de la famill e 1 >>. Cho se sin g ulière ! ch ez les parents mobiles, passionn és , peu maîtres d'e ux-mêmes , et le nombre en es l g ra nd, à ce lte affection aveugle succède par moments· une sé vérilé excessive, au ssi peu raisonnable, qui leur fait trouver alors dans leurs enfants les plu s tristes dé-·· l'au ls ; cela peut arriver so us le coup d'un e g rosse étourderi e de ces derniers, lorsqu e la p a ti en ce des pilrents es t po ussée à bout, lorsqu e leur fa ti g ue es t extrême. De plus , l 'enfant , qui Lient beauco up de ses pa rents, et p ar
1. Les Docil'ines pédagor;iques des Grecs, l oLro ducti on.
�L'OBSERVATION MORALE
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l'hérédité, dont nous parlerons bientôt, et par l'imitation, dont nous avons parlé déjà, reproduit, dans une certaine mesure, leurs qualités, leurs défauts, leurs manières, dont ils sont mauvais juges, par l'effet de l'habitude et de l'indulgence qu'on a toujours pour soi-même. C'est ce qui fait qu'un simp le visiteur, un invité, observe souvent chez les enfants de la famille où il se trouve pour quelques instants des traits que les parents n'apercevront jamais. Une raison du même ordre fait que parfois les étrangers observent mieux une nation que les nationaux eux-mêmes. En général, l'observation morale est un don assez rare. Elle demande des qualités de pénétration, de finesrn, d'attention, de sang-froid, de patience, de mesure qui ne sont pas très répandues. Dans l'histoire de la pédagogie il est plus facile de trou ver des idées préconçues, des théories, des systèmes, que des observations nombreuses et bien faites. Or, si des hommes, remarquablement doués du reste, et attirés par un goût particulier vers cet intéressant sujet, l'enfance, qu'ils ont étudié clans leurs ouvrages, n'ont pas toujours été, pour la connaissance de l'àme enfantine, à la hauteur de leur tâche, que dire du vulgaire, de cette foule innombrable de parents, d'amis, de connaissances, de précepteurs, d'instituteurs, de professeurs, qui dirigent l'éducation des enfants ou influent sur elle? Celle grande œu vre réclame, comme condition nécessaire, une connaissance sérieuse de leur corps et de leur âme. Cl1 ez combien la trouve-t-on et combien en sont capables? Lorsque, parvenus à la maturité, et plus en état de nous connaître nous-mêmes, mieux instruits sur nous el sur la vie, nous nous rappelons notre propre histoire, nous constatons plus d'une erreur d'observation commise à notre sujet par nos parents ou par nos maîtres, el plus d'une faute de conduite qui a résulté de celte erre,ur.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Cependant il ne serait pas raisonnable de tomber dans le scepticisme el de ne pas croire à l'œuvre de l'éducation, parce qu'elle est des plus ardues dès son point de dép:ul, la connaissance des enfants. Il faut voir les difficullés, non pour se laisser aller au découragement, mais pour être plus attentif, plus sérieux, et pour redoubler d'efforts.
�CHAPITRE IV
L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du proRrès par l'évolution . Oppositi on du progrès clans l'ordre na turel par la sélec tion et dans l'ordre moral pa1· l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hér édité en pédagogie.
L'éducalion se propose d'agir sur les différenls pouvoirs que nous avons étudiés jusqu'ici dans l'âme de l'enfant, pour les modifier, ou de se servir d'eux pour arriver à ses fins. Il est nécessaire qu'elle les connaisse bien, el surtout qu'elle se rende bien compte de leur énergie. La qu es tion de leur origine, leur histoire, doit avoir , à cet égard, une grande importance. Le temps influe beaueoup, lout le monde le sait, sur la force de résistance que les choses peuvent présenler à l'homme. Il est plus malaisé de déraciner un vieil arbre qu'un jeune. Les habitudes récentes changent facilement, les habitudes invétérées résistent souvenl à tous les efforls . Or la plupart des éléments qui const ituent notre caractère sont plus anciens que nous; ils existaient avant nous chez nos parents, qui nous les ont transmis et qui les
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
avaient eux-mêmes reçus de leurs · ascendants. C'est un héritage qui passe de génération en génération, par la loi de l'hérédité, dont une multitude de faits démontrent rexistence. Attachons-nous particulièrement à ceux qui se rapportent au caractère 1 • Nous pouvons, sur ce point encore, rapprocher les animaux de l'homme. « Un cheval naturellement hargneux, ombrageux, rétif, dit Buffon, produit des poulains qui ont le même naturel. » Girou de Buzareingues remarque que l'hérédité s'étend chez les bêtes aux dispositions les plus bizarres. « Un chien de chasse pris à la mamelle et élevé loin de son père et de sa mère était d'un entêtement incorrigible, et, chose remarquable, il craignait au point de n'en plus chasser l'explosion de la poudre, qui excite tant d'ardeur chez les autres chiens. Sur la surprise qu'une personne en témoignait, on lui répondit : « Rien n'est moins surprenant, son père était « ainsi . » Étudiez attentivement le caractère des enfants d'une famille qui vous est connue, ainsi que celui de leurs parents, et recueillez le plus de renseignements possible sur leurs ancêtres : vous constaterez que les traits du caractère se sont transmis des uns aux autres comme les traits du visage, suivant des combinaisons variées. On dit parfois d'un enfant : « C'est tout le portrait de son père, ou de sa mère, ou de son grand-père », etc. Rarement celte assertion est exacte, et en général il serait plus juste de dire : « Il tient ceci de son père, cela de sa mère, cela de son grand-père », etc. La ressemblance des traits du visage frappe tous les yeux; celle du moral n'échappe même pas au vulgaire. La ressemblance physique tient évidemment à l'hérédité. La res1. Voir sur celte question le remarquable travail de Ribot, l'Hérédité psychologique, auquel j'ai fait de nombreux emprunts.
�HÉHÉDITÉ DES INSTINCTS
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semblance morale pourrait être attribuée à l'influence de l'imitation, s'il n'arrivait souvent qu'un enfant reproduit certains traits du caractère d'un aïeul qu'il n'a jamais connu et que, par conséquent, il ne peut imiter. Du reste, si l'imitation était seule en jeu, on ne s'expliquerait pourquoi l'enfant aurait reproduit certains traits de préférence à d'autres : il faut faire intervenir une prédisposition naturelle, qui résulte de l'hérédité. Chaque famille pourrait donc être, à ce point de vue, l'objet d'une intéressante monographie, qui apporterait, pour confirmer l'existence de l'hérédité, des faits soit entièrement nouveaux, soit analogues à la mullitude de ceux que l'on connaît déjà. Parmi ces derniers nous choisirons quelques-uns des plus saillants. Il en est toute une catégorie qui offre aujourd'hui, malheureusement, un grand intérêt; ce sont ceux où se montre l'hérédité de celte forme de l'instinct de gourmandise qui s'appelle l'ivrognerie. « Gall parle d'une famille russe où le pèi·e et le grand-père avaient péri tous deux prématurément, victimes de leur penchant pour les liqueurs fortes; le petit-fils, dès l'àge de cinq ans, manifestait le. même goût au plus haut degré .... De nos jours , Magnus Huss et Morel ont recueilli tant de faits sur l'hérédité de l'alcoolisme, que nous n'avons qu'à choisir. Un homme adonné aux boissons alcooliques a un fils qui montra dès l'enfance les instincts les plus cruels. Contraint de s'engager, il vendit ses effets militaires pour se procurer de l'eau-de-vie, et n'échappa à la peine de mort que sur les rapports des médecins, qui conclurent à l 'irrésistibilité du penchant 1 • » Remarquons, dans cet exemple, que le fils d'un alcoolique manifeste dès son enfa_ ce les instincts les plus cruels. C'est que le n penchant est transmis, non pas seulement sous forme
1. Ribot, l'llérédilé psycholo,qique, 1r e partie, chap. ,..
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L'ÉDUCATION DU CARACTÉRE
d'ivrognerie, mais avec les plus tristes modifications, cruauté précoce, paresse, besoin de vagabondage, qui sont, d'après un célèbre aliéniste, Morel, le partage des enfants d'alcooliques. Une statistique américaine, citée par Despine, a montré qu'ils sont dix fois plus exposés que les autres à commettre des crimes et des délits. L'avarice ainsi que les instincts qui lui font pour ainsi dire cortège sont souvent héréditaires. « J'ai remarqué, dit Maudsley, que, quand un homme a beaucoup travaillé pour arriver de la pauvreté à la richesse et pour établir solidement sa famille, il en résulte chez les descendants une dégénérescence physique et mentale, qui amène quelquefois l'extinction de la famille à la troisième ou à la quatrième génération. Quand cela n'a pas lieu, il reste toujours une fourberie et une duplicité instinctives, un extrême égoïsme, une absence de vraies idées morales. Quelque opinion que puissent avoir d'autres observateurs expérimentés, je n'en soutiens pas moins que l'extrême passion pour la richesse, absorbant toute& les forces de la vie, prédispose à une décadence morale, ou intellectuelle et morale tout à la fois 1 • » Voici une curieuse généalogie qui montre l'hérédité des instincts du vol et du meurtre. Jean Chrétien a trois enfants, Pierre, Thomas et Jean-Baptiste; le premier, Pierre, a pour fils Jean-François, condamné aux travaux forcés à perpétuité pour vol el assassinat; le second, Thomas, a pour fils François, condamné aux travaux forcés pour assassinat, et Martin, condamné à mort pour assassinat, dont le fils, voleur, est mort à Cayenne; le troisième, Jean-Baptiste, a eu sept petits-fils et petites-filles, tous voleurs, et un arrière-petit-fils, condamné à mort pour assassinat et vol 2 • Gall cite le cas
i. Patholor;y of Mind, p. 234. 2. Despine, Psychologie naturelle, l. 11, p. 1 . ,10
�EXEMPLES HISTORIQUES D'HÉREDITÉ
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d'une femme très perverse des États-Unis d'Amériquedont les quatre-vingts descendants en ligne directe ont été, pour un quart, frappés par la justice, et, pour les. trois autres quarts, ivrognes, fous. idiots et mendiants. L'histoire nous offre un grand nombre de cas où apparaît nettement l'influence de l'hérédité sur le caractère.« Le physique, ce père du moral, dit Voltaire, transmet le même caractère de père en fils pendant des siècles. Les A:ppius furent toujours fiers et inflexibles, les Catons toujours sévères. Toute la lignée des Guises fut audacieuse, téméraire, factieuse, pétrie du plus insol ent orgueil et de la politesse la plus séduisante. Depuis François de Guise jusqu'à celui ciui, seul, sans êlre attendu, alla se mettre à la tète du peuple de Napl es , tous furent d'une figure, d'un courage et d'un tour d'esprit au-d essus du commun des hommes. J'ai ,,u les portraits en pied de François de Guise, du Balafré et de son fils; leur taille est de six pieds : mêmes traits, même courage, même audace sur le front, dans les yeux et dans l'attitude 1 • >, L'étude des quatre Césars, Tibère , Cali gula., Claude et Néron, faite par Wiedemeister uu point de vue de l'hérédité morbide, élait facile; leu rs vices prodigieux. éclatent dans Tacite et dans Suétone, qui en ont déjà signalé la transmission héréditaire. Vespasien, dont l'avarice est célèbre, comptait parmi ses ascendants un commis de banque el un percepteur usurier. « Chez presque tous les princes de la famille de Condé, dit Saint-Simon, on note une chaude et naturelle intrépidité, une remarquable entente de l'art militaire, de brillantes facultés de l'intelligence, mais, à côlé de ces dons, des travers d'esprit voisins de la folie, des vices odieux du cœur et du caractère, la malignité, la bassesse, la fureur, l'avidi lé du gain, une avarice sordide, le goût
1. Diclionnaii'e philosophique, art.
CATON.
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de la rapine et de la tyrannie, et celle sorte d'insolence qui fait plus délester les tyrans que la tyrannie ellemême. » Sainte-Beuve dit à propos du livre où Loménie a étudié la famille des Mirabeau : « Il a révélé une race à part, des caractères d'une originalité grandiose et haute, d'où notre Mirabeau n'a eu qu'à descendre pour se répandre ensuite, pour se précipiter comme il l'a fait, et se distribuer à Lous, tellement qu'on peut dire qu'il a été l'enfant perdu, l'enfant prodigue et sublime de sa race». Les plus belles vertus sont elles-mêmes héréditaires, témoin celte famille des Lamoignon, dont l'un des derniers représentants, Malesherbes, a un rôle si noble Jans notre histoire, el que Fléchier appelle avec raison« une ,de ces familles où l'on ne semble naître que pour exercer la justice et la charité, où la vertu se communique avec le sang, s'entretient par les conseils, s'exalte par les .grands exemples ». Remarquons les dernières expressions de l'orateur chrétien, dans lesquelles les diverses .influences de l'hérédité, de l'éducation, de l'imitation, sont distinguées avec beaucoup de justesse. · Il y a donc des traits de caractère communs à chaque famille, et dont l'existence s'explique non seulement par l'influence, très réelle, du milieu, de l'imitation, mais encore, et surtout, par celle du sang. Il y a aussi des traits de caractère communs aux provinces, aux nations, aux races; ces traits se constituent à l'origine pour diverses raisons et, par l'influence - e l'hérédité, se transmettent à travers les âges, plus d ou moins modifiés, mais presque toujours reconnais·sables. Le Lorrain, le Champenois, le Picard, le Gascon, le J~rovençal conservent, malgré la centralisation et l'unité nationale de la France, des qualités et des défanls qui leur sont propres; ils les doivent à plusieurs causes, dont les unes ont disparu, par exemple des guerres, <les invasions, des conquêtes, certaines institutions et
�HÉfiÉDITÉ DU CAfiACTÈRE NATIONAL
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certains usages, dont les autres persistent, comme le sol, le climat, elc.; quelles que soient les causes, transitoires ou permanentes, les e!îets restent en partie et sont conservés par l'hérédité. Aussi peut-on affirmer d'avance, avec peu de chances d'erreur, sans les connaîlre individuellement, que tel Gascon et tel Lorrain par exemple, dans la physionomie et dans le caractère, offriront certains traits généraux de leur province qui les feront distinguer. Quoique assez éloignés l'un de l'autre, et vivant sous un ciel di!îérent, à proximité de peuples aussi peu ressemblants que les Allemands et les Espagnols, ce Lorrain et ce Gascon offriront aussi, surtout sous le rapport du caractère, des traits généraux de leur nation commune, la France, par lesquels ils se ressembleront; car il y a un caractère national, ·qui se forme en grande partie sous l'influence de l'hérédilé. « Si noll,'l possédions, dit Ribot, quelque bonne psychologie ethnographique, nous verrions plus dairement le rôle de l'hérédité dans la formation du caractère d'un peuple. Les historiens ont fait depuis longtemps des remarques décisives sur le caractère des peuples et l'impossibilité de le transformer. Ainsi, le Français du xix. 0 siècle est, au fond, le Gaulois de César. On trouve dans les Commentaires, dans Strabon et Diodore tous les traits essentiels de nolre caractère national : l'amour des armes, le goût de tout ce qui brille, l'incroyable légèreté d'esprit, la vanité incurable, la finesse, une grande facilité à parler et à se laisser prendre par les mols. Il y a dans César des réflexions qui sembleraient dater d'hier 1 . » · Ce passage peut soulever des objections sérieuses; on peut dire que le Français y est imparfaitement défini, qu'il faut se défier de ces généralisations dans lesquelles
. !. L' Hérédité psychologique, i rc partie, chap. vH.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
il est impossible de faire rentrer une foule de cas particuliers, que les Gaulois primitifs, qui ne formaient peut-être pas eux-mêmes une race homogène, se sont mélangés, sur divers points, avec des Ibères, des Latins, des Germains, Francs, Visigoths, Burgondes, Norm:mds, etc. Je n'entrerai pas dans l'examen d'une question ethnographique. Mais, quel que soit le sang primitif d'un peuple, du moment que ce peuple se constitue, il accumule peu à peu un fonds d'habitudes, d'idées et de sentiments communs qui pénèl:rent dans tous les esprits, qui finissent par en faire partie intégrante, qui se transmettent par le sang et qui constituent un caractère ethnique. Il y a ainsi un caractère français, un caractère anglais, distincts l'un de l'autre, mais capables, par mélange du sang de se pénétrer réciproquement. Nul doute que de quelques unions consécutives entre des familles françaises et anglaises ne résultent, au bout d'un certain temps, des. enfants qui différeront sensiblement el des purs Français et des purs Anglais, et qui présenteront sur certains points un caractère mixte où se mêlerontles qualités et les défauts des deux peuples. Toutefois reconnaissons qu'on doit se mettre en garde, dans ces matières délicates, contre les inductions défectueuses, les généralisations précipitées, et qu'on ne fait pas l'analyse ou la synthèse d'un caractère avec la précision et la certitude d'une opération chimique. ll est évident que les él émenls transmis par l'hérédité qui constituent en totalité ou en partie le caractère d'un individu, d'une famille, d'une nation, d'une race, ont eu un commencement, qu'ils ont été nouveaux à un certain moment de la durée et non héréditaires. L'hérédité peut, en ce qui concerne les divers éléments du caractère, commencer son œuvre avec chaque génération; mais l'œuvre, une fois commencée, ne s'anéantit pas avec cette génération, et elle passe aux suivantes.
�CONSTITUTION DU CARACTÈRE PAR L'HÉRÉDITÉ
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Expliquons-nous par des exemples. Il y a beaucoup de chances, en vertu même de l'hérédité, pour que, dans une famille où règnent depuis longtemps des traditions ·d'économie, de tempérance et de dignité, ne se manifeste pas le vice de l'ivrognerie chez un des membres; mais le fait, bien qu'inattendu, peut se produire. Voilà, dans le caractère de la famille, un élément nouveau, perturbateur, et qui, malheureusement, ne sera peut-être pas transitoire; l'ivrogne, en se mariant, pourra le transmettre, soit sous cette forme, soit transformé, comme nous l'avons vu. De même, une parlicularilé de l'organisme, une maladie du corps, après avoir fait une première fois son apparition dans une famille, passera aux descendants. Y a-t-il, après un certain temps, disparition de l'élément nouveau et qu'on peut appeler souvent perturbateur? Pour ce qui regarde le physique, la question est encore très obscure; des éléments se fixent, d'autres semblent disparaître. On connaît la persistance de certains traits d·1 visage dans les familles historiques, du nez bourbonien, par exemple, de la lèvre des Habsbourg. L'union d'un blanc avec une négresse produit un mulâtre; si les descendants de celui-ci ne s'unissent qu'avec des blanches, le sang noir disparaîtra graduellement, et la famille reviendra t9ut à fait au type de la race blanche après quelques générations. Quant à ce qui regarde le moral, une qualité ou un défaut de caractère pe1·sistent-ils indéfiniment dans une famille, après avoir commencé à s'y manifester, s'atténuent-ils ou se fortifient-ils par la transmission? Sont-ils destinés à une extinction lente, mais certaine? Problème difficile, presque insoluble dans l'état actuel de nos connaissances l Le caractère spécifique lui-même n'est pas entièrement fixe; la culture peut produire en · lui, avec le temps, des modifications profondes. Les animaux
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
domestiques, l'homme civilisé, descendent d'ancêtres sauvages doués d'instincts qu'on ne retrouve guère dans leur lointaine postérité. Socrate, Washington, Gœthe ont comme nous, parmi leurs ascendants, les brutes de l'époque quaternaire, qui étaient probablement anthropophages. Mais ces brutes se reconnaîtraient assez facilement, sous le rapport du caractère, dans les membres de la famille de voleurs et d'assassins dont je parlais tout à l'heure. Faut-il admettre, en vertu des lois de la concurrence vitale el de la sélection naturelle, que les éléments nouveaux se fixent pour un Lemps plus ou moins long lorsqu'ils contribuent au triomphe des mieux doués, ét qu'ils disparaissent au contraire bientôt avec les êtres dans lesquels ils se manifestent, lorsqu'ils sont une cause de faiblesse, de dégénérescence? Ainsi l'espèce humaine, et même toutes les espèces, seraient continuellement en progrès par l'effet de cette sélection de la nature qui distingue le bon pour le fixer, et le mauvais pour l'anéantir. Malheureusement il s'en faut que l'on soit d'accord sur toutes ces questions, et en particulier sur celle du progrès continu. Si l'on compare l'homme primitif, tel qu'on se le figure d'après les données, bien insuffisantes, de la science, à l'homme actuel, en laissant de côté les exceptions défavorables, et en prenant une sorte de moyenne, on doit assurément reconnaître qu'à beaucoup d'égards le ,progrès est évident, au physique comme au moral, et que l'homme semble de plus en plus se dégager de la bête. Cependant ne serait-il pas cbimérique d'espérer que par l'action des lois darwiniennes l'homme ne cessera de s'améliorer, et que la terre verra un jour le règne universel•de l'honnêtelé, de la douceur, de la bonté, de l'intelligence? D'abord , l'histoire ne nous y encourage
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nullement. Elle nous montre qu'une civilisation avancée peut, à la suite de grand s événements , faire place à une barbarie relative. Un peu avant les invasions ge rmaines, l'Italie et la Gaule offraient un état de civifüation qui, inféri eur au nôtre sur certains points, par exemple la science et l'indu strie, le valait peut-être s ur d 'au tres; quelques siècles se pasf:ient, nous a rrivo ns en plein moyen âge, et tout , dans ces mêmes pays, a rétrog rad é. En outre, comme nou s l'avons déjà dit, il n'y a pas acco rd entre nos concep tions morales et les volontés mystérieuses de la nature. Nous ne so mm es nullement certains, en développant par l' éd ucation les plu s nobles qualités du carac tère, d'armer le mieux possible pour la concurrence vitale ceux sur lesqu els nous agissons ainsi. Ce n'es t peut-être pas à eux que la nature destine le prix du com bat, el lesraces qu'elle se propose de faire triomph er ne son t peut-èlre pas celles qui, par l'honn ête té, la douce tir , la bonté, l'intelli gence même, parai se nt valoir mieux que les autres. Un savant de la célèb l'e famille genevoise desCandolle, dans un e ét ude su r l'hérédité, s'all ache à la race juive co mme à u11 exemp le frapp ant du pouvoir de l'atavi sme; il définit le ca ractère des Israélites, et cherche ce que pour rait être l'Europe s' ils étaient se ul s à la peupler. « Si l'Europ e, dit-il, était uniqu ement peuplée cl"Israélites, voici le sin g ulier spectacle qu 'elle présente rait. li n'y a urait plus de guerre; des million s d'hommes ne seraient pas arrachés aux trava ux uti les ,de toute espèce, et l'on verrait diminu er les dettes publiques et le irnpots. D'après les ten da nces co nnues des isra élites , la cullure des sciences , des lettres, des a rts, s urtout dé la musique , serait poussée très loin . L'industrie et le commerce se raient florissa nts. On verrait peu d'attentats contre les perso nn e~, et ceux co ntre la propriété se raient rarement accompagnés d e violence.
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La richesse augmenterait énormément par l'effet d'un travail intelligent et régulier uni à l'économie. Celte richesse se répandrait en charités abondantes. Le clergé n'aurait pas de collision avec l'État, ou seulement sur des points secondaires. Il y aurait des concussions et peu de fermeté chez les fonctionnaires -publics. Les mariages seraient précoces, nombreux, assez généralement respectés; par conséquent, les maux résultant du désordre des mœurs seraient rares. Ceci, joint à quelques règles d'hygiène, rendrait la population saine et belle. Les naissances seraient nombreuses et la vie moyenne prolongée », etc. Sauf quelques traits, ce tableau ne répond-il pas à l'idéal qu'on se fait d'une société civilisée, heureuse, bonne et honnête en somme? Ne nous parnil-il pas fort désirable que le progrès continu de la nôtre nous mène à un semblable état? N'est-ce pas, avec quelques corrections, le but où tendent les aspirations des politiques et des économistes raisonnables, des éducateurs bien intentionnés? Or le même savant continue en ces termes: « Après ce tableau, qui n'a pas demandé beaucoup d'imagination, puisqu'il repose sur des faits connus, je me hâle d'ajouter que la société ainsi composée ne serait pas viable. Pour peu qu'il restât en Europe ou dans les pays voisins quelques enfants des anciens Grecs ou Latins, des Celtes, des Germains, des Slaves ou des Huns, l'immense population serait bientôt soumise, violentée ou pillée. Plus les richesses seraient grandes, plus vite on les dépouillerait; plus la race serait belle, plus on la traiterait comme celle des Circassiennes et des jeunes captives qui pleuraient jadis à Babylone. Si les Barbares manquaient en Europe, il en viendrait d'au delà des mers. En un mot, supposer une grande population très civilisée, c'est-à. ,dire très humaine, très douce, très intelligente et très riche, sans pillards et sans despotes pour en profiter, est
�LE PROGRÈS PAR L'ÉVOLUTION
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aussi contraire aux faits connus que d'imaginer un continent peuplé d'herbivores sans carnivores. Théoriquement on peut concevoir une société extrêmement civili ée, c'est-à-dire éloignée deTélat barbare; mais ce ne serait pas une perfection, puisqu'elle ne pourrait plus se défendre. » On serait tenté de dire, en appliquant .::es réflexions aux individus et aux familles : « Théoriquement on peut concevoir un homme excellemment cultivé, réunissant les plus belles qualités de l'intelligence et du cœur; mais cette culture ne serait en définitive pour lui qu' une cause de faiblesse, parce .qu'elle aurait diminué en lui certaines énergies brutales el immorales, la violence et la ruse nécessaires pour l'emporter dans le combat de la vie; et, en la transmettant par l'hérédité à ses enfants, ne leur ferait-il pas un don funeste? » Si la nature fixe, à l'aide de l'hérédité, les qualités qui sont les meilleures pour triompher dans la concurrence vitale, son choix est souvent en contradiction absolue avec nos idées morales et avec l'œuvre éducative dirigée selon ces idées. Il y a là. de quoi inquiéter les éducateurs d'un e haute et sévère moralité, et aussi ceux dont l'âme tendre regarde la bonlé à la fois comme le meilleur moyen et comme le meilleur but de l'éducation. En se plaçant au point de vue des nouvelles théories scientifiques, n'ont-ils pas à craindre que la culture exquise de l'esprit et du cœur, affinant l'un et l'autre et développant la délicatesse de la conscience, ne mette ceux qui la reçoi\'ent trop au-dessus des réalités grossières, ne les rende incapables des folies, des vilenies et des violences qui sont en partie les éléments indispensables de l'action el du succès, et n'amène la Lléfaite des familles dans lesquelles se transmet un héritage lrop beau et trop pur? Si nous en avions le loisir, nous nous étendrions sur
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ce problème, sur celte antinomie entre l'ordre naturel et l'ordre moral, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois; nous trouverions peut-être qu'il est impossible d'en sortir autrement que par conception d'un ordre surnatul'el, gràce auquel tout s'explique, se corrige, se compense, s'achève, et qui seul empêche la vertu de n'être qu'une illusion, l'éducation dont la vertu est le but de n'être qu'une duperie. Pour le moment, nous nous en tiendrons aux fait& d'expérience, aux apparences positives, et, revenant à la question qui nous occupe, nous verrons que l'hérédité, si tant est que l'on puisse se reconnaître dans l'extrême complexité de ses c[ets, tend sans cesse à se corriger elle-même, parce qu'elle agit dans les sens les. plus divers. Il n'y a pas à craindre, en général, qu'elle accumule les éléments vel'lneux ou vicieux dans une seule famille d'une manière tellement exclusive qu'elle· condamne cette famille à l'impossibilité de vivre et de se perpétuer par l'excès même de ses vertus ou de ses vices. L'union de générateurs différents par le sang, l'esprit et le caractère produit une infinie variété, une modification incessante des familles et des races; chacun d'eux lègue à l'enfant des éléments plus ou moins dissemblables, qui se combinent pour former des tempéraments, des esprits, des caractères nouveaux à certain& égards. La nature elle-même veut cette variété, puisqu'elle n'a pas fait deux êtres entièrement semblables, el que dès l'origine elle a mis entre les deux générateurs, l'homme et la femme, des différences profondes. L'enfant diffère nécessairement de chacun d'eux par le fait même qu'il tient de chacun d'eux, et réunit en lui seul les traits différents de deux personnes. « Un peu de réflexion, dit Ribot, montre que l'action unique de ces deux facteurs peut donner lieu aux résultats les plus dissemblables; moyenne entre les deux parents, pré-
la
�LOIS DE L'HÉRÉDITÉ
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pondérance du père à tous les degrés possibles, prédominance de la mère à tous les degrés possibles. » Mais, outre son père et sa mère, l'enfant a comme ascendants ses innombrables ancêtres, dont il hérite au physique comme au moral. « Remarquons, dit encore Ribot, que dix générations, c'est-à-dire pour l'homme environ trois siècles, représentent 2048 générateurs dont l'influence plus ou moins marquée est possible. » Or ces générateurs sont loin d'avoir été identiques; et l'influence de chacun d'eux, relativement aux autres, peut s'exercer avec des variétés et des nuances fort nombreuses sur le descendant. Darwin a essayé de ramener à un petit nombre de lois les faits si complexes de l'hérédité; Ribot, qui adopte ces lois en général, les formule de la manière suivante, en ce qui concerne l'hérédité psychologique : i O Les parents ont une tendance à léguer à leurs enfants tous leurs caractères psychiques, généraux et individuels, anciens et nouvellement acquis. 2° L'un des parents peut avoir une influence prepondérante sur la constitution mentale de l'enfant. Dans ce cas, il peut arriver ou bien que la prépondérance suive le sexe, du père au fils, de la mère à la fille, ou bien qu'elle aille d'un sexe au sexe contraire, du père à la fille, de la mère au fils. 3° Les descendants héritent souvent de qualités mentales propres à leurs ancêtres et leur ressemblent sans ressembler à leurs propres parents. L'hérédité en retour est très fréquente en ligne directe, du grandpère au petit-fils, de la grand'mère à la petite-fille, etc. Elle est plus rare en ligne indirecte ou collatérale, du grand-oncle ou de l'oncle au neveu, de la tante à la nièce, etc. 4° Certaines dispositions mentales, d'une nature très nettement déterminée, le plus souvent morbides, se
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manifestent chez les descendants au même âge que chez les ascendants 1 • Bien que la première de ces lois affirme la tendance de chacun des parents à transmettre tous ses attributs à l'enfant, en fait il n'arrive jamais, et il est complètement impossible que l'enfant reproduise à la fois tout son père et tout sa mère. Il reproduit certains attributs de l'un et certains attributs de l'autre. La règle est même que l'un des deux ait sur lui, au point de vue de l'hérédité, une influence prépondérante, mais non exclusive. D'après Schopenhauer, la volonté, faculté essentielle et primordiale, qui comprend les instincts, les passions, le caractère en un mot, est transmise par le père; l'intelligence, faculté rl u second ordre, est transmise par la mère. Il cite, comme exemples du caractère transmis du père au fils, les Décius, la gens Fabia, la gens Claudia, Philippe et Alexandre, etc.; et, comme exemples de l'intelligence transmise de la mère au fils, J.-J. Rousseau, d'Alembert, Buffon, Hume, Kant, etc. Cette théorie est des plus discutables. D'autres ont soutenu que l'influence du père est prépondérante sur les filles, el celle de la mère sur les fils. Michelet en trouve des preuves nombreuses dans l'histoire. « Nul roi, dit-il en parlant de Louis XVI, ne montra mieux une loi de l'histoire qui a bien peu d 'exceptions. Le roi, c'est l'étranger. Tout fils tient de sa mère. Le roi est le fils de l'étrangère et en apporte le sang. La succession presque toujours a l'effet d'une invasion, les preuves en sont innombrables. Catherine, Marie de Médicis nous donnèrent de purs Italiens; Louis XVl fut un vrai roi saxon et plus Allemand que l'Allemagne 2 • » ·BuITon remarquait volontiers qu'il tenait de sa mère,
1. !}Hérédité psychologique, 2° partie, chap. 2. Histoire de France, t. XVll.
11.
�ATAVISME
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« qui avait beaucoup d'esprit, des connaissances étendues, une tête bien organisée ». Mais, si les faits sur
lesquels s'appuie la thèse de la prépondérance héréditaire d'un sexe sur l'autre sont nombreux, il y a d'autres faits, non moins nombreux, par lesquels on peut prouver la prépondérance d'un sexe sur le sexe du même nom. On appelle atavisme la transmission par le sang d'un attribut, physique ou moral, qui passe des ancêtres à leur postérité plus ou moins reculée, sans se manifester chez un certain nombre de descendants intermédiaires. Ainsi tel trait du caractère d'un enfant, qu'il n'.a reçu ni de son père ni de sa mère, existait chez un de ses aïeuls. « On observe souvent, dit Ribot, entre des parents fort éloignés et en dehors de la ligne directe, entre les oncles et les neveux, les nièces et les tantes, les cousins, les cousines, les arrière-neveux et même les arrière-cousins, des rapports saisissants de conformation, de figure, d'inclinations, de passions, de caractère, de monstruosité, de maladie 1 . » Lorsque des rapports de ce genre existent, par exemple entre un oncle et· un neveu, si l'influence de l'imitation ne peut être invoquée, il faut évidemment les attribuer à celle d'un ascendant dont le sang coule clans les veines du neveu et de l'oncle. Ribot trouve dans son expérience personnelle un cas frappant de ressemblance morale entre un neveu et son oncle maternel:« Tous deux ont eu un développement d'esprit précoce qui s'est arrêté vers quinze ans. Depuis ils sont tombés dans une sorte d'inertie qui les rend impropres à tout travail suivi. Ils ont tenté toutes les carrières, sans se fixer à aucune . Ce qui rend ces ressemblances encore plus probantes pour notre sujet, c'est qu'il est impossible de les attribuer à l'éducation ou à des influences de famille. L'oncle a passé la
1. L'Hé1·éclilé psycholggique, 2° partie, chap. u.
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plus grande partie de sa vie en Algérie; le neveu a vécu en France dans une famille rangée et extrêmement laborieuse. Je doute que tous les deux aient passé ensemble plus de dix jours de leur vie. Ces ressemblances dérivent d'un ancêtre commun 1 • '> Dans l'état actuel de la science, il n'es t pas possible de dire d'une manière certaine, surtout pour Le moral, quel estle maximum du temp s pendant lequel un attribut de l'ancêtre reste latent chez un certain nombre de ses descendants pour reparaitre ensuite. L'histoire seule nous fournit à ce sujet des faits intéressant.s, et ils sont trop rares, souvent trop discutables, pour qu'on puisse en induire une loi. Dans les familles restées obscures, et même dans beaucoup de celles qu'un ou plusieurs de leurs membres ont illustrées, le souvenir des ancêtres disparaît si vite qu'il est impossible de rien savoir d'eux au bout de quelques générations. C'est un véritable mal aux yeux de ceux qui, co mme nous, attachent le plus grand prix à la conservation des souvenirs et des traditions de famille, et qui y voient pour un pays l'une des meilleures garanties de stabilité et de force. No s mœurs et nos institutions actuelles ne feront que l'aggraver. La famille d'aujourd'hui est ém inemment instable; à peine formée, elle se déplace et se disperse avec une extrême facilité. Combien y a-t-il de Français, surtout à la ville, qui vivent dans la maison de leurs ancêtres? Combien même y en a-t-il qui, arrivés à l'âge adulte, vivent dans la maison de leur père? Avec la funes te tendance qui nous pousse aux grandes agglomérations urbain es, la possession du foyer deviendra un jour l'exception, si peut-être elle ne l'est déjà. Que de Parisiens connaissent à peine l'appartement loué où le hasard les a fait naître et auquel ne les attache aucun souvenir de famille 1
1. L'Héi'édilé psychologique, 2• partie, chap. u.
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Comment, dans de telles conditions, pourraient se former et se conserver des archives familiales? Je suppose qu'un père recueille ses souvenirs et ceux de ses aïeuls pour les transmettre à ses enfants; on peut prédire presque .avec certitude que ce legs se perdra bien vite au milieu ·des déménagements, des changements de résidence, des .partages. Aussi l'histoire des familles est-elle à peu près nulle, et ne fournit-elle en général aucun document utile sur ces graves questions d'hérédité physique et morale par atavisme. Il nous reste à dire quelques mots de la loi d'hérédité .à des périodes correspondantes de la vie. « Quelquefois chez l'ascendant, un caraclère, une disposition apparaît brusquement à l'âge adulte; chez le descendant, le même caractère, la même disposition apparaît brusquement au même âge, sous la même forme. C'est ce que Darwin .appelle l'hérédité aux périodes correspondantes de la vie, et Hœckel la loi d'hérédité homochrone .... Il n'y a ~uère de fait qui montre sous une forme plus saisissante .le caractère fatal de la transmission héréditaire. Un déterminisme latent amène chez le père ou la mère une ,i nfirmité physique, une disposition organique qui se traduit par le suicide ou par quelque forme de folie. L'enfant est sain, adulte; qu'a-t-il à craindre? Mais le Jegs fatal était en lui bien avant qu'il s'en révélât chez les parents la moindre trace. Il était dans cet ovule fécondé d'où il est sorti. A travers l'évolution de l'œuf, la vie embryonnaire, l'enfance, l'adolescence, un déterminisme inexorable, où chaque état commande celui qui suit, mène insensiblement à la date fatale. Est-il rien .qui montre mieux combien l'hérédité pèse sur nous de tout son poids, même quand nous n'en avons nulle .conscience et nul souci 1 ? » L'hérédité homochrone pouri. Ribol, l'llé,·édité psychologique, 2c parlie, chap.
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rait ex pliquer, dans plu sieurs cas, les modiflcali ons inaltendu es qui se produise nt parfois, à un certain i'tge, dan& le caractère de l'enfant, malgré l'édu cation, de même qu 'elle expliqu e celles qui se produi sent dans sa santé, en dépit de l'hygiène; les prom esses sont ex cellentes, on augure bien de l'avenir ; mais lu dépravation s'exer ce à l' éta t latent et doit se manifes ter à un mom ent détermin é. Toute cette élude sur l'hérédité a des rap po rts très directs avec la p édagogie. On a souvent comparé l' enfant à une cire moll e qu e l' on pe ut p élrir à volonlé_p our lui don ner les fo rmes les p lus diverses . Ce tte comp araiso n ma nqu e de ju stesse, e t les édu cateurs qui croiraient a u princi pe qu'elle impliqu e, c'es t- à-dire à leur pouvoir absolu sur l' enfan t, s' ex poser aient à de cru elles déceptions. Sa ns être l' esclave de la science positive, surtout lorsqu 'ell e en es t encore sur beauco up de p oints aux hypothèses, il faut cepend ant lui faire sa p art et ne p as ferm er obstinément les yeux devant ses théo ries. J 'e mprunte volontiers les li gnes suivantes à un savant dont j e n 'adopte nulle ment l'esprit phil osophique , p a rce qu'elles font bien resso rtir l'im portance de la ques ti on de l'hérédité en pédagogie. « Si grand que soit le po uvoir de l' éduca ti on, dit Maudsley, ce n'es t cependan t qu'une force rigo ureuse ment limitée. Elle es t limitée par la capacité inh érente à la n ature de l'individu et ne peul agir qu e dans le cercle plu s ou moins resserré d'une nécessité préexi stan le. Il n'y a p as d'éducation au m on de qui pui sse faire porter des r aisins à un pru n ier ou des fi g ues à un ch a rd on ; de même a ucun ê tre mortel ne peut aller au delà de sa n ature, et il sera touj ours impossible de co nstruire avec qu elq ue stabilité une intelli gence 0 11 un carac tère sur les fond ations d'une nature ma uvaise ... _ Dans ch aqu e œ uf en pa rti culier , l'h érédité in dividu ell e prép are la des tin ée propre de l 'individu .. .. Pl acez dès la
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naissance deux personnes dans des conditions identiques , soumettez-les à la même éducation; à la fin, elle& n'auront pas plus l'esprit exactement fait sur le même moule ou de la même capacité qu'elles n'at;ront lesmêmes traits et le même visage. Chacune d'ell es est sous l'empire de la loi d'évolution, sous l'empire des antécédents dont elle est le conséquent .... Il y a pour l'homme une destinée que ses ancêtres lui ont faite, et nul, fût-il capable de le tenter, ne peut échapper à la tyrannie de son organisation 1 . » Sauf la dernière phrase, les partisans du libre arbitre peu vent souscrire à tout ce qui précède. Ce qui fait la moralité de l'homme , et par conséquent son mérite, c'est précisément la lutte contre les instincts naturels et héréditaires lorsqu'ils sont contraires au devoir.Lorsq ue· l'enfant es t encore incapabl e de se diriger lui-mème, l'éducation se sert des énergies diverses qu'elle trouve en lui pour lui faire commencer cette lutte; elle l'y conduit, et l'y aide d'abord , pour le rendre ensuite capable de la soutenir seul. Mais il évident que la différence des forces engagées dans le combat rend les résultats différen ts pour chaque individu ; celui dont les passions mauvaises sont puissantes et la volonté faible y réussira moins bien que celui qui est heureusement doué so us le rapport du moral. Si l'on veut rendre l'éducation efficace, il faut croire en elle, et l'on doit croire en elle non seulement par un acte de foi aveugle, mais parce qu'une multitude de faits déposen t en sa faveur aussi fortement que d'autres faits démontrent l'influence de l'hérédité. Il n'est pas juste, il n' es t pas conforme aux faits de sotitenir comme Maudsley que nul ne peut échapp er à la tyrannie de son organisation. Le déterminisme scientifique, lorsqu'il exclut complètement la
1. Le C1·ime et la Folie, lnlroduclion.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 122 iiberté humaine, ne vaut pas mieux que le fanatisme mahométan. Nous ne nous étonnons pas de voir adopter -ce déterminisme exclusif surtout par les méd ecins et les psychologues qui étudient l'homme dans les hôpitaux, dans les asiles d'aliénés, dans les prisons, et qui ne voient guère en lui que le malade, le fou, le criminel. Ces états sont justement ceux dans lesquels, par des lois mystérieuses dont la raison morale nous échappe, la liberté humaine se voile ou disparaît entièrement. Aussi la justice ac lu elle, chez les peuples civilisés, en tient- elle eompte, pour atLénuer la culpabilité des actions qu'ils peuvent faire com mettre, ou même pour la supp rimer et ne voir dans les auteurs de ces ac tions que des irresponsables. Celui qui fonderait sa pédagogie sur les observations qu'on peut faire dans les maisons de correction, parmi les malheureux enfants à l'égard desq uels toutes les tentatives d'amélioration morale restent impuis·santes , raisonnerait fort mal; il n'aurait même qu' une ·Chose à faire, ce serait de prêcher l'abstention et de refuser toute inlluence à l'œu vre éducative. Dans ce milieu, en effet, la tyrannie de l'organisation paraît s'imposer avec un e force inéluctable. Il suffit d' envisager la réalité tout entière, de ne pas se cantonner dans les régions désolées de la folie et du crime, pour retrouver l'espérance et la foi. l\Iais, d'autre part, il serait puéril de croire que l'homme, en tant qu 'ê tre libre, es l le seul facteur de sa destinée, et que les enfants so nt uniquement ce que l'éducation les fait. Leur carac tère n'est pas celui d'un être qui sortirait tout nouveau, tout original dAs mains de la nature. Chacun de nous plonge par ses racines dans les générations antérieures; il a en lui, avec leur sang, leurs instincts, leurs passions, leurs vertus el leurs vices. 11 n'est pas cet homme abstrait dont parle Rousseau, d'après une conception tout à fait inexac te et
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antiscientifique. Les influences héréditaires de sa race, de son pays, de sa province, de sa caste, de sa famille se mélangent à des degrés infiniment divers, pour lui donner une originalité individuelle il est vrai, mais qui se décompose en éléments empruntés pour la plupart à la série des individus qui ont vécu avant, éléments dont la combinaison particulière en lui fait seule son originalité propre. Mais, dira-t-on peut-être, pourquoi la pédagogie se préoccuperait-elle, en définitive, de ces questions d'hérédité? Pourvu que l'éducateur connaisse bien les caractères des enfants dont il a la charge, que lui importent ') les origines? En quoi cette recherche, qui est du domaine de la science pure, intéresse-t-elle son action pratique? L'objection serait bien superficielle. Des instincts, des passions, des habitudes héréditaires, \ en vertu même de leur durée, qui dépasse celle de l'individu chez lequel on les constate, et qui leur donne une grande puissance, ne demandent pas le même traitement que s'ils dataient de cet individu lui-même. Il importe beaucoup, pour cette raison, de sa voir non seulement qu'ils sont héréditaires, mais, sic 'est possible, depuis quand ils le sont. Un attribut qui ne s'est manifesté que depuis peu de temps dans une famille est plus facilement modifiable qu'un attribut qui remonte à des ascendants éloignés. Il y en a qu'on ne peut modifier que dans une certaine mesure. Il y en a qui sont, par l'action de l'hérédité, tellement entrés dans le caractère d'une famille, d'une classe, d'une nation, qu'ils sont devenus une de ces forces naturelles contre lesquelles on ne lutte pas et qu'il faut subir. Aussi serait-il déraisonnable de prétendre établir des règles uniformes pour tous les enfants. Que de nuances, d'habiletés, de concessions, de précautions sont nécessaires, non seulement suivant les cas individuels, mais aussi suivant les
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familles, les classes, les nations, les races! Irez-vous, par exemple, exiger le même effort d'attention scientifique d'un enfant dans la famille duquel l'ignorance et la paresse d'esprit sont héréditaires, et d'un enfant dont les ascendants ont reçu depuis longtemps une culture raffinée? Il y a, on le sait, des exceptions: de futurs savants naissent dans des familles ignorantes, et, de savants ou de lettrés, proviennent des faibles d'esprit; mais, dans ces questions, il faut s'attacher surtout à la moyenne. Irez-vous prêcher avec pleine confiance l'humilité au descendant d'une race o_ rgueilleusc et habituée au commandement, et le désintéressement absolu à celui qui n'a dans sa famiIJe que des traditions de négoce et de lucre? L'insuccès trop fréquent des éducateurs s'expliquerait souvent par l'ignorance des conditions où l'hérédité place les enfants à· qui ils ont affaire, et par la présomption, l'impatience avec lesquelJes, sans le savoir, ils luttent contre des natures dont ils ne s'expliquent pas les résistances obstinées. A cet égard comme à d'autres, il convient de rapprocher l'éducateur du médecin. Un médecin consciencieux et habile ne se contente pas d'examiner l'état de son malade et de le questionner sur sa vie passée : il l'interroge aussi sur ses parents, sur sa famille, dans le passé de laqueIJe il remonte aussi loin qu'il le peut, pour y trouver, sur le cas qui l'occupe, de précieuses ii1dications. De même l'éducateur, pour mettre de son côté toutes les chances de succès, ne devrait pas se contenter d'étudier le caractère des enfants : il lui faudrait recueilJir sur leurs ascendants des renseignements aussi nombreux que possible, constituer pour chacun ce q uc j'appellerai son dossier d'hérédité. La tâche, je ne me le dissimule pas, est des plus difficiles. Quoi qu'il en soit, j'estime que la pédagogie a intérêt à connaître ces questions, qui ont pris de nos jours.
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une importance énorme et qui jouent un rôle capital dans les sciences biologiques. Elle n'en tirera pas, comme on le fait trop souvent, des conclusions découragées et sceptiques au point de vue de l'éd ucation et de la morale. Mais elle y trouvera de nouvelles lumières. Il ne faut jamais, nous le répétons, fermer les yeux à la vérité; d'autant mieux que, pour les esprits prudents, fermes et hauts, elle n'est pas toujour5 triste, et que, pour qui saiL voir, Jes théo ries scientiflques ne sont nullement mortelles aux grandes croyances morales.
�CHA.PITRE
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Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie gui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nei·vosisme. Influence constante du corps · sur le moral, même en dehors de la maladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et l'âme. Dangers d'une culture intellectnelle excessive. - Influence favorable des exercices physiques sur le caractère.
Une petite fille jusqu'à l'âge de six ou sept ans avait été intelligente, aimable, pleine d'affection; tout à coup un grand changement se produit dans son caractère : elle devient grossière, sauvage et intraitable; elle ne fait plus rien, court les champs et, si on la réprimande, répond par des injures; ses parents n'ont plus aucune autorité sur elle, elle est constamment méchante pour ses sœurs; elle fait en tendre des jurements affreux; elle vole tout ce qu'elle croit précieux, pour le cacher ou pour le détruire. Il est probable que dans sa famille on s'en prend d'abord au moral, et que parents et maîtres usent avec elle de conseils, de réprimandes, de punitions, jusqu'à ce que, poussés à bout et désespérés, ils songent à recourir au médecin. Celui-ci examine l'enfant; il lui trouve les yeux brillants, les conjonctives rouges, la tête chaude, les extrémités froides, les intes-
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tins dérangés; on lui apprend que son appétit est perverti, qu'elle aime mieux dormir sur la terre humide que dans son lit, qu'elle se plaît à vivre dans l'ordure, etc. Plusieurs membres de la famille ont été aliénés. Le doute n'est pas possible : cette enfant n'est pas vicieuse, elle est atteinte de folie; il faut chercher, non pas à la corriger, mais à la guérir; de fait, elle guérit au bout de deux mois 1 • Un petit garçon, dès l'âge de deux ans, était méchant et intraitable; il déchirait ses vêtements, brisait ce qui lui tombait sous la main, et souvent refusait de prendre sa nourriture; un de ses amusements était de saisir un chat, de lui arracher les moustaches avec une adresse et une rapidité étonnantes, et de le jeter dans le feu ou par la fenêtre; il était complètement insensible à l'amitié et ne jouait jamais avec les autres enfants; il fut l'élève sans espoir de plusieurs maîtres; · on se décida enfin à l'enfermer dans un asile, où aucune amélioration ne se produisit 2 • Un autre petit garçon, d'un extérieur et d'une intelligence ordinaires, était de temps en temps sujet à de graves désordres de conduite; il devenait alors incorrigible, ce qui l'avait fait chasser de différentes écoles; ses actes de violence avaient un caractère si excessif, qu'on était porté à penser qu'ils pouvaient aller jusqu'au meurtre; dans les intervalles, il était doux et affectueux; lorsque ses accès le prenaient, la sensibilité cutanée était complètement abolie; on dut également l'enfermer dans un asile a. Pourquoi ai-je cité ces trois faits, pris parmi beaucoup d'autres analogues? C'est parce qu'ils montrent
1. Prichard, On the ditferent forms of insanity. 2. J\laudsley, Pathologie de l'esp,·it, chap. v1. 3. Moreau, Psychologie moi·bide, p. 31.3.
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bien une situation spéciale de l'enfant que je veux étu·dier tout d'abord au point de vue de l'influence du physique sur le moral : c'est celle où la folie, éviden Le pour ,le médecin, ne l'est pas pour les personnes peu ou point versées dans la science de l'aliénation mentale, et où ~ette ignorance de la vraie cause leur fait attribuer à .<les défauts de caractère des actes dont la folie Sl;)ule est responsable. Dans le premier des cas cités tout à l'heure, la folie est transitoire; elle n'affecte que pendant un Lemps très court le caractère de l'enfant; peut-être alors -est-elle plus visible, mème pour les personnes incompétentes, auxquelles un changement aussi subit, suivi d'une amélioration aussi prompte, peut faire soupçonner une cause purement morbide. Dans le troisième cas, la folie est intermittente et se dissimule davantage; les alternatives de bonne et de mauvaise conduite sont bien faites encore pour éto'nner; mais comme Ja mauvaise conduite revient souvent, on peut l'attribuer à des caprices d'un caractère variable, sur lequel il convient d'agir pour lui donner un peu plus de èonstance et faire disparaître les éléments perturbateurs. Enfin, dans le second cas, la folie est continue, et c'est là qu'elle se dissimule le mieux; l'enfant aliéné n'est pendant longtemps aux yeux de tous qu'un monstre dont les vices font horreur, jusqu'à ce que l'on finisse par s'apercevoir qu'il n'est qu'un malade digne de pitié. L'erreur peut, nous le répétons, durer longtemps. Il y a beaucoup de familles el d'écoles dans lesquelles se rencontrent ces malheureux qui sont le désespoir des parenls et des maîtres, et dont la maladie mentale n'est pas assez caractérisée pour qu'on la soupçonne et pour qu'on songe à les mettre en traitement dans un asile. La science médicale elle-même, ou bien s'y trompe, ou bien n'ose pns avouer ses soupçons à la famille, surtout lorsque, au milieu de leur incontestable dépravation, les enJants donnent des preuves d'une
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-certaine intelligence. Car on ne sait pas encore assez, même parmi les personnes éclairées, que folie n'est nullement dans tous les cas synonyme de démence, qu'il y a des cas de folie partielle alTectant seulement les actes et les produisant sans aucune adhésion de la volonté, ·ou affectant la volonté et les sentiments tout en laissant l'intelligence plus ou moins intacte. On se fait vulgairement une idée fausse de la folie : on lui attribue un caractère délirant qu'elle n'a pns toujours, tant s'en faut, -et, quand ce caractère manque, on ne songe pas à la folie, ou l'on refuse de la reconnaître. « Il y a, dit Maudsley, une catégorie d'enfants qui sont pour leurs parents et les personnes qui ont alTaire avec eux une -cause de trouble ou d'anxiété. Affligés d'une véritable imbécillité morale, ils sont profondément vicieux; ils mentent et volent instinctivement, avec une adresse et une ruse qu'ils n'auraient jamais pu acquérir; ils n'ont aucune trace d'affection pour leurs parents, aucun bon ·sentiment pour les autres personnes; leur unique souci, c'e t de trouver le moyen de satisfaire leurs passions et leurs tendances vicieuses; et ils le font avec une Onesse et une subtilité singulières. Leur intelligence est également défectueuse, car, à seize ans, ils ne 1isen t pas mieux qu'un enfant de six ans bien portant; et cependant ib sont adroits à tromper et à satisfaire les désirs de leur nature vicieuse. Chez d'autres, il n'y a aucun trouble apparent · de l'intelligence; leur éducation générale peul être bonne, et quelques - uns font preuve parfois d'une dextérité extraordinaire d'un ordre part.i·Culicr; la chose surprenante, c'est qu'avec une intelligence aussi vive ils soient aussi complètement incapables de voir combien leur conduite est contraire à leurs intérêts. Cependant il en est ainsi : le sentiment de leu personnalité est si absorbant et si intense qu'ils ne peuvent voir au delà de la satisfaction immédiate, et leur 9
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 130 intelligence est complètement engagée à son service .. Parfois ils sont dignes d'approbation, se tiennent bien, s'imposent habilement aux personnes avec lesquelles ils se rencontrent et se tirent d'embarras avec une grande adresse. Quand ils sont embarrassés, ils expriment les regrets les plus amers, écrivent les lettres les plus repentantes, et font la promesse solennelle de s'amender sans la moindre sincérité ou sans raire le moindre effort à la première occasion qui se présente 1 • » Mai5, dira-t-on au sujet de celle remarquable peintureempruntée à un médecin aliéniste, où voit-on que cesenfants-là aient un germe de folie? Sur quoi s'appuiet-on pour attribuer à la folie le retard de leur intelligence, les vices de leur caractère, les fautes de leurconduite? On s'appuie sur les analogies frappantes que leur état présente avec certains états de folie confirmée,. sur leurs antécédents héréditaires, qui révèlent souvent chez leurs ascendants soit une névrose transformable en folie, soit la folie elle-même, sur certains signes qu'un regard perspicace aperçoit dans leur constitution physique, el sur certain détails de leur santé, enfin surles conséquences que leur étal amène souvent dans. l'âge adulte. Beaucoup d'entre eux, s'ils ne disparaissent! pas rapidement victimes· de leur constitution physique et mentale, s'en vont finir dans les prisons, dans les asiles ou dans les maisons de santé. D'après les aliénistes, et je crois qu'ils voient juste sur ce point, il existe, entre la véritable folie et la véritable santé de l'esprit, une zone mixte, dans laquelle· vivent et s'agitent un grand nombre d'individus qu'on appelle vulgairement maniaques, bizarres, excentriques, et dont les singularités de conduite tiennent à des particularités de leur tempérament qui se manifestent aux
1. La Pathologie de l'esprit, chap. v1.
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bons observateurs, ou qui restent inconnues. Mais les limites de celte zone se franchissent assez facilement, surtout du côté de Ja folie. Alors se produisent des actes affligeants, qu'on attribue à un vice, à une faute de la volonté, lorsque le seul coupable est le système nerveux de ceux qui les commettent. Mon expérience personnelle me fournit un cas intéressant de ce genre. J'avais en 1874, dans ma classe, un élève interne médiocre, mais dont l'intelligence, quoique peu distinguée, ne me paraissait nullement atteinte; il était d'une famille aisée, instruite et jouissant de l'estime générale; je n'avais à lui faire aucun reproche pour sa conduite, je le trouvais poli, tranquille, assez attentif, et la seule chose qui m'eût frappé dans sa personne, c'était une espèce ùe contorsion nerveuse de la bouche, que j'observais même assez rarement. Le correspondant qui le faisait sortir constata chez lui, à plusieurs reprises, des vols d'argent, dont il accusa d'abord sa bonne; cette fille, très honnête, fut inquiétée par la juslice, et finalement on découvrit que le coupable était mon élève. L'enquête à laquelle on se livra fit connaître que ce jeune homme recevait largement de son père de quoi satisfaire aux menues dépenses d'un collégien de son âge, qu'il ne s'était livré à aucun excès, à aucune dépense extraordinaire au lycée ni au dehors, et que les sommes provenant de ses différents vols étaient soigneusement conservées par lui dans une cassette, enveloppées chacune dans un morceau de papier avec l'indication exacte de la date du vol. Comme il y avait eu effraction, la cour d'assises fut saisie. Le malheureux père eu beau recourir au talent d'un brillant avocat et à la science de deux célèbres médecins aliénistes; bien que ces derniers eussent prouvé qu'il y avait des fous parmi les ascendants de l'accusé, qu'il avait été atteint
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dans son enfance d'une fièv re 1y phoïde, qu'il avait un jour, sans motif sérieux, frapp é un camarade d'un coup de couteau, et surtout qu e ses vo ls avaient été effec tu és dans des conditions qui leur donnaient une grande r essemblance avec ceux d'aliénés atteints d'une folie bien connue, la kleptomanie, le jury admit la culpabilité. Malgré ce verdict, je ne doutai pas un seul instant qu'il n 'y eût là une erreur judiciaire, très excusable, du r es te, et que mon élève ne fût tout simplement un kleptomane. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Des enfants qui se trouvent dans des conditions analogues, ou dont la tare morbid e est encore plu s visible, sont parfoi s victimes d'une ignorance du même genre. « Ces enfants, dit Mauclsley , ont la mauvaise chance d'ê tre confiés, a pr'ès avoir échoué dan s les écoles ordinaires, à des individus qui demand ent des élèves indomptables et qui prétendent posséder un spécifique infaillible pour les dresse r et les instruire. Il y a quelques années, un de ces enfants fut tellement frap p é par so n maître, qu'il en mourut. ... On trouva après la mort une quantité anormale de sé rum dan s les ventricules, et le médecin légiste émit l'o pinion que c'était le ré sultat des mauvais traitements auxqnels l' enfant avait été sou mis, et que c'était l a cause probable de la mort. En r éalité, l'état morbide peut avoir eté la cause de la stupidité de l' enfant, et sa mort peut avoir été occasionnée par une punition qui n'eût pas sérieuseme nt affecté un en fant bien portant. Si nous r éflechisso ns à l'é tat du cerveau, il es t clair que des mes ures sévères ne peuvent produire aucun bon résultat, mais bten plutôt des effets fâch e ux : la patience et l'amabilité, la douceur et les encournge menls, un bon régim e et aes habitudes rég uli ère , des exercices corporels convenabl es, le co ntrôl e rég ulier d' un e personn e judicieuse sont les meilleurs moyens à employer. Avant tout, il es t bon de ne pas vouloir
�NERVOSISME
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donner à ces êtres mal organisés un degré de développement mental dont ils sont incapables 1 • » Nous ne tomberons pas dans le travers de certains aliénistes qui, à force d'étudier les fous, ne voient plus partout que folie. Mais rions estimons qu'il est bon de s'initier à leurs études, parce qu'on peut y trouver des indications utiles, des lumières nouvelles, pour distinguer la vérité, qui, dans sa complexité infinie, se cache à l'ignorance, à l'instruction superficielle, el pour éviter de regrettables erreurs. Ainsi, grâce à ces études, l'éducateur verra parfois la marque d'une lésion grave du système nerveux, souvent héréditaire, chez des erifants que l'ancienne psychologie eût envisagés sous un autre jour, comme autrefois on accusait la possession diabolique d'accidents qui sont aujourd'hui du domaine de la pathologie nerveuse. Malgré les progrès constants faits de nos jours par l'aliénation mentale , et qu 'o n attribue en grande partie soit à l'état de surexcitation cérébrale qui résulte d'une civilisation avancée, soit à l'alcoolisme, les enfants chez lesquels la folie se dissimule sous les apparences de graves défauts du caractère sont encore, nous l 'espérons, la petite minorité. Mais il y a d'autres maladies du système nerveux qu 'on appelle des névroses (épilepsie, hystérie, hypocondrie, etc.) et surtout un état morbide général, assez vague, auquel on a donné le nom de nervosisme, qui sont fort communs aujourd'hui, surtout dans les villes. Combien de fois entend-on dire qu'en enfant est nerveux, que ses parents sont ner:... veux, etc.! Or cet état physique agit beaucoup sur le moral. « L'agacement, dit Bouchut, et une extrême irritabilité lraduïts par le changement d'humeur et une disposition morale nouvelle s'observent chez tous les
1. La Pathologie de l'esp1'it, chap.
YI.
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L'EDliCATION DU CARACTÈRE
malades. Ces phénomènes sont d'une mobilité excessive, et ils disparaissent un moment sous l'influence d'une di version imprévue, pour revenir et disparaitre encore. Les uns sont mécontents de ce.qui les environne; ils se plaignent de tout; ils s'attristent; ils boudent contre leur souffrance et ils voient tout en noir; les autres, plus violents, s'emportent au moindre prétexte, et le bruit, la contradiction ou la contrariété déterminent chez eux de véritables accès de colère. On ne .ait comment les satisfaire, car tout leur devient une occasion de manifester lïrrilabililé de leur caractère, et ceux qui ne pement maîtriser celte impulsion intérieure deviennent les gens les plus désagréables qu'il soit possible de rencontrer. Celle fàcheuse disposition de l'esprit se manifeste également par une grande sensibilité morale, par un extrême besoin d'affection et par une exaltation particulière du langage 1 • » Bien des traits de cette peinture pounaient se vérifier chez les enfants dont leurs parents ou leurs maîtres disent. qu'ils sont difficiles. Or, si les nerfs en sont cause, sans qu'on le sache, et si l'on emploie, pour venir à bol:ll de ces enfants, les moyens de rigueur, qui sont souvent, et dans certains cas, justement recommandés, à quelle erreur pédagogique ne s'expose-t-on pas, par suite de l'ignorance où l'on est d'un état maladif qui réclame presque toujours, au contraire, de la douceur et de la patience! « Ils sont, lisons-nous dans un traité, sensibles aux encouragements, aux bonnes paroles, à l'intérêt affectueux qu'on leur témoigne. C'est bien là celle disposition du caractère qu'exprimait par ces parole8 un méùecin névropathe : Depuis que l'homme existe et qu'il souffre, le langage de la pitié a· été une de ses meilleures assistances, et souvent il obtient plus d'adoui. De l'étal nerneux ou nei·vosisme, cbap. 1v, sect. 2.
�IN~'LUENCE DE LA SANTÉ SU!l LE MORAL
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-<:issement à ses maux par un coup d'œil, par une pression de main, par une phrase, par une interjection charitable, que par tous les ingrédients que nous faisons bouillir, filtrer, concasser et moudre 1 • » Je n'ai pas l'intention de passer en revue les diverses affections qui peuvent réagir sur le caractère des enfants. Il est d'observation vulgaire que l'état de leur corps, même lorsque la santé n'est pas sérieusement compromise, influence à chaque instant leur moral. Voici une ·scène à laquelle on assiste fréquemment : Un jeune enfant, à peine au sortir des langes, s'agite, pleure, crie ·sans motif visible; le père, impatienté, se fâche et menace; la mère recourt aux caresses; mais menaces et caresses n'y font rien, et l'enfant continue à crier; c'est qu'un malaise physique qu'on ne voit pas, et qu'il ne peut pas encore expliquer aux aulres, le tourmènte, ,l 'empêche d'être calm e, docile et affectueux. Rousseau prétend même que dès les premiers jours ·on altère l'humeur des enfants par l'usage du maillot. « Une contrainte si cruelle pourrait-elle ne pas influer sur leur humeur ainsi que sur leur tempérament? Leur premier sentiment est un sentiment de douleur et de p eine : ils ne trouvent qu'obstacles à tous les mouvements dont ils ont besoin: plus malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de vains efforts, ils s'irritent, ils ,crient. Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs . .Je le crois bien : vous les contrariez dès leur naissance; les premiers dons qu'ils reçoivent de vous sont des chaînes; les premiers traitements qu'ils éprouvent sont -des tourments 2 • » Il y a dans I'Émile des pages excellentes sur la disposition des jeunes enfants à l'emportement, au dépit, à
1. Axcnfeld cl 1-Iucharcl, T1·aité des névi·oses, liv. III, sect. 3.. .2. Emile, liv. 1.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
•
la coitire, qui n'est pas un véritable défaut de leu1~ caractère dont on doive chercher à les corriger par la: rigueur, mais qui demande au contraire des ménagements extrêmes, parce qu'elle résulte de leur santé. Un bon moyen de faire naître en eux des passions violentes, ce serait justement de les traiter avec une rigueur maladroite. « Je n'oublierai jamais, dit Rousseau, d'avoir vu· un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ : je le crus intimidé. Je me disais : Ce sera une âme servile dont on n'obtiendra, rien que par la rigueur. Je me trompais: le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cri& aigus; Lous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans celte agitation 1 • » Aussi Rousseau recommande-t-il d'éloigner des enfants avec le plus grand soin les personnes qui les agacent, les irritent, les impatientent et qui « leur sont cent fois . plus dangereuses, plus funestes que les injures de l'air et des saisons ». Quand l'âge est venu de les envoyer en classe, il faut que le maître ait reçu de son inslrucliou pédagogique quelques idées exactes touchant l'influence du physique sur le moral, et qu'il connaisse les relation& étroites qu'il y a sur certains points entre l'hygiène de l'école et le maniement du caractère des élèves. Je suis convaincu qu'un grand nombre des difficultés qui se présentent dans la discipline des collèges tiennent à ce qu'on y néglige des règles d'hygiène importantes. Par exemple, dans certains établissements, le temps consacré au repas est trop court, et, dans la plupart, les élèves doivent manger en silence. Or on sait que la masi. Emile, liv. I.
�JNFLUEI\CE DE L'EXERCICE PHYSIQUE
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tication lente et une certaine animation pendant lesrepas sont de bonnes cond itions pour une digestion rapide, et que, d'autre part, la lenteur de la digestion dispose mal l'esprit; aussi ne faut-il pas s'étonner si certains élèves sont lourds et endormis, ou remuants et agités, pendant la partie de la journée où ils se trouvent sous cette mauvaise influence. Une température trop .chaude ou trop froide dans la classe, un air épais et vicié, influent aussi sur la discipline. La claustration, l'insuffisance des exercices corporels, le manque de grand air agissent à la longu e sur les caractères, produisent en eux un sourd malaise qui peut s'aggraver et se traduire par des fautes sérieuses, des tendances à l'insubord ination. Je connais un proviseur qui, sentant, à certains symptômes, l'imminence d'une révolle, la conjura par une promenade extraordinaire. Qui n'a éprouvé, même dans la maturité de l'âge, l 'io.fluence salutaire des fortes marches sur la fatigue de l'esprit, sur la tendance nux idées tristes, sur la dépression de l'intelligence et de la volonté? Un grand savant anglais, qui est en même temps un grand ascensionniste, dit, en parlant des Alpes: « C'est au milieu d'elles que, chaque année, je viens renouveler mon bail avec la vie et rétablir l'éq uilibre entre l'espr it et le corps, équilibre que l'excitation purement intellectuelle de Londres est surtout propre à détruire 1 • )) Le docteur Lortet s'exprime ainsi en pré~entant au public le livre auquel je viens d'emprunter ces lignes : « C'est là une de cesœuvres à part qui caractérise celte race anglo-saxonne jeune et forte, rude même encore quelquefois, qui aime et qui comprend la nature. Au milieu des Alpes. et de leurs scènes grandioses, ces hommes énergiques viennent retremper leur corps, leur esprit el leu~
i. Tyndall, Dans les montagnes, trac!. Lortet, préface.
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
-cœur en luttant contre les difficultés du monde matériel ,et en triomphant des émo tions qu'on éprouve à chaque pas dans ces région s sauvages, quelquefois terribles. C'est là que la jeunesse anglaise s'envole chaque année, qu'elle trouve ce courage froid et indompla ble qui la distin gue, eelte patience à toute ép reuve, celte volonté de fer qui sait surmonter tous les obstacles; là tous vienne nt se ,débarrasser de ce virus des gra ndes villes, qui, au moral comme au physique, lu e les populalions de nos cilés où la vie dévorante ne permet plus à l'âme el au corps de s'équilibrer dans une ha rmonie commune. » Notre syslème d'éducation privée et publique en France ne mérite-t-il pas, à ce point de vue, de graves reproches? En particulier, dans les classes aisées, on traite les enfants co mme de purs corps lorsqu'o n les en toure de toutes les recherches d'un bien-être animal qui risque d' a ITaiblir pour toujours leur énergie, et on les traite .co mme de purs esprits lorsqu'o n les pousse à l'élude avec une ardeur impatien te , en vue du succès, de la posilion qu'il s'agit de conq uérir, et avec une négligence excessive des exercices physiqu es. La mère, aux heures de loisir, habille sottement ses j eu nes enfants en grande toilette pour leur faire faire un e petite promenade dans un jardin public, où ils sont censés prendre l'air, et elle Jes garde auprès d'e lle en leur recommandant bien de ne pas se salir, de ne pas s'éc hauffer. Mollement élevés dans leurs premières ann ées , ils iront ensuite au collège; pour y satisfaire aux exige nces de pro grammes qui vont sans cesse en s'élargissant, et dont un émin ent universitaire a dit « qu'il n'es t pas un e réforme qui n'ait eu pour -obj et de les restreindre el pour effet de les étendre 1 », ils verront la pl us g rande par lie de leur temps réclamée Jlar le travail inlellecluel, el les exercices du corps, qui
1. Gréard, l'Espril cle cliscipline dans l'écluca tion.
�SURMENAGE INTELLECTUEL
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sont précisément les plus nécessaires à celte époque de la vie, relégués à un rang inférieur. S'ils sont internes, ils passeront leurs récréations entre les murs d'une cour, trop souvent à se promener comme des hommes; leurs promenades du jeudi et du dimanche se feront pendant deux heures, le long d'une roule, dans un rayon d'une lieue à peine, avec des haltes pour se reposer d'un pareil déploiement de forces l Assurémenl la sanlé générale ne paraîtra pas en souffrir; des statistiques très sincères montreront qu'elle est meilleure dans nos internats qu'au dehors. Mais ce qu'une slatislique ne relève pas, c'est l'affaiblissement de la force physique et de l'énergie virile, dont on peut avec raison rendre responsables en partie l'insuffisance de l'éducalion du corps et la prédominance excessive de la culture inlellectuelle. « Ce n'est pas une âme, dit Montaigne, ce n'est pas un corps qu'on dresse; et, comme dict Platon, il ne fault pas dresser l'un sans l'autre, mais les conduire égualement, comme une couple de chevaulx attelez à mesme timon 1 • » Si le corps souffre par la faute de l'àme, il ile tarde pas à se venger sur elle. Ainsi que l'a fait remarquer un médecin, il ne faut jamais meltre les nerfs contre soi. Du resle, le mal dont nous nous plaignons n'affecte pas seulemenl l'éducation française. Nous lisons dans un rapport adressé en 1882 par une commission de médecins au gouverneur impérial d'Alsace-Lorraine : « Des plainles générales s'élèvent dans les assemblées de médecins aussi bien que dans les parlet'nenls de l'Empire et des Élats confédérés. Des associations se forment pour protéger la jeunesse menacée 2 », etc.
1. Essais, liv. I, chap. xxv.
2. Rapport sw· les écoles publiques mpérieu1·es d'Alsace-L01·-
raine, t rad. Roth .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Le docteur russe Sikorski signale ce qu'il appelle « des déviations dans l'évolution névro-psychique », produites par le manque d'équilibr·e dans le développement physique el intellectuel. « La déviation la plus nuisible, ditil, consiste dans le développement prématuré ou trop rapide des facultés intellectuelles, qui sont alors en disproportion avec la faible croissance du corps. Il m'est arrivé d'observer de pareils désaccords chez des enfants de tous les àges. Ils amènent avec eux la faib_lesse , l'anémie, et ils gàtent le caractère, en le rendant irritable. Les premiers-nés de parents intelligents sont ordinairement l'objet de soins attentifs, ce qui naturellement est très utile à l'e 1, fant, mais risque d'amener un développement trop précipité. C'est ce que produit nécessairem ent l'influence constante des adultes, qui, poussés par l'affection et l'intérêt qu'excite en eux un enfant bien doué, ne l'abandonnent jamais à lui-même, et contribuent, par leur conversation surtout, à éveiller en lui une foule d'idées nouvelles qui, sans cela, n'auraient pas surgi de si bonne heure. Dans ces conditions, l'attention . et le travail intellectuel de l'enfant sont excités outre mesure. Plus tard ces conditions rendent l'enfant extraordinairement intelligent, impressionnable, et développent en même temps l'irritabilité de son caractère 1 • » Il est piquant, par contraste, de remonter en imagination le cours des âges, et de se transporter chez ce peuple grec qui nous valait bien, sinon par la science, du moins par l'intelligence et l'esprit. La profonde conviction où il était qu'un développement équilibré du corps et de l'àme est nécessaire pour la santé des deux, et que l'àme est la première à souffrir de la négligence qu'elle apporte au soin bien compris du corps,.lui faisait
1.. Le développement psychique de l'enfant, 3, Revue philosophique de mai 1885.
�GYMNASTIQUE CHEZ LES GRECS
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donner dans l'éducation des enfants, et même dans les habitudes des adultes, une la rge place à la gym nastiqu e; il dissertait et écrivait moins que nous sur l' hygiène; mais, grâce à un heureux instinct, il la pra tiquait mieux. J e ne saurais trop r ecommander , à ce sujet, la lec ture d'un dialogue intitulé c, Anacharsis ou les gy mnases », dans lequel Lucien s'est plu à retracer , en un tableau plein de vivacité, l'éd ucation que recevait -autrefois la jeunesse grecque · avant la décadence des 1nstitntions et des mœurs. Le Scythe Anacharsis se prom ène avec Solon dans un gym nase d'Athènes, et ,ce qu 'il y voit faire le re mplit d'étonnem ent. Devanl lui les jeunes gens ont commencé par quitter leurs vêlements, et se frotter d'huile avec le plus grand calme; puis ils se so nt diri gés ve rs un espace couvert de boue, et là, dans un accès de fureur bizarre, ils se sont rués 1es uns sur les autres. Celui-ci tient son adversaire étroitem ent embrassé et cherch e à le plier comme une tige ·d'o sier; ce lai-là l'enlève par les j ambes, le jette à terre, se précipite sur lui , le pou sse dans la boue, lui presse le ventre avec ses ge noux e t lui appliqu e le coude sur la -gorge . D' autres se battent à co ups de poing et à coups -de pied. D'autres enfin, quoique solitaires, ne paraissent pas moins in sensés; il s s'agitent avec violence, saut ent comm e s'ils co uraien t, tout en restant à la même place, et lancent des co up s de pied en l'air. Tout cela se passe so us les ye ux d'un magistrat en robe de pourpre -qui, au lieu de meltre fin à ces ac les de démence , les considère avec une a ttention mêlée de plaisir. Solon explique alors au Scythe la raison d' être de CflS exe rcices en a pp arence si bizarres ; il montre les excellents effets d'une éd uca tion intelli gente du corps par la gymnas -tique, non se ul emen t pour le co rps lui-même , mais aussi et surlout pour l'àme, qui lui doit la vigueur, la ferm eté el le cou r:ige . c, Nos jeunes gens , dit-il, colorés et
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L'ÉDUCATION DU CAilACTÈRI,
brunis par le soleil, ont un air mâle et plein de vie qui annonce l'ardeur et le courage, fruits d'une santé florissante; aucun d'eux n'est ridé ni maigre; aucun n'est chargé d'embonpoint; ils ont toutes les proportions d'un corps bien dessiné; le superflu, l'excès des chairs s'est fondu par les sueurs; Je reste est demeuré sans mélange d'aucune humeur vicieuse. Ce que le vanneur fait au blé, nos exercices le font au corps des jeunes gens : ils jettent au vent la paille et les barbes dont ils séparent le froment pur qu'ils gardent en dépôt 1 • » Comme je le faisais remarquer dans une étude consacrée à !'intéressant opuscule de Lucien, cet éloge convaincu des exercices du corps, cette démonstration de leur utilité au point de vue de la morale et du patriotisme, sont particulièrement propres à nous faire réfléchir. Plus instruits que les jeunes Grecs, nos enfants ne répondent pas malheureusement au portrait que Lucien a tracé d'une jeunesse au sang riche, élégante et robuste. Nous avons beaucoup trop d'adolescents « dont le teint est pâle et qui sont élevés à l'ombre», suivant les expressions de l'auteur. Une réaction vigoureuse contre des habitudes de mollesse et de langueur est seule capable de leur donner du sang, des muscles et, par suite, certaines vertus morales qui n'habitent pas d'ordinaire dans des corps énervés. Nos voisins d 'outre-Manche semblent avoir sur ce point de meilleures habitudes que les nôtres dans leurs grandes institutions d'enseignement secondaire, si j'en juge d'après ce qu'on lit dans le remarquable rapport présenté en 1867 par MM. Demogeot et Montucci sur l'enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse. A Eton, à Rugby, à Harrow, qui correspondent, avec des différences considérables cependant, à nos grands lycées, « une part essentielle de l'éducation, la plus importante
1. Anachai·siB, édition Tanchnitz, p. 279 et 280.
�GYMNASTIQUE ANGLAISE
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aux yeux des élèves, et peut-être même à ceux des maîtres », ce sont les exercices athlétiques, paume , ballon, canotage, course, « et surtout le roi des jeux, le noble et savant cricket». Les jeux viennent au premier rang, d'après la remarque d'un maître d'Eton, les livres au second. A Harrow, le cricket occupe quinze heures par semaine; à Eton, il en exige vingt-sept; à Winchester, on consacre au èricket an moins trois heures par jour. Qu'il y ait là quelque excès, nous nous résignons à en convenir, pour ne pas trop choquer nos habitudes françaises. Avec un pareil régime il serait peut-être difficile de se préparer au baccalauréat et à !'École Polytechnique, ce rêve de toutes les familles en France. Mais écoutons ce que disent Dernogeot et Montucci sur le résultat final: « Grâce à son éducation physique, soutenue par une forte et simple nourriture, la jeunesse anglai se se développe avec une énergie triomphante. C'est plaisir de voir ces beaux et jeunes corps, si grands et si bien faits, toutes les forces de l'homme avec la taille frêle encore de l'adolescent, ces muscles si pl eins et si souples, ces couleurs de santé si fraîches, ces poses à la fois si modestes et si fi ères. On lit d'un r egard sur ces jeunes figures viriles l'habitude de braver la fatigue et le danger, le courage simple et noble qui existe naturellement et sans orgueil, parce qu'il n 'a pas seulement conscience de lui-même .... Et quelle habileté de la part des maîtres d'avofr su opposer ·Ja nature à la nature, et placer celte salutaire dépense de force physique au moment où ils en devaient craindre la dan gereuse surabondance! Aussi tous s'accordent-ils à voir dans les jeux athlétiques une sauvegarde puissante, un auxiliaire indispensable de la morale 1 • » C'est là une des profondes convictions de la
1. De l'enseignement secondail·e en i' 0 pa rti e, 1re secli on, chap. 1v.
Anqlete1·1·e et en Ecosse.
�1H
· L'ÉDUCATION DU CARACTÙRE
pédagogie anglaise. On la retrouYe dans l'un des meilleurs livres dont la lecture puisse être recommandée aux jeunes gens et à leurs maîtres, !'Éducation de soimême, par John Stuart Blackie. Au commencement de la partie consacrée à l'éducation physique, se lit cet aphorisme: « Le premier devoir de l'élève est de veiller à la parfaite santé de ses mu scles et de son sang». Puisse une pareille conviction pénétrer aussi dans notre pédagogie française, et surtout y produire des effets pratiques! 11 importe peu de proclamer les plus beaux principes, si l'on s'en lient là. « S'il ne s'agit que de poser les principes, dit Jules Simon en parlant de l'éducation physique, c'est un chœur général d'applaudissements; si vous parlez de passer à l'application, tout le monde secoue les épaules et retourne à ses affaires. Ce n'est pas la philosophie, c'est la routine qui est notre maîtresse 1 • » Il est absolum ent nécessaire que les parents et les maîtres de l'enfance soient avertis, par des connaissances sérieuses en hygiène et en pédagogie, que le caractère des enfants a Jes rapports étro its avec leur constitution physique; que bien des traits de l'un s'expliquent par des particularités de l'autre; que, dans beaucoup de cas, pour modifier le caractère, il faudrait d'abord modifier l'état de santé; qu'il est maladroit, injuste, parfois même cruel de s'en prendre au moral de l'enfant. lorsque son physique seul est coupable, et -d'agir par des réprimandes ou des punitions lorsqu'il conviendrait d'appliquer un traitement médical ou simplement des règles hygiéniques; que soigne r le corps de l'enfant, c'es t aussi soigner son âme; qu'il faut faire au corps, dans l'éducation, une large part; que cléve1.
La Réfo,·me de l'enseignement secondaire, 2• partie, Inlroduc-
lion.
�L'ÉDUCATION VŒILE DU CORPS
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lopper l'âme , surtout dans ses facultés intellectuelles, aux dépens du corps, est un e grave imprudence qui retombera sur ell e plus tar d, peul-être très lourdem ent; qu'au contra ire l'édu ca tion viril e du corps a sur le caractère la plus h eureuse influ ence. Tout cela n'attaque en rien les croyances les plus spiritu ali stes, et se concilie fo rt bien avec elles. Le co rps, « celte guenille », co mm e disent les femmes savantes dans Molière , r écla me une attention intelli gen te . Mais, je l'ai remarqué, ce ux qui le négligent le plus lor qu'il s'agit de lui accorder les soins virils d'un e gy mnastiqu e appropriée , sont parfois ee ux qui le choi ent jusqu 'à l' énerver par tous l es r affinements du bi en- être. La gymn as tiqu e sérieu se demande de l'énergie et du courage . Qu oiqu'ell e s'appliqu e au corps, ell e est essentiell ement une œ uvre de l'âm e. « L'esprit, dit Blackie, est la force motrice. »
NOTE
E XTR AIT DES C OMPUS R ENDUS DE L'ACADÉMIE DES S CIENCES MORAL ES ET POLITIQ UES
(Séance du 16 janvier 1886)
Le surmenage intellectuel et les habitudes sédentail'es dans tes écoles . - Au n om de l'hygiène, M. Gustave Lagneau vient protester contre les usages en vigueur dans nos écoles et les fun estes conséqu ences qui en résultent pour produire l'abâtardissement de la race et la propagation des mala dies con stitutionnell es et héréditaires . Déjà MM . Thiers, Carnot, de Lapra de , Duruy, Jules Simon, Gréard ont insisté sur la nécessité de limiter le travail intellectuel des écoliers . En dépit de ces remontrances, auxquelles on aurait dû déférer, car elles venaient d'hommes dont l'expérience était consommée et la clairvoyance non suspecte, il semble qu'on n'ait eu d'autre souci que d'augmenter le fardeau déjà trop lourd des jeunes étudiants : les program10
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
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mes se sont ·étendus; les représentants de toutes les connaissances ont rivalisé d'ardeur pour introduire leurs études dans l'enseignement et donner à cet enseignement la sanction des examens. Le catalogue des questions auxquelles doit pouvoir répondre l'infortuné qui brigue les diplômes des baccalauréats constitue une effrayante encyclopédie où la chimie, l'algèbre, la physique, la géométrie, l'histoire universelle, le latin, le grec, l'all emand, l'anglais, la rhétorique et la philosophie se donnent la main. · C'est abs urde et, de plus, extrêmement dangereux. S'appuyant sur de nombreuses statistiques portant sur plus de 40 000 élèves et empruntées à vingt observateurs de tous pays, parmi lesquels il suffira de citer MM. Wave ," Cohn,, Durr, Key, Giraud-Teulon, Java!, Maurice Perrin, Motais, M. Lagneau démontre que les elfets du mauvais éclairage des salles et de l'encombrement des dortoirs, des attitudes videuses, des habitudes sédentaires, de lïmmobililé prolongée, sont la myopie, la scoliose, les déviations de la colonne vertébrale, les maux d'estomac, la carie dentaire, enfin la tuberculose. Le surmenage inlellecluel détermine des céphalalgies r ebelles, des ép istaxis r éitérées, la fatigL1e mentale, un véritable épuisement cérébral. M. Lagneau conclut en demandant qu'on modifie les plan s d'enseignement et les programmes d'examen en vue d'alléger le fardeau trop lourd à portet· qu'on impose à des enfants et à des jeunes gens; il demande surtout que les · h eures en levées au travail int!:lllecluel soient données à des exercices militaires en plein air, à des promenades instructives, à la gymnastique, etc.; il réclame enfi n, pour les j eunes gens plus âgés, un supplément d'espace, de liberté et d'exercices physiques. ·
�CHAPITRE VI
L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il en rapport avec celui de la civilisation et en particulier de l'instruction? La criminalité n'est pas le crilerium de la ruoralité. - L'enseignement moral.- Objections de Herbert Spencer.-Inlluence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau. - Dangers de la mauvaise littérature.
« Du foyer des sentiments tendres et généreux, dit Mme Necker de Saussure, il rayonne sur l'intelligence je ne sais quelle vie, quelle douce chaleur dont elle est intimement pénétrée .... Une aridité, un froid mortel, accompagnent les plus beaux discours des êtres égoïstes, secs, remplis d'eux-mêmes 1 • » Si tel est le pouvoir de la sensibilité sur l'intelligence, celle-ci, de son côté, a sur les sentiments, sur la vol on té, sur le caractè1·e en un mot, une influence qu'il .convient d'étudier avec al tenlion. Nous avons déjà cité la remarque de Dugald Stewart sur les rapports de l'imagination et de la sympathie. « Beaucoup d'hommes, dit Marion, en la commentant, ne manquent de bonté que parce qu'ils manquent d'imagination. Ils s'apitoieraient sur les maux des
1.
L'Éducation progi·essive, liv. IV, chap. m.
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L'iDUCATION DU CARACTÈRE
aulres, s'ils se les représentaient assez vivement. Tout homme est plus semible aux souffrances plus voisines de lui; on est ému malgré soi de celles dont on est témoin. Un accident qui arrive dans not,·e quartier, dans notre maison, nous bouleverse; mais il faut plus d'imagination pour prendre à èœur les catastrophes lointain es; il en faut beaucoup pour travailler avec suite à adoucir les misères ou à réparer les injustices dans une autre partie du mond e 1 • » Nous n'attachons pas plus d'importance qu'il ne convient à cette sensibililé cosmopolite, et nous nous soucions assez peu que les enfants prennent part à des souscriptions destinées à soulager les maux des Espagnols, des Américains ou des Chinois. Mais il nous paraît fort désirable qu'on leur fasse connaitre et même observer de bonne heure, dans la mesure de leurs moyens, la société au milieu de laquelle ils vivent, au point de vue des maux que produit le paupérisme, afin que cette connaissance intellectuelle éveille en eux le sentiment moral d'une compassion active. On peut attribuer à l'égoïsme, à la dureté du cœur une indifférence à l'égard des misères humaines qui n'est parfois que le résultat de l'ignorance. Un enfant qui vit dans le bien-être ne soupçonne pas naturellement que beaucoup de ses semblables soulîrent du froid, de la faim, des privations de toute sorte. Pour échauffer son cœur, il faut d'abord éclairer son .esprit. Nous venons de parler des inconvénients de l'ignorance à un point de vue bien restreint. Donnons à la question plus d'ampleur. D'abord, est-il vrai, comme l'affirme Platon, que la vertu soit identique à la science, le vice à l'ignorance, que les hommes se portent au mal par ignorance du bien, et que, s'ils voyaient leur vrai
1.
De la solidai·ité morale, p. 61.
�L'IGNORANCE ET LE MAL
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bien, qui n'est autre que le bien en soi, ils le rechercheraient naturellement avec l'ardeur qu'ils mettent à en suivre les apparences trompeuses? Celle question philosophique est tout à fait du domaine de la pédagogie, puisque la théorie de Platon, si on la fait descendre des _ hauteurs de la métaphysique dans les régions plus humbles de la sociologie, est fort en honneur chez la plupart de nos pédagogues aussi bien que de nos politiques contemporains, aux yeux desquels l'instruction est l'instrument le plus sûr et le plus rapide de la moralisation universelle. On répète volontiers un mol dont je ne connais pas l'auteur, mais qui exprime bien l'opinion dont il s'agit dans ce qu'elle a de plus affirmatif: (( Pour toute école qui s'ouvre, une prison se ferme ». Celte opinion repose à la fois sur des faits cerlaiqs et sur des hypothèses discutables. Il est constaté que, dans ce qu'on peut appeler le monde du crime, parmi ces vagabonds, ces voleurs et ces assassins de prnfession qui récidivent toujours après une première faute, l'ignorance est générale. Il est constaté aussi que chez les peuplades sauvages qui sont placées au plus bas degré de l'espèce humaine, et qui pratiquent sans aucun remords les actions les plus c,·iminelles, mensonge, vol, meurtre, l'ignorance est absolue. On peut dire de ces malheureux, avec le procureur général Renouard : « L'ignorant complet est un être neutre, aux actes duquel, œuvres d'un instinct sans règle et sans guide, manque la responsabilité. Il est juste de lui beaucoup pardonner, car il ne sait ce qu'il fait; mais il est un fléau pour la sociélé, que sa brulalité menace. C'est un impérieux devoir de travailler à introduire quelques rayons de lumière dans ce chaos inintelligent 1 • n Nul doute que le progrès de la civilisation, qui est insépai. De l'impartialité. Pari~, 18H, p. 24.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
rable de celui de l'instruction, ne nous ait amenés d'un état primitif semblable à celui-là, où dominaient la ruse et la violence animales, à l'état de douceur et de paix relatives où nous vivons aujourd'hui. L'hypothèse commence lorsqu'on prétend que la civilisation nous amènera sûrement, dans l'avenir, à des étals de moralité de plus en plus parfaits, grâce au progrès constant de ce qu'on appelle les lumières. Il y a des faits qui sont de nature à nous inspirer quelques doutes à ce sujet. Je lis dans un travail où l'on corn. mente les données de la statistique criminelle : « Un peuple en train de se civiliser présente un accroissement proportionnel de la criminalité astucieuse ou voluptu euse et une diminution relative de la criminalité violente .... La contagion civilisatrice fait diminuer dans son nouveau séjour la criminalité cruelle, qui auparavant y sévissait, et elle y fait augmenter la criminalité perflde ou lascive, qui naguère éta it inférieure à la première 1 • » La Corse, pays peu instruit, comparée à la France, donne un chiffre considérable d'homicides et un chiffre très faible de vols, ce qui confirme la remarque précédente. En Prusse, le progrès de la civilisation n'a même pas diminué la criminalité violente, puisque l'homicide y est en voie d'accroissement notable. En France, les régions des grandes villes, foyers de civilisation et de lumière, prése ntent sur les cartes annexées à la statistique criminelle de 1880 des teintes sombres, non seulement pour les attentats contre les personnes, mais aussi poul· ceux qui sont commis contre les propriétés. La criminalité n'est qu'un des éléments du problème qui nous occupe, car il n'est nullement permis de dire
i. Tarde, Problèmes de criminalité, 2, Revue philosophique de janvier 1886.
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qu'elle est un sûr criterium de la moralité. Il y a une foule d'actes contraires à la morale que la loi ne connait point, contre lesquels elle reste impuissante , et qui ne sont pas relevés par la statistique. Une vi e très im mo. raie, pleine d'égoïsme, d'avarice, de cupidité, de débauches, peut se dérouler au grand jour, sans que la ju stice humaine intervienne, et sans que ceux qui se livren·t à tous ces vices cessent d'être sans reproche à ses yeux, puisqu'il est impossibl e de leur constituer un casier. L'instruction est même fort utile à certaines gens pour faire le mal sans violer la loi. La question prin ci pale serait de savoir si le nombre des actes immoraux qui ne so nt pas du ressol' t de la justice diminue par l'eITet de l'in struction , et si l'amélioration morale avance parallèlement avec la culture intellectuelle. Il est extrêmement difficile, sinon impossible, de répondre par un jugement sur la moralité général e qui s'app uie assez solidement sur un nombre suffisant de faits bien éta blis pour ne pas êll'e disc uté. Chacun ne peut guère qu'interroger là-dessus so n expérience en même temps que l'histoire, et donner son opinion personnelle, toujours suje tte à contes tati on. Pour moi, j e pense assez volontiers que nous sommes moins violents, moins rudes qu'autrefois, que nous valon s mieux moralement que les sauvages, qui représe ntent encore aujourd'hui, à quelques égards, l'éta t primitif de l'humanité, mais qu'à partir d'un certain degré de civilisation, relativeme nt assez inférieur, où l'humanité se dégage de la brutalité bestiale, il reste dans l'âme humain e un fonds de mauvais instincts sur lesq uels l'instruction proprement dile n'a guère de prise que pour modiller la manière dont ils se sa tisfo nt, sans les détruire le moin s du monde. Celui qui, par d'habiles calcul s, amène sciemment la ruine d'autrui pour édiller sa fortune, ne vaut pas mieux, moralement, que celui
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L'ÉDUCATION DU CARACTERE
qui tue pour voler; c'est le même instinct, avec des manifestations différentes. La concurrence commerciale est une forme, adoucie en apparence, de la concurrence vitale; mais il y a bien des cas où cette douceur apparente cache une cru au lé féroce. Un juge des consciences · qui lirait au fond de toutes, et qui apprécierait leurs déterminations d'après les principes d'une haute et pure morale, trouverait-il qu'elles valent mieux aujourd'hui qu'au lrefois, chez les peuples très civilisés que chez ceux qui passent encore pour grossiers, chez les hommes instruits que chez les ignorants? Nous n'osons répondre par l'affirmative. Est-ce sans raison que au progrès de la civilisation on attribue des lumières, du bien - être, la disparition graduelle des formes religieuse et guerrière de l'enthousiasme, qui se concilient parfaitement avec la rudesse et la violence des mœurs, mais qui n'en sont pas moins très nobles au point de vue moral, parce qu'elles déterminent le sacrifice des biens les plus chers, de la vie même, à un sentiment désintéressé ou à des espérances ullralerrestres? Quoi de plus absurde, aux yeux de la raison positive, que de se faire tuer pour une croyance théologique, pour un chef militaire? Et que d'atrocités l'enthousiasme religieux ou guerrier n'a-t-i1 pas fait commettre! Si on peut le remplacer par un. autre qui résiste à la critique et qui produise les mêmes actes d'énergie et de dévouement, rien de mieux. Sinon, la disparition de tout enthousiasme, de toute foi n'amènera-t-elle point une dépression morale dont les progrès du bien-être, de la sécurité et même de la science ne seront pas capables de consoler les âmes un peu hautes? Quoi de plus immoral, en somme, malgré la paix matérielle et la cullure scienlitique, qu'une humanité sans énergie désintéressée et sans idéal? Herbert Spencer soumet à une critique très vive l 'opi-
�OBJECTIONS DE HERBERT SPENCER
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nion dominante, absurde selon lui, qui a une confiance si grande dans les effets moralisateul's de la culture intellectuelle. D'abord il y a toute une série de connaissances qui n'influent en rien sur le caractère. << Quel rapport, dit Spencer, peut.-il y avoir entre apprendre que certains groupes de signes représentent certains mots, et acquérir un sentiment plus éleYé du devoir? Comment la connaissance de la table de multiplication, ou la pratique des additions et des divisions, peuvent-ell es développer les sentiments de sympathie au point de réprimer la tendance à nuire au prochain? Comment les dictées d'orthographe et l'analyse grammaticale peuvent-elles. développer le sentiment de la justice? Pourquoi enfin des accumulations de renseignements géographiques, amassées avec persévérance, accroîtraient-elles le respect de la vérité 1 ? » Cet argument était facile à trouver. En voici un autre plus profond, et qui contient, à notre avis, une grande part Lie justesse. On prétend que la connaissance de la conséquence des actes, donnée par l' instruction, est de nature à influer puissamment sur la coud uite, et par là sur le caractère. L'ignorant; que rien n'éclaire, cherche aveuglément à satisfaire ses instincts; faites pénétrer dans sa cervelle quelques notions claires sur les conséquences les plus certaines de ses actes, il corn men ce à réfléchir, à réprimer le premier mouvement, qui est souvent le mauvais; il exerce sur lui-même le pouvoir· inhibitoire de la volonté; c'est le début d'un travail d'amélioration du moral par l'intelligence, travail qui produira des e1Tets de plus en plus grands, à mesure que· l'instruction se développera et fera connaître les conséquences lointaines et complexes des actions. Or, d'après la remarque de Herbert Spencer, les idées, en tant que1. lnt?'Ocluction à la science sociale, chap. x,·.
�L'ÉDUCATION I;)U CARACTÈRE
conceptions de l'intelligence pure, n'ont sur la conduite qu'une très faible influence, et les vrais mobiles de l'action sont les sentiments qui accompagnent les idées ou qu'elles excitent. « L'ivrogne a beau savoir qu'après la débauche d'aujourd'hui viendra le mal de tête de demain, le sentiment de cette vérité ne l'arrête pas, à moins que son imagination ne lui représente distinctement la punition qui l'attend, à moins qu'il ne surgisse dans sa conscience une idée nette de la souffrance qu'il faudra endurer, à moins que quelque chose n'excite assez fortement en lui un sentiment opposé à son désir de boire. Il en est de même de l'imprévoyance en général. Si l'on se représente clairement les maux à venir et que l'on re~sente par l'imagination les souffrances dont on est menacé, la disposition à se livrer sans retenue aux jouissances du moment est réprimée; mais, en l'absence de celte conscience des maux futurs constituée par les idées vagues 011 distinctes de douleurs, il n'y a pas résistance efficace au désir passager. On a beau reconnaître que l'insouciance amène la misère, on ne tient aucun compte de celle vérité. La connaissance pure n'aITecte pas la conduite; la conduite n'est aITeclée que lorsque la connaissance passe de la forme intellectuelle, dans laquelle l'idée de misère n'est guère que verbale, à une forme dans laquelle ce terme de la proposition devient une représentation vivante de la misère, un sentiment douloureux 1 • » Je me rappelle à ce sujet une conférence que je Ds à un public d'ouvriers sur l'assurance en cas de décès. Je leur démontrai assez clairement, je crois, le mécanisme de cette assurance, les facilités qui leur étaient offertes pour en profiter, les bons effets qu'elle aurait pour eux et pour leurs familles. Cependant le résultat pratique fut à peu
1. lnti-oduction à la science sociale, chap. x,·.
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près nul; bien que je me fusse mis à leur disposition pour toutes les démarches nécessaires, aucun d'eux ne s'assura. C'est qu'au lieu de porter presque tout mon effort sur une démonstration, et de m'adresser à leu1· intelligence, j'aurais dû Lâcher de remuer leurs sentiments; une peinture palhéliq ue, effrayanlc, de la misère qui attend l'ouvrier imprévoyant aurait produit plus d'effet que mes raisonnemenls et mes chiffres. Le don d'agir ainsi sur les cœurs par le pathétique est plus rare que celui d'éclairer les esprils par l'enseignement précis et méthodique des faits el par le raisonnement exact. De plus, il y a là une sorte de cercle vicieux. Pour exciler par l'éducation un bon sentiment dans une âme, il faut que ce sentiment y existe déjà et qu'il y ait même une certaine force; sinon, l'éducation est impuissante; les plus beaux discours ne feront pas naître la charité dans un cœur sec, la délicatesse dans une âme grossière. Les époques où l'on parle le plus éloquemment sur le devoir, la vertu, le patriotisme, ne sont pas celles où on les pratique le mieux. D'après Herbert Spencer, l'enseignement moral n'est guère qu'une illusion, et les espérances qu'on fonde sur lui sont chimériques. Elles partent du principe que l'action d'accepter par l'intelligence certains préceptes de morale produit l'obéissance à ces préceples. L'expérience de la vie montre cbaque jour qu'il n'en est rien. Un poète latin a dit, bien avant Spencer :
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Le philosophe anglais estime que l'enseignement religieux, quoiqu'il soit donné depuis de longs siècles dans des conditions meilleures, au point de vue de l 'efficacité sur la conduite, que l'enseignement moral, n'a
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
produit que des résultats assez faibles. « Les commandements et les défenses formulés par un prêtre en surplis devant un auditoire dont l'esprit était préparé par le chant et les orgues, ont été méconnus; voyons si, répétés machinalement sur une mélopée traînante et monotone, devant un maîlre d'étude râpé, au milieu du bourdonnement des leçons et du cliquetis des ardoises, ils seront mieux obéis. Voilà, à ce qu'il semble, des propositions qui ne promellent guère; elles procèdent de l'idée qu'un précepte moral produira d'autant plus d'effet qu'il sera reçu sans accompagnement d'émotion, ou de celle que son efOcacité sera proportionnée au nombre de fois qu'il aura été répété. Ces idées sont toutes deux en contradiction directe avec les résullals de l'analyse psychologique et de l'expérience journalière. L'influence qu'on peut exercer en adressant à l'intelligence des vérités morales est certainement bien plus grande dans un milieu qui éveille des émotions du même ordre, comme le fait un service religieux. Par contre, il n'est pas de plus sûr moyen d'empêcher ces vérités morales de faire une impression profonde que de les associer à des ch oses prosaïques et vulgaires, au spectacle que présente une réunion d'enfants, aux bruits et aux odeurs qui s'en élèvent. Et il n'est pas moins certain que les préceptes qu'on entende fréquemment sans y prêter grande attention perdent, par la répétition, le peu d'influence qu'ils pouvaient avoir 1 • " Laissons de côté les détails accessoires de cette critique, bien qu'ils soient importants et que la question des circonstances, en particulier des conditions esthétiques dans lesquelles l'enseignement moral est donné, ne soit nullement à dédaigner. Le grand danger qu'on ( peut signaler avec Herbert Spencer, c'est que l'enseigne1. Introduction à ta science sociale, chap. xv.
�L'INTELLIGENCE ET LE SENTIMENT
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ment moral ne prenne un caractère purement intellec- · tuel, et que l'on se croie quitle, à l'égard de l'enfant, avec -des expositions plus ou moins dogmatiques, enrichies -d'exemples, des raisonnemenls, des tirades éloquentes -et des lectures. Tout cela n'a aucune valeur s'il n'arrive -dans une âme bien disposée, tout cela n'est qu'un adjuvant. Une harangue militaire ne donne pas du ,courage aux soldats; elle n'excite que ceux qui brûlaient -de se battre et qui, à la rigueur, auraient pu se passer -d'être harangués; qnant aux pollrons, s'ils finissent par Î/ marcher, c'est grâce à un entraînement qui n'a aucun , apport avec l'éloquence du général. r Lorsque l'intelligence seule dispute au sentiment une / ( -détermination de la volonté, elle est vaincue d'avance. 1 Elle est même tellement subordonnée au sentiment, que celui-ci peut presque toujours compter sur sa complicité, sur son empressement à lui fournir des excuses, des raisons, des théories de complaisance; grâce à elle, l'égoïsme, la dureté, la faiblesse, la paresse, les défauts et les vices de toute sorle se justifient ingénieusement. Que de systèmes politiques et économiques très bien déduits et appuyés sur des raisonnements et sur des faits ne doivent l'existence qu'à des sentiments plus ou moins avouables! Mais, si le sentiment exige volontiers en sa faveur la collaboration de l'intelligence, il est sourd à ·sa voix lorsqu'elle lui est contraire. Les meilleures raisons n'arrêteront pas un homme que la passion ,emporte. Celui qui souffre dans un état social où il ne trouve point le bien-être qu'il désire, que ce soit sa faute ou non, pourra se laisser séduire par de fausses ·doctrines qui flatteront son mécontentement et ses ran-cunes; les plus claires et les plus irréfutables démonstrations de la science économique ne l 'eftleureront même pas; qu'il devienne subitement intéressé au maintien <i'un état social qui le révoltait tout à l'heure, sa corn-
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
plaiS'ante intelligence saura bien vite lui en démontrer la justice. Toutefois, de ce que l'enseignement moral est nécessairement stérile s'il ne s'adresse qu'à l'intelligence, et de ce que l'intelligence ne joue, à cet égard, qu'un rôle secondaire dans l'éducation, on ne doit pas en conclure que ce rôle est nul. Ne nous contentons pas de parler aux hommes de leur devoir; mais ne tombons pas dans le paradoxe, et ne soutenons pas qu'il est inutile de leur en parler. C'est déjà leur rendre un grand service que de le leur faire· connaître. Cicéron pense très sagement là-dessus dans les lignes suivantes de son traité Des devoÙ's : « Comme ni les médecins, ni les généraux, ni les orateurs, tout instruits qu'ils sont dans les préceptes de l'art, n'obtiennent jamais de grands succès sans la pratique et l'usage, de même les préceptes des devoirs, que nous donnons nous-mêmes, ne suffisent pas; une chose aussi importante demande encore de l'usage et de l'exercice 1 • " La question générale des rapports de la culture intellectuelle avec la moralité est donc fort complexe; il faut se garder, en ces matières, de prononcer un jugement absolu. Examinons-la encore, en nous plaçant au point de vue plus modesle de l'expérience pédagogique. Un groupe d'e nfants étant donn é , demandons-nons si les plus intelligents, ceux qui ont le mieux profité de l'instruction, sont aussi les meilleurs sous le rapport du caractère, et, pour chacun des enfants en particulier, si l'amélioration de son caractère a été en rapport avec les progrès de son instruction. Il y a tant de cas différents, et même contradictoires, qu'il semble impossible d'établir la moindre loi. Voici deux enfants d'humble famille qui se font remar1.
Des devoirs, liv. T, chap. xvm.
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quer par leur intelligence et leur travail, et qui s'élèveront certainement à une condition supérieure à celle dans laquelle ils sont nés : l'un reste simple, modeste et affectueux; l'autre devient orgueilleux, dédaigneux et dur. l'instruction a laissé l'un comme elle l'a trouvé; peut-être même a-t-elle donné à ses bons sentiments plus de délicatesse. On dira qu'elle a gâté l'autre; ce ne serait pas entièrement exact; mais elle a faYOrisé l'éclosion de mauvais sentiments qui étaient en germe et qui, sans elle, ne se seraient peut-être pas autant développés. Voici un autre enfant qui fait ses éludes avec profit; toutes les belles leçons de morale qui abondent dans les chefs-d'œuvre des grandes littératures lui sont prodiguées; il semble se les assimiler; il les répète avec élégance et chaleur. Quelques années après, point de fautes de conduite qu'il ne commette, point de mauvaises passions auxquelles il ne s'abandonne. Tels de ses camarades qu'il effaçait par son éclat, et qui étaient mis parmi les enfants bornés, sont les meilleurs des hommes. J.-J. Rousseau nous raconte, au début de ses Confessions, que Plutarque était la lecture favorite de son enfance. « De ces intéressantes lectures, dit-il, se forma cet esprit libre el républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant, pour ainsi dire, avec leurs grands hommes ... , je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie : le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'histoire de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action 1 • » Nous savons
,J. les Confessions, 1" partie, liv, J.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 160 malheureusement, par ses aveux mêmes, bien qu'ils ·soient arrangés, que Rousseau oublia en maintes occasions l'exemple des héros de Plutarque; nous savons aussi que des éléments fort divers entraient dans ce qu'il appelle l'indomptable fierté de son âme. Peutêtre ne convient-il pas de trop compter sur l'influence des premières lectures pour former le moral de l'enfant. Nous ne contesterons pas cependant qu'elles n'aient leur utilité, non point pour éveiller des sentiment absents, mais pour entretenir et fortifier ceux qui existent déjà. Maudsley pense que l'élude des sciences physiques agit heureusement·sur le caractère. « La nature morale, dit-il, éprouve l'influence bienfaisante de l'application aux études scientifiques. C'est une tâche dans laquelle il n'est qu'un moyen de réu:1sir, et ce moyen c'est l'obéissance. Pour pénétrer les secrets de la nature et se rendre maître de ses lois, la patience, l'humilité et la véracité sont les qualités essentielles. Et par véracité, ici, je veux dire non seulement l'expression sincère des -opinions qu'on s'est formées, mais aussi la sincérité dans la poursuite de la vérité, un entier affranchissement des inclinations individuelles, une absolue sincérité dans les motifs aussi bien que dans l'expression du jugement. On dira, sans doute, que la formation d'un caractère implique autre chose qu'un accroissement de savoir pat la méthode inductive ou un accroissement de puissance intellectuelle résultant de cette première acqui- · ·sition. Ce n'est pas ce qu'il s'agit de discuter en ce moment; présentement, mon but est simplement de démontrer que la méthode scientifique réclame et, par consé-quent, fortifie certaines qualités de la nature morale 1 • » Pour apprécier cette opinion de Maudsley, il y a des .distinctions à faire : le savant qui étudie la nature avec
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L Le Crime et la Folie, chap.
1x .
�INFLUENCE n:i;: L' ESPRIT SUR LE COEU R
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une entière b onn e foi pour découvrir de nouvelles lois ou de nouveaux faits ne doit pas ê tre co nfon du a vec l'écolier qui étudi e les sciences p hysiq ues. Évid emm ent le premier, pour arriver à la vérité e t pour mériter la co nfi a nce, ne peut se départi r un in stant des h abi tud es de sin cérité qui s'impo sent à la recherche scientifiqu e; mais l'autre, pa r le fait m ême qu'il s'approprie les rés ulta ts de ce tte rec herche, ne contracte pas nécessairement les h a bi tudes de sin cérité qu 'elle implique. De même, il a fallu d'admira bles vertu s a u célèbre voyageur Livin gs tone pour fa ire ses déco uve rtes en Afriqu e; mais il n'e n faut aucune p our füe le r écit de ses voyages . Si ce lte lec ture suscite qu elque nouvea u Livin gs tone, elle n e ser a, comm e on dit en philosophie, qu 'un e ca use occasionnell e, et ne servira qu'à ma nifes ter un e voca tion qui était en p uissance; car des milliers d'autres lec teurs de Li ving5 L one ne so nge ront pas à quiller le coin de leu r feu. De p lus, l'expé rience de la vie montre que le savant lui-m êm e p eut fort bien , en dehors de ses élud es spéciales , ne p as montrer les qu alités qui lui so nt n écessaires pour y réussir; t el qui es t très sin cère comm e chimiste ou entomologiste sera 1 ~usé, intrigant et hypo crite dans la vie ordin aire. On dit que l'é tude des lettres, des a rts e t des scien ces en général donne à l'àme un e certain e ha uteur qui l' élève au-dess us d'un e fo ul e de mi sères et de bassesses où le vul gaire se consume. Lu crèce a exprim é ce tte id ée en t erm es magnifiques, pour ce qui regarde la philosophie et la science. « Rien n 'es t plus agréable, dit-il , que d'occ uper les citadell es élevées p ar la science, asile in expugnable des sages, d 'o ù l'on peut voir so us ses pieds les autres hommes errant à l'aventure 1 )) ' etc.
1. De natui·a rerum, liv. II, trad. Crous!é.
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L'ÉDUCA'l'ION DU CARACTÈRE
Dans le Songe de Scip·ion, la co ntemplation des sphères célestes inspire à Cicéron de très belles paroles touchant les vanités de la terre. Qu e d'amplifications on a faites sur l'in !luence moralisatrice des arts, sur ce culte de la beauté qui fait prendre en dégoût toutes les laideurs, sur le beau qui est la splendeur du vrui, la p arure du bien, etc. Or une étude assez sup erficielle de l'histo.i re nous montre que les beaux- arts , les belles-lettres et les sciences peuvent prendre un très grand essor au milieu d'une société immorale, et que les vices les plus divers peuvent élire domicil e dans une âme avec le génie du poète, de l'artiste, ou avec le goût pur et délica t du dilettante. Qu'on lise, par exemple, la vie si curieu se de Benvenuto Cellini écrite par lui-même, et l'on verra jusqu'à quel point un sentiment artistique puissant et exquis se concilie chez le même homme avec toutes so rtes de vices et de petitesses. Ici encore il est, croyons-nous, plus juste de dire que le ·fonds primitif de l'âme, le caractère, résiste à l'influence de la culture, esthétique ou scientifiqu e, lorsqu'ell e lui est contraire, mais qu'il en profile lorsqu'elle s'exerce dans le même sens que ses inclinations naturelles. Ainsi l'âme d'un ·Benvenuto Cellini gardera sa violence, sa ridicule vanité, ses ruses, tous ses vices, lorsque l'art exaltera encore l'âme naturellement sublime d'un Michel-Ange. Le président de Brosses éc rivait un jour à Voltaire: « Malgré vos faiblesses, vous resterez toujours un très grand homm e ... dans vos écrits. Je voudrais seulement que vous missiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie qu'il s contiennent .... En vérité, je gémis pour l'hum anité de voir un si grand génie avec un cœur si petit, sans cesse travaillé par des misères de jalousie ou de lésine 1 . »
1. Cité par Sainte-Beuve,
Cause1·ies clu luncli, t. VII.
�PARADOXE DE ROUSSEAU
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Si l'on doit, pour rester dans la vérité, se mettre en garde contre les préjugés optimistes qui accordent à la cullure intellectuelle une influence trop bienfaisante sur le développement du caractère, il ne faut pas accueillir non plus le paradoxe qui lui attribue la dépravation de l'homme. J.-J. Rousseau, on le sait, l'a développé avec complaisance. « L'élévation el l'abaissement journalier des eaux de l'Océan, dit-il dans son discours sur les sciences et les arts, n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait à notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans Lous les lieux. » L'ignorance e t donc la plus sûre protectrice des mœurs; l'inévitable exemple de Sparte se présente à l'esprit de notre auteur et lui fournit l'occasion d'une belle apostrophe : « 0 Sparte, opprobre éternel d'une vaine doctrine! tandis que les vices conduits par les beaux-arts s'introduisaient en• semble dans Athènes, tandis qu'un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince, des poètes, tu chassais de les murs les arts et les artistes, les sciences et les savants ! » Ce n'est pas qu'un tel paradoxe soit tout à fait dépourvu de vé rité. Il est certain qu'on voit souvent dans l'histoire le progrès des lettres, des arts et des sciences coïncider avec l'apparition des vices propres aux sociétés dont la civilisation se raffine, et qui arrivent do ucement à la décadence au milieu des jouissances du bien-être, du luxe et de l'esprit. Mais il ne faut pas s'en prendre surtout à ce progrès, qui n'est qu'un effet, ou qu i, du moins, dans ses excès, n'est qu'un des facteurs de la décadence, mais non le principal. Au sujet de l'opinion contraire, qui, s'appuyant sur
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
la statistique, fait de l'ignorance la cause du vice, Herbert Spencer présente les piquantes remarques qui suivent : « Il ne leur vient pas à l'esprit de se demander si d'autres statistiques, établies d'après le mêmé système, · ne prouveraient pas d'une façon tout aussi concluante que le crime est causé par l'absence d'ablutions et de linge propre, ou par la mauvaise ventilation des logements, ou par le défaut de chambres à coucher séparées. Entrez dans une prison quelconque et demandez combien de prisonniers avaient l'habitude de se baigner le matin; vous trouverez que la criminalité va habituellement de pair avec la saleté de la peau. Faites le compte de ceux qui possédaient un costume de rechange; la comparaison des chiffre;; vous montrera qu'une bien faible proportion de criminels ont habituellement de quoi changer 1 >>, etc. Le vice et le crime ne doivent être attribués, en réalité, à aucun de ces motifs, et il ne faut pas plus compter d'une manière exclusive sur l'ouverture des écoles pour .les faire disparaître que sur l'établissement de bains à bon marché, de logements populaires établis suivant les règles de l'hygiène, ou sur des distributions de chemises. La vraie cause est une infériorité originelle de nature, d'où résulte un genre de vie inférieur. L'ignorance, suivant l'expression d'Herbert Spencer, n'est qu'un« concomitant » . De même, le progrès des lettres, des arts et des sciences n'est qu'un concomitant dans un état de civilisation qui, à force de se raffiner, tend à la décadence. Voilà au juste, selon nous, ce qu'il y a de vrai dans le paradoxe de Rousseau, qui n'est pas, du reste, original, et que l'on trouve chez bien des auteurs avant lui. Comme tous les paradoxes qui ne sont pas entièrei. lntroduction à la science sociale, chap.
xv.
�INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE
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ment faux, il peut attirer notre attention sur une quesLion importante et nous faire réfléchir utilement. En ce qui regarde les sciences, nous ne croyons pas qu'elles puissent avoir une action dangereuse sur le caractère, si elles ne détruisent pas, en aboutissant au matérialisme et, au déterminisme universel, ce fonds dé croyances religieuses el morales dont le maintien nous paraît nécessaire pour que la plupart des hommes ne finissent point par s'émanciper de tout devoir et s'abandonner sans scrupule à tous les vices qui ne craignent rien des lois, Quant aux arts et surtout aux lettres, il y a réellement lieu de concevoir des inquiétudes. Par son action sur les mœurs générales, et en particulier sur celles de la jeunesse, la mauvaise littérature peut faire beaucoup plus de mal que la bonne ne peut, à notre avis, faire de bien. A cet égard, la poésie, le .th éâtre et le roman contem porains ne sont pas à l'abri de tout reproche. Nous ne croyons pas trop à l'efficacilé des tragédies de Corneille pour faire des héros; nous pensons qu'on peut vibrer aux accents de la plus noble musique, concevoir un instant sous son influence des sentiments très virils, pour rentrer immédiatement après dans sa pusillanimité habituelle. En revanche, il y a des lectures et des spectacles d'où l'on sort déprimé, moins bon, moins généreux, plus accessible aux tentations dangereuses; si leur effet se renouvelle, cela peut amener à la longue de tristes résultats. Il ne faut pas s~ulement signaler à la défiance des éducateurs les livres et les spectacles plus ou moins grossiers ou obscènes; contre ceux-là on pourrait croire que tout le monde est en garde, si l'on ne constatait parfois la négligence des familles, qui laissent parvenir jusqu'aux enfants. les pires lectures, et leur complaisance à les conduire au théâtre pour y voir des pièces dont ils
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
sont les spectateurs aussi éveillés qu'attristants pour le moraliste. Mais il y a d'autres productions littéraires oü s'expriment le désenchantement, le scepticisme moral, l'expérience amère de la vie; celles-là ne valent rien pour la jeup.esse, car elle risque d'y perdre ses charmantes et fécondes illusions, son ardeur et sa foi dans le bien. Après Werther il y eut, on le sait, une sorte de contagion du suicide. Le mal n'était pas profond, il était légèrement ridicule, et il guérit vite. Avec ses impitoyables analyses et son parti pris de ne voir dans la vie réelle que la laideur, l'ignominie et la corruption, la littérature dite réaliste ou naturaliste est capable, croyons-nous, de faire dans les cœurs plus de ravages. Je ne crains rien pour les âmes fortes et viriles; elle excitera peut-être leur curiosité, peut-être leur dégoût; mais elle ne les aLLeindra point. Je crains davantage pour les âmes médiocres ou faibles. On dit bien que la littérature est l'image de la société au milieu de laquelle elle se produit, et que, si cette société souffre d'un mal profond, la mauvaise littérature n'en est que le symptôme. Il faut, croyons-nous, lui reconnaître une action plus puissante. Les héros d'une littérature sont faits à l'image des hommes du temps, mais il arrive aussi que les hommes du temps façonnent leur caractère sur celui de leurs héros favoris. Quand même ils n'iraient pas aussi loin, l'inspiration générale d'une littérature énervante et déprimante peut se foire sentir dans les mœurs, surtout au moment Lie la jeunesse, où elles se forment. Il y a dans la République de Platon un jugement sévère des poètes au point de vue pédagogique. Ils montrent les dieux sous un jour défavorable, avec leurs violences, leurs caprices et même leur libertinage. Les fables relatives aux enfers amollissent !_es cœurs et ne sont propres qu'à entretenir la crainte de la mort. Les
�INFLUENCE DE LA LITTÉ R AT URE
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œuvres dra ma tiqu es présentent des perso nn ages vulgaires, grotesqu es et h onte ux; il est à craindre qu e le spec ta teur ne se laisse aller à l'imit a tion. « Or l'imitation, lorsqu' on en contracte l'habitude dès la jeun esse, p asse da ns les mœ urs , se ch ange en n ature et fait prendre l' altilud e, le ton et le carac tère de ses modèles 1 • » Pluta rqu e et saint Basil e ont étudi é a ussi cette qu es tion de l'influence de la lec ture sur les mœ urs. On t ro uve de bonn es observations dans le p etit traité de Plutarqu e « sur la manière de lire les poè tes ». Le sage de Chéro née sait très bien que les œ uvres po étiques ne sont pas exemp les de dangers. Ce pendant il ne croit pas qu 'il faill e les écarter de pa r li pri s, mêm e lorsqu'elles ne so nt point irrép roch abl es au p oint de vue de la morale . « En duirons-nous, dit-il , d'une cire imp énétrable les oreilles des jeun es gens, co mm e Ulysse fit aux llha ciens ?.. . Ou plutôt n e vaut-il p as mieux prémunir leur raiso n et l'e nchaîn er par de sages co nseils? Dirigés ainsi et surveillés, ils ne céderont pas à cette voix séd uisante q ui les perdrait. » Comm e Pluta rqu e, nous penson s qu 'il ne faut pas être, sur ce poin t, tro p pudibo nd et t rop timid e, et dissim uler entièrement à la jeunesse les laideurs de la réalité. L'éducati on qui consisterait , co mm e j e l'ai dit aill eurs, « à les retenir dans une so rte d' a tmosphère spéciale et fac tice oü ib ne respirero nt q u'un air pur, dans un milieu fe rm é oü il s ne ve rront que des exemples h onn êtes », ce lle édu cation n 'es t guère p ossibl e ; elle n'es t même ni virile ni sûre el offre de réels da ngers. Mais la co nn aissan ce de la r éalité doit a ussi avoir des limi tes p our l'en fa nt , peut-être même pour l'h omme fait, lorsqu e cert ain es nécessités ne l'exige nt pas tout entière. Déterminer ces limites, et consid érer comm e
1. République, édili on . Tau chnilz, p. 87.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dangereux tout ce qui les dépasse est un point important de la pédagogie et de la morale . En ce qui regarde la culture de l'intelligence et ses rapports avec le développement du caractère, tenonsnous dans un juste milieu entre un obscurantisme qui serait intolérable et que, du reste, nos mœurs ne comportent plus, et un libéralisme excessif, qui permettrait à l'enfant de tout voir et de tout lire, sous le prétexte que la Yérité doit passer avant le reste. 11 y a dans ce monde autre chose que la vérité, ou, pour mieux dire, que la vérité telle qu'elle est connue par la pure intelligence. Il est des choses essentielles, délicates et saintes, qu'on ne doit pas compromettre par un amour exclusif de la vérité entendue dans un sens trop étroit, amour qui peut devenir grossier et funeste quand il méconnaît certaines réserves. L'éducateur sage fait la part de l'esprit et celle du cœur. Il tâche de diriger l'un et l'autre; mais il n'a pas dans l'esprit une confiance sans li miles; il n'est pas l'adorateur fanatique de l'intelligence et de la science.
�CHAPITRE VII
Importance du rôle du caractère dans la vie des individus. Ce rôle est méconnu dan s la pratique de l'éducat.ion, et celui de l'intelligence est exagé ré. - DifTérence de point de vue chez les anciens et chez les modern es. - L'effort moral; !"énergie du caractère. - La vertu consiste dans celte énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans leg sociétés démocratiques.
Dans un des nombreux passages du De natura rerwn où s'exprime en admirables vers le sentiment mélancolique et pessimiste du poète, Lucrèce décrit ainsi la naissance de l'enfant : « Semblable au nautonier jeté sur le rivage par la fureur des ondes, voyez-le nu, à terre, sans langage, dénué de tout ce que la vie réclame, au moment où la nature, le chassant avec effort du sein Je sa mère, l'expose à la lumière du jour! Il remplit l'espace de vagissements lamentables, et c'est justice: il lui reste tant de maux à traverser dans le cours de la vie 1 ! » Nous trouvons des idées analogues dans une conférence faite par l' AmÙicain Horace Mann sur l'importance de l'éducation dans une République. « S'il était
1. De natw·a 1·erum, liv. V, 222-221, trad. Crouslé.
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L' É DUCATI0 "1 DU CAR ACTÈRE
donné, dit-il, à un homme intelligent et sensible de voir pour la première foi s un doux enfant re posant dans son bercea u ou sur le se in de sa mère, et si on lui disait : Cet enfa nt est constitu é de telle so r te que chac un des membres, des organes de son être peul devenir le rendez-yous des so uŒrances, des tortures les plus a troces ; sa stru cture intern e est telle, q ue ch acun des nerfs, chacun e des fi bres que sa peau reco uvre est destin ée à palpite r par le fait d' un e do ul eur propre; da ns la série indéfini e des malheurs, des désastres , des hontes de l'hum anité, peut-ê tre n'est-il pas de misè re qui doive lui être épa rgnée; da ns le Co de civil de la société, dans le Code divin , plus compréhe nsif encore et q ui s'appliq ue sponta nément , il n 'es t pas un crim e auqu el son cœur ne doi ve se résoudre à u n mo ment donné et q ue sa main ne doive accomplir; dans la cohorte des passions tragiques, crain te, envie, j alousie, h aine, remords , dés espoir, il n'en es t pas un qui ne doive déchirer so n âme et déterminer une catas trophe spéciale ; si le se nsible spectateur que j 'ai s upp osé voyait celte armée de Iléa ux se presser a u-desso us, au to ur, a u-dess us de leur fa ible et inconsciente victim e, épiant en quelque sor te le moment de se ruer sur ell e et d'e n faire leur proie, ne serait-il pas excusa bl e de fo rme r le vœu qu e ce lte àme à peine éclose pût être r end ue à la paix du néant ? » La naissance d' un enfa nt ne doit pas inspirer des réfl exions a ussi lugub res ; mais ell e es t to ujours un événement sérieux, prop re à suscite, en nous des pensées qui ne so nt exe mptes ni de grav ité, ni même d'inqui étude. Il y a là un inconnu, toute la vie à veni r de ce nouveau-n é; elle va se déro ul er dans des co ndi tions qui, en grnnde parti e, ne dépenden t pas de nous ; l' en fa nt apporte des instincts, des passions en germ e, des fac ullés, qu 'il tient soit des ascenda nts dont il h érite, soit de ce tte fo rce mystéri euse dont il émane, et que les uns
�LES DONS DE L'ENFANT
17'1
appellent la nature, que d'autres appellent le Créateur. Ces différents pouvoirs qui existent en lui se développeront; ils seront, avec les circonstances extérieures et avec l'éducation, les facteurs de sa destinée. Est-il bien, ou médiocrement, ou mal doué? Question inquiétante , à laquelle nul n'ose répondre à ce moment, si ce n'est ses parents, qui caressent de touchantes illusions dès le principe et qui fondent les plus belles espérances sur un être chez lequel l'intelligence et le sentiment ne se manifestent encore par aucun signe. Peul-être est-il né pour une brillante destinée; peut-être une vie douce et calme l'attend-elle; peut-être, si l'on pouvait voir en lui les éléments moraux qui y sont en germe, aurait-on le droit de lui prédire une existence agitée et misérable. Le bon Perrault nous raconte que l'on donna pour marraine à la Belle au Bois dormant « toutes les fées que l'on put trouver dans le pays (il s'en trouva sept), afin que, chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût, par ce moyen, toutes les perfections imaginables». Si ce beau temps durait encore et si les fées entouraient le berceau de nos enfants, quels dons leur demanderions-nous? Il est facile de dire à l'avance quelles seraient les prières des parents légers; quant aux sages, à ceux qui connaissent bien la vie, nous croyons que d'abord leur embarras serait grand et qu'ils ne se décideraient point sans d'assez longues réflexions. Horace écrit dans une épître à Tibulle : « Que peut souhaiter de plus une nourrice à son cher nourrisson que d'être sage, de bien exprimer ce qu'il pense, d'avoir la faveur, la réputation, la santé, une vie délicate et suffisamment d'argent 1 ? >> Il y aurait beaucoup à dire sur cet idéal du po ète. En réalité, dans une telle question est impliquée toute la
1. Epître 4, livre I•r, trad. Leconte de Lisle.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
question de la morale. Mais, quelque idéal que nous nous formions de la vie, nous ne nous tromperons pas en affirmant qu'elle dépend en majeure partie du caractère que chacun y apporte, et que la vie d'un homme, comme celle d'un peuple, est surtout ce que la font ses sentiments, ses passions, sa volonté. Prenez dans la période actuelle de votre vie une suile de journées qui vous ont laissé des souvenirs assez vifs; considérez la série des actions qui les ont remplies, et recherchez-en les causes; vous verrez que la plupart de celles qui dépendaient de vous ont été déterminées par votre caractère, par l'ensemble des énergies, instincts, sentiments, volonté, qui le constituent. Analysez toute votre vie pa 0 sée, et vous arriverez au même résultat. En dehors de l'influence exercée sur elle par les circonstances et par les hommes, vous constaterez que ce qui lui a donné sa physionomie propre, que ce qui a dirigé votre conduite, ce sont les énergies plus ou moins visibles de votre caractère. L'influence même des circonstances et des hommes s'exerce, non pas sur un objet indilTérent en soi, mais sur un être moral qui, suivant son caractère, est modifié par elle, la subit ou réagit contre elle en divers sens. La vie de tout homme pourrait être expliquée, en dernière analyse, par un petit nombre de sentiments principaux qui inspirent ses actes, et la variété infinie des existences humaines tient à la variété infinie des caractères, composés, comme nous l'avons dit, d'éléments qui diffèrent en chaque individu par le nombre et par la puissance. Pourquoi tel enfant, très bien doué sous le rapport du physique, de l'intelligence et même des qualités morales, ne donnera-t-il point plus tard tout ce qu'on se promettait de lui? pourquoi sa vie avortera-t-elle en quelque sorte? C'est qu'un défaut du caractère a été pour lui une cause de faiblesse, souvent cachée à ses
�RÔLE PRÉPONDÉRANT DU CARACTÈRE
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yeux. « On passe ainsi, dit Dupanloup, de longues années avec des défauls que tout le monde aperçoit, dont tout le monde souffre, qui ont produit en mille occasions des fruits d'amertume, et l'on ne s'en doute même pas. C'est de Ja sorte qu 'on trouve des personnes parvenues à l'âge de quarante, cinquante ans et au delà, sans jamais avoir eu le moindre soupçon d'un défaut qui a fait Je malheur de leur vie. Un ami courageux ose-t- il enfin, un jour, dans une circonstance favorab le, leur révéler le mal : Vous croyez? lui disentelles tout étonnées. - Oui. Examinez-vous à ce point de vue, et vous verrez qu'il y a là de quoi expliquer telle imprudence, tel malheur, peut-être tous vos chagrin s et toutes vos fautes 1 • n Ce ne sont pas seulement les graves im prndences et les grandes fautes qui gâtent une vie; les petites fautes quotidiennes, résultant de l'action constante d'un défaut, ont à la longue, en s'accumulant, une action aussi funeste. De petits efforts quotidiens, produits par une énergie vigilante, qui s'exerce sans éclat, mais aussi sans défaillance, finissent au con traire par mener au succès. Ce rôle prépondérant du caraclère, que chacun, en -y réOéchissant bien, pourrait vérifier dans sa vie, semble pourlant être méconnu. A entendre le langage des familles, à suivre les préoccupations des éducateurs, on croirait que l'intelligence tient de beaucoup la première place. Lorsque des parents me disaient de leur fils : <c Il est très inLelligent, il a beaucoup de facilités pour apprendre, mais il est insouciant et paresseux n, que de fois me suis-je aperçu, à leur sourire plein d'indulgence, que la satisfaction vaniteuse qui leur était causée par les cc facilités » plus ou moins réelles de l'enfant était à peine troublée par son insouciance et sa paresse l Il y a
1. L'Enfant, chap. vrn.
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L ÉDUCA1'I0N DU CARACTÈRE
1
plus : on éprouve un réel orgueil à dire que les résultats obtenus par un enfant lui coûtent peu d'efforts, qu'il réussit en se jouant, et l'on parle avec une compassion dédaigneuse des camarades qui, moins bien doués sous le rapport de l'esprit, ont le travail difficile. Dans la plu part des établissements où l'on élève la jeunesse, presque tout l'effort porte sur l'intelligence, presque tout le temps de la journée est consacré aux exercices de l'esprit, qui sont, au fond, la grande préoccupation des maîtres. Les prospectus, les discours officiels disent peut-être le contraire; ils reconnaissent, ils proclament l'importance de l'éducation morale; mais, bien qu'on soit, à cet égard, très sincère, on laisse s'établir, par la force du préjugé, le désaccord entre les discours et les actes. Les enfants auxquels on réserve les récompenses brillantes et flatteuses, ce sont ceux qui réussissent Jans les concours de l'intelligence. Ce succès, il est vrai, est dû souvent aux qualités morales d'application, d'énergie et de suite dans le travail; mais il n'est pas nécessairement en rapport avec elles, et ce ne sont pas elles que l'on admire, mais bien ce don brillant et séduisant de l'intelligence. La question des programmes d'enseignement paraît capitale; il semble que de ce qu'on enseignera dans les collèges dépende, tant on y atlache d'importance, l'avenir des jeunes gens et celui mème de leur pays. Mais la question de l'éducation morale, pour laquelle il est beaucoup moins facile de rédiger des programmes, est reléguée au second plan. On discutera longuement, par exemple, pour savoie s'il convient de remplacer les langues mortes par les langues vivantes, . d'enseigner les sciences naturelles dans les classes inférieures, de donner à la géographie une large place. Mais on s'occupe moins de rechercher les moyens de développer chez les enfants des qualités comme la
�MÉCONNAISSANCE DE CE RÔLE
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fermeté, la modération, la dignité, le respect, le courage, l'initiative; on s'en remet, pour cela, aux excellentes leçons de morale qu'ils trouveront dans les auteurs et aux exhortations que de temps en temps on . leur adresse avec éloquence. Cependant leur vie individuelle dépendra plus de ce qu'ils seront par le cœur, par le caractère, que des connaissances qu'ils auront accumulées dans leur esprit. Tel brillant lauréat, la tête « bien pleine", comme dit Montaigne, attendra sa sortie du collège pour commettre toutes sortes de sottises, qu'on lui eût peut-être évitées par une éducation morale plus intime et plus profonde. Les exigences encyclopédiques de notre éducation intellectuelle réclament un emploi du temps si ingénieux à la fois et · si rigoureux que, pour éviter toute perte d'instants dans la journée, on règle aux enfants leur besogne dans les plus petits détails, en diminuant autant que possible la part du travail libre, de la fantaisie, du loisir. On se met ainsi en garde contre la paresse, et on le fait dans l'intérêt même des enfants, auxquels on évite les punitions qu'ils ne manqueraient pas d'encourir par d'innombrables manquements, ·si on les laissait davantage à eux-mêmes. Le souci constant des acquisitions intellectuelles que l'on juge nécessaires domine ici encore. De l'emploi du temps à l'étude et en classe, le besoin de réglementation s'étend à toute la vie scolaire. << A dix-huit ans, dit Michel Bréal, le lycéen n'a pas plus la libre direction de sa personne, de son temps, de ses facultés, de son avoir, qu'à dix : la responsabilité n'existe pas pour lui,. le collège s'étant fait son tuteur pour toute chose. Il ne faut donc pas s'étonner si nos enfants, une fois sortis du collège, ressemblent à des chevaux échappés, se butant à toutes les bornes, commettant toutes les sottises .... Bien des parents et des
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L'ÉDUCAT!ON DU CARACTÈRE
maîlres accusent la dépravation des temps, qui devraient avant tout s'accuser eux-mêmes, puisqu'ils ont mieux aimé enchaîner la liberté de leur fils ou de léur élève que de la diriger, et puisqu'ils l'ont laissé arriver à l'âge d'homme sans lui donner une occasion d'exercer son initiative et sa force de résistance 1 • » Affirmez que ces deux éléments du caractère, l'initiative et la force de résistance, ont la plus grande importance dans la conduite de la vie, personne ne vous contredira. On ne reconnaîtra peut-être pas aussi facilement qu'ils importent bien plus encore que les qualités brillantes et les acquisitions de l'intelligence . Mais, quant à les cultiver avec suite et méthode, en vue de l'action pratique, quant à diriger dans ce but les occupations de l'école, combien d'éducateurs y songent! Où sont 110s programmes pour l'éducation des habitudes morales et de la volonté? Croit-on qu'il suffise d'imposer une règle uniforme de discip line tout extérieure à des caractères di!îérents, et de réprimer les manquements à celle règle par des punitions, par des réprimandes, des semonces paternelles? Dans ces conditions, la régularité de la conduite ne prouve rien pour l'avenir en faveur des enfants les mieux notés; l'obéissance à la discipline peul dissimuler de très graves défauts, qui se manifesteront plus tard, lorsque les jeunes gens seront devenus leurs maîtres. On affüme bien haut la nécessité d'une forte éducation morale; puis, sauf ! 'institution d'une discipline qui n'impose qn'une régularité d'apparence, on porle tout son e!îort sur la culture de l'esprit. L'explication et même, jusqu'à un certain point, l'excuse de cette erreur de pédagogie qui, en pratique,
1. Quelques mols et 309.
SU?'
l''insti·uction publique en Fi·ance, p. 308
�OPINION DES ANCIENS
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met au premier rang ce qui ne devrait être qu'au second, se trouvent peut-être dans le développement indéfini que prend le savoir humain, dans l'extension sans cesse croissante de nos connaissances, à laquelle ne correspond nullement l'extension de nos facultés morales. Des qualités comme le courage, l'énergie, la bonté sont exactement les mêmes aujourd'hui qu'il y a des milliers d'années. Mais, dans l'antiquité, la science était très bornée; il était alors plus facile d'embrasser le cercle des plus hautes connaissances qu'll ne l'est aujourd'hui d'en apprendre les simples éléments. On avait du temps de reste pour l'éducation morale, et l'instruction proprement dite semble n'avoir tenu qu'une place assez restreinte dans les préoccupations des pédagogues. Aujourd'hui elle a tant d'exigences qu'elle nuit à l'éducation morale et qu'elle réclame une grande partie du temps et des efforts qu'il faudrait consacrer à cette dernière. Notre supériorité sur les anciens est plus manifestfl da ris la science que dans la vertu; il est naturel que nous soyons surtout fiers de notre science et qu'elle passe pour nous avant le reste. Si l'on veut constater, à cet égard, la différence de point de vue entre les anciens et les modernes, on n'a qu'à lire, après certains traités modernes, celui de Bain. par exemple, sur la Science de l'education, où la ri:ueslion des éludes tient une si large place, des ouvrages comme la Cy1·opedie et la Republique de Spa?·te, où !'Athénien Xénophon a exprimé ses idées pédagogiques. Il n'y est pas dit un mot sur l'instruction des enfants. Xénophon nous raconte, dans son roman sur l'éducation de Cyrus. que les enfants el les adolescents forment deux classes. Dans la classe des enfants, l'éducation comprend la pratique de la justice, l'exercice de l'arc et du javelot, l'enseignement de la tempérance par l'exemple des vieillards et par un régime austère de nourriture qui n'admet que
12
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
le pain et le cresson. La classe des adolescents s'exerce
à l'arc, au javelot, à la chasse, qui est un apprentissage
du métier de la guerre, à la poursuite des malfaiteurs et, en général, aux actions qui demandent de la vigueur et de la célérité 1 . Dans la République de Sparte est exposé le système d'éducation inslilué par Lycurgue. Les enfants, confiés à un pédonome, qui marche toujours avec des acolytes armés de ve1·ges, ne portent pas de chaussures et n'ont qu'un habit pour toute l'année; leurs repas sont extrêmement sobres; lorsqu'ils passent. dans la classe des adolescents, la contrainte est encore plus rigoureuse; leur plus important exercice, ce sont les combats de vertu, que Xénophon explique assez longuement 2 • · La République de Platon ne considère dans l'instruction, sauf en ce qui concerne les futurs magistrats de la cité, que la poésie, la musique et la danse. Aristote, qui expose sa méthode pédagogique dans les septième et huilième livres de la Pol-itique, interdit d'appliquer les enfants jusqu'à l'âge de cinq ans à aucune sorte d'instruction; c'est à peine s'il parle d'instruction jusqu'à l'adolescence; et ce qu'il en dit à partir de cet âge est fort bref, excepté pour la musique; mais, en revanche, l'Éthique à Nicomaque et la Politique contiennent un grand nombre d'observations sérieuses et profondes sur l'éducalion ùu caractère. Il ne nous est plus permis de traiter aussi sommairement une question qui a pris, par le progrès des sciences, une importance extrême, et la pédagogie moderne doit mettre l'instruction au rang qui lui est dû. Mais ce rang n'est pas le premier, parce que l'intelligence n'est pas la première de nos facultés et qu'elle est, dans la coni. Voir la Cyropédie, liv. I, chap. rr. 2. Voir République de Spm·te, chap. rr, m el 1v.
�L'EF'FORT ET LA VOLONTÉ
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duite de la vie, subordonnée aux facultés motrices de l'âme et productrices de l'action, à la sensibilité e t à la volonté. Nous lisons dans la conclusiou d'une histoire de la philosophie les lignes sui vantes, que nous citerons parce qu'elles exposent ce que l'auteur appelle un « spiritualisme concret » auquel il nous semble bon de rattacher .notre pédagogie : « La science moderne a ramené l'idée de matière à celle de force, et déjà Leibniz a dit excellemment : Point de substance sans effort. Or faire effort, c'est vouloi1·. Si l'effort est l'essence de la matière, c'est donc la volonté qui est le fond, la substance et la cause génératrice de la matière. D'autre part, l'effort est aussi la source de la perception, car il n'y a ni perception sans attention, ni attention sans effort. C'est de la volonté que proc.ède la perception, et non vice versa. C'est donc, en définitive, la volonté qui est l'unité su périe ure et la cause première de ce que nous appelons la matière et de ce que nous nommons l'esprit. ... La volonté est au fo11d de tout (Ravaisson), elle n'est pas seulement l'essence de l'à.me humaine (Duns Scot, Maine de Biran, Bartholmess), le phénomène prcmie1· ùe la vie psychique (W. Wundt), mais le phéno mène universel (Schopenhauer), le fond et la substance de l'ètre (Secrétan), le seul principe absolu (Schelling). A ce principe, comme dit Aristote, sont suspendus le ciel et toute la nature 1 • » L'effort suppose la résistance. Nos instincts, nos inclinations tendent à différents buts; pour y arriver, il nous faut souvent lutter contre la résistance que nous opposent le monde extérieur ou nos semblables, et aussi contre la résistance que nous nous opposons à nousmêmes. Car d'abord on doit distinguer parmi les in1. Weber, Histoii·e de la philosophie eul'opéenne,
conclusion.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
stincts qui existent en nous ceux qui nous poussent à agir et qu'on pourrait appeler les instincts d'action, et ceux au contraire qui tendent au repos et qu'on pourrait appeler les instincts d'inertie. L'effort pour agir est nécessité non seulement par la résistance que nous opposent le monde extérieur et nos semblables, mais aussi par celle qu'opposent nos propres instincts d'inertie. Remarquons ensuite que rarement nos instincts d'action sont en harmonie et tendent au même but; il y a lutte entre eux, non seulement entre les instincts égoïstes et les instincts altruistes, mais même enlre plusieurs de ceux qui appartiennent soit au groupe de l'égoïsme, soit au groupe de l'altruisme. Dans l'âme de !'Harpagon de Molière, riche bourgeois à qui sa situation impose un assez grand train de maison, Ja vanité est en lutte contre l'avarice. Analysez les mouvements qui agitent certaines personnes pour aboutir à un acte de charité : il a fallu qu'elles sortissent de leur inertie pour s'occuper d'affaires qui ne s'imposaient pas à elles, que la compassion pour la misère triomphât de leur avàrice et aussi de cette tendance que nous avons à tout réserver pour les objets de nos affections intimes et familiales. Ainsi dans l'àme humaine, comme dans le monde des êfres organisés, règne en permanence l'état de guerre; la vie de l'àme, à sa plus haute expression, est, comme on l'a dit, un « combat spirituel », qui ·semble finir à chaque instant, puisque à chaque instant, en prenant une détermination, nous faisons cesser la l ulte des instincts aux prises, mais qui recommence sans cesse. Nous avons conscience de l'effort plus ou moins grand qui a précédé la détermination, el du mérite moral qui est en rapport avec lui. Le bien spontané, à moins qu'il ne résulte de l'habitude de la vertu péniblement contractée, n'est pas plus méritoire que le mal spontané, commis par suite de ce que la médecine appelle une
�L ' EFF ORT
ET LA VOLONTÉ
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impulsion irrésistible, n'es t coupable, à moins que l'impul sion ne r ésulte d'une sé rie d'actes antérieurs dan s lesqu els la responsabilité de celui qui la subit est engagée . Pour qu 'il y ait mérite ou démérite, il faut qu'il y ait délibération, c'est-à-dire lutte intérieure, victoire du bien récomp ensant l' effort , ou victoire du mal punissant la défaill ance. On le sent, c'est là ce qui fait la grandeur et l'intérêt de la vie, bea uco up plu s encore que la pensée pure, dont Pascal, dans un morceau bi en connu , fait le plus noble privilège de l'h omm e. « Toute notre d ignité, ditil, consiste en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever , non de l'espace et de la d urée, que nou s ne saurions remplir. Travaill ons donc à bien penser : voilà le prin cipe de la morale. » Notre plus haute dignité co nsiste dans la vo lonté libre, dans l' effort moral, et Pascal le savait bien, puisque, da ns l' admirable passage · où il corn pare les trois ordres de grand eur, il met celle de l'es prit si fo rt au-d esso us de celle de la charité. « Tous les co rp s, le firm amen t, les étoiles, la terre el ses royaum es ne valen t pas le moindre des esp rits ; car il connaît tout cela , et soi; et les co rp:i, rien. Tous les corps ense mble , .et tous les esprits ensemble, et toutes leurs produ ctions, ne valent pas le moindre mouvement de charité ; cela es t d'un ordre infinim en t plu s élevé 1 • » Peut-être ce mot de charité est-il trop th éologique pour nous. La charité rentre elle-même dans le devoir, qui_ es t notre id éal et notre véritabl e fin. Nous avon s opposé plu sieurs foi s déj à la loi de la concurrence vitale à la loi du devoir , l'ordre de la nature et celui de la morale. Nou s avons dit que, dans le combat pour la vie, le triomphe a ppartenait à des instincts de viol ence et de ruse r éprouvés par la morale, et que l'hon1. Pensées, édit. Have l, art. 17.
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L 'ED UCATI ON DU CARACTÈRE
nêtelé, la bon lé, la déli catesse exquise du cœ ur pouvaient ê tre une cause de da ngereuse faiblesse. Cependant il es t un point sur lequ el les deux ordres se mblent conco rder : dans tous les de ux , ce qui est nécessaire avant tout, c'est l'énergie, l'aptitud e à l'effort. La nature ainsi que la m orale co ndamn ent les faibl es , ceux qui ne trouvent p as et ne développ ent pa s da ns leur ca rac lère l'énergie et la co nsta nce nécessaires pour une action diffi ci le e t incessante, ceux chez qui les instincls d'action ne p arviennent p as à triompher des in stin cts d'in erti e. P our r éussir dan s la vie, n 'eût- on en vu e que l'intérêt perso nn el, il fa ut se donn er beaucoup de mouve ment et beau co up de mal. Ne nous arrêtons pas aux exceptions qui se mblent contredire la règle. Nou s verrons q u'en général la mollesse , la pa resse , la négligen ce, l'imprévoyance, l' étourderie, la légèreté so nt sé vèrement punies p ar la fo rce des choses , et que le succès presqu e toujours s' ex pliqu e par les qu alités co ntraires, l'ac tivité, l'appli calion, l'a ttention . Nous verrons que ce ux qui so nt a rriv és à la puissance el à la gloire étaient doués d' un e vo lonté éminemm ent énergique et patienle, qui peut exister da ns une âme avec des vices très bl â mables, m ais qui la relève et qui l' aurait porlée à la vé ritable gra ndeur si ell e eût été mi se au service de la vertu. César n 'é tait peut-être pas plus intellige nt qu e son contemporain Atticus, mais celui- ci n'a été qu' un épicurien distin gué, tandis que César a conquis l'empire. Ses vices étaient rnns mesure; m ais il est facile de relever da ns le portrait qu e Suéton e trace de lui un ense mble de qualités morales a ux qu elles il a dû sa gra nd eur et qu'il avait à un ùegré é minent, résistance à la fa tig ue, rapidité, pruden ce, hardiesse, courage, fe rmeté. Lisez le portrait de Catilin a par Sallu ste, et vous Lrouverez a u premier rang, parmi les qualités qui firent de lui le ch ef d'une
�IMPORTANCE DES QUALITÉS MORALES
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redoutable conjuration contre la république romaine, la résistance incroyable de son corps à la faim, au froid, au sommeil, l'audace de son âme. Tels sont les dons qu'il fout surtout souhaiter à l'enfant et s'attacher à développer en lui, si on désire l'armer pour la victoire dans le combat de la vie, sans méconnaître cepe.ndan t l'importance de certains dons de l'esprit, comme la justesse, la pénétration, la finesse. S'il y joint l'honnêteté et la bonté, ses succès seront légitimes, il sera grand dans l'ordre naturel et clans l'ordre moral. Celle loi qui donne la prépondérance au rôle du caractère dans la vie individuelle s'étend à la vie des nations. L'admirable chapitr:e du Discours su1· l' histofre univei·selle où Bossuet parle des Romains montre très bien qu'il faut attribuer la puissance de ce peuple à son caractère national. « De tous les peuples du monde, dit Bossuet, le plus réglé dans ses conseils, le plus avisé, le plus labol'ieux et enfin le plus patient a été le peuple romain .... Tite-Live a raison de dire: qu'il n'y eut jamais de peuple où la frugalité, où la pauvreté aient été plus longtemps en honneur», etc. De nos jours surtout, où la facilité et la rapidité des com m unicalions internationales contribuent de plus en plus à mettre en commun, chez les peuples civilisés, les ressources de l'industrie et de la science, ce qui paraît devoir assurer le succès, dans la concurrence vitale qui existe entre les nations comme entre les individus, ce sont les qualités morales bien plutôt que les qualités intellectuelles, et particulièrement l'énergie, l'esprit d'initiative, la vigilance, la résistance à l'amollissement causé par les progrès du bien-être et du luxe . L'industrie d'un pays battra par la concurrence celle d'un autre où les patrons seront moins hardis, moins attentifs, plus indolents, où les ouvriers seront moins sobres, moins résistants aux privations, moins laborieux.
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Quant à la guerre, qui sera longtemps encore le principal arbitre de lu destinée des nations, il est certain que les armées qui l'emporteront par leur valeur morale y réussiront le mieux; et cette valeur morale résulte de qualités nombreuses et diverses, parmi lesquelles le courage, il est vrai, et le sentiment de la discipline, vertus essentiellement militaires, tiennent le premier rang, mais dont beaucoup d'autres sont les mêmes que celles qui donnent le succès dans les travaux de la paix. A la fin d'un livre remarquable qui a pour titre la Nation armée , un écrivain militaire allemand fait bien ressortir le rôle que joue à la guerre ce qu'il appelle cc les forces morales » ; les conseils qu'il adresse à ses compatriotes ne valent pas seulement, pour eux. « La souveraine sagesse politique, dit-il, sera longtemps _encore pour nous de travailler sans relâche à perfectionner notre organisation militaire nationale. L'augmentation des forces morales, dont tout dépend à la guerre, devra marcher de pair avec ce perfectionnement. L'augmentation, disons-nous, et non simplement le maintien; car les forces morales sont sans cesse en mouvement, elles n'ont pas d'arrêt, et, si elles ne tendent pas à monter, c'est qu'elles tombent el faiblissen l.... On devra sans cesse, par l'exemple qu'on donne, par la parole, par les écrits, faire en sorte que l'amour passionné de la patrie, la résolution de ne pas fuir les plus dures épreuves, le renoncement et la résignation sereine visà-vis des plus grands sacrifices, que tous ces sentiments grandissent sans cesse dans nos cœurs et dan·s ceux de nos enfants 1 • » La question des causes de la décadence d'un peuple est souvent complexe et obscure, parce que ces causes sont multiples et qu'il est difficile soit de les discerner,
1. Von der Goltz, la Nation et1'1née, lrad. Jreglé, conclusion.
�LA VERT U DANS L A DÉ MOCR-ATiE
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soit de marquer exactem ent l'action de chacun e d'elles . .Mais l'un e des plus ce rtain es dans la plu par t des cas es t la décadence des mœurs, et, en particuli er, la diminution de l'énergie, de la capacité pour l' effort d'ac tion ou de r ésistance. D'a utres causes, qui semblent purement matériell es , la dépopulati on par exempl e, ont des r app orts étroits avec la morale ; si la dépopulation se produit da ns un pays , n'est -ce po int so uvent parce qu e ce pays a perdu le co urage et la confi ance avec lesquels on assume les charges d'u ne nom breuse fa mille, parce qu'on y est devenu inca pable des privations et des sacrifi ces qu'elle exige? La dése rtion des camp agnes, l' afflu ence vers les villes , avec le dévelop pement des vices qu e les grandes agglomérations entretienn ent et développe nt, ne sont pas d ues uniquement à des cau ses éco nomiqu es; l'indu strie moderne for ce bien les travailleurs à se grouper autour des usines , dans les faub ourgs des g randes villes ; mais ils y _ nt attirés aussi par l' espé rance so d'un e vie plus facile et pa r les jouissances grossières qui se mullipli ent autour d'eux. Si l'o n adop te la célèbre th éorie de Montesquieu , le carac tère es t loin de perdre son rôle prépondérant da ns les sociétés démo cratiqu es . L'auteur de l' E spr it des lois, on le sait, co nsidère la vertu com me r esso rt princip al d 'un État populaire 1 • No us lison s da ns le livre qua trième de cet ou vrage, où il s'o cc up e des lois de l'éducation par rappo rt au p rincipe du gou ve rn ement : « C'est dans le go uvernement républicain qu e l' on a besoin de la toute-puissance de l'édu cation . La crainte des gouvernements des potiqu es naî t d'e lle- même parmi les menaces et les châtiments ; l'homme des monarchies est favorisé par les passion s et les favorise à so n tour ; mai s la vertu politique est un r enoncement à soi-même qui est tou1. Vo ir Esprit des lois, li v. llI, chap.
ll!.
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jours une chose très pénible. On peut définir celte vertu l'amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières; ell es ne sont que celte préférence 1 • >i Remarque profonde, malgré son apparence de paradoxe! Car, parmi les nombreuses définitions que l'on peut donner de la vertu, celle-là n'est-elle pas une des meilleures qui la fa it consister dans l'effort que demande le sacrifice des jouissances personnelles qui résulLent de la satisfaction des instincts égoïstes, à un idéal supérieur, que cet idéal soit scientifique, patriotique, humanitaire ou reli gieux? Un publiciste éminent, Tocqueville, au milieu du tableau vaste, nouveau el confus que présente la démocratie moderne, entrevoit quelques traits principaux qui se dessinent et qu'i l indique. On sent qu'à ses yeux la vertu, considérée comme l'énergie morale au service du bien, n'est pas le trait dominant. « Les désirs, dit-il, e t les jouissances se multiplient. ... Les particuliers font de petites choses, et l'État d'immenses .... Les âmes ne sont pas énergiques .... Il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très hautes, très brillantes et lrès pures .... Presque Lous les extrêmes s'adoucissent et s'émoussent; presque tous les points saillants s'effacent pour faire place à quelque chose de moyen .... Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d'êtres pareils, où rien ne s'é lève ni ne s'abaisse. Le spectacle de celte uniformité universelle m'attriste et me glace 2 • » Ce tableau mélancolique est tracé par un publiciste trop perspicace pour ne pas voir le progrès invincible de la démocratie et pour caresser des idées de réaction
1. Espi·it des lois, li v. IV, chap. v.
2. De la démocratie en Améi·ique, 4° parlie, chap. vm.
�LA VERTU bANS LA DÉMOCRATIE
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chimérique, mais trop attaché encore à l'ancienne société par ses origines et ses traditions pour ètre un juge favorable de la nouvelle. Il est intéressant d'entendre après lui un homme qui plonge, pour ainsi dire, en pleine démocratie, né d'ouvrie rs sous un gouvernement populaire, aux États-Unis, n'ayant reçu dans son enfance qu e l'in struction d'une misérable école, obli gé de tresser de la paill e pour acheter des livres, arrivé peu à peu par son travail personnel à une haute situation dans son pays, n'ayant par conséquent aucune raison pour regretter par tradition de famille ce que nous appelon s chez nous l' « ancien régime » et pour en vouloir au nouveau, puisqu'il y a trouvé la récompense de son mérite: je veux. parler d'Horace Mann, le réformateur des écoles d'Amérique. Eh bien, Horace Mann est peut-être moins indulgent, moins rassuré encore qu'Alexis de Tocqueville, lorsqu'il ex.amine au point de vue moral Ja société qui l'entoure et lorsqu'i l la juge sous Je rapport du caractère . Il voit toutes les passions déchaînées qu i trouvent dans les institutions des instruments et des stimu lants, « la pu issance du nombre excluant de plus en plus toute appréciation des puissances morales dans l' admin istration et le gouvernement », la poursuite de la richesse et des honneurs sans mesure et sans scrupu le, entraînant des duperies sans nombre, des fraudes, des banqueroutes, des injures, des calomni es, une véritable curée de l'argent et des places, tout enfin li vré, dans la République, au vote universel, mal éclairé, égaré par des idées fausses qui sont pires que la complète ignorance. Après avoi r longuement tracé ce tableau, où les cou leu rs sombres ne sont point ménagées, il se demande avec la plus vive anxiété de quelles institutions assez puissantes, assez efficaces la démocratie dispose pour se protéger contre les dangers qui surgissent de son propre sein. Il passe successivement
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en revue l' armée, laj us lice, le go uvern ement, la science, la religion, la presse, les moyens de rigueur, les moyens de douceur, e t il les trouve tous sans force pour« faire prévaloir les id ées de modération, de sacrifice, et assurer le triomphe de l'o rdre et des lois ». Tous, excepté un cependant, l'é ducation de l'enfance, dans laquelle il a une foi profonde. Mais, à ses yeux comme aux nôtres, l' éd ucation doit s'adresser surtout au, caractère, parce que les énergies du caractère sont les grands mobiles des actions humain es el qu'il dépend de nous de les laisser tendre indifférem ment au bien ou au mal , plutôt au mal, puisque le fond de l'homm e es t, comme nous l'avo ns vu, loin d'être bon, ou de les diriger vers le bien par une éducation vraiment efficace, qui pénètre dans l'intimité de l'âm e et y agisse réellement sur les instin cts, les passions, les habitudes, la volonté. C'est maintena nt de ce cô té qu'il co nvient de diri ger nos recherch es. Nous avons étudié les différe nts pouvoirs clc l'âme humain e, tels qu'ils se manifestent chez l'e nfant, leurs rapports , leur influence r éciproque. Bien convaincus que, dans celte â me qu e nous avons ch erché à connaître, ce qui importe le plus pour la conduite de la vie, c'est le caractère, nous ·allons aborder la partie pratiqu e de notre suj et.
�CHAPITRE VIII
Les principaux collaborateurs clans l'œuvre de l'éducalion. Le père et la mè re. Les grands parents. Les domestiqu es .
Parmi les œuvres qui comportent la collaboration de plusieurs personnes, s'il en est une qui exige entente, union des esprits et des cœurs, direction ferme et suivie, c'est sans doute cell e de l'éducation. Pourtant on n'y constate trop sou vent qu'incertitude, désaccord et incohérence. Le père et la mère sont désignés par la nature pour y travaill er les premiers. Ils apportent en général la même bonne volonlé, mais il est rare ;qu'on trouve chez eux une compétence égale et les mêmes vues concernant les moyens de former le corps, l'intelligence et le caractè re de leur enfant. Le manque d'entente se manifes'te parfois dès le début de la vie du nouveau-né pour les premiers soins que son corps réclame ; il s'accentuera dans la su ite, en maintes occasions, et les conséquences en seron t plus ou moins sé rieuses. Il y a au fond si peu d'harmonie dans notre état social actuel, après les révolutions qui l'ont agité et les grands changements d'idées qui s'y sont produils, qu'un grave désaccord peut éclater, pour une qu eslion religieuse, près du berceau de l'enfant. Mais si à ce moment, et plus tard encore,
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dans quelques circo nsla nces, des co ncession s sonl faites à des usage;; respectabl es, l'abse nce d' une fo i religieuse co mm une aux de ux épo ux peu t en traîner chaqu e j our des disc uss ions pénibl es . Ce lle q uestion capit ale mise à part, qu e d' occasions en co re se présente ront où il y a ura co nflit entre l' un e t l'autre, l 'un , par exem ple, tena nt pour la rig ueur , l'autre pour l' indul ge nce, l' un montran t da ns son œ uvre éduca tive de la réfl exion et de la suite, l'aulre de l'in altcntion et de la légère lé, to us deux ayant , à cause de la différence de leur carac tère el de leur espri t, un e idée différente de la vie, et, a u lieu de s'ap puye r r éciproqueme nt dans l'éJ ucalio n d' un êt re qu 'ils chérisse nt, se contredisan t da ns le la ngage qu 'ils lui adressent, la direction qu'ils lui impriment, les exempl es qu'ils lui donn ent. Que ce soit là un e imperfec tion, perso nn e n e le co ntestera, aucune entre prise ne p ouvant être menée à bi en p a r des moyens inco hére nts el contrad ictoires. Mais, à moins qu'on ne s'y résigne, comme à d 'autres faiblesses hum ain es, et qu'o n ne se di se q u'après tout il y aura un r ésultat te l q uel à ce tte éd ucalion si balloltée, à quels remèdes peut- on reco urir ? Aux unions bien asso rties, princi pa iement sous le rappor t de l'es prit et du ·cœ ur ? Ce serait se faire une illu sion naïve que de croil'e qu'on diminuera dans ce lle qu es tion , pourtant si g rave , du ma riage la p art du hasard , du sentimen t mal éclairé, des calculs intéressés, compl ète ment étrangers à la moral e et à la pédagogie. Du res te, la resse mblance des p arents sous le r apport des q ualités intell ec tuelles et morales n'es t peut-ê tre pas à désirer en v ue de leur fulure fa mille, car il a rrive que les élémen ts tra nsm is par l'un s'op posent he ureuse ment à ce ux que transm et l' a utre, et les co rrige nt . Dira-t-on que, du pè re et de la mère, celui -là doit,
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dans l'éducation des enfants, avoi r l'autorité qui a le plus de sagesse, et que l'aulre doit n' être que son collaborateur docile? Mais qui, à ce point de vue, décidera? et comment, une fois la décision rendue, assurer l'obéissance à la règle? Le droit romain, en conférant la toute-puissance au père dans la famille, proclamait ainsi l'infériorité morale de la mère. Notre Code civil en a conservé l'esprit lorsqu'il édicte, dans le chapitre des droits et des devoirs respectifs des époux, que la femme doit obéissance à son mari. Nu l doute que le devoir de l'obéissance ne soit prescrit pour l'œuvre de l'éducation des enfants comme pour tout le reste i. Mais cette disposition de la loi at-elle la même puissance dan s les mœurs que dans les institutions? En ce qui concerne particulièrement l'éducation des enfants, est- elle applicable, est-elle juste? Le père est-il toujours digne d'exercer l'autorité que la loi lui confère? Je trouve dans une produclion de l'école positiviste, qui a pour titre Principes d' éducation posit·ive, une longue étude de cette question, avec des conclusions pe11 favorables à la femme. Après des considérations historiques destinées à montrer que, depuis l'antiquité jusqu 'à nous, et même malgré l'influence du christianisme, la femme n'a jamais été considérée comme l'égale de l'homme, on arrive aux faits. « Aucune œuvre réellement sérieuse, dit-on, en philosophie, en science, en indu strie ou en esthétique, n'est encore sortie de leur cerveau à plis moins nombreux ou de leurs mains plus délicates. » Le cerveau féminin paraît être aussi, comme poids, inférieur à celui de l'homme; d'ap rès certains relevés, la moyenne du poids du cerveau, à l'âge de lrente à quarante ans dans la race blanche, serait de
1. Article 213.
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141.0 grammes pour les hommes et de 1262 pour les femmes 1 . Chez les femmes,« les conceptions abstraites, opérées par les facultés de synthèse et d'analyse, manquent de vigueur et de suite, et, tandis que la science chez l'homme se convertit en raison, elle se transforme en sentiment chez les femmes. On ne leur doit aucune invention dont le point de départ ait élé puisé dans les éléments déjà importants de leur instruction actuelle; et, depuis l'époque où elles ont commencé à connaître le calcu l, la cosmographie, un peu de physique et de mécanique et les applications de ces sciences dans les affaires de commerce et d'industrie, on ne les a vues coopérer à aucun perfectionnement de fabrication ou de métier. Sur 54 000 brevets d'invention, il n'y en a que 6 réclamés par des femmes, pour modes et confections 2 • >> D'autre part, l'infériorité de ses forces matérielles et de son intelligence a pour conséquence chez la femme, d'après l'auteur, une certaine infériorité morale. cc Les femmes sont condamnées, en raison de leur faiblesse, à remplacer tout ce qui leur manque par des efforts de séduction, <le flatterie et de dissimulation .... L'égoïsme presse si étroitement la femme, qu'elle se laisse toucher par un crime commis pour elle plus que par une vertu qui la dédaigne 3 », etc. Le dénigrement de la femme, qui s'exprime assez lourdement chez le médecin positiviste., prend une forme vive et piquante chez le pessimiste a ll emand Schopenhauer. Nous n'avons que l'embarras de choisir parmi ses nombreuses invectives. cc La raison et l'intelligence de l'homme, dit-il, n'atteignent guère tout leur développement que vers la vingt-huiti ème année; chez la femme, au contraire, la maturité de l'esprit arrive à la
L Topinard, Anthropologie, 1.817, p. 122. 2. Docteur Bourdet, Principes d'éducation positive, chap. m. 3. Même ouvrage.
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dix-huitième année. Aussi n'a-t-elle qu'une raison de dix-huit ans, bien strictement mesurée. C'est pour cela que les femmes restent toute leur vie de vrais enfants. Elles ne voient que ce qui est sous leurs yeux, s'attachent au présent, prenant l'apparence pour la réalité et préférant les niaiseries aux choses les plus importantes. Ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est la raison; confiné dans le présent, il e reporte vers le passé et songe à l'avenir : de là sa prudence, ses soucis, ses appréhensions fréquentes. La raison débile de la femme ne participe ni à ces avantages ni à ces inconvénients; elle est affligée d'une myopie intellectuelle qui lui permet, par une sorte d'intuition, de voir d'une façon pénétrante les choses prochaines; mais son horizon est borné, ce qui est lointain lui échappe 1 . » Quant aux qualités morales, s'il leur accorde la pitié, l'humanité, la sympathie pour les malheureux, Schopenhauer trouve les femmes inférieures aux hommes en tout ce qui touche à l'équité, à la droiture et à la scrupuleuse probité. L'injustice est leur défaut capital, ainsi que la dissimulation, la fourberie instinctive et un invincible penchant au mensonge 2 • Il serait facile de réunir en quelques instants un ensemble imposant de textes sacrés et profanes où l'opinion pessimiste au sujet de la nature féminine s'expr·Î merait sous les formes les plus variées. Il serait facile aussi de leur opposer d'autres textes, non moins nombreux, qui les contrediraient. ·Je citerai les lignes su ivantes, parce qu'elles ont été écrites par une femme d'une rare clistinclion, mère excell ente d'un fils qui a compté parmi les hommes éminenls de notre époque, et aussi parce qu'on y trouve
1. Pensées, max imes et fragments, édil. Bourd eau , p. 120. 2. Même ouvrage, p. 121 et 122.
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l'appréciation qui est peul-être la plus juste dans cet éternel débat sur la situation respective des deux sexes au point de vue de la valeur intellectuelle et morale. « Rarement, dit Mme de Rémus. t, on nous a mises à a notre véritable place; rarement on a songé à ne voir dans une femme qu'un être sensible, raisonnable et borné, la compagne de l'homme et l'ouvrage de Dieu. La femme est sur Ja terre la compagne de l'homme, mais cependant elle existe pour son propre compte; elle est inférieure, mais non subordonnée. Le souffle divin qui l'anime et qui, par son immortalité, l'appelle à la progression, la connaissance du mal, le sentiment du devoir, le besoin d'un avenir, tous ces dons accordés aux femmes aussi bien qu'aux hommes leur permettent de revendiquer une certaine égalité. l\lais, pour toutes les choses de celte vie, l'homme a été doué d'une portion de force et dévoué à une sorte d'activité refusées à sa compagne. Tout indique que dans nos rapports avec ce monde notre destinée nous place sans appel au second rang. Une constitution physique plus délicate et plus fragile, un continuel besoin de secours matériel et de bien moral, nos qualités comme nos défauts, notre faiblesse comme nul re force, tout indique que la solitude, qui n'est point bonne pour l'homme, serait mortelle pour la femme. Celte dépendance est un signe certain d'infériorité, Dans ce qui concerne les intérêts essentiels de la société, dès que nous prétendons donnet· le mouvement, tout dégénère. La suite et la profondeur nous manquent quand nous voulons nous appliquer à des questions générales. Douées d'une intelligence vive, nous entendons sur-le-cJ?.amp, devinons mieux et voyons souvent aussi bien que les hommes. Mais, trop facilement émues pour devenir impartiales, trop mobiles pour nous appesantir, apercevoir nous va mieux qu'observer. L'attention prolongée nous fatigue; nous sommes
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enfin plus douées que patientes; la privation nous est plus supportable que l'attente d'une espérance retardée 1 • » En résumé, d'après Mme de Rérnusat, les femmes vaudraient mieux par la spontanéité de l'esprit et la vivacité du sentiment, les hommes par la réflexion, la volonté et la constance. Pourquoi ne pas faire concourir au même but, avec harmonie, des qualités si diverses, également précieuses? Mais celle question de prééminence, particulièrement en ce qui concerne l'éducation de l'enfant, se décide entre le père et la mère, dans la vie réelle, lorsque la loi civile ne peut intervenir, autrement que par des discussions théoriques. En matière d'éducation comme en tout le reste, l'autorité appartient à celui des deux qui sait la prendre et qui, par la fermeté de son caractère, impose sa direction à l'autre. Si une telle autorité ne finit pas par s'établir, s'il y a, d'une part, deux caractères également fermes ou, ce qui revient au même à ce point de vue, également faibles, et, d'autre part, divergence ou absence d'idées touchant l'éducation, alors l'enfant est élevé d'une manière inégale, capricieuse, sans méthode et sans suite. Il assiste même assez souvent à des querelles dont il est l'objet, et il attend pour savoir qui, de son père ou de sa mère, l'emportera ·dans telle ou telle circonstance, auquel des deux il devra obéir, ce qui est.., remarquons-le en passant, une bien mauvaise école d'obéissance et de discipline. Dans le passage de son chapitre sur l'éducation morale où il expose son système de discipline par les réactions naturelles, Herbert Spencer parle d'une petite fille qui s'attirait chaque jour des réprimandes parce qu'elle n'était jamais prêle pour la promenade quoti1. Essai sm· {éducation des femmes, p. 2-4.
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dienne ; si on l'eût laissée à la maison, dit-il, et si elle eût été, une ou deux fois, privée ainsi de la promenade par sa faute, elle se fûl bien vite corrigée 1 • Ri en de mieux. Mais je suppose que le père soit partisan de ce système et qu'il ordonne qu'on parte avec les autres enfants sans attendre la petite retardataire; si la mère se confoi·me à cet ordre, le r ésultat sera excellent; si elle résiste, il sera très mauvais; les enfants entendront une discussion plus ou moins aimable et verront mettre en échec la volonté de leur père ou de leur mère. Pour que ce système réussisse, une seule épreuve souven-t ne suffit pas; il faut une fermeté constante; si l'un des deux époux en manque, si la mère, comme il anive, fini.t par faiblir, la première épreuve devient inutile; de là des récriminations et un mécontentem ent réciproque. Des scènes analogues se passent à chaque instant dans les familles. En supposant qu 'il y ait entre eux des divergences, les parents doivent, dit-on, les dissimuler aux enfants et s'expliquer en leur absence. La règle est fort bonne, mais elle suppose chez les parents un e sagesse dont ils feraient bien d'user, si elle existait en eux, pour se mettre préalablement d'accord, ne se di sputer jamais, prévoir toutes les circonstances délicates, et ne montrer à leurs enfants qu'un e seule volonté en deux personnes. La lutte entre deux sentiments dans la même âme reste en général silencieuse, et il est possible que personne ne s'en aperçoive. Mais la lutt e entre les idées et les volontés du père et de la mère éclate au foyer dom estique, et il est impossible qu'à un mom ent ou à un autre les enfants n'en so ient pas les témoins de plus en plus attentifs avec l'âge. En peut-il être autrement dans nos demeures si étroites, où la place nous est si petitement mesurée et où les enfants sont sans cesse
L De l'educa tion intellectuelle, momle et physique, chap. m.
�ATTRIBUTION S DES DEUX ÉPOUX
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mêlés à notre vie ? Les r essources de la plupart des familles n e leur perm ettent point de faire vivre les enfants à part; quand même elles le pourraient, elles n e le voudraient pas. Car n os habitudes modern es ne le comportent plu s, sauf da ns ce rta ines classes . Le remède qui consiste à se priver d 'e ux e n les internant dans les pensionnats est encore pire qu e le m al. La différence d'a ttributions entre les de ux époux tend à donner la prépond éra nce à la mère pour l' édu cati on de l' enfa nt, surtout dans les premières années, p end ant lesqu elles il es t gardé à la m aison, car il se trouve bien plu s consta mm ent en co ntac t a vec sa m ère qu 'avec so n p ère. Xé nophon, en un charm ant p assage de son Économique, définit le rôle de l'un et de l'autre dans la fa mill e ; je n e crois pas qu'en so mm e, malgré les différences profondes qu 'il y a entre notre état social e t celui de la Grèce au vr0 siècle a va nt J.- C., les remarques de !'écrivain attique aient cessé d'être vraies. Il distin g ue les occ u pali ons du dehors et celles de la maison . cc Or, dit-il, comm e ces doubles occ upations de l'intérieur et de l'extéri eur dem andent de l'activité et du soin, la divinité a d'ava nce approprié, selon moi, la na ture de la fe mm e pour les soin s et les trava ux de l'intérieur , et celle de l'h omm e pour les travaux et les soins du dehors. Froit.l, ch ale ur, voyages, guerre, le corps de l'homm e et son âme ont été mis en é tat de lout supp orle r, et la di vinité pour cela l'a cha rgé des tra vaux du dehors ; quant à la femm e, en lui donna nt une plus faible co mpl exion, la divinité m e se mble avoir voulu la r es treindre aux travau x de l'intérieur. C'es t pour une raiso n se mblabl e que , la femm e ayant la mission de nourrir ses enfants nou veau-n és, la divinité lui a donn é bien plu s qu'- l'homme le besoin d'aim er ces à petits êtres. » La première éducation a ppartient don c princip ale-
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L' ÉDUCATIO N DU CAR ACTÉRE
ment à la mère, par la volonté de la nature. C'est ell e qu i soigne le co rps du nouveau-né, qui préside à l'éveil de ses sens, de son esprit, de son cœ ur, qui lui enseigne la la ngue qu 'on ap pell e si justement m a tern elle, ainsi q ue les prin cip es de la morale. << On sait, dit le P. Girard, qu ' un an cien a si vivement saisi ce tte émin ente prérogative, qu 'il a urait volontiers ôté la dénomina tion de pa trie à notre pays na tal p our l' éch a nger dans sa la ng ue co ntre celle de ma trie 1 • » La mère appo rte alors à sa tâc he un dévouement ex trême, dont le père serait peut-ê tre incapabl e; mais il est bien des cas où ce dévo ueme nt a besoin d 'ê tre éclairé et diri gé, parce q u' il s'exerce dans les co nditions défa vorables où la mère es t pl acée par lïn sufflsance de son savo ir. Sous ce r apport, Herbert Spe nce r fa it subir à l 'é ducati on de la fe mm e une critiqu e a uss i vive qu 'à ce ll e de l'autre sexe . « On n'a ja ma is appelé sa p ensée sur les graves respon sa bilil és de la m aternité ; on ne lui a guère do nn é celte solid e cul Lure int ellec tuell e qui eùt pu la préparer à porte r ces responsab ilités. Voyez-la do nc ma intenant aux prises a vec un caractère qui se développ e et dont le développement lui est co nfié? Voyez so n ignorance profond e des phénomènes a ux quels elle a affaire, et comm e elle intervie nt ave uglé ment da ns des faits au xqu els on ne saurait touc her d'une main sùre, p ossédâ t-o n la science la plu s h a ute! Ell e ne sait rien de la na ture des émoti ons, de l'ord re qui préside à leur évoluti on , du point précis où elles cessent d'être sa lutaires p our devenit· nuisibles . . . . Ne conn aissant pas l'organi sme qu 'elle a devant ell e, ell e ne co nn aît p as davantage l'influen ce qu e p eut exe rcer sur ce t organi s me tel ou tel traite ment. Quoi de plus in évitabl e qu e les rés ult a ts
1.. De l'enseignement 1 ·égulie1 cle la langue maternelle, li v. I , · chap. 1.
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désastreux dont nous sommes journellement témoins! Ignorant, comme elle les ignore, les phénomènes mentaux, leurs causes et leurs effets, son intervention est souvent plus nuisible que ne l'eût été son abstention absolue .. .. Dépourvue de toute lumière théorique, in capable de se guider elle-même par l'observation des faits de développement qui s'accomplissent chez son enfant, la jeune mère suit l'impulsion du moment d'une manière légère et funeste 1 • » Sans doute il y a bien du vrai dans ces remarques. Nous ne croyons pas, pour les raisons que nous · avons déjà données au sujet de l'enseignement de la pédagogie dans les écoles primaires et secondaires de garçons, qu'il convienne d'introduire cet enseignement dans les écoles de jeunes filles. Mais il se placerait assez bien, à notre avis, dans cette période de la vie des femmes qui s'écoule entre la sortie des écoles et le mariage. La maternité les trouverait moins novices en ce qui concerne .la connaissance du caractère de l'en fant et des moyens d'agir utilement sur son évolution. Nous ne voyons pas non plus pourquoi on ne leur donnerait pas, dès le temps de l'école, des notions de physiologie, d'hygiène, et surtout pourquoi l'on n'exciterait pas en elles le désir de pénétrer davantage ensuite dans le domaine de ces sciences, qui ont des rapports étroits avec la science de l'éducation. Comme le dit Spencer, nombreux sont les exemples des résultats dép lorables produits par une erreur d'éduc:üion physique ou morale dont l'enfant a été victime au début de la vie; toute une existence peut se traîner maladive pour une faute commise dans l'alimentation du premier âge. Mais la situation n'est peut-être pas aussi inquié1. De l'éducation intellectuelle, moi-ale et physique, chap. r.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
lante que le prétend le philosophe anglais. La mère a des conseillers tout désignés dans les personnes instruiles qu'elle peut appeler à son aide, dans le médecin, et surlout dans son mari, lorsque le mariage n'a pas uni deux êtres également ignorants de ce qu'il leur importerait le plus de savoir. On exagère aussi en la donnant comme incapable d'étudier son enfant, de se guider d'après les observations qu'elle aura faites, de suivre autre chose que l'impulsion du moment, sans réflexion et sans méthode. Enfin il y a ce que la science positive ne saurait donner, ce qu'ell e traitera peut-être légèrement et avec dédain, l'inslinct de la femme et de la mère, qui ne mérite pas une confiance absolue et qui ne saurait remplacer tout le resle, mais qui doit compter cependant et pour beaucoup, parce qu'il donne des lumières et des inspirations qu'on ne trouverait point dans le savoir le plus méthodique. « On dirait, écrit le P. Girard, qu'elle agit par un instinct supérieur qui tient à la maternité, et qu'elle n'est, clans cette belle fonction, qu'un instrument docile en d'autres mains .... Elle se sent elle-même pleine de souvenirs, elle observe, raisonne, invente et ne cloute pas que tout ce qu'elle trouve en elle-m ême ne se trouve aussi dans son enfant, comme la rose dans son bouton, et qu'avec le temps tout se montrera .... Elle croit bien faire, celte première institutrice, et elle s'inquiète peu si des raisonneurs et des savants ne trouvent en ce qu'elle fait que désordre et déraison 1 • » Dans l'un des chefs-d'œuvre du cé lèbre romancier russe Tolstoï 2 un passage m'a vivement frappé; la pénétration singulière de cet écrivain à la fois réaliste
ri!gulie1· de la langue matemelte, liv. I,
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et mystique lui a fait voir dan s la femm e ce qui échapp e au pur philosophe : l'un des personnages est avec sa j eune femm e et un e vi eille ser vante a u li t de son frère mourant ; il s'étonn e de nê pas trouver , avec toute sa science puisée à l'Université et dans les livres, avec sa maturité d' homm e réfléchi , et même avec l'affec ti on profonde qui l' attach e à son fr ère, les soins déli cats, les dou ces parol es qui r end ent l'agonie moin s cru elle el que trouve nt tout na turell emen t ces deux femm es. Voilà bien longtemps que l'o n élève des enfants; si les mères , presqu e toujours pl us ou i::n oin s ignorantes au point de vue de la science posifü e, n'eu ssent apporté à cette œuvre , comm e le dit Herbert Spencer, qu e légèreté, inco hérence et déraison , l'humanité, qui es t loin d'être parfaite, vaudrait moin s encore. Ceci n'est pas toutefois pour diminu er l'importan ce de l'in struction pédagogique. Le rôle du père, d'abord un peu effacé, grandit à mesure que l'en fant avance en âge. Toutefois, si le père intervi ent dès lors plu s souve nt et d'un e manière plus intime dans. l' édu cation de l'enfant, s'il doit même en avoir la direction générale, pa rce qu'il es t plu s capab le de suivre u11 dessein, de prévoir les con séquences, moins sensibl e aux impressions du moment , peut-ê tre co nvient-il qu'il ne se prodigue pas trop et qu 'il sauvegarde avec tact son autorité patern ell e, en évitant les deux ex trêmes d'un e fa mili arité sa ns p res tige et d'une sévé rité san s tendresse. Il n'es t pas bon qu e les enfants t remblent devant leur père ; rien ne glace comm e le spec tacle de ces famill es où les enfants, craintifs , to ujours sous le coup d'un e parole dure ou d' un châ tim ent, répriment en sil ence les impul sions de leur âge et se confo rment tri s tement à un e r ègle qui s' impose par une sorte de terreur du chef de la fam ille. Telle est la puissance d' une idée fa usse, lorsqu'ell e
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es t accompa gnée de bonnes intention s , que certains pères sont capabl es de réprim er leurs élan s naturels de tendresse pour a ffe cter une ri gueur sans détente qui leur se mbl e nécessaire à l' égard des enfants. « Feu Monsieur le marescbal de Montluc , nous raconte Montaigne, aya nt perdu son fil s, qui mourut en l'i sle de Madères, b rave ge ntilhomme, à la vérité, et de grand e espérance, me faisoit fort valoir , entre ses aultres r egrets, le desplaisir et crèvecœur qu'il sen toit , de ne s'estre j a mais co mmuni qué à luy; et d'avoir perdu, sur cette hum eur d'une gravit{: et grimace paternelle, la commodité de gou ster et bien cognoi stre son fils , et aussi de luy déclarer l'extrême amitié qu'il lui portoit, et le digne jugement qu'il fai soit de sa vertu. Et ce pauvre garson, disoit-il, n'a rien veu de rn oy qu'un e contenance renfron gnée et pl eine de mespris; et a emporté celte créance, qu e je n'ay Eceu n'y l'aim er, ny l' estimer selon son mérite .... Je me suis contrainct et gehenné pour maintenir ce vain masque ; et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonlé quant et quant, qu'il ne me peult avoir portée aultre que bi en froide, n'ayant j amais r eceu de moy que rudesse, ny se nty qu 'une façon tyrannique 1 • >i Mais, de nos j ours, ce n'es t pas en général contre un e telle rigueur qu'il faut mettre les pères en garde. Tout tendrait plutôt à l'a utre excès, c'es t- à -dire à une familiarité avec les enfants qui risque . de corn prom ettre pour le moins l'autorilé du père, lorsque sa di g nité el~emême n'en es t pas atteinte. On admire un trait de la vie de Henri IV faisant chevaucher ses enfants sur son dos en prése nce de l'ambassadeur d'Espag ne ; il faut être bien sûr de soi pour servir ainsi, sans s'abaisser, à de pareils jeux. La tend ance toute naturell e et humaine
1. Essais, liv. II, cbap . vm.
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au manque de respect, à la désobéissance, à l'indiscipline est telle, qu'on ne saurait veiller avec un soin assez attentif à ce qu'il y ait dans la famille au moins une personne devant laquelle les enfants ne se sentent pas entièrement à l'aise, et qui agisse sur eux non par la rudesse et la force, mais par le pouvoir de l'autorité personnelle, pouvoir instable, sans cesse menacé, qu'on ne maintient qu'avec beaucoup de vigilance à l'égard des autres et de soi. Non seulement le père a le devoir de se faire respecter lui-même, afin de conserver dans le gouvernement de la famille l'autorité qui lui est indispensable, mais il doit aussi faire respecter la mère, pour qui l'affection tendre et indulgente qu'elle porte aux enfants est parfois une cause de faibles se. Tacite, en parlant de ses beaux-parents, Agricola et sa femme, dit qu'ils vécurent dans un admirable accord et avec un amour mut uelquiles faisait se préférer sans cesse l'un à l'autre.Nul dou Le qu'un tel spectacle au foyer domestique n'ait sur les enfants, au point de vue de l'autorité du père et de la mère, une influence profonde, tandis que celui du désaccord et des querelles nuit à tous les deux et diminue singulièrement leur prestige. Marmontel, dans ses Mémoires, où l'on trouve tant de renseignements intéressants sur la vie sociale au xvm 0 siècle, parle en ces termes de son père, qui n'était qu'un petit tailleut· limousin : « Mon père, un peu rigide, mflis bon par excellence sous un air de rudesse et de sévérité, aimait sa femme avec idolâtrie .... Mon père avait pour elle autant de vénération que d'amour. » Aussi ne faut-il pas s'étonner si, parmi les nombreux enfants dont Marmontel était l'aîné, régnaient les sentiments d'amour et de respect ·à l'égard des parents, d'affection entre les frères et sœurs, qui, au milieu des traverses inévitables, font la force et la dignité des familles.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Dans ceJie dont Marmontel nous entretient avec un souvenir attendri, le même toit abritait, outre le père, la mère et les enfants, une tante, une grand'mère et trois grand'tantes. « C'était, dit-il, au milieu de ces femmes et d'un essaim d'enfants que mon père se trouvait seul : avec très peu de bien, tout cela subsistait. » Ce trait de mœurs était g6néra l autrefois dans la plupart des familles urbaines ou rurales; autour du chef, de sa femme et de ses enfants vivaient un certain nombre d'ascendants et de collatéraux . Peut-être ces habitudes sociales, à peu près disparues aujourd'hui, sont - elles regrettables au point de vue pédagogique. Car la vie commune entretenait dans Lou te la famille une communauté de traditions, de sentiments et de discipline morale qui ne pouvait, en beaucoup de cas, qu'exercer une bonne influence sur l'éducation des enfants . Le père et la mère ne sont point, parmi les parents, les seuls éducateurs; l'enfant fréquente d'autres membres de la fami ll e, qui habitent de différents côtés, souvent avec des idées et des habitudes bien différentes. Si cette fréquentation est rare, passagère, elle n'aura sur lui qu'une action assez faible; cependant il pourra être exposé à entendre un langage, à voir des exemples qui contrediront la discipline suivant laquelle il est élevé à la maison paternelle et qui, dans une certaine mesure, en souffrira. Mais les grands parents en particulier ont, à l 'égard de leurs petits-enfants, des droits qu'ils réclament, qu'il serait injuste et cruel de leur dénier. JI arrivera clone souvent que l'enfant passera de longues heures auprès d'eux, en l'absence de son père et de sa mère. Ce temps suffit pour qu'une action efficace soit exercée sur lui; alors l'œuvre éducative entreprise à la maison paternelle peul être secondée par les aïeuls; mais elle peut aussi être modifiée et compromise sur des points très impor-
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tants. La pratique de la vie donne aux vieillards l'expérience; ell e a développé en eux des qualités précieuses de prudence et de sagesse; mais l'âge amor tit l'é nergie et dispose à un e indulgence enver s les enfants qui va facil ement jusq u'à la faiblesse, défaut qui n'est pas , chez les a'ie ul s, toujours exempt d'égoïsme, puisqu'il fait souvent subordonner les ex ige nces d'une éducation ferme au désir du repos, à l'envie de s'attirer, par toutes so rtes de concessions et de gâteries, l'affec tion intéressée des enfants. Il n'es t pas besoin de r épéte r les co nse ils qu 'o n trouve partout concernant les relations d'amitié et de camaraderie dans le j eun e âge . Mais on ne saurait trop éveiller la sollicitud e des parents sur les humbles collabora teurs qui vivent dans un g rand nombre de fa milles en qualité de dom es tiques et qui, mal gré l'infériorité de leur position sociale, sont capables d'avoir sur le caractère et s ur les m œu rs de l'enfant une grande influ ence, p arfois des plus mauvaises. La par t. que prennent les dom estiqu es dans l' éd ucation d es enfants n'est pa s, comme beauco up trop de parents sem blen t le penser, un e quantité négli geabl e ; elle a, depuis lon g temps , attiré l'attention des pédagogues . Platon et Plutarque ne dédaig nent pas de donner des conseils sur le choix de la nourrice, et recommandent de veiller soigneuse ment à ses propos, qui pourraient, dès le déb u·t, emp lir une jeune â me de so ttise et de co rruption. « Ce qui arrive aujourd'hui à beaucoup de pères, dit Plutarque, est bi en ridi cule . De leu rs bon s esclaves, ils désignent les uns comme cultivateurs, ,les autres co mm e matelots, ' d 'autres comme marchands, intendants, éco nomes. Mais, lorsqu 'ils trouvent un esclave ivrog ne, glouton , incapable de toute fonction util e, c'est à lui q u ïl s confien t leurs enfants 1 • »
L De l'éducation des enfants, éd it. Ta.uchniLz, p. 1.
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L'ÉDUCATION bU CARAC'l'EHE
Si nos mœurs ne donnent plus lieu à une semblable critique,il n 'en est pas moins vrai que l'on constate souvent dans les familles une regrettable négligence touchant les rapports qui existent entre lP.s enfants et les domestiques, ces témoins muets et envieux de notre vie intime, prompts à saisir nos ridicules et nos faiblesses, et toujours disposés à r echercher auprès des enfants, par de mauvais moyens, la familiarité qui leur est in terdite au près des maîtres. Locke a signalé le mal que les domestiques font aux enfants lorsqu 'ils ·rendent inutiles par leur,, flalleries les ré(Jrimandes des parents, dont ils diminuent ainsi l'autorité. « En voir.i, dit-il, un autre fort dan gere ux qui vient du même li eu , je veux parler. des impressions que peuvent faire sur l'esprit des enfants les mauvais exemples qu'ils r encontrent dans la compagnie des domestiques. Il faut les empêcher, s'il est possible, d'avoir absolument aucun commerce avec eux; car la contagion de ces exemples, également contraires à la politesse et à la vertu, gâte étrangement leur esprit toutes les fois qu'ils y sont exposés. Ils apprennent souvent d'un valet mal élevé ou débauché des discours, des manières indécentes et des vices qu'autrement ils auraient peut- être ignorés toute leur vie. Il est fort difficile de prévenir tout à fait cet inconvénient. Vous serez sans doute bien heureux si vous n'avez jamais des domestiques grossiers ou vicieux, et que vos enfants ne prennent j amais d'eux aucune mauvaise habitude. Mais on ne doit rien négliger pour parer ce coup 1 • » On le voit, il y a plusieurs collaborateurs, assez différents les uns des autres, dans l'éducation que l'enfant reçoit au sein de la famille, avant de fréq uenter les écoles. C'est une œ uvre commune, où l'entente parfaite est rare, dont la direction est difficile et _réclame beau1. De l'éducation des enfants, trad. Coste, seclion 6.
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coup de réflexion et de vigilance. Heureuses les familles où un père apte à ce grand rôle par son caractère et par ses lumières sait la prendre d'une main assez ferme pour la mener à bien, malgré les tiraillements nombreux auxquels il faut s'attendre, et cependant assez doucement et avec assez de tact pour ne pas froisser par une volonté trop absolue les prétentions, à beaucoup d'égards légitimes, des autres proches parents, surtout de la mère. Malheureusement beaucoup trop de pères, absorbés pendant tout le jour par ce qu'on appelle les affaires, se font de la famille l'idée d'une société intime et charmante où ils viennent se reposer des fatigues et des soucis que leur cause l'àpre lutte pour la vie; lorsqu 'ils s'aperçoivent que ces moments qu'ils croyaient consacrer au repos sont réclamés par de nouveaux efforts, que l'éducation donnée en dehors de leur action n'est point parfaite, qu'elle présenle de sérieux défauts et de grandes lacunes, qu'elle demande leur intervention suivie et constante, effrayés par la perspective de la peine qu'il leur faudrait encore prendre, et croyant avoir assez fait pour les enfants par un travail professionnel destiné en grande partie à leur donner les moyens de vivre, ils se résignent, ils ferment les yeux, ils laissent faire. Ou, s'ils interviennent, c'est d'une manière intermiltente, capricieuse, qui risque de soulever l'opposition de la mère et qui étonne les enfants. Nous ne saurions les blâmer bien sévèrement, car les forces de l'homme ont des limites. Nous ne pouvons que souhaiter à ceux qui ne sont pas trop absorbés un sentiment de leur devoir paternel q.ui les anime à l'égal de ce Calon le Censeur, dont Plutarque nous raconte le dévouement à l'égard de son fils : « Il en prit un soin particulier dès le berceau, de sorte qu'il quittait toutes sortes d'affaires, excepté celles qui intéressaient le public, pour se rendre chez lui
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lorsque sa femme, qui allaitait elle-même cet enfant, devait le laver et le remuer. Et, quand il fut parvenu à l'âge cle rai son, et qu'il commença à être capable d 'apprendre, Caton lui enseigna lui-même la grammaire, le droit et toutes sortes d'exercices nécessaires à un homme de g uerre .... On dit outre cela qu'il composa des histoires et les écrivit de sa propre main en gros caractères, a!1n que son fil s connût, avant d'entrer dans le monde, les grands hommes des siècles passés et leurs belles actions, pour se form er sur ces grands modèl es 1 • » Le sentiment du devoir paternel a-t-il augmenté ou a-t-il baissé chez nous avec les progrès de la civilisation et de l'instruction générale~ L'éd ucation de la famille es t-elle mieux ou moins bi en dirigée qu'autrefois? Cette question pourrait faire l'objet d'une longue et intéressante étude d'histoire pédagogique, dans laquelle nous ne voulons pas entrer. Nous dirons se ulement que nous avons entendu chez les maîtres de la jeunesse des plaintes fort nombreuses et fort vives sur un excès d'indulgence qui se manifeste dans les familles à l'égard des enfants, et qui tend à dégénérer en une faibl esse extrême. « Qu 'on accepte le fait ou qu'on y résiste, dit M. Gréard dans une de ses belles études pédagogiques , qu'on s'en applaudisse ou qu'on s'e n effraye, le monde moral autour de nous se transforme. Serviteurs et maitres, ouvriers et patrons, enfants et parents, go uvernés et go uvernants, ne sont plus attachés les uns aux autres par les mêmes liens qu'autrefois. Tous les rapports sociaux changent de caractère. L'autorité n'est plus le principe souverain qui les r ègle 2 • >> Que l'autorité paternelle ne soit plu s rigid e et d'asi . Vie de Caton. 2. L'Espi·it de discipline dans l'éducation .
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pect maussade comme autrefois chez le maréchal de Montluc, rien de mieux. Mais qu'elle s'affaisse et s'amoindrisse au point de disparaître, et que le père devienne pour ses fils un camarade sans dignité, comme il n 'arrive que trop souvent, voilà une siLuation à laquelle il est difficile de se résigner. Ni la famille ni l'État ne peuvent, sans menacer ruine, ressembler à cette abbaye de Thélème à l'entrée de laquelle Rabelais met l'inscription : « Fais ce que veulx ». Le progrès consiste seulement à rendre l'autorité de plus en plus raisonnable et éclairée; mais elle sera toujours, croyons-nous, l'un des principes, sur lesquels reposeront les sociétés humaines, ·grandes ou petites, et en particulier la famille, dans laquelle il ne convient point que le père abdique son principat.
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�CHAPITRE IX
L'éducation dans la famille et réducalion en commun. -- Quelques iuconvénienls de l'éducation dans la famille. - Avantages attribués à l'éducation en commun. - Faiblesse de la culture morale dans celle éd ucation. - Les maitres.
Nous avons montré les divergences, les tiraillements qui peuvent se produire dans l'éducation de la famille, et la nécessité d'une direction éclairée, ferme et constante, qui revient au père, lorsqu'il est capable d'exercer sa prérogative. L'éducation familiale, pour ces motifs, a éveillé depuis longtemps la défiance de beaucoup de législateurs et philosophes; certains d'entre eux, afin de prévenir les dangers qu'elle présente, n'ont vu rien de mieux à faire que de la supprimer. Les lois de Lycurgue enlevaient les enfants à leur famille au sortir des langes. Plato'n va plus loin: il charge l'État du soin des enfants dès leur naissance; on les réunit dans un bercail commun sous la direction de gouvernantes qui y conduisent elles-mêmes les mères pour l'allaitement, « en ayant bien soin qu'aucune d'elles ne puisse recounaître sa progéniture »; quant aux veilles et aux menus soins, on en charge ces mêmes gouvernantes et les nourrices supplémentaires qu'ell es ont sous leurs ordres 1 • Après un tel début il va sans dire
1. Républi que, édit. Tauchnilz, p. 16R et 169.
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que la famille, depuis le premier âge jusqu'à la fin de l'adolescence, n'intervient pas un instant dans l'éducation de l'enfant, qui est entièrement confiée à des magistrats spéciaux . Platon a même, dans ses Lois, l'idée d'une sorte de ministère de l'éducation publique, et détermine la manière dont il faut choisir le titulaire de ce département, qu'il regarde, non sans raison, comme l'une des plus hautes charges de l'État. c< Que celui sur qui tombe ce choix, et ceux qui Je font, se persuadent qu'entre les grandes charges de l'État celle-là tient le premier rang .... Le législateur doit faire de l'institution des enfants le premier et le plus sérieux de ses soins. S'il veut s'acquitter convenablement de ce devoir, il commencera par jeter les yeux sur le citoyen le plus accomp li en tout genre de vertu, pout· le mettre à la tête de l'éducation de la jeunesse 1 • » Du reste, les lois doivent régler dans les plus petits détails la lâche de ce ministre et de ses subordonnés, comme ell es règlent tout dans la vie publique et privée des citoyens . Platon éprouve, à l'égard de l'initiative privée et de la liberté, une défiance insurmontable. « Chacun se laissant entraîner par le chagrin, le plaisir ou toute autre passion, les mœurs des citoyens n'ont rien d'uniforme ni de ressemblant entre elles, ce qui est un grand mal pour l'État.. .. Si l'administration domestique n'est pas réglée comme il faut dans les cités, en vain compterait• on que les lois qui ont pour objet le bien commun puissent donner à l'État la stabilité qu'il attend d'elles 2 • » Que peut-il résulter de la variété infinie des éducations privées, sinon le manque d'harmonie et la division chez les citoyens qu'elles auront formés? On voit que ceux qui combattent la liberté de l'enseignement et qui affiri. Lois, édit. Tauchnilz, p. 1.81. 2. Lois, édit. Tauchnilz, p. 208.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ment le droit exclusif de l'État à instru·re la jeunesse, ont un précieux auxil iaire dans le philosophe grec, dont ils ne font guère que reproduire les arguments sous une autre forme. La tendance à rem placer la famille par l'État se trouve chez la plupart des utopistes qui ont songé à l'éducation dans leur~ chimères. Qui a lu Platon connaît d'avance le fond de leurs théories. Nous n'y insisterons pas. Mais il est intéressant de comparer, au point de vue de leur influence sur le caractère, l'éducation privée et l'éducation en commun. Nous n'aboutirons certainement pas à l'exclusion de l'une ou de l'autre. Elles ont toutes deux leurs avantages et leurs défauts. Dans notre état social actuel, presque tous sont appelés à passer successivement par l'une et par l'autre, ou à les recevoir toutes les deux en même temps. Remarquons d'abord que l'éducation en commun, bien qu'elle soit soumise, en général, à des programmes et à des règlements qui prétendent lui imprimer une direction uniforme, ne présente nullement, dans la pratique, cette uniformité rêvée par les utopistes. Il faut bien faire appliquer les programmes et les règlements par des maîtres, qui sont des hommes et non des machines, qui diITèrent profondément entre eux par les sentim ents et par les idées, et dont l'action, bien qu'officiellement déterminée à l'avance, s'exerce pourtant dans des sens assez divers, par l'effet de la spontanéité individuelle, qui tient au caraclère et à l'esprit de chacun . Par exemple, la consigne de faire observer une discipline sévère peut être imposée à des maîtres dont les uns s'y conformeront. très volontiers, parce qu'ils y seront portés par une sévérité natul'elle, et dont les autres ne pourront se défendre de tempérer par une indulgence parfois excessive les rigueurs du règlement.
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L'équité, l'impartialité sont recommandées à tous; mais il est plus facile d'en faire l'objet d'une prescription officielle que de les faire passer dans le caractère des maîtres disposés aux préférences et aux injustices. Il est un ordre religieux célèbre dont tous les membres sont entre les mains de leurs chefs« perinde ac cadaver », ~ ';:.~ """-suivant une expression bien connue, et doivent abdiquer toute individualité pour prendre l'esprit ùe la compagnie. Marmontel, dont nous avons déjà parlé, fut élève dans un de leurs collèges, et il nous trace le portrait de quelques-uns de ses ·régents : « Celui-ci avait dans son regard, dans le son de sa voix, dans sa physionomie, un caractère de bienveillance si naturel et sensible, que son premier abord annonçait un ami à l'inconnu qui lui parlait»; celui-là était« aussi sec, aussi aigre que l'autre était liant et doux »; un troisième élait « injuste et violent»; un autre, quoique d'une trempe d'àme moins douce que celle du premier, avait le caraclère ferme et franc; « l'impartialilé, la droiture, l'inflexible équité qu'il portait dans sa classe, et une estime noble et tendre qu'il marquait à ses écoliers », lui avaient gagné leur respect et leur arfection. Combien chacun de ces maîtres, malgré les efforts faits par la discipline de l'ordre pour identifier leurs âmes, devait donner d'impulsions dirférentes au caractère d'un même élève qui étudiait successivement sous eux. Aujourd'hui les maîtres de nos établissements sont loin de présenter, en général, un esprit de corps aussi puissant que celui des jésuites; par devoir, ils se conforment à la règle; mais il y a bien des manières d'appliquer la même règle; et les mêmes institutions pédagogiques peuvent produire, pour cette raison, des effets assez divers. Donc l'éducation en commun est loin d'être aussi uniforme, aussi suivie, aussi harmonique
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qu'on pourrait le croire. Tout ce qui tend à augmenter la liberté des maîtres, à émanciper leur esprit à l'égard de l'autorité et des traditions, ne fait qu'augmenter les possibilités de discordance dans l'œuvre commune. Mme Necker de Saussure conseille aux parents de garder auprès d'eux leurs fils jusqu'à l'âge de dix ou douze ans, si les circonstances le permettent. Elle constate que, chez beaucoup d'enfants, il se produit vers sept ou huit ans une crise d'indocilité que bien des parents n'ont pas le courage de traverser; mais ils devraient faire tous leurs efforls pbur prolonger autant qu'ils le peuvent le séjour des enfants dans la famille. « Prolonger la vie de famille : que de choses dans ces simples mots! La prolonger jusqu'au temps où l'enfant en goûte avec vivacilé les plaisirs et où il n 'en connaît point d'autres; que de souvenirs, que d'affections , que d'images à la fois douces et favorables à la moralité ne se forment pas dans ces années que je réclame en faveur du toit paternel!. .. quel courage ne faut-il pas pour se séparer de fils encore inconnus auxquels on reste inconnu soi-même .... De quel bonheur, d'ailleur3, ne seraitce pas priver son enfant! Quelle obscure nuit ne se répandrait pas pour lui sur tous les rapports de famille! Il n'y a plus vraiment de frères et de sœurs quand les traces du temps où l'on a partagé les mêm es plaisirs, les mêmes chagrins, s'enfoncent trop profondément clans les nuages de l'enfance. Et ces diverses particularités dont· se compose l'idée de famille, ce qui en fait un certain tout et non pas un autre, ces traits qui la caractérisent à la manière d'un individu, le logis, la position de fortune, les rel a tions d'amitié ou de voisinage, les plans pour l'avenit·, toutes ces choses auxquelles on ne prend pas d'intérêt à sept ans, seraient à jamais ignorées d'un fils! Il ne viendrait du moins à les
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connaîlre qu'à l'âge où tout le cours de .ses pensées serait déjà dirigé ailleul's 1 ! » Cet excellent observateur du jeune âge remarque qu'il arrive cependant un moment où l'éducation de la famille semble ne plus convenir autant à l'enfant qui grandit. Il trouve trop uniforme le cours régulier des choses, et il s'en ennuie. Connaissant très bien la discipline qui lui est imposée, il sait jusqu'à quel point il peut l'enfreindre sans inconvénient, « du moins avec un inconvénient si léger, qu'en courir la chance n'est qu'un atlrait de plus ». Il devient plus espiègle, il a une tendance à l'insubordination, au dénigrement, à la raillerie. L'autorité des parents, trop souvent capricieuse, a fini par s'user. « Tout languit, tout se relâche, tout va au jour le jour, et les abus s'introduisent en foule. L'arrêt par lequel un père envoie son fils au collège est le dernier acte d'un empire que la lassitude lui fait abdiquer 2 • » L'éducation familiale trop prolongée présente d'autres inconvénients, dont plusieurs sont encore signalés par Mme Necker avec beaucoup de finesse. Au point de vue des études, l'absence d'émulation empêche l'enfant de faire, en vue du succès, des efforts aussi énergiques que dans les écoles; pourvu qu'il montre quelque application, on se décla1:e satisfait de sa volonté, et l'on n'ose le gronder, quand même le résullat serait pitoyable. Or, dans la vie réelle, ce qu'on apprécie, ce n'est point la bonne volonté, c'est le succès, qui, du reste, presque tonjoul's récompense l'énergie de l'effort. La vie de famille ne tend pas, en général, à développer l'énergie de l'enfant. « Dans un paisible ménage il n'y a aucune énergie à déployer. Tous les faibles sont protégés, nul
1. L'Education p1·ogressive, livre Vll, chap. r.
2. Idem, chap.
III.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
n'a besoin de se défendre lui-même ou de défendre d'autres que lui : condilion fort heureuse sans doute, mais où la force d'âme ne s'acquiert pas 1 • » Ajoutez qu'au logis, les hommes étant souvent dehors pour leurs affaires, l'enfant se trouve davantage dans la société des femmes; il passe avec elles des heures oisives, s'associe à leurs occupations, à leurs intérêts; il s'effémine. Ce n'est pas sans raison qu'on se moque de celui qui n'a jamais quitté les jupes de sa mère. Le monde au milieu duquel vit l'enfant qui ne quitte point sa famille est si -restreint que, d'une part, l'expérience de la vie sociale ne peut lui venir dans la mesure où i.l convient qu'elle lui vienne, et que, d'autre part, son caractère et son intelligence risquent de n'être, par l'effet de l'imitation, qu'une copie trop fidèle de ses parents, de se laisser pénétrer trop intimement par leurs préjugés et par leurs défauts. Tous les inconvénients signalés ci-dessus se font principalement sentir lorsque l'enfant arrive à ce qu'on appelle l'âge de raison, qu'il est impossible de fixer et même de définir d'une manière précise. Disons seulement que c'est l'âge où l'enfant corn mence à prendre plus nettement conscience de lui-même, à se sentir une personne capable d'autonomie, et aussi à exercer sur le monde qui l'entoure une observation plus large. Il convient alors de corriger, en l'envoyant à l'école, les inconvénients de l'éducation exclusivement familiale. L'éducation en commun lui donnera l'idée d'une égalité qu'il n'a pas encore trouvée dans la famille. « Sous le toit paternel, dit Mme Necker de Saussure, il n'est sur un pied d'égalité avec personne; des différences d'àge ou de condition le séparent de tous les êtres avec qui il vit. On lui dit de céder aux petits
1. L'Éducation p1'0g1·essive, liv. VII, chap. m.
�AVANTAGES DE L'ÉDUCATION EN C0~1MUN
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parce qu'ils sont petits, aux grands parce qu'il leur doit de la déférence. Comment alors se ferait-il une idée nette de la justice? Au collège il n'en est point ainsi: là l'égalité est complète; là le jeune homme apprend à connaître ses droits comme ceux des autres. Aucun de ses camarades n'étant pour lui un objet de respect ou de générosité particulière, il s'accoutume à résister aux tentations comme aux menaces, quand il croit avoir l'équité pour lui.» Il acquiert ainsi le courage moral, que Mme Necker de Saussure définit bien« celte qualité si rare . et si précieuse qui consiste dans le pouvoir de résister aux caresses, aux flatteries ou à la violence des autres 1 ». Pour accommode!" ces remarques au goût du jour, on peut faire intervenir les théories de la science contemporaine et dire qu'au collège l'enfant commence à connaitre la lutte pour l'existence, que les soins prolongés de la famille lui avaient jusqu'alors dissimulée. Non qu'il ait à peine1· déjà pour se procurer les moyens de vivre; ses parents y pourvoient encore. Mais il commence à sentir le rude contact de la vie, l'indifférence des uns, 1'hostilité sourde ou déclarée des autres, l'envie, l'insulte, la raillerie, toutes sortes d'aiguillons qui le pénètrent et le font sortir de la douce quiétude dans laquelle il était resté jusque-là. 11 ne s'agit pas encore de luller contre des hommes pour leur disputer la considération, l'argent et le pouvoir; mais il faut lutter avec des camarades pour leur disputer le succès dans les éludes, avec des maîtres souvent impatients, parfois malveillants, avec une règle de discipline qui prétend comprimer les impulsions irréfléchies de l'enfance et qui représente assez bien ces conventions sociales, cette force des choses contre lesquelles les étourdis, les imprudents, les enthousiastes se heurteront plus tard.
1. L'Éducation progressive, liv. VII, chap. ru.
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L ' ÉDUCATION DU CARACTÈRE
La justice du collège, dans les études, accorde le succès aux plus intelligents, et, en dehors des études, dan s les rapports des collégiens entre eux, l'assure aux plus forts, a ux plus adroits, à ceux qui ont, dès l'enfan ce, le don de s'attirer la sympathie et. la considération des autres, sans que cette qualité du caractère, des plus précieu ses pour la conduite de la vi e, soit, tant s'en faut , touj ours accomp agnée d'une droiture et d'une bonté véritables. Un e telle justice r essemble . assez à cell e de la société au milieu de laquell e les éco liers vivront quand ils se ront devenus des hommes; le coll ège les .Y prépare et les endurcit contre les froisse ments ultérieurs. · · Voilà, ce me sembl e, comment on doit entendre cette assertion , souvent répétée, que l' éducation en commun développ e le sentiment de l'égalité et de la justice. Il ne s'agit que d'une sorte d'égalité et d 'un e sorte de justice. L'égalité absolue n'existe null e part ; il n'y a pas deux êtres entièrement égaux par leurs qu alités physiques, intellectu elles et morales . Les soc iétés politiques qui pro clament le plu s haut le prin cipe de l'égalité consacrent cependant l'inégalité en accordant aux plu s capables des avantages qu' ell es refu se nt à ceux qui le sont moins. Les avantages sociaux attachés à la naissance ne portent g uère plus alteinte, pour le philoso phe, au principe de l'égalité, que ceux qui so nt attachés à l'intelligence , à la beauté, à la force, qu alités na turell es , pour la possession primitive desqu elles il ne faut qu e se donner, suivant un mot fam eux , « la peine de naître ». Assurément la culture de l'intelli ge nce native exi ge des efforts qui constitu ent le vrai mérit e; mai s les mêmes efforts, et de bien plu s grands, peuvent être fait s par des individus peu doués, qui mériteraient da vantage le sui.:cès, si l'on se plaçait au point de vue de la pure justice, et qui cependant ne l'obtiennent pas. Deux écoliers
�ÉGALITÉ. JUSTICE
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de la même classe sont voisins d'étude; l'un travaille héroïquement et n'arrive qu'à un résultat médiocre; l'autre fait avec aisance des devoirs qui désespèrent son voisin par leur difflcullé; celui qui est intelligent remporte des succès; l'autre n'oLtient, à meltre les choses au mieux, qu'une fro ide estime, heureux quand il ne s'attire pas les railleries des camarades et les reproches du maître. Tel étourdi, poussé par un camarade qui se dissimule habilement, commet une grosse sottise dont il est sévèrement puni, tandis que le conseiller perfide s'en tire sans aucun dommage, après avoir satisfait un mauvais instinct, une rancune. Tel autre, pour quelque ridicule innocent, est bafoué et doit souffrir en silence, s'il n'est pas assez robuste pour impose1· le respect en faisant craindre les coups. Le collège, où de pareils faits se voient souvent, est-il, autant qu'on le dit, une école d'égalité et de justice? On pourrait même constater, en allant au fond des choses, que l'égalité, considérée au point de vue social, n'existe guère, dans nos collèges, qu'en apparence, qu'elle n'est pas en réalité dans les idées et dans les cœurs. Sans doute, le collège réunit des enfants de toutes conditions; ceux qui appartiennent à des familles pauvres y entrent comme boursiers, et les boursiers ne subissent pas les mépris dont l'oppidan, l'élève payant, accable le colleger ou tug, le boursier, dans les collèges d'Angleterre. « Nos boursiers, dit M. Gréard, connus comme tels par tous ceux au milieu desquels ils vivent, maîtres et camarades, ne sont ni moins bien traités que les autres ni moins honorés . On serait même disposé parfois à les considérer avec plus d'égards, par cela seul que leur situation mérite plus d'intérêt 1 • >> Tous vivent sous le même régime, se tutoient, jouent ensemble, et
1. L' Espi·it cle discipline dans l'éducation, p. 30.
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aucun d'eux ne reçoit des autres, à cause de la condition de sa famille, la moindre marque de déférence ni de respect. Celui qui manifesterait des prétentions à cet égard serait accablé sous les railleries et les mauvais procédés de ses camarades. Comment se fait-il pourtant qu'après plusieurs années de cette vie égalitaire par laquelle passent presque tous les enfants, se retrouvent ensu'ite parmi eux, lorsqu'ils sont entrés dans la véritable vie sociale, des préjugés très visibles sur la supériorité que donnent la naissance, la fortune et certains autres avantages? Comment se fait-il qu'une hiérarchie très compliquée se maintienne encore dans les mœurs, en dépit des institutions? Un étranger, assez bon observateur, a écrit sur nous les lignes suivantes, qui ne sont point sans quelque vérité : « Le Français se vante de son goù.t pour l'égalité; aucune prétention n'est moins justifiée. Du bas en haut, cela est vrai, chacun se croit l'égal de celui qui est au-dessus; de haut en bas, il n'y a rien de pareil. Dans aucune contrée les classes ne sont plus nettement séparées, les préjugés sociaux plus enracinés. Aujourd'hui encore, dit Tocqueville, la jalousie et la haine entre les différentes classes survivent à leur existence juridique; il n'y a que la politesse réciproque et générale qui donne à l'observateur superficiel la fausse impression de l'égalité 1 • » S'il en est réellement ainsi, comme nous le croyons,si l'influence de l'égalité au collège n'a pas été assgz forte pour faire disparaître les préjugés anti-égalitaires chez ceux q1.ü l'ont subie, n'est-il pas permis de croire que ces préjugés se maintenaient en eux, même alors, à l'état plus ou moins latent. c< Ici, disait Rollin, les rangs sont réglés non par la naissance ou les richesses, mais
1. K. IIillebrand, la France et les Français pendant la seaonde moiti!! du xrx0 siècle, 1,0 partie, chap. 1.
�LOYAUTÉ. SOLIDARITÉ
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par l'esprit ou le savoir. Le roturier se trouve de niveau avec le prince, et pour l'ordinaire le devance beaucoup 1 . » Mais, après la sortie du collège, l'un se retrouvait prince et l'autre roturier, parce qu'en réalité chacun, même au collège, avait gardé son rang. Les choses ontelles complètement changé aujourd'hui? Il faut plaindre les lauréats des distribu lions de prix qui s'imaginent qu'ils seront les premiers dans la vie comme dans leurs compositions scolaires. « La fausse idée, dit Michel Bréal, que les hommes ont droit à être classés d'après leur valeur person nelle, comme si la société était la continuation du collège, leur prépare de nombreuses déceptions 2, » S'ils étaient plus perspicaces, ce qu'ils pourraient voir dès Je collège les mettrait en garde contre des espérances trop naï ves . Je ne me fais guère plus d'illusions touchant l'influence qu'on attribue à l'éducation en commun sur le caractère, pour ce qui r egarde l'esprit de loyauté et de franchis e, ainsi que le sentiment de la solidarité. c< La feintise et la politique, dit M. Gréard, ne sont pas de cet âge, suivant la judicieuse remarque de Montaigne : l'escholier a de soi le cœur ouvert et droit. Celui qui se ferme, qui se retranche et dissimule, qui ne se montre pas, en un mot, tel qu'il est, celui-là.est mal vu et durement qualifié : c'est dans ces so rtes de sévérilé qu'ils exercent les uns contre les autres que les enfants sont vraiment sans pitié. Le monde corrige plus tard ces âpretés de langage; mais, lorsque le fond de probité sur lequel cetle loyauté repose a été bien établi par l'éducation publique, ce qu'elle a d' éminemment moral résiste et demeure 3 • » Les écoliers au collège ne res1. Trnité des études, liv. VIII, 2• pa rt .. chap. 1, art. 2. 2. Quelques mots sur l'in struction publique en France, p. 321. 3. L' Espi·it de discipline clans l'éducation, p. 31.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
sembleraient-ils point aux hommes réunis pour voir une pièce de théâtre? Ils applaudissent en masse la loyauté, la vertu, et honnissent le traître : une fois la toile baissée, chacun reprend son vrai caractère et n'est ni meilleur ni pire. Voyez au bout de quelques années ces condisciples qui semblaient si bons camarades, si ou verts, si disposés à la confiance et à l'as· sistance mutuelles. La vie réelle les a entraînés dans ses âpres luttes, où les instincts naturels d'égoïsme, de ruse et de violence se réveillent et se donnent carrière; il ne reste des sentiments d'autrefois que des « associations amicales )> où l'on fraternise à certains anniversaires. En donnant aux enfants l'habitude d'une vie réglée, moins exposée au laisser-aller que celle de la famille, l'éducation en commun présente pour eux un avantage qui ne paraît pas aussi sujet à discussion. « Mon père, dit le président de Mesmes, cilé par I-lollin, disait qu'en cette nourriture du collège il avait eu deux regards : l'un à la conversation de la jeunesse gaie et innocente; l'autre à la discipline scolastique, pour nous faire oublier les mignardises de la maison, et comme pour nous dégorger en eau courante. Je trouve que ces dix-huit mois de collège me firent assez bien ..... J'appris la vie frugale de la scolarité, et à régler mes heures. » Toutefois, en regard de cet avantage, il convient de mettre l'inconvénient, déjà signalé par nous, d'un excès de régularité qui enlève à l'enfant toute liberté personnelle et le déshabitue de l'initiative lorsqu'il a une volonté faible, ou, s'il a un caractère énergique, provoque en lui un besoin de réagir, d'où résultent souvent des fautes graves contre la discipline au collège el des fo lies au dehors. « Soumis en tout, dit Rousseau, à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait rien que sur
�INCONVÉNIENTS
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parole; il n'ose manger quand il a faim, ni rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter une main pour l'autre, ni remuer le pied que comme on le lui prescrit; bientôt il n'osera respirer que sur vos règles 1 • » Je voyais un jour sorlir du lycée pour rentrer dans leurs familles les externes de la petite classe; le maître chargé de les conduire les avait fait ranger en rang dans la rue, el, par des paroles brèves prononcées d'une voix rude, il leur ordonnait de se taire, de presser le pas, de le ralentir; je n'y aurais attaché aucune importance si je n'eusse vu là un signe de cette manie de la réglementation qui se retrouve partout dans nos établissements d'instruction publique, et qu'on défend en disant que l'on donne ainsi aux enfants des habitudes d'ordre et de discipline. La véritable raison est, à mon avis, tout autre. Les règlements minutieux sont, je crois, nuisibles au caractère des enfants, chez lesquels ils diminuent, comme je l'ai dit, l'initiative, l'énergie du caractère, et développent, par réaction, une tendance à l'insubordination et au désordre lorsqu'ils échappent au regard de l'autorité qui ordinairement les surveille avec tant de sollicitude. l\fais, en revanche, surtout dans ces grands étabfüsements où les élèves sont agglomérés par centaines, ils fac;ilitent beaucoup la tâche des maîlres et diminuent leur responsabilité. Pour empêcher un enfant de tomber et pour éviter les désagréments qui résulteraient de sa chute, il n'est rien de plus commode que de le tenir en lisière. Mais c'est là un point sur lequel nous aurons l'occasion de revenir plus tard. Le plus grave reproche qu'on ait fait à l'éducation en commun, c'est qu'elle néglige la culture morale. « La considération vraiment importante, dit Mme Necker de
i. Émile, liv. II.
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Saussure, c'est que l'éducation du cœur est comme nulle dans les collèges 1 . » Nous avons vu qu'il ne fallait pas admettre sans bien des réserves ce qu'on dit sur l'éducation indirecte que donnent au caractère des enfants les habitudes, les mœurs, les sentiments qui règnent dans les écoles; nous avons vu que cette éducation ne développe peut-être pas autant qu'on l'affirme l'égalité, la justice, la franchise, la loyauté, la solid arité . Quant à l'action directe des maitres sur le caractère des élèves, s'exerce-t-elle d'une manière vive et profonde, condition nécessaire pour qu'elle soit efficace? Il ne faut pas mettre, nous l'avons montré, une confiance trop grande dans l'enseignement moral, qu'il soit donné directement, sous forme de conseils, de préceptes et de leçons, ou à l'aide des beaux exemples, des développements éloquents qui abondent dans les auteurs classiques . Cet enseignement n'est certes pas stérile; mais il court un grand danger, celui de devenir purement intellectuel, de ne pas pénétrer au fond des cœurs, de remplacer les bonnes actions par les belles paroles. Pourtant, procéder par voie d'enseignement général, d'une part, et, d'autre part, veiller à l'observation d'une règle uniforme, c'est à peu près tout ce que les maîtres peuvent faire. Le nombre des enfants qui leur sont confiés s'oppose à ce que chacun reçoive d'eux l'éducation individuelle qui serait nécessaire pour agir sérieusement sur son cœur. Rousseau fait remarquer avec raison qu'il faut bien connaitre ce qu'il appelle le « génie particulier » de l'enfant pour savoir quel régime moral lui convient. «Chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d'être gouverné; et il importe au succès des soins qu'on prend qu'il soit gouverné par cette forme et non par
L L'Education pro,q1·essive, liv. VII, chap. r. ·
�225 une autre • » La plupart du temps, cette connaissance intime de chaque enfant es t impossible d'aborù, et, fûtelle acquise, il serait également imposs ibl e d'établir un régim e moral particulier pour chaque cas. On doit donc procéder par des moyens généraux; en y réfléchissant bien, on ne trouve g uère qu e l'enseignement moral et les règles d'un e disciplin e presqu e en tièrement n égative, qui contient surtout des prohibitions. Mais, sin gulier résultat! en opposant un si grand nombre de défenses aux impulsions na turelles du jeune âge, la disciplin e fait naître da ns le cœu r des élèves à l'égard des maîtres des sentiments qui son t le contraire de la sym pathie et de la co nfi a nce. Il faut qu'un enfant soit foncièrement bon pour ne pns en vouloir un insta nt à so n père, et même à sa m ère, lorsqu 'il éprouve d'eux un refu s, lorsqu e sa volonté doit s'annihiler devant la leur; mais les bienfaits qu 'il reçoit d'eux sans cesse le ramènent à l'affec tion et à la reco nnaissance . Ceux qu'il reçoit de ses maîtres sont moins visibles, plus mêlés d' exigences e t de rigueurs. Dan s maintes circonsta nces il les croit hostil es. Une telle situ a tion, à laqu elle s'appliquerait bien le vers de La Fontaine,
1
DISCIPLINE PROHIBITIVE
Notre enuemi, c'est not re mallre,
dispose assez peu l 'enfant à ces effusions clans lesq uelles il ouvre son cœ ur à ses parents; les maîtres reçoivent très rarement ses confidences; son â me reste pour eux fermée. Comment, dans de pareilles conditions, pourraient-ils entreprendre une sérieuse culture morale? La discipline impose à tous les mêmes r ègles, les mêmes exigences, les mêmes défenses, les mêmes punitions; .et il est fort difficile a ux maîtres de l'approprier
L Emile, liv. J[.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
aux caractères différents des enfants qu'ils dirigent, sans s'exposer au reproche de partialité et d'injustice. L'action qu'elle leur donne sur ce caractères manque ainsi de souplesse et peut aboutir à de médiocres résultats. Si l'on punit, par exemple, un enfant paresseux qui ne sait pas sa leçon, il n'est guère possible d'épargner son camarade qui, malgré tous ses efforts, n'a pu l'apprendre. J'avais un jour pour voisin, dans une composition en allemand où le succès devait décider pour moi du prix d'excellence, le plus mauvais élève de ma classe; il copia sur moi, et, comme nos deux devoirs étaient identiques, la règle nous fut appliquée, nous fùmes mis hors de composition l'un et l'autre; je pro testai vivement auprès du proviseur, j'osai prononcer le mot d'injustice, et je n'y gagnai que d'être chassé de son cabinet, avec une verte semonce pour mon insolence. Peut-êlre avait-on raison d'agir ainsi pour le principe; mais ce n'était certes pas d'une bonne éducation morale. Michel Bréal l'a remarqué : « Les fautes ne sont pas jugées en elles-mêmes, mais d'après la nécessité de maintenir l'ordre, d'après le besoin de foire des exemples. La raison morale est dominée par la raison politique 1 . » Sans doute, la justice du collège connaît, elle aussi, les circonstances atténuantes, les circonstances aggravantes, la sévérité pour les récidivistes. Mais la bonne éducation réclamerait une discipline spéciale pour chaque enfant; ce qui est praticable dans la famille ne l'est plus du tout à l'école. Nous avons précédemment, dans notre étude sur les rapports de l'intelligence et du caractère, donné l'une des raisons principales qui font la faib lesse de l 'éducation morale dans les établissements où l'on élève la jeunesse; c'est la préoccupation excessive de la culture
1. Quelques mots sw· l'insfruction publique en Fl'(tnCe, p. 301.
�LE S MAÎTRE S
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inlell eclu elle, et la place démesurée qu'occupent les exercices de l'esprit dans la vie des écoliers, nous pouvon s ajouter dans celle des maî tres. Ce qu e Lo cke dit d_s gouverneurs ou p récepteurs me paraît fort se nsé, et e pourrait , j e crois, être mi s à p rofit par tous les maîtres. « La grand e a ffaire d' un gouvern eur, c·es t de donner à son élève des manières polies, de lui faire prendre de bonnes habitudes , de lui inspirer des princip es so lid es de ver tu et de sagesse, de lui apprendre insen siblem ent à connaître les homm es, el de l'engager à a imer et à imiter ce qui est excell ent et digne d'es time, mais avec ce degré de vigueur , d'acLi vilé et cl 'application dont il a besoin pour en venir heureuse ment à bout. Qu e s'il l 'attach e à qu elqu es études particulières, ce n'est que pour mettre en œuvre les facultés de son esprit, l'accoutum er au travail , et lui do nn er quelque go ût pour les choses qu'il doit ensuite apprendre plu s exactement de luimême .... Un gouvern eur se rait bl â mable d'attacher trop longtemps l'esprit de son disciple à la plupart des sciences et de l'y engager trop avant. Il n'en es t pas de même de la politesse, de la conn aissanc e du mond e, de la vertu, de l'application au trava il et de l'a mour de la réputation : ce ne sont des choses dont un j eune homm e ne saurait être surchargé 1 • » Cependant les garanties que nous exige ons en général de nos maî tres sont bien plutôt la sûreté et l'é tendu e des connaissan ces, l'aptitude à l'ense ignement des sciences et des lettres , que l' aptitude à l'éducation moral e . Pe utêtre n'en saurait-il être autrement. M. de Laprade, si peu favo rable à notre sys tème d'éd ucation publique, avoue qu ' « on ne peut pas fair e des classes de car actère, comme on fait des classes de latin, d'histoire et de
L De !'Éducation des enfants,
chap. XCVII,
trad.
Cos te, sec lion IX,
�228
L 'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
mathé matiques 1 ». Il n'est pas facile non plus de faire subir aux maîtres de la j eunesse des examens de caractère, et de constater par des épreuves officielles leur capacité dans le maniemen t des âmes . Leur succès dans les examens difficiles a uxquels ils so nt soumis prouv·e leur intellige nce et leur a pplication au travail, mais rien de plus. De ces succès et des rés ultats qu'ils obtiennent dans la pratique de l' enseigneme nt dépend leur carrière. On s'occupe moins de savoir si les enfants sortent de leurs classes l'âme meilleure et le cœur plus h au t. L'éclat des qualités de l'esp rit nous rend même indulgents sur bien des choses; et , s'il est vrai, comme l'af~ firm e Pascal, qu e « tous les esprits ensemb le et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité », on peut uire que ce tte manière de voir n ·es t pas celle du mond e. Même chez les maîtres de l' enfance, on semble mettre la valeur de l'esprit au-dess us de celle de l'âme, qui pourtant n 'est pas toujours, ta nt s'en faut, en rapport avec la première . Le bon Rollin dit naïv ement : « Parmi ceux qui sc cha rgen t de l'éducation de la j eunesse, il y en a plusieu rs que l'état se rré de leurs affaires, ou même souvent un e pauvreté entiè re, obligent d'entrer dans ce lle profession, et ils ne doivent point en rou gir .... Le salaire qu'ils retirent de leurs peines est cer tain ement bien légitime et bien mérité. Je voudrais cepend ant que ce ne fùt point là le se ul motif, ni même le motif dominant qui les y enga geâ t; mais qu e la volonté de Dieu· el le dés ir de se sanctifi er y eussent la principal e el lu, première part 2 • » Sans doute, ce so nt là des considérations qui ne peuvent plus avoir a uj ourd'hui la même force qu'autrefois pour déterminer l'une des plus nobles
1. L'Éducalion libé1'ale, 20 pa rti e, chap . 1v. 2. Traité des études, liv. VJII, 2° partie, chap. v.
�LES MAÎTRES
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vocalions qui exislent. Mais il serait fort désirable qu'avant de se destiner à l'instruction, comme on dit et il vaudrait mieux dire à l 'éducnlion - on se demandât si l'on a bien les qualités nécessaires pour connaître les enfants, les aimer, s'intéresser à leur vie morale, cultiver en eux non seulement l'intelligence, qui est peut-être secondaire, mais les dons du cœur, et les former à la vertu.
�CHAPITRE X
L'internat. - Nécessité de remplacer dans l'inte rn at la fam ill e absente. - On n' y arrive point dans le systè me français act uel. - Les chambri ers en Allemag ne et autrefois en France. - Le sys lèrne tutori al. - Réfo rm es à opérer dan s l'interna t françai s.
La famille doit suppléer à l'insuffi sance de la culture morale dans l' éducation en commun. « L'éducation que le père et la mère se uls peuvent donner, dit Victo r de Laprade, est tout à fait distincte de l'in stru ction ; c'est l'édu ca ti on morale propremen t dite, cell e du cœur et de la volon lé, du caractère, cell e de la r aison elle-m ême, cette faculté supérieure à l'intelli gence et de laquelle dépend la valeur de l'esprit tout enlier ... . C'es t dan s la famille que toutes ces qualités qui font le vrai mérite et la dignité de l'homm e s'acquièrent et s'accroissent le plus sûrement. En dehors de la vie de famille et dans le régim e des collèges, elles n'o nt que des risques à courir 1 . » Les parents seuls sont capables d'acquérir cette connaissance intime des enfants qui es t nécessaire afin d'établir le régime spéc ial qui convi ent à chacun,
1. L'Éclucation libérale, 2° partie, ehap.
1.
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d'abord parce que les sujets d'étude sont pour eux en nombre très restreint, et ensuite parce qu'ils obtiennent des enfants une sympathie et un e confiance que les maitres n'auront presque jamais au même degré. Seuls ils sont capables d'appliquer ce régime, d'en suivre les effets, de le modifier au besoin, enfin de manier l'âme enfantine avec le tact et la souplesse que réclame une œuvre aussi délicate. Malheureusement tous les enfants qui reçoivent l'éducation en commun ne rentrent pas chaque jour au logis pour jouir pendant une bonne partie de la journée des bienfaits de la vie de famille; un grand nombre, plus de la moitié, restent à demeure au collège en qualité d'internes. Il faudrait clone que l'on s'appliquât à remplacer pour eux, autant que possible, la famille dont ·ils sont éloignés. Mais nous ne saurions reconnaître que l'on y soit arrivé dans notre système national d'internat, et même, en nous appuyant sur des autorités très compétentes, nous regrettons de dire qu'on ne paraît pas y songer suffisamment. L,'intcrnat, tel qu'il est pratiqué en France dans les établissements de l'État et clans beaucoup d'établissements libres, a été l'objet de critiques très sérieuses clans trois ouvrages pédagogiques remarquables, parus à la même époque, un peu après les désastres de '1870 : Quelques mots sur l'instntction publique en France, de Michel Bréal; La Réforme de l'enseignement secondaire, de Jules Simon, et l'Éducation libérale, de Victor de Laprade . Ces ouvrages ne sont point, tant s'en faut, passés inaperçus; les partisans du système qu'ils condamnent se sont tus ou n'ont fait que des réponses assez médiocres. Les idées contenues dans ces livres souffriraient peu, je crois, si elles étaient soumises à la discussion des pères de famille intelligents et réfléchis, ou des maîtres les plus disiingués de la jeunesse
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
réunis en un de ces congrès pédagogiques assez fréquents chez certains peuples étrangers, mais à peu près inconnus parmi nous. Les maux de l'internat qui y sont signalés ne sont ignorés de personne. Cependant la situation s'est peu modifiée. Les réformes profondes qu'elle appelle sont difficiles à réaliser, parce qu'elles exigeraient une transformation de nos mœurs scolaires qui ne peut être obtenue qu'avec beaucoup de temps et d'efforts. Je m'attacherai ici au point principal. Voyons combien la vie de l'internat diffère de la vie de famille, el place par conséquent l'enfant dans des conditions défavorables pour son éducation morale en empêchant le bienfait d'une action particulière et intime sur le développement de son caractère, et cherchons quels sont les moyens de la rapprocher de la vie de famille dans la mesure du possible. Les plus distingués des membres du personnel attaché à nos grands établissements, c'est-à-dire les professeurs, restent à peu près étrangers à la vie morale des élèves; ils viennent faire la classe, enseignent, apprécient surtout l'intelligence et l'application, et, s'ils sont observateurs, peuvent, d'après certains jndices, se faire une idée du caractère des enfants; mais ils demeurent trop peu de temps avec eux pour les pénétrer à fond et exercer sur eux une action efficace. Quel est le professeur qui peut se vanter d'avoir corrigé l'égoïsme, la sensualité, l'orgueil, la fausseté d'un élève? Cette besogne, tout à fait distincte de l'enseignement du laLin ou de la physique, incombe aux administrateurs de la maison et aux maîtres d'étude. « Que dire de nos proviseurs, lisons-nous dans Michel Bréal, qui ne sont pas seulement responsables des études, mais qui ont à veiller sur la vie matérielle et intellectuelle d'une population égale souvent à celle
�ADMINISTRATEUR S, MAÎTRE S D'ÉTUDE
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d'un gro s vill age? Combien de mom ents par jour peuvent-ils consacrer à chacun de leurs élèves, après avoir terminé toute la besogne r églementaire, et en supposant que leurs forces ne fl échisse nt pas sou s un tel fardeau ? C'est un événement quand un élève est appelé chez le provi seur. Il app araît d'ordin aire dans les étud es une fois par semain e pour la lecture du bull etin hebdom adaire, et il accompag ne de quelqu es paroles les notes lues par le censeur 1 • » Celui- ci es t également fort occup é ; « ce ux qui le voient vaquer à ses multiples et in gra tes fonction s save nt qu'il lui es t diffi cile d'y aj outer celle d'édu ca teur. Ses rapp orts essenti els avec la jeunesse du lycée se bornen t à confirm er les punitions donn ées par le professe ur et le maître d'é tude , à priver de sortie le mauvais élève ou à le fa ire monter en prison, à di stribu er des exemptions aux élèves méritants. Quelques paroles de bl âme ou d'approbation, lrop générales pour être bien effic aces, accompagnent d'ordinaire ces actes de justice ou de bi enveillance 2 • » Les maîtres d' étud e se uls viven t presqu e continuellement avec les internes et se trouvent ainsi dans les conditions favorables pour les observer et pour agir sur eux. Mais nous savons bi en quelles raisons les empêchent de mettre ces co nditions à proflt ; il es t inutile cl 'insister sur ce suj et délicat; perso nne ne se fait illusion touchant l'influence morale qu e les m aîtres d'étud e peuvent exercer autour d'eux; le mi eux qu'on pui sse souhaiter dans l'état ac tuel des choses, c'est qu'ils aient une tenue correcte , un e vie régulière au dehors, laborieuse à l'intérieur de la maison ; qu e, dans leurs rapp orts avec les élèves, il s montrent du tac t ; qu'ils évitent l'excès de rigueur qui les rend odieux aux
1. Quelques mots sw· l'insfruction Jntblique en Fi-ance, p. 296 . 2. l bicl ., p. 29 7,
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈHE
enfanLs, ou l'excès d'indùlgence qui leur enlève taule autoriLé. Quant à compter sur eux pour remplacer la famille.auprès des internes, nul n'y songe . . En réalité, cette famille absente, personne, dans nos gr,a nds internats, ne la remplace, et l'on ne saurait trop -lQ regretter. Cependant l'internat est un mal nécessaire. 11 est facile de dire aux familles : « Gardez vos enfants auprès de vous », mais, dans une foule de cas, cela équivaudrait à les priver de l'insLrucLion qui leur est indispensable pour exercer la profession à laquelle ils se croient appelés ou que l'on désire pour eux. Un de nos contemporains dit que le baccalauréat est « la porte majesLueuse et stupide qui donne accès aux foncLions publiques»; il n'en est pas moins vrai qu'on doit passer par cette porte, qu'on ne prépare le baccalauréat qu'au collège, lorsque la famille n'est pas assez riche pour faire venir un précepteur, et que la nécessité d'étudier au collège force un grand nombre d'enfants à être internes. Sans doute, il vaudrait mieux souvent qu'ils restassent à la maison, et que, sans se laisser aller à des visées ambitieuses, ils prissent le sage parti de continuer le métier de leur père; cela ne nuirait ni à leur bonheur ni à la prospérité du pays. Combien d'observaLions aLtristantes j'ai recueillies à ce sujet dans le cours de ma carrière! Mais, après avoir inutilement donné des conseils qui ne sont jamais suivis, que peuton f~ire, sinon de rester spectateur impuissant du mouvement général qui emporte une société à de nouvelles et inquiétantes destinées? Nos campagnes ne connaissent plus . les nombreuses familles d'autrefois, qui vivaient, non sans un rude labeur, il est vrai, en cultivant leur patrimoine. Des paysans relativement aisés n'ont souvent qu'un flls, qu'ils destinent aux carrières dites libérales; ils se condamnent ainsi à des sacrifices
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très lourds et, au point de vue s.ocial, stériles, sinon funestes : car on peut envisager dans l'avenir, quand ces parenls imprudents seront morts, un foyer délaissé au village, des champs vendus au-dessous de leur valeur, et, à la suite d'un grand nombre de sottises du même genre, l'agriculture lan guissant faute de bras, de capitaux et d'intelligence: triste situation dont le recrutement de plus en plus assuré des fonctionnaires, des avocats, et l'augmentalion du nombre de ceux qu'on pourrait appeler les parasites sociaux ne nous consolent que médiocrement! Mais qu'y faire? Si l'ÉLal fermait ses internats, comme on le lui demande souvent, nos mœurs n'en seraient point modifiées; tout de suite l'initiative privée en ou vrirait d'autres, qui n'offriraient pas plus de garanties. De grands établissements libres se sont fondés et ont eu la vogue, sans avoir la moindre supériorité sur les lycées au point de vue de l'éd ucation morale des internes. ll ne faut pas compter beaucoup sur le succès d'efforts qu'on pou nait faire pour développer un usage qui existe à peu près partout en Allemagne, et y remplace l'internat: je veux parler de l'admission des enfants éloignés de leur pays dans· les familles de la ville où est placé le collège. « 011 s'enq uiert, dit Michel Bréal, de quelque famille de bonne vo lonté, jouissant d'une réputation honorable, qui veuille donner à l'enfant le vivre et le couvert. Il y est reçu comme le camarade des enfants de la maison, et il y a sa place au foyer. Beaucoup de familles bourgeoises, rentiers modestes, petits employés, veuves ayant elles-mêmes des enfa nts à élever, trouvent dans un ou deux pensionnaires un utile supplément de revenu; non que la rémunération soit grande; quelquefois elle est éton namm ent petite; mais une chambrette inoccupée peut servir au nouvel hôte de la maison; sa place à table n'augmente pas beaucoup la dépense.
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L'ÉDUCATIO N D U CAR AC TÈRE
L'affec tion qui ne tard e pas à. na ître fait oublier ce qu e le march é peut avoir de méd iocre .. .. En gé néral, on s'appliqu e à trouver une famill e du mêm e niveau social que la m aison pa tern elle .... Dans ce système d'édu cation , la mère ad opLive joue un rôle esse nti el 1 • » Cet usage, qui nou s pa raît si é trange r aujourd'hui , était pourtant fort répandu dan s notre pays avant la Révolution. J e fe rai encore ici un emprunt aux curi eux Mémoires de Marm ontel, qui m 'ont déjà servi deux fois ; la p etite bourgeoisie provin ciale du xvm 0 sièc le s'y retrouve toute viva nle. « Je fu s logé , di t -il , selon l'usage du collège , a vec cinq a utres écoli ers, chez un h onn ête artisan de la ville; et m on père, assez triste de s'en all er sans moi, m'y laissa avec mon paque t e t des vivres pour la semain e. Ces vivres con sistaient en un g ros pain de seigle, un p etit from age , un m orceau de la rd et deux ou trois livres de b œuf; ma m ère y a vait ajouté un e douzaine de pommes. Voilà, po ur le dire un e fois, qu ell e était, toutes les se maines, la provi sion des écoliers les mie ux nourri s du coll ège . No tre bourgeoise nous fai sait la cuisine ; et pour sa pein e, son fe u, sa lampe, ses lits, son logem ent, et même les légum es de son petit jardin, qu'ell e mettaiL au pot, nous lui donnions par tête vin g t- cinq sou s par mois ; en so rte qu e, tout calculé, hormis mon vêlement, j e pouvais coûter à mon père de quatre ou cinq louis p ar a n. » Les pages où l' auteur raco nte la vie intim e des écoliers dans les chambrées sont plein es d'intérêt; nous voudrions pouvoir les citer en entier. Mais ce qui précède suffit pour montrer qu e, si les écoliers r etrouvaient un peu de la vie de famill e dans les maison s où ils demeuraient, les braves gens qui les logeaient ne remplaçaient
1.
288.
Quelques mots sm· l'instruction publique en Fmnce, p. 287,
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point le père et la mère pom leur éducation morale et n'avaient pas une autorité suffisante pour diriger leur conduite. Si cette conduite restait bonne, le mérite en revenait surtout aux écoliers eux-mêmes, aux rnœurs générales du tern ps, au milieu sain et droit dans lequel ces enfants avaient grandi ; cependant il convient de r ec on naîlre aussi l'influence bien faisan te d'une liberté assez grande, qui, tout en les exposant à quelques dangers, leur laissai t l' entrain, la bonne humeur, l'iniliative, le sentiment de la responsabilité, toutes choses que ! 'on ne connait pas au même point dans les tristes murs d'un collège. L'institution des chambi·iers, qui n'es t pas, comme on. le voit, propre à l'Allemagne, a presqu e entièrement disparu de chez nous, et nous croyons qu'il serait difflcile de la faire renaître. Il ne faut attribuer sa disparition à •aucun r èglement officiel autre que les décrets imp éri a ux de 1811, qui n 'o nt pu avoir un effet bien durable. Tout lycée qui reçoit des externes serait forcé de recevoir des chambriers, s'il plaisait aux parents de confier leurs enfants à des familles demeurant dans la ville où le lycée est situé, et surtout s'ils découvraient des familles présentant des . garanties suffisantes et prêtes à se charger d'un tel office. En s uppo sant qu'il s'en trouvât, l' effort qu 'ell es feraient pour s'imposer ce que presque toutes, en raison de nos habitudes privées; co nsidéreraient comme une gène, demanderait à être réco mpensé par des avantages pécuniaires qui entraîneraient pour les parents des chambriers des dépenses plus lourd es que celles de l'internat proprement dit. Cependant l'État pourrait faire un essai sérieux du sys tème dans les conditions suivantes, qui nous paraissent les plus favorables. Il faudrait choisir un petit lycée situé dan s une ville de médiocre importance, où la vie est à bon marché , et oü un certain nombre de
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familles appartenant à la bourgeoisie honnête et digne, mais peu aisée, seraient capables de se laisser tenter par la perspective d'un léger bénéfice . Le proviseur qui dirigerait le lycée, et qui serait disposé, condition essentielle, à lout faire pour mener l'essai à bonne fin, rechercherait lui-même ces familles et serait l'intermédiaire entre elles et les parents des élèves. On ne viserait pas à transformer d'un seul coup Lous les internes en chambriers; on commencerait par les plus jeunes, ceux qui entrent au lycée, qui n'ont pas encore pris les habitudes de l'internat et qui retrouveraient un peu dans leur famille d'adoption celle qu'ils viennent de quitter. Car prendre, pour en faire des chambriers, des collégiens déjà soumis pendant quelques années à la discipline qu'on pourrait appeler« inhibitoire », et qui comprime l'initiative et la volonté des enfants en même temps qu'elle développe en eux des tendances à l'insubordination et aux légèretés de toutes sortes, ce serait s'exposer à un échec presque certain. Si l'essai, ainsi dirigé, réussissait une première année, on pourrait le prolonger dans la même ville, puis 1'étendre à cl 'autres. Il y faudrait, on le voit, de la suite el de la constance. Des précautions du même genre devraient être prises si l'on voulait établir en France le système tulorial qui est en vigueur dans les grands collèges anglais. Le beau rapport de MM . Demogeot et 1\fontucci nous donne sur ce système de très intéressants détails. « Les écoles publiques, disent-ils, sont presque toutes placées loin des grandes villesj à la campagne, dans un site agréable, près d'un cours d'eau, au milieu de vertes pelouses, de collines boisées et de larges horizons .... L'éJucalion publique, telle y_ue les Anglais la comprennent, ne paraît pas compatible avec l'étroit casernement qu'impose le séjour d'une ville populeuse ... . L'école anglaise est un hameau dont les divers bâtiments, dispersés çà
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et là, se groupent dans un désordre capricieux et pittoresqu e, autour de l'édifice qui contient les salles de classe .... Les élèves se rassemblent au bâtiment central à l'heure des classes. Après la leçon, chacun quitte l'école pour se rendre dans la maison où il réside, où il trouve le couvert, la table, l'é tude, la direcli on intellectuelle et moral e. C' es t là le point essentiel de l'éd ucation anglaise, la clef de voùte de tout Je système .... Les élèves que leurs familles envoient comme pensionnaires à une école publique sont confiés par elles à l'un des maîtres, dont la maison devient la leur. Il y a autour de chaque école plusieurs de ces pensions, autorisées par le princip al, et dont le nombre est fixé d'a près le chiffre total des élèves .... Le directeur de la pension est ordinairement, mais non pas toujours, tuteur, c'est-à-dire répétiteur, directeur intellec tuel des élèves qui l'habitent. Les prin cipaux, quand ils tiennent des pensions, sont trop occupés néanmoins pour foire répéter eux-m êmes leurs pensionnaires; les maitres de mathématiques, de langues vivantes, les personnes étrangères au profes· sorat, sont obligés de confier leurs pensionnaires à la direction d'un professeur classique de l'é tablissement, répétiteur externe, qui, sous le nom de tuteur, vient dans la maison à des heures déterminées pour faire l'appel, dire la prière, corriger les devoirs de la classe et diriger les travaux particuliers qui la complètent 1 • » Cette distribution des élèves en petites pensions, dirigées toutes par des perso nnes respec tables qui ont pour la plupart la double qualité de maître de pension et de tuteur, permet de témoig ner aux élèves un e ce rtaine confiance et de leur laisser une certaine liberté que nos grands in ternals, dans le,;quels '. les pensionnaires sont
1. De l'enseignement secondaù·e en Angleten·e et en Ecosse, partie, i c section, chap. m.
1re
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agglomérés comm e les soldats à la caserne, ne pourraient admeltre. Les professe urs du collège, à la fois m aîtres de pension et tuteurs , vivent avec leurs élèves dans un e intimité qui leur perm et d 'être les rempl açants de leurs p ères, in loco p arentis, comm e disent les sta tuts. « Je crois, dit le révérend Stephens Ha wlrey (cit é par Dem ogeot e t Monl.ucci comm e un juge compétent et au cou ra n t des différents sys tèmes d'éducati on adoptés en Euro pe) , qu'o n n e p eut a ttacher trop de valeur à cette li aiso n et à l'i nflu ence qu'elle exerce, soit sur l 'enfant , soit sur le tuteur. Celui-ci est en r a pport d'amitié et en co rresponda nce intime avec les parents de son élève; . il est a u fait de toutes les circonsta nces particulières dans lesqu ell es il se trouve . Le pupille ne l'ignore pas, et il s'attache bienlôl à son tuteur avec un sentim ent d'affection et de confia nce. Quand le tuteur est da ns la chambre de l' enfant, ou quand il le reçoit da ns so n cabinet, il sait al ors dépose r le rôle de maître et n'être plus qu'un ami. " Malgré les différe nces profondes qui sépare nt les deux peuples, Anglais et F rançais, je ne voi s rien, dans notre caractère et dans n os mœ urs, qui s'oppose en prin cipe à l'institution du sys tème tutorial parmi n ous ; il y existe m ême, bien res treint, il es t vrai ; qu elqu es professe urs de Paris· ont a uprès d'e ux , comm e pensionnaires , des jeunes ge ns qu'il s co nduise nt a ux co urs du lycée et aux· quels ils donnent des soins pa rtic uli ers. Mais ce régime, employé dans un e gra nde ca pital e; ne peut produire, a u point de vue moral, tou s les résultats qu 'on a le droit d;e n a ttendre, et, de plus; il coûte assez cher a ux parents. En Angleterre, quoiqu e les gra nds coll èges soient à la campagne, il nécessite, de la part des fam ill es , des dé penses q ue nos resso urces, en gé néral beaucou p plus m odes tes, ne nous permettraient point de supporter . Un élève de Rugby, de flarrow, d'Eton coûte à ses parents
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pour son entretien au collège une somme annuelle qui n'est jamais inférieure à 2000 francs, et qui, surtout à Eton, peut dépasser 5000. Les frais de premier établissement pour un professeur maître de pension, avec les exigences de représentation et de confortable qui s'imposent à lui, sont très élevés. Il faudrait donc, si l'on voulait faire en France un essai méthodique du système tutorial, l'accommoder à nos habitudes et à nos ressources. L'entreprise, dont l'État prendrait l'initiative, serait d'abord modeste. On commencerait par construire, aux environs d'une grande ville, où résident en nombre des familles intelligentes et riches, un petit bâtiment pour l'école proprement dite, et deux ou trois maisons de campagne pour loger dans cha,cunc un professeur avec sa famille et une dizaine de pensionnaires; les professeurs seraient choisis parmi les maitres qui présentent toutes les qualités nécessaires non seulement pour donner un bon enseignement, mais pour diriger le moral des élèves et tenir une maison; quant aux enfants, comme je l'ai dit précédemment à propos des chambriers, ils devraient être tout jeunes, sortir de leur famille, et n'avoir pas encore reçu l 'éducation publique dans un internat. Un administrateur de confiance, sans être spécialement attaché à ce collège d'un nouveau genre, suivrait de près l'essai et serait le conseiller et le guide des professeurs, tout en leur laissant une large initiative. Si les premiers résultats étaient bons, le col lège grandirait peu à peu, pour devenir avec le temps un établissement de plein exercice, qui servirait de modèle à d'autres. Il faut se défier, en général, des entreprises précipitées et trop vastes; les insuccès partiels, les tâtonnements y aboutissent à la confusion et au désarroi, tandis qu'ils peuvent aboutir au perfectionnement et au succès final lorsque le champ d'expérience est plus restreint.
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Quoi qu'il en soit, le type actuel d'internat durera longtemps enco r e dans les maisons de l'État et dans les institutions libres. Mais on pourrait y apporter, en vue de la culture morale des enfants, des modifications utiles et supprimer de regrettables abus . « La situation, dit M. Gréard, appelle des remèdes énergiques. Le premier de tous, celui sans lequel tous les autres se raient inutiles et impuissants, c'est la diminution du nombre des élèves 1 • n Cet éminent pédagogue demande la limitation des cadres de tout établisse ment à 500 jeunes gens au plus. A notre avis, la question du nombre des élèves est intimem ent liée à d'autres. Si le proviseur et le cenceur d'un lycée continuent à avoir seuls la charge de l' éducation morale des enfants avec la collaboration stérile de jeunes maîtres d'étude sans compétence. et sans autorité, ce n'es t pas à 500 qu'il faudrait r éduire le nombre des élèves, mais à 50 ou 60, qui suffiraient largement à occuper l' esprit de deux éducateurs. A Eton, au contraire, il y a 800 élèves; mais qu'importe, si ces élèves sont répartis en un grand nombre de petites pensions dans chacune desquelles un tuteur spécial remplace le père de famille? Comme le disent fort bien MM. Demogeot et Montucci, " les inconvénients du nombre disparaissent devant les sages mesures de l'organisation n . Sans doute il serait bon de restreindre dans nos lycées français le nombre des internes. Mais le plus important, à notre avis, serait de donner aux chefs de ces établissements, pour leur tâche d'éducateurs, qui est au-dessus de leurs forces , des auxiliai res sérieux . Les trouvera-t-on parmi les professeurs? Nos mœurs scolaires actuellement. n 'admettent pas cette combinaison; comme nous l'avo,ns dit, les professeurs viennent au lycée pour
1. L' Esprit de discipline dans l'éducation, p. 41.
�RÉFORME S A OPÉRER
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faire la classe, donn er clos leçons pa r'liculières; quant a u r es te, il s y so nt à peu près étran ge rs; p ar exempl e, il s apprenn ent souvent a vec surprise qu ' un de leurs bons élèves s'es t rendu à l'intérieur coupabl e d'une faute . gra ve et a été frapp é d'un e p uniti on exceptionnelle, ou même exclu, sa ns qu'il s aient été co nsultés en quoi que ce soit da ns ce lte circo nstance . Serait-il imp ossible, lorsque l'a utorité et l'expérience acquises pa r l' àge les rend ent dig nes d'exe rcer les fon cti ons Luloriales, de les a ttac her p ar ce rta in s avantages à des petils g roupes d'internes en qu alilé de tuteurs, de chercher à établir entre eux e t ces éli\ ves les rela tion s d'intimité e t de confia nce qui existent da ns les g rands coll èges a nglais, de faire d'e ux, à cô té du prov ise ur et du ce nse ur , ma is n on pas t out à fait en dehors de l'action de ces chefs, les représenta nts des famill es. Il y D. lieu, qu and o n y réOéchit , d'être surpris et a fOi gé de voir ex ister ain si entre les fon cti onn aires de l'admini stration des lycées et ce ux de l' enseig ne ment une lig ne de démarcation a ussi tran chée . Da ns notre systè me actu el, les professe urs exp érim entés a uraient , ce se mbl e, plu s de titres à se mêler des choses de P~ducali on m orale qu e les admi n istra teurs, en gé néral, n 'e n ont à s'immisce r dans ce ll es de l' enseig nement. En All emag ne , le direc teur d'un gymn ase es t touj ours choi si p a rmi les professe urs les plu disting ués, non se ul ement en raison de ses ca pacités administratives, mais surtout à cau se de sa valeur comm e savant, comm e maître et comm e p édagog ue. Il n'es t p as, ain si qu e cela se vo it so uvent en France, inférieur p ar les litres unive rsitaires à plu sieurs de ses subord onnés; il est réellement, e t à tous égards , suivant une expression souvent citée, primus inter pares. Il ne se rése rve p as avec un soin j aloux l' exa men de t a ules les affaires qui intéressent la direction de la m aison , mais il prend, en maintes
�L'ÉDUCATIO N DU CARACT È RE 244 circo nstances, l' avis des professeurs réuni s en co nse il. « Pour toutes les afîaires imp ortantes, dit Michel Bréal, le direc teur doit assembler le co nseil des professe urs et .s'entretenir avec lui des détermination s à prendre . Ce n'est pas qu e les gymnases a ient une constit ution républicaine ; mais il est toujours bon de prendre l'avis d'hommes exp érimentés 1 • n Dans ce noble rôle de tuteur des enfants il y aurait de qu oi séduire les hommes de cœur et de dévouement, qui sont nombreux parmi nos universitaires. Peut-être ces m œurs nouvelles seraient-elles un peu lon gues à établir; m ais, en ou vrant la voie d'une manière fran che el libérale, et en faisant co mprendre à ce rtain s opp osants, qui n'ont pas pour mobile dans leur résistance les intérêts de la j eunesse, qu 'on ve ut que toLll soit fait pour qu e l'essa i réussisse, on arriverait à des résultats dont les enfants, pour qui , en somm e, existent les lycées, seraient les premiers à s'aperce voir et à se féli citer. Beaucoup ont dans leur vie d'in te rn es des moments de crise ; tout le monde, provise ur , ce nseur, maîtres d' étude, semble se tourner co ntre eux ; alors il s tombent. dans un profond déco urage ment, ou, ce qui arrive so uvent, se cabrent et s'endurcissent. Si la fa mille est invo qu ée par eux , celle- ci , qui ne connaî t rien de la situation q ue par les pl aintes des admini strateurs ou par les récriminations des enfants, ap prouve la sé vérité des un s ou, par un e regretta ble faibl esse, la résistance des autres. Dans ce cas, Je tuteur, mieux au co urant , et qui a ura it par ses bons soin s gagné la sy mpathie de l' élève, serait un interm édiai rn excellent, un con se ill er éc outé. Dans les jours de so rtie, penda nt lesqu els nos coll égiens disent ou font parfois L de so tti ses, il se rait le co rresant po ndant respec té, auprès du quel l'enfa nt trouverait la
1. Excursions pédagogiques, p. 1,1.
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vie de famille, les avis salutaires, les remontran ces affectueuses. Tout cela n'es t pas de l'utopie ; en le voulant bien, on pourrait en faire une r éalité. L'institution des maîtres d'é tud e demande au ssi un e réform e profonde. Tout le temps que la place ne vaudra pas mieux qu 'aujourd'hui , non seul ement sou s le rapport du traitement, mais surtout au point de vue de la co nsidéra tion qui y es t attachée et du service qu'elle exige, on ne trouvera pas mieux pour l' occup er que de j eunes débutanls, souvent très dignes d'intérêt , mais qui ne demandent qu'à la quitter le plus tôt possible et qui ne présentent pas du tout les qualilés nécessaires pour exercer les belles fonctions d'édu cateul', ou de vieux maîtres qui , pour la plupart, n'ont pu , faute /intelligence ou de travail , se faire un e positi on plus bril lante, qui ont blan chi dans la routine de l'intern at, et qui ne peuvent prétendre à l'autorité morale nécessaire pour agir en bien sur les enfants. J e voudrais que les fonctions de maître d'é tude (le nom devrait être changé) fuss ent aussi dés irables qu e celles de professe ur , jouisse nt d e la même considération et des mêmes avantages, exige assent par con séqu ent les mêmes garanties et les mêmes titres. P ourquoi la classe paraîtrait- elle moins pénibl e et plu s digne d'eslime que la surveillance des enfants p end ant les études et les prom enades, exercée par un maître qui les entoure d' une sollicitude à la fois affec tueuse et ferme, et qui inter vient a vec tact et autorité dan s leurs travaux et clans leur vie moral e? Les professe urs surveillent bien sans déroger des compositions et des co ncours; un professe m d'his toire naturelle conduit bien ses élèves dans les h erb orisations et dans les excursions gé ologiqu es. Nous ose rons même demander pourquoi existerait toujours cette distinction absolue entre les fonctions de professe ur enseignant et cell es de maître surveillant,
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L 'ÈilUCATIO N DU CARACTÈRE
pourquoi la làche de la surveillance ne serait point r épar lie entre les nombreux professeurs d'un lycée, en l'all~geant toutefois du service au dortoir, ce qui serait indisp ensable, mais ne nuirait pas beaucoup à l'éducation des élèves? Au dorloir il ne s'agit que d'imposer un e discipline rigoureuse ; des sous-officiers bien choisis y suforaient. Mais il faudrait que la disc iplin e de l'inlernat subît, elle auss i, de grandes modifications, si l'on confiait le soin de l'appliqu er à de vrais maître s, dignes de considération et de respect. Il faudrait qu'elle ne fùt pas exclusivement inhibitoire, qu'elle ne pesâ t pas sa ns cesse comme un lourd fardeau sur la ga ieté et sur l'activité du j ~une àge , que le maître n'apparût pas uniquement aux enfants comme un surveillant désagréable, dispensateur des pensums et des consignes. Je ne suis nullement un optimiste r empli d'illusion s . .Je sais que le mal existe à l'ori gine clans le cœur de l'enfant , et que celui-là s'exposerait à des déceptions cruelles qui n'aurait recours qu'à la liberté, aux moyens de douceur et de raison , pour lutter co nlre l'ac tion incessante des mauvais in stincts inn és dans l'homme. Mais je crois aussi que la discipline de nos internats penche trop du cô té de la prohibition, qu'elle ne seconde pas assez, qu 'elle contrarie même le développement norm al de l'activité juvénile, que, pour emp êcher que le collège ne dégénère en une rép ublique bruyante et désordonnée, elle s'expose trop au re proche de le faire r esse mbl er au cou vent ou à la caserne, qu'elle n'a pas sur les cœurs cette action intime , délicate, profonde, qui seule peut être salutaire, et qu' elle n'obtient qu 'une régularité d'app arence, d ont l'insubordina lion et la révolte viennent varier parfois la lourde monotonie. « Comme s'il y avait trop d'énergie dans le monde, dit Jean-Paul, il n'y a de récompenses que pour
�247 l'abstention. Les châtiments ne manquent pas pour imprimer la crainte de mal faire : mais où est l'enseignement, où sont les récompenses pour l'initiative et le .courage? ... Pourtant un bras cassé guérit plus vite que la volonté brisée. Aucune ·force ne doit être atténuée dans l'homme ; il faut seulement augmenter la force op· posée 1 • >> Je ne sais point si j'exagère, mais je dirai que j'ai toujours trouvé la jeunesse de nos internats, après quelques années de pension, plutôt ennuyée et sournoise que franche, vive et de bonne humeur. Ce n'est pas là cependant notre caractère national, tel qu'il se montre en pleine liberté. Conserve-t-on un souvenir riant et affectueux des années d'internat? Peut-on appliquer à nos écoliers français ce qui nous est dit de ceux des collèges d'Angleterre, comme Eton, Rugby, Harrow, cc qu'ils conservent de l'école oü il., ont passé leur enfance le souvenir le plus cher et le plus reconnaissant? Hommes faits, ils en parlent avec affection comme d'une patrie; ils en restent les amis, les protecteurs .... Nous avons vu, dans les bibliothèques de plusieurs écoles, des collections d'objets précieux envoyées par d'anciens élèves du fond de l'Inde ou de la Chine, comme présents, comme souvenirs. Il y avait quelque chose de touchant dans ces gages d'affection-venant de si loin et·après tant d'années d'absence 2 • >> Si l'on vou lait effectuer dans la discipline de l'internat les réformes qui nous paraissent nécessaires, malgré le vif désil' avec lequel nous les souhaitons, nous sommes d'avis qu'il convient de procéder ici encore avec méthode et réserve, par voie d'essais sucRÉFORMES A OPÉRER
1. Cilé par Bréal, Excursions pédagogiques, p. 99. 2. Demogeot et l\iontucci, ouvrage cité, 1'• partie, 1re section, chap. w.
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L 'EDU CATIO N DU CAR ACTÈRE
cessifs. Il ne s'agit pas d'accorder à nos lycées une ch arte d'affranchissement, ni d'o pérer dans les mœurs scolaires une révolution sembl able à celle qu'Edmond About a raco ntée avec tant de charm e dan s son Roman d'un bJ'ave homme. On risquerait de t out comprom ettre. Qu e les provise urs qui n'ont pas cl ans le système actu el de discipline une foi entière et qui so nt capables d' une initiati ve libérale examinent leurs r èglements avec attention, et qu'ils aient le droi t d'y introduire modes tement les petites lib ertés qui leur parait ront les moins dangereuses, d'e n supprimer les prohibitions do nt l'utilité es t très discutable. Qu'ils tentent quelques essais avec le désir sincè re de les voir r éussir et la pa tience qui leur fe ra supp orter, en vue du su ccès fin al, des désagréments inévitab les. Ou je me trompe fo r t, ou ils s'apercevro nt bientôt qu'o n peut, sans péril , marcher dans cette voie, non pas à l' étou rdie, mais en se soutenant, au milieu des difflcullés qu e l' on pourra r enco ntrer , par la conviction qu e l'on est da ns le vrai, el en la faisant partage r aux autres. Il y a chez nous des édu cateurs qui inclinen t toujours à la répression , ·à la prohibition ; je connais un établissement où le j eu de paum e, qui passionnait les élèves de la grande cour, fut défendu pa rce qu ïl s avaient cassé quelques vitres: on aurait mieux fait de mettre un grillage en treillis aux fen êtres, et de les laisser animer par un jeu excell en t la langueur habitu elle de leurs r éc réations. Il y a d'autres éd ucateurs, plus r ares, qui ressembl ent à ce maî tre anglais a uquel on demandait si ses élèves n'abu saient pas de leur liberté au détriment de leurs devoirs : « Il est vrai , répon dit-il, qu e quelqu esuns en abusent : nous aimons mieux cela qu e si t ous ensemble n'apprenaient pas à en use r 1 » .
1.
Demogeot, etc, , même chapitre.
�RÉFORMES A OPÉRER
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Par des réformes comme celles que nous venons d'indiquer, en augmentant dans une juste mesure la liberté, l'ac livilé des enfants, en leur faisant aimer le collège par Lous les moyens honnêtes, en surveillant avec une sollicitude plus aITectueuse et plus pénétrante le développement de leur caractère, en mettant auprès d'eux, au milieu d'eux, sous le nom de professeurs, régents, tuteurs, peu importe, <les conseillers sympathiques et respectés, en faisant concourir sérieusement tous les fonctionnaires du collège à l'œuvre de l'éducation morale, plus nécessaire et plus difficile que celle de l'instruction, on atténuera beaucoup les graves défauts qui ont été vivement et justement reprochés à l'internat en Prance. Quelques lycées se distinguent par leurs succès dans les concours de l'intelligence; des administraleurs sont notés comme prudents et habiles à faire venir dans les maisons qu'ils dirigent le flot des élèves. Nous souhaiterions qu'il pût y a voir entre nos lycées un concours permanent pour l'excellence de l'éducation donnée aux enfants; qu'il n'y eût pas entre eux, sous ce rapport, une trop monotone ressemblance, et qu'on employât plus largement les forces vives qui existent chez les élèves et chez les maîtres. Tout notre effort doit tendre, non pas à développer chez les enfants des habitudes passives d'obéissance et de travail, mais à exciter leur énergie dans la lutte pour l'existence, relevée et ennoblie par l'idéal du devoir.
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CHAPITRE XI
Moye ns gé néraux d'éducati on : l'obéissa nce. - Lèg ilimilé du pou voir de co mm a nd er exe rcé pa r les èdu caleurs. - Règles à s uivre. - L' obéissa nce ne diminue pas l'énergi e. - Sentiments q ui dé terminent l'o béissance. - La conlrainle.
Nous all ons éludier maintenant les moyens généraux dont les éduca teurs , so it dans la fa mille, soit dans les écoles , disposent pour form er le caraclère de l'enfant. La p édagogie scolaire, sur certains points, diffère de la péd agogie familiale ; elle a ses règles particuli ères ; mais toutes deux présentent un grand nombre de traits communs, et les remarques qui s' adressent aux parents peuvent, la plupart du temps, être mises à profit par les maîLres. L'enfant, dans les premiers temps de son existence, n'est guère entre nos main s qu'un être passif, qui dépend entièrement de nous et qui se laisse faire. Mais sa perso nn alilé n e ta rde pas à se manifester; nous nous a percevons bientôt qu'il n 'es t pas, comm e on le dit, un e cire molle, prête à prendre toutes les formes , mais qu 'il est un être actif, qu'il p ossède un e énergie propre, qui résiste souvent à la nôtre, et que nous ne pouvon s pas laisser se développer en pleine lib erté, puisque l' enfant, enco re ignorant de la vie, de ses véritables intérê ts et· de ses devoirs, est inca pable de se diriger lui-m ême.
�L'OBÉŒSANCE
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Parmi les moyens dont nous nous servons pour le diriger, figure au premier rang l'obéissance, qui fait plier la volonté naissante de l'enfant devant la nôtre, et qui le détermin e soit à s'abstenir des actes qui lui sont défendus, soit à exécuter ceux qui lui sont ordonnés. L'acte défendu lui aurait été agréable, parce qu'il aurait servi à la satisfaction de l'un de ses instincts; l'acte ordonné, au contraire, lui est fréquemment désagréable, parce que ses instincts ne l'y portent point d'eux-m êmes et qu'il doit, pour l'exécuter, s'imposer un effort; l'obéissance implique donc pour lui un rncrifice consistant à renoncer à un plaisir espéré ou à. se donner quelque peine. Elle en implique aussi un autre, très sensible à l'orgueil inn é dans tout homme et déjà vivace chez l'enfant, ce! ui qui consiste à incliner sa volonté devant celle <l'autmi. Un grand nombre d'actes de désobéissance ont pour cause la difficulté qu'éprouve l'enfant à subir ce que son orgueil considère comme une humiliation, plutôt que l'attrait du plaisir ou la crainte de l'effort. Ces petits êtres sont capables, en maintes circonstances, d'un entêtement extrême à résister lorsque l'ordre qui leur est donné semble cependant pour eux d'une exécution facile; c'est qu'il s'agit d' une chose bien autrement difficile que de se priver J'un petit pl aisir ou d'imposer un petit effort à sa paresse naturelle: il s'agit d'abaisse r un orgueil qui a jeté des racines profondes longtemps avant que l'enfant ait une conscience nette de sa penonne : mais le sentiment personnel, quoique confus, est déjà puissant en lui. Dans le Ruy Blas de Victor Hu go , lorsqu e don Salluste ordonne de ramasser un mouchoir et de fermer une fenêtre à l'homme qui n'est pour lui qu'un laquais, lorsqu'il est pour tous les autres le premier ministre de l'Espagne, assurément ce n 'est pas l'acte de
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L'ÉDUCAT10 N DU CARACTÈRE
fermer une fenêtre, insignifiant en lui-m ême, qui torture le cœur de Ruy Blas, c'est l'humiliation de se trouver dans l'état dépendant ù'un laq uais avec un e â me d'homme libre et d'ambitieux, sans la haute vertu stoïcien ne ou sans l'humilité chrétienne qui lui feraient co nsidérer sa bassesse avec inpifférence, ou même avec joie. La dépendance forcée où l'on se trouve à l' égard d'un a utre homm e engend re naturellement des sen timen ts de révolte, d'envie et de haine, à moins qu'elle ne soit adoucie par d'autres sentiments, co mme celui de la reconnaissance qui attache l'enfant à ses parents, ou celui du dévouement, d'autant plus profond qu'il est moins raisonné, des suje ts enve rs le prince, dan s certains Étals monarchiques. J.-J. Rousseau, qui avait été laquais, n'adm ettait point la dépendance d'homme à homme : pour lui , le système social devrait êlre organisé de telle façon que nulle vo lonté particulière n'y pùt être ordonnée. « 11 y a, dit-il, deux sor tes de dépendances : celle des cho ses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépenda11ce· des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté et n' engendre point de vices; la dépendance des hommes, étant désordonnée, les engendre tous, et c'est par ell e que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement. S'il y a qu elque moye n de remédier à ce mal dan s la so ciété, c'est de substituer la loi à l'h omme et d'armer les volontés générales d'une force réelle, sup érieure à l' ac tion de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avo ir, co mm e celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes deviendrait alors celle des choses ; on réunirait dans la république tous les avantages de l'état naturel à ceux de l' état civil : on joindrait à la liberté qui maintient
�THÉORIE DE J.-J . RO USSEAU
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l'homme exempt de vices , la moralité qui l'élève à la vertu 1 • >> Ces id ées donnent lieu à bi en des obj ections. Il est inexact d'abord qu e la dépendance des choses ne nuise point à la lib erté, puisqu e les races énergiques qui la se ntent pese r sur elles font tout ce qu 'elles peuvent pour s'en affranchir, et qu'elles ne se rés ignent à la subir que quand leurs efforts demeurent impuissants. Les découvertes de l'industrie hum ain e sont autant d~ conquêtes sur la na ture, autant d'affranchi ssements à l'égard des choses . La dépendance des h omm es, co nsidérée d'un e certaine façon , n'es t elle-m ême qu e la dépe ndance des choses; car il faut attribuer en g ra nde partie à la nature la faiblesse et la fo rce qui fo nt que les un s obé isse nt et que les autres com mandent. En fi n ce lte fo rce infl exibl e que Rou sseau désire voir donn er à la loi, exp ression de la volon té gé nérale, ne pèserai telle pas en ce rtain es circo nstances sur la liberté individu elle d'une manière tout à fait oppressive? C'est un dangereux so phiste que celui qui, so us prétexte de supprim er la dépend ance des hommes, aboutit dans so n Contrat social à l'organisation du des potisme démocr atique le plu s lourd et le plus intolérable ! Il appli que sa théorie à l' éducation. « Maintenez l'enfa nt, dit-il , dans la seul e dépendance des choses, vo us aurez suivi l' ordre de la nature .... Qu 'il ne sac he ce que c'es t qu' obéissance quand il agit, ni ce qu e c' es t qu'empire qu and on agit sur lui. Qu'il sent e également sa liberté dans ses actions et dans les vô tres 2 • >> Dans l'état social a u milieu duquel il a véc u, l' imagination de Rousseau ne voyait partout que des maîtres et des valets ; il se r eprésentait sou s les pl us tristes coul eurs
1. Emile, li vre II. 2. Ibid.
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L'ÉDUC ATIO N DU CARA CT È RE
l'in solence des uns, la bassesse des a utres; confondant l'obéissan ce avec la se rvilité, il voulait qu e t oute idée , tout e habitud e de subordin a tion fût so ig neusem ent écar tée dès l'enfa nce , et que l' on préparâ t ainsi pour l'âge adulle des citoyens égaux et libres . Suivant la rem arqu e très se nsée de Ka nt , « il ne faut p as essayer de donn er à un en fa nt le carac tè re d'un citoye n, mais celui d'un enfant 1 » . P our exa miner la ques ti on de l'ob éissance, on doit se pl ace r surtout au point de vue de l 'enfa nt, se de mander s'il y a , da ns les pre mi ères ann ées, un m eilleur moyen d 'agir sur son ca ractère p our le modifier en bien, comba tt re les tendances ma uvaises et lui donn er de b onnes hab itu des . Le pe tit enfant ne peut g uère connaitre q u' un seul « impératif catégo riqu e » , une seule loi m orale : c'est la volonté de ceux dont il dépend; ain si qu e le dit l 'épi g ra phe placée p ar Mme Necker de Sa uss ure en tête du chapitre o ù ell e tra ite de l'o béissance penda nt le premi er âge, le devoir de l'obéissance es t le se ul qu'il puisse co mprend re. Il obéit à la volonlé de ses parents co mm e il se co nforme plus. ta rd à la loi m orale, en s'impo sant un effort, une peine, un sac riû ce . La volonté des parents, deva nt laquell e il doit s'in cliner sans disc uss io n, représe nte al o rs pour lui les p rin cipes de mora le qui devront dirige r sa vie dans l'a ve nir. On peut m ême dire qu e les p a rents, qu a nd il s so nt h onnêt es, servent simpl ement clïnLerm édiaires entre l'e nfant et la loi mora le, dont il n'entend pas encore directement les prescriptions da ns sa co nsc ience. Lorsqu 'ils lui défendent, p ar exe mpl e, la gou rma nd ise, le m ensonge , le lar cin, a uxqu els il est natu re lle ment p orté, lorsqu'ils ·tui ord onnent le res pect de l'âge ou de la faiblesse, qu 'il ne p ra tiq uerait pas de lui-mè me, font-ils
1. Tmilé cle pédagogie, éd it. Tham in , p. 95.
•
�LÉGITIMITÉ DU COMMANDEMENT
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autre chose que de parler à l'enfant le langage que sa conscience lui parlera plus tard? Les réprimandes, les châtiments, les éloges, les réco mpen ses, le plaisir qu 'il fait à ses parents, la peine qu'il leur cause, sont de véritables sanctions, les seules auxquelles il puisse être sensible. Quant aux actions indiITérentcs au point de vue de la morale, c'est encore la volonté des parents qui remplace pour l'enfant l'expérience qui lui manque. On lui défend de toucher aux objets tranchants, de s'appro cher trop près du feu, parce qu'il ne conné!ît pas encore le danger des coupures et des brtilures. Qu 'es t-ce qu'un homme honnête et expérimenté a de mieux à faire que d'obéir à sa propre raison, lorsqu'elle oppose aux impulsions de la sensibilité la règle du devoir et les . conseils de l'expérience personnelle? La raison de l'enfant ne pouvant connaître encore cette règle et ces consei ls, ses éducateurs les lui snggèrent avec le ton de l'autorité et sous la forme d'ordres. C'est un devoir que la nature leur impose, puisqu'elle ne fait pas naître l' enfant avec une raison adulte, et un droit qu 'ils tiennent d'elle. « (.)u'on ne croie pas, dit Mm e Necker de Saussure , qu'un froid système puisse jamais à cet ég:ud pénétrer au fond du cœur. Rousseau a beau vous avoir inquiété sur la légitimité de votre empire, aussitôt que votre enfant s'exposera, je ne dis pas à un danger réel, mais à un inconvénient léger, imaginaire peut-être; lorsque seu lement il vous impatientera à un certain point, vous le prendrez dans vos bras, vous l'emporterez. Vos scrupu les, vos résolutions, vos prin cipes puisés dans Émile seront oubliés, et la nature sera la plu s forte 1 • » Si le droit des parents à imposer leur volonté à l'eni. L'Éduca tion prog1·essive, li v. llI, chap. u.
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L'É DU CATION DU CARACTÈRE
fant n'est pas contestable, il s'en faut que tous en usent bien et puissent se passer de conseils à ce sujet. Trop so uvent, au contraire, l' exercice de l'autorité des parents est plein de maladresses, de caprices; l' effort de la pédagogie doit tendre à y mettre le plus possible de réflexion et de méthod e. Il faut d'abord faire tout ce qu'on peut pour qu e les défenses et les prescriptions aient co mme résultat final, malgré les résistances de l'enfant, l'emp êchem ent de l'ac te défendu, ou l'exécution de celui qui est prescrit. Vous défendez, par exemp le, à l'enfant de s'approcher du feu; s'il n'obéit pas imm éd ia tement, vous l' en écartez vous-même, et vous le mettez dans l'impossibilité d'y retourner. Vous lui ordonnez de fermer la porte; s'il refuse, vous l'y contraignez en dépit de ses larmes et de ses convulsiom. Que de fois, au contraire, voyons- . nous gronder ou même punir un enfant pour sa désobéissance, en lui laissant la satisfa ction, très vive pour so n petit org ueil, d'avoir fait ce qui lui était interdit, ou d'avoir échappé à l'acte qui lui était commandé! Cette r ègle implique la précaution de n'interdire à l'enfan t que ce qu'on peu t empêcher , et de ne lui prescrire en gé néral que les actes auxquels on peut le co ntraindre. Il faut mettre de la suile cl de la constance dans les prohibitions ainsi que dans les ordres positifs. Vous ne voulez pas, en général, que votre enfant s'approche du feu; ne J' en laissez jamais approcher, et réitér ez-lui votre défense cent fois, s'il est nécessaire. « Il es t inutil e, remarque justeme nt Mme Necker de Saussure, d'espérer qu e le petit enfant croie d'abord vos défenses permanentes; il n'y voit que l' expression de votre volonté du moment. Vous avez beau vouloir enchaîne r son avenir, il n'entend rien à vos prétentions. cc Il ne faut cc jamais monter sur les chaises », est pour lui : cc Je ne
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«veux pas à présent que vous montiez sur celte chaise». Aussi vous désobéira-t-il longtemps sans révolte réelle en votre présence, et à plus forte raison loin de vos yeux, car il ne craint que de vous déplaire. Mais lors~u'il au,.souvent associé l'idée de votre mécontentement à ffle ·d'un certain acte, à la fin il s'abstiendra de l'exécuter. Et s'il ne passe de vos mains que dans celles d'une personne qui empêche les mêmes choses par les mêmes moyens que vous, peu à peu il se sentira sous l'empire d'une loi qui lui en interdira jusqu'à la pensée 1 • )) Le manque de suite, au contrail'e, empêchera vos efforts partiels d'aboutir, et compromettra votre autorité aux yeux de l'enfant, qui saisira bien vite ce qu'il y a de capricieux dans votre discipline. Rien n'est plus mauvais que d'établir une défense pour l'oublier ensuite et la rétablir après une négligence plus ou moins .longue. Les ordres doivent toujours être donnés sérieusement, en évitant l'air ou le ton de la plaisanterie. Non pas qu'il soit nécessaire de montrer constamment un visage grave et de s'interdire de partager la joie de ces petits êtres, qui a pour nous tant de charmes; il faut seulement savoir, au besoin, y mettre fin, et faire sentir aux enfants qu'en jouant avec. eux on n'est pas descendu au rang de camarade, qu'on reprend, quand il ne s'agit plus de jouer ensemble, mais de commander d'un côté, d'obéir de l'autre, l'attitude de l'autorité qui exige la soumission. Les enfants connaissent bien cette faiblesse de l'homme qui se laisse si facilement désarmer par le rire; ils remplacent au besoin la résistance ouverte par une malicieuse bouffonnerie; c'est à nous de nous tenir sur nos gardes et, dans ces circonstances, de les décourager par notre froideur. Ils sont
1. L'Èducation p1·og1·essive, liv. UJ, chap. rr.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
déjà capables de sentir tout ce qu'il y a de piteux dans une plaisanterie manquée. Mais ils connaissent d 'antres moyens encore pour faire fl échit· notre volonté, dont ils redoutent bien plus la constance que les caprices autoritaires . .rés par des périod es de faibl esse et de gâterie . Ils nous montrent de la mauvaise humeur, de l'aversion ; il s affectent de témoigner à d'autres la sympathie qu 'il s nou s retirent; en désespoir de cause, ils ont recours aux larmes, aux cris, à l'expression d' un désesp oir navrant. Ces moyens ont trop souvent un plein succès ; pour ramener la joie sur le visage d e l'enfant, reconqu érir son affection, calm er sa doul eur, les parents mollissent, et, dans cette lutt e du faible contre le fort , où le faibl e .déploie in stinctivement toutes sortes de ru ses pom éluder l'ob éissan ce, c'est lui qui finit par l'emporter. Il aurait fallu, au contraire, en gardant une atLitud e indifférente et froide, lui faire voir qu 'on n'est pas sa dupe et qu e tout échou era devant un e ferme volonté d' être obéi. « Reprenez tranquillement vos occupations, dit Mme Necker de Saussure, et soyez certain qu e bientôt les larm es cesseront ou chan ge ront ·de nature ; bientôt ell es seront un lége r appel à votre piti é, et le moindre regard déterminera le coupabl e à venir se j eter dans vos bras . Alors il y aura un moment d'effu sion, un e réconciliation tendre et cordiale. L' enfant dira qu'il est fâch é, mot plus aisément obtenu et plus sincèrement prononcé qu'une triste demande de pardon. Vous voulez l' expression d'un tendre regret, celle d' un retour réel à la sagesse ; vous ne voulez pas l'humilia tion de votre enfant 1 • » Le meilleur moye n de se prémunir contre les conces· sions que peut a mener la tendresse à l'égard des enfants,
1. l 'Éducation progi·essive~ li v. llI, chap. u.
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c'est d'ériger en règle invariable que l'obéissance, volontaire ou forcée, sera immédiate, qu'on ne tolérera aucun atermoiement, que pour l'enfant un acte ordonné sera un acte exécuté, ou qu'il sera mis fin sur-le-champ au commencement d'exécution d'un acte défendu. Lorsqu'un enfant est en âge de discuter avec ceux qui le dirigent, on n'admettra point la discussion, on ne justifiera point les ordres qu'on lui donne; ce serait se mettre avec lui sur un pied d'égalité, abdiquer le pouYOir en vertu duquel on commande, et même s'exposer parfois à des débats humiliants, dans lesquels on n'est pas sûr de trouver toujours les réponses décisives qui imposent le silence; si, embarrassé et impatienté, vous Ol'donnez à l'enfant, après une discussion plus ou moins longue, de se taire et d'obéir, il trouve singulier de vous voir changer aussi brusquement d'attitude; pourquoi, l'ayant d'abord traité en égal, vous dressez-vous ensuite devant lui comme un despote qui n'admet point la réplique? Est-ce parce que vous vous sentez battu par ses raisons, et que, ne pouvant lui en opposer de meilleures, vous recourez à la force? Il est impossible de justifier devant l'enfant tous les ordres et toutes les défenses qu'on lui adresse; il faudrait pour cela, dans une foule de cas, lui communiquer une expérience de la vi.e que la maturité seule comporte, et qui serait souvent très mauvaise pour lui, qui risquerait d'atteindre sa pudeur, sa délicatesse. Si tantôt vous faites appel à sa raison pour justifier vos commandements, tantôt au contraire vous lui refusez toute explication : ne lui paraîtrez-vous point inégal et capricieux? N'aura-t-il pas l'idée de vous refuser sa soumission, lorsque vous ne le mettez pas en état de la raisonner? Jamais un ordre donné d'un ton impératif ne doit, lorsque l'enfant résiste, se transformer en une prière;
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ainsi que cela se voit si souvent dans les familles. Mme Necker de Saussure conseille surtout aux mères de ne jamais employer la forme de la prière pour obtenir ce qu'elles veulent de leurs enfants. « La prière, dit-elle, adressée par les mères, renverse les rapports naturels et produit un échange de rôles. A force de s'entendre solliciter, lès enfants se croient faits pour accorder des faveurs; ce sont eux qui ont pour nous des bontés, et c'est nous qui sommes des ingrates 1 • » Malheureusement ce conseil pourrait s'adresser maintenant aux pères eux-mêmes : le proviseur d'un lycée me racontait un jour qu'un père de famille, venu spécialement pour infliger à son fils une verte semonce, n'avait pu soutenir longtemps le ton du reproche et de la fermeté, et qu'il était arrivé bien vile à Ja supplication, pour aboutir à la promesse d'une belle partie de chasse. Des maîtres dans leur classe, lorsqu'ils ont perdu toute autorité et qu'ils ne savent plus se faire obéir, recourent à la prière pour obtenir, non plus le respect et la soumission , mais l'indulgence et la pitié des élèves. Comment peuvent-ils se résigner à une situation aussi humiliante? et quel exemple pernicieux pour les enfants! Il y a, je le sais, des fatalistes en pédagogie, qui prétendent que l'autorité est un don de nature, qu'elle ne s'enseigne pas, que, parmi les éducateurs, les uns sont faits pour être obéis et respectés, d'autres pour être, malgré tous leurs efforts, des objets de dédain et de risée. Assurément le don naturel a, ici comme ailleurs, la plus grande importance. Des éducateurs plus favoi'isés que d'autres apportent dans leur œuvre ces « qualités nécessaires pour commander aux hommes» , suivant l'expression de Voltaire, qui leur auraient aussi bien
1.
L'Éclucntion progressive, liv. V, chap. v1
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donné l'autorité dans l'exercice du pouvoir politique, ou à la tête d'un groupe social quelconque. Il n'en est pas moins vrai que l'on compromet souvent son autorité par des fautes que l'on aurait pu éviter et contre les.quelles ceux qui n'ont pas, comme quelques rares privilégiés de la nature, la science innée du commandement, feront bien de se mettre en garde. On peut, en suivant de bons conseils et en profitant de l'expérience personnelle, gagner beaucoup comme éducateur, se sentir, avec le temps, plus sûr de soi et plus maître des enfants. Lorsque l'œuvre éducatrice se fait en collaboration, ce qui est le cas le plus fréquent, dans la famille comme à l'école, les observations générales que nous avons faites précédemment sur la nécessité de l'entente entre les collaborateurs doivent s'appliquer d'une manière toute spéciale à ce qui regarde l'obéissance. Un ordre donné à l'enfant par un de ses éducateurs doit être strictement rnaintenu par les autres, quand même il serait mauvais, à moins que son exécution ne présente des inconvénients graves, ou qu'on ne puisse l'éluder, s'il ne vaut rien, sans que l'enfant s'en aperçoive. La meilleure manière de ruiner l'autorité d'un éducateur, c'est de le contredire devant son élève. Que l'on s'explique en l'absence des enfants; que celui qui a une autorité supérieure trace des règles fixes et adresse au besoin des observations sérieuses à ceux de ses collaborateurs qui lui sont subordonnés; mais que les enfants ne soupçonnent aucun désaccord, qu'ils croient à l'unanimité chez ceux qui leur commandent; c'est une condition essentielle pour leur obéissance. Ni dans la famille ni à l'école il ne doit y avoir pour eux une cour d'appel. Le droit de commandement que possèdent les parents et les maîtres, despotique en apparence, a son tempéra-
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ment et ses limites dans un certain nombre de règles que nous dictent le bon sens, le sentiment du devoir, l'affection pour les enfants. D'abord il ne faut point leur défendre ni leur ordonner des actes qui ne sont pas réellement en leur pouvoir. On ~e défendra pas à un enfant d'avoir mal, ni même de se plaindre pour attirer l'attention sur sa souffrance. Qu 'on se rappelle ce qui a été dit touchant l'influence . de l'état physique sur le caractère : bien des fois nous sommes impatientés par les cris et l'agitation d'un enfant qu'il ne s'agit pourtant pas de faire taire ni de rendre immobile, mais de soigner et de soulager. Lorsque les enfants auront commencé leurs études, on ne leur imposera pas des tâches au-dessus de leurs forces, ni une attention, une immobilité, un silence prolongés, qui ne sont pas de leur âge. D'une manière générale, on n'abusera pas de leur soumission et l'on ne s'exposera pas plus qu'il ne faut à leur désobéissance, en multipliant outre mesure les prohibitions et les prescriptions; sur ce point, on ne dépassera pas le strict nécessaire, et l'on ne consultera exclusivement que leur propre intérêt. La discipline doit être faite pour corriger les enfants de leu ra mauvais instincts et améliorer leur caractère, non pour procurer aux parents et aux maîtres une tranquillité que l'œuvre difficile de l'éducation ne comporte point et diminuer le plus possible leur responsabilité. Celui qui a charge d'enfants doit s'attendre à une foule d'ennuis, d'agacements et de misères; s'il fait peser le joug sur eux dans le but égoïste de se ménager luimême, il ressemble à ces malheureuses femmes qui donnent de l'opium à leurs nourrissons pour les tenir tranquilles et n'être pas dérangées. Les enfants ont un besoin perpétuel de mouvement, d'investigation, de diver. tissement, d'expansion et même de sympathie qui les
�RÈGLES A SU IVRE
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pou sse à nou s déranger sans cesse pour nou s occuper d'eux e t qui les rend in supportab les à ceux qui ne les aiment point. Mettez un petit enfant à votre table : vous courez grand risq ue qu'il n e vous laisse ni man ger ni causer en paix, et qu'en attira nt mille fois votre attention par des ac tes très naturels pour lui, mais très désagréables pour vous, il vous gâ te le plaisir du r epas familial. Mieux vaut alors s'armer de patience que de lui imposer un e sagesse et un e tenue qui ne sont point de son âge. Vos défenses et vos ordres ne doivent intervenir qu e quand vou s vous !),percevez qu'il commence à con tracter de mauvaises habitudes, ou que vous pouvez com mencer vous-même à lui en faire con tracter de bonnes, en conciliant les ex igences de son âge et cell es de la vie sociale et morale qui l'attend dan_s l'avenir. Il est infiniment préférable, en maintes ci rconstan ces, de le laisse r faire, lorsqu'on n'y voit pas un rée l dange r, que de lui imposer une discipline minutieuse et tracassière qu 'il ne cessera de tra nsgresser, ce qui vous forcera so it à le reprendre continuellement, soit à compromettre votre discipline ell e-m ême par des alternatives d'indul gence et de rigueur. Le devoir de l' éducateur est d'établir une règle à la fois très simple et très sévère, que l'enfant n 'aura pas trop souvent l'o ccasion de violer, mais qu'il ne violera jamais impun ément lorsq u'il saura qu e vous co nnai ssez sa faute . L'éducateur ne doit point ignorer l'art de fermer les yeux , qui peut êlre pratiqué même par des personnes très fe rm es. La désobé issance manifeste sera toujours relevée; mais s'il faut s'effo rce r de tout vo ir, il est parfois opportun de paraître ignorer; sinon il serait nécessaire d'intervenir, èe qui présenterait des inconvénients au point de vue même de l'autorité, qu'on doit maintenir avant tout. << Il faut un e conduite ferme, disait
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Mme de Maintenon aux dames de Saint-Cyr, mais il ne faut point tr.o p gronder; il faut souvent fermer les yeux et ne point tout voir, et surtout prendre garde à ne point aigrir vos filles et ne pas les pousser à bout indiscrètement. Il y a des jours malheureux où elles sont dans une émotion, dans un dérangement, prêtes à murmurer; tout ce que vous feriez alors, toutes les remontrances, toutes les réprimandes ne les remettraient pas dans l'ordre. Il faut couler cela le plus doucement que l'on peut, afin de ne point commettre son autorité, et il arrivera quelquefois que le lendemain elles feront des merveilles. Il y a des enfants si emportés et qui ont des passions· si vives que, quand une fois ils sont fâchés, vous leur donneriez dix fois le fouet de suite que vous ne les mèneriez pas à votre but; ils sont incapables en ce temps-là de raison, et le châtiment est inutile. Il faut leur laisser le temps de se calmer, et se calmer soimême 1 • » Le pouvoir presque arbitraire que nous possédons sur les enfants est légitimé par leur intérêt même; c'est ce qu'il leur est souvent impossible de comprendre, et nous avons vu qu'on ne doit point s'efforcer de justifier devant eux les ordres qu'on leur donne. Mais, pour éviter de leur rendre la discipline odieuse, nous devons par nos soins, notre attachement, notre tendre sollicitude, leur avoir bien fait sentir qu'ils nous sont plus chers que tout au monde, et que nos exigences, désagréables et pénibles pour eux, se concilient avec une vive affection. Sinon, ils ne seraient que des esclaves, et leur âme, pour peu qu 'elle eût d'énergie, nourrirait des idées de révolte. Rien n'est plus pénible que d'obéir à un maître sec et dur; mais l'observation de la discipline est facilitée lorsqu'au sentiment de la contrainte
i. Ex traits su.i· l éducation, écl iL. Gréard,
p. 41.
�RÈGLE S A S UIVRE
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s'en joignent d' aut res plu s doux, l'affecti on filiale, la confiance , la reconnaissance. Enfin, n'oublions point qu e l' obéissance n' est pas un but, ma is un moyen, dont la faibl esse des facultés de l'enfant rend seul e l'emploi nécessaire. Si tou s les hommes étaient égaux en r aison et en sagesse , il n'y aurait ni supérieurs ni subordonnés ; le pouvoir ne serait pas légitime, parce qu'il ne serait pas nécessaire, et, du res te, personn e ne chercherait à le conqu érir. Le pouvoir qu e l'homme fait exerce sur l' enfant est éminemm ent légitim e; il existe en vertu d'un droit qui rés ulte lui-m ême d'un devoir, celui de diriger l'enfant tout le temp s qu'il est incapabl e de se dirige r lui-même. « Nous répond ons de ces êtres si chers devant Di eu comme devant la so ciété entière, dit Mm e Necker de Saussure, et l'autorité, se ul moyen simple de r emplir nos obli gations, nou s serait refusée 1 ! » Mais ce pouvoir n 'est légitime qu e t ant qu'il est nécessaire, et les éducateurs ne doivent l'exercer qu'avec le désir de l'abdiquer le plus tôt possibl e. Il ne faut même pas le conserver tout enti er jusqu 'à la fin, pour s'en débarrasser d'un se ul coup . Il faut initier petit à petit l'enfant à la liberté , et lui laisser de plus en plu s l'initiative de ses actes . Jusqu 'au mom ent de l'éman cipation complète, le jeune homme doit rester assez respectueux de ! 'autorité de ses éduca teurs pour ob éir aux ordres qui pourraient lui être donn és; mais, quand l'édu cation a été bien diri gée, ces ordres sont alors devenus rares, et le jeune homme ne passe pas bru squ ement, ainsi qu e cela se fait trop souvent en France, surtout chez ceux qui ont r eçu comm e intern es l'édu ca tion publique, d e l' extrême assuj ettissement à l' extrême lib erté. Se servir fréqu emment de l'obéissance pour donner
1. UÉditcationp1 ·og1·essive, li v III , c lrnp. 1r.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
aux enfants de bonnes habitudes morales el les préserver des mauvaises; puis, au fur et à mesure que leur raison se forW1e et que leur expérience s'étend, non pas relâcher l'obéissance, mais rendre de plus en plus rares les occasions de la mettre en pratique; enfin n'y plus recourit· que dans des circonstances exceptionnelles : telles sont les trois périodes de l'éducation sur Je point qui nous occupe. Ceux qui ont le mieux obéi pendant leur enfance ne sont pas ceux qui, une fois entrés dans la vie sociale, montreront le moins d'énergie, à condition qu'on n'ait pas énervé leur volonté en ne lui laissant pas, par une intervention trop constante, les moyens de faire, pour ainsi dire, son apprentissage. Un éducateur qui se montre rude et despotique toutes les fois qu'il intervient, mais qui n'intervient pas sans cesse, et qui laisse à l'enfant des moments nombreux de liberté, fait peu de tort à l'énergie de son élève. A cet égard, on doit déclarer bien plus mauvaise l'action de celui qui en Loure l'enfant d'une sollicitude maladroite, et qui, par un excès de tendresse, lui épargne les ennuis de l'obéissance, en même temps qu'il lui relire toutes les occasions d'exercer son énergie et de s'endurcir. Les enfants gâtés sont toujours désobéissants, et presque toujours la gâterie indique chez les parents de la faiblesse de caractère, un manque général d'énergie. L'enfant qui s'est trouvé aux prises avec une volonté forte a reçu un bon exemple, dont les effets dureront. « Un vieux sergent, dit Mme Necker de Saussure, qui a toute sa vie obéi à son capitaine, ne manque pas de fermeté avec ses soldats : ceux-ci, rentrés dans leurs foyers, ont plutôt des habitudes trop impérieuses, et, dans les siècles d'énergie, le pouvoir des parents sur les enfants était illimité. La force de la volonté, comme la plupart de nos qualités, se propage par l'exemple, et
�SENTIMENTS DÉTERMINANT L'OBEISSANCE
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il en est de même de la mollesse . » On peut donc dire . que celui qui, dans .son enfance, apprend à obéir, apprend aussi · à commander. L'idéal pour l'éducateur serait d'obtenir l'o-béissance des enfants par sa seule autorité morale, de leur inspirer une telle déférence et un tel respect, qu'ils ne concevraient même point l'idée de résister et s'empresseraient de se conformer à toute volonté manifestée par lui. Mais les enfants, surtout dans les premières années de leur vie, sont trop légers, trop étourdis, trop peu raisonnables, pour être capables d'une pareille obéissance. Il faut donc s'adresser à d'autres sentiments, dont ils sont plus susceptibles d'être touchés. Je mettrai en première ligne, parce qu'il est le plus noble, ce sentiment de sympathie dont j'ai déjà pnl'lé, par lequel l'enfant désire éviter de ln peine à ceux qui l'élèvent et leur causer du plaisir. Quand il obéit pour être agréable, rien de mieux. Mais dans beaucoup de cas ce sentiment ne suffit point pour empêcher la désobéissance. L'ennui qu'un ordre donné, une défense imposée, causent à l'enfant, est souvent assez fort pour faire disparaître momentanément en lui toute sympathie à l'égard de ceux auxquels il est soumis; loin de songer à leur être agréable, il leur en veut, et son premier mouvement est <Je leur faire de la peine : il n'y résiste pas toujours, et, dans sa désobéissance, entre fréquemment de la malice. Je n'aime pas beaucoup le moyen, fort usité dans les familles, qui fait de l'obéissance un calcul intéressé, par lequel l'enfant se soumet grâce à la promesse d'une friandise, d'un jouet, d'une jouissance quelconque dont il a le désir. Il y a, pour moi, de l'humiliation dans ·ce rôle des parents qui achètent, pour ainsi dire, l'obéis1. L'Éducation JJl'Ogrcssive, !il'. III, cbap.
Il.
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sauce, au lieu de l'imposer; et il faut, à cet égard, se défier de la ruse enfantine; car l'enfant arrive à se faire. payer son obéissance le plus cher possible. Au début, ce qu'il convoite le plus souvent, c'est le plaisir de la gourmandise; le gâteau, le boribon prennent dans sa vie une place vraiment excessive, et ce n'est pas au profit de son estomac, ni même de sa moralité naissante. Plus tard il convoitera des plaisirs plus dispendieux, et assez souvent on verra ce singulier spectacle de parents délibérant sur les moyens d'être agréables à un enfant qui mériterait tout le contraire, le supplier de vouloir bien travailler, se conduire décemment, être soumis à ses maîtres, moyennant quoi on lui procurera toutes les distractions qui pourront lui plaire, la chasse, les bains de mer, les voyages. En dernière analyse, il faut reconnaître que l'obéissance est, dans un grand nombre de cas, inséparable de la contrainte. « L'obéissance, dit Kant, peut venir de la contrainte, et elle est alors absolue; ou bien de la confiance, et elle est alors volontaire. Cette dernière est très importante, mais la première est extrêmement nécessaire; car elle prépare l'enfant à l'accomplissement des lois qu'il devra exécuter plus tard comme citoyen, alors même qu'elles ne lui plairaient pas 1 • » La con train te, qu'il nous pai:aît indispensable d'admettre, consistera d'abord, ainsi que nous l'avons dit, à empêcher par la force l'acte défendu, et à faire exécuter par la force l'acte prescrit, toutes les fois qu'on le pourra; et, en second lieu, à faire suivre d'une punition tout manque d'obéissance. L'enfant est déjà très sérieusement puni pour avoir été forcé de renoncer à ce qu'il prétendait fait·e, ou d'exécuter l'ordre auquel il prétendait se dérober. Dans certains cas même cette
i. Traité de pèclago,qie, trad. Barni, édit. Thamin, p. 95.
�LA CON'tRAINTE
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première puniLion suffit. Mais si l'on pense qu'elle n'a pas produit sur lui une impression assez forte, que son àme est encore mal disposée, qu'elle est prête à la récidive, il faut y ajouter les punitions proprement dites. La question des punitions se rattache donc étroitement à c.elle de l'obéissance. Toute faute de l'enfant qui mérite d'être punie n'est qu'une désobéissance: car on peut dire que pendant longtemps il est innocent, lorsqu'il ne transgresse pas les ordres de ses éducateurs, dont la volonté est son unique loi morale, jusqu'à cc qu'il entende vraiment la voix de sa conscience; il serait injuste et absurde de punir un enfant pour une action qui ne lui a jamais été défendue.
�CHAPITRE XII
Les p uniti ons dans la famill e el à l'école. - Règles de Benth am co nce rn a nt la péna li té. - Différence e ntre la péna li té da ns la soc iété el la pé na lité dans l'ccluca ti o n. - Puni tions morales. - Punit ions so us forme de p ri va ti on. - Ma la ise mora l produit par les dive rses pun itions. - Les châ tim ents co rp orels en F ra nce, en Angleterre et en All emag ne. - La punition n'es t qu' un moyen ex trême.
La société réprime les délits et les crim es a u moyen de peines qui sont édictées par le législa teur et formu· lées d'une mani ère précise dans les codes. Le but qu'elle se propose en punissànt est multiple. Pour assurer sa propre sécurité, d'une part elle met le coup abl e hors d'état de nuire pendant un temps plus ou moins long, et d'autre part elle tâche d'e mpêch er des fautes analogues à celle qu'il a commise par l'ac tion préve ntive de l'exemple qu'ell e fa it sur lui . La pein e est aussi un e ex piation imp osée au coupable a fin de satisfaire le sentim ent de justice inné dans le cœ ur hu main, qui exige que tout manqu ement au de,·oir entraîn e une souffrance, et qui , abstrac tion faite de l'intérêt social , se r évolte lorsqu e le crim e r es te impu ni. E nfin la pein e es t un moyen d'a mende ment, lrès in ce rtain , il es t vrni , et so uvent inefficace . Le célèbre publiciste anglais Bentham a. fait une
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étud e approfondie de ce lle grave ques tion de la peine , surtout au point de vue juridique. « Tou s ceux, dit Bain , qui exercent un e autorité, de quelque na ture qu'elle so it , devraient connaîlre à fond les conditions et les princip es gé néraux de la punition tels q u'ils sont exposés dans le code pénal de Benth am 1 • » Indiquons d'abord les circon stances dans lesquelles il ne convi ent pas, d'après lui, d'y avoir recours : c'est lorsqu 'il n'y a pas eu rée ll ement de parti e lésée; lorsque le coup able ignorait la loi, qu'il ne co nnaissait pas les conséqu ences de so n ac tion, qu 'il n'a pas agi librem ent ; lorsque les mauvais effets de la punition surpassent ceux de la fa ute; enfin, lorsqu e la puniti on n'es t pas nécessaire et q u'on peul obtenir autrement le rés ultat qu e l' on désire. E n seco nd lieu, la puniti on doit être mesurée d'a près ce rtaines règles, dont les prin cip ales so nt les suivantes. Elle doit faire plu s que co ntre-balan cer le bénéfi ce de la faul e, et non seulement le bénéfi ce imm édiat , • mais encore tous les ~va ntages réels ou im agin aires qui ont poussé le co upabl e à la comm ettre. Elle ne doit pas dépasser la mes ure indispensable po ur arriver au but que l'on se propose. Il faut tenir co mpte de toutes les circo nstances qui rendent les co upables plus ou moins se nsibl es à la p unition, âge, sexe, fortun e, position, et par suite desquell es la même pein e pe ut frap per d' une manière inégale. La punition doit être d' autant plus forte qu'elle es t moin s cer taine ou plu s éloignée . En troisième lieu, il faut que la peine rem plisse ce rtaines co ndilions; qu'elle soit variable , c'est- à -dire qu 'ell e co mp orte différents degrés d'intensité et de durée ; commensurabl e, c'es t-à-dire si bien pr oporti onnée qu e le co upable co mprenne clairement qu e la so uffrance es t en r apport a vec la gravité de la faute ; caractéristiqu e,
1. La Science de l'éduca tion, liv. I, chap. v •
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L ÉDUCATION DU CARACTÈRE
1
c'est-à-dire qu'elle ait en soi quelque chose dont l'idée soit en rapport avec la faute commise; exemplaire; réformaLrice; réparatrice à l'égard de la partie lésée; populaire, c'est-à-dire qu'elle doit être approuvée par l'opinion publique; formulée clairement; et enfin, rémissible en cas d'erreur 1 • Plusieurs des observations qui précèdent peuvent être mises à profit par la pédagogie. Mais il ne convient pas de pousser trop loin le rapprochement entre la société qui frappe ceux de ses membres qu'elle déclare coupables d'un délit ou d'un crime, et l'édu.c ateur qui punit son élève en faute. La pénalité de l'éducateur beaucoup plus variable, plus souple, plus délicate que celle qui est établie par les lois; il doit entrer dans son application un élément qui est à peu près inconnu à l'âme de ceux qui rendent la justice, je veux dire l'affection sincère, la vive sollicitude pour le justiciable. Ainsi, en ce qui concerne le but de la punition, nous lJ remarquerons que l'on a surtout en vue d'améliorer les enfants que l'on punit, et qu'on y réussit mieux que la société ne le fait à l'égard des criminels qu'elle frappe. On peut même dire que, plus la pénalité dans l'éducation ressemblera à celle qui est en usage dans la société, moins forte sera son action moralisatrice. Un père constate lui-même la faute de son fils; il est entièrement maitre de la peine; il la prononce comme un juge qui connaît à fond le caractère de son justiciable, qui sait quel est le moyen le plus sûr d'agir sur lui pour l'amener au repentir et le corriger ; enfin il en surveille l'application; il peut l'aggraver, l'adoucir, en faire la remise. La pénalité à l'école se trouve dans des conditions bien moins favorables, parce qu'elle res-
est1
n
1. Voir, pour le résumé des idées de Bentham, Bain, la Science cle l'éducation, liv. Ij chap. v.
�LA P ÉNA LIT É DANS L'É DUCATION
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se mble déj à b eau coup plus à la pénali té sociale ; so uvent la personn e qui co nslale la fau te n'est pas cell e qui prononce la peine, qu'une autre personne encore est chargée de faire ex éc u ter ; il y a un code scolaire, qui ressemble un peu, p a r sa ri gidité, au cod e p énal. Aussi les p uni lion s de l' éco le agissent-elles en général par la crainte qu 'elles inspirent à l'égoïsme des enfants plu s qu'ell es ne le co rrigent. J'é tais un jout· en chemin de fe r dans le co mpartim ent voisin de celui qu'occ up aient des intern es en sortie; il s p arl aient si for t qu e, m algré la cloiso n, je pus assister à un e véritable débauche de la ngage grossier et ordurier ; je savais cepend ant qu 'aucun d'e ux , à l'intéri eur du coll ège, n'aurait osé, par crainte des punitions, faire entendre à ha ute voix un seul des mols qu'il s prodig ua ient alors avec un e jouissance brutale. Dans la fa mill e, la défense d'e mploye r des mots g rossiers, lorsqu 'elle e5t m aintenue a tten tivement et à ! 'a ide des moye ns r épress ifs dont le père dispose, produit un résulta t t out autre ; n on seulement l'enfant s'a bstien t de ces m ots en p résence de ses pa rents, m ais l'ac tion de la di sciplin e famili a le es t assez fo rte po ur les lui fa ire prendre en a ve rsion. C'est p a rce que, dans ce cas, co mm e da ns une foul e d 'autres, les punitions n e so nt point à peu près l'uniqu e moyen d'éd ucation, et qu'elles so nt employées simulta nément avec d'autres moyens qui concourent avec ell es à l'ac tion moralisatrice. ( To,utc punition consiste en un e so uffrance imposée \i. li sen sibilité ph ysiqu e ou moral€ de l'enfant. Un coup, pa r exempl e, produit un e souffra nce pbysique; il peut être aussi un e humiliati on qui s' adresse a u moral. On montrerait facil em ent du reste que l' â me souffre touj ours plu s ou moins quand le co rps es t atteint. ,, La puniti on,dit Kant, est m orale lorsqu e l'on froisse otre pen chant à être honorés et aimés, par exempl e 18
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
~orsqu'on humilie l'enfant, qu'on accueille avec une ,~roideur glaciale. JI faut autant que possible entretenir ce penchant. Aussi cette espèce de punition est-elle la meilleure, car elle vient en aide à la moralité, par exemple si un enfant ment, un regard de mépris est une punition suffisante, et c'est la meillenre 1 • » Bain pense même que dans certains cas le simple exposé de la faute, fait devant l'enfant, sans observations ni commentaires, est par lui-même un moyen de punition, et qu'il est plus éloquent que toutes les épithètes qu'on pourrait y ajouter. Les punitions morales agissent principalement sur les natures délicates et sensibles. Mais beaucoup d'enfants, sans être foncièrement mauvais, s'endurcissent assez vite contre elles et ne paraissent pas souffrir bien fort lorsqu'on les humilie ou qu'on leur témoigne de la froideur; du reste, les éducateurs, surtout dans la famille, sont rarement capables de garder aussi longtemps qu 'il serait nécessaire l'attitude froide el sévère à l'égard de l'enfant coupable. Celui-ci sait, par expérience, que toujours vient un moment où leur visage s' éclaircit et reprend son expression habituelle; alors la faute est oubliée, sans avoir entraîné pour le coupable de grands inconvénients. Aûn de rendre plus pénible le sentiment de la honte, 0n a imaginé pour les enfants des postures humiliantes : on les fait mettre à genoux; on les place dans un coin, la figure tourn ée vers le mur; on leur couvre la tête d'un bonnet d'âne; on.leur pose entre les épaules un écriteau qui indique le défaut pour lequel on les punit. Parmi les punitions édictées par le statut universitaire du 19 septembre 1809, deux sont de ce genre : d'abord les arrêts, qui consistent à ètre placé pendant la récréa1
1. Ti·ailé de
pédagogie, édit. Tamin. p. 97.
�PUNITIONS SOUS FOR~m DE PRIVATION
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Lion à l'extrémité de la cour, sans pouvoir sortir d'un cercle donné; ensuite et surtout la privation de l'uniforme, remplacé par un habit d'étoffe grossière et d'une, forme particulière. On sait qu'une punition employée parfois dans quelques écoles consiste à faire porter à. l'élève sa veste retournée. « Ces moyens, remarque Bain, produisent un grand effet sur les uns et sont sans action sur d'autres; leur puissance varie selon la manière dont la classe les envisage, et aussi selon la sensibilité du coupable. Ils sont suffisants pour les fll,utes légères, mais non pas pour les plus graves; ils peuvent être efficaces au début, mais la répétition leur enlève rapidem ent tout leur pouvoir 1 • » Je ne vois, quant à moi , aucune raison sérieuse pour ne pas en user, quand ils sont efficaces, et tout le temps que l'âge de l'enfant le permet; car il est évident qu'à partir d'un certain moment on ne doit plus songer à y recourir 2 • La privation de ce que l'enfr.nt désire est, d'après Kant, intermédiaire entre la souffrance physique et la souffrance morale. Il y a sur ce point bien des nuances à distinguer. Le besoin de manger, par exemple, peut être considéré comme tout physique; il s'impose à nous, et la nature exige impérieusement qu'il soit satisfait. Priver l'enfant de toute nourriture serait donc une punition très forte, et d'un succès à peu près cerlain pour le réduire à l'obéissance dans les cas graves; c'est ainsi que l'on en use parfois avec des animaux que l'on veut dompter. Mais qui oserait recourir à ce moyen extrême? Le désir de se procurer le plus largement possible la
1. La Science 2. Voir dans très péné trante teau humiliant
de l'éducation, liv. I, chap. v. David Copperfield de Dickens, chap. v, l'analyse des sentiments d'un enfant au dos duquel un écria été attaché.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
jouissance qu'on éprouve lorsqu'une nourriture friande flatte le sens du goût, qui a son siège dans le palais et dans la langue, s'appelle gourmandise et constitue un défaut moral. Si nous étions dégagés de tout iimon terrestre, nous mangerions pour apaiser la faim, rien de plus; et, afin de ne pas tomber dans le péché de gourmandise, nous imiterions l'exemple de Pascal. « Il avait un soin très grand de ne point goûter ce qu'il mangeait, dit Mme Perier; lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait soulTrir; il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes; parce qu'il .disait que c'était une marque qu'on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal. » Si l'on adoptait celte morale austère, la privation de friandises, d'aliments superflus ne serait pas pour les enfants une exception dans le but de les punir, mais une règle excellente, qu'ils accepteraient comme telle, en voyant les adultes s'y conformer eux-mêmes. Il n'en est pas ainsi, on le sait; même dans les familles et rlans les pensionnats qui croient éviter tout excès de table, un janséniste comme Pascal trouverait beaucoup à blâmer et à retrancher. « La réunion des plaisirs très vifs du goût, dit Bain, avec la satisfaction de l'estomac et le bien-être que cause l'abondance des aliments nutritifs dans un corps vigoureux, constitue une somme considérable de sensations agréables. Entre le minimum nécessaire à la conservation de la vie et la nourriture luxueuse que permet la richesse, l'échelle est fort étendue et offre un vaste champ d'influence pour l'éducation des enfants. Comme leur régime ordinaire est fort au-dessus du strict nécessaire, tout en restant bien au-dessous du superflu exagéré, le maître peut agir soit en réduisant, soit en accroissant le bienêtre, sans risque d'affaiblir ou de trop donner; et,
�LA'. RETENUE
comme les enfants sont généralement friands, ce mobile exerce sur eux une grande influence. Le maître qui voudra s'assurer ce moyen d'action sur ses jeunes élèves aura soin de régler leur régime de manière que des changements en bien ou en mal soient faciles 1 • » Le statut du 19 septembre 1809 prescrivait parmi les punitions « la table de pénitence », dont nos règlements universitaires ne font plus mention aujourd'hui. Je crois qu'ils méritent d'être approuvés sur ce point. ,T'aime mieux que les aliments donnés aux enfants soient considérés comme le strict nécessaire, qu'il ne convient pas plus de réduire que de dépasser. Je verrais volontiers supprimer de la table des lycées tout ce qui est dessert et friandise. Mais lorsqu'on ne donne aux enfants que ce qui est nécessaire afin de répondre aux justes exigences de leur appétit, en suivant les règles d'une hygiène intelligente, je préfère que l'on s'adresse, pour les punir, à d'autres sentiments qu'à ce vilain défaut de gourmandise. Pour d'autres raisons, je considère comme une punition détestable en général la privation de mouvement · qui résulte de ce qu'on appelle la retenue. Si, avec nos mœurs modernes, les enfants passaient une bonne partie de leur temps à se mouvoir et à jouer, j'admettrais fort bien qu'on leur imposât l'immobilité pour les punir. Mais comme le temps des récréations, c'està-dire du mouvement, leur est très parcimonieusement mesuré, et que celui de l'étude, c'est-à-dire de l'immobi lité du corps avec contention de l'es9rit, dure beaucoup trop pour eux, diminuer leurs trop courtes récréations et allonger leurs études déjà trop longues me paraît être non seulement une cruauté, mais encore et surtout une sottise. La récréation, venant à propos,
1. La Science de l'éducation, Iiv. J, chap.
IV,
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L'ÉDUCATION DU CÀRACTÉRE
-peut être pour l'enfant un utile dérivatif, en lui permettant de satisfaire le besoin de dissipation, de légèreté, de bavardage, de bruit, dont il est tourmenté aux heures de classe et d'étude; s'il n'a pas eu, pour s'amuser, la sagesse d'attendre ce moment bienfaisant, vous l'en privez! Croyez-vous que vous avez réprimé le besoin dont je viens de parler? C'est tout le contraire; et plaise à Dieu que vous n'y arriviez pas, que vous restiez impuissant à donner aux enfants celte morne sagesse qui rendrait votre discipline si facile! La retenue est une punition très sérieuse pour le bon élève, parce qu'elle ne le frappe qu'exceptionnellement; mais le médiocre et le mauvais s'y habituent assez vite et finissent par la supporter avec philosophie; elle ne les corrige pas, et leur tempérament, leur caractère aussi en souffrent. « On peut bien contraindre le corps, dit Rollin, faire demeurer un écolier à sa table malgré lui, doubler son travail par punition, le forcer de remplir une certaine tâche qui lui .est imposée, le priver pour cela du jeu et de la récréation. Est-ce étudier que de travailler ainsi comme un forçat? Et que reste-t-il de cette sorte d'étude, sinon la haine et des livres, et de la · science, el des maîtree, souvent pour tout le reste de la vie 1? » Cependant les huit peines établies par le règlement universitaire du 7 avril 1854 ne sont, sauf la dernière, l'exclusion du lycée, que des formes de la retenue ou y aboutissent comme à une conséquence forcée. La première, en effet, la mauvaise note, n'afflige guère les élèves qu'au tant qu'elle entraîne, en se répétant, une punition plus grave; la seconde et la troisième consistent dans la retenue pendant la récréation ou pendant la promenade; la quatrième, l'exclusion momentanée de
L T,·aité des éludes, Iiv. VIII, 1ro partie, art. 10.
�LA RETENUE
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la classe ou de l'élude, ne serail qu'un plaisir pour le mauvais élève, si elle ne menait droit à une grande retenue tout au moins; la cinquième, qui consiste dans la privation de sortie chez les parents, est une retenue d'un genre spécial, quand elle ne se complique pas d'une retenue ord inaire; la sixième, qui est la mise à l'ordre du jour du lycée, a la retenue comme accompagnement; la septième, que le règlement appelle « les arrêts avec tâche extraordinaire dans un milieu isolé», n'est encore que la retenue aggravée. La retenue, c'est-à-dire l'immobilité forcée avec pensum, voilà donc le fond de la pénalité de nos établissements d'enseignement secondaire. Il serait à désirer que l'on essayât d'autre chose, que l'on cherchât par exemple si l'on n'obtiendrait pas uri résultat meilleur du travail manuel forcé, du peloton de punition dans le genre de celui qu'emploie la discipline militaire, et, en général, des punitions qui, an lieu d'imposer aux enfants l'immobilité et le travail intellectuel dans un endroit fermé, les contraindraient à exercer leurs muscles en plein air. Si j'approuve peu les privations infligées à la gourmandise, qui semblent consacrer le droit de satisfaire ce défaut en cas de bonne conduite, si je condamne la privation de mouvement, j 'eslime que l'éducateur peut recourir en maintes circonstances à des privations d'un autre genre, qui seront très sensibles à ses élèves. Telles sont, par exemple, celles qui consistent à exclure l'enfant de la table commune pendant un ou plusieurs repa,;, à ne point l'admettre dans une partie de plaisir à laque lle prend part le reste de la famille, à lui refuser un jouet, un livre qu'il désire vivement. Toutes ces punitions manqueraient complètement leur but si elles n'aboutissaient qu'à des calculs intéressés, à une sorte de délibération qui se passerait dans l'âme de l'enfant pour savoir s'il veut renoncer à la satisfac-
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tian qu'il allend de sa mauvaise conduite par crainte des conséquences pénales qu'elle entrainera pour lui. « Faut-il, pour obéir à mon père, sacrifier le plaisir de jouer avec les petits po lissons de ma rue, ou ce plaisir n'est-il pas préférable à la partie de campagne qu'on fera demain, et dont je serais certainement privé?. Lequel des deux ennuis faut-il choisir, celui d'apprendre ma leçon, ou de manger seul dans une chambre?» Ce n'est point ainsi, heureusement , qu'un enfant qui n'est pas vicieux au fond raisonne d'habitude. Les diverses punitions qu'on lui inflige le mettent dans un étal général d'inquiétud e, de malaise, qui lui es t extrêmement pénible, et dont il a hâte de sortü· en revenant à une conduite meilleure; alors il retrouve avec délices la paix de la conscience, la sécurité, la sympathie de ses parents et de ses maîtres. Ceux qui persistent, à moins d' être de francs mauvais sujets, ne trouvent pas dans leur situalion irrégulière une véritable jouissance; pourquoi ne se corrigent-ils point? Il serait souvent impossible au psychologue le plus pénétrant de découvrit· les mobiles qui les dirigent. Je me rappelle une de mes anllées de collège qui fut particulièrement diffici le el agitée, et dont peu de semaines se passè rent sans que mes parents reçussent le fatal bulletin qui me convoquait à la grande retenue du jeudi; la veille au soir, je restais des heures en Li ères à ma fenêtre dans des transes fort désagréables , pom voir si le concierge porleu1· du maudit papier n'apparaissait pas au bout de la rue. J'étais très malheureux, et cependant je récidivais! Deux mois de vacances et un changement de professeur suffirent pour faire de moi un élève convenable. J 'ai réservé, pour la traiter en dernier lieu, l'intéressante question des châtiments corporels. En France, elle est officiellement résolue. L'article 17 du règlement scolaire modèle pour les écoles primaÎl'es publiques en
�CHATIMENTS coaPORELS
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date du 18 juillet 1882 est ainsi conçu : cc Il est absolument interdit d'infliger aucun châtiment corporel »; et il ne fait que reproduire une défense contenue depuis longtemps dans les règlements antérieurs. Pour l'enseignement secondaire, le slatut de 1809 soumet ft la juridiction des tribunaux universitaires le maître qui frapperait les enfants. L'interdiction absolue d'avoir recours aux châtiments corporels est mieux observée dans nos collèges que dans nos écoles primaires; les instituteurs qui louchent les enfants d'une main plus ou moins légère ne sont pas tellement rares que l'on n'en puisse trouver encore sur divers points du pays, sans que l'administration soit amenée à sévir par la connaissance du délit et les plaintes des victimes; un maître qui se laisserait aller à frappet· un élève de lyr.ée n'échappc;·ait pas à une sévère punition. Cette horreur pour les coups n'existe pas à un aussi haut degré dans l'éducation privée. cc Celui qui ménage la verge hait son fils », si nous en croyons !'Écriture sainte 1 • Nous avons presque tous des souvenirs d'enfance où figurent quelque peu la main du père ou de la mère, et même les verges et le martinet; peut-être nous les rappelons-nous sans éprouver une indignation rétrospective bien forte, el sans penser que notre dignité enfantine ait reçu alors une incurable atteinte; peut-être) même jugeons-nous qu'en certaines circonstances un châtiment corporel nous a fai.t le plus grand bien, comme remède lopique et punition rapide d'une incarlade qui demandait à être immédiatement relevée. Jusqu'à la fin du siècle dernier, le fouet, la férule et les verges figurèrent parmi les moyens de correction employés dans les écoles françaises. Au livre quatrième de son Pantagruel, I-labelo.is parle d'un certain Tempes le
1. Prnverbes, Xlll, 24.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈI\E
qui « feut un grand fouelteur d'escholiers au college de Montagu ,>; et dans le Gargantua il maudit ce « college de pouillerie »; « car trop mieulx sont traictez les forcez enlre les Maures et Tartares, les meurlriers en la prison criminelle, voire cerles les chiens, que ne sont ces malautruz audict college ». Montaigne appelle les collèges de son temps « une vraye geaule de jeunesse captive ». « Arrivez-y, dit-il, sur le poinct de leur office, vous n'oyez que cris, et d'enfants suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere . Quelle maniere pour esveiller l'appetit, envers leur leçon, à ces tendres ames et craintifves, de les y guider d'une trongne effroyable, les mains arméez de fouels 1 ! » Les grands maîtres de la pédagogie pratique au xvn° siècle, les oratoriens, les jansénistes et les jésuites, différaient sensiblement d'avis sur celle question. « Il y a, dit le P. Lamy, de l'Oratoire, plusieurs autres voies que le fouet pour ramener les enfants à leur devoir; une caresse, une menace, l'espérance d'une récompense, ou la crainte d'une humiliation, font plus d'effet que les verges 2 • » Port-Royal s'interdisait les punitions corporelles. Mais les jésuites leur donnaient une assez large place dans la discipline de leurs collèges. Un correcteur spécial, qui ne faisait point partie de l'ordre, élait chargé de les administrer, aux grands comme aux petits 3 • Le fils aîné du maréchal de Boufflers, raconte Saint-Simon, âgé de quatorze ans, fut lellement désespéré d'avoir élé foueùé sur l'ordre des Pères, qu'il lomba malade et mourut au bout de quatre jours. En i764 un pamphlet anonyme fut publié sous le titre de « Mémoires historiques sur l'orbilianisme et les cori. Essais, liv. I, chap. xxv.
2. Entretiens su1· les sciences, i c, entretien. 3. Ratio studio1·1tm Sodetatis Jesu, i635, p. i01.
�L 0RBILIANISME
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recteurs des jésuites ». Le mot « orbilianisme » était inventé en souvenir du grammairien-fouetteur Orbilius, que le poète Horace, son élève, a flétri par l'épithète de « plagosus ». On racontait dans ce pamphlet, entre autres barbaries, qu'au collège de Rodez « les jésuites choisissaient un écolier bien planté, gaillard solide, un pauvre diable du reste, qu'ils nourrissaient, qu'ils élevaient gratuitement, à condition qu'il leur rendît le service de fouetter ses camarades .... La victime était attachée aux barreaux d'une chaise, et l'exécution avait lieu en pleine classe .... Le nombre de coups, pour chaque correction, était de soixante-dix à quatre-vingts; on n'en donnait jamais moins de quarante;._. il était défendu au patient de crier, et ordonné à l'exéc uteur de mettre quelques secondes d'intervalle d'un coup à l'autre, afin qu'ils fussent plus sensibles 1 • » Le sage Rollin n'allait pas jusqu'à défendre tout à fait le châtiment des verges, mais il insiste sur ses inconvénients et ses dangers; il expose longuement les règles à observer lorsqu'on y a recours en désespoir de cause, et il le réserve pour l'opiniâtreté dans le mal, « mais, dit-il, une opiniâtreté volontaire, déterminée et bien marquée ». Il ne tolère pas que la punition corporelle ait une autre forme, et il interdit aux maîlres « les soufflets, les coups et Iehutres traitements pareils 2 ». Cette répugnance de celui qui fut recleur de l'Université de Paris à l'égard des châtiments corporels n'a fait que s'étendre et grandir en France, pour aboutir, dans les écoles, à une suppression complète et certainement déflnili ve. D'autres pays, aussi éclairés et civilisés que le nôtre,
1. Compnyrè, llistoire c1·ilique des c/ocl1·ines de l'éducation, etc., livre VII, chap. r. 2. Tmité des éliutes, livr.e VlII, 1re partie, ar L. 5.
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n'ont pas encore suivi l'exemple de mansuétude qui leur a été donné par notre législation scolaire. En Angleterre, la tradition des coups e t des verges remonte aussi h a ut qu'en France et s'est mieux conservée. Dans son truité De pueris instituendis, Érasme donne à ce sujet de curieux détails. « J 'ai connu, dit-il, un théologieQ. célèbre qui ne pouvait se r assasier de cruels traitements à l'égard de ses élèves, quoiqu'il eût sous ses ordres des maîtres bravement fouetteurs. Il pensait que c'é tait là le moyen uniqu e de rabaisser l'orgueil des enfants et de dompter la fougue de leur âge. Il ne donnait pas de banqu et dans son école sans qu e, pour le couronner gaiement, il fit traîner dans la salle un ou J eux enfan ts à fouetter. Parfois il punissait même des innocents pour les habitu er a ux co ups. J 'ai assisté moimême à une de ces exécuti ons. Après le dîner, il fit venir, selon sa coutume, un enfant, qui me sembla avoir dix ans : c'était un nouveau venu, qui venait de quitter sa mère. II commença par me dire que ce tte mère était un e femm e distinguée par sa piété, et qu'elle lui avait recommandé son fils d'un e façon toute particulière . Puis, pour avoir un prétexte de punition, il se mit à lui reprocher je ne sais quel org ueil, quoiqu e l'aspect du pauvre enfant fùt loin d'annoncer rien de pareil, et il fit signe au so us-maî tre de l'éco le de le fouetter. Celui-ci j eta l' enfant par terre et le frapp a comme s' il eû t commis un sacril ège . Le th éologien interpella une ou deux fois l'exéc uteur en lui disan t : C'est a~sez. Le bourreau, so urd cl 'entraînement, continua sa b esogne jusqu'à ce que le patient fût su r le point de s'é vanouir. Alors le théologien, se tournant vers nous : Il n'a rien fait de mal, dit-il , mais il fallait l'humilier. Ce fut le mot dont il se se r vit. » L'usage du fouet, le cc flo gging )) , existe encore dans les écoles anglaises. Au collège, le principal a seul le
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droit de fouetter, et il s'en acquitte en •personne; il fouette de confiance tout enfant qui lui est envoyé par un professeur. Dans la salle des classes de la grande école publique de Winchester figure l'in scription suivante, qui s'adresse à l'enfant: Aut clisce, aut discede; manet sors tertia, cœdi. Un jeun e gentleman de six pieds de haut était à la veille de quitter le collège d'Eton; il avait acheté une commission dans la cavalerie et devait rejoindre le régiment dans dix jours au plus' tard; il était prêt. Dans l'ivresse de son affranchissement, il eut le malheur de faire des libations trop copieuses avant son départ, il dut subir douze coups d'é trivières 1 • En certains endroits, le fouet traditionn el est remplacé par des procédés moins barbares. « Nous avons assisté, disent MM. Demogeot et Montucci, à une petite exécution à Christ's Hospital, où la peine infligée n 'avait rien de dégradant. Le professeur, armé d'un jonc flexible, ordonna à l'élève de tenir la main ouverte, et il le frappa nin si sur la paume à plusieurs reprises. Quelquefois il manquait le coup, mais ce n'était pas la faute de l'élève, qui tenait bravement étendue tantôt la main droite, tantôt la main gauche, sans faire mine de la retirer. On voyait qu'il mettait de l'orgu eil à ne pas crier, bien que ses yeux fussent un peu humides 2 • » Ces châtiments corporels ne sont impopulaires ni parmi les maîtres ni même parmi les élèves . Un des grands pédagogues de l'An gleterre, le docteur Arnold, a écrit une éloquente dissertation en faveur du fouet. Un principal de la célèbre éco le de la Chartreuse, ennemi du châtiment corporel, s'était avisé de le rem1. Brin sley-Richard, Sept ans à Eton, ci Lé par Gréard, l'Esp1·it de discipline clans l'éducation, p. 3. 2. De L 'enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, i" partie, 1,0 section, chap. vn.
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placer par l'amende ; les élèves se soulevèrent au cri de : cc A bas l'amende! Vive le fouet! >l Le fouet fut rétabli. cc Alors nous en eûmes à cœur joie, dit l'élève de la Chartreuse qui raconte ce curieux épisode. Le lendemain du jour où l'amende fut abolie, au moment où nous entràmes en classe, nous y trouvâmes une superbe forêt de verges, et les deux heures de la leçon furent consciencieusement employées à en faire usage. n Toutefois des protestations commencent à s'élever contre le cc flogging >i, mais en dehors des écoles. Herbert Spencer le condamne. Bain dit, avec quelque exagération peut-être : « Dans les maisons où l'on maintient les châtiments [corporels, il faut les mettre tout au bout de la liste des punitions; le moindre de ces châtiments doit être considéré comme un véritable déshonneur et accompagné de formes humiliantes. Tout châtiment corporel doit être présenté comme une injure grave pour la personne qui l'inflige et pour ceux qui sont forcés d'en être témoins, comme le comble de la honte et de l'infamie 1 . n L'histoire du rôle joué par les châtiments corporels dans la pédagogie allemande est pleine de détails piquants; nous en choisirons quelques-uns presque au hasard, sans remonter plus haut que la Réforme. L'auteur de ce grand mouvement, Luther, se souvenait d'avoir été battu à l'école jusqu'à quinze fois dans une même journée. A la même époque, le maître d'école Trotzendorf employait dans son étab lissement de Goldberger tout un arsenal : la verge, le bâton, la vielle (Fiedel, instrument de torture scolastique), le chevalet. En 1548, le règlement scolaire d'Essling interdisait une série de punitions en usage, comme les coups de savate, l'anachement des cheveux, l'emploi du gourdin, et
'I. La Science de l'éducation, liv. I, chap. v.
�LE FOUET EN ALLEMAGNE
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autorisait « l'application des verges sur le derrière ». En 1583, le règlement de Nordhausen réglait le nombre des coups d'après les fautes commises . Au xvu 0 siècle, un maître cl 'école de la Hesse faisait prononcer aux enfants la formule suivante :
0 du lie/Je Ruth', llfach' du mich gut, Mach' clu mich fromme, Dass ich nicht zwn ffenke,· komme : « 0 loi, verge chérie, - Rends-moi bon, - Rendsmoi sage, - Pour que le bourreau ne me prenne pas.» A lorphelinat de Francfort-sur-le-Mein il y avait le banc de discipline (Zuchtbank), sur lequel l'enfant était maintenu pendant la fustigation, et la cage aux ours (Barenkasten), où l'on ne pouvait se tenir ni assis ni debout. Au xvm 0 siècle, le règlement du gymnase de la mêm e ville, où étudia Gœlhe, soumettait les petits à la férule, et accordait aux grands le privilège d'être châtiés avec le bâton, mais en présence des classes réunies. Pn maître d'école de Souabe, dont parle Raumer dans son Histoire de la pédagogie, avait, pendant cinquante et un ans et sept mois, tenu registre des châtiments corporels infligés par lui; le total général se décomposait ainsi : 9H 257 coups de bàton, 124 000 coups de verge, 10 235 soufflets sur la bouche, 7 905 calottes sur les oreilles, 20 909 coups de règle sur les doigts, 1115 000 coups de poing sur la tête, 22 763 coups donnés avec des livres pour réveiller l'attention des enfants, l'agenouillemen.,t, 77 777 fois sur des pois secs, 813 fois sur une barre triangulaire, etc. Un conhemporain, qui a publié en 1875 un intéressant travail sur les punitions corporelles, M. Freimund, avoue qu'à ses débuts dans l'enseignement il éprouvait fréquemment une colère
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L'ÉDUCATION DU CAR ACTÈRE
qui lui se mbl ait ne pouvoir être soulagée qu'en tirant qu elques pa ires d'oreill es; mal g ré les conseils de ses coll èg ues. il s'éta it fait une r ègle de ne jamais empl oye r les voies de fait ; il se soul ageait en se frapp a nt violemm ent les doigts sur la tabl e. Le même auteur cite deux exempl es très signifi catifs r ecueillis autour de lui : d'abord celui d' un maître de Kœ nigsberg qui demand ait comm e un e fa veur à ses collègues de lui aba ndonner l' exécution des correc ti ons corr orelles ; puis celui d' un re cteur de la même ville qui, tous les j ours, avant l'ouverture de la cla sse , frappait l'un après l' autre la plu part des élèves , sans a ucune raison, parce que c'é tait devenu ch ez lui un besoin 1 • La législation scolaire des différents Éta ts d'Allemag ne a utori se encore p artout l' empl oi des châ tim ents co rpor els; mais il y a, p our réglementer ce tte importa nte m a tière, un g rand nombre de circulaires et d'ac tes officiels qui entrent dan s les détail s les plus minuti eux . Topf, cit é pa r d' Ar ve rs dans la Revue pédagogique, a g roupé, da ns un ouvrage paru à Vienn e et à Leipzig, en 1884 2, les données de se pt de ces doc um ents app a rt enant à di ve rses régions de l' Allemag ne du Nord (D essau, Meinin gen , Liegnitz, Bade, Lippe, W eim a r, Breslau) ; on p eut se faire, d'après son travail, un e id ée assez ex acte de la situ a tion sco laire sur le point qui nous occ upe. Les cas p assibles de peines corporell es sont l'indi sc iplin e, l'obstination. l'ha bitud e du menson ge, la p aresse incorrigible, la cru a uté envers les bêtes ou les faibl es, l'in conduite, le bris d'arbres avec r écidive, le vo l d'un e certain e imp ortan ce. En ce qni concerne l 'âge et le sexe, les enfants au-d essou s
1. J'a i e mprunté ces dé ta il s à l' inléressa ot ar ti cle publi é pa r Fran ck cl'Arve rs cl a ns la Revue pédagogique, n° du 15 juille t 1885. 2. Das Stmfrecht der deutschen Volksschuten.
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de sept ans ou huit ans sont exempts des punitions corporelles, qui ne doivent être appliquées aux filles que par exception et avec les plus grands ménagements pour la cc délicatesse féminine » . Les instruments de supplice sont le jonc léger, la canne flexible de la grosseur du petit doigt, les verges, la férule. La partie du corps qui doit recevoir les coups est soigneusement déterminée en raison du sexe et de l'âge. Le nombre de coups est aussi plus ou moins déterminé; en général, il est prescrit de les administrer sans colère, à la fin de la classe. S'ils ont entraîné pour la santé de l'enfant des conséquences graves, le maître est passible de peines judiciaires; lorsque les suites sont seulement des meurtrissures, des boursouflures, une raideur passagère de la partie frappée, il n'est passible que de peines disciplinaires; encore un arrêt de la haute cour de Prusse déclare-t-il que la présence de meurtrissures et de boursouflures sur le corps de l'élève ne prouve pas que le maître ait excédé son droit. L'opinion pédagogique en Allemagne se prononce généralement en faveur des châtiments corporels; on les regarde comme un moyen de discipline regrettable, mais nécessaire. La question de leur utilité est revenue cinq fois depuis trente ans dans les assemblées générales des chefs d'établissements d'instruction secondaire ; chaque fois elle a élé résolue dans le sens de l'affirmative. En 1874 les directeurs d'écoles publiques de Dresde ont fait paraître sur cette question une consultation de dix grandes pages; cc ils y soutiennent que la correction physique est indispensable; ils s'expliquent fort au long sur les précautions à prendre, sur l'instrument à préférer, sur la partie du corps qu'il convient de frapper. Ils revendiquent enfin pour l'instituteur le droit de frapper ·même les grandes filles, à condition que les coups tombent sur le clos (on sait qu'en Allemagne et
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
en Autriche les classes ·de filles, comme les classes de garçons, sont généralement dirigées par des instituteurs) 1 • » Dans le R ecueil des conférences pédagogiques tenues par les instituteurs allemands de 1879 à 1882, parmi les plus importantes qu estions figure celle des châtiments corporels; non seulement ils n'en proposent pas la suppression, mais ils réclament le droit de les appliquer plus librement. Ils signalent une recrudescence des vices tels que le mépris de la vie et de la propriété d'autrui, la brutalité et l'amour de la jouissance, le manque d'inclination pour une activité énergique. « L'école, disent-ils, a dans ces vices sa part de respon-' sabilité; elle doit chercher à les combattre. Si la douceur ne suffit pas, on ne doit pas reculer devant l'emploi des châtiments corporels; mais ces châtiments ne peuvent être efficaces que si le droit qu'a l'instituteur de les infliger n'est pas trop restreint .... Quoiqu'on ne puisse pas former par le bâton des hommes moral ement bons, on peut cependant par là les habituer au bien 2 • » Ce serait vraiment le cas d'appliquer le mot fameux de Pascal : « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà 1>, qui n'est du reste qu'une forme plus vive donnée à l'idée qu'exprime en ces termes le grand sceptique Montaigne : « Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au delà? >1 Car il ne s'agit pas simplement ici d'usages scolaires que des peuples moins changeants que nous conserveraient par tradition, et qui seraient destinés à tomber bientôt en désuétude, comme toutes les vieilles coutumes. Il s'agit d'un principe de pédagogie qui est en même
1. F. Buisson, Bappoi·t sui· l'instn,ction primaire à l'Exposilion 1 universelle de Vienne en • 873, chap. v, § 4. 2. Voir FaLaloL, les Confèi·ences pédagogiques des inslituleui·s allemands, Bevue pédagogique, numéro du 15 juillet 1884.
�LE CHÂTIMENT CORPOREL MOYEN EXTRÊME
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temps un principe de morale. En France nous considérons les châtiments corporels comme une cruauté digne des temps barbares, un abus du fort à l'égard du faible, un emploi avilissant de la terreur qui ne convient qu'envers les animaux, une atteinte coupable à la dignité de l'homme qui existe déjà dans l'enfant. Les Anglais et les Allemands ne voient point de la même manière que nous; chez eux, des pédagogues savants, éclairés, humains et dévoués à l'enfance considèrent comme une nécessité, c'est-à-dire comme un devoir, des actes qui, chez nous, sont condamnés comme des fautes graves lorsqu'ils se produisent. Cependant il est un point sur lequel on s'accorde aujourd'hui : c'est pour mettre les châtiments corporels au plus bas degré de l'échelle des punitions, et pour y voir une extrémité à laquelle les uns se résignent et les autres se refusent à recourir. Nous sommes certains que les pédagogues des trois nations dont nous avons parlé souscriraient tous à ces belles paroles, qui se lisent dans le règlement rédigé en 1769 pour les exercices intérieurs du collège Louis-le-Grand : 7c°'Comme le bien de l'éducation ne consiste pas tant à corriger les fautes des jeunes gens qu'à les prévenir, autant qu'il sera possible, tous les maîtres se feront de leur exactitude et de leur surveillance un premier moyen de faire éviter à leurs élèves les fautes que leur négligence pourrait occasionner .... Ils n'useront de sévérité qu'après avoir épuisé tous les moyens qui peuvent faire .impression sur une âme honnête et sensible. » Qu'on pousse la sévérité plus ou moins loin, il y a là matière à discussion; mais que la bonté vaille mieux, et qu 'o n doive la préférer toutes les fois qu'elle ne nous condamne point à l'impuissance, c'est là un principe de pédagogie et de morale qui s'impose à tous les esprits bien faits et qui vit dans tous les cœurs aimants .
•
�CHAPITRE XIII
Le système de la discipline des conséquences naturelles dans J.-J. Rousseau et dans Herbert Spencer. -Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections.
Dans l'étude sévère qu'il consacre à J.-J. Rousseau et où il montre que tous les écrits du philosophe genevois portent la marque de ce qu'il appelle l'esprit d'utopie, M. Nisard constate que le système de !'Émile peut se résumer en ceci : prendre le contre-pied de ! 'usage. « Règle générale :·laissez faire à l'enfant tout ce qu'il veut .... Par une conséquence naturelle, là où le maître n'a le droit de rien commander ni de rien défendre, l'obéissance est supprimée .... On punissait les enfants. Plus de châtiments, dit Rousseau 1 • » La nature doit être leur unique maitresse; ils ne recevront de leçons que de la simple expérience. « Ne donnez pas à votre élève des leçons verbales : il n'en doit recevoir que de l'expérience .... N'offrez jamais à ses voiontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes et qu'il se rappelle dans l'occasion .... Il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme châtiment; il doit toujours leur
1. 1/islofre de la litlémlu re fi·ançaise, liv. lV, chap.
11.
�SYSTÈME D'HERBERT SPENCER
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arriver comme ûne suite naturelle de leur mauvaise action 1 • » Ce système de Rousseau a été repris et longuement développé par Herbert Spencer dans son chapitre « de l'éducation morale », et il lui accorde une telle importance que, pour lui, l'éducation morale consiste presque entièrement dans la discipline des conséquences naturelles. Une telle pédagogie ressemble assez à ce qu'on appelle la médecine expectante, qui laisse agir la nature; elle diminue beaucoup le rôle de l'art et, en apparence, la responsabilité de ceux qui le pratiquent. Herbert Spencer part du principe, éminemment utilitaire, que la conduite est bonne ou mauvaise selon qu'elle produit des résultats bienfaisants ou nuisibles. Ainsi, l'i\Tognerie est mauvaise parce qu'elle entraîne des conséquences funestes pour l'ivrogne et pour sa faD;1ille. Le vol ne serait pas un délit s'il ne causait aucun désagrément au volé. La bonté ne serait pas une vertu si elle multipliait les souffrances humaines. Or la nature nous montre elle-même clairement le caractère des actions bonnes ou mauvaises, des défauts et des qualités, des vices et des vertus, par les sanctions qu'elle y attache. « Si le jeune homme qui entre dans la vie, dit Spencer, perd son temps dans l'oisiveté, ou remplit mal et lentement les fonctions qui lui sont confiées, le châtiment naturel ne se fait pas attendre; il perd son emploi, et il souffre, pendant un temps, les maux d'une pauvreté relative. L'homme qui n'a point de ponctualité, qui manque continuellement ses rendez-vous de plaisir et d'affaires, en supporte les conséquences, qui sont des pertes d'argent et des privations de jouissances. Le marchand qui veut faire de trop gros profits perd ses pratiques et est ainsi arrêté dans son avidité. Les
1.. Emile, Jiv. II.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
malades qui le quiltent apprennent au médecin distrait
à se donner plus de peine pour ceux qui lui restent. Le
créancier crédule, le spéculateur trop confiant reconnaissent, par les embarras dans lesquels ils se jettent, la nécessité d'être plus prudents à l'avenir dans les affaires. Il en est ainsi dans la vie tout entière 1 • » Les conséquences naturelles de nos actions constituent donc la pénalité la plus sùre, la plus efficace, célle qui présente le mieux cette condition importante que Bentham veut trouver dans la peine, à savoir d'être réformatrice. Les peines artificielles, au contraire, ne la présentent jamais; elles n'amendent point les coupables et produisent même parfois une recrudescence de criminalité. Pourquoi celle discipline, qui tient sous sa loi les hommes faits et exerce sur eux une action morale si salutaire, ne serait-elle pas employée avec les enfants, exclusivement à toute autre? Herbert Spencer nous donne, à l'appui de sa Lhèse, de nombreux exemples, habilement choisis. La recommandation de faire attention à ses mouvements vaudra-t-elle, pour rendre l'enfant attentif, la douleur que lui cause une chute ou un heurt de sa tête contre la table? C'est en se brûlant qu'il apprendra à ne plus se brûler, en se piquant et en se coupant qu'il se défiera des objets tranchants ou pointus. Le philosophe anglais appelle ces soulTrances des empêchements bienfaisants mis aux actions qui contrarient essentiellement les intérêts de notre corps, empêchements sans lesquels la vie serait bientôt anéantie par les outrages qui lui seraient faits. Il estime qu'elles sont toujours proportionnées aux fautes dont elles résultent, quoique l'expérience ne lui donne pas tout à fait raison; car un enfant peut se blesser grièvement ou même se tuer dans une chute
i De l'éclucation inlellecluette, mo1·ale et physique, chap. m.
�EXEMPLES
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amenée par une légère élourderie; j'en connais un qui, pour avoir agacé un coq, a eu un œil crevé par l'animal, a ensuite perdu l'autre, et expie ainsi depuis longtemps une faute bien légère par la plus terrible des punitions. J.-J. Rousseau nous recommande, si l'enfant casse les vitres de sa chambre, de ne pas les remplacer, de laisser le vent souffler sur lui nuit et jour, sans nous soucier des rhumes; il ne songe pas que cette expérience pédagogique peut coûter fort cher en portant une incurable atteinte à la santé du petit coupable. Le cas que voici, supposé par Spencer, est moins délicat, et je ne vois pas le moindre inconvénient à suivre son conseil : « Quand un enfant, assez âgé pour avoir un canif, s'en sert avec si peu de précaut.ion qu'il en brise la lame, ou quand il le laisse dans l'herbe au pied de quelque haie, après avoir coupé une baguette, un père irréfléchi ou un parent complaisant va tout de suite lui en acheter un autre, sans voir qu'il enlève ainsi à l'enfant l'occasion de recevoir une leçon ulile. En pareil cas, un père doit expliquer que les. canifs coûtent de l'argent; que, pour avoir de l'argent, il faut l'acquérir par le travail, et qu'il ne peut acheter des canifs pour quelqu'un qui les casse ou qui les perd; que par conséquent, jusqu'à ce que l'enfant ait donné la preuve qu'il est devenu plus soigneux, il ne réparera point la perte. Une discipline semblable servira à arrêter les prodigalités chez son enfant 1 • » Le manque de complaisance, défaut plus grave que la négligence et l'étourderie, sera puni d'après le même principe : dans la vie ordinaire, les services s'échangent, et l'on pratique généralement la règle « donnant donnant » ; si un enfant vous refuse un petit service que vous lui aurez demandé, ne lui faites pas de repro1. De l'éducation, elc., chap. u1.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ches, ne lui infligez ni blâme ni châtiment; mais lorsqu'il viendra lui-même vous adresser une demande quelconque, refusez avec froideur. Dans un cas de ce genre, emprunté par Herbert Spencer à l'expérience d'un de ses amis, la discipline des conséquences naturelles eut un succès complet. « Le lendemain matin, à l'heure de son lever, notre ami entendit à la porte de sa chambre une voix qu'il n'avait pas coutume d'entendre à cette heure. C'était son petit neveu qui lui apportait de l'eau chaude. Regardant autour de la chambre, l'enfant cherchait ce qu'il pourrait faire encore, et il s'écria : Oh! vous n'avez pas vos bottes! en se précipitant dans l'escalier pour aller les chercher. De celte façon et de plusieurs autres, il montra un vrai repentir de sa conduite. Il essaya de compenser son refus de service par des services inaccoutumés 1 • » Mais l'enfant peut commettre des fautes beaucoup plus graves encore, telles que mensonges, larcins, actes de violence contre les personnes, etc. Spencer pense d'abord que l'emploi exclusif de la discipline des conséquences naturelles agit assez heureusement sur le caractère de l'enfant pour rendre très rares les fautes de cette sorte; il estime que les enfants traités avec une douceur intelligente sont meilleurs, et que ceux qui sont gouvernés sévèrement contractent une irritation chronique qui les pousse à se mal conduire. Mais si, comme cela peut arriver quelquefois sous le meilleur régime, l'enfant commet une vilaine action, la discipline des conséquences naturelles ne cesse pas d'être supérieure à toutes les autres. Par exemple, celui qui s'est rendu coupable d'un vol doit en subir les conséquences, qui sont de deux sortes, directes et indirectes; la conséquence directe, c'est la restitution de l'objet volé, ou le
1. ,De l'éducation,
etc., chap. m.
�AVANTAGES OU SYSTÈME
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payement par le voleur d'une somme équivalente, qui sera prise sur l'argent de poche de l'enfant; la conséquence indirecte, c'est le mécontentement des parents. Spencer développe avec complaisance les avantages de son système. D'abord il engendre dans l'esprit les notions justes de cause et d'eITet, que l'enfant acquiert, non pas sur les leçons de ses parents et de ses maîtres, mais par l'expérience personnelle. La moindre brûlure qu'il se sera faite lui en apprendra bien plus que tous les discours sur le danger des brûlures et toutes les réprimandes infligées lorsqu'il s'y est exposé. Lui dire que le désordre es t un défaut et le punir par un pensum lorsqu'il s'est montré négligent, est beaucoup moins efficace que de lui faire subir tous les ennuis qui résultent naturellement du désordre. Celte habitude de constater soi-même les bonnes ou les mauvaises conséquences de ses actions, au lieu d'y croire sur l'autorité des autres, s'acquiert ainsi dans l'enfance très ulilement pour le reste de la vie. Autrement les enfants ne considèrent pas les actions comme bonn es ou mauvaises en elles-mêmes, par rapport aux conséquences naturelles qu'elles entrainent et qui sont constanles; ils ne les consi1tèrent comme bonnes ou mauvaises qu'autant qu'elles produisent le mécontentement des parents et des maîtres et qu'elles aboutissent à des punitions; lorsque ce mécontentement et ces punitions ne sont plus à craindre, alors rien ne les retient plus, et ils se livrent à tous les écarts, jusqu'à ce qu'ils aient été sévèrem ent disciplinés par l'expérience de la vie. Un autre avantage, c'est que la discipline des conséquences naturelles est éminemment juste et qu'elle ne peut pas ne point paraître telle à l'enfant. « Celui qui ne supporte d'autres maux, dit Spencer, que ceux qui, • dans l'ordre naturel des choses, résultent de sa mauvaise conduite, ne se trouvera point injustement traité,
J
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L'ÊDUC.I.TION DU CARACTÈRE
comme celui qui supporte un châtiment artificiel; et cela est vrai des hommes aussi bien que des enfants. Prenez pour exemple un enfant qui est habituellement négligent dans le soin de ses habits, qui traverse les haies sans précaution, qui ne fait point attention à la boue. Si on le bat ou si on le met au lit, il se trouvera maltraité; et il sera plus occupé à ruminer sur ses griefs qu'à se repentir de sa faute. Mais supposez qu'on l'oblige à réparer autant que possible le mal qu'il a fait, à netloyer la boue dont il s'est couvert, à raccommoder les déchirures de ses vêtements, ne saura-t-il pas que c'est là un ennui qu'il s'est causé à lui-même 1 ? » Il ne pourra donc s'en prendre qu'à lui; quelque impatience qu'il éprouve, il n'accusera pas les autres de malveillance et d'injustice. En troisième lieu, l'emploi de la méthode ordinaire, qui repose sur l'obéissance et sur les punitions, entretient entre les éducateurs et les enfants une aigreur, une irritation réciproques. Les éducateurs se fâchent contre les enfanls de ce qu'en transgressant leurs lois, ils ne respectent ni leur autorité ni leur dignilé; les enfants se fâchent contre les éducateurs qui les irritent constamment par leurs prohibitions et par les punitions qui en sont la suite. Supposez une mère dont l'enfant se brûlerait pour avoir, malgré les défenses, touché à la bouilloire, et qui, si cela lui était possible, prendrait pour elle la douleur de la brûlure, mais donnerait un coup à l'enfant afin de le punir; ne serait-ce pas une double souffrance provoquant une mauvaise humeur absurde des deux côtés? Cependant, suivant Spencer, c'est là ce qu'on fait d'habitude. « Un père qu~ but son fils parce qu'il a, par insouciance ou par malice, brisé le jouet de sa petite sœur, et-qui ensuite achète à celle-ci un autre
...... :~ ,)·· · . · 1.. De l'i!ducalwn, etc., chap. m.
,
.
...
.
�299 jouet, ce père-là fait tout à fait la même chose : il inflige une peine artificielle au transgresseur, et prend pour lui la peine natll!'elle de la transgression, ce qui exaspère à la fois le père et l'enfant, tout à fait inutilement. S'il disait à son fils qu'il doit acheter à ses frais un nouveau jouet à sa sœur, et qu'on lui retiendra pour cela son argent de poche jusqn'à concurrence de la somme nécessaire, il y aurait beaucoup moins d'aigreur des deux côtés 1 • » Cette mauvaise humeur que les éducateurs et les enfants éprouvent si souvent les uns contre les autres finit par altérer leurs rapports de la manière la plus fàcheuse; les uns sont regardés comme des tyrans, les autres comme des fléaux. Avec la discipline des conséquences naturelles, les relations entre les éducateurs et les enfants seraient plus affectueuses et, par conséquent, plus fécondes. Le système emprunté par Herbert Spencer àJ.-J. Rousseau soulève d'assez . nombreuses objections; quelquesunes des plus fortes ont été développées par M. Gréard dans son mémoire sur « l'esprit de discipline ». l!Jxaminons sans parti pris ce que vaut la discipline des conséquences naturelles et dans quelle mesure la pédagogie peut user de son action. D'abord il nous est impossible de reconnaître à la nature cette jus lice que Spencer trouve si exacte . Trop souvent les conséquences naturelles sont, par leur gravité, hors de toute proportion avec les actions dont elles résultent. L'enfant qui Louche au feu, tantôt ne se fera qu'une brûlure légère, et tantôt se brûlera cruellement, se défigurera pour toute la vie; une chute n'entraînera pour celui-ci qu'une bosse au front : celui-là se cassera la jambe et restera estropié. De petites imprudences amènent, tout le monde le sait, des maladies mortelles .
OBJEC'l'JONS
l. De l'éducation, etc., chap.
•1
111.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Pendant que le jury, en lui accordant des circonstances atténuantes, épargne la vie d'un misérable assassin, la nature condamne à la peine de mort, sous forme de fluxion de poitrine ou de rhumatisme articulaire, un brave homme qui a commis la faute de prendre froid. Que dire de l'hérédité naturelle, celte odieuse injustice, qui fait expier par les descendants les sottises et les vices de leurs ancêtres? Dans l'ordre moral, ne voyonsnous pas tous les jours les fautes les plus légères entraîner les conséquences les plus redoutables? Par un propos un peu trop franc, par un trait d'esprit qu'on aurait pu retenir, il est vrai, mais qui ne prouve aucune malveillance, on peut se faire un ennemi mortel; en laissant trainer un papier par une négligence qui n'est même pas habituelle, on peut amener une catastrophe; le ridicule tue, dit-on; qui ne sait pourtant quels menus incidents peuvent couvrir un homme de ridicule? Au contraire, des actes monstrueux, dans certaines conditions , n'entraînent pour leurs auteurs que des conséquences avantageuses. La justice des choses est, , comme celle des hommes, très équitable dans beaucoup de cas, très imparfaite dans beaucoup d'autres; il ne faut ni la nier, ni l'admirer outre mesure. L'éducateur prudent, qui sait combien, sous le rapport de la graviLé, les conséquences peuvent être hors de proportion avec les actes, se gardera bien d'y exposer les enfants, lorsqu'il y a pour eux un réel danqer, et, par les moyens ordinaires, c'est-àdire par les défenses accompagnées au besoin de punitions, il préviendra les actes pour prévenir les conséquences. Par exemple, il laissera un enfant taquiner un chat, pourvu que cet amusement n'aille pas trop loin, et attendra la correction naturelle, qui consiste dans un bon coup de griffes; mais il ne le laissera pas agacer un chien hargneux; après lui avoir intimé la défense d'ap-
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procher de ce chien, il le grondera vertement et le punira s'il la transgresse. Dans les deux cas, la faute de l'enfant serait la même; mais les conséquences naturelles pourraient être très différentes et avoir, dans le second cas, une bien autre gravité que dans le premier. La nature serait donc alors, comme elle l'est souvent, fort injuste. Encore ne faut-il pas seulement considérer la faute en elle-même, mais apprécier l'intention du coupable. Ainsi, pour m'en tenir à l'exemple que je viens de prendre, l'enfant qui agace un chien hargneux peut le faire par simple besoin de mouvement el de distraction, ou pour le plaisir d'enfreindre une défense qui lui ?- été intimée, ou par pure méchanceté, pour faire souITrir l'animal. La discipline des conséquences naturelles ne punira que l'acte, sans avoir égard à l'intention, et elle le punira aussi sévèrement si l'intention est innocente que si elle est coupable au plus haut degré. Est-ce là de la justice? Peut-on raisonnablement préférer ce système à celui qui recherche, au contraire, l'intention du coupable, apprécie d'après cette intention la gravité de la faute, et détermine seulement alors la mesure de la punition qu'elle mérite? Ainsi que le remarque M. Gréard, la discipline des conséquences naturelles, qui peut s'appliquer dans les petites circonstances de la vie enfantine, ne mérite plus notre confiance lorsque nous avons affaire à des adolescents. « Assurément, dit-il, il n'y a pas grand inconvénient à laisser l'enfant qui s'entête briser le canif qu'on est décidé à ne pas lui rendre, mettre en désordre la chambre qu'on lui fera ranger, manquer la promenade pour laquelle il ne s'est pas assez diligemment préparé. Mais donnera-t-on à l'adolescent le temps de voir le résultat de sa mollesse lui apparaître dans un avenir perdu? Il est facile. de dire : l'homme qui ne fait
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pas ses affaires est puni de sa négligence par cela seul que ses affaires sont mal faites; il peut se relever. Mais si l'écolier ne fait pas ou fait mal son métier d'écolier, s'il ne discipline pas son esprit et son caractère, si, autour de lui, on ajourne la réforme de ses défauts jusqu'à ce que ses défauts éclatent en leurs conséquences, c'est sa vie entière peut-être que l'on compromet. Qu'à côté du raisonnement ou de l'exemple d'autrui, trop souvent impuissant, on fasse la part de l'expérience personnelle, rien de mieux ; elle est la rançon de la liberté. Mais attendre que le jeune homme s'instruise exclusivement par ses propres fautes, n'est-ce pas la plus dangereuse des utopies 1 ? » Il y a entre l'enfant et l'adolescent élevés dans la famille ou à l'école, et l'homme adulte qui est entré dans la vie réelle, cette différence capitale, que ce dernier, par cela même qu'il est indépendant et jouit de tous ses droits, de toutes ses facultés, doit ne plus compter que sur lui et s'attendre à subir sans atténuation la conséquence de ses actes, tandis que les autres, justement considérés comme des mineurs, doivent être traités et ménagés en raison de leur dépendance et de leur faiblesse. Rien n'est donc plus faux que de rapprocher les. actes de l'enfant ou de l'adolescent et ceux de l'adulte au point de vue des conséquences naturelles. Dans la vie réelle, un homme sans fortune qui se refuse à travailler tombe dans la misère noire et meurt de faim ou vole; voilà les conséquences naturelles de l'extrême paresse. Si un enfant se refuse à travailler, irez-vous le priver de toute. nourriture et lui laisser porter des vêtements en loques, le forcer à coucher dans un taudis ou dans la rue, comme les vagabonds? Tout le temps que vous lui
i. L'Esp1·il de discipline dans l'éd1J,calion, p. 1G.
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donnerez à manger, qu'il portera des vêtemenls convenables, et qu'il demeurera dans un vrai logis, la discipline des conséquences naturelles ne lui sera pas strictement appliquée. Si vous arrangez vous-même ces conséquences, alors elles ne sont plus naturelles, et vous retombez dans la discipline artificiel!~, contre laquelle Herbert Spencer proteste. Qu'y a-t-il de plus artificiel que les scènes imaginées par J. -J. Rousseau pour échapper à l'emploi des procédés ordinaires? Aussi n'est-il pas nécessaire d'aller jusqu'à l'adolescence pour montrer que le syslème exclusif de Spencer est inapplicable; il l'est dès le premier âge dans une foule de cas. Comment s'y prendra, par exemple, un partisan de ce système en présence du premier mensonge de son petit enfant? L'éducateur sans parti pris, et qui recourt aux procédés habituels, lorsqu'ils lui semblent bons, reprendra.vivement le coupable, lui témoignera toute l'aversion que lui inspire la laideur de son mensonge, et tâchera de produire sur lui une impression assez forte, assez désagréable, pour que l'idée du mensonge s'associe dans son esprit à l'idée de quelque chose de très vilain et de très pénible. Ce n'est pas ainsi que l'on traite les menteurs dans la vie réelle : suivant le cas, on les plaisante ou on leur témoigne une défiance froide, ou on leur inflige un affront sanglant. Ces procédés n'auraient pas du tout la même aclion sur un petit enfant que sur un homme; la défiance prolongée pourrait, en particulier, donner d'assez mauvais résultats. Dans la vie réelle, les conséquences nat)lrelles ne punissent en général que les défauts confirmés; elles se font attendre, puis, à un certain moment, elles se produisent avec une sévérité extrême. La conséquence naturelle du premier acte par lequel un vice s'acquiert peut être imperceptible pour celui chez qui le vice s'im -
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plantera jusqu'à devenir indéracinable. C'est justement ce premier acte que l'éducateur habile tâche de saisir, pour le faire suivre d'une conséquence artificielle, d'une punition qui affectera l'enfant et sera le début du traitement auquel il convient de le soumettre. « Le secret de l'éducation, dit M. Gréard, est d'intervenir à temps. C'est à ce diagnostic, pris de haut et de loin, que se reconnaît l'œil du maîlre; c'est à la façon dont il suit et traite le mal encore latent que se révèle la sûreté de sa main. Élever, ce n'est pas seulement prévoir, c'est aussi prévenir 1 • » Herbert Spencer compte trop sur son système pour obtenir l'adhésion des enfants à la discipline à laquelle il les soumet, en raison du caractère de justice qu'il lui attribue, et pour prévenir entre eux et leurs éducateurs toute irritation réciproque. Cette discipline, nous l'avons montré, n'est pas conforme à la justice; mais, quand elle le serait, les enfanls ne l'en subiraient pas davantage avec la soumission qui, aux yeux des hommes éclairés, convient seule devant la force irrésistible des choses. La célèbre parole du poète grec, « qu'il ne faut pas s'indigner contre les choses, parce que cela leur est égal », n'est pas du tout à la portée des enfants. « La tendance anthropomorphique, dit Bain, c'est-à-dire le penchant à tout personnifier, ayant sa plus grande force dans l'enfance, tout mal naturel est attribué à quelqu'un de connu ou d'inconnu. L'habitude de regarder les lois de la nalure, lorsqu'elles nous font souffrir, comme froides, sans passion et sans intenlion, ne s'acquiert que très tard et avec beaucoup de peine; c'est un des triomphes de la science ou ùe la philosophie. Nous commençons ordinairement par en vouloir à tout ce qui nous fait du mal, et nous ne sommes que trop disposés à
1. L'Espi·it de discipline, etc., p. 16.
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chercher autour de nous un être réel sur lequel nous puissions décharger notre colère 1 • » Cette remarque est des plus justes; l'être réel sur lequel l'enfant déchargera sa colère, ce sera l'un de ses éducateurs. Il a déchiré un vêtement et vous le condamnez à le porter ainsi, ce qui l'humilie beaucoup : cette humiliation l'irritera contre vous, quoiqu'il sache qu'il est lui-même l'auteur responsable de l'accident. Il y a là une difficulté inhérente aux punitions en général, et à laquelle les punitions naturelles n'échappent pas plus que les autres; à moins d'être immédiates et instantanées, l'impression ii:ritante qu'elles produisent sur le cœur de l'enfant efface trop souvent le souvenir de sa faute; alors il ne se considère plus que comme une victime, et il a pour ceux qui l'ont puni un sentiment qui est le contraire de la sympathie. La sincérité grâce à laquelle nous nous avouons nos fautes il nousmêmes et nous faisons antérieurement notre mea culpa, n'est pas une vertu sur laquelle on doive trop compter avec lui. Spencer lui accorde aussi trop de prévoyance en supposant que les leçons de l'expérience le mettent en garde contre des fautes nouvelles, parce qu'elles lui font prévoir les suites que ces fautes comportent. « Dès que les enfants, dit Bain, sont sous l'influence de quelque mauvais penchant, les conséquences n'existent plus pour eux »; nous ajouterons : surtout quand elles ne sont pas évidemment immédiates et inévitables. La remarque est applicable même aux hommes faits, bien que dans l'âge adulte le sentiment des conséquences se développe et s'oppose plus souvent à l'envie de mal faire. Celui qui s'est brûlé une ou deux fois prendra garde au feu; celui qui est tombé à l'eau fera plus altenlion en marchant près
1. La Science de !'.éducation; li v. I, chap. v.
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du bord; mais celui dont un mets délicat rend la digestion difficile retombera facilement dans le péché de gourmandise; le plaisir de faire de l'esprit aux dépens d'autrui résiste aux conséquences désagréables que ce travers entraîne parfois; en général, ainsi qu'on l'a remarqué, nous ne profitons de l'expérience acquise qu'au déclin de la vie, lorsqu'il est trop tard pour recommencer et pour réparer nos fautes. Tâchons au moins d'en faire profiter la jeunesse, et ne la laissons pas recommencer cette rude école, s'il y a moyen de faire autrement pour lui éviter des sottises semblables aux nôtres. L'objection la plus grave qui puisse être élevée contre le système que nous discutons en ce moment, c'est qu'il repose tout entier sur la doctrine utilitaire et qu'il ne suppose pas un instant l'existence d'une morale désintéressée. « Dans la doctrine sur laquelle Spencer établit son système d'éducation, dit M. Gréard, il n'existe ni bien ni mal en soi. On chercherait vainement dans ses déductions l'idée d'une obligation morale; il ne prononce pas une seule fois le mot de devoir. C'est le résultat d'un acte qui en détermine la nature et la valeur. Supposez qu'un enfant ait la main assez leste pour échapper à la réaction d'une imprudence, l'esprit assez délié pour esquiver les conséquences d'une foule, le voilà quitte. Il s'agit non de bien faire, mais d'être adroit, non d'être sage et honnête, mais de réussir. Toute la morale se résout ainsi en une question d'habileté avec l'intérêt pour mobile. Certes, l'intérêt et l'habileté ont leur place légitime dans le monde, mais à la condition de se subordonner à une règle su périe ure 1 • » Nous avons dit précédemment que l'enfant était, à notre avis, incapable, dans les premières années, de connaître la loi morale, mais qu'en attendant que sa con1. L'Esprit de discipline,
etc., p.
n.
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science fût en état de la lui révéler, la volonté de ses éducateurs en tenait lieu pour lui, et que par conséquent la pratique de l'obéissance à une volonté raisonnable et honnête était l'apprentissage du devoir. La discipline d'Herbert Spencer remplace le devoir par la force des choses, et la loi morale par la loi naturelle. Aussi s'explique-t-on facilement que les exemples dans lesquels le philosophe anglais montre avec le plus de bonheur l'application de son système rentrent dans l'ordre des réactions physiques. L'enfant se heurte la tête par étourderie, il perd un canif par négligence et on ne lui en achète point d'autre, il manque la promenade par ses lenteurs, tout cela es t matériel. Mai s lorsqu'on arrive à des fautes plus graves, qui intéressen t davantage la moralité, notre auteur semble moins heureux. En cas de larcin , par exemple, il distingue, comme nous l'avons vu, parmi les conséquences qu 'il croit naturelles, celle qu'il appelle directe, à savoir la restitution de l'obj et volé ou l'indemnité éq uivalente, et celle qu'il appelle indirecte, à savoir l'expression du mécontentement des parents. Or, à notre avis, ni l'un e ni l'autre de ces conséquences ne doit être appelée naturelle et ne peut le paraître à l' enfant. Ce n'est pas la restitution qui est co nforme à la loi de nature, c'est le vol, œuvre de violence et de ruse; si on le laisse faire, si on ne le met pas en garde par une défense formelle, accompagnée, au besoin, d'une sanction pénale, l' enfant y est, comme l'animal, comme le sauvage, naturellement porté. On a beau dire qu'il a dans son cerveau l'héritage physique des idées morales de ses asce ndants; ne dites pas à votre enfant un se ul mot du péché de vol, et il y a beaucoup de chances pour que, spontanément, il y tombe sans le savoir; car ce ne sera pas pour lui une mauvaise action, mais simplement l'action indifférente de prendre un objet qu'il désire et qui est à sa
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 308 portée. Comme il n'est pas encore capable de comprendre Cf que c'est que le droit de propriété et qu'une atteinte à ce droit, il faut, ou bien que vous le laissiez aux impulsions de sa nature, qui le porlent à prendre tout ce qui lui fait plaisir, auquel cas l'obligation de restituer lui paraîtra quelque chose de bizarre, une contrainte gênante que lui impose votre arbitraire, ou que vous lui défendiez nettement de toucher à tout ce que vous ne mettez pas vous-même à sa disposition. Qu'est-ce, dans ce second cas, sinon recourir à l'obéissance? Dans les deux cas, à quoi l'enfant se soumet-il? Ce n'est pas à la loi de nature, mais purement et simplement à votre volonté. Et plus lard, lorsqu'il sera déjà capable de raisonner, lorsqu'il aura quelque connaissance de la vie réelle, quelles discussions singulières ne devrez-vous point soutenir avec lui, quelle confusion d'idées et de sentiments ne mettrez-vous point dans son esprit et dans son cœur ! Par exemple, s'il est paresseux, comme vous ne vous résoudrez point à lui faire supporter les conséquences naturelles qu'entraîne assez souvent la paresse pour celui à qui la nécessité du travail est imposée, c'est-àdire le dénuement de tout, la faim, le vagabondage, vous ne pourrez guère, si vous ne voulez point recourir aux punitions habituelles, que lui montrer ces conséquences dans l'avenir, ainsi que la perspective de la déconsidération, du mépris public. Mais peut-être ne sera-t-il pas assez naïf pour ignorer que dans le monde il y a beaucoup de paresseux qui vivent dans l'abondance et dans la joie, et que la hiérarchie sociale place beaucoup plus haut l'oisif riche que le travailleur pauvre. Si vous êtes riche vous-même, il comptera sur votre héritage; si vous n'avez point de fortune à lui laisser, il rêvera de ces places, comme il s'en trouve encore quelques-unes, dont on lui a parlé, et qui per-
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mettent de vivre avec une très petite somme de travail. J'assistais il n'y a pas longtemps à un colloque entre un collégien paresseux et l'un de ses plus proches parents : celui-ci, recourant, sans le savoir, au système spencérien des conséquences, essayait de démontrer à l'autre qu'il faisait mal l'apprentissage de la vie, qu'on devait partout se donner beaucoup de peine; mais le jeune homme lui citait une place à laquelle il se destinait, parce qu'on n'y avaiL rien à faire. « Oui, répliquait le premier, c'est peut-être vrai; mais, pour y arriver, il faut d'abord passer des examens; tâche d'y réussir, et ensuite tu flâneras tout à ton aise. » En se plaçant au seul point de vue de la réalilé, ce langage n'avait rien d'inadmissible. Tel n'est point, il est vrai, celui que parle une conscience droite et ferme; mais il ne s'agit poinl de conscience, de langage du devoir dans la pédagogie d'Herbert Spencer. Cependant, comme M. Gréard le montre, il se garde bien de pousser à fond les conséquences de son principe; averti par le sentiment exact de la réalité morale, il arrive à s'amender lui-même, et mérite que celui qui l'a critiqué d'une manière si pressante le juge définitivement en ces termes : « Aucun pédagogue, peut-être, n'a donné de la personnalité morale de l'enfant une idée plus ferme; aucun n'a mieux établi, assurément, que l'objet propre de l'éducation est de faire un être apte à se gouverner. C'est par cette définitiOJ1 qu'il conclut; en est-il qui réponde mieux aux besoins de la société moderne 1 ? » En ce qui concerne J.-J. Rousseau, le vrai créateur du système d'éducation morale que Spencer préconise, sa , vie nous expliquerait facilement ses idées. « Il suffit,
1. L' Esprit de discipline, etc., p. 26.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dit un critique sévère, mais perspicace, de noter le trait qui en marque toute la suite; ce trait, c'est le dégoùt du devoir. Rousseau ne s'est pas fait faute de s'en confesser. Toutes les fois que le devoir était la seule issue d'un mauvais pas, il y restait engagé ou s'y enfonçait plus avant. Il n'est que le plus éloquent des gens qui ne veulent point se gêner, et qui rêvent toutes les immunités pour eux dans une société oü toutes les charges seraient pour les autres. C'est presque au lendemain du jour où il avait manqué au premier et au plus doux des devoirs, qu'il s'éveilla d'un sommeil sans remords, réformateur public de son temps. C'est après avoir commis la moins pardonnable de toutes les fautes, qu'éclata dans sa tête cette effervescence de vertu durant laquelle il fit le procès à toutes choses et la leçon à tout le monde 1 • » Peut-être aurait-il eu une conscience .plus exigeante s'il avait pris au foyer domestique, dès le premier âge, l'habitude du devoir tel qu'il convient aux enfants, c'est-à-dire de l 'obéissance. Mais sa mère était morte en le mettant au monde, et son père, « né tendre et sensible », passait des nuits entières à lire des romans avec lui! En dépit de Rousseau et de Spencer, nous ne croyons pas que les idées sc modifient beaucoup dans les familles et dans les écoles touchant le principe de l'obéissance avec sanctions pénales. Mais nous ne sommes pas aussi rassurés en ce qui regarde la pratique. Les éducateurs n'ont pas encore des doutes sérieux au sujet des droits qu'ils possèdent sur les enfants; peut-être en usent-ils généralement avec quelque mollesse. Quoique Spencer accuse la discipline qui repose sur l'obéissance de nuire à l'affection mutuelle des éducateurs et des enfants, nous ne pensons pas que le progrès de la pitié filiale et du
1. Nisard, Jfistofre de la litlératw·e française, liv. TV, chap. x11.
�LA DISCIPLINE FAi\ULJALE
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respect affectueux pour les maîtres soit en rapport avec la diminution de la fermeté à l'égard de l'enfance. Il y a encore des familles où n'a pas pénétré l'influence amollissante de nos mœurs, et où les parents savent commander, où les enfants sont habitués à obéir. Ce ne sont pas, croyons-nous, celles où l'on s'aime le moins.
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�CHAPITRE XIV
Des récompenses. - Discussion du principe. - La pratique. Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école.
Les punitions, qui affeetent péniblement la sensibilité physique et morale de l'enfant, ont surtout pour but d'établir dans son esprit une association d'idées durables, par laquelle le manquement au devoir lui paraît inséparable d'une souffrance. Les récompenses au contraire sont destinées à unir dans son esprit l'idée de l'accomplissement du devoir avec celle d'un plaisir qui en résulte. Aussi ont-elles, en principe, excité la défiance des moralistes austères, aux yeux desquels le devoir s'impose par lui-même. << Devoir 1 mot grand et sublime, dit Kant, toi qui n'as rien d'agréable ni de flatteur et commandes la soumission en te bornant à proposer une loi, qui d'ellemême s'introduit dans l'âme et la force au respect (sinon toujours à l'obéissance), et devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils travaillent sourdement contre elle, quelle origine est digne de toi? Où trouver la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute alliance avec les penchants 1 ? » Comme, en dernière
1. Ci·itique de la i·aison pi·atique,
1re
partie, livre T.
�DISCUSSION DU PRINCIPE DE LA RÉCOMPENSE
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analyse, un plaisir n'est que la satisfaction d'un penchant, et, comme toute réco·mpense est destinée à faire naître un plaisir, il s'ensuit, d'après Kant, que le devoir repousse fièrement la récompense. C'est pourquoi le même philosophe disait encore : « Si l'on récompense l'enfant quand il fait bien, il fait alors le bien pour être bien traité ». Il est évident qu'un semblable calcul est tout égoïste, qu'il est étranger à la vertu, si la vertu existe par elle-même, si elle est autre chose que l'intérêt bien compris, ainsi que le prétend l'école utilitaire. Port-Royal écarte les récompenses en principe, par une considération non moins élevée, mais d'un caractère différent, et qui emprunte toute sa force au système théologique de la grâce. Tout ce qu'il y a de bon dans ,l'homme étant un pur don de Dieu, lorsqu~ l'homme fait ·· te bien, ce n'est pas lui qu'il faut féliciter et récompen. ser, c'est à Dieu seul qu'il faut exprimer sa gratitude, par une adoration silencieuse. « Quand il y avait quelque bien clans quelqu ' un de ces enfants, raconte Fontaine en rapportant un entretien avec M. de Saci, il me conseillait toujours de n'en point parler et d'étouffer cela clans le secret. Si Dieu y a mis quelque bien, disait-il, il l'en faut louer et garder le silence, se contentant de lui en rendre dans le fond du cœur sa reconnaissance. » Pascal, animé de cet esprit, se plaint que l'admiration gâte tout dès le premier ùge, et qu'on s'exclame sans ces e, au sujet des enfants : « Oh I que cela est bien dit! qu'il a bien fait! qu'il est sage! » Il ajoute, et c'est pour lui une preuve de la misère humaine, que « les enfants de Port-Royal, auxquels on ne donne point cet aiguillon d'envie et de gloire, tombent dans la nonchalance 1 ». Oui, assurément, c'est une marque de notre misère que la vue claire du devoir ne suffise pas pour déter1. Pensées, édit. Louandrc, 66, art. 26.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
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miner notre volonté, et qu'il faille presque toujours y ajouter les aiguillons de la souffrance et du plaisir pour nous détourner du mal et nous pousser au bien. Par quelques côtés, nous ressemblons assez aux bêtes; en effet, on les dresse tantôt avec le fouet, tantôt avec des friandises. Mais ce qui distingue la véritable éducation du dressage, c'est d'abord que le but en est tout autre, et ensuite que les moyens de punition ou de récompense employés par elle tendent à différer le plus possible de ceux dont on use dans le dressage. Le fouet, type de la punition corporelle, est absolument condamné dans certains pays; et ailleurs on n'y recourt que parce qu'on juge les autres punitions insuffisantes. Quant à la friandise, nous la condamnerons tout à l'heure comme récompense. Mais s'interdire en principe la punition et la récompense, sous prétexte que le devoir repousse fièrement toute alliance avec la sensibilité, comme dit Kant, ou que, comme le pense Port-Royal, Dieu, étant le seul maître des cœurs, est seul capable d'agir sur eux par sa grâce, c'est, à force d'élévation religieuse ou morale, se priver de ressources fort utiles et, ainsi que le remarque M. Gréard, briser dans le cœur de l'enfant deux des plus précieux ressorts de la vie intérieure. L'enfant ne sera jamais, quoi qu'on fasse, un stoïcien, ni un saint. L'homme, a dit Pascal, n'est ni ange ni bête; mais pendant l'enfance il est bien plus près encore de la bête que de l'ange. Si, pour le former à la vertu, nous usons alors de procédés qui ont avec ceux dont on use avec la bête cette ressemblance qu'ils s'adressent surtout à la sensibilité, du moins pouvons-nous dire pour nous justifier que l'idéal auquel nous aspirons les relève, et qu'en raison même de nos aspirations nous nous attachons à les dégager le plus possible de l'élément matériel. Ainsi nous préférerons les punitions et les récompenses qui s'adressent à ce qu'il y a de plus
�DISCUSSION DU PRINCIPE DE LA RÉCOMPENSE
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noble dans la sensibililé morale, et nous écarterons celles qui ravaleraient l'enfant au rang de la bête. Mais nous savons que nous n'avons pas affaire à un pur esprit, à une raison libre de toute attache avec les penchants, et qu'en nous plaçant trop haut, nous risquons de nous condamner à l'i[l?puissance. « On est en droit de penser, dit Guizot, que le sentiment du devoir, réduit à ses propres ressources, ne saurait être pour l'enfance un mobile suffisant : dans tous les états d'ailleurs et à tout âge, ce sentiment est plutôt la règle que le principe de notre activité; il nous indique ce que nous devons éviter, la route que nous devons tenir, les bornes que nous ne devons pas dépasser, les conditions enfin que la vertu prescrit à l'action des facultés; mais rarement ces facultés lui doivent leur première impulsion : sa destination est de nous apprendre à marcher droit plutôt que de nous faire marcher .... Pourquoi exigerait-on des enfants ce qu'on ne saurait prétendre des hommes? ... Pourquoi refuseriez-vous de profiter, en les élevant, de ces principes d'activité plus pressants et plus immédiats que Dieu a rendus inséparables de la nature humaine, en donnant aux hommes des besoins, des intérêts, des passions 1 ? » Nous admettrons donc le principe de la récompense comme une concession qu'il est indispensable de faire à la faiblesse du cœur humain, et qui, sagement mesurée, peut servir à l'amélioration de l'enfant, au lieu de le dépraver. Occupons-nous maintenant de la pratique. Il faut d'abord marquer la distinction importante, mais trop souvent négligée, qui existe entre la récompense promise à l'enfant au préalable, en vue d'un acte déterminé, promesse qui constitue pour lui une sorte de
1. Conseils cl'un
pèi·e sui· l'éclucalio11: des moyens cl'émulatio11.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
droit, pour ses parents une sorte d'engagement, et la récompense accordée en toute liberté par ceux-ci, après l'acte, comme un témoignage de satisfaction auquel l'enfant pouvait bien penser el aspirer, mais qu'il n'avait aucun droit de réclamer comme son dû. On peut faire de celle du second genre un usage excellent; mais, pour plusieurs moLifs, l'autre ne vaut rien. D'abord, par la récompense ainsi entendue, on fait presque toujours appel à l'instinct dangereux qui porte l'enfant au plaisir, et on le fortifie, ce qui n'est pas prudent. Comme le remarque Locke, un grand nombre de nos prohibitions ont précisément pour but de combattre cet instinct; il est donc assez peu raisonnable de dédommager l'enfant de la contrainte qu'on impose à son goût pour le plaisir en lui promettant des objets capables de le sati,sfaire. On répète à l'enfant qu'il ne faut être ni gourmand ni cupide, qu 'il faut aimer les vêtements simples. << Mais, dit Locke, si vous le portez à faire une chose raisonnable en elle-même, en lui présentant de l'urgent, si vous le récompensez de la peine qu'il a d'apprendre sa leçon par Je plaisir de manger quelque bon morceau, si vous lui promettez une cravate à dentelle ou un bel habit neuf, pourvu qu'il s'acquitte de quelques-uns de ses petits devoirs, n'est-il pas visible qu'en proposant ces choses en forme de récompense, vous les faites passer pour des choses bonnes en elles-mêmes, que votre enfant doit tâcher d'obtenir, et que par là vou s l'excitez à les désirer avec d'autant plus d'ardeur, et l'accoutumez à mettre son bonheur dans leur jouissance 1 • » De plus, on remplace la véritable obéissance, qui est, comme nous l'avons dit, l'apprentissage du devoir, par un calcul intéressé; l'enfant ne se conduit pas bien parce
1. De l'éducation des enfants, trac\.
Coste, section 4.
�LA PROMESSE DE LA RÉCOMPENSE
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que son devoir l'y oblige, mais parce que son intérêt l'y invite; si le plaisir de mal faire lui agrée plus que celui qu'üpeut se promettre des récompenses qui lui sont proposées, il les dédaignera. Il finira peut-être par débattre avec vous le prix de son obéissance, et ne vous la donnera que comme un service qu'on échange contre un autre de même valeur. En tout cas, il ne prendra pas l'habitude de faire le bien pour lui-même , avant toule considération d'intérêt personnel.<< Si vous ne savez animer sa volonté, dil Guizot, que par la promesse d'un plaisir, le plaisir deviendra la loi suprême de l'enfant; ce sera le seul but de ses travaux : faire son devoir ne sera pour lui qu'un moyen d'arriver à ce but, une idée secondaire qui n'acquerra à ses yeux ni la hauteur ni la gravité qu'elle doit avoir 1 • » Autre est la récompense qui, sans être déterminée à l'avance ni promise comme une espèce de salaire du devoir satisfait, arrive à la suite de ce devoir, et aug~ mente le plaisir que l'enfant trouve dans sa conscience, plus salutaire des punitions est de même que l'effet d'augmenter le malaise général de l'enfant, le mécontentement de lui-même à la suite de ses fautes. Faisons mieux comprendre encore cette différence par un exemple. C'est s'y prendre mal que de dire à l'enfant : « Si tu travailles bien cette semaine, je te ferai faire dimanche telle partie de plaisir » . A la fin de la semaine il réclamera de vous, comme un créancier, le payement de votre dette; si, par hasard, il ne trouve pas dans la récompense tout le plaisir qu 'il en avait attendu, il se considérera comme lésé; il pensera en lui-même : « Ce n'était vraiment pas la peine de me donner tant de mal »; et, comme les parties de plaisir ne peuvent se répéter sans cesse, il y a des chance,; pour qu'il travaille
le
L Conseils, elc.; des moyens cl'énwlatio11.
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L 'EDUCATION DU CARACTÈRE
moins bien les jours suivants. Au contraire, rien de plus naturel et de plus admissible que de dire à l'enfant : « Tu étais en bonnes dispositions cette semaine, tu as bien travaillé ; aussi serai-je content de faire demain avec toi telle partie de plaisir ». Certes, si l'enfant était arrivé à la hauteur morale d'un vrai stoïcien ou d'un vrai chrétien, ce témoignage de satisfaction serait inutile pour entretenir son zèle. Mais il faut avoir égard à sa faiblesse, sans l'augmenter par de maladroites complaisances. Car, en ne lui témoignant jamais par des récompenses la satisfaction qu'on éprouve de sa bonne conduite, on risquerait fort de le décourager. Les récompenses dont les éducateurs disposent pour témoigner de la satisfaction aux enfants et encourager leur application au devoir sont de bien des sortes; mais il y a un choix à faire. Les raisons que nous avons données plus haut nous feront écarter presque entièrement celles qui consistent en friandises, en objets destinés à la parure, en dons d'argent et autres de même genre. « On peut, dit Rollin, récompenser les enfants par des jeux innocents, et mêlés de quelque industrie; par des promenades, où la conversation ne soit pas sans fruit; par de petits présents qui seront des espèces de prix, comme des tableaux ou des estampes; par des livres reliés proprement; par la vue de choses rares et eu~ rieuses dans les arts et dans les métiers .... L'industrie des parents et des maîtres consiste à inventer de telles récompenses, à les varier, à les faire désirer et attendre, en gardant toujours un certain ordre, et commençant toujours par les plus simples, qu'il faut faire durer le plus longtemps qu'il est possible 1 • n Ce dernier conseil du bon Rollin s'appliquerait bien en particulier aux jouets. Il y a depuis quelque temps,
L T1·aité des études, liv. VlU, trc ·partie, art. 7.
�LES JOUETS
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pour les jouets, un luxe ridicule, qui fait préférer les plus brillants, les plus compliqués et les plus chers aux simples jouets d'autrefois, qu'on procurait aux enfants à peu de frais et qui les amusaient davantage. Car ce qui leur cause un vif plaisir, ce ne sont pas tant les jouets en eux-mêmes que les combinaisons infinies de mouvements, d'idées, d'imaginations surtout auxquels ils peuvent donner lieu. De modestes soldats en plomb ou en papier, par exemple, serviront à des évolutions sans nombre dans lesquelles la stratégie enfantine s'exercera avec délices. L'enfant, qui rêve tout éveillé, et dont l'imagination est capable d'inventer avec une fécondité extrême, se sert même souvent, comme jouet, du premier objet venu, qu'il soumet à des métamorphoses merveilleuses le plus facilement du monde. Un morceau de bois recouvert de quelques chiffons deviendra pour la petite fille un poupon charmant auquel elle prodiguera des soins empressés; je me souviens d'avoir joué tout un après-midi sur une charrette que, la tête farcie de récits ma1·itimcs, j'avais transformée en un vaisseau .à trois rnùts. « Un enfant de deux ans et demi, de ma connaissance, raconte Mme Necker de Saussure, passe une partie de ses journées à jouer le rôle de cocher. Ses chevaux sont deux chaises, dont il fait un attelage au moyen de rubans. Lui-même, assis derrière sur une troisième, les rênes clans une main, un petit fouet dans l'autre, mène ses paisibles coursiers. Un léger balancement de son corps montre qu'il les croit en marche .. .. Si quelqu 1un vient à se placer devant les chaises, alors il tempête, il se désole : Oh empêche ses chevaux d'avancer 1 • » L'imagination des enfants est capable d'aller encore plus loin et d'inventer des objets entièrement imagi1. L'Education progi·essive, liv. Ill, chap. v.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
naires avec lesquels ils jouent les mains vides; elle s'exerce alors si vivement qu'elle est en pleine hallucination. J 'en trouve un exemple curieux chez le même observateur. cc Un père, dit Mme Necker de Saussure, entend de sa fenêtre que ses enfants tirent de l'arc dans le jardin. L'un est juge des coups; d'autres en appellent à ses décisions. On se dispute, on crie, on applaudit aux vainqueurs, on insulte aux maladroits. Le père conçoit quelque inquiétude. Où ont-ils pris des arcs? peuvent-ils en tirer à leur âge? ne se feront-ils pas de mal? N'y pouvant plus tenir, il descend dans le jardin et les observe. Il les voit rouges, animés, pleins de cette ardeur sérieuse qui accompagne les grands plaisirs. Toute la pantomime était parfaite; mais il n'y avait ni arcs, ni flèches, ni but; un mur formait tout le matériel de l'exercice 1 • » Laisser les enfants s'amuser simplement, avec l'aide de leur imagination toujours en éveil, vaut donc mieux que de leur acheter des jouets dispendieux dont ils n'apprécient que le luxe, au risque de les rendre dédaigneux à l'égard des autres jouets et de leur enlever une source inépuisable de plaisir. Un pédagogue fort estimable, Bernard Perez, a eu l'idée assez paradoxale de juger sévèrement l'usage des poupées. Il reproche à ce jouet classique des petites fllles, en raison de la toilette dont on l'affuble, de favoriser presque dès le berceau le débordement du luxe, l'instinct de vanité et même celui de l'envie. « Toute belle poupée, dit-il, fait une orgueilleuse et cent jalouses. » Il estime que les récréations dont la poupée est le prétexte et l'instrument sont faites pour enniaiser les petites fllles, qui jouent avec une imitation servile et ridicule les rôles de grandes personnes. Il trouve que celles dont la sensibilité est très vive prennent au sérieux
1. L'éducation pi·ogi·essive, liv. III, chap. v.
�LA POUPÉE
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leur rôle de maman, qu'elles en sont obsédées jusqu'à en perdre l'appétit, le sommeil et la santé, que les prétendues maladies, les migraines, les blessures, les ennuis de leur enfant imaginaire les affolent de pitié et de terreur. « Avoir, ajoute-t-il, les yeux et l'esprit fixés sur une petite caricature insensible et inerle, lorsqu'on devrait les avoir sans cesse éveillés sur toute chose autour de soi; croupir dans lïmmobilité comme un oiseau sans ailes, lorsqu'on devrait toujours être en mouvement; parodier avec la mémoire seule les gestes, les attitudes, les inflexions de voix, les formules de conversation des grandes personnes, alors qu'on devrait vivre en enfant naïf que l'on est: est-ce là une situation d'esprit et de corps désirable pour un petit enfant 1 ? » Ces critiques, sans doute exagérées, contiennent cependant une part de vrai. L'usage des poupées est tellement ancien, tellement général, et paraît encore si vivace, qu'on est forcé d'admettre qu'il résulte d'une tendance innée dans le cœur des enfants et qu'il est voulu par la nature elle-même. La petite fille, destinée· à la maternité, en fait pai- instinct, dès le bas âge, une sorte d'apprentissage; elle soigne sa poupée maternellement, comme il lui arrive si souvent de soigner une sœur plus jeune qu'elle; dans ce dernier cas, comme l'instinct est plus satisfait encore, il arrive que les soins donnés à l'être vivant font délaisser l'être imaginaire. Quant à la tendance à l'imitation des grandes personnes, elle est tellement naturelle chez les enfants, qu'elle se mêle à la plupart de leurs jeux : les petites filles jouent à la maman, à la marchande, à la mailresse de maison, comme les garçons jouent au soldat, au voiturier, au maître d'école. Mais il n'en est pas moins utile de signaler l'excès. Ce que nous avons dit en général sur les jouets
'.l. l'Education clè.s
~
be1'cemt 1 chap. Ill.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dispendieux touche aussi bien le luxe des poupées. Les parents sensés, lorsqu'ils voient que leur fille s'absorbe trop ilans son rôle de maman, s'efforceront de la distraire. Si, dans son imitation, elle se montre sotte et affectée, ils trouveront assez facilement le moyen de la redresser. Nous n'avons que peu de chose à dire des caresses employées comme récompenses. Elles sont trop naturelles et trop douces pour ne pas occuper une grande place dans l'éducation des enfants, surtout pendant le premier âge. Mais il ne faut pas en abuser, ni développer par elles une sensibilité passionnée, ni s'en servir comme d'un moyen banal pour calmer les enfants désagréables. Nous n'aimons pas l'expression « dévorer un enfant de caresses», et nous croyons qu'il faut se défier de l'excès qu'elle désigne. L'expérience ne montre pas que les mères les plus caressantes soient les meilleures éducatrices. Locke recommande a'vant toutes les autres une récompense qui satisfait la tendance naturelle de l'homme à ·rechercher l'estime de ses semblables, c'est-à-dire l'éloge donné d'une manière intelligente. « De tous les motifs propres à toucher une âme raisonnable, dit-il, il n'y en a point de plus puissant que l'honneur et l'infamie, lorsqu'une fois elle se trouve disposée à en ressentir les impressions. Si donc vous pouvez inspirer aux enfants l'amour de la réputation et les rendre sensibles à la honte et à l'infamie, dès lors vous avez mis dans leur âme un principe qui les portera continuellement au bien 1. » Les principales autorités pédagogiques sont loin d;être d'accord à ce sujet. Nous avons vu que PortRoyal interdisait l'éloge par des considérations d'humilité chrétienne. Mme Necker de Saussure ne lui est
1. De l'éducation des enfants, trad. Coste, sec tion 4.
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pas beaucoup plus favorable; se plaçant à un point de vue moral très élevé, elle le condamne en ces termes, comme les autres récompenses : « Quand la rémunération serait uniquement honorifique, l'effet n'en serait pas meilleur pour le cœur. La sensualité morale, nommée vanité, ne vaut pas beaucoup mieux que la sensualité matérielle, et son apparence plus noble là rend bien autrement difficile à corriger. Si malgré nous la vanité se nourrit de tous les succès, restreignons-lui sa part le plus que nous pourrons .... Lorsque le devoir lui-même commande, estimons trop l'enfant pour le récompenser d'en suivre l'appel.. .. L'amour-propre bien placé est encore celui que je crains le plus. J'y vois une tache indélébile, un mélange impur qui adhère aux meilleures qualités dans le cœur humain. Aucune vraie grandeur, aucun oubli de soi-même n'est plus possible : l'éternel moi se retrouve toujours 1 • n Nous avons dit, au commencement de celte étude, qu'il y a, suivant nous, dans cette manière d'envisager les récompenses, et en particulier l'éloge, une concep- . tion trop haute du devoir, eu égard à la faiblesse de l'enfant et même de l'homme. Combien y a-t-il d'hommes qui méprisent sincèrement l'éloge et qui se contentent d'être approuvés par leur conscience? Ce dédain est presque toujours un signe d'envie, d'impuissance ou une pose. Ainsi que l'a remarqué un ancien, les philosophes inscrivent leur nom en tête des livres qu'ils écrivent contre l'amour de la gloire. Rollin est plus dans la mesure lorsque, tout en reconnaissant que le désir de la louange est un faible, il conseille d'en profiter et d'en faire une vertu. << Il faut, dit-il, tâcher de s'en servir pour animer les enfants sans les enivrer 2 • »
1. L'Éducation pi·o.qi·essive, liv. VI, chap. 1v. 2. Traité des études, liv, VIII, i" partie, arL. 7.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Là est la juste limite, que malheureusement les parents, et même les maîtres, dépassent en maintes circonstances; les parenLs surtout se complaisent dans leur progéniture, et aiment à penser, avec un sentiment plus ou moins exact de l'hérédité, que les qualités vantées chez l'enfant sont un legs qu'il a reçu d'eux. J'oserai dire que la vanité entre souvent pour une bonne part dans les motifs qui déterminent certains parents peu aisés à faire des sacrifices pour l'instruction de leurs enfants; on n'est pas bien sûr qu'ils seront plus heureux dans une situation plus élevée que celle où ils sont nés, mais l'essentiel est qu'ils s'élèvent et qu'ils fassent naître dans leur milieu des sentiments d'admiration, de jalousie peut-être. Rien n'est plus fréquent, et aussi plus insupportable, que les éloges accordés à l'intelligence des enfants.« On peut poser en principe, dit Guizot, qu'on ne doit jamais les louer de ce qui n'a pas dépendu de leur volonté, de èe qui ne leur a pas coûté un effort ou un sacriGce. Si vous les louez de quelques dons naturels, comme de leur intelligence ou de leur figure, vous les accoutumez à mettre un grand prix à ce qui peut être un bonheur, mais non un mérite, et, dès lors, leur amourpropre prend une direction dangereuse; car c'est en se portant sur des avantages purement accidentels qu'il devient plus tard présomption, vanité et sottise 1 • >> L'éloge doit donc être réservé au véritable mérite, qui, comme nous · 1·avons déjà dit à plusieurs reprises, résulte exclusivement de l'effort, c'est-à-dire d'un acte de volonté plus ou moins difficile et soutenu. L'homme est ainsi fait que la considération de ses semblables lui est bien plus chère encore lorsqu'ils lui reconnaissent, après comparaison, la supériorité sur
1. Conseils cl'un père, etc.; des moyens d'émulation.
�L'ÉMULATION
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d'autres. Être le premier, voilà le désir des âmes sensibles à l'aiguillon de la gloire; et, de fait, personne, ou à peu près, n'y est insensible. Tel qui ne prétend pas à la primauté dans les œuvres de l'intelligence, et qui n'aspire pas aux premiers rangs dans la hiérarchie politique, est heureux d'être proclamé le meilleur tireur, le possesseur des plus beaux bestiaux, de remporter le prix dans un de ces i1:mombrables concours où l'on ne cesse de classer les mérites les plus divers. Assurément le plaisir qu'on éprouve à être le premier n'est pas inspiré par la pure charité chrétienne, car il faul compter parmi les éléments qui y entrent le chagrin que les concurrents éprouvent d'être mis à un rang inférieur. Mais ce plaisir n'en est pas moins vif. La pédagogie se demande s'il convient d'y faire appel et de proposer la primauté qui le cause comme but aux efforts des enfants. · Ceux qui condamnent les récompenses en principe ne peuvent pas admettre, pour les mêmes motifs, l'émulation dans la concurrence. Tout en admirant leur élévation morale, nous trouvons qu'ils se privent d'un moyen précieux, dont il s'agit seulement de bien régler l'emploi. Guizot distingue avec raison « l'émulation d'un à plusieurs », qui existe à l'école, et « l'émulation d'un à un », qui ne peut guère exister que dans la famille, et qui présente de graves inconvénients. Il faut se garder, par exemple, d'établir une sorte de concours permanent entre deux frères qui sont à peu près du même âge. « Dans les familles, dit Guizot, où les parents ont l'habitude d'exhorter et de sermonner beaucoup leurs enfants, ils ne manquent pas, en génér&l, lorsque l'un a mieux fait que l'autre, de développer longuement à celui-ci sou tort, c'est-à-dire son infériorité.... Lorsqu'une rivalité s'établit ainsi entre deux enfants, le père
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 326 ou le précepteur a à traiter avec deux amours-propres, un amour-propre mécontent et un amour-propre satisfait: de l'amour-propre satisfait peuvent naître l'orgueil, l'arrogance, la dureté, toutes les passions hautaines; l'amour-propre mécontent peut conduire au découragement, à l'indifférence, à la jalousie, à l'aigreur, aux passions basses et faibles 1 • » Rappelons-nous nos souvenirs /le collège : il est rare que l' émulation entre plusieurs élèves qui se disputent le premier rang produise d'aussi mauvais effets. On n'éprouve guère envers ses concurrents des sentiments d'aigreur et d'envie. Les facultés dans lesquelles on concourt sont assez nombreuses; tel qui se laisse battre dans l'une se relève dans l'autre. cc Il y a toujours, dit Guizot, dans les triomphes mêmes des meilleurs élèves, une fluctuation, des alternatives qui ne permettent guère à l'un d'entre eux de devenir spécialement le rival mécontent ou orgueilleux d'un autre; ils brûlent tous de dépasser des concurrents, aucun ne songe à terrasser un adversaire; le vaincu d'ailleurs rempo1·te une victoire qui le console de sa défaite : Edouard est forcé de céder à Alphonse le premier rang, mais il a obtenu le second sur Henri, celui-ci le troisième sur Auguste, et ainsi de suite 2 • » L'Université française, ainsi que le remarque Michel Bréal, pour entretenir l' émulation parmi la jeunesse, suit encore en partie les traditions des Jésuites. Nous lisons dans leur plan d'études : « Honesta œmulatio, quœ magnum ad studia incitamentum est, fov enda ..... Un des plus sûrs moyens d"exciter les enfants à l'étude, c'est d'entretenir parmi eux une honnête émulation. » Les meilleurs elèves recevaient des croix, des rubans,
1. Conseils d'un pere, etc.; des moyens d'émulation.
2. Même ouvrage,'_ même article.
�LES PRIX
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des insignes. Dans chaque classe, l'élite formait une académie. Mais le stimulant le plus actif était demandé aux compositions périodiques; l'élève classé le premier était investi de la magistrature souveraine, summo magistratu; les suivants recevaient des honneurs gradués. Les prix donnés à la suite des compositions sont dans nos lycées la plus enviée des récompenses. Les compositions, on le sait, son t très fréquentes. Ce système, outre le défaut qu'on peut reprocher en général à la récompense, et qui consiste à substituer le mobile de l'intérêt à celui du devoir, présente des inconvénients particuliers. Le principal, déjà signalé par nous dans une précédente étude, c'est qu'il est fait pour mettre en lumière certains dons de l'intelligence beaucoup plus que ceux du caractère, qui ont cependant une bien autre importance dans la vie des individus et dans celle des nations. Souvent, chez les brillants élèves, les dons du cœur vont de pair avec ceux de l'intelligence; mais les cas sont tellement divers qu'il est impossible de dire que c'est la règle générale. En fait, la vie modifie parfois beaucoup le r,lassement du collège. Et quand même elle le confirmerait, ceux qui sont les premiers dans le monde comme ils l'ont élé au collège, ces hommes en vue, ayant le privilège de fixer constamment sur eux l'afü;ntion publique, ne sont pas toujours les serviteurs les plus utiles de leur pays. Il y a tel de nos condisciples fort obscur dans sa classe, fort obscur dans la vie, qui u su appliquer à l'agriculture des qualités d'esprit qu'on ne lui soupçonnait guère, et qui rend plus de services que d'autres camarades arrivés à de très hautes situations. Les conditions qui assurent le succès au collège ne sont pas des garanties sufJ1santes pour qu'on puisse affirmer que les lauréats sont de ces hommes comme un pays a intérêt à en compter beaucoup. Si l'on a pu, non sans de bonnes raisons, critiquer
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
les compositions et les distributions de prix en usage dans les collèges, on a le droit, à notre avis, de se montrer plus sévère encore pour les concours généraux, dont les récompenses éclatantes semblent hors de proportion avec le mérite réel de ceux qui les obtiennent. Tout le monde connaît la part du hasard dans ces sortes d'épreuves . Sans doute, cette part n'est pas assez grande pour que les premiers prix puissent être remportés par des élèves qui n'appartiennent point à l'élite. Mais Je premier rang n'est pas assuré au mérite le plus solide, et il ne paraît pas juste qu'une heureuse inspiration de quelques instants procure une distinction si grande, qui peut enivrer ceux auxquels elle est accordée. « Que peut leur offrir la. vie, dit Michel Bréal, pour répondre à de tels débuts?» La vie réelle a aussi ses hasards : il est des hommes que les circonstances favorisent, qui ont la chance de se produire au bon moment, et qui jouissent longtemps des fruits d'un seul effort fait à propos. Mais, en vue du succès, la patience et la constance· dans l'effort sont des qualités plus sûres. Aussi voudrions-nous que, sans renoncer à stimuler les jeunes gens par la concurrence, on cherchât les moyens de restreindre le plus possible dans les concours qui se font à l'école le rôle du hasard, de l'effort momentané; qu'au lieu d'être périodique, la lutte fùt permanente, et que le classement résultât de la supériorité montrée, non pas dans quelques épreuves, mais dans les exercices quotidiens de la classe. On serait moins exposé à voir la vie de l'écolier se partager en périodes alternatives de langueur et de fièvre; le travail se soutiendrait mieux, et l'on ne constaterait pas à époques fixes cette préoccupation extrême du SJICCès, qui a frappé certains moralistes et leur a fait condamner d'une manière absolue notre système d'émulation. Enfin, sans demander que l'on distribuât des prix
�LES PRIX
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d'application, de bonne volonté, destinés à consoler les écoliers laborieux, mais moins favorisés que d'autres sous le rapport de l'esprit, nous voudrions que les maîtres s'appliquassent à les encourager, non pas avec la compassion assez dédaigneuse qu'on leur témoigne trop souvent, mais avec une bienveillance pleine de tact. Il y a moins de mérite à pousser les bons élèves qu'à s'intéresser aux médiocres et à obtenir d ·eux tout ce qu'ils peuvent donner.
�CHAPITRE XV
Rôle de l'eITort dans la vie morale. - Il est nécessaire d'habituer l'enfant dès le premier fige à faire eITort sur lui-même pour r éprim er les impulsions des penchants. - Éducation des habitudes morales. - Rôle de l'exe mple. - Les exemples cité~ et les exempl es donn és par les éducateurs. - Influence gé nérale du milieu social clans lequel l'e nfant se développe.
Si nous observons attentivement ce qui se passe en nous lorsque, dans une circonstance déterminée, nous sommes incertains sur la conduite à tenir, nous verrons que notre hésitation résulte de ce que nous sommes sollicités par plusieurs mobiles. Tantôt l'un d'eux l'emporte sans qu'il y ait eu grande lutte, et sans que nous devions faire un effort sensible pour lui maintenir la victoire; tantôt au contraire la lutte entre les différents mobiles a été vive, et celui qui l'emporte ne triomphe point sans être exposé au retour agressif des vaincus. Par exemple, partagés entre la crainte de la pluie et le désir de la promenade, nous nous décidons à rester au logis; celte décision est assez facile à prendre et à maintenir. Mais, sollicités à la fois par la paresse et le besoin d'agir, par la douceur du repos et le sentiment du devoir, nous nous mettons, non sans peine, à un travail difficile; pl us d'une fois la paresse reviendra pour nous faire sentir la fatigue de l'attention et nous inviter au divertissement. ·
�L'EFFORT
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Si l'on pousse l'analyse encore plus loin, on verra d'aboru que tous les actes peuvent être classés en deux grandes catégories : ceux qui se font sans effort t, comme de manger lorsqu'on est en appétit devant une table servie, de parler dans une conversation intéressante, de lire un livre amusant; et ceux qui demandent un effort quelconque ; ensuite, que, parmi ces derniers, il y a des différences pour ainsi dire infinies, suivant que l'effort à faire est plus ou moins considérable; enfin, que l'hésitation morale existe généralement lorsqu'il y a un choix à faire entre deux actes dont l'un ne demande aucun e!fort et dont l'autre en exige, ou bien entre deux actes dont chacun demande un effort différent de l'autre en intensité. L'effort apparent peut di!férer de l'effort réel. L'homme d'un esprit lent ou distrait qui s'applique chaque jour pendant quelques heures à un travail intellectuel se donne réellement plus de peine que celui qui, emporté par l'inspiration ou la curiosité scientifique, ne sent pas marcher le temps au milieu des recherches qui l'absorbent. Celui qui, comme Socrate l'avouait de lui-même, est né avec un penchant à l'intempérance, se donne plus de peine pour rester sobre que celui qui n'apporte pas en naissant des goô.ts semblables. L'effort est inséparable de la peine ; par exemple, celui quf trouverait dans le travail autant de plaisir que d'autres dans l'oisiveté, ne ferait pas plus d'efforts quand il travaille que ceux-ci lorsqu'ils restent oisifs. Les hommes, qui ont naturellement de l'aversion pour la peine, tendent naturellement au moindre elfort. Cependant, quand même il n'y aurait que des intérêts dans la
1. II est à peine besoin de dire que nous employons ce mot dans un sens moral et qu'il ne s'agit point ici de l'effort musculaire,
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L'ÉDUCATIOC'I DU CARACTÈRE
' vie, des efforts de toute sorte n'en seraient pas moins nécessaires. Mais il y a de plus le devoir, avec les nombreux sacrifices qu'il nous impose. On ne saurajt donc développer de trop bonne heure chez les enfants l'aplitude à se donner de la peine, à faire effort, qui est le vrai criterium de la valeur morale, et aussi la plus sûre garantie du succès au point de vue de l'intérêt. Sans être dur pour les enfants, il ne convient pus cependant de donner dans leur vie une part trop large au plaisir. Le plaisir est le contraire de la peine, de l'effort; nous sommes aussi instinctivement portés à l'un que nous nous détournons de l'autre, et il est toujours à craindre qu'en faisant une concession à notre goût pour le plaisir, nous ne diminuions notre énergie en vue de la peine. ,La faiblesse de notre tempérament moral, incapable d'un effort continu, exige l'intervention du plaisir sous forme de récl'.éation; en surmenant l'enfant, on l'épuiserait. Mais on doit exiger de lui tout l'effort qu'il est capable de donner sans compromettre en rien la santé de son corps et de son esprit. Le plaisir est un compagnon dangereux de la peine, plein de séductions, capable d'attirer lentement à lui toute l'âme. On C'onnaît l'apologue de Prodicus, raconté par Xénophon dans les Mémoires sur Socrate : à l'âge où Hercule, maître de lui-même, doit choisir lé chemin par lequel il entrera dans la vie, deux femmes se présentent à lui; l'une, la Volupté, s'efforce de l'attirer par l'appât des plaisirs; l'autre, la Vertu, lui parle le langage austère du devoir. La volupté n'attend pas la jeunesse pour exercer sa séduction sur l'homme; elle l'attire dès la première enfance; aus;;i faut-il, dès ce moment, se mettre en garde contre elle, et, sinon parler à l'enfant le langage du devoir, qu'il ne .pourrait comprendre encore, du moins lui faire pratiquer autant
�LA VERTU
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qu'on le peut la règle capitale du devoir, qui commande l'effort et le sacrifice, pour qu'il ne se fasse de la vie une fausse et dangereuse idée, celle d'une fête perpétuelle à laquelle il est convié. Dans son chapitre sur « l'institution des enfants », Montaigne a parlé de la vertu en termes auxquels il est difficile de donner une adhésion sans· réserves. « La vertu, dit-il , n'est pas plantée à la teste d'un mont coupé, rabolteux et inaccessible : ceulx qui l'ont approchée la tiennent, au rebours, logée clans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle veoid bien soubs soy toutes choses; mais si peult on y arriver, qui en sçait l'adresse, par des routes ombrageuses, gawnnées et doux Ileurantes, plaisamment, et d'une pente facile et polie comme est celle des voulles célestes. Pour n'avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d'aigreur, de desplaisir, de crainte et de contraincte, ayant pom guide nature, fortune et volupté pour compaignes; ils sont allez, selon leur foiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuEe, et la placer suP un rochier à l'escart, emmy des ronces, fantosme à estonner les gents 1 • » Le passage est charmant; maîs on y trouve la fantaisie de l'écrivain qui joue avec les mots et les idées plutôt que l'autorité du moraliste sérieux. S'il n'est pas vrni que la vertu soit « triste, querelleuse, despite », il ne l'est pas non plus qu'elle ait fortune et volupté pour compagnes, et il y a une contrainte dont elle ne saurait être ennemie, sans cesser d'exister, à moins qu'on ne joue sur son nom, comme Montaigne semble le faire; c'est la contrainte souvent désagréable et pénible que l'homme doit exercer à l'égai·d de lui-même, sur ses
1. Essais, liv. I,. chap. xxv.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
passions, et ;dont il importe beaucoup que les enfants prennent de bonne heure l'habitude. J.-J. Rousseau, qui, malgré ses 'effusions d'enthousiasme pour la vertu, avait un .assez médiocre sentiment du devoir, prend prétexte des exigences trop grandes dont les enfants sont parfois victimes pour nous donner des conseils assez dangereux, parce qu'ils ressemblent beaucoup à ceux de la molle philosophie épicurienne, et parce que beaucoup de parents, se faisant le même raisonnement que lui, ne sont que trop disposés à les suivre. « Pourquoi, dit -il, voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants? Ne vous préparez pas des regret,: en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne. Aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils·ne meurent point sans avoir goülé la vie 1 • » Sous une forme plus grave, c'est, au fond, le même langage que celui qui nous est tenu dans une foule de poésies épicuriennes où, de la brièveté de la vie, l'on conclut à la jouissance et au plaisir. Carpe diem, quam minimum credula poste1'o, disait Horace à Leuconoe. Avec ce raisonnement on vivrait au jour le jour et l'on ne ferait rien en vue de l'avenir, parce qu'on n'est jamais sü.r de recueillir le fruit de son travail. Sans doute, si l'enfant n'est pas destiné à vivre, notre éducation, à ne voir que les apparences, sera perdue, et les gênes que nous aurons cru devoir lui
1. Émile, liv. Il.
�APPRENTISSAGE DE L'EFFORT
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imposer n'auront servi qu'à le priver de plaisir. Mais il vaut mieux appliquer à la pédagogie ces réflexions de Vauvenargues : « On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort.. .. Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir. » Nous devons donc considérer l'enfant, non comme un être dont la vie ne tient qu'à un fil et qu'il convient de laisser s'amuser le plus possible, afin qu'il ne la quitte pas sans l'avoir goûtée, mais comme un futur homme, appelé à prendre sa part des épreuves et des luttes de la vie, et dont les premières années ne sont qu'une préparation, un apprentissage en vue de l'avenir. Il commence cet apprentissage le jour où il fait son premier effort pour réprimer l'impulsion d'un instinct. Par exemple, il est seul, et une friandise à laquelle on lui a défendu de toucher se trouve à sa portée; il est alors partagé entre sa gourmandise naturelle et le devoir de l'obéissance; si ce dernier l'emporte, cette petite victoire marque le commencement d'une série d'efforts par lesquels l'enfant se rendra peu à peu maître de lui. Au contraire, la défaillance serait dangereuse, non à cause de l'acte en lui-même, qui n'est rien, mais parce qu'elle en amènerait d'autres. On prend beaucoup plus facilement l'habitude de la faiblesse que celle de l'énergie. Les éducateurs surveilleront avec une attention vigilante les débuts de l'enfant dans la vie morale, et principalement la formation des habitudes de faiblesse ou d'énergie à l'égard des inclinations naturelles. Les défauts et les qualités n'existent pas toujours au début avec toute leur force; il est rare qu'on naisse entièrement bon, menteur, gourmand, laborieux; on le devient par une série d'actes de la volonté, victoires ou défaillances, dont les effets s'accumulent et finissent par constituer un tempérament moral en
�336
L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
grande parlie acquis, et qu'on aurait pu, avec une autre conduite, rendre bien différent. Ainsi les défauts et les qualités s'enracinent, se fortifient par l'habitude. Notre pouvoir sur les actes de l'enfant étant très grand, nous sommes, dans la mesure de ce pouvoir, les maitres de ses habitudes, et notre responsabilité est forlement engagée dans celles qu'il contracte. Toutes ., les./ois qu'il se trou:v.e,. à . no.tr~ co1maissance, placé · d'entre· une concession à faire ou une rési_tance à opposer s aÙx mauvais instincts, ne soyons pas les spectateurs inactifs de cetle lutte, ni surtout les témoins résignés de la défaite. Par un emploi méthodique des moyens dont nous disposons, ordres, défenses, récompenses, punitions, empêchons les mauvaises habitudes de naître , et faisons naître et développons les bonnes. oc Un enfant de vingt-devx mois, raconte Bernard Perez, mala~ dif, gâté et volontaire, se trouvait en wagon à côté de moi. Sa mère lui donna un morceau de poulet à manger : la peau ne lui plaisant pas, il l'enleva et la donna à sa mère, en lui disant: Tiens, mange la peau. Quelques instants après, il mangeait un grappillon de raisin, et quelques grains dont il ne voulait pas furent aussi présentés à la mère 1 • » Qu e l'égoïsme naturel à l'homme ait été de naissance assez fort chez cet enfant, nous ne le nierons point; mais on · ne l'aurait pas vu arriver en si peu de temps à une telle grossièreté si l'on avait eu soin de le réprimer dès sa première manifestation et d'imposer à l'enfant, d'une mani ère suivie, des procédés tout différents : si, par exemple, la première fois qu'il a choisi pour lui le meilleur morceau à la table de famille, on l'avait réprimandé et si on l'avait habitué à offrir aux autres ce qu'il trouvait de meilleur; ce petit sacrifice, d'abord très pénible, lui aurait ensuite
i. L'Éducation dès le bei·ceau, chap. v11.
�L'EXEMPLE
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coûté moins d'efforts et aurait fini par passer en habitude. Des moyens analogues peuvent être employés pour faire contracter aux. enfants un grand nombre de bonnes habitudes morales, et empêcher la naissance des mauvaises. Mais tout est compromis si, afin de leur être agréable, de ne leur causer aucune peine et de les faire jouir de la vie, comme le demande Rousseau, on les laisse à leurs impulsions et on n'exige jamais d'eux. une suite d'eŒorts pour les réprimer. Celui qui a pris dès l'enfance l'habitude de vaincre ses passions pour obéir au devoir trompe rarement les espérances qu'on peut fonder sur une éducation aussi ferme. Mais il ne peut recevoir cette éducation que dans un milieu sain, lorsqu'il grandit parmi des personnes habituées elles-mêmes à dominer leurs penchants, à résister aux. séductions du plaisir et à diriger leur vie sans faiblesse vers le but du devoir. Rien ne vaut l'action de l'exemple. Au commencement de ces admirables pensées qu'il écrivait cc pour lui-même », l'empereur Marc-Aurèle rappelle les exemples qu'il a reçus de ses parents et de ses maîtres; si l'on en croyait son extrême modestie, aucune de ses vertus ne lui appartiendrait en propre; toutes lui auraien.t été transmises par l'exemple. Distinguons bien les exemples que l'on cite et ceux que l'on donne. cc Mon excellent père, dit Horace, m'a enseigné à remarquer les mauvais exemples afin de les fuir. Quand il m'exhortait à vivre avec économie et frugalité et à me contenter de ce qu'il m'avait amassé : Ne vois-lu pas combien le fils d'Albius vit mal? combien Barrus est pauvre? Grande leçon pour qui ne veut pas dissiper son bien paternel!. .. S'il m'ordonnait de faire quelque chose : Tu as un exemple à suivre; et il me citait un des juges choisis; ou s'il me faisait une
22
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
défense Douterais-tu que ceci soit malhonnête et inutile, quand cette mauvaise rumeur assiège celui-ci et celui-là? De même que les funérailles du voisin épouvantent le malade affamé et le forcent de se ménager par la crainte de la mort, de même l'opprobre d'autrui fait souvent peur du vice aux jeunes esprits 1 • » Ce moyen d'éducation est fréquemment employé; Locke le met parmi les plus faciles et les plus efficaces. « Les paroles, dit-il, quelque touchantes qu'elles soient, ne peuvent jamais donner aux enfants de si fortes idées des vertus et des ·vices que les actions des autres hommes, pourvu que vous dirigiez leur esprit de ce côté-là et que vous leur recommandiez d'examiner telle et telle bonne ou mauvaise qualité, dans les circonstances où elles se présentent dans la pratique 2 • » Mais il est un exemple dont l'action est beaucoup plus efficace encore, c'est celui que donnent les éducateurs eux-mêmes. En ce qui concerne la famille, on peut dire que l'exemple continue l'œuvre de l'hérédité, car les parents transmettent aux enfants leurs qualités et leurs défauts d'abord par le sang, et ensuite par l'exemple. Aussi est-on effrayé parfois en songeant aux conditions défavorables dans lesquelles, en maintes circonstances, se fait l'éducation au sein de la famille. Comment, pense-t-on, les parents combattraient-ils des vices qu'ils ont donnés aux enfants avec la vie, auxquels ils ne cessent de se livrer devant eux, et dont il leur arrive même, souvent de ne pas avoir conscience? Comment dans une famille aux idées basses, étroites, aux sentiments cupides et vils, se développeraient des âmes élevées et généreuses? Comment les enfants seraient-ils simples, modestes, énergiques, si le milieu
1. Satire 4 du livre I, traduction Leconte de Lisle. 2. De l'éducation des enfants, sect. 8, trad. Coste.
�L'EXEMPLE
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où ils grandissent a des habitudes de faste, de luxe et de mollesse? Ce grave inconvénient a été depuis longtemps signalé. « Plût aux dieux, s'écrie Quintilien, qu'on n'eût pas à nous imputer à nous-mêmes de perdre les mœurs de nos enfants!. .• S'il leur échappe quelque impertinence ou quelques-uns de ces mots qu'on se permettrait à peine dans les orgies d'Alexandrie, nous accueillons toutes ces gentillesses d'un sourire ou d'un baiser; et tout cela ne me surprend pas; ce ne sont que de fidèles échos : ils sont témoins de nos impudiques amours; tous nos festins retentissent de chants obscènes, et nous y étalons des spectacles qu'on aurait honte de nommer. De là l'habitude, qui devient en eux comme une autre nature. Les malheureux! ils apprennent tous les vices avant de savoir ce que c'est que des vices. Aussi n'est-ce pas des écoles qu'ils en rapportent, mais bien dans les écoles qu'ils les introduisent, tant ils y arrivent pervertis et gâtés 1 ! » Nous trouvons des plaintes semblables dans le Dialogue SU?' les oratew's attribué à Tacite : « Nul dans la maison ne prend garde à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait en présence du jeune maître. Faut-il s'en étonner? les · parents mêmes n'accoutument les enfants ni à la sagesse ni à la modestie, mais à une dissipation, à une licence qui engendre bientôt l'effronterie et le mépris de soi-même et des autres 2 • » Juvénal a écrit sur ce sujet l'une de ses plus belles satires, qui vaut les meilleurs chapitres des traités de pédagogie sur l'exemple. « Il est, dit-il, bien des vices déshonorants et capables de flétrir à jamais les plus heureux caractères, que les parents eux-mêmes ensei1. De l'institution oratoire, liv. I, chap. u, trad. Panckoucke. 2, Dialogue su1· les orateurs, 29, trad. Burnouf.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 340 gnent et passent à leurs enfants. » Tel leur transmet son goût pour le jeu, tel autre sa gourmandise, un autre sa cruauté à l'égard des esclaves, un autre son avarice, presque tous la passion des richesses, effrénée et sans scrupules. Le satirique latin remarq·ue avec raison que « les exemples domestiques nous corrompent plus sûrement et plus vile que les autres, parce qu'ils ont pour eux l'autorité des parents », et que le maître se voit bientôt surpassé par son disciple : cc Va, ne t'inquiète pas; ton fils l'emportera sur toi, autant qu'Ajax l'emporta sur Télamon, et Achille sur Pélée .... Jamais, diras-tu quelque jour, je ne lui conseillai de tels forfaits. Ils n'en sont pas moins le fruit de tes leçons. Quiconque allume les passions dans un jeune cœur a lâché les rênes à des coursiers fougueux; en vain il voudrait les retenir; méconnaissant sa voix, ils emportent loin des bornes et le char et le maître. L"homme, naturellement disposé à étendre la liberté qu'on lui accorde, ne croit jamais avoir assez profité de la permission de faire le mal. » Juvénal connaissait trop bien ses contemporains pour espérer une restauration des mœurs antiques; mais il demande aux parents de s'interdire le mal afin de préserver de la corruption ceux qui leur doivent la vie. « Écartez, dit-il, des murs qu'habite l'enfance ce qui pourrait souiller ses oreilles ou ses yeux .... On ne saurait trop respecter l'innocence de l'enfant; médites-tu quelque action dont tu doives rougir, songe à ton fils au berceau, et que cette image t'arrête dans le mal que tu vas faire 1 • » Admirables paroles, qu'il sera toujours utile de répéter! Sans doute, dans la plupart de nos familles françaises, les vices sont plus atténués, plus discrets qu'ils ne l'étaient au milieu . de cette prodigieuse décadence
1. Juvénal, salire 14, passim.
�INFLUENCE DU MILIEU SOCIAL
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des Romains. Mais ce qui en arrive à la connaissance des enfants suffit pour exercer sur eux une très mauvaise influence. Aussi beaucoup de parents devraientils refaire leur propre éducation avant de commencer celle de leurs enfants. L'influence de l'habitude, combinée avec celle de l'exemple, voilà, croyons-nous, le plus puissant moyen de culture morale. L'éducation des enfants vaut donc ce que vaut le milieu social où ils se développent, et ils sont soumis,. comme leurs parents et leurs maîtres, à l'action de ces causes générales et profondes dont résultent la grandeur morale ou l'abaissement d'une nation, d'une époque. Chez les Romains, par exemple, l'enfant du temps des Fabricius et des Cincinnatus ne pouvait être élevé comme le contemporain de Domitien et d'Héliogabale. Juvénal rappelle les discours que les vieux Latins, le l\farse, l'Hernique, devaient tenir à leurs enfants : « Sachez vous contenter de ces cabanes et de ces coteaux. Gagnons, en labourant la terre, le pain qui suffit à nos besoins .... Jamais il ne sera criminel; celui qui ne dédaigne pas une chaussure grossière pour affronter les glaces, et qui brave l'aquilon avec des toisons retournées. C'est la pourpre étrangère, inconnue à nos climats, qui conduit à tous les crimes 1 • ,i Rien de plus vrai. Tout le temps qu'un peuple vit isolé des autres, occupé de ses champs et de ses troupeaux, avec une industrie rudimentaire, il mène une existence simple, rude, laborieuse, où le mal n'est pas sans tenir quelque place, parce que dans aucune condition le cœur humain n'est exempt du vice originel, mais dans laquelle les raffinements sont inconnus. Les enfants sont alors élevés à la dure; les faibles succombent, mais les autres grandissent au milieu d'habitudes
1. Satire 14.
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T.'ÉDUCATION DU CARACTÉRE
et d'exemples qui ne peuvent en rien les amollir et qui développent au contraire l'énergie, la résistance à la fatigue, toutes les vertus qu'on appelle primitives et antiques, parce qu'elles se montrent surtout au début de la vie des peuples et qu'elles semblent diminuer lorsqu'ils mût'Ïssent. Tels sont en certains endroits les paysans, qui, à cause de leur éloignement des centres de civilisation, restent plus près de l'état primitif, et parmi lesquels Rousseau voulait élever son Émile, cc loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres; loin des noires mœurs des villes, que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants; au lieu que les vices des paysans, sans apprêt et dans toute leur grossièreté, sont plus propres à rebuter qu'à séduire 1 ». Mais le jour arrive fatalement où, pour me servir de l'expression de Juvénal, la pourpre étrangère commence à pénétrer chez ce peuple grossier et primitif dont nous parlions tout à l'heure; il noue avec les peuples voisins ou même éloignés des relations qui deviennent de plus en plus fréquentes et intimes; l'industrie et le commerce se développent chez lui; il est envahi par les vices des civilisations plus raffinées en même temps que par leurs produits matériels, ou bien ces vices se développent naturellement dans ses mœurs par le progrès de sa propre civilisation, qui ne se fait pas toujours dans le sens de la moralité, comme nous l'avons dit précédemment. Un publiciste français, Prevost-Paradol, a résumé en quelques pages admirables lea causes de la grandeur et de la décadence des peuples. cc On oublie trop, dit-il, que les causes de ces grands événements sont purement morales, et qu'il faut toujours en revenir à les expliquer
1.
Émile, liv. li.
�INFLUENCE DU MILIEU SOCIAL
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par un certain état des âmes dont les changements matériels, qui frappent plus tard l'imagination du vulgaire, ne sont que la conséquence visible autant qu'inévitable 1 • » La condition essentielle de la grandeur d'un pays, c'est un sacrifice perpétuel et volontaire de l'intérêt particulier à l'intérêt général; voilà le fonds de toute moralité et de toute bonne conduite humaine. Or, en dernière analyse, on trouvera que trois grands mobiles seulement peuvent porter les hommes à ce sacrifice : la religion, le devoir, l'honneur. Les sentiments religieux s'affaiblissent peu à peu par l'effet du raisonnement, la diffusion des sciences positives et les attaques constantes de la philosophie. Le pur dévouement au devoir suppose une âme trop élevée pour devenir un mobile général de conduite. Le sentiment de l'honneur, c'est-à-dire la crainte d'encourir le mépris des autres et le désir de remporter leurs élogès, est le seul mobile qui, lorsque celui de la religion a perdu sa force, soit capable d'agir encore vigoureusement sur les âmes; il est le dernier et puissant rempart des sociétés vieillies. « Le point d'honneur fait tourner toutes les forces de l'amour-propre au profit du bien public et défend de la sorte le grand appareil de la société et de l'Etat contre une ruine qui autrement serait inévitable. On voit souvent, au bord de quelque ruisseau, un arbre profondément atteint par le temps; le tronc est largement ouvert, le bois y est détruit, il ne contient guère qu'un peu de pourriture; mais son écorce vit encore, la sève y peut monter, et chaque année il se couronne de verdure, r,omme au beau temps . de sa jeunesse; il reste donc fièrement debout et peut même braver plus d;une tempête. Voilà l'image fidèle d'une nation que le point d'honneur sou-
f. La France nouvelle, liv. III, chap. u.
�3li4.
L'ÉDUCATION DU CARAC'rÈRE
tient encore après que la religion et la vertu s'en sont retirées 1 • » Ces idées seront peut-être discutées en ce qui concerne l'importance et la force relatives des mobiles; mais la disposition de l'àme qu'ils excitent et qu'ils entretiennent, c'est-à-dire l'esprit de sacrifice en vue d'un intérêt plus élevé que l'intérêt particulier, me paraît être incontestablement, ainsi que le veut l'auteur que nous venons de citer, la base de la moralité des individus et de la grandeur des nations, comme l'égoïsme en est le dissolvant. Si cet esprit s'est affaibli chez les éducateurs, parce qu'il a diminué en général dans la masse, comment les enfants n'éprouveraient-ils point les funestes effets d'une telle décadence? On aura beau leur prodiguer les conseils, les belles leçons de morale qu'on emprunte à la littérature et à la philosophie parce qu'on ne les trouve point dans son cœur, les exemples tirés de l'histoire: il y aura entre le langage et la conduite un désaccord qui leur sautera aux yeux. Ils vivront, pour ainsi dire, dès le berceau dans une atmosphère d'égoïsme, de relâchement et de mollesse, et ne prendront point l'habitude d'un effort constant sur soi-même dont personne ne leur donnera l'exemple. Est-ce à dire que, en présence de ces courants qui emportent tout un peuple vers la grandeur ou vers la décadence, l'éducation des individus n'ait que des résultats insignifiants, et que les efforts faits pour élever un enfant en particulier soient impuissants à réagir? Ce fatalisme historique serait mortel pour la pédagogie comme pour la morale. Mais les causes profondes qui mènent les hommes pendant qu'ils s'agitent ne leur enlèvent point toute leur liberté. Quand même nous
1. La France nouvelle, liv. HI, chap. u.
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serions bien sûrs d'appartenir à une époque de décadence, il dépend toujours de nous de lutter contre le courant et de tenir bon. Sans doute, lorsqu'une société entière présente des signes manifestes de la décadence des mœurs, il est plus difficile de garantir l'enfant contre les exemples qui l'assiègent et qui tendent à le dépraver. Mais chacun de nous peut tâcher de pratiquer au foyer domestique les vertus qui, autour de lui, se font plus rares, et de donner un exemple qui servira d'abord à sa famille, peut-être ensuite aux autres. Ne nous laissons pas gagner par les théories énervantes, et croyons à l'efficacité de l'effort personnel.
�CHAPITRE XVI
De l'action de l'éclucalion sur quelques qualités el quelques défauts du caractère en particuli er. - L'application au travail et la paresse. - La sincérité el le mensonge. - La vanité. Le courage moral et le courage physique. - La timidité. La bonté.
Nous avons étudié jusqu'à présent les principes de l'éducation morale. Il resterait à entrer dans le détail des qualités et des défauts du caractère sur lesque ls · l'éducation doit agir suivant les principes qui ont élé posés. Mais, si l'on voulait être complet, ce détail serait presque infini; car longue est la liste des vertus et des vices que présente l'espèce humaine et qui se trouvent en germe chez les enfants. De plus, à propos de chaque qualité, de chaque défaut en particulier, nous serions forcés de répéter sans cesse les conseils généraux que nous avons déjà donnés. Contentons-nous de passer en revue quelques-unes des principales qualités du caractère, ainsi que les défauts qui leur sont opposés, et d'indiquer brièvement de quelle manière l'éducation peut agir sur les unes et sur les autres. Bain considère le travail comme la base et la condition des autres vertus; un adage bien souvent répété dit que l'oisiveté est· la mère de tous les vices. Il faut distinguer soigneusement l'activité du travail. L'acti-
�L'APPLICATION AU TRAVAIL
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vité, c'est-à-dire le besoin de ne pas rester complètement en repos quand on le pourrait faire, existe plus ou moins chez tous les hommes, même chez les Orientaux, qui passent de longues h eures dans cet état de rêverie somnolente qu 'ils appellent le kief, même chez les plus désœuvrés de nos oisifs; elle est surtout un impérieux besoin de l'enfant, et elle ne lui est jamais pénible, tout le temps qu'elle est spontanée, lorsqu 'il choisit luimême ses occupations en vue de son plaisir; l'activité devient pénible lorsque l'occupation est imposée. « Au moment de partir pour la promenade, un enfant . de deux ans et demi dit à son frère aîné : « Va me chercher << mon chapeau, je te prie ». Sa mère lui dit : « Va le « chercher toi-même ». L'enfant de repartir : « Où estil? » sachant bien qu'il se trouve dans une chambre d'en haut, et à tel endroit. « Tu le sais bien•, ajo ute la mère. L'instinct de paresse ne se rend pas encore. « L'esca« lier est trop grand; je ne peux pas monter 1 • » S'il s'était agi d'un j eu, l'enfant aurait fait sans y penser cette ascension qui lui inspirait alors tant de répugnance. La paresse, au point de vue moral, n'est pas tant l'aversion pour l'action en général que pour l'action imposée soit par une contrainte extérieure, soit par celle de notre raison. Locke le comprenait bien, lorsqu'il donnait l'excellent conseil qui suit : << C'est une chose importante et bien digne µe nos soins d'apprendre à l'âme à vaincre sa paœsse, toutes les fois qu'elle voudra, pour s'attacher vigoureusement à ce que sa raison ou quelques personnes sages lui proposeront. C'est à quoi il fatlt accoutumer les enfants en les mettant quelquefois à l'épreuve, c'est-à-dire en leur proposant quelque objet à considérer, et en tâchant de fixer entièrement leur attention
i. B. Perez, l'Éducation dès le bei·ceau, chap. rr.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
de ce côté-là, lorsqu'ils ont l'esprit détendu par paresse, ou fortement appliqué ailleurs 1 • n Nous irons plus loin que Locke, et nous dirons que cette épreuve ne doit pas seulement revenir à certains intervalles, mais qu'elle doit être constante et se répéter plusieurs fois dans la journée, par l'institution d'un règlement de travail qu'on imposera le plus tôt possible à l'enfant, et qu'on lui fera exécuter avec une stricte ponctualité. On peut être sûr qu'il lui arrivera souvent, en commençant tel ou tel exercice, d'éprouver .un sentiment de contrainte plus ou moins pénible; mais ce qui est salutaire, et ce qu'on doit le plus désirer, c'est qu'il prenne l'habitude d'en triompher et de s'appliquer à un travail qui ne l'attire par aucune séduction. Grande est donc, à notre avis, l'erreur pédagogique de ceux qui veulent que le travail soit toujours attrayant pour lui. « N'use pas de violence envers les enfants, dit Platon, dans les leçons que tu leur donnes; fais plutôt en sorte qu'ils s'instruisent en jouant 2 • n Nous retrouverons ce précepte sous bien des formes dans Plutarque, Sénèque, Quintilien, Montaigne, Locke, Rousseau. Il ne faudrait pourtant pas le prendre trop à la lettre. Stuart Mill nous paraît avoir un sentiment beaucoup plus juste des nécessités de l'éducation, lorsqu'il doute qu'on puisse uniquement, par la douceur et le plaisir, amener les enfants à s'appliquer avec énergie et persévérance. « Il y a, dit-il, beaucoup de ch9ses que les enfants doivent faire et beaucoup qu'ils doivent apprendre, qu'ils ne font et n'apprennent que par la contrainte d'une discipline sévère. Sans doute, on fait de louables efforts dans l'enseignement moderne pour rendre autant qu'il est possible les études des enfants
1. De l'éducation cles enfants, sect. S, trad. Coste. 2. République, édition Tauchnitz, p. 242.
�L'APPLICATION AU TRAVAIL
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faciles et intéressantes. Mais si l'on voulait aller jusqu'à ne leur demander d'apprendre que ce qu'on peut rendre facile et intéressant, on sacriûerait l'un des principaux objets de l'éducation. Je vois avec plaisir tomber en désuétude la brutalité et la tyrannie de l'ancien système d'enseignement, qui pourtant réussissait à donner des habitudes d'application; mais le nouveau, à ce qu'il me semble, concourt à former une génération qui sera incapable de rien faire de cc qui lui sera désagréable 1 • » Bain trouve, non sans raison, qu'on a tort d'afûrmer que le travail est par lui-même un bonheur; sans doute, tout être humain a une somme d'énergie disponible, et il trouve à la dépenser un véritable plaisir, mais quand il choisit lui-mème, à son gré, l'occupation dans laquelle il la dépense; au contraire, il éprouve parfois une très grande répugnance à employer son activité de telle ou telle façon. « Cependant, dit Bain, il faut que cette répugnance soit vaincue, et même que la dépense de force soit poussée souvent jusqu'à un état de fatigue pénible. Mais comme nous ne pouvons, sans subir ces ennuis, nous procurer ni ce qui est nécessaire à notre existence ni surtout les plaisirs de la vie, la sagesse nous conseille de nous soumettre au mal pour obtenir le bien. Tel est le résumé exact des conditions du travail 2 • » On ne craincl ra donc pas de faire connaîlre à l'enfant la fatigue pénible qui résulte de l'effort soutenu; la mesure à garder, c'est de ne point lui imposer, comme on le fait trop souvent, une application au travail qui soit au-dessus de sa force et de ne pas compromettre la santé d'un corps et d'un esprit en voie de développement. Comme il n'est pas encore capable d'une attention très prolongée, on mettra de la variété dans les exercices
1. Mémoires, tro.d. Co.zelles, p. 50.
2. La Science de l'éducation, liv. Ill, chap. n.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
entre lesquels sera réparti son temps de travail; mais on ne le laissera pas non plus éparpiller son activité. « L'acti vilé désordonnée, ou dépourvue de plan, qui voltige d'un objet à l'autre, vaut à peine mieux que l'oisiveté absolue 1 • » Nous avons dit que le mensonge esl, comme la paresse, un défaut naturel chez les enfants. Ainsi que le remarque Mme Necker de Saussure, il y a en eux un mélange singulier de fin esse et d'abandon; ne se faisant pas encore une idée bien nette du devoir qui oblige l'homme à la sincérité, ils regardent le mensonge comme un excellen t moyen dont se sert leur faiblesse pour plaire, pour obtenir ce qu'ils convoitent et pour éviter ce qu'ils redoutent. Ils sont parfois d'excellents comédiens. « Un enfant, dit Mme Necker de Saussure, emprunte un bel éventail d'un e personne étrangère, puis, dans l'espoir qu'elle oubliera de le reprendre, il lui apporte successivement des fleurs, ses vieux joujoux, mille objets divers, les lui offrant avec l'empressement de la politesse la plus marqu ée. Un autre demande du bonbon, ou la jouissance de tel plaisir, pour son petit frère 2 • ,> Toutes les passions portent au mensonge, et elles sont en germe chez l'enfant, même l'envie, une des plus mauvaises. « Une petite fille de trois ans, voyant que sa mère caressait son jeune frère depuis quelques minutes sans faire attention à elle, se mit à dire : « Tu ne sais « pas, maman, Henri a fait une grosse méchanceté au cc perroquet». C'était un mensonge par jalousie 3 • » Les mensonges de l'enfant sont assez souvent si ingénieux qu 'au lieu de les relever avec sévérité, on en rit, comme on ferait des tours d'un animal amusant par sa
1. Blackie, l'Education de soi-nu!me, trad. Pécaut, p. 16.
2. L'Éducation pl·o,qressive, liv. III, chap. 1v. 3. B. Perez, l'Education des le berceau, chap.
11.
�LA SINCÉRITÉ
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malice, ou des contes d'un gascon tel que ce « bon garçon de tailleur » dont nous parle Montaigne, et auquel il n'avait jamais entendu dire une vérité 1 • On devrait au contraire être, dès le début, impitoyable pour ce vice, et recourir à tous les moyens dont on dispose pour le réprimer. Chaque fois que l'on constate un mensonge, une ~·use chez l'enfant, il faut lui montrer que l'on n'est pas sa dupe, empêcher absolument qu'il relire aucun bénéfice de sa faute, lui en faire supporter au contraire les plus désagréables conséquences. Mais il ne suffit pas de l'intéresser ainsi à éLre franc. Locke recommande de parler devant lui du mensonge lorsque l'occasion s'en présente, « comme de la chose la plus monstrueuse du monde, comme d'une qualité si indigne d'un homme de bonne famille, qu'il n'y a personne en quelque estime dans le monde qui puisse sou!frir qu'on l'accuse de mentir, en un mot comme d1un vice qui déshonore entièrement un homme, qui le dégrade et le met au rang de ce qu'il y a de plus bas et de plus méprisable, et qui, par conséquent, ne peut être souffert dans une personne qui veut fréquenter d'honnêtes gens ou qui a quelque réputation à ménager i ». La confiance qu'on lui inspire et qu'on lui témoigne est aussi un bon moyen de le rendre sincère. Qu'on tâche d'obtenir l'aveu de ses fautes, et, quand elles ne sont pas trop graves, que cet aveu en soit l_ seule a punition. Que les éducateurs se montrent eux-mêmes à son égard entièrement sincères, et qu'ils ne se servent jamais de la ruse avec lui, fût-ce pour son bien, sauf dans des cas exceptionnels; par exemple, lui faire une promesse et ne pas la tenir est un manque de
1. Essais, liv. I, chap. 1x. 2. De l'éducation des enfants, trad. Coste, sect. 19.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
bonne foi dont il se souvient. Il ne suffit pas de lui inspirer de la confiance, il faut encore lui en témoigner et lui faire comprendre que cette confiance est d'autant plus grande que ses procédés sont plus francs. « Notre estime, dit Mme Necker de Saussure, qui se mesure sur le d~gré d'exactitude des assertions, rend l'enfant attentif à ses paroles. Et quand nous ne doutons plus de ce qu'il affirme, quand son plus simple témoignage produit à l'instant chez nous une pleine conviction, le sentiment de joie et de dignité qui remplit son âme lui montre le prix de la bonne foi 1 • » Car l'enfant est rarement capable de cette perversité si fréquente chez l'adulte, qui consiste à abuser de la confiance d'autrui et à n'y voir qu'une facilité de plus pour le tromper. Je trouve dans Blackie une observation morale très juste : c'est que chez les jeunes gens le mensonge tient, la plupart du temps, à la paresse,. à la vanité et à la lâcheté. Le paresseux cherche à excuser sa fainéantise, à simuler le travail par des lrom peries bien connues de tous les maîtres; telle est celle qui consiste à copier un devoir, à s'aider d'une traduction; un jour le devoir d'un élève médiocre et nonchalant présente des qualités qui vous surprennent; le français de sa version est excellent; un paragraphe de sa composition française tranche sur tout le reste par les idées et par le style; si vous faites appel à sa sincérité, il est rare qu'il vous avoue d'abord son plagiat, qui est un premier mensonge, et que, pour le nier, il n'en ajoute un autre. La vanité, le désir de se faire valoir et de paraitre aux yeux d'autrui avec toutes sortes d'avantages est aussi une source inépuisable de mensonges. « Les enfants, dit Bernard Perez, sont tous plus ou moins poseurs, quelquefois par timidité, pensant qu'on les observe, et
1. L'Éducation progresoive, liv. III, chap. 1v.
�LA VANITÉ
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pour distraire notre attention par leurs jeux, leurs saillies, leurs drôleries, mais le plus souvent aussi par une inconsciente fatuité, pour se faire remarquer, caresser et louer 1 • » L'éloge prodigué à tort et à tra vers ne fait qu'accroître celte fatuité natu relie; aussi avons-nous conse illé d'en être très ménager;:;, de ne l'accorder qu e comme récompense des elîorls sérieux . Non seulement l'enfant est lrès fier de la supériorité qu'il croit devoir à la situation de ses parents, au genre de vie qu'i l mène, aux vêtements dont on le pare, à l'instruction qu'il r eçoit, mais enco re il aime à la faire sentir, à. humilier les autres. Des parents sages ne manqueront jamais l'occasion de rabaisser ce sot orgueil, en rappelant l'enfant au sentime nt de sa faiblesse, en lui montrant qu'il a reçu d'autrui tout ce dont il est fier, et que si on l'abandonnait à lui-m ême, il serait un petit être malheureux, en lui faisant voir chez ceux qu'il cherche à humilier des qualités supérieures riux siennes: par exemple, tel enfant mal vêtu qu'i l dédaigne est un des premiers à l'école. Tel autre rend déjà des services à ses parents et commence à gagner sa vie. Le pédantisme apparaît de bonne heure chez l'enfant, et c'est là un des effets les plus déplaisants de sa première instruction; Montaigne recommande de le dresser « à estre espargnant et mcsnagier de sa sufli sance, quand il l'aura acqu ise; à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c'est une incivile importunité de ch ocquer tout ce qui n'est pas de nostre appétit 2 » . · Enfin on d issimule souvent la vérité par lâcheté, parce qu'on n'ose pas la dire. « Il y a telle occasion où un homme doit jeter la vé rité à la face des gens, au
i. L'Éclw:ation dès le berceau, chap. vr. 2. Essais, li v. I, chap. xxv.
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L' ÉD UCATION DU CATIACTÈRE
risque de blesser gri èvement l'autorité la plu s ha ute. S'il manque à ce devoir, il est un lâche, et cela en dépit des milliers et des millions de cou ard s qui l'imitent 1 • » Le courage moral qui est nécessaire pour dire ainsi la vérité au péril de ses intérêts, et qui constitu e, lorsqu 'il n'est point gâté par l'orgueil, une des pln s b. lles e vertus de l'homme, a beaucoup moin s d'occasions de s'exercer pendant l'enfance qu e plu s tard. Il y a cependant maintes circonstances où l'enfant est accessibl e au sentiment faible et lâche qu'on appelle le r espec t hum a in. L' éducateur qui attachera du prix à cette bell e et rare vertu du courage moral trouvera donc un jour ou l'autre l'occasion de la signaler à son élève et d'en jeter dans son cœur les premi ères semences. Quant au mépris du dan ger , auqu el on donne plu tôt le nom de courage physique, bien qu'il ti enn e autan L qu e l'autre au moral , il faut y am ener l'enfant en luttant contre un e di sposition naturelle toute contraire, la ,pollronn erie, qu'il a reç ue de l'h érédité et qui lui est commune avec les a nim aux. Touj ours menacé pc ses lr con currents dans la lutte pour l'existence, l'animal es t continuell ement aux aguets ; le moindre signe qui lui semble l'annonce d'un dan ge r lui inspire de la crainte; son premier mouvement est, lorsquïl le peut, de se cacher ou de fuir. Sous ce rapport, nos premiers ancêtres devraient ressembler beaucoup aux animaux. La vive imagination de l'enfant augm ente encore en lui celte disposition h éréditaire; un danger r éel, comm e celui de tomber à l'eau , l' elfraye bea ucoup moins qu'un bruit so udain, un e grim ace . J e rne r app elle a voit· éprouvé, certain soir qu'on veill ait à la lu eur de la lampe, un sentiment de terreur extrême à la vu e de mon ombre qui se proj etait sur une porte ; j e croyais probabl ement
1. Blac ki e, l '.Éducal io n de soi - m!Jme, p. 75.
�LE COURAGE
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qu'un mystérieux. inconnu s'introduisait sans bruit dans la chambre. Si l'enfant craint l'obscurité, eest que, ne pouvant plus se rendre compte de ce qui l'environne, il y suppose des êtres qui le menacent. cc J'ai beau savoir, dit Rousseau, que je suis en sùreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais actuellement : j'ai donc toujours un sujet de crainte que je n'avais pas en plein jour. Je sais, il est vrai, qu'un corps· étranger ne peut guère agir sur le mien sans s'annoncer par quelque bruit; aussi, combien j'ai sans cesse l'oreille alerte! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l'intérêt de ma conservation me fait d'abord supposer tout ce qui doit le plus m'engager à me tenir sur mes gardes, et par conséquent tout ce qui est le plus propre à m'effrayer. N'entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela plus tranquille; car enfin, sans bruit, on peut encore me surprendre .... Forcé de mettre en jeu mon imagination, bientôt je n'en suis plus le maître, et ce que j'ai fait pour me rassurer ne sert qu'à m'alarmer davantage. Si j'entends du bruit, j'entends des voleurs; sije n'entends rien, je vois des fantômes : la vigilance que m'inspire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte 1 • » Sachant que l'imagination entre pour la plus grande part dans les terreurs de l'enfant, nous connaissons le meilleur moyen de les dissiper et de les prévenir : il faut d'abord nous interdire absolument tous les sots contes oü figurent des ogres, des loups-garous, des croquemitaines, des fantômes, des revenants, parce qu'ils surexcitent une imagination déjà trop vive; il faut ensuite mettre le plus possible l'enfant en présence de la vérité et en contact avec elle, l'habituer à se rendre
1. Emile, liv. Il.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
compte de tout ce qui éveille sa frayeur, à marcher vers le danger mystérieux qu'il soupçonne. Rousseau veut « qu'on l'habitu e à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin , jusqu'à ce qu 'il y soit accoutumé, et qu'à forc e de les voir mani er à d'autres, il les manie en fin lui-m ême. Si, durant son enfance, il u vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur , étant grand , quelqu e animal qu e ce soit. Il n'y a plu s d'obj ets affreux pour qui en voit tous les jours. » On ne se contentera pas de prémunir ainsi l'enfan t contre des terreurs puériles; on saisira toutes les occasions de lui faire faire l'apprentissage du courage véritable; par exe mpl e le soi r un bruit in solite se produit dans la maison : le père piquera son fils d'honneur, et le prendra comme compagnon pour faire une rond e; il le cond uira la nuit dans les bois, clans les ru es désertes de la ville. « Comme il est impossible, dit Bernard Perez, qu'il n'entend e pas parler tout jeune de la mort, cet effroi suprême des adultes, il fa ut le familiariser avec cette id ée et ne la lui présenter que sous la forme d'un repos étern el ou d'un sommeil tranquille 1 • » On ne pousse ra pas les exercices d'endurcissement contre l'instinct naturel de poltronnerie jusqu'à l'exposer ù la mort, mais on ne l'entourera pas non plus d'une so llicitude énervante pour lui év iter jusq u' à la plus petite douleur. Toutefois c'est là un point dé lica t, et celui qui conseille aux parents d'exposer leurs enfants ~ la douleur risque fort de froisser leur tendresse ; les accid ents, dira -t-on, arrivent trop facilement pour qu'on nille les chercher; quant aux souffrances artificiell es, l'idée se ul e en est révoltante. Aussi ne citerai-j e qu'à titre de curio1. !)Éducation dès le bei·ceau, chap.
111.
�LA TIMIDITÉ
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sité l'expérience pédagogique que Locke nous raconte dans les termes suivants : « On doit exposer les enfants tout exprès à la douleur. Mais il faut prendre son temps, et n'en venir là que lorsque l'enfant est de bonne humeur et qu'il est persuadé de l'affection de celui qui le traite de cette manière .... J'ai vu donner de bons coups de gaule avec le ménagement et dans les circonstances que je viens de marquer à un enfant qui n'en faisait que rire, quoiqu'il n'eût pu s'empêcher de verser des larmes ù'êlre sensiblement affligé si la même personne qui lui donnait ces coups lui eût dit un mot un peu rude ou l'eût regardé avec froideur pour le punir de quelque faute 1 • » Sans recourir à de tels moye_ns, on peut fortifier le courage des enfants en écartant d'eux tous les raffinements du confortable, en leur faisant mener une vie simple et même un peu dure, en ne leur conseillant pas toutes sortes de précautions pour ménager leur santé, et en ne leur témoignant pas une inquiétude et une compassion maladroites au moindre accident qui leur arrive. Disons quelques mols d'un défaut très fréquent chez les enfants, la timidité, qui n'est nullement compagne de poltronnerie et de làchelé, mais qui n'en déprime pas moins le carnclère et peut avoir dans la vie des conséquences fâcheuses. J.-J. Rousseau l'a observé profondément chez lui-même; il raconte, en plusieurs endroits de ses Confessions, combien ce défaut le rendait parfois bizarre et stupide . Voici une admirab le analyse morale clans laquelle Benjamin Constant nous montre jusqu'à quel point la timidité peut gâter les relations les plus étroites de la famille, en supprimer Loule la douceur, et exercer une mauvaise influence sur le caractère de l'enfant : « Les lettres de mon père, dit-il dans le roman
1. De l'éducation des en fants, scc t. 14, traù. Coste.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
d' Adol7Jhe, qui est une autobiographie, étaient pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l'un de rautre qu'il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m'expliquer et qui réagissait sur moi d'une manière pénible .. Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire; ... je ne savais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelques témoignages d'affection que sa froideur apparente semblait m'interdire, il me quHtait les yeux mouillés de larmes et se plaignait à d'autres de ce que je ne l'aimais pas. Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j'étais plus jeune, je m'accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j'éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à considérer les avis, l'intérêt et jusqu'à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle 1 • » Ce malheureux défaut de la timidité, souvent dissimulé sous les apparences de la hauteur, de la froideur, du sarcasme, est dans la vie sociale une source de souffrances et d'ennuis. Mais n'est-il pas bien difficile de le combattre lorsqu'il se forme, puisque l'expérience nous montre qu'un enfant timide le devient encore davantage quand l'attention se fixe sur son défaut, et que, si on l'en reprend, si on l'engage à essayer de réagir par une manifestation de sociabilité, d'assurance, il s'enfonce de plus en plus dans une sorte de stupidité farouche?
'I. Adolphe, chap.
1.
�LA BONTÉ
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« Lève les yeux, regarde-moi, n'aie pas peur, parle», autant d'excitations vaines, qui ne font que redoubler le ·malaise de l'enfant timide. Dans ces circonstances, il ne convient pas d'insister, parce qu'on n'arriverait qu'à provoquer une crise de désespoir. Les personnes avec lesquelles l'enfant se sent à l'aise, c'est-à-dire, en général, celles qui l'approchent de plus près, pourront seules l'habituer petit à peLit à se produire devant le monde, et lui faire prendre un peu d'assurance; mais c'est une œuvre qui demande beaucoup de ménagements. Un homme qui pratique ces grandes vertus de l'application au travail, de la sincérité, de la modestie, du courage, a déjà une élévation morale qui le met audessus d'une foule de ses semblables. Mais il peut manquer d'une auLre vertu, la bonté, qui est supérieure encore; consistant en effet dans une disposition active à s'oublier soi-même pour penser aux autres et leur faire du bien, elle est ce qu'il y a de plus beau dans l'homme au point de vue moral, le triomphe des sentiments désintéressés sur les passions égoïstes. La bonté n'est pas une vertu banale et facile. << Être bon el rester tel, dit Michelet, entre les inj us lices des hommes et les sévérités de la Providence , ce n'est pas seulement le don d'une généreuse nature, c'est de la force et de l'héroïsme .... Garder la douceur et la bienveillance parmi tant d'aigres disputes, traverser l'expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor, cela est divin. Ceux qui persistent et vont ainsi jusqu'au bout sont les vrais élus. » Tâchons donc de donner à nos enfants celle force, d'échauffer leur âme afin qu'il s traversent l'expérience, suivant la belle expression de Michelet, sans y contracter le sec et dur mépris des hommes qui existe dans tant de cœurs. Il faut, dès leur naissance, les entourer, pour ainsi dire, ,]'une atmosph ère de calme. Mme Necker de Saus-
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sure insiste, avec raison , sur la nécessité de maintenir autour des enfants le calme extérieur, d 'où résulte celui de 1'àrn e; elle demande qu'on lem épargne les pleurs, que l'on melle de la rég ularité dans l'ordonnance de leur vie, que l'on n'excite pas leurs désirs et que l'on satisfasse leurs besoins dan s la m es ure qui convient. « Avec ces soins, dit-elle, et d'autres pareils, on maintiendra chez les enfants le calme habituel de l'àme, bien imm ense et facile à p erd re , le plus nécessaire peut-être ù. leu r constitution morale, enco re si frêle et si ind écise .... Il est tout un ordre de facultés, el les plus éle·vées peut-être, qui ne crnissent qu'à l'ombre tutélaire du repos.... Il n'est rien de grand dans la nature morale, dont la sérénité ne favorise le développement.. .. De la sérénité naîtra naturellement la bienveillance .... Dans l'état le plus sain de l'enfant, quand le sentiment de l'existence es t à la fois animé et calme, toutes les sympathies naturelles agisse nt en lui . Un invin cibl e a urait l'unit à ses se mbl ables, le lien de l'hum a nité rapproche son âme de la leur 1 • » Maintenir le calme autour Je l'enfant ne suffit pas; il faut enco re qu 'un milieu bienveilla nt et a ffectueux agisse sur lui par la force de l'habitude et de l'exem ple. Malheureusement, sous ce rapport, les milieux so nt très différents; il y a des familles où la bienveillance pénètre si intimement tou s les cœu rs, qu e les étrangers e uxmêmes en reçoivent le témoignage; il en est d'autres où existe une disposition constante au méco nlenlement, à la critiqu e, au reproche, à la défianc e; l' enfant y entend des plaintes et y assi~te à des querell es qui ont sur son caractère une mauvaise influence. « Tous ce ux qui ont réfléchi sur l'éduca tion, dit Mme Necker de Saussure, ont se n li l'extrème importance d'éviter qu'au1. L'Éducalion J.,rogressive, liv. II, cha p.
IU.
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cun acte d'impatience ou de colère, aucun accent aigre, aucun regard farouche, ne vienne frapper les sens des petits enfants .... Les enfants ont une inconcevable facilité à recevoiL· le mouvement, à partager des impressions dont ils sont encore incapables d'apprécier la cause .... En entourant les enfants de visages riants, d'expressions de douceur et de bienveillance, on leur communique bientôt des sentiments affectueux 1 • » Arrivés à l'âge adulte, nous pouvons, en recueillant nos souvenirs, nous rendre compte de l'influence profonde exercée, en ce qui concerne les sentiments sympathiques, par le caractère des parents, par leur manière cl'être entre eux et avec nous, et constater qu'alors notre sensibilité a pris une direction qui ne sera plus que difficilement changée. Mais l' enfant n'est pas seulement un être passif subissant le contre-coup de notre conduite. Il faut faire appel à son activité pour développer ses qualités effectives; car s'il a besoin que nous l' entourions de bienveillance, c'est pour le mettre dans une disposition favorable à l'éclosion de sentime11ts qui sont en lui à l'état de germe. J..J. Rousseau, toujours paradoxal, voudrait qu'on se contentâl de lui apprendre à n e pas faire le mal. « Qui est-ce qui ne fait pas du bien? tout le monde en fait, le méchant comme les autres; il fait un heureux aux dépens de cent misérables; el de là viennent toutes nos calamités. Les.plus sublimes vertus sont négatives; elles sont aJssi les plus difficiles, parce qu'elles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir si doux au cœur de l'homme, d'en renvoyer un autre content de nous. 0 quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d'entre eux, s'il en est un, qui ne leur fait jamais
1. L'Éducation /J1°og1·essive, liv. II, chap.
111.
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de mal 1 ! » Ces observations, quoique l'auteur en tfre des conséquences excessives, ne manquent pas de justesse, ni même de profondeur; elles s'appliqueraient bien en particulier à ceux chez qui les apparences de la bonté dissimulent une réelle faiblesse, et qui se donnent trop facilemeut le plaisir de faire des heureux, sans se demander si les bienfaits qu'ils accordent aux uns ne pèseront pas lourdement sur d'autres. Reconnaissons que c'est déjà beaucoup qu'un enfant s'abstienne du mal, ne cause point de pein'} à ses parents par sa méchanceté, ne tourmente pas ses frères et sœurs, ne maltraite pas ses camarades. Étendons même le cercle de la sympathie, et tâchons qu'il épargne les animaux. « La pitié qui s'adresse à l'animal, dit Bernard Perez, doit être surveillée avec le plus grand soin, pour elle-même, dans l'intérêt des animaux avec lesquels l'enfant doit être en rapport, et pour son influence indirecte sur l'humanité proprement dite .... Certains enfants sont d'une innocente et terrible cruauté, surtout quand ils sont en colère .... Le fait le plus ordinaire est celui d'un défaut de sensibilité inconscient, que beaucoup de naturalistes contemporains regardent comme un caractère primitif de l'animalité 2 , )) C'est précisément sur ce point particulier que l'expérience nous montrera ce qu'il y a d'inexact dans l'opinion de Rousseau, et combïen la bonté négative, pour ainsi dire, qui c:onsiste à ne pas faire de mal, est liée à la bonté active, celle qui fait du bien. En effet, pour obtenir que l'enfant ne soit point cruel à l'égard des animaux, le meilleur moyen est de lui apprendre à les soigner, à les caresser, à les traiter comme des êtres
1. Emile, li v. li. 2. L'Èducation dès le hei·ceau, chup. v.
�3û3 sensiblca, capables d'allachement et de connaissance. L'idée de la souITrance épargnée est trop négative, trop froide, elle ne parle pas à son cœur; on y fera mieux pénélrer la bonté en lui donnant le plaisir ùe faire du bien, qu'en lui recommandant de s'abstenir du mal. Il s'habituera plus doucement ainsi à penser aux autres, ce pclit être qui naît avec de si terribles instincts d'égoïsme, mais aussi avec des instincts de sympathie auxquels l'éducation peut donner une énergie assez grande pour contre-balancer et même dominer les premiers. Le plaisir très vif que tout homme, à moins d'être un monstre cl 'égoïsme, éprouve à faire naître le conten tement auprès de lui, à obtenir des éloges et des remerciements pour sa complaisance, est donc un moyen précieux dont il faut user avec l'enfant dans la plus large mesure. D'abord, sans sortir de la famille, mille occasions se présentent de lui fafre témoigner son a!Tection, non pas SE 11lement par des paroles et des caresses, mais par des attentions matérielles, par de pelils services, de pelils cadeaux, et même de l'amener à s'imposer de vrais sacrifices, comme de renoncer à une partie de plaisir pour resler auprès d'un membre de la famille qui est malade. A quoi bon insister sur le détail? le principe suffit; les parents intelligents ne seront pas embarrassés pour l'application. Puis viendra la bienfaisance au dehors, celle dont on lui donnera l'exemple, et celle qu'il exercera lui-même, non pas celle bienfaisance dont nous avons déjà parlé, qui ne coûte à l'enfant aucun effort, parce qu'elle ne lui demande aucun sacrifice, mais celle qu'il peut exercer aux dépens de ses propres jouissances. « Un enfant, dit Rousseau, donnerait plutôt cent louis qu·un gâteau. Mais engagez ce prodigue distributeur à donner les choses qui lui sont chères, des jouets, des bonbons, son goûter, et nous saurons bientôt
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
si vous l'avez rendu vraiment libéral 1 • » Lorsqu'il sera plus grand, on le mellra plus intimement en contact avec la misère. Je trouve que les élèves de nos écoles restent en général trop étrangers aux œuvres de bienfaisance; je voudrais que chaque établissement d'instruction publique eût sous son patronage un certain nombre de familles, qu'il les visitât, qu'il fût initié à l'art difficile de rechercher la vraie misère, qui se cache et ne se fait pas un métier d'exploiter la charité. La quête pour les indigents une ou deux fois dans l'année ne suffit pas; les jeunes gens, comme beaucoup de grandes personnes du reste, croient trop facilement s'acquitter avec quelques aumônes de leur devoir de bienfaisance. Signalons pour finir un déplorable travers de l'éducation qui nuit plus que tout le reste au développement de la bonté . nous voulons parler de la gâterie. Certains enfants gâtés semblent témoigner par leurs manières tendres et aimables une reconnaissance affectueuse qui trompe les parents et les fait redoubler de caresses et d'attentions. Mais, comme le remarque un bon observateur de cet âge, « bientôt les grâces trompeuses de l'enfant s'effacent, la tendresse apparente du cœur se perd : tout à coup on découvre en eux, avec effroi, une désolante sécheresse d'âme, une dépravation profonde : et, en fin de compte, ces jolis enfants deviennent véritablement effroyables; on s'aperçoit alors, mais trop tard, qu 'il n'y a pas d'êtres plus durs, plus méchants, plus hautains, plus violents, plus égoïstes, plus ingrats, plus injustes, plus odieux, que les enfants gâtés par la mollesse 2 ! >i Comment n'en :serait-il pas ainsi? On a tout fait pour
1. Émile, liv. IL -
2. Dupanloup, l'Enfanl, chap. m.
�L'ENFANT GATÉ
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leur épargner l'effort, le sacrifice,' qui sont les éléments esse ntiels de toutes les vertus, et en parti culier de la b onté, à laqu elle n'appartient le premier r ang qu e parce qu'ell e exige le sac rifice le plus diffi cile, celui de l 'intérêt perso nn el. Les paren ts qui gâtent l'e nfant n'ont même point, dans beaucoup de cas, l'excuse de lu bonté ; ca r il s le font p ur une faiblesse qui n'est pas exempte d'égoïsme; ils croient s'a ttirer ain si son uITection, les marqu es si dou ces de sa tendresse ; ils sont in ca pables de s'exp oser, qu and il le faut, à ses rancun es passagères , et ils s'é pargnent l'effort soutenu que réclame la bonté ferme et vi gilante, la seule vraie. La sécheresse de cœur <le l'enfant gâté est alors, on peut le dire, la punition d'un égoïsme des parents qui s'i g norait lui-m ê me.
�CHAPITRE XVII
L'exa men de consc ience. - Quelle co nception de la vie il convi ent de donner aux enfants. - Le sen timent pratique de l'idéal.
Une des conditions essentielles pour se corriger et s'améliorer, c'est de se bien connaitre, de se rendre un compte exact de sa situation morale. « Si vous ne voulez pas vivre au hasard, dit Blackie, Dxez les heures régulières où vous ferez vos comptes avec vous-même. Dans les tran sac tions commerciales, c'est une grande sauvegarde contre les dettes qu e de tout payer comptant, quand on le peut; si cela est impossible, il faut du moins ne pas làisser s'allonger les comptes et avoir soin d'établir la balance à époque fixe. Il en est ainsi pour les comptes que nous avons à rendre à Dieu et à nousmêmes. » Tel est le principe qui guidait Benjamin Pranklin lorsque, vers l'âge de vingt-deux ans, ayant formé le dessein d'a rriver à la perfection morale, il imagina le procédé qui suit. D'abord il fixa au nombre de treize les vertus qui lui paraissaient désirables, à savoir : la tempérance, le silence, l'ordre, la résolution, l'économie, le travail , la sincérité, la justice, la modération, la propreté, la tranquillité, la chasteté, l'humilité.
�L'EXAMEN DE CO~SCIENCE
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Puis il flt un petit livre, dont il régla chaque pnge de manière à avoir sept colonnes verticales, une pour chaque jour de la semaine, et treize colonnes horizontales, une pour chaque vertu. Tous les soirs il faisait son examen de conscience, et pointait sur la case correspondant à la fois au jour et à la vertu le manquement qu'il avait pu commettre dans !ajournée 1 • Celle comptabilité peut paraître un peu singulière; mais la méthode est excellente; elle consiste à voir chaque jour ses fautes, à constater chaque jour qu'on avance vers le bien, ou qu'on rétrograde, ou qu'on piétine sur place. L'enfant n'a pas encore cette pleine conscience de lui - même qui lui permettrait de s'examiner à fond et de savoir au juste où il en est au point de vue moral. Cependant, lorsque nous lui avons suggéré par notre enseignement, par un système intelligent de punitions et de récompenses, par l'habitude, et surtout par l'exemple, des règles flxes ùe conduite, lorsque, grâce à nous, une conception nette du bien et du mal s'est établie dans sa pensée, qui était peut-être incapable de l'acquérir spontanément, il est alors_possib le de mettre l'enfant en présence de ses actes, de les lui faire appré cier, non pas seulement un à un, au fur et à mesure qu'i ls se produisent, mais en les groupant dans un certain ensemble. On procédera d'abord avec lui à l'examen d'une période très courte de sa vie, par exemple de l'heure qui vient de s'écou ler, et pendant laquelle sa conduite peul être caractérisée par une note bonne, passable ou mauvaise, suivant le nombre et la nature de ses bons mouvements ou de ses manquements au devoir. L'heure qui suivra sera comparée à la précécl-ente. Puis vien dront des relevés de journées, de semaines entières.
1. Mémoires cle Ji'1'Clnlclin, trac!. Laboulayc, cbap. v,.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Qu'on se garde bien de les faire devant l'enfant sans qu'il y prenne part; qu'il ne reste point comme un auditeur muet qui baisse la tête avec une expression de honte plus ou moins sincère devant l'énumération de ses fautes. Dans ces conditions, l'altitude des enfants est peu significative : quelques-uns écoutent avec un ai r indifférent ou même insolent; mais presque tous ont une apparence contrite, sous laquelle peuvent se dissi-. mu Ier des sentiments bien différents du repentir. L'aveu des fautes amené par un éducateur adroit et bienveillant produit un effet plus salutaire. Tout aveu est humiliant pour les natures qui ne sont pas perverties; or l'humiliation devant autrui qu'on s'impose à soimême après la faute demande un très grand effort; mais, précisément parce qu'elle est pénible, elle réagit heureusement sur le moral, pour lequel elle est une véritable expiation. Qu'un enfant soit amené à la nécessité d'adresser des excuses à une personne qu'il a offensée : il s'y décidera sans trop de peine si l'on commet la maladresse de parler pour lui, quelle que soit l'humilité de la posture qu'on lui fern prendre et des sentiments qu'on lui prêtera; le vrai supplice est de parler lui-même, parce qu'il sent qu'alors seulement il acquiesce bien à son humiliation, et qu'elle l'atteint au fond du cœur. Tel, c'est-à-dire actif et personnel, doit être son rôle dans l"exnmen de conscience; c'est lui-même qui doit reconnaître ses fautes, les avouer sans réticences. L'éducateur est pour lui le directeur de conscience, à la fois sévère et affectueux, qui le force tendrement à ouvrir son cœur, à revoir le passé avant qu'il se plonge dans l'oubli , qui lui montre, pour nous servir des expressions d'un ancien, où il a dirigé ses pas, ce qu'il a fait de meilleur, les bonnes actions qu'il a négligées, et qui, une fois le compte établi, passe l'éponge
�CONCEPTION DE LA'V!E
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sur le mal avec un doux reproche, mais le félicite et le rend heureux de ses progrès dans le bien. Ainsi l'enfant acquiert peu à peu une idée des plus précieuses, à savoir que la vie est, non pas une suite d'actions sans lien, qui se succèdent au hasard, mais un ensemble dont loules les parties se tiennent, et dans lequel chaque acte, influencé par ceux qui le précèdent, doit influer à son tour sur ceux qui le suivront. Il ne s'agit pas de montrer à l'esprit mobile et léger de l'enfant les conséquences lointaines de sa conduite; nous avons déjà dit qu'il est à peu près incapable de p·r évoir ainsi à longue échéance. Mais on peut très bien lui faire comprendre comment telle semaine, telle année de sa vie se relient à celles qui précèdent, comment les progrès qu'il a faits se sont accumulés et lui ont rendu la tâche de plus en plus facile, comment au contraire les fautes ont élé non seulement mauvaises en elles-mêmes, parce qu'elles sont ùes manquements au devOÎI', mais maurnises aussi par leurs conséquences, qui pèsent forcément sur le coupable. A cet âge, où le caractère se forme, l'œuvre du perfectionnement moral peut être à chaque instant compromise par une rechute. Tel enfant par exemple était en train de se corriger du mensonge; il gagnait de plus en plus, par une suite d'efforts sur lui-même pour être sincère, la confiance de son entourage; un moment de défaillance a suffi pour tout remettre en question. L'examen de conscience, bien dirigé, lui fera sentir la gravité de son nouveau mensonge, plus léger peut-être en lui-même que les précédents, mais très regretlable cependant, parce qu'il vient mal à propos interrompre' une série heureuse et qu'il risque d'être le point de départ d'une série mauvaise. · A l'idée dont nous venons de parler s'en ajoute nécessairement une autre, qui résulle de la première : c'est 24
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L'ÉDUCATION DU CAR.ACTÈRE
que la vie, où tout s'enchaîne ainsi, est une œuvre, à laquelle nous nous mettons dès la première heure pour la poursuivre sans interruption, et dont nous sommes les ouvl'iers responsables. Je ne vois pas de mal à ce qu'on imprime celle idée jusqu'à l'exagération dans l'esprit de l'enfant. Pour le spéculatif, elle n'est pas entièrement exacte el comporte de sérieuses réserves : au dedans de nous le pouvoir de l'hérédité, qui détermine en partie la constitution de notre organisme et même de notre esprit, au dehors le pouvoir des circonstances extérieures, influent grandement sur notre destinée, dont notre libre effort n'est pas, tant s'en faut, le seul facteur. Mais l'éducation, qui est éminemment pratique et qui n'a pas de raison d'être si elle ne procède point d'une foi profonde en la liberté humaine, l'éducation doit s'attacher à fortifier le plus possible cette foi chez les enfants et à développer en eux l'énergie morale. Or rien n'est mortel pour l'énergie comme le sentiment de notre faiblesse, sinon de notrn impuissance, en présence des forces qui pèsent sur nous. On ne peut pas tout ce qu'on veut; mais le meilleur moyen de ne pas vouloir tout ce qu'on peut, de se laisser aller à la mollesse et à l'inertie, c'est de considérer les difficultés et les obstacles de préférence aux ressources dont on dispose pour les surmonter. A quoi sert d'éclairer l'enfant sur les fatalités qui prendront une trop large part dans la direction de sa vie, sinon à augmenter cette part, à réduire celle de son activité propre? Il vaudrait bien mieux, fût-ce en entretenant quelques illusions, illusions bienfaisantes 1 le convaincre qu'il est le principal artisan de sa destinée, qu'elle sera ce qu'il l'aura faite, que toutes ses actions concourent à cette œuvrc, tantôt pour l'améliorer et la mener à bien, tantôt pour la compromettre et la faire ayorler. Loin de nous ces
�LE SENTIMENT PRATIQUE DE L'IDEAL
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pensées énervantes, où se complaît l'esprit moderne, sur la vanité de l'effort humain, sur les duperies dont la nature nous rend victimes, nous, ses jouets, qui avons la naïveté de nous croire libres! Ne nous lassons pas au contraire de répéter devant les enfants les affirmations encourageantes, comme celle-ci, de Rousseau : « C'est la seule tiédeur de notre volonté qui fait notre faiblesse, et l'on est toujours fort pour faire ce qu'on veut fortement. » · Tâchons de mettre en eux la conviction qu e l'œuvre de la vie ne doit finir qu'avec la vie même, que l'homm e n'es l pas sur la terre pour acheter un long repos par l\Jl court travail , mais que son activité doit s'exercer jusqu'à la fin, pour amé[orer sa situation matérielle, étendre son intelligence, perfectionner son âme, et aussi pour contribuer à l'amélioration du sort, au perfectionnement de l'âme des autres. Ce souci constant du mieux pour soi et pour autrui, c'est le sentiment pratique de l'idéal, qui doit animer notre cœur, en même temps que notre raison doit nous prémunir contre l'impatience et la chimère. Il ne faut pas trop exiger de l'enfant, pour ne pas le décourager; mais il faut l'habituer à exiger le plus possible de lui-même, à ne pas s'endormir dans le contentement que lui causent des résultats partiels, à ne voir en tout qu 'un commencement, un achemin~ment vers un but très éloigné, qui recule à mesure qu 'on avance dans la vie. Si satisfaisant que soit, à un moment donné, l'examen de conscience, il ne doit jamais attirer à l'enfant, de la part de l'éducateur, une approbation sans réserves : sa conduite, son caractère s'améliorent, on est heureux de le reconnaître, on rend justice à ses efforts et l'on y applaudit; mais on lui en demande de nouvea ux , parce qu'on le sait capable de mieux faire encore . Si l'on ne trouve pas autour de lui d'autres
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
enfants auxquels on puisse le comparer pour lui montrer son infériorité à leur égard, qu 'on le compare à ce qu'il peut êlre lui-m ême. Nous ne doulons pas qu'on n'arrive n.insi à développer en lui un sens moral exigeant et délicat, une ardeur pom le Lien, grâce à laquelle la vie lui présentera sans cesse un objet nouveau, un inlérêt toujours renaissant. Devant le mal qui existe en nous, même chez les meilleurs, devant les misères dont on souffre autour de nous, il faut rougir, comme d'une lâche faiblesse, de trouver la vie monotone cl vaine . Il y a immensément à faire. Ouvrons les yeux, et voyons la lâche qui nous appelle, qui réclame Ioule notre énergie. Le plus beau résultat que puisse obtenir l'éd ucation, c'est de faire que Je5 enfants voient de bonne heure cetlc lâche et qu'ils s'y appliquent avec une foi vaillante .
FIN
•
�TABLE DES MATIÈRES
LNTHOD UC TIO N .. • •... , ... •. •. , .•.•. . • . . ... ...•.• .•..• .•• . • ,
1
CHAPITRE PREMIER
Définition du caractère. - .L'éducation, œuvrJ de Ja liberté de l'homme, modifie la n ature. L' œ uvre de la nature doitelle être modifi ée? es t- elle bonn e ou mauvaise? Opinions optimi ste et pessimiste. - Recherch e de ce qu'ell e es t réellement. In stincts primitifs qui rapproch ent l'h omm e de la bête et l'anim ent dan s la lutte pour l'exi stence. Classifi ca tion théologique des défauts : la tripl e concupi scence. - Class ificati on des mobiles de la volonté dans Mm e Necket· de Saussure. - Les instincts primitifs cidessus désignés peuvent se ramen er à l'égoïsme. - La double face de la nature hum ain e.. .. ... . ... .. ........ . .
CHAPITRE II
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Les in stincts altruistes dan s l'enfant .' : attachement aux perso nnes qui le soignent, beso in de caresses, sympathi e pour la souITrance, dés ir d' év iter de la peine et de faire plai sir aux a utres , libéralité, protection de la faibl esse, bienfaisance. - Premi ères manifes tations de Ja moralité. - L'enfant a-t-il, dans les premi ers temp s, un co mme ncement de se ns moral? - La moralité de sy mpa thie. Les croyances morales de l'e nfan t ne so nt d'a bord qu e des ac tes de foi, sur la parole des perso nn es qui l'élè-
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TABLE DES MATIÈRES
vent. - Influence de l'amour-propre. - Critérium pour apprécier les instincts de l'enfant. Il n'est autre que notre conception des fins de l'homme. - La loi morale. Opposition de l'ordre physique et de l'ordre moral. - Au point de vue de la morale, classification des instincts en bons, mauvais et indilîérents ou ambigus. - Il faut, par l'éducation, agir sur la nature......................
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CHAPITRE JlI La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation. - Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible? - Le système de la faculté maîtresse. - Difficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'observation morale pratiquée sur les enfants... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . .
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CHAPITRE IV L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du progrès par l'évolution. Opposition du progrès dans l'ordre naturel par la sélection et dans l'ordre moral par l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hérédité en pédagogie......... 101
CHAPITRE V Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie qui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nei·vosisme. Influence constante du corps sur le moral, même en dehors de la m,iladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et
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l'âme. Dangers d'une culture intellectuelle excessive. Influence favorable des exercices physiques sur le caractère ....-....... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . 126 CHAPITRE VI L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il eu rapport avec celui de la civilisation et en particulier de l'instruction? - La criminalité n'est pas le critérium de la moralité. - L'enseignement moral. - Objections de Herbert Spencer. - Influence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau. - Dangers de la mauvaise littérature.,................. 147 CHAPITRE VII Importance du rôle du caractère dans la vie des individus. - Ce rôle est méconnu dans la pratique de l'éducation, et celui de l'intelligence est exagéré. - Dilîérence de point de vue chez les anciens et chez les modernes. L'elîort moral; l'énergie du caractère. - La vertu consiste dans cette énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans les sociétés démocratiques.......................................... 169 CHAPITRE VIII Les principaux collaborateurs dans J'œuvre de l'éducation. Le père et la mère. Les grands parents. Les domestiques. 189 CHAPITRE IX L'éducation dans la famille et l'éducation en commun. Quelques inconvénients de l'éducation dans la famille. - Avantages attribués à l'éducation en commun. Faiblesse de la ctùture morale dans cette éducation. Les maitres............................................
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TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE X L'internat. - Nécessité de remplacer clans l'internat la famille absente. - On n'y arrive point dans le sys tème français actuel. - Les chambriers en Allemagne et autrefois en France. - Le système tutorial. - Réformes à opérer clans l'internat français............... . . . . . . . . 230 CHAPITRE XT Moyens generaux d'éducation : l'obéissance. - Légitimité du pouvoir de commander exercé par les éducateurs. Règles à suivre. - L'obéissance ne diminue pas l'énergie. - Sentiments qui déterminent l'obéissance. - La contrainte......... .. ................ . .. .... ..... . . . . . . 250 CIIAPJTRE Xll (Les punitions dans la famille et à l'école.- Règles de Bentham concernant la pénalité. - Difîérencc entre la pénalité clans la société et la pénalité clans l'éducation. Punitions morales. - Punitions sous forme de privation. - Malaise moral produit par les diverses punitions. Les châtiments corporels en France, en Angleterre et en Allemagne. - La punition n'est qn'nn moyen extrême.. ... . .......... . ..................... ... .. . ...... 270 CHAPITRE Xlll '\ Le système de la discipline des conséquences naturell es clans J.-J . Rousseau et clans Herbert Spencer. - Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections ..... ,.. ... .. 292
ClIAPITnE XIV Des récompenses. - Discussion du principe. - La praliquc. - Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école....
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�TABLE DE S MATIÈRE S
CHAP IT RE XV Rùle de l'effor t dan s la vie morale. - 11 es t nécessaire d'habitu er l'e nfant dès le pr emier âge à fa ire effort sur l!]i-m ême pu ur r éprimer les impulsions des penchants. Educa tion des habi tud es morales . - Rùle de l'exe mple. - Les exe mples cites et les exe mpl es donn és par les édu cateurs. - Iufluence gé nérale d u mil ie u social dans lequel l"enfant se développe .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • 330 CHAP ITRE XVI De l'ac ti on de l'éducati on sur quelq ues qualités et quelq ues défauts du caractèr e en particuli er. - L'appli cn.ti on an trava il et la paresse . - La sin cérité et le mensonge. La vanité. - Le co urage moral et le co urage physique. La timidité. - La bonté. . . .. . .. . .. . ... . . .. . .... . .... . .. 346 CHAPITRE XV!l L'ex am en de co nscience. - Qu elle co ncep ti on ùe la vie il convient de donner aux enfants. - Le sen liment pratiq ue de l'idéal ... .. .... . .. . . .... . .. .. . ... . . , . . . . . . • . . . . . . . . . 366
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1|TABLE DES MATIÈRES|377
2|INTRODUCTION|5
2|CHAPITRE PREMIER|31
3|Définition du caractère. - L'éducation, œuvre de la liberté de l'homme, modifie la nature. L'œuvre de la nature doit-elle être modifiée ? est-elle bonne ou mauvaise ? Opinions optimiste et pessimiste. - Recherche de ce qu'elle est réellement. Instincts primitifs qui rapprochent l'homme de la bête et l'animent dans la lutte pour l'existence. -Classification théologique des défauts : la triple concupiscence. - Classification des mobiles de la volonté dans Mme Necker· de Saussure. - Les instincts primitifs ci-dessus désignés peuvent se ramener à l'égoïsme. - La double face de la nature humaine|31
2|CHAPITRE II|54
3|Les instincts altruistes dans l'enfant . : attachement aux personnes qui le soignent, besoin de caresses, sympathie pour la souffrance, désir d'éviter de la peine et de faire plaisir aux autres, libéralité, protection de la faiblesse, bienfaisance. - Premières manifestations de la moralité.- L'enfant a-t-il, dans les premiers temps, un commencement de sens moral ? - La moralité de sympathie. - Les croyances morales de l'enfant ne sont d'abord que des actes de foi, sur la parole des personnes qui l'élèvent. - Influence de l'amour-propre. - Critérium pour apprécier les instincts de l'enfant. Il n'est autre que notre conception des fins de l'homme. - La loi morale. Opposition de l'ordre physique et de l'ordre moral. - Au point de vue de la morale, classification des instincts en bons, mauvais et indifférents ou ambigus. - Il faut, par l'éducation, agir sur la nature|54
2|CHAPITRE III|79
3|La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation.- Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible ? - Le système de la faculté maîtresse. - Difficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'observation morale pratiquée sur les enfants|79
2|CHAPITRE IV|105
3|L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du progrès par l'évolution. Opposition du progrès dans l'ordre naturel par la sélection et dans l'ordre moral par l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hérédité en pédagogie|105
2|CHAPITRE V|130
3|Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie qui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nervosisme. Influence constante du corps sur le moral, même en dehors de la maladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et l'âme. Dangers d'une culture intellectuelle excessive. -Influence favorable des exercices physiques sur le caractère|130
2|CHAPITRE VI|151
3|L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il en rapport avec celui de la civilisation et en particulier del'instruction ? - La criminalité n'est pas le critérium de la moralité. - L'enseignement moral. - Objections de Herbert Spencer. - Influence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau.- Dangers de la mauvaise littérature|151
2|CHAPITRE VII|173
3|Importance du rôle du caractère dans la vie des individus.- Ce rôle est méconnu dans la pratique de l'éducation, et celui de l'intelligence est exagéré. - Différence de point de vue chez les anciens et chez les modernes. - L'effort moral ; l'énergie du caractère. - La vertu consiste dans cette énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans les sociétés démocratiques|173
2|CHAPITRE VIII|193
3|Les principaux collaborateurs dans l'œuvre de l'éducation. Le père et la mère. Les grands parents. Les domestiques|193
2|CHAPITRE IX|214
3|L'éducation dans la famille et l'éducation en commun. Quelques inconvénients de l'éducation dans la famille.- Avantages attribués à l'éducation en commun. - Faiblesse de la culture morale dans cette éducation. -Les maîtres|214
2|CHAPITRE X|234
3|L'internat. - Nécessité de remplacer clans l'internat la famille absente. - On n'y arrive point dans le système français actuel. - Les chambriers en Allemagne et autrefois en France. - Le système tutorial. - Réformes à opérer clans l'internat français|234
2|CHAPITRE XI|254
3|Moyens generaux d'éducation : l'obéissance. - Légitimité du pouvoir de commander exercé par les éducateurs. - Règles à suivre. - L'obéissance ne diminue pas l'énergie.- Sentiments qui déterminent l'obéissance. - La contrainte|254
2|CHAPITRE Xll|274
3|Les punitions dans la famille et à l'école.- Règles de Bentham concernant la pénalité. - Différence entre la pénalité dans la société et la pénalité dans l'éducation. - Punitions morales. - Punitions sous forme de privation. - Malaise moral produit par les diverses punitions. - Les châtiments corporels en France, en Angleterre et en Allemagne. - La punition n'est qu'un moyen extrême|274
2|CHAPITRE Xlll|296
3|Le système de la discipline des conséquences naturelles dans J.-J Rousseau et dans Herbert Spencer. - Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections|296
2|CHAPITRE XIV|316
3|Des récompenses. - Discussion du principe. - La pratique. - Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école|316
2|CHAPITRE XV|334
3|Rôle de l'effort dans la vie morale. - Il es t nécessaire d'habituer l'enfant dès le premier âge à faire effort sur lui-même pour réprimer les impulsions des penchants. - Éducation des habitudes morales. - Rôle de l'exemple.- Les exemples cités et les exemples donnés par les éducateurs. - Influence générale du milieu social dans lequel l'enfant se développe|334
2|CHAPITRE XVI|350
3|De l'action de l'éducation sur quelques qualités et quelques défauts du caractère en particulier. - L'application au travail et la paresse . - La sincérité et le mensonge. - La vanité. - Le courage moral et le courage physique. - La timidité. - La bonté|350
2|CHAPITRE XVII|370
3|L'examen de conscience. - Quelle conception de la vie il convient de donner aux enfants. - Le sentiment pratique de l'idéal|370
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Le précepteur des enfans
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ou Livre du second âge, dédié aux pères et mères de famille ; contenant, en abrégé, les articles qui suivent : Religion, Ancien Testament, Grammaire, Sphère, Géographie, Troisième race des Rois de France, Quadrupèdes, Mythologie, et des contes
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Education des enfants
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Renneville, Sophie de (1772-1822)
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A. Thoisnier-Desplaces, Libraire
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2013-02-27
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MAG 37 281
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Ecole normale de Lille
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�LE
PRÉCEPTEUR
DES ENFANS.
����LE
PRECEPTEUR
DES ENFANS,
LIVRE DU SECOND AGE
AUX PERES ET MERES DE FAMILLE;
CONTENANT , EN ABIlÉGÈ , LES ARTICLES QCI SUIVENT :
Religion , Ancien Testament , Grammaire , Sphère , Géographie . Troisième Race des Mois de France , Quadrnpèdes, Mythologie, et des Contes,
PAR M°" DE|RENNEVILLE.
NEUVIÈME ÉDITION,
OBNr! DE «RAYURES.
ECOLE NORMALE' DE U
^U'inventaire Nf d Cote PARIS,
A. TH0ISN1ER-DESPLACES, LIBRAIRE,
RUE DE L'ABBAYE-SAIMT-GERMAIN , S"
y
/L
l4-
1829-
��LE PRÉCEPTEUR
DES ENFANS.
RELIGION.
Dieu.
UN philosophe ancien, pressé de répondre sur la nature de Dieu, dit : Plus j'examine cette matière, plus je la trouve au-dessus de mon intelligence. « En effet, dit saint » Augustin , Dieu est un être dont on parle » sans en pouvoir rien dire , et qui est » supérieur à toutes les définitions. » Chacun de nous a le sentiment de l'existence de Dieu ; il n'y a pas d'homme qui, en s'interrogeant lui-même de bonne foi, ne convienne qu'il trouve la Divinité en lui et hors de lui : en lui, parce qu'il sent bien qu'il n'est pas l'auteur de lui-même, et que, pour comprendre comment il existe, il faut de nécessité recourir à une main souveraine
i.
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LE PRÉCEPTEUH
qui l'ait ;tiré du néant ; hors de lui 4 parce qu'il ne saurait ouvrir les yeux sans remarquer partout autour de lui les traces d'une intelligence puissante et sans bornes. Le sentiment naturel nous fait connaître qu'il y a un Dieu : lorsque nous sommes dans l'affliction, nous élevons sans y penser nos mains et nos yeux vers le ciel, ce que nous ne ferions pas, si quelque chose ne nous avertissait qu'il y a un Etre suprême qui nous voit, nous entend, et qui peut nous secourir dans nos besoins. La connaissance de la Divinité , et le culte qui lui est dû, sont ce qu'on appelle la religion* Les principales religions qui ont régné ou régnent encore sur la terre, sont au nombre de quatre : La religion juive, ou le judaïsme. La religion chrétienne, ou le Christianisme. La religion mahométane, ou le Mahor métisme.
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ENFANS.
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■ La religion païenne, ou l'Idolâtrie. Judaïsme. — Moïse. [ Moïse, de la tribu de Lévi, fut à la fois chef et législateur des Hébivux ou Juifs, qu'il tira de la servitude
d'Egypte. On re-
re ,
présente Moïse avec deux rayons de lumièlesquels, s'élevant des deux côtés de
son front, se terminent en pointe comme deux cornes lumineuses. Lorsqu'il descendit du mont Sinaï, il parut aux Israélites environné de lumière, c'est pourquoi on le peint ainsi.
[ Le Judaïsme est la religion des Juifs anciens et des Juifs modernes. Cette religion
-est fondée sur l'autorité divine ; les Hébreux l'avaient reçue immédiatement de Dieu. Tout le système religieux des anciens iTuifs était contenu dans un des livres de Moïse , à qui Dieu donna lui-même la loi jsur le mont Sinaï. Ce livre est le Lêvitiquc, fainsi appelé, parce qu'il traite principalefment des cérémonies ou de la manière dont
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LE PRÉCEPTEUR
Dieu voulait que son peuple le servît, par le ministère des sacrificateurs et des lévites. La religion des Juifs modernes , quoique la même au fond que celle des anciens Juifs, se partage en trois branches : la Rabbanite , la Karaïte, la Samaritaine. Il y a beaucoup de Juifs en Asie et en Afrique, moins en Europe, et très-peu en Amérique, où ils n'ont été qu'avec les na. tions commerçantes. Ils ne forment nulle part un corps de peuple dominant. Les Karaïte s demeurent en Pologne et dans l'empire turc. Les Samaritains habitent, en petit nombre, la Terre-Sainte et ses environs. Le Christianisme. Le Christianisme est la religion qui reconnaît Jésus-Christ pour son auteur : les titres de sa divinité sont contenus dans les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament.
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ENFANS.
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Presque toute l'Europe est chrétienne. Il a des Chrétiens dans la plupart des réions de l'Asie et de l'Afrique; il y en a
Ide même dans les pays que possèdent les
-Européens en Amérique. Le Mahométisme. Le Mohométisme est une religion établie Idès le sixième siècle, par le faux prophète ^Mahomet.
I
Cet homme extraordinaire naquit à la
•.Mecque, ville de l'Arabie pétï-ée,Pan 5;i
fou 572 de notre ère. Si les historiens ne
s'accordent pas sur l'état de sa famille, ils
I
conviennent au moins qu'Abdala, son père, etEmina, sa mère , étaient très-pauvres. Ayant perdu l'un avant sa naissance, et l'autre cinq ou six ans après, Mahomet fut élevé par un oncle, lequel, n'ayant pas assez de bien pour le marier, le mit au service d'une femme nommée Chedighe ou Cadîschée, qui envoyait des marchandises dans la Syrie : elle le fit conducteur de ses chameaux. Cadischée devint éprise de Mahomet, et l'épousa : il avait alors a5 ans.
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LE
PRÉCEPTEUR
Mahomet tombait du mal caduc : voulant tacher cette infirmité à sa femme, il lui fit accroire que ses convulsions étaient causées par la vue de l'ange Gabriel, qui lui apparaissait pour lui annoncer, de la part de Dieu, plusieurs choses concernant la religion. Trompée, ou feignant de l'être, Cadischée publia que son mari était un prophète; elle lui fit des sectateurs. Son valet, et quelques autres personnes agirent de leur côté avec tant de succès , que les magistrats de la Mecque , voulant prévenir les désordres qui suivent ordinairement les nouvelles opinions, résolurent de s'assurer de Mahomet ; celui-ci en fut averti, et prit la fuite. C'est de cette évasion même que les Mahomélans comptent les années de leur hégire ( fuite ). Ce mot répond à celui d'ère ou époque. Mahomet se retira à Médine, accompagné de peu de personnes ; mais il ne tarda pas à y être suivi de plusieurs de ses disciples , avec lesquels il fit bientôt éclater le projet qu'il avait conçu d'établir sa religion par les armes. Sa première tentative ne fut pas
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ENFANS.
I I
heureuse, mais dans la seconde, ayant attaqué une caravane d'environ mille koreischiles, il fit un butin considérable, et il ne perdit que quatorze hommes , qui ont été placés honorablement au nombre des martyrs deleur religion. Cette victoire, regardée comme un miracle par les sectateurs de Mahomet, leur persuada que Dieu combattait pour eux, comme il combattaient pour lui ; dès-lors ils se flattèrent de conquérir le monde. Mahomet prit la Mecque ; il eut la gloire de voir ses persécuteurs à ses pieds. Dans l'espace de neuf ans, par la parole et par les armes, il fit la conquête de toute l'Arabie, pays aussi grand que la Perse , et, que les Perses et les Romains n'avaient pu soumettre. Ensuite il attaqua la Syrie où régnait Héraclius , et s'empara de quelques villes. Il donnait le choix au peuple qu'il voulait subjuguer, d'embrasser sa nouvelle religion, ou de payer un tribut annuel de treize drachmes d'argen t par chaque famille. Maître de l'Arabie , et redoutable à tous ses voisins, Mahomet mourut de maladie à Médine , à l'âge de 63 ans , regardé comme
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LE PRÉCEPTEUR
un grand homme par ceux même qui ne voyaient en lui qu'un imposteur, et considéré comme un prophète par tout le reste. Voici comment Mahomet s'exprimait en parlant A'Alla ( Dieu ) : c'est celui qui ne lient L'être que de lui-même , et de qui les autres le tiennent ; qui n'engendre point et qui n'est point engendré; et à qui rien n'est semblable dans toute l'étendue des êtres. Cette définition, d'un genre vraiment sublime, et consacrée dans tout l'Orient, se trouve dans l'un des chapitres de l'Alcoran. Un homme célèbre remarque que ce dogme de l'unité d'un Dieu, présenté sans ni) stère, et proportionné à l'intelligence humaine, contribua beaucoup à ranger sous la loi de Mahomet quantité de nations, et jusqu'à des nègres en Afrique, et des insulaires dans l'Océan indien. Le Mahométisme ou la loi de Mahomet gouverne despotiquement toute l'Afrique septentrionale, du Mont-Atlas au désert de Barca , toute l'Egypte , les côtes de l'Océan éthiopien dans l'espace de six cents lieues ; la Syrie, l'Asie mineure, tous les pays qui
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•.entourent la mer Noire et la mer Caspienne, ■excepté le royaume d'Astracan ; tout l'emipire de l'Indoustah, toute la Perse , une igrande partie de la Tartarie 5 et clans notre JEurope, la Thrace , la Macédoine, la Bulgarie, la Servie , la Bosnie, toute la Grèce, l'Epire , et presque toutes les îles , f jusqu'au petit détroit d'Otrante. L'Idolâtrie. Le Christianisme était établi, et il y avait gîcependant, en Italie même, beaucoup de Ipeuples encore gentils ( païens ), même au septième siècle. Le nord de l'Allemagne ~ Idepuis le Véser, n'était pas chrétien du I temps de Charlemagne. Long-temps après i le règne de ce prince , la Pologne et tout le i septentrion restèrent dans ce qu'on appelle idolâtrie. La moitié de l'Afrique, tous les royaumes au-delà du Gange, le Japon, la populace de la Chine, cent hordes de Tartares ont conservé leur ancien cidte. Il n'y a plus, en Europe, que quelques Lapons, quelques Samoyèdes, quelques
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LE
PRÉCEPTEUR
Tartares qui aient persévéré dans la religion de leurs ancêtres. Les Perses adoraient autrefois le soleil et e feu , mais depuis l'établissement du Mahométisme, il n'y a plus que quelques naturels du pays qui aient conservé l'ancienne religion : ce sont les Guèbres , qui se sont établis sur les côtes voisines de la Perse, ou dans la presqu'île en-deçà du Gange. La religion des Brachmanes était autrefois là seule de tout le Mogol; aujourd'hui elle le partage avec celle de Mahomet : mais elle est encore dominante dans les états des Rajas, petits souverains indépendans du Mogol. Le fond de la doctrine des Brachmanes était la Métempsycose. A ces philosophes , qui passaient leur vie à étudier la nature et les astres, ont succédé lesBramines, espèces de charlatans, qui trompent le peuple par leurs artifices et leurs pratiques superstitieuses. La religion des Lamas, prêtres de la Tartarie chinoise, reconnaît un pontife
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(suprême, adoré, même de son vivant, par jle peuple comme un dieu. Les Chinois, en général, ne connaissent [point d'autre dieu que le Ciel. Le peuple [ adore des idoles , et les châtie lorsqu'elles I n'exaucent pas ses voeux ; mais les lettrés se Icontentent d'offrir des sacrifices au soleil, à lia lune , et aux astres: les uns et les autres Sont un grand respect pour Confucius. Les peuples du Japon reconnaissent une finfinité de dieux, dont les plus anciens sont ^les Camis , qu'ils disent descendus du soleil et les Sotoques adorés à la Chine. Il y en a quatre qu'ils honorent d'un culte particulier; ce sont sJmida, le plus considérable de tous ; Xaca, fondateur de leur religion et leur législateur ; Canon et Gizon , dont ils racontent des fables ridicules. Les prêtres de toutes ces divinités s'appelaient Bonzes, comme à la Chine; le peuple a pour eux le plus grand respect. Quant aux cérémonies du culte, elles ont la plus grande ressemblance avec celles du Christianisme.
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La rtligion païenne domine aussi en plusieurs contrées de l'Afrique, comme la Guinée , le Monomotapa, la Cafrerie , etc. C'était aussi la religion de tous les peuples de l'Amérique, avant que le Christianisme y fût établi. Les peuples du Pérou adoraient le soleil ; ceux de Floride et quelques peuples du nouveau S'exique l'adorent encore. Les nations sauvages du Canada, de la Guyanne, du Brésil et de la plus grande partie du Paraguai, révèrent le diable ou l'auteur du mal. Suite du Christianisme. La religion chrétienne a ses mystères : La trinitè, Vincamation , etc. Les commandemens de Dieu , au nombre de dix : un seul Dieu tu adoreras, etc. Les commandemens de l'Eglise : les Dimanches tu sanctifieras , etc.
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Les sept sacremens, dont nous donnerons les noms et les signes sensibles qui les distinguent. Le baptême : de l'eau jetée sur la tête avec les paroles prescrites. La confirmation : l'imposition des mains de l'évêque avec l'onction du saint-chrême. La pénitence : l'imposition des mains du prêtre avec les paroles de l'absolution. Ueucharistie . les paroles de la consécration prononcées par le prêtre. Le mariage : la bénédiction du prêtre et l'anneau nuptial. L'ordre : la tonsure et les autres cérémonies qui servent à conférer chaque degré des différens ministères. h'extrême-onction : i'onction des saintes huiles, qui se fait aux yeux, aux oreilles , à la bouche , au nez, à la poitrine, aux mains et aux pieds.
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Les vertus théologales. La foi : on la dépeint avec une croix, tenant un calice avec une hostie. \? espérance : elle lève les yeux au ciel et s'appuie sur une ancre. La charité : elle tient des enfans entre ses bras , et dans la main un cœur enflammé. Les ve/ius cardinales. La prudence : elle tient un miroir entouré d'un serpent. La force : sous la forme d'un amazone, elle s'appuie contre une colonne; un lion est à ses pieds. La justice : elle tient une balance et une épée ; ses yeux sont couverts d'un bandeau. La tempérance : elle tient un mors de bride et une coupe renversée.
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Les sept péchés capitaux. L'orgueil : on lui donne pour emblème un paon. L'avarice : une pie ou une louve. La luxure : un boue ou un satyre. La gourmandise : un cochon. L'envie : un serpent ou une hydre à sept êtes. La colère : un lion ou un tigre. La paresse: un âne ou une tortue.
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ABRÉGÉ
DE L'ANCIEN TESTAMENTAdam.
DIEU
a créé le monde par sa parole et sa
pure volonté ; il l'a créé en six jours. Lorsqu'il eut fait la lumière , le ciel, la terre, les arbres, les plantes, les poissons, les oiseaux et toutes les autres bêtes , il fit le premier homme, qu'il nomma Adam. Dieu donna à l'homme une âme raisonnable, capable de le connaître et de l'aimer. Dieu fit aussi la femme, pour être la compagne d'Adam ; il les plaça dans le paradis terrestre : c'était un lieu de délices, où croissaient des arbres, des fleurs et des fruits de toute espèce. Dieu leur permit de manger de tous les fruits de ce jardin , excepté celui de l'arbre de la science du bien et du mal. Adam et Eve étaient heureux dans l'état d'innocence ; le démon en fut jaloux;
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1 tenta la femme. Eve cueillit du fruit de de l'arbre de la science du bien et du mal ; ensuite elle en fit manger à son mari. Sitôt qu'ils eurent péché, ils s'aperçurent qu'ils étaient nus, et ils se cachèrent. Irrité de leur désobéissance, Dieu les chassa du paradis terrestre ; il condamna l'homme à labourer la terre , et rendit la femme sujette à son mari. Tous deux perdirent les avantages qu'ils possédaient dans l'état d'innocence. Il furent, exposés aux incommodités des saisons, à la faim, aux maladies et à la mort. Cette première faute d'Adam et d'Eve est ce qu'on appelle le péché originel. Le Déluge. Les enfans d'Adam vinrent au monde dans la corruption et la mort. Caïn tua sonfrère Abel par excès de jalousie. Les descendans de Caïn furent si méchans , que Dieu résolut de les exterminer. Noé, homme juste, ayant trouvé grâce devant le Seigneur, en reçut l'ordre de bâtir l'arche : c'était un grand vaisseau en forme de ccffre,
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LE PRÉCEPTEUR
avec un couvercle, où Noé entra avec sa famille, composée de sa femme, de ses trois fils, Sem , Chain et Japjiet, et des femmes de ses fils. Noé mit aussi clans l'arche sept paires de tous les animaux purs, et deux paires de tous ceux qui étaient impurs. Lorsque le temps prescrit par l'Eternel fut venu, il plut horriblement pendant quarante jours et quarante nuits ; la mer se déborba ; l'eau s'éleva de vingt pieds au-dessus des plus hautes montagnes; elle fit périr tous les hommes, les animaux de la terre, et les oiseaux du eiel. La terre ayant été submergée pendant cinquante jours, Dieu se souvint de Noé; il envoya un vent frais qui sécha les eaux. Sept mois après le commencement du déluge, l'arche s'arrêta sur une des montagnes d'Arménie. Au bout d'un an, Noé sortit de l'arche ;il offrit un sacrifice à Dieu en reconnaissance de la protection qu'il en avait reçue. Noé étant mort, ses trois fils, Sem, Chain et Japhet, se partagèrent la terre. Japket
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eut l'Europe, Chain l'Afrique , etSem l'Asie orientale. Cela arriva i656 ans après la création du monde. A cette époque les hommes avaient déjà quelque connaissance des arts : on doit à Tubalcain l'invention de forger le fer; à, Jubal, la fabrication des instrumens de musique ; la ville d'Henochia fut bâtie par les enfans de Caïn. . La Tour de Babel. Quand \\ terre fut sortie de dessous les eaux, Dieu fit paraître 1:'arc-en-ciel, pour signe qu'il n'y aurait plus de déluge. Les descendans de Noé, n'ayant aucune confiance dans cette pro'messe faite à leui^s pères, voulurent, avant de se séparer, bâtir une tour très-haute, qui les sauvât d'une seconde inondation. Mais Dieu, pour les punir, confondit leur langage, de sorte qu'ils ne s'entendaient plus. De là vient le nom de Babel, donné à cette tour, qui signifie confusion. C'est dans ce lieu que Babylone fut bâtie, dans la suite, la ville a pris son nom de cette tour.
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LE
PRÉCEPTEUR
Depuis le déluge les humains semblèrent avoir dégénéré : ils vécurent moins long-temps. Adam avait vécu 980 ans, et Mathusalem c6o. Après le déluge, l'âge de l'homme diminua peu à peu, jusqu'à plus des deux tiers ; Phaleg en particulier, sous lequel se fit la séparation des enfans de Noé, ne vécut que 24° ans- On remarque encore que les hommes, qui s'étaient toujours nourris des fruits de la terre, commencèrent alors à manger de la chair des animaux. Devenus plus méchans qu'avant le déluge, les descendais de Noé se firent la servitudes, les guerre; il fallut partager les terres et les biens. De là vinrent les pillages, les trahisons ; chacun ne songea plus qu'à vivre à sa fantaisie, à manger et à boire; les hommes oublièrent le vrai Dieu ; ils adorèrent les astres et autres choses visibles.
Abraham.
Les hommes ayant abandonné l'observati n de la loi de nature, et se livrant à
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idolâtrie, la connaissance du vrai Dieu, ut le partage de quelques saints personnaes : de ce nombre était Abraham. Dieu t avec lui une alliance particulière, afin de s'en servir pour conserver sur la terre a pratique de la vertu. Dieu ordonna à Abraham d'aller dans la terre de Chanaan , où il voulait établir son culte; il lui promit de lui en donner la possession, démultiplier sa postérité comme les étoiles du ciel, et d'en faire naître *e Messie. Abraham crut aux promesses du Seigneur : il passa l'Euphrate, et arriva dans la terre promise, avec Sara, sa femme, et Loth, son neveu. Loth s'étant retiré à Sodome, deux anges vinrent l'avertir de quitter cette ville, de peur d'être enveloppé dans le châtiment des Sodomites, qui, par leurs crimes, avaient attiré la colère du ciel. Lorsque Loth fut parti, une pluie de feu et de soufre tomba sur la ville et la consuma.
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LE PRÉCEPTEUR
Abraham avait cent ans alors ; sa femme Sara était aussi fort avancée en âge; Dieu lui donna un fils, qu'il nomma Isaac. Ce fils, devenu grand, faisait la joie de son père : Dieu, pour éprouver la foi de son serviteur, ordonna à Abraham de le lui sacrifier : il obéit sans réplique. Comme il levait le couteau sur Isaac, un ange lui arrêta le bras, et lui déclara que le Ciel était satisfait de son obéissance. Jacob. Isaac épousa Rébecca, petite-fille de Nachor, frère d'Abraham. Dieu Lénit ce mariage par la naissance A'Esaiï et de Jacob, deux frères jumeaux. Esaù était l'aîné ; il vint au monde tout couvert de poil. Devenu grand , Jacob acquit par adresse le droit d'aînesse , surprit la bénédiction de son père; voici comment : unjourEsaû, revenant de la chasse fort affamé, désira un plat de lentilles qu'avait préparé Jacob; celui-ci ne le lui donna que lorsqu'Esaii lui eut cédé son droit d'aînesse.
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Rébecca aimait tendrement Jacob. Pour lui isurer les avantages de ce droit d'aînesse, llle tua un chevreau , l'accommoda , couvrit <Je sa peau les mains et le cou de Jacob, et celui-ci, sous le nom d'Esaii, présenta à Isaac, qui était aveugle, ce qu'il disait avoir tué à la chasse. Isaac trompé par cette ruse, lui donna sa bénédiction, à laquelle les promesses de Dieu étaient attachées. ? Lorsqu'Esaû apprit cette supercherie , il entra dans une grande colère , et voulut tuer Jacob ; mais celui-ci s'enfuit chez son oncle Laban , dont il garda les troupeaux. Après avoir servi son oncle pendant quatorze ans , Jacob en obtint pour femme Rachel, sa fille. Long-temps après il retourna dans la terre de Chanaan, et fut toujours fi,dèle à Dieu. De Jacob et de Rachel sont nés les douze patriarches : Ruben, Siniéon, Lévi, Judas, Mssuchar, Zabulon,, Dan, Nepthali, 'ad, Aser, Joseph et Benjamin.
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LE PRÉCEPTEUR
Joseph.
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Joseph élait plus cher à Jacob que ses autres enfans. Ses frères en furent jaloux; ils le vendirent à des marchands israélites, qui le menèrent en Egypte, où il devint esclave de Putiphar, capitaine des gardes du roi Pharaon II. Putiphar prit Joseph en affection , il le fit son intendant. Peu de temps après, Joseph ayant montré une grande sagesse et un grand savoir, Pharaon Pappela auprès de sa personne , et lui donna un pouyoir absolu sur toute l'Egypte. Cependant les enfans de Jacob furent, contraints par la famine de venir en Egypte acheter du grain. Joseph s'étant assuré qu'ils1 se repentaient du crime qu'ils avaient commis à son égard, se fit connaître à eus, Il leur ordonna de faire venir leur père et le reste de sa famille. Ils vinrent et s'établirent en Egypte , au nombre de soixante-dix personnes. Jacob demeura dix-sept ans dans le fertile pays de Gessen, que Pharaon lui avait donné.
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Avant de mourir, Jacob bénit ses enfans, t il leur prédit ce qui devait arriver de plus onsidérable à leur postérité. Il dit à Juda qu'il commanderait à tous ses frères , et pue lecommandementresterait dans sa race, fjusqu'à ce que vînt celui qui devait être envoyé, et qui serait l'attente des nations. Moïse. ï Les Israélites, c'est-à-dire, les descenjjtans de Jacob, surnommé Israël, multiplièrent comme Dieu l'avait promis à Abraham. Le roi d'Egypte, qui craignit qu'ils ne se rendissent trop puissans, les réduisit
In servitude, et les assujétit aux plus durs travaux. Par ordre de Pharaon, leurs enns mâles furent jetés dans le Nil. Touché de leurs plaintes, Dieu résolut de les secourir, en mémoire de l'alliance qu'il avait faite avec Abraham , Isaac et Jacob : il choisit Moïse pour ce grand desein. Moïse, l'un des enfans des Israélites, ondamnés à périr par l'ordre du roi d'E2.
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LE PRÉCEPTEUR
gypte, fut exposé sur le Nil dans une corbeille ; Therathis, fille de Pharaon, l'ayant vu, en eut pitié et l'adopta. Moïse resta à la cour jusqu'à l'âge de 4° ans 5 mais ayant tué un Egyptien qui maltraitait un Israélite, il se sauva dans le désert de Madian. Dieu lui apparut sur le mont Oreb, dans un buisson qui brûlait sans se consumer; il lui ordonna de délivrer son peuple, et le renvoya en Egypte, avec le pouvoir de faire des miracles. Moïse se présenta devant Pharaon, et lui signifia l'ordre de Dieu; mais ce roi ne voulut jamais consentir à laisser aller les Israélites. Moïse chercha à l'y contraindre, en accablant l'Egypte des fléaux qu'on nomma les plaies d'Egypte : il changea l'eau en sang, il remplit tout le pays de grenouilles et d'insectes ; il extermina toutes les bêtes; il affligea les Egyptiens de la peste, et les couvrit d'ulcères ; des ténèbres épaisses enveloppèrent l'Egypte pendant trois jours. Malgré toutes ces calami
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és, Pharaon demeura da«ns l'endurcisseent. Les Israélites dans le désert. Lorsque le temps marqué pour la délirance des Israélites fut venu, Dieu leur rdonna de prendre un agneau dans chaque àmille , de le faire rôtir, et de le manger, près avoir teint de son sang la porte de iichaque maison. Ce souper fut nommé la pâque, c'est-à-dire, le passage. Les Israélites le renouvelaient tous les ans, en mémoire de leur délivrance. La nuit même de la pâque, Dieu envoya l'ange exterminateur, qui frappa de mort Xous les premiers-nés des Egyptiens, sans ftoucher à ceux des Israélites , dont les maisons étaient marquées du sang de l'agneau. Cette dernière plaie obligea Pharaon de laisser aller les Israélites; mais bientôt il s'en pepentit, et il les poursuivit avec une armée jusqu'au bord de la mer Rouge. Moïse Brappa la mer ; les eaux s'étant partagées, Js'élevèrent comme deux montagnes , et les
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LE PRÉCEPTEUR
Israélites passèrent à pied sec. Pharaon ayant voulu les suivre, fut enseveli sous les eaux avec toute son armée.. Moïse conduisit les Israélites dans un grand désert, où Dieu opéra plusieurs miracles en leur faveur. Premièrement, il les nourrit de la manne : c'était une espèce de rosée qui tombait du ciel tous les matins; secondement, il leur donna pour guide un nuage , qui les garantissait pendant le jour des ardeurs du soleil, et qui les éclairait durant la nuit; troisièmement, il fit sortir de l'eau d'un rocher, en ordonnant à Moïse de le frapper de sa verge. Le séjour des Israélites dans le désert fut de quarante ans. Les dix commandemens de Dieu. Trois mois après la sortie d'Egypte, les Israélites arrivèrent au mont Sinaï, où ils se reposèrent. Moïse voyant que ce lieu était saint, leur défendit d'approcher de fa montagne. Le cinquantième jour après la pâque, les Israélites virent le haut de la montagne tout en feu ; un nuage la
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ÉNFÂNS.
| couvrait , d'où sortaient des éclairs et un ■tonnerre épouventables 5 ils entendaient le ïbruit d'une trompette; mais ils ne voyaient | personne. Alors une voix terrible sortant de ce nuage, prononça ces paroles : Je suis le ^Seigneur ton Dieu , qui t'ai tiré de la terre [d'Egypte, de la maison de servitude. I. Tu n'auras point de dieux étrangers fdevant moi. Tu ne feras point d'idoles , [ni aucune figure de ce qui est au ciel , ïsur la terre et dans les eaux , pour les servir; car je suis un Dieu puissant et jaloux, qui recherche les péchés des pères sur les enfans, jusqu'à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent , et qui fais du bien à l'infini à ceux qui m'aiment et qui gardent mes commandemens. II. Tu ne prendras point le nom du Seigneur ton Dieu en vain ; car Dieu ne laissera point impuni celui qui aura pris son nom eiï vain. III. Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat. Tu travailleras pendant six
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jours; le septième est le sabbat, c'est-àdire, le jour du Seigneur : tu ne feras aucun travail ce jour-là, ni toi, ni tes serviteurs , ou tes bêtes, ni l'étranger qui demeure avec toi; car Dieu a fait le ciel et la terre en six jours; et s'est reposé le septième ; c'est pourquoi il l'a béni et sanctifié. IV. Honore ton père et ta mère, afin que tu vives long-temps dans la. terre que Dieu te donnera. V. Tu ne tueras point. VI. Tu ne commettras point d'adultère, VII. Tu ne déroberas point. VIII. Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain. IX. Tu ne désireras point la femme de ton prochain. X. Tu ne désireras point sa maison son ? esclave , son âne, ni tout ce qui lui appartient. Dieu écrivit ces dix commandemens sur deux tables de pierre , et les donna à Moïse, qui était sur la montagne dans le nuage.
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L'Arche d'Alliance. \ Les Israélites écoutèrent avec respect les paroles du Seigneur ; mais épouvantés de la majesté divine , ils prièrent Moïse de parler dorénavant seul à Dieu, et de leur transmettre ses ordres. Moïse retourna sur la montagne ; il y demeura quarante jours ^ et y reçut de Dieu l'ordre de faire Marche d'alliance et le tabernacle. L'arche était un coffre de Bois précieux, revêtu d'or en-dedans et en-dehors , et couvert de deux chérubins : il était destiné à renfermer les deux tables de la loi. Le tabernacle était une tente magnifique pour mettre à couvert l'arche ; il y avait un chandelier d'or à sept branches, ne table pour les pains de proposition , t un petit autel pour offrir des parfums. ia table et l'autel étaient revêtus d'or. jjDevant la porte du tabernacle on mit i'au|tel des sacrifices , lesquels devaient être [offerts par Aaron, frère de Moïse , et ses
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enfans. Moïse reçut ordre de Dieu de faire faire des habits particuliers et des orneraens précieux, et de les consacrer aux sacrificateurs , à la charge que cette fonction serait attachée à la famille d'Aaron. Tout le reste de la tribu de Lévi fut aussi consacré à Dieu, pour aider les sacrificateurs dans leurs fonctions. Fautes des Israélites; leur punition. Pendant que Moïse était sur la montagne à s'entretenir avec Dieu, les Israélites , qui s'ennuyaient à l'attendre , firent un veau d'or, l'adorèrent, et lui offrirent des sacrifices. Moïse, ayant vu le veau d'or, autour duquel dansaient ces idolâtres , jeta par terre les tables de la loi ; il brisa aussi l'idole. Dieu voulut exterminer ce peuple ingrat , mais Moïse l'apaisa. Étant retourné sur la montagne, Dieu lui donna de nouvelles tables , sur lesquelles étaient les dix commandemens. Lorsque Moïse descendit de la montagne avec les tables de la loi, son visage était si éclatant de lumière, qu'il fut obligé de
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le couvrir d'un voile pour parler au peuple. Les Israélites, incorrigibles, s'attirèrent plusieurs fois de sévères châtimens de la part de Dieu : Nadab et Abiu, fils d'Aaron, furent dévorés par un tourbillon de flammes, pour s'être servis d'un feu étranger dans leurs encensoirs; la terre engloutit Coréj Dathart et Abiron , en punition de leurs murmures contre Moïse ; deux Israélites furent lapidés ponr avoir désobéi à Dieu; Marie, sœur de Moïse, fut couverte de lèpre, pour la punir de son manque de foi. Ces exemples terribles ne firent cependant aucune impression sur cé peuple ; il se mutina encore lorsqu'il était sur le point d'entrer dans la terre promise. Dieu, irrité, déclara qu'aucun de ceux qui avaient atteint l'âge de vingt ans n'y entrerait : ils étaient six cent mille combattans en sortant d'Egypte. Cette menace n'ayant point corrigé les Israélites , qui regrettaient les viandes et les ognons d'Egypte, Dieu , dans sa colère envoya des serpens, qui causèrent une affreuse mortalité.
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LE PRÉCEPTEUR
Mort de Moïse. Dieu, s'étant laissé toucher à la prière de Moïse, lui ordonna d'élever un serpent d'airain. Tous ceux qui purent regarder ce serpent furent guéris. Après avoir gouverné les Israélites pendant quarante ans , et après avoir écrit leur histoire , qu'il fit mettre dans l'arche , avec les tables de la loi, Moïse mourut à l'âge de cent vingt ans, sur le mont Abarim, d'où Dieu lui fit voir la terre promise. Le Seigneur ne voulut point qu'il y entrât, pour le punir de la défiance qu'il avait marquée dans le désert, en frappant deux fois le rocher pour en faire sortir de l'eau. Sur le point de mourir, Moïse fit renouveler aux Israélites l'alliance qu'ils avaient faite avec Dieu avant de sortir de l'Egypte. Il les exhorta à marcher dans les voies du Seigneur, à n'aimer que lui seul, et à observer ses commandemens. Il leur représenta que Dieu les avait choisis entre toutes les nations pour être son peuple, non à cause de leurs mérites, mais en considération
�DES ENFANS.
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des promesses qu'il avait faites à leurs pères. Il leur dit que Dieu allait les faire entrer clans la terre de Chanaan, terre fertile et délicieuse ; qu'il les y ferait multiplier, les protégerait, et leur donnerait l'avantage sur tous leur ennemis. Lorsque Moïse eut fini ce discours , il remit à Josué la conduite du peuple; ensuite il s'endormit dans le Seigneur. Josué. Après Moïse, les Israélites furent gouvernés par des juges , dont voici les noms : Josué, Othoniel, Aod, Débora , Gèdèon, Abimélech, Thola, Jaïi\ Jephté, Abésant, Ahialon,Abdon,Samson, Héliet Samuel. Dieu marqua le gouvernement de Josué par de grands miracles : le Jourdain remonta vers sa source, pour laisser passage aux Israélites; les murailles de Jéricho tombèrent devant l'arche , au son des trompettes ; le soleil s'arrêta à la prière de Josué, pour lui donner le temps d'achever sa victoire ; les Israélites défirent un grand nombre de rois qui habitaient la terre promise et que Dieu livra à leur vengeance.
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LE PRÉCEPTEUR
Vainqueur de ses ennemis , Josué distribua la Palestine aux douze tribus. La treizième , la tribu de Lévi, n'eut point de terre, parce que ceux qui la composaient étant réservés pour la cérémonie du culte , Dieu leur avait donné pour subsistance les dîmes et les prémices de tous les fruits. Les tribus étaient les descendans des douze patriaches , fils de Jacob , lequel avait ordonné en mourant qu'au lieu de Joseph, on compterait ses deux fils Ephraïm et Manassé. 11 y avait donc en tout treize tribus. La tribu de Juda eut le premier lot et le plus grand ; elle fut toujours regardée comme devant commander aux autres , parce que le Messie devait naître dans son sein, suivant les promesses de Dieu. Suite des Juges. Les plus remarquables des juges qui gouvernèrent les Israélites sont : Débora, prophétesse , femme courageuse : elle défit Sisara, général chananéen. Gèdèon, choisi de Dieu d'une manière miraculeuse, marcha contre les Madianites,
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ENFANS.
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après avoir fait prendre à ses soldats des trompettes et des flambeaux enfermés dans des pots de terre. Dès que le signal fut donné , ils cassèrent les pots les uns contre les autres ; tout à coup le son des trompettes, mêlé au feu des flambeaux, jeta un si grand effroi parmi les ennemis , qu'ils s'entretuèrent. Jephté promit à Dieu , s'il remportait la victoire sur les Ammonites , de lui sacrifier la première personne qui viendrait à sa rencontre : il eut la douleur de voir que c'était sa fille. Samson a été remarquable par sa force plus qu'humaine : il emporta sur ses épaules les portes de Gaza , déchira un lion en deux , tua mille Philistins avec une mâchoire d'âne. Mais ayant cédé aux caresses artificieuses de Dalila, il lui apprit que sa force était dans ses cheveux ; cette femme perfide les lui coupa pendant son sommeil, et les Philistins lui crevèrent les yeux. Les cheveux de Samson étant repousses ,
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LE PRÉCEPTEUR
et sa force revenue , il se vengea de ses ennemis en renversant les colonnes de la salle où ils étaient rassemblés au nombre de trois mille , qui tous périrent avec lui. Ruth. Pendant que le peuple d'Israël était gouverné par des juges, une grande famine ayant obligé Elimélech et Noémi de quitter Bethléem 3 leur pays, ils se retirèrent dans celui de Moab , et marièrent leurs deux fils avec deux filles Moabites , appelées Orpha et Ruth. Dix ans après, Noémi ayant perdu son mari et ses deux fils, voulut retourner à Bethléem : elle pria ses belles-filles d'aller chez leurs parens. D'abord toutes deux protestèrent qu'elles ne la quitteraient pas; mais Orpha s'étant repentie de sa promesse, fit ses adieux à Noémi et retourna dans sa famille. Ruth, dont l'attachement était beaucoup plus fort, ne voulut jamais abandonner sa belle-mère : J'irai, lui dit-elle, partout où vous ire%; je demeurerai où vous demeuîvreç; votre Dieu sera mon Dieu; et la
�DES EN FANS.
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i mort seule me séparera de vous. Voyant Isa fermeté, Noémi lui permit de la suivre. 1 Elles arrivèrent à Bethléem dans le temps idela moisson; et comme la pauvreté les 1 pressait, Ruth alla glaner dans le champ | de Boo%. Sans Ja connaître, Booz lui témoigna i beaucoup de bonté; il ordonna àsesmoisI sonneurs de laisser tomber des épis, afin I qu'elle les ramassât. Dans la suite, l'ayant I reconnue pour sa parente, il l'épousa.Dieu 1 bénit ce mariage par la naissance d'Obed,
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grand-père de David. Les Israélites sont gouvernés par des rois.
Le grand-prêtre Heli et le prophète Sa* • muel furent les deux derniers juges qui gouvernèrent les Israélites. Opïiniet Phinée, les deux fils du grandprêtre , ayant commis des désordres dans le temple, sans en être repris par leur père, Dieu ne put souffrir la coupable indulgence d'Hélij il fit éclater sa colère contre le père et les enfans : Ophni et Phine furent
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PRÉCEPTEUR
tués. L'arche du Seigneur fut prise. A cette nouvelle, le grand-prêtre Hèli tomba à la renverse et se fendit la tête. Le prophète Samuel, consacré au Seigneur depuis l'âge de trois ans, fut favorisé de grandes révélations. Il gouverna sagement les Israélites; néanmoins ils lui demandèrent un roi, dans sa vieillesse, parce qu'ils auguraient mal de la conduite de ses fils. Le premier roi qu'eurent les Israélites fut Saiïl, de la tribu de Benjamin; peu de temps après avoir été sacré par Samuel, Dieu le rejeta à cause de ses péchés. David, jeune berger, huitième fils d'Zsaïe fut sacré par Samuel, à la place de f Saùl. Dieu lui applanit les voies du trône, en lui faisant remporter la victoire sur le géant Goliath, de. Goliath était un Philistin d'une grandeur prodigieuse , qui, pendant quarante jours , insulta l'armée des Israélites., les défiant de terminer la guerre par un duel. Le jeune David, ayant demandé à le combattre, s'avança vers lui avec une fronde et un bâton ; il le vainquit, et lui
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ENFANS.
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coupa la tête. David, ramené en triomphe, épousa la fille de Saiil, que ce roi avait promise pour être la récompense du vainqueur de Goliath. Cependant Divid fut 'persécuté par ce même Saiil, jaloux de la préférence qu'on lui avait donnée : il fut oblieé de s'enfuir pour échapper à sa fureur. Devenu roi, David soutint de grandes guerres contre les infidèles. Dieu lui fit vaincre ses ennemis , et il le combla de richesse et de gloire. David commit de grandes fautes ; mais son repentir nous a valu les psaumes que l'on chante dans les églises. Ce roi fléchit enfin le Seigneur par sa pénitence ; il fut toujours depuis fidèle à le servir. Solo mon. Salomon , l'un des enfans de David , monta après lui sur le trône d'Israël. Ce jeune prince , pénétré de ses devoirs , demanda à Dieu la sagesse pour se bien conduire ; non-seulement elle lui fut accotr-
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PRÉCEPTEUR
deej mais il devint encore le plus riche et le plus magnifique des rois. Salomon bâtit le temple de Jérusalem, dont son père avait fait les préparatifs : c'était un superbe bâtiment, tout revêtu d'or en-dedans , et divisé en deux parties; la plus secrète était le sanctuaire , où reposait l'arche d'alliance, sous les chérubins. Le souverain pontife était lé seul à qui l'entrée en fut permise, encore n'y entraitil qu'une seule fois dans l'année. Devant ce temple, était l'autel pour les holocaustes et les autres sacrifices, dans une grande cour environnée de galeries, avec plusieurs salles et divers appartemens pour toutes les fonctions des sacrificateurs et des lévites. Il n'y avait que ce seul temple dans tout Israël ; et il n'était permis de sacrifier que sur cet autel. La sagesse de Salomon éclata dans le jugement célèbre des deux femmes qui réclamèrent sa justice. La renommée ayant répandu par toute la terre l'éloge du roi Salomon, la reine de Saba vint du fond
�DES ENFANS.
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îiclu midi pour le voir : elle avoua que la grandeur de ce prince surpassait son Éittente. Ebloui de ses richesses et de sa puissance, fSalomon ne put se garantir de l'orgueil Iqu'elles inspirent : il oublia Dieu qui les lui avait données, et tomba dans l'idolâtrie; «c'est pourquoi le Seigneur permit que son [royaume fut divisé après sa mort. Schisme des dix tribus, ou de Samarie. Roboam, fils de Salomon , lui ayant sucédé, dix tribus l'abandonnèrent pour se [donner à Jéroboam , de la tribu d'Ephraïm. SI n'y eut que la tribu de Juda et celle de Benjamin qui restèrent fidèles au roi. Le royaume qui demeura à la race de David se nomma le royaume de Juda ou des Juifs; le royaume des dix tribus fut nommé d'Israël , d'Ephraïm , ou de Samarie, capitale du royaume. Cependant les Juifs possédaient à Jérusalem le temple où l'on adorait le vrai Dieu, et le service s'y faisait par quelques
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LE
PRÉCEPTEUR
lévites enfans d'Aaron , que Salomon avail choisis. Jéroboam, craignant que les Israélites retournassent à l'obéissance de leur roi légitime, s'ils allaient sacrifier à Jérusalem, changea leur religion, et leur fit adorer des idoles, gardant toutefois pour le reste la loi de Dieu. Ce schisme exista toujours depuis sous les rois qui succédèrent à Jéroboam. On nomme schisme la division des églises, quand une partie du peuple de Dieu se sépare de l'église universelle , qui est la seule véritable. Le roi d'Israël institua une fête de son invention ; il éleva de autels et fit des sacrificateurs. Les lévites étant ainsi privés de leurs fonctions, quittèrent Jéroboam, et se réunirent tous à la tribu de Juda et à celle de Benjamin. Parmi les Israélites qui suivirent Jéroboam, il y en eut plusieurs qui, restant fidèles à Dieu, continuèrent de venir l'adorer à Jérusalem. Le royaume de Juda ou des Juifs, a eu vingt rois : Roboam , Abias, A%a , Josa-
�DES ENFANS.
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hat, Joram, Ochosias, Athalie, reine; oas, Amasias, Mariasses, A mon, Josias, ochaSi Joachim, Jéchonias et Sédécias. Jo Rois de Juda . ! Le royaume de Juda ne fut pas exempt de vice et d'impiété. Plusieurs rois descendus de David, ne suivirent point ses «xemples; ils furent idolâtres , injustes [et «ruels. \ Roboam fit d'abord paraître beaucoup de piété; mais il tomba dans l'idolâtrie comme son père. Abias, son fils, l'imita, Joram fut impie et cruel : il commença son règne par le meurtre de ses six frères , Jli la sollicitation d'Atlialie, sa femme. Cette meine fameuse par ses crimes , fit massacrer «ous ses enfans et tous les princes de la fmaison royale ; le seul Joas échappa à sa «cruauté par les soins de Josabeth, sa tante, fraemme du grand-prêtre Joïada. Joas succéda à la reine Athalie. Elevé dans le temple, et instruit de bonne heure dans la loi divine, il montra d'abord ks
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sentimens nobles et vertueux si bien exprimés par lui-même dans ces vers de Racine :
Un roi sage , ainsi Dieu l'a prononcé lui-même, Sur la richesse et l'or ne met point son appui, Craint L Seigneur son Dieu, sans cesse a devant lui Ses préceptes , ses lois, ses jugemens sévères, Et d'injustes fardeaux ne chargent point ses frères.
Je promets d'observer ce que la loi m'ordonne ; Mon Dieu, punissez-moi si je vous abandonne.
Après la mort du grand-prêtre, Joas, écoutant la flatterie, devint inquiet et cruel ; il fut massacré par ses propres sujets. Suite des rois de Juda. Amasias, successeur de Joas, fut vaincu par le roi d'Israël, et mené en triomphe dans Jérusalem, sa ville capitale , qui fut pillée. Ozias se vit frappé de lèpre, pour avoir usurpé les fonctions sacerdotales. Achas adora Moloch , idole des gentils, et ferma le temple de Jérusalem. Exèchias le rouvrit, remit les lévites dans leurs fonctions, et brisa les idoles. Manassès releva les idoles que son père avait
�DES EN FAN'S.
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abattues, et il fit mourir le prophète Isaïe , qui lui reprochait ses crimes. De tous les rois qui succédèrent à Manassès, un seul. Josias, montra un bon naturel et une grande piété; les autres commirent toutes sortes d'abominations. Irrité de leur endurcissement, Dieu suscita Nabuchodonosor, roi d'Assyrie, pour être le ministre de ses vengeances. Le peuple juif fut conduit captif à Babylone en trois différentes"fois. Sèdêcias vit massacrer ses enfans : il eut les yeux crevés ; la ville de Jérusalem, fut pillée et détruite ; le temple brûlé et les vases sacrés emportés à Babylone. Pendant la captivité des Juifs, qui dura jsoixanle-dix ans, il leur arriva plusieurs içhoses très-remarquables telles sont : l'hisfjtoire de Suzanne ; Daniel dans la fosse aux liions; les trois enfans dans la fournaise; les histoires admirables à'Esther et de Towie. Les Juifs furent encore témoins de la Bnanière terrible dont Dieu punit l'orgueil me Nabuchodonosor et l'impiété de BalÉhasar.
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PRÉCEPTEUR
Rois d'Israël. Dix-neuf rois régnèrent dans Israël : Jémboarii , Nadab , Baza, Ela, Zambri usurpateur, Ambri, Achab, Ochosias. Joram, Jéhu, Joachas, Joas} Jéroboam II, Zacharias, Sellum, Manahem, PhacéiaSj Phacée et CWe. Jéroboam ayant fait élever deux veaux d'or à Béthel et à Dan , un prophète indigné de cette idolâtrie , fit fendre l'autel où ce roi impie offrait des sacrifices ; mais ce prodige ne le convertit pas. Presque tous les rois qui succédèrent à Jéroboam l'imitèrent dans son impiété; mais Achab surpassa en crimes tous ses prédécesseurs. Epoux de Jéqabel, fille du roi de Sion , qui commit de grandes impiétés , il bâtit un temple à Baal ; il fit mourir l'innocent Nabod, pour s'emparer de sa vigne , et persista dans son Idolâtrie , malgré les miracles que fit le prophète Elle, pour le convaincre de la fausseté de son culte. Irrité des crimes de l'impie Achab , Dieu
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ENFANS.
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ordonna au prophète Elle de sacrer Jéhu pour roi d'Israël. Achab fut tué dans un combat qu'il livra au roi de Syrie. Jésabel «lue Jéhu fitprécipiterduhautd'une fenêtre, fut foulée aux pieds des chevaux et dévorée par les chiens. Dans ces temps malheureux de schisme et d'idolâtrie, parurent les p.ophètes: c'étaient des hommes inspirés qui prédisaient l'avenir. Les plus illustres furent Elie, Elisée , Isaïe et Jérémie. On met aussi au rang des prophètes Moïse, Samuel, David, et Salomon , parce qu'ils annoncèrent au peuple d'Israël les volontés du Seigneur. Suite des rois d'Israël. —■ Joiias.
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Jéhu, roi d'Israël, ne persévéra pas dans e zèle qu'il avait montré pour le culte du rai Dieu. Il eut pour successeurs Jochas, 'vas et Jéroboam II, sous le règne duquel parurent plusieurs prophètes, entr'autres %Ionas, qui. resta trois jours et trois nuits lans le ventre d'une baleine. Voici son îistoire : Ayant reçu ordre de Dieu d'aller prédire
3.
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aux Ninivites que clans quarante jours leur ville serait détruite, loin d'exécuter sa mission, Jonas s'embarqua par crainte, pour aller ailleurs ; mais une furieuse tempête ayant obligé les matelots de tirer au sort, il tomba sur Jonas, et on le jeta à la mer. Une baleine le reçut dans son corps. Après l'avoir gardé trois jours , elle le rejeta sur le rivage. Le prophète alla à Ninive; il exhorta les habitants de cette ville à faire pénitence. Le roi et tout le peuple ayant imploré la miséricorde de Dieu par le jeûne et la prière , le Seigneur leur pardonna. Les successeurs de Jéroboam II ne montèrent la plupart sur le trône que par le meurtre. Bientôt le royaume d'Israël fut subjugué. D'abord les rois d'Assyrie exigèrent des tributs \ ensuite ils s'emparèrent de Sam arie, c à pi taie du royaume d'Israël, dispersèrent les Israélites dans les parties les plus septentrionales de l'Asie, et mirent à leur place d'autre peuples , qu'on appela depuis Samaritains. Ainsi finit le royatime d'Israël, après avoir
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ENFANS.
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duré deux cent cinquante-cinq ans, depuis qu'il se fut séparé de celui de Juda. La Judée soumise aux Romains.
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La captivité des Juifs avait duré soixantedix ans, lorsque Cyrus, roi de Perse ayant fait la conquête de Eabylone, leur permit de retourner à Jérusalem, et de rebâtir le temple du Seigneur. Ils revinrent au nombre de quarante-deux mille, sous la conduite de Zorobabel, chef de la tribu de Juda. Jérusalem fût rebâtie, Nehémias acheva de relever ses murailles ; la terre fut repeuplée et cultivée. Les Juifs vécurent en paix sous la domination des rois de Perse, avec une liberté entière pour l'exercice de leur religion. Ils restèrent ainsi jusqu'à ce qu'Alexandre-le-Grand, roi de Macédoine, vainqueur de l'Asie, fit la conquête du royaume de Perse, sous Darius-Codomanus , son dernier roi.
La Judée ne fut pas long-temps tributaire afAlexandre. A la mort de ce conquérant, ses capitaines se partagèrent ses conquêtes : la Judée releva d'abord des rois d'Egypte, ensuite de ceux de Syrie.
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LE PRÉCEPTEUR
Antiochus, roi de Syrie, s'étant rendu maître de Jérusalem, persécuta les Juifs pour leur religion. Il mit dans le temple du Seigneur la statue de Jupiter. Sous ce prince cruel, les sept frères Machabées souffrirent le martyre. Mathathias osa s'opposer à la persécution d'Antiochus; il se mit à la tête des Juifs et remporta plusieurs avantages sur les idolâtres. Son fils Judas-Machabée hérita de son zèle et de sa valeur : il reprit Jérusalem, purifia le temple, rétablit les sacrifices, et affranchit entièrement le peuple du joug des nations infidèles. Jonallias, son frère , fut reconnu chef du peuple et souverain pontife, car il était de la race sacerdotale. Simon succéda à Jonathas. Les descendans de Simon-Machabée prirent le titre de roi, qu'ils gardèrent jusqu'à ce que le grand Pompée eût rendu la Judée tributaire et ruiné en même temps les rois de Syrie. Sous César-Auguste le sceptre sortit de la tribu de Juda ; Hérode, Iduméen de naissance, et protégé par Rome, s'en empara, après avoir épousé Marianne.
�DES ENFÀNS.
QUELQUES RÈGLES GÉNÉRALES
SUR
LA GRAMMAIRE.
grammaire est l'art de parler et d'éIprire correctement. Les mots dont on se lert pour exprimer ses idées sont le submantif, Y adjectif, V article, le pronom, fie verbe, la préposition, Vadverbe, la conVonction et Y interjonction.
JLA-
Le substantif exprime le nom, et Yadnectif, la qualité des personnes et des choses; ils prennent l'un et l'autre le genre et le Inombre. Les verbes se conjuguent. La préposition, X'adverbe, la conjonction, l'interjection, et même l'article, sont des particules invariables, qui ne peuvent ni Ise décliner, ni se conjuguer. Le mot substantif signifie une substance ; on le reconnaît parce qu'il peut toujours .Être précédé d'un des articles le, la, les,
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LE
PRÉCEPTEUR
un , une. Ainsi table , livre, papier,plume, sont des substantifs, parce qu'on peut dire une table, la table, les tables, un livre le livre , les livres, etc., et qu'on peut y joindre un adjectif. Uadjectif exprime une qualité. On reconnaît qu'un mot est adjectif lorsqu'on peut le joindre à un substantif; ainsi bon , mauvais, joli, aimable, sont des adjectifs, parce qu'on peut dire, un bon livre, un mauvais habit, un aimable enfant, un joli cheval. Le verbe exprime un action. On reconnaît un veibe lorsqu'on peut mettre avant un de ces mots je , tu, il, ainsi marcher, écrire, finir, devoir, sont des verbes , parce qu'on peut dire je marche, tu marches, il marche, etc.; j'écris, tu écris, il écrit,etc.; je finis, tu finis, il finit, etc.; je dois, tu dois , il doit, etc. La particule se reconnaît, parce qu'on ne peut pas mettre avant un des articles le, la, les, comme avant le substantif, ni je, tu, il, comme avant le verbe : che^
�ÏTES
ES FAN S.
ans,
devant,
ainsi,
même,
autant,
ais, et, toutefois, hélas ! ah! sont des^ articules. Les genres.
Ii
y a deux genres, le genre masculin et
le genre féminin. Un nom est du genre masculin, lorsqu'il
Ipeut être précédé du mot le ou
mais, un livre, etc.
U7Î
•
un
ihomme , le roi, le ciel, le soleil, un pâ-
Un nom est du genre féminin, lorsqu'il Ipeut être précédé du mot la ou une : wemme, étoile , lune , âme, fleur, prairie,
fcont du genre féminin, parce qu'on peut adiré la femme, ou une femme, une étoile, la lune, l'âme , la fleur, etc.
Les nombres. Il y a deux nombres, le singulier et le Èpluriel. Un nom est du nombre singulier, lorsqu'on ne parle que d'une seule personne
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LE PRÉCEPTEUR
ou d'une seule chose : une plume, un livre, un maître, une maison, le jardin. Un nom est du nombre pluriel, lorsqu'on parle de plusieurs personnes ou de plusieurs choses : des plumes , des hommes, les dames, les enfans, des habits, des jouets.
RÈGLES GÉNÉRALES SUR L'ORTHOGRAPHE,
Les accents. 11 y a trois accents : Vaccent aigu ( ' ) s'écrit de droite à gauche ; il se met sur la voyelle e : vérité, réparé, échaudé, réunion. h'accent grave ( ] ) s'écrit de gauche à droite: et se met sur les voyelles a, e, u; à Paris, frère, mère, succès, auprès, Cérès, où trouverai-je mon frère? Uaccent circonflexe ( A ) est formé de l'accent aigu et de l'accent grave rapprochés; il a la forme d'un v renversé. On le met sur les cinq voyelles ; il sert particulièrement à les rendre longues : bâiller, tempête, gîte, côte, flûte.
�DES ENFANS.
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L'apostrophe. L'apostrophe marque le retranchement i d'une de ces deux lettres a, e, lorsque le [mot suivant commence par une voyelle ou un h muet. On écrit l'amitié pour la.a^mitié, l'image, pour la image, l'héroïne, s pour la héroïne, l'homme , pour le hom\me. On ne met pointl'apostrophe devantle mot onze : on écrit le onze, le onzième, le onze du mois, la onzième année, on dit aussi le un. Ordinairement on ne met point l'apostrophe devant les mots qui commencent par une consonne; mais les suivans font exception à cette règle. On écrit, grand'mère, grand'messe , grand'chambre , grand'chose, grand'salle, grand'chère , grand'pitié. On ne met pas non plus l'apostrophe devant l'h aspiré. On écrit, le héros, la harangue, la haine, le hanneton, la 3*.
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LE PRÉCEPTEUR
honte, la hardiesse, le hareng, le haricot, le hardi, etc. Le tréma. Le tréma est formé de deux points ( " j placés sur les voyelle è', ï, ù, lorsque ces lettres doivent être prononcées séparément de la voyelle qui précède ou qui suit. On met encore le tréma sur les mêmes voyelles , lorsqu'on ne doit point les prononcer du tout. On écrit avec le tréma, haïr, nous concluions, païen , aïeux, ciguë, ambiguë, Saùl, Esaû. La cédille. La cédille est un petit c renversé que Ton met sous le c devant les voyelles a, o, u, lorsqu'on veut lui donner le son d'un s. On écrit avec la cédille, façade, façon, reçu , etc. Le trait d'union. • Le trait d'union sert à unir doux mots ensemble, comme allez-y, viendrez-vous?
�DES EN FANS .
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'ront-ils ? avant-coureur, chef-d'œuvre, .'hausse-pied, etc. On se sert aussi du rait d'union à la fin d'une ligne, lorsque e mot n'est pas achevé. Remarques sur plusieurs lettres. Le g avec a, o,u, a le son dur, et fait a, go,gu : galette, gala, gosier, gobelet, Guastalla, Guadalquivir. Lorsqu'on eut donner au g le son du j devant les êmes voyelles, on met un e après le g : ml mangea', il gagea, la gageure, la geôle. L'e qui suit le g, devant les voyelles a, o, u, ne se fait entendre que lorsqu'il est fmarqué d'un accent aigu, comme dans tgéorgique, géomètre, géant, géographie, |etc. ; gé fait alors une syllabe séparée delà jjsui vante. Devant b,p, m, n, on met toujours mn m, excepté dans le mot embonpoint. Exemple : automne, condamner, comfnis, grammaire, impromptu, empêcher, empeigne.
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Î-E
PRÉCEPTEUR
S, au milieu d'un mot, et placé entre deux voyelles, a communément le son du z : risible, besace, caserne, promise, oser, user, raison, saison. Lorsque, dans les mêmes circonstances, on veut donner à l's le son qui lui est propre, on en met deux : ressource, ressusciter, dessus, dessous, assurer, assigner, pressentir, pressentiment, Y, placé entre deux voyelles, a communément le son de deux i : essayer, bayer, moyen, royal, joyeux, citoyen, nous envoyons, ayant, etc. Il faut bien se garder d'écrire avec l'ï tréma un mot qui prend un y , parce que ï sert à former une syllabe ; et que l'y sert à deux. Exemple : Sina-ï, a-ïeul, pa-ïen, zo-ïle ; roi-ial, ou royal, ciloi-ien ou citoyen, moi-ien ou moyen, joi-ieux ou joyeux. Règles générales sur Vorthographe des noms substantifs. S est le signe le plus ordinaire du pluriel des noms. Lorsque l'on parle de plusieurs
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personnes ou de plusieurs choses, on ajoute un s à la fin du nom : on écrit., un papier, despapiers ; un livre, deslivres ; une table, des tables; la plume, les plumes; le banc, les bancs. Les noms qui se terminent au singulier par s, x, %, ne changent pas au pluriel. Ainsi on écrit, un Jils, des Jils ; une voix , des voix ; un nez, des nez. Les noms qui se terminent en al au singulier, comme cheval, canal, changent au pluriel al en aux: cheval, chevaux; canal, canaux. Excepté bal, pal, régal, cal, carnaval, qui font au pluriel bals , pals, cals, carnavals, régals. Les noms qui n'ont pas leur singulier en al prennent un e avant l'a ; un bateau , des bateaux ; un couteau, des couteaux ; un chapeau , les chapeaux; Veau, les eaux ; un marteau, des marteaux; un veau, des veaux; un tableau, des tableaux. Les noms qui se terminent au singulier
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LE PRÉCEPTEUR
par au, eu , œu , eau, ieu, ou, prennent un x au pluriel : l'eau, les eaux, le feu, les feux; le vœu, les vœux; le heu, les lieux; le caillou, les cailloux. Excepté matou, mou, bleu, cou, clou, écrou,
trou, sou , verrou , filou; ceux-là prennent un s au pluriel. Les noms qui se terminent en ail au singulier , changent au pluriel ail en aux : un bail, des baux; un corail, des coraux; un émail, des émaux; un soupirail , des soupiraux. Excepté attirail, camail,détail, éventail, épouvantail, gouvernail, mail, poitrail, portail, sérail; ceux-là prennent seulement un s au pluriel. Incendie et génie , quoique substantifs masculins, prennent un e muet, Pour bien mettre l'orthographe des substantifs, il faut consulter les dictionnaires. ge, moron, pour mouron; On dit et on quinconge^ écrit souvent contre la règle et le bon usapour quinconce; soupoudrer, pour saupoudter; écharpe, petit morceau de bois entré dans la peau, pour écharde; raisi*
�DES EN FANS.
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net, pour raisiné; égledon, pour édredon; ruelle de veau, pour rouelle; rébarbaratif, pour rébarbatif; je m'en rappelle, au lieu de je me rappelle cette chose; de bonnes légumes, au lieu de bons légumes; une belle ouvrage, au lieu d'un bel ouvrage; je trouvérai, avec l'accent aigu, au lieu de je trouverai; il est honteux, en faisant la liaison du t avec Yh, au lieu de il est honteux, en rendant Yh aspiré comme dans le mot héros; crois-je? au lieu de est-ce que je crois? el une quantité d'autres mots qui annoncent une mauvaise éducation. Règles générales sur l'orthographe des adjectifs. Les adjectifs suivent -ordinairement le substantif; ils sont du même genre et du même nombre. Quand le substantif prend un s au pluriel, on met aussi un s à l'adjectif: on écrit, une bonne plume, de bonnes plumes; un livre neuf, des livres neufs; un enfant sage, des enfans sages. Bonne, neuf, sage, sont des adjectifs,
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LE PRÉCEPTEUR
ou des qualités ; ils prennent un s comme leurs substantifs. Et muet est le signe le plus ordinaire du féminin pour les adjectifs, on dit : un liomme méchant, une femme méchante, en ajoutant un e muet au féminin. D'après cette règle, lorsqu'on veut savoir par quelle lettre finit un adjectif masculin, on forme d'abord le féminin; en retranchant l'e muet, la dernière lettre est celle qu'il faut conserver. Si l'on veut savoir comment s'écrivent les adjectifs mauvais, niais, replet , complet, secret, dévot, etc., on dira au féminin, mauvaise, niaise , replète, complète, etc. En retranchant l'e muet, on saura comment il faut écrire ces adjectifs masculins. Les adjectifs qui se terminent au masculin singulier par e fermé, ai, i, u^ ou par une consonne, prennent un e muet au féminin. Sensé, vrai, poli, ingénu, font au féminin, sensée, vraie, polie, ingénue.
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EN FAN Si
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Blanc, franc, sec, etc. , font au féminin, blanche, franche, sèche. Caduc, grec, public, turc, font au féminin, caduque, grecque, publique, turque. Nu, cru, vert, font au féminin, nue, crue , verte. Long fait longue. Bref, neuf, naïf, font au féminin, brève, neuve, naïve, favori fait favorite. Cruel, vermeil, nul, paysan, ancien, bon, gras, épais, exprès, gros, net, sot, font au féminin, en doublant la consonne, cruelle, vermeille, nulle, paysanne, etc. Beau, nouveau, fou, mou, vieux, font encore au masculin, bel, nouvel, fol, etc., devant un substantif qui commence par une voyelle ou un h muet : un bel homme, un nouvel appartement, un fol amour, le vieil homme (le péché). L'usage et la grammaire apprendront les autres adjectifs ; nous ne donnons ici que
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LE
PRÉCEPTEUR'
ceux dont il n'est pas permis d'ignorer la construction. Idée du Verbe. Le verbe actif est celui qui a un régime simple, c'est-à-dire, un objet sur lequel il agit directement sans l'interposition des prépositions de ou à. Aimer est un verbe actif, parce qu'on peut dire, j'aime la vertu : la vertu est le régime du verbe ; elle reçoit l'action d'aimer. Le participe du verbe actif est déclinable lorsqu'il est précédé de son régime simplej il est indéclinable lorsqu'il en est suivi. On entend par déclinable, prendre le genre et le nombre du nom comme les adjectifs. Le verbe neutre n'a point de régime simple; il n'a ou ne peut avoir qu'un régime composé. Parler est un verbe neutre : on dit je parle, c'est-à-dire , je fais l'action de parler ; mais on ne peut pas dire, je parle quelqu'un ou quelque chose; au lieu qu'on peut dire, je parle à quelqu'un, ou je par-
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le de quelque chose ; c'est le régime indirect ou composé. Le participe du verbe neutre est déclinable avec le verbe être, et indéclinable avec le verbe avoir : sa mère est morte, mes sœurs sont venues, arrivées; elles ont paru attendries; les honneurs que mon habit m'a valu. Le verbe passif se forme à tous ses temps du verbe auxiliaire être, et du participe d'un verbe actif. Il exprime une action reçue ou soufferte par le sujet : la vertu est aimée. Le participe du verbe passif prend toujours le genre et le nombre comme l'adjectif. On dit l'Europe est très-peuplée, les villes sont habitées. Le participe diffère de l'adjectif, en ce qu'il vient d'un verbe, et que l'adjectif n'en vient pas '.peuplée, habitée, viennent des verbes peupler, habiter, de la première conjugaison en er. Le verbe pronominal se conjugue avec
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LE PRÉCEPTEUR
deux pronoms de la même personne; jj prend être aux temps composés. Le participe du verbe pronominal est déclinable; c'est-à-dire, qu'il prend le genre et le nom" bre du nom, comme un simple adjectif: elle s'est plainte; elles se sont lejidues; Suzanne s'est trouvée innocente; ils se sont repentis. Le verbe impersonnel ne s'emploie qu'à la troisième personne du singulier; on le reconnaît, parce qu'on ne peut pas mettre un nom de personne a la place du pronom il: il pleut, il neige, il faut, etc., sont des verbes impersonnels. Le participe des verbes impersonnels est toujours indéclinable; c'est-à-dire, qu'il reste toujours le même, et qu'il ne prend ni genre ni nombre : il a plu; il a neigé; il a tonné; il est arrivé un grand malheur; il fait chaud. Les temps composés des verbes se forment d'un des auxiliaires avoir ou être , et du participe du verbe que l'on conjugue : le verbe passif seul prend le verbe être à tous ses temps.
�DES ENFANS.
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\ Un mol sur l'Orthographe des Verbes.
I
L'orthographe des verbes ne peut bien
^'apprendre que par l'étude des règles de la grammaire ; nous allons donner seulement quelques règles générales qui pourront lêtre utiles aux commençans. Les verbes ont des temps et des persontes. Les temps sont :1e présent, le passé t le futur. Il y a dans les verbes trois peronnes au singulier, et trois personnes au pluriel.-La première personne est celle qui parle; le motye pour le singulier, et nous pour le pluriel, sont des premières personnes : je travaille, f écris ; nous travaillons, nous écrivons. La seconde personne du verbe est celle à qui l'on parie. En tutoyant on met tu avant le verbe , et vous lorsqu'on parle à plusieurs personnes : tu travailles , lu écris; vous travaillez, vous écrivez. La troisième personne des verbes, est celle de qui l'on parle, comme il ou elle pour le singulier ; ils ou elles pour lé pluriel : il ou .elle travaille , ils ou elles travaillent.
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LE PRÉCEPTEUR
La première personne singulière d'une grande partie des verbes, se termine
par
un e muet : j'aim-e, /« parl-e,j'envi-e, etc. La première personne de tous les autres verbes se termine par s: jefinis, je sens, je tiens, je dois, je plais, je parais, je réduis. La deuxième personne lu aimes, tues^ vres, tu tiens. tu finis, singulière des tu sens, tu ou-
verbes se termine toujours par s : tu as,
La troisième personne du singulier des verbes se termine par un e muet dans une grande partie des verbes, et dans les autres par un t : il ou elle aim-e, il ou elle chant-e, il ou elleparl-e, il ou ellefini-t, il ou elle sen-t, il ou elle tien-t, il ou elle doi-t, il ou elle plaî-t. La première personne du pluriel de tous les verbes se termine par ons : nous sentons, finissons, mons, etc. devons, plaisons , ai-
La deuxième personne du pluriel se termine par e% : vous finissez, sentez, devez, plaisez, rendez, aimez, paraissez.
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ENFANS.
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La troisième personne du pluriel de tous Jes verbes se termine par ent : ils ou elles Winissent, sentent, doivent, aiment, ren* fient, paraissent. Terminaisons des temps simples des verbes. 11 f a quatre conjugaisons : la première msn er, comme aimer; la seconde en ir, fcomme finir, la troisième en oir, comme W'ecevoir; la quatrième en re, comme rentre. wiudicatif présent de la conjugaison en er. Je march-e, Tu march-es, Ilmarch-e, Nous march-o//,s , Vous march-e^, Ils march-en£.
Cette terminaison est la même pour le ■présent de l'indicatif de tous les verbes de -;la conjugaison en er : J'aimes, tu aimes, il aime; nous aimuons, - etc. Je parle, tu parles, il parle; m tous parlons, etc.
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LE PRÉCEPTEUR
Imparfait. Je march-àw., Tu march-aw , Ilmarch-cuï, Nous march-Zon*. "Vous marclw'q' , Us march-#z'e/?f.
Cette terminaison est la même pour l'imparfait des quatre conjugaisons : Je finissais, tu finissais, il finissait; nous finissions, etc. Je recevais, tu recevais , il recevait; nous recevions; etc. Je rendais, tu rendais, il rendait ; nous rev dions , etc. Passé défini de la conjugaison en er. Je march-m, Tu march-as , Il march-a, Nous marcn-^mes, Vous march-a/e*, Ils marck-è/'ere?.
Cette terminaison est la même pour les passés définis de tous les verbes de la conjugaison en er : J'mmai, tu aimas , il aima; nous aimâmes, etc. Je parlai,tu parlas, il parla, nous parlâmes, etc. Je chan tai, tu chantas, il chanta ; nous chantâmes.
�DES ENFANS.
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Futur simple. Je marche-raz, Tu marche-ras, Il marche-ra, Nous marche-rcms , Vous marche-re.?, Us marche-rore?.
, Cette terminaison est la même pour le futur simple des quatre conjugaisons :
I Je finirai, tu finiras, il finira; nous fi-
nirons, etc. Je recevrai, tu recevras, il ircevra , nous recevrons, etc. Je rendrai, tu rendras, il rendra; nous rendrons, etc. Conditionnel présent. Je marche-raw, Tu marche-ra/s, II marche-raïV. Nous marche-rzcw.?, Vous marche-riez, Us marche-razeref.
I Cette terminaison est la même pour le conditionnel présent des quatre conjugaisons :
m Je finirais , tu finirais, ilfinirait ; nous finirions, etc. Je recevrais, tu recevrais, i[ cevrait; nous recevrions , etc. Je rendrais,
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LE
PRÉCEPTEUR
tu rendrais, il rendrait ; nous rendrions, etc. Présent du subjonctif. Il faut que je march-e, que tu march-es, qu'il march-e, II faut que nous march-zozis, que vous march-zef, qu'ils march-eraf.
Cette terminaison est la même pour le présent du subjonctif des quatre conjugair gaisons, excepté le verbe être : que je sois, que tu sois, qu'il soit, etc. , et la troisième personne singulière du verbe avoir: qu'il ait. Il faut que je reçoive, que tu reçoives s qu'il reçoive. Il faut que je finisse, que tu finisses, qu'il finisse. Après le conditionnel on met toujours l'imparfait du subjonctif: Il faudrait que je fisse, que j'aimasse, quejefinisse, il faudrait qu'il reçut, qu'ilfinit, qu'il eût, etc. Quelque s'écrit toujours ainsi devant un
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adjectif ou un adverbe : quelque habiles, quelque éclairés que nous soyons, etc., quelque rigoureusement démontrées que soient vos assertions. Quelque prend un s devant un substantif pluriel :. quelques richesses que vous ayez. Quelque, devant un verbe, se sépare ; la première partie prend le genre et le nombre du substantif qui suit ou qui précède le verbe : quelle que soit votre naissance, quelles que soient vos dignités, vous ne devez mépriser personne. Quelque demande après le subjonc" tifj mais on dit avec l'indicatif: tout savant qu'il est, il ne peut répondre. Tout s'écrit toujours ainsi devant un adjectif féminin qui commence par une voyelle ou un h muet; mais il prend le genre et le nombre devant un adjectif féminin qui commence par une consonne.
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LE PRÉCEPTEUR
DIVISION DU TEMPS,
LE monde se divise en âge ou temps, le
temps contient des siècles. Le siècle a cent ans; Y indiction, trois lustres, ou quinze ans ; le lustre, cinq ans ; Vannée , douze mois; le mois, quatre semaines et quelques jours: la semaine, sept jours: \ejour, vingt-quatre heures; Vheure , soixante minutes; la minute, soixante secondes; h seconde, soixante tierces. L!'année a 365 jours , et tous les quatre ans, 366 : on nomme cette quatrième aanée bissextile. L'année a 52 semaines; elle commence le premier janvier, jour de la Circoncision , et finit le 3 i décembre. Les douze mois de l'année sont : janvier, qui a 3i jours; février, 28 ou 29, selon que l'année est commune ou bissextile; mars 3i; avril, 3o; mai, 3i ; juin, 3o;
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ENFANS.
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juillet, 3i ; août) 3i ; septembre, 3o; octobre, 3i ; novembre, 3o, et décembre, 3i. Les noms des jours de la semaine sont pris de celui des planètes auxquelsils étaient consacrés : le dimanche était dédié au Soleil ; le lundi, à la Lune; le mardi, à Mars; le mercredi, à Mercure; le jeudi, à Jupiter; le vendredi, à Vénus; le samedi, à Saturne. Toutes les nations ne comptent pas les jours de la même manière : les Chrétiens commencent par le dimanche; les Juifs, par le samedi, les Mahométans, par le vendredi. Le jour naturel est le temps que le soleil paraît employer à faire le tour de la terre; le jour civil est la durée de 24 heures. On divise le jour civil en deux parties : la nuit et le jour. On le divise aussi en quatre parties : le matin , midi, le soir et minuit; le jour proprement dit, est l'espace de temps qui s'écoule depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher.
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LE PRÉCEPTEUR
La nuit est l'espace de temps qui s'écoule depuis le coucher du soleil jusqu'à son lever. h'aurore est la lumière qui précède le lever du soleil. Le crépuscule, la lumière qui suit son coucher. Le jour a douze heures; la nuit en a autant. Les jours et les nuits varient suivant les saisons : ils sont tantôt plus longs, tantôt plus courts. Une saison est une division de l'année, que l'on partage en quatre parties, selon les diflerens degrés de chaleur : le printemps, l'été, l'automne et l'hiver. Chaque saison dure trois mois. Le printemps commence, à Paris, le 21 ou 22 mars; Y été , le 20 ou 21 juin; Y automne, le 22 ou 23 septembre; Yhiver, le 21 ou 22 décembre. On temps nuits ; temps nomme équinoxe chacun des deux de l'année oùles jours sont égaux aux cela arrive le premier jour du prinet le premier jour de l'automne.
�DES EN FAN S.
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On nomme solstice le temps où les jours ne paraissent ni allonger ni raccourcir. Il y a deux solstices : le solstice d'été, qui arrive e 21 juin, et le solstice d'hiver, le 21 décembre. Le mot solstice signifie station du soleil, parce qu'alors cet astre semble s'arrêter, et que son mouvement du côté du nord, ou du côté du midi, est presque insensible. Ainsi, au solstice d'été, le 21 juin, le jour est le plus long; il commence peu à peu à diminuer. Au solstice d'hiver, le 21 décembre, le jour est le plus court, [et il commence peu à peu à augmenter. Ce [changement varie, suivant la situation des [lieux, par rapport à la route du soleil. Il y [a des pays où le jour et la nuit ont, en S tout temps, la même longueur; d'autres où [ la nuit n'est, en été, que d'une heure. Sous s les pôles, la nuit dure six mois et le jour autant. ' _ On nomme jours caniculaires, le temps où l'on suppose que domine la canicule, ou ( le grand Chien. étoile qui se lève et se couche avec le soleil depuis le 24 juillet
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LE PRÉCEPTEUR
jusqu'au 2 3 août. Cette étoile est alors si près du soleil, qu'elle paraît absorbée dans ses rayons. Les jours caniculaires sont les plus chauds de l'année.
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DES ENFÀNSV
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COURTES EXPLICATIONS
SUR QUELQUES PARTIES DE LA SPHÈRE.
ON appelle sphère des globes ou machines composées de cercles, dont on se sert en cosmographie , pour indiquer plus facilement la situation des astres.
Les sphères armillaires sont composées de plusieurs points et de plusieurs cercles, dont la connaissance est nécessaire en astronomie. Les globes sont des espèces de boules. On nomme globes célestes, ceux sur lesquels on a tracé la position des étoiles distribuées en constellations, ou assemblages. Les globes terrestres marquent la position des dfférens pays , des mers, des villes, selon leur situation respective. On divise les corps célestes en corps lu-
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LE PRÉCEPTEUR
mineux, qui brillent par eux-mêmes, et en corps opaques, qui sont éclairés par la lumière des corps lumineux. Le soleil et les étoiles sont des corps lumineux, les planètes sont des corps opaques. Les planètes décrivent chacune un cercle, ou plutôt une ellipse ( espèce d'ovale ) autour du soleil dans un espace de temps déterminé. Il y a sept planètes principales : Mercure est le plus près du soleil ; Vénus vient ensuite; la Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Herschell ou Uranus. On distingue les planètes des corps lumineux, parce qu'elles n'ont point une lumière scintillante ( étincelante ) comme les étoiles, et qu'elles ont chacune une couleur particulière. On appelle satellites les corps célestes emportés dans l'espace par la planète autour de laquelle ils tournent. La Terre, Jupiter, Saturne et Uranus, sont les seules planètes qui aient des satellites. La lune est satellite de la terre. Elle emploie 27 jours 7 heures 45 minutes 4 secondes à faire sa révolution autour de la terre,
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ENFANS.
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dont elle est éloignée de 85,334 lieues, par un terme moyen : car tantôt elle en est plus loin et tantôt plus près. Le point où elle est le plus loin se nomme apogée, et celui où elle est le plus près se nomme périgée. La lune n'est, en grosseur, que la quarante-neuvième partie de la terre. Les phases de la lune, c'est-à-dire, les formes qu'elle présente pendant les 28 à 29 jours quelle emploie à faire sa révolution, et que l'on nomme nouvelle lune, premier quartier, pleine lune, et dernier quartier, proviennent de sa situation par rapport au soleil dont elle reçoit la lumière, qu'elle réfléchit comme un miroir. Lorsque toute sa partie éclairée par le soleil est tournée du côté de la terre, elle nous paraît ronde; on dit alors qu'il y a pleine lune-, lorsque la partie de la lune qui n'est pas éclairée est tournée vers nous., nous ne la voyons plus. Peu à peu la partie éclairée reparaît : c'est la nouvelle lune. Bientôt elle nous montre la moitié de sa partie éclairée : c'est le premier quartier. Lorsqu'au contraire, après la pleine lune, elle
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" LE PRÉCEPTEUR
est sur le point de disparaître, elle présente son autre moitié ou son dernier quartier. Le soleil, corps lumineux qui éclaire la terre et tous les corps opaques de notre système planétaire , est au centre du monde. Son diamètre est, à peu près, de trois cent dix-neuf mille lieues , environ cent onze fois plus grand que celui de la terre ; d'où il résulte qu'il est, à peu près, un million quatre cent mille fois aussi gros qu'elle. Le soleil est éloigné de la terre de plus de 34 millions de lieues. Il tourne sur son axe. Les taches qui paraissent de temps en temps sur son disque ont fait découvrir ce mouvement de rotation; elles nous servent encore à observer cet astre : le soleil tourne sur lui-même en 25 jours et 12 heures. Mercure tourne autour du soleil en terre.
87 jours 23 heures. quinzième partie de
Son volume est la celui de la
Sa distance au soleil est de i3 millions de lieues. Vénus fait sa révolution autour du so-
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lleil en 224 jours lf> heures. Sa distance au ■ soleil est de 25 millions dé lieues. La Terre tourne sur elle-même en 23 heu1res 56 minutes 4 secondes ; ce mouveI ment de rotation que nous appelons diurne, pu journalier, produit le jour et la nuit. Il se fait d'occident en orient ; ce qui nous porte à croire que le soleil tourne journellement d'orient en occident. Le terre tourne autour du soleil en 365 jours 6 heures 9 minutes 10 secondes. Ce mouvement est appelé annuel, parce qu'il produit l'année , qui est de 365 jours. Les heures et les minutes excédantes produisent tous les quatre ans un jour de plus dans l'année ; alors le mois de février a 29 jours au lieu de 28 : cette année s'appelle bissextile. Mars fait sa révolution autour du soleil en un an 321 jours 22 heures. Son globe est environ sept fois moins gros que celui de la terre. Il est éloigné du soleil de 52 millions et demi de lieues.
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LE PRÉCEPTEUR
Jupiter, la plus belle de toutes les planètes , se fait distinguer avantageusement dans le ciel par sa grosseur et par sa clarté brillante. Sa révolution autour du soleil est de 11 ans 315 jours i4 heures. La vitesse de sa rotation sur lui-même est extrême, puisqu'il n'y emploie que 9 heures 56 minutes. Il est 128* fois plus gros que la terre. Saturne tourne autour du soleil en 29 ans 161 jours 19 heures. Oh ne sait pas s'il a une révolution sur son axe. Il est 995 fois plus gros que la terre. Sa distance du soleil est de 329 millions de lieues. Hesrchell ou Uranus tourne autour du soleil en 83 ans 294 jours 8 heures. II est quatre-vingts fois plus gros que la terre. Sa rotation est inconnue ; sa distance moyenne au soleil est de 65g millions de lieues, Uranus, qui est de toutes les planètes la plus éloignée du soleil, est aussi celle dont le mouvement est le plus rapide : elle parcourt 3700 lieues par minute. Cette rapidité est presque inconcevable.
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Un astre s'éclipse lorsque l'interposiition d'un corps céleste lui dérobe la luImière du soleil, ou qu'il nous empêche jde l'apercevoir. Les éclipses de soleil et celles de lune n'arrivent que quand la lune et la terre se rencontrent exactement, ou à très-peu de chose près, dans le plan de l'écliptique. Les éclipses de lune ont lieu lorsqu'au temps de la pleine lune cette planète étant en opposition, la terre vient à passer entre la lune et le soleil; alors elle la prive de la lumière qu'elle aurait dû recevoir Quelquefois même la lune n'est pas entièrement cachée : de-là, la dénomination ÔL éclipse totale et à?éclipse partielle. Les éclipses de soleil arrivent, au contraire, quand la lune est en conjonction^ c'est-à-dire, au temps de la nouvelle lune. Lorsque, pendant le jour, la lune et son orbite étant dans le plan de l'écliptique, cette planète, interposée entre la terre et le soleil, nous prive de la lumière de ce der-
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Ï,E PRÉCEPTEUR
nier, c'est alors une éclipse de soleil : elles sont ou totales, ou partielles : les éclipses totales sont rares. Les comètes sont des ccrps lumineux qui paraissent à de longs intervalles, avec une traînée de lumière, à laquelle on donne tantôt le nom de chevelure, tantôt celui de barbe ou celui de queue. Les étoiles fixes sont des corps lumineux qui, de même que le soleil, brillent de leur propre lumière. On les nomme fixes, pour faire connaître qu'elles gardent toujours entre elles la même distance et les mêmes rapports. Leur nombre est infini. On pense que les étoiles sont des soleils d'autant d'autres systèmes planétaires. On n'a pu encore déterminer la distance des étoiles à la terre ; mais on sait que les plus près en sont au moins quatre cent mille fois plus loin que le soleil. Cette prodigieuse distance est la cause de leur petitesse apparente. On divise les étoiles en groupes que l'on nomme constellations. Les douze signes du zodiaque sont divisés par l'équateur en
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[septentrionaux et en méridionaux. A.u nord [sont : le bélier, le taureau, les géniaux, uécrevisse, le lion et la vierge; au midi, la walance, le scorpion, le sagittaire, le werseau et les poissons.
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LE PRÉCEPTEUR
INTRODUCTION
A LA GÉOGRAPHIE.
LA géographie est la description de la terre.
On donne à la terre le nom de globe, à cause de sa forme, qui est celle d'une boule. Le globe se partage en deux hémisphères eu demi-boules, l'un oriental, l'autre occidental. Ces deux hémisphères, mis à côté .l'un de l'autre, sont ce que l'on appelle la mappemonde. La boule du monde est composée de différentes matières et d'eau. Elle nage au milieu d'un fluide, qui est l'air, dans lequel elle tourne autour du soleil. Elle a trois mille lieues de diamètre ou d'épaisseur, et neuf mille lieues de circonférence ou de tour. Sa surface est divisée en terre et en eau. L'étendue de ce que l'on con-
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[naît de terre n'est pas si grande que celle [de l'eau; mais comme on suppose qu'il y a [encore des terres à découvrir, on ne peut assurer si la mer a plus d'étendue que la fterre. Sur la surface de la terre sont Y Europe, VAsie, XAfrique et VAmérique. On nomme cette dernière partie le nouveau monde , parce qu'elle n'est connue que depuis 325 ans. Elle fut découverte en 1492, sous Ferdinand-le-Catbolique, par Christophe Colomb, célèbre navigateur génois, qui aborda aux Antilles, et prit possession de ce pays au nom du roi d'Espagne. L'Amérique tire son nom àHAmèric Vespuce, Florentin , qui découvrit en 1497 ' ^e côté de ce continent au sud de la ligne équinoxiale. Des quatre parties du monde, l'Amérique , la plus grande de toutes, est celle où il y a le plus d'or et d'argent ; Y Asie, celle quifournit les épiceries, les pierres précieuses, les drogues salutaires, etc.; VAfrique, habitée principalement par les Maures et
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LE PRÉCEPTEUR
les nègres, celle où la chaleur est la plus ardente; Y Europe, qui est la plus petite est la plus peuplée, la plus belle, et celle où les sciences sont le plus cultivées. Le nombre des habitans de la terre a été évalué à 900 millions ; on peut douter de l'exactitude du calcul relativement à l'Afrique et à l'Amérique, la Europe, 160 millions d'âmes ; Y Asie, 58o millions ; l'Afrique, 80 millions; Y Amérique, 80 millions. Explication de plusieurs termes usités
dans la Géographie. Mer. Amas d'eau amère et salée qui
environne la terre et la couvre en plusieurs endroits. On appelle Océan la grande mer qui entoure la terre ; on la distingue par sa situation ; ainsi l'on dit : mer du Sud) mer du Nord, etc. Les mers qu'on nomme intérieures sont celles qui se trouvent dans les terres, comme la Méditerranée, la mer Noire et la mer Rougé. On ne doit point juger de la eouleur des mers par leur noms:
�DES ENFA.NS,.
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h mer Rouge se nomme ainsi à cause de la couleur de son sable et de ses rochers de torail ; les eaux de la mer Blanche paraissent noires, et celles de la mer Noire paraissent blanches,. On a donné au PontjEuxin le nom de mer Noire , parce que la navigation y est très dangereuse. Continent. Espace considérable de terre nui n'est pas séparé par des mers, et qui, iu contraire, en est entouré. L'Europe, l'Asie, VAfrique, forment l'ancien contient; Y Amérique forme le nouveau. Détroit. On donne ce nom à un bras de 1er resserré des deux côtés par les terres , t qui ne laisse qu'un passage pour aller 'une mer à une autre. La mer qui sépare a France de l'Angleterre, et qu'on nomme e Pas-de-Calais, est un détroit. Le détroit le plus fréquenté est celui de Gibraltar, qui sépare l'Europe de l'Afrique, et oint la Méditerranée avec l'Océan : dans a partie la plus resserrée il n'a que quatre ieues de large. Golfe. Portion de mer qui s'avance dans
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1E PRÉCEPTEUR
les terres. Tels sont le golfe de Venise ^ golfe de Lyon , etc. Baie. Espèce de golfe, mais plus petit, où les vaisseaux sont à l'abri de certains vents. Anse. Très-petit golfe, moins profond encore que la baie. Havre. Golfe, anse, ou enfoncement d'un bras de mer dans les terres, où les vaisseaux peuvent faire leur décharge, prendre leur chargement, et se mettre à l'abri des tempêtes. Rade. Espace de mer à quelque distance de la côte , où les vaisseaux peuvent jeter l'ancre, et demeurer à l'abri de certains vents, lorsqu'ils ne peuvent pas entrer dans le port. Port. Lieu propre à recevoir les vaisseaux , et à les tenir à couvert des tempêtes. Un port est ordinairement l'ouvrage des hommes, au lieu qu'un havre est l'ouvrage de la nature. Archipel. Etendue de d'îles. mer païsemée
�DES ENFA"NS.
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Ile. Espace de terre entourée d'eau, ■mais beaucoup moins grand qu'un contiinent. V Angleterre et l'Ecosse forment une ■île ; VIrlande en est une autre ; la Corse, liaSardaigne, la Sicile, sont des îles; il y ■ en a de fort grandes et de très-petites. Presqu'île ou Péninsule. Terre presque ! entourée d'eau, qui tient d'un côté au conItinent. L!Espagne, Yltalie, sont de granJçles presqu'îles. Isthme. Langue de terre qui joint une presqu'île au. continent : l'isthme deSue%, qui sépare la mer Rouge de la Méditerranée ; Visthme de Panama , qui joint l'Amérique méridionale et l'Amérique septentrionale. Promontoire. Pointe de terre élevée et avancée dans la mer. Cap ou Promontoire. Cap-de-BonneEspérance, à l'extrémité méridionale de l'Afrique; le Cap-Français, ou le Cap, port de l'île Saint-Domingue: Cap-Vert, sur la côte occidentale de l'Afrique.
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LE PRÉCEPTEUR
Côtes. Les rivages de la mer ; les terres qui bornent la mer. On dit , une côte pleine d'écueils, pleine de bancs. Bancs. On donne ce nom à des rochers cachés sous l'eau , ou à de grands amas de sable dans la mer. Ecueil. Rocher dans la mer, qu'on n'aperçoit pas, et contre lequel un vaisseau peut se briser. Courans. Divers endroits de la mer, où l'eau court rapidement d'un certain côté : il y a de dangereux courans sur cette côte. Fleuve. Les rivières et les fleuves sont des amas d'eau qui coulent toujours, et dont on connaît la source et l'embouchure. La source d'un fleuve ou d'une rivière est l'endroit où il commence à couler. L'embouchure d'un fleuve ou d'une rivière est l'endroit où il mêle ses eaux avec la mer ou avec une autre rivière. Un ruisseau est une très-petite rivière qui ne porte pas bateau. Les ruisseaux, les rivières et les fleuves prennent toujours leur origine du milieu
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ou du bas des montagnes : ils sont produits par la pluie et la fonte des neiges. Torrent. Courant d'eau rapide,qui provient ordinairement des orages ou de la fonte des neiges, et qui ne dure que quelque temps. Lac. Grand amas, grande étendue d'ea u, qui n'a d'issue que par une rivière ou par quelques canaux souterrains. Etang: Amas d'eau soutenu par une
chaussée, et dans lequel on nourrit ordinairement du poisson. Vivier. Pièce d'eau où l'on nourrit et l'on conserve du poisson. Cataracte ou Saut. Chute des eaux d'une grande rivière, lorsque ces eaux tombent d'une grande hauteur : les cataractes du Nil. Marais. Terres abreuvées de beaucoup I d'eau qui n'a point d'écoulement. On apI pelle marais salans, des marais ou l'on [fait venir l'eau de la nwar^fnxHr faire du
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LE PRÉCEPTEUR
Montagne. Eminence de terre fort considérable, qui s'élève au-dessus de tout ce qui l'environne. Une montagne est ordinairement remplie d'inégalités et de cavités. Nous avons en Europe les Pyrénées, les Alpes., XApennin , etc. Pic, Montagne très-haute et très-escarpée : le pic de Ténériffe, en Afrique. Volcan. Gouffre qui jette des tourbillons de feu et de matières embrasées. Colline. Petite montagne qui s'élève en pente douce au-dessus d'une plaine. Coteau. Penchant d'une colline. Vallée. Espace de terre entre deux ou plusieurs montagnes. Rocher. Amas de pierres élevé sur le bord de la mer; masse de pierres qui tient à la terre.
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IDÉE GÉNÉRALE DES QUATRE PARTIES DU MONDE.
V Europe.
L'Europe, qui est la plus petite des quatre parties du monde, a 1,100 lieues dans sa plus grande longueur, depuis le Cap-Saint-Vincent, en Portugal, jusqu'aux Monts-Poyas, en Russie ; et 900 lieues dans sa plus grande largeur, depuis le CapNord, en Norwège , jusqu'au Cap-Matapan, au sud de la Morée. Elle a de superficie 3(3,ooo lieues carrées: elle est bornée au nord par la mer Glaciale ; au sud par le détroit de Gibraltar et la mer Méditerranée, qui la sépare de l'Afrique ; à l'est par la
I mer Noire et l'Asie ; à l'ouest par l'Océan I atlantique.
On divise l'Europe en plusieurs grandes I régions, qui forment des royaumes et des
1 empires. L'Europe est plus fertile que les
autres parties du monde ; les villes y sont en plus grand nombre, mieux bâties , plus peuplées, plus riches; les hommes plus
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LE PRÉCEPTEUR
doux , plus ingénieux , plus civilisés : elle seule a produit plus de héros et de savants que les trois autres parties ensemble. Elle est le centre des arts , de la navigation et du commerce.. L'Europe produit du blé, du vin, des fruits excellents. On y trouve des mines d'étain, de plomb, de cuivre, de fer, et même d'or et d'argent. Elle est peuplée de cent soixante millions d'habitants. Les mers intérieures de l'Europe sont ; la mer Blanche, la mer Baltique, la mer Noire, la mer de Marmara,, la mer.d' Açoiv ou de Zabache. Les principales îles de l'Europe sont, dans l'Océan occidental : les îles Britannù que s, divisées en deux grandes , savoir : ta Grande-Bretagne, qui comprend l'Angleterre et l'Ecosse , et Xfriande ; puis en plusieurs petites, telles que les Westera ou Hébrides, les Orcades, etc., YIslande et les îles de Féro. . Dans la mer Baltique.,.les îles deSreland et de Fionie,
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ENFANS.
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Dans la Méditerranée, de l'ouest à l'est, L>içat Majorque, Minorque, la Sardaigne, la Sicile, Malte, Corfou, SainteMaure, Céphaloniè, Zanle, Cérigo, Paros, Naxie, Délos, Candie, etc. Les presqu'îles les plus remarquables de l'Europe sont : le Jutland, qui fait partie du Danemarck; l'Espagne jointe au Portugal; la Suède jointe à la Norwège; l'Italie^ la. Morée, au sud de la Turquie, et ïa Crimée, au sud de la petite Tartarie. Les principaux isthmes de l'Europe sont: l'isthme de Corinthe, au sud de la Turquie d'Europe ; l'isthme de Précop, dans la petite Tartarie, entre k mer d'Azow et la mer Noire. Les principaux caps de l'Europe sont : le Cap-Nord, au nord de la Norwège ; le CapFinistère, au nord-ouest de l'Espagne ; le cap de Saint-Vincent, au sud-ouest du Portugal; et le Cap-Matapan, au sud de la Morée. Les montagnes les plus considérables de
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PRÉCEPTEUR
l'Europe sont : les Dophrines, entre la Norwège et la Suède; les Pyrénées, entre la France et l'Espagne; les Alpes, qui séparent la France de la Suisse et de l'Italie; VApennin , qui traverse l'Italie dans toute sa longueur, du nord-ouest au sud-ouest, et les monts Krapachs, entre la Hongrie et la Gallicie. Les principaux volcans sont : le mont Hécla, en Islande; le mont Etna ou Gibel,en Sicile, et le mont Vésuve, dans le royaume de Naples. Les golfes les plus considérables de l'Eu> rope sont : le golfe de Bothnie et celui de Finlande, dans la mer Baltique; le golfe de Gascogne, le long d'une partie des côtes cccidentales de la France; le golfe de Lyon, le long des côtes de la France qui avoisinent l'embouchure du Rhône ; le golfe de Gênes; le golfe de Venise, entre l'Italie et la Turquie d'Europe : il prend aussi le nom de nier Adriatique. Les plus fameux détroits de l'Europe sont: le Sund, entre le Danemarck et la Suède :
�t>ES ENFANS.
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on y passe de l'Océan occidental, ou mer du Nord, à la mer Baltique ; le Pas-deCalais, entre la France et l'Angleterre; le canal de St.^-George, entre l'Angleterre et l'Irlande; le détroit de Gibraltar, entre l'Espagne et l'Afrique : il fait communiquer l'Océan à la Méditerranée ; la fable attribue cette jonction à Hercule; le détroit ouphare de Messine , entre le royaume de Napies et la Sicile; le détroit des Dardanelles , entre la Turquie d'Europe et l'Asie : on y passe de L'Archipel à la mer de Marmara; le détroit de Constanfinople, qui' joint la mer de Marmara à la mer Noire ; le détroit de Gaffa, entre la Crimée et l'Asie : il unit la mer Noire à celle d'Azow. Les principaux lacs de l'Europe sont : le lac Ladoga, à'Onéga , et de Peypus en Russie ; le lac Mêler, en Suède ; le lac de Constance, en Allemagne ; le lac de Genève, sur les confins de la Suisse. Les fleuves et les rivières les plus remarquables de l'Europe sont : en Russie , les deux rivières de Dwina, dont l'une se jette
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LE PRÉCEPTEUR
dans la mer Blanche , et l'autre dans la mer Baltique ; la Nèva, qui sort du lac Ladoga, passe à Pétersbourg, et tombe dans le golfe de Finlande; le Dnieper ou £orysthène
)
qui se perd dans la mer Noire ; le Don ou Tandis, qui a son embouchure dans la Mer d'Azow ; le Wolga, qui se rend à la mer Caspienne, en Asie. En Angleterre, la Tamise, qui tombe dans cette partie de l'Océan , à laquelle on a donné le nom de mer a1'Allemagne. * En France, la Seine, qui se jette dans
la partie de l'Océan appelée la Manche , la Loire et la Garonne, qui se perdent dans l'Océan ; le Rhône, qui se rend dans la Méditerranée ; le Rhin, qui porte ses eaux à la mer d'Allemagne. En Allemagne , le Danube, qui a son embouchure dans la mer Noire ; le Weser et
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Y Elbe, qui se rendent dans la mér d'Allemagne; Y Oder, qui se perd dans la mer Baltique. Dans le grand-duché de Varsovie: la Fistule, qui tombe dans la mer Baltique.
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En Espagne, YEbre, qui se rend dans la Méditerranée ; le Douro, le Tage, le Guaàiana et le Guadalquivir, qui se déchargent dans l'Océan occidental. Le Douro et le Tage traversent aussi le Portugal. En Italie, le Pô et YAdige, qui se jetlent dans le golfe de Venise ; YArno et le Tibre, qui se perdent dans la Méditerranée. Parmi le grand nombre des villes remarquables de l'Europe, on distingue Vienne, sur le Danube, résidence de l'empereur d'Autriche, et la plus grande ville des pos* sessions autrichiennes. Sa population est de 260 mille habitans. Londres, capitale de toute l'Angleterre, est une des plus grandes villes, des plus peuplées et des plus commerçantes de l'Europe. Elle ^est remplie de beaux édifices. C'est le siège du gouvernement. On y compte un million d'âmes. Elle est sur la Tamise. Les plus grands vaisseaux remontent par ce fleuve jusque dans la ville. Copenhague, capitale du Danemarck. Sa
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LE PRÉCEPTEUR
population est évaluée à 84 mille âmes. On trouve en Danemarck beaucoup de boeufs et de chevaux; la pêche y est très-bonne surtout celle des harengs. Madrid, capitale de l'Espagne, ville
belle et bien peuplée. On y compte 156 mille habitans. Elle est sur le Mançanarès, qui, n'étant qu'un ruisseau en été, grossit prodigieusement en hiver.
PARIS,
capitale delà France, l'une des des plus
plus grandes villes du monde,
"peuplées , des plus commerçantes et des plus riches. Elle est sur la Seine, qui la sépare en d eux parties , l'une septentrionale, et l'autre méridionale. Paris renferme un très-grand nombre d'édifices magnifiques : on y compte six palais ; le principal est celui des Tuileries, où le monarque fait sa résidence ordinaire. Paris offre aux amateurs des arts et aux amis des lettres tout ce qui peut flatter les goûts et seconder les talens. Il n'y a aucun genre de commerce et de négoce, de fabrications et de spéculations, qui soit étranger à Paris.
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EN F AN S.
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Rome, si célèbre dans l'histoire, est la plus belle ville de l'Italie. Elle est assise sur douze collines , et traversée par le Tibre. On y trouve quantité de beaux, monumens qui attestent son ancienne grandeur. Lisbonne, capitale du Portugal, a environ 260 mille habitans. Un tremblement de terre l'a détruite presque en entier en 1755. Sainl-Pètersbourg, fondé par Pierre-leGrancl, est la capitale de la Russie, et l'une des plus grandes villes de l'Europe. L'Asie. h'Asie, est la plus grande des trois par* lies de l'ancien monde, et la plus anciennement habitée. Son étendue est d'environ 2,400 lieues de l'ouest à l'est, et 1900 lieues du sud au nord. L'Asie est bornée au nord par la mer Glaciale; à l'est, par l'Océan pacifique, au sud, par la Mer des Indes; à l'ouest, par l'Europe, la Médn terranée, l'isthme de Suez et la mer Rouge. L'Asie produit du blé, du riz, du vin,
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LE PRÉCEPTEUR
des fruits excellerïs, des plantes, des simples et quantité d'épiceries. On en tire aussi de l'or, de l'argent, des perles, des pierreries, de l'ivoire, du café, de l'encens, du thé, etc. On y trouve des éléphans, il y en a beaucoup plus en Afrique; maison les croit originaires de l'Asie. En Perse et aux Indes, les grands seigneurs voyagent sur des éléphans qui portent de larges pavillons, richement dorés ; ils portent aussi des tours, dans lesquelles on place plusieurs hommes armés pour la guerre. Les mers intérieures de l'Asie sont : la mer Rouge, entre l'Arabie et l'Afrique; la mer Caspienne, au nord de la Perse ; la mer de Corée , à l'est de l'Asie ; la mer du Kamtchatka , au nord-est. Les presqu'îles les plus remarquables de l'Asie sont : la Nalolie, autrefois Y Asie mineure, l'Arabie-; l'Inde en-deçà etl'Inde au-delà du Gange; Malaca , Camboge, la Corée , le Kamtchatka. Les principaux détroits sont : Babel-
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à l'entrée de la mer Rouge ; du golfe Persique ;
Or/nus , à l'entrée
Malaca et la Sonde, dans la mer des Indes. Les golfes remarquables sont : la mer Kamtchatka ; la mer de Corée, entre la Corée et le Japon ; le golfe de Péléii, entre la Corée et la Chine ; le golfe de Tonquin; le golfe de Siam ; le golfe de Bengale, entre les deux presqu'îles de l'Inde ; le golfe Persique, entre la Perse et l'Arabie ; la mer Rouge, entre l'Afrique et l'Arabie. Les plus grandes montagnes sont : le mont Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne : le mont Taurus, qui traverse la Turquie d'Asie et la Perse ; le mont Ararath, dans l'Arménie (les Arméniens assurent que ce fut sur cette montagne que l'Arche de Noé s'arrêta après le déluge ) ; les montagnes du Thibet, au sud de l'Inde ; les Gattes , dans la presqu'île en-deçà du Gange. Les principaux caps sont : Rasalgate , au sud-est de l'Arabie ; Comorin, au sud
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LE PRÉCEPTEUR
de l'Inde en-deçà du Gange, Romania au sud de la presqu'île de Malaca ; Swatoïno , au nord de l'Asie. Les principaux fleuves sont : VOby, le Jéniséa , le Léna , qui se jettent dans la mer Glaciale ; le Hoang ou Fleuve Jaune, le Kiang et VAmur, à l'orient ; qui se rendent dans la grande mer; au midi, le Gange et VInclus , qui se jettent dans lu mer des Indes ; le Tigre et VEuphrate, qui se réunissent dans le même lit au-dessus de leUr embouchure dans le fond du golfe Persique , bras de mer qui commence à l'embouchure de l'Indus , et qui a 5o à 60 lieues de largeur , sur fondeur.
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de pro-
Les plus grands lacs sont : le lac Bai' kal, en Sibérie, entre les sources du Léna et de l'Amur : il a 60 lieues de long sur 6 de large ; la Mer d'Aral, dans la grande Tartarie ; la mer Morte, au midi de la Palestine : elle a 24 lieues de long sur 6 de large ; la mer Caspienne , entre la Tartarie et la Perse : elle a 800 lieues de tour.
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ENFANS.
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L'Asie comprend la
Turquie d'Asie ,
{'Arabie, la Perse, la Géorgie , la grande Tartarie , la Chine , le Mogol, Y Inde et les îles , dont les plus considérables sont : Candie; les îles Philippines, les Maldives , les Moluques , l'île de Java, de Ceylan, etc. Les principales villes de l'Asie sont : Smjrne, Burse, Angora , dans la Turquie d'Asie ; la Mecque , Médine , ilfo^a , clans Y Arabie; Théran, Ispahan, dans la Perse; Pékin , Nankin , Canton , dans la Chine. Les Européens donnent le nom d'iTchelles du Levant aux villes qui sont situées sur les côtes de la Méditerranée , et dans lesquelles ils ont des consuls. Ce nom vient du vieux mot escala , qui signifie port de mer. Dans la Natolie sont les ruines de la fameuse Troie. Celte partie de la Turquie d'Asie renferme , entr'autres villes , Smjrne , ville belle et riche , avec un port cpii passe pour le meilleur des Echelles du Levant.
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PRÉCEPTEUR
La Géorgie est une des provinces de la Turquie d'Asie. Les Géorgiennes passent pour les plus belles femmes de l'univers. La Mecque , capitale de toute l'Arabie, a donné naissance à Mahomet. Elle possède la plus célèbre de toutes les mosquées mahométanes , et la plus fréquentée de l'univers : chaque Musulman est obligé, par sa religion, de s'y rendre une fois dans sa vie, ou d'y envoyer quelqu'un en son nom. On trouve encore dans l'Arabie heu-
reuse , Médine , où est le tombeau de Mahomet. On y voit une vaste mosquée supportée par quatre cents colonnes, et enrichie de trois cents lampes d'argent qui brûlent sans cesse. Les autres villes remarquables de l'Asie sont : Ispahan , capitale du royaume de Perse. C'est la ville la plus grande et la plus belle de tout l'Orient. Théran, ou Thehéran , jolie ville sur
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EN FANS.
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le Jageron , où le roi de Perse fait sa résidence. Agra , capitale de l'empire du Mogol , dans l'Inde. L'empereur y fait sa "résidence ordinaire. Le palais impérial est magnifique. Delhi , grande, belle et riche ville du Mogol. L'empereur y fait souvent sa résidance. H y a un palais superbe, qui renferme des richesses immenses. Cachemire , où se font ces beaux tissus appelés schalls , destinés aux sultanes, est une des villes du Mogol. Raolconda , ville du royaume de Visapour, est célèbre par une riche mine de diamant. Golcojide, grande et belle ville , capitale du royaume de ce nom , célèbre par ses mines de diamant. Pékin , capitale de toute la Chine , est à trente lieues de la grande muraille. Cette fameuse muraille , construite pour prévenir les incursions des Tartares , a cinq cents lieues de long, trois toises de haut,
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LE
PRÉCEPTEUR
elle est assez large pour que six chevam puissent y marcher de front. Elle subsiste depuis deux mille ans. Pékin a deux millions d'habitans. Nankin, autre ville de la Chine, est la plus grande du monde : elle a i5 lieues de tour. C'est près de cette ville qu'est la fameuse tour de porcelaine. Les Asiatiques sont, en général, fort indolens, oisifs et efféminés, à l'exception de quelques montagnards et des Tartares. Ils sont blancs , mais il y en a aussi d'olivâtres et de presque noirs. Dans tous les pays de l'intérieur de l'Asie , le mahométisme est la religion dominante; les autres pays, au midi et à l'orient, sont encore idolâtres. Le christianisme est professé dans les établissemens européens. Saint-François Xavier et d'autres missionnaires catholiques étant passés au Japon , une dps îles de l'Asie, formèrent dans ce royaume une église florissante;
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■ mais elle fut entièrement détruite par la «persécution de 1637, qu'on attribue aux ■ Hollandais, qui, dit-on, pour faire exclure Iles autres peuples du commerce de ce rendirent leur religion odieuse. Il lest vraisemblable que cet événement eut nies causes plus puissantes. Les habitans des îles de la Sonde , qui Isont Mahométans ou Idolâtres, ont des Imœurs féroces; ils sont fiers, guerriers jet cruels, fourbes et traîtres : on les nom-
Ipays,
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en général Malais. Ce sont les plus
1 grands pirates des Indes. V Afrique. L'Afrique, une des quatre parties du
I monde, est une grande presqu'île : elle est
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environnée de tous côtés par la mer, excepI té dans un espace d'environ trente lieues, j que l'on nomme Visthme de Suez, qui séj pare la Méditerranée de la mer Rouge, la-
I
quelle communique à la mer des Indes. L'Afrique a au nord la Méditerranée, à l'est, l'isthme de Suez, qui la joint à l'Asie,
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LE PRÉCEPTEUR
la mer Rouge, qui l'en sépare , et la mer des Indes ; au sud, la mer du Sud ; à l'ouest, Je grand 0<:éan atlantique, qui la sépare de l'Amérique. L'Afrique a environ 1,700 lieues du nord au sud, et i,65o de l'est à l'ouest. Sa population est de 80 millions d'habitans. Elle est presque toute entière sous la zone terride. C'est la partie du monde la plus chaude et la moins peuplée. Les principales montagnes de l'Afrique sont : V Atlas, dont la chaîne s'étend depuis l'Egypte jusqu'à l'Océan occidental, auquel il donne le nom d'Océan atlantique ; le mont Lupata, ou 1!'Epine du Monde, qui se prolonge du sud au nord, clans la Cafrerie ; les montagnes de la Lune , qui environnent le Monomolapa , et se prolongent vers le midi, celles de Sierra-Leona, ou Montagnes des Lions , qui séparent la Nigritie de la Guinée , et s'étendent jusqu'à l'Ethiopie ; le pic de Ténériffe , aux îles Canaries. Les principaux caps sont : le Cap-Bon,
�DES ENFANS.
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au nord, en face de la Sicile ; le Cap\Spartel, à l'ouest du détroit de Gibraltar; le Cap-Bojador et le Cap-Blanc, au sud ides Canaries ; le Cap-Vert, en face des iîles du même nom; le Cap-des-P aimes, et celui des Trois*Pointes, à l'ouest de la côte de Guinée ; 4e Cap-de-Bonne-Espérance et le Cap-des-Aiguilles-, au sud de la Guinée ; et sur la côte orientale, le Capdes-.Courans; sur la côte de Zanguebar, le Cap-de-Gada ; et à la pointe la plus avancée vers l'est, le Cap-Guardafui. 11 n'y a qu'un détroit en Afrique, c'est le détroit de Babel-Mandel ■; il joint la mer Rouge à l'Océan indien. Les golfes remarquables sont: le golfe de \nSidre, au nord, dans la Méditerranée; le golfe de Guinée , au sud de la Côte-d'Or et du royaume de Bénin; le golfe de Sofala, en face de Madagascar. Les fleuves de l'Afrique sont : le Nil, le Niger et le Sénégal. Le Nil partage l'Egypte en deux parties, et coule du sud au nord dans la Méditerranée ; le Niger coule de
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LE PRÉCEPTEUR
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l'est à l'ouest
et va se perdre dans le lac
de Bournou; le Sénégal coule à l'est, et vient se jeter dans l'Océan , du côté des îles du Cap-Vert. Après ces trois fleuves, les plus grands de l'Afrique, on distingue, à l'est le Zaïre , la Gambie , le Coanza la Sierra-Léon a , le Zambeze, et le Zébée ) qui se déchargent dans la mer des Indes. Les lacs principaux sont : le lac iWoraw, dans la Cafrerie ; le lac de Bournou, clans la Nigritie ; le lac de Dambéa, dans l'Àbyssinie ; le lac Mceris ou Kéronn , en Egypte. L'Afrique a des mines d'or, des fruits excellents , des gommes , de l'ébène et du sandal : elle nourrit des chevaux barbes très-estimés , des chameaux des éiéphans, buffles, giraffes , zèbres , gazelles, singes et autruches; on y voit des lions, des serpens énormes , et toutes sortes d'animaux féroces. Les religions dominantes en Afrique sont l'idolâtrie et le mahomélisme. Il .n'y a guère de Chrétiens que dans l'Abyssinie et dans
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quelques endroits où les Européens ont fait des établissemens. Les Africains sont, en général, grossiers, féroces, ignorans, lâches, paresseux et voleurs. Ceux qui habitent les côtes exercent la piraterie. L'Afrique contient l'Egypte, la Barba\rie, avec son désert ou Sahara., la Nign\tie^ la Guinée, la Nubie , VAbyssinîe et la fcôte d'Ajan, le Congo ou la Basse-Guiliiée, la Cafrerie, qui renferme le Mono1 niotapa , le Monoèmugi\ et le Zanguebar. VEgypte.
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\1 Egypte a 200 lieues de long sur 84 de large, i5,634 lieues carrées, une population de 2 millions d'habitans, à peu près 128 par lieue carrée. On la divise en Haute et Basse-Egypte, arrosées toutes deux par le Nil, qui coule du sud au nord. LaHaute-Egypte se nommait anciennement Thébdide; elle a pour capitale Girgé, ville grande et fort peuplée, près du Nil. On trouve encore dans la Haute-Egypte, Siout «t Kéné, villes grandes et commerçantes.
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LE .PRÉCEPTEUR
A quelques lieues de Kéné sont les ruines de l'ancienne ville de Thebes, en Egypte, fameuse par ses cent portes. La moyenne Egypte a pour capitale le Cuire, qui l'est aussi de toute l'Egypte. Cette ville est aussi grande que Paris,mais beaucoup moins peuplée; elle fait un grand commerce; on y fabrique de beaux lapis, nommés tapis de Turquie. La capitale de la basse-Egypte est Alexandrie, ville grande et célèbre : c'est la patrie à'Euclide. On trouve encore dans la Basse-Egypte Rosette et Damiette. L'Egypte est le pays le plus fertile de l'Afrique , bien que le terrain en soit sec et sab onneux; mais la terre y est fécondée par le débordement du Nil, qui l'inonde tous les ans vers le milieu de juin. L'Egypte produit du blé, du riz et d'excellents fruits. L'air y est malsain à cause des grandes chaleurs et du limon que le Nil laisse lorsqu'il se retire. Après les ruines de Thèbes, qui ont
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deux lieues d'étendue, on trouve encore en Egypte les ruines d'Hermopolis, celles de Denderah ou Tintf ris\'et les fameuses I pyramides, monuments immenses en I pierre : elles paraissent avoir été élevées en ! l'honneur du soleil. La plus grande des pyramides a
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pieds de hauteur sur une
base de 728 de longueur. Les habitants de l'Egypte peuvent se diviser en trois classes : les Cophtes ou anciens Egyptiens, qui professent la religion grecque ; les Arabes, qui sont Mahométans ; les Mamelouks et les Turcs, aussi Mahométants. L'Egypte est une province de l'empire turc. La Barbarie s'étend le long de la Méditerranée, depuis l'Egypte jusqu'audelà du détroit de Gibraltar. Elle est fertile en blé , vins et fruits. On en tire des chevaux fort estimés qu'on appelle barbes. La Barbarie comprend les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger, de Fe% et de Maroc.
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LE PRÉCEPTEUR
Le royaume de Barca, dépend du grand seigneur ; sa capitale est Derne. Le célèbre temple de Jupiter-Amrnon était dans ce royaume^ Tripoli, Tunis et Alger ont aussi le titre de régence ou république ; ils sont gouvernés par un sénat, sous la protection du grand seigneur ; le chef du sénat se nomme Bey à Tripoli et à Tunis, et Dey, à Alger. Ces trois états ont pour capitales des villes du même nom. La fameuse ville de Cartilage , rivale de Rome, était dans le royaume de Tunis. Les royaumes de Fe% et de Maroc, sont réunis sous un prince puissant, appelé roi de Maroc et empereur d'Afrique. 11 fait sa résidence à Miquenez, ancienne et grande ville. Fez et Maroc sont très-peuplés. Le Bilèdulgèrid se nommait autrefois Numidie. C'est un pays stérde, situé au sud du mont Atlas. Les dattes y viennent en abondance. Le Sahara est surnommé le désert,
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parce qu'il est peu habité. Il est rempli de sables brûlans , et l'on y fait jusqu'à cent lieues sans trouver une goutte d'eau. La Nigritie tire son nom de la couleur de ses habitans, ou plutôt du fleuve Niger; qui la traverse dans sa longueur. L'air y est très-chaud, mars sain. La Guinée , où l'air est très-chaud et fort mal sain, n'a que deux saisons , l'hiver et l'été. Le terroir est fertile; on y trouve des mines d'or. Les moutons de Guinée ont du poil au lieu de laine. Les Français y possèdent le Sénégal. Le Congo, contient plusieurs royaumes ; la Cafrerie de même ; les côtes de Zanguebar et à'Ajan ont aussi plusieurs états. L'Abjssinie et la Nubie sont de grands pays au nord de l'Egypte. Au nombre des îles de l'Afrique sont Sainte-Hélène et l'île de l'Ascension. L'Amérique. L'Amérique , ou le nouveau monde, est un vaste continent, environné d'eau de
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PRÉCEPTEUR
tous côtés , et opposé à celui que nous habitons. On le nomme aussi les Indes occidentales. L'Amérique est située à l'est de l'Europe et de l'Afrique, dont elle est séparée par l'Océan ; et à l'est de l'Asie , dont elle est séparée par la grande mer et le détroit du nord. Placée sous trois zones différentes, elle éprouve diverses températures : l'air y est très-chaud vers le milieu ^ il est trèsfroid vers les extrémités septentrionales et méridionales , et assez tempéré clans le reste du pays. Le sol n'est pas non plus le même partout ; mais il est généralement fertile. On divise l'Amérique e.n septentrionale et en méridionale. Ces deux grandes parties sont jointes par l'isthme de Panama, qui a 5QO lieues de longueur, et qui, dans certains endroits, n'a pas .plus de 25 lieues de largeur. L'Amérique a environ 3,oao lieues du nord au sud, et i,23o lieues dans sa plus
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grande largeur. Sa population n'est pas bien connue ; les uns la portent à 5o,ooo,ooo, d'autres à 3o,000,000 d'babitans. Les presqu'îles de l'Amérique sont : dans la partie septentrionale , la Floride, la Californie ; et dans la partie méridionale , la presqu'île du Yucatan. Les principaux caps sont : le Cap-Breton, à l'est du Canada; le Cap-de-Floride, au sud de la Floride ; le Cap-Saint-Augustin, à la pointe la plus orientale ; !e Cap-Froivard ; le Cap-de-Horn ; le Cap-Comentes, près du Mexique. Les principaux détroits sont: le détroit de Davis, à l'entrée de la baie de Baffin ; le détroit d'Hudson, à l'entrée de la baie de ce nom ; le détroit de Magellan, au sud ; le détroit de Lemaire, au sud-est de la terre de Feu. Les principaux golfes sont : . le golfe Saint-Laurent, à l'est de l'Amérique septentrionale ; le golfe du Méxique, entre lès deux Amériques ; la mer Vermeille
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PRÉCEPTEUR
entre le nouveau-Mexique et la Californie; le golfe de Panama, à l'ouest de l'isthme de ce nom. Les principaux fleuves sont : dans rent , le Mississipi; ces deux fleuves
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partie septentrionale, le fleuve Saint-Lauont
chacun près de 900 lieues de cours. Dans la partie méridionale , Y Orénoque, le Maragnon, ou rivière des Amazones, le grand fleuve de la terre : son cours a de 1,200 lieues; et le Rio de la Plata,
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en a 700 et 3o lieues de largeur à son embouchure. Les principaux lacs sont : le lac Supérieur, qui a 5oo lieues de circuit ; le Huron, 333; le Michigan , 94 de long, sur 24 de large ; le lac Eriè, 100 lieues de long sur Ao de large ; le lac Ontario, 72 de long sur 24 de large. Ces lacs, qui sont dans le Canada, communiquent tous ensemble par le fleuve Saint-Laurent, qui les traverse. Entre les kcs Érié etOntario , le fleuve fait une chute de i5o pieds perpendiculaires qu'on nomme le Saut de Niagara. On entend le bruit de cette cataracte à plus de cinq lieues.
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On recueille en Amérique d'excellents ruits, dont la plupart sont inconnus en urope, du maïs ou blé de Turquie, qui st, avec le manioc , la nourriture ordinaire des habitants. On en tire du sucre , du abae, du cacao, du coton, de l'indigo , de a' cochenille, des cuirs et des pelleteries. ais ce qui, pardessus tout, a attiré les es Européens en Amérique, ce sont les ines d'or et d'argent, les diamants, les erles, etc. Les naturels du pays sont d'une couleur e cuivre rouge. Ceux qui ont quelque ommerce avec les Européens, sont devenus oins sauvages ; mais la plupart des autres ont sérieux, mélancoliques, cruels, et ême anthropophages. Une partie des Américains suit la religion que pressent ceux qui les ont soumis. Les autres sont .Idolâtres : ils adorent le soleil, a lune , et un esprit malin qu'ils craignent. Les peuples que les Européens n'ont pu oumettre , sont gouvernés par des caciques ou chefs, choisis parmi les plus braves de a nation.
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LE PRÉCEPTEUR
L'Amérique septentrionale renferme le Labrador, le Canada , les Etats-Unis, la Louisiane, la Floride , le Vieux Mexique, le Nouveau-Mexique, la Californie, et plusieurs îles. Le Labrador, communément appelé pays des Esquimaux, du nom des sauvages qui l'habitent, est fort aride et peu connu. Les Anglais en sont les maîtres ; ils lui ont donné le nom de Nouvelle Bretagne. Le Canada est un pays immense, entrecoupé de grands lacs, de bois et de rivières, qui le rendent froid et mal-sain; il est cependant assez fertile en blé et autres grains. Le Canada appartient aux Anglais. Les principales villes sont Québec, capitale du Canada, ville grande et belle ; TroisRivières et Mont-Réal, villes commerçantes. L'intérieur est habité par des saunages, dont les plus connus sont les Iroquois, les Algonquins et les Hurons. A l'est du Canada est la Nouvelle-Ecosse, qui appartient à l'Angleterre, on y trouve Halifax et Annapolis, ports.
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ENFANS.
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Les Etats-Unis étaient autrefois sous la domination anglaise : des impôts excessifs , et exigés avec hauteur, aigrirent les esprits ; il se forma une insurrection, et après une guerre de sept ans, l'Angleterre consentit, en 1783 , à reconnaître les États-Unis comme libres, souverains et indépendans. Ils forment aujourd'hui une république composée de 18 états. La Louisiane est un des meilleurs pays de l'Amérique : l'air y est pur et Je sol extrêmement fertile. Sa capitale est la Nouvelle-Orléans. La Floride est un pays excellent : elle a pour capitale Pensacola. Le fleuve Mississipi, qui arrose la Floride , a 700 lieues de cours. Le Vieux-Mexique , dont la capitale est Mexico , est aux Espagnols. Le Nouveau-Mexique, dont la capitale est Santa-Fé, est aussi aux Espagnols. Les rivages de la Californie sont fameux pour la pêche des perles. Les naturels 6*.
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PRÉCEPTEUR
n'ont ni maisons ni cabanes, ils adorent la lune. Les principales îles de l'Amérique sep. tenlrionale sont, du nord au sud, les îles Açores, Yûe de Terre-Neuve, les Lucayes et les Antilles. U Amérique méridionale comprend la Terres-Ferme, la Guiane, le pays des Amazones, le Brésil, le Paraguay, le Pému, le Chili, et le pays des Patagons. La Terre-Ferme a environ 5oo lieues du sud au nord, et a33 de l'est à l'ouest, Ce royaume, qui appartient à l'Espagne, produit du maïs., du sucre, du cacao, de l'indigo, de l'excellent tabac et des bois précieux; il y a des mines d'or, d'argent, de cuivre; le climat est fort chaud, mais l'air est sain. On y trouve Panama, Carthagène , villes commerçantes. Le Pérou a 5oo lieues de long sur
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de large. 11 n'y pleut jamais, mais il y tombe tous les soirs une douce rosée. C'est dans ce pays que sont les Cordillères. Le
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Pérou est renommé par la finesse de ses laines, par ses mines d'or et d'argent, qui sont très-abondantes , et par celles de vifargent. On en tire aussi du quinquina , du baume, du sucre, des grains, du coton, etc. Lima en est la capitale; il y fait très-chaud. Le Paraguay a 5oo lieues de long sur 333 de large. Il est sain et fertile. Il y a des mines d'or et d'argent. Ses villes sont Buenos-Ayres, capitale, l'Assomption , etc. Le Chili a environ 400 lieues de long sur 167 de large. Il y a de riches mines d'or, d'argent, d'étain, de souffre, etc. Les moutons servent de bêtes de somme : ils sont plus gros qu'au Pérou. La capitale du Chili est Santiago. Le climat est trèsvarié. Le Brésil a 840 lieues de long sur 5oo de large. Ce pays est baigné par la rivière des Amazones, celle de Rio-Janeiro, et autres. Il est le plus abondant de l'Amérique en sucre. Il produit beaucoup de
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LE PRÉCEPTEUR
beau coton ; des bois précieux. Il y a des mines de diamans, de rubis, de topazes, d'orvet d'argent: celles d'or sont les plus riches de la terre ; on en tire annuellement près de cent millons. La capitale du Brésil est Rio-Janeiro, place forte et la plus belle ville du Brésil. Le pays des Amazones, est habité par des nations sauvages. Le climat est trèschaud. La Guyane a environ a5o lieues delong sur 3ao de large. C'est un pays malsain. Le pays des Patagons, ou Terre-Mageïlanique, a 46c- lieues de long sur 160 de large. Les principales îles de l'Amérique méridionale sont : Cayenne, les îles Malouines, la Terre-de-Feu , Vile des Etats, Vile de Chiloè.
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ABRÉGÉ
TRÈS-SUCCINCT
DE LA
TROISIÈME RACE DES ROIS
DE FRANCE.
APRÈS l'histoire de l'Ancien Testament,
on doit surtout s'attacher de son propre pays, mœurs, les usages, les sol, le commerce et les nation. à connaître celle c'est-à-dire, les productions du avantages de la
Notre histoire commence à l'époque où la France eut une forme de gouvernement sous un chef Français qu'on appela roi. On en compte soixante-sept depuis Pharamondj jusqu'à Louis XVI. Ils appartiennent à trois races ou familles : les Mérovingiens, les Carlovingiens et les Capé-
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LE PRÉCEPTEUR
tiens. Les bornes de cet ouvrage ne nous permettant pas de donner l'abrégé de trois races, nous ferons connaître seulement, et en raccourci , les faits les plus remarquables de la troisième, qui est celle des Capétiens. On attribue la ruine de la seconde race à plusieurs causes ; la première à l'ignorance du temps : au dixième siècle on ne savait plus ni lire , ni-écrire; les ecclésiastiques seuls avaient quelque teinture des lettres. L'usage impolitique de partager le royaume, contribua encore à précipiter la chute des Garlovingiens. Les ravages des Normands portèrent aussi un coup funeste à la France. Enfin , le gouvernement féodal plus que tout le reste, ébranla le trône, et fit passer la couronne en des mains étrangères. Les premiers ronne : rois avaient donné aux
grands des terres dépendantes de la couon les appelait alors bénéfices, les nomma fiefs. Ces terres depuis on
étaient la récompense des services mili-
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taires ; elles ne faisaient point une propriété de famille. Ceux qui les possédaient s'engagaient à suivre le roi à la guerre, avec un certain nombre d'hommes levés à leurs frais. Mais bientôt , profitant de la faiblesse des princes, les possesseurs des fiefs les rendirent héréditaires. Les ducs, ou gouverneurs des provinces, les marquis, préposés à la garde des frontières et les comtes, chargés de la justice, tous officiers du roi, devinrent les maîtres de leurs duchés, de leurs marquisats, de leurs comtés. Ces grands vassaux de la couronne exerçaient souverainement la justice dans leurs terres, battaient monnaie, avaient une cour et des vassaux. Ils furent assez puissans pour faire trembler quelquefois le souverain sur son trône. Le plus célèbre et le plus illustre de ces grands seigneurs est Hugues, surnommé Capet, parce qu'il avait la tête fort grosse. A la mort de Louis V, dernier roi de la race des Carlovingiens, Hugues, ayant mis le clergé dans ses intérêts , fut proclamé roi, au préjudice de Charles, duc
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PRÉCEPTEUR
de Lorraine, oncle de Louis V. Ainsi commença la troisième race, l'an 987. Devenu roi de France, Hugues renonça aux abbayes qu'il" avait héritées de son père, et les rendit à l'église ; il engagea les principaux seigneurs du royaume, à suivre son exemple en légitimant leurs usurpations. Hugues Capet mourut après un règne de 9 ans. Son fils Robert lui succéda. La troisième race a produit cinq branches : la première, dite des Capétiens; la seconde, première des Valois ; la troisième, d'Orléans ; la quatrième , seconde des Valois; la cinquième, des Bourbons, qui a commencé à Henri IV. Robert*, commença son règne l'an 996. Ce prince fut savant pour son siècle, surtout dans les mathématiques ; mais il joignait à un caractère faible une religion peu éclairée. Robert avait épousé sa parente au qua trième degré : le pape Grégoire V lui ordonna de se séparer de sa femme. Le roi
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chérissait Berthe, il ne se pressa pas d'obéir ; il fut excommunié , et le royaume mis en interdit. Dès-lors sa cour devint déserte ; il ne lui resta pour le servir que deux domestiques, qui purifiaient par le feu la vaisselle dont il faisait usage. Craignant une révolte, Robert renvoya Berthe, et il épousa Constance, femme aussi impérieuse que belle. Ce second mariage fut pour le roi une source de malheurs et de chagrins. Pendant le règne de Robert, un moine italien inventa la musique à plusieurs parties. Robert mourut, universellement regretté, après un règne de 35 ans. Sous ce bon prince la France jouit de la paix 3o ans de suite, ce qui n'était pas encore arrivé depuis le commencement de la monarchie. On a dit de Robert : qu'il était roi de ses passions, comme de ses- peuples. Quel plus bel éloge peut-on faire d'un souverain ! Henri /, fils de Robert, monta sur le
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trône l'an IO3I. 11 épousa en seconde noce la fille de Joradislas, czar ou prince de Russie. Ce prince eritrepi it de dépouiller le jeune Guillaume, duc de Normandie, si célèbre dans la suite par la conquête de l'Angleterre; mais il n'y put réussir; il fit la paix avec son vassal. Après un règne de 29 ans , Henri, se voyant près de mourir, assembla les évêques, les abbés et les seigneurs de son royaume; il les pria de reconnaître pour son successeur, Philippe, son fils ainé, âgé de sept ans : ils y consentirent avec joie. Les six premiers rois Capétiens ayant fait ainsi sacrer leurs ainés, cet ordre de succession est devenu une loi fondamentale de l'état. Philippe I monta sur le trône en 1060. Il régna 40 ans. Plusieurs événemens ont rendu célèbre le règne de ce prince. Guillaume, duc de Normandie, venait de mettre sur sa tête la couronne d'An-
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gleterre ; la France ne l'avait point inquiété dans cette conquête, Philippe étant trop [faible. Le duc-roi devint un vassal redoutable; une mauvaise plaisanterie le fit armer contre la France : en 1087 il se mit en campagne, assiéga Nante et le brûla; une maladie mortelle l'empêcha d'attaquer Pari s. Les entreprises du pape Grégoire VII ne sont pas moins célèbres par leur importance et les suites qu'elles eurent. Ce pontife prétendait pouvoir déposer les mauvais princes, et délier leurs sujets du serment de fidélité : il occasionna des guerres qui se perpétuèrent long-temps. C'est aussi sous Philippe I que l'on vit le commencement des croisades ainsi nommées parce que ceux qui s'y engageaient portaient une croix d'étoffe rouge sur leur habit. Louis VI, dit le Gros, succéda à son père Philippe I, l'an 1108; il régna 29 ans. Hugues Capet, en montant sur le trône, n'avait en pleine et entière souveraineté
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que le duché de France, dont Paris était là capitale, comprenant le Blaisois, l'Orléanais, la Touraine, l'Anjou, la Perche, le Maine, et des villes ou forteresses dans quelques-unes des provinces, qui étaient sous la domination des grands vassaux de la couronne. Sous Louis VI, le domaine, un peu agrandi, était encore très-borné. Ge prince employa les premières années de son règne à réduire plusieurs seigneurs qui osèrent se révolter contre lui. Outre ces guerres intestines, Louis-le-Gros en eut plusieurs à soutenir. Henri I, roi d'Angleterre, possédait la Normandie; Louis lui fit la guerre au sujet de la forteresse de Gisors, et la termina heureusement. C'est l'origine de la rivalité entre les deux couronnes et entre les deux peuples. Louis VII, dit le Jeune, succéda, l'an i 137 , à Louis-le-Gros, son père. Tranquille du côté de l'Angleterre , par la mort de Henri I, ses démêlés avec le pape Innocent II troublèrent le commencement de son règne. Le comte de Champagne ayant pris parti contre Louis danfr ces
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querelles, le roi attaqua les terres du comte, s'empara de Vitri, ordonna de mettre le feu à une église, et i3oo personnes furent brûlées. Déchiré par ses remords, Louis chercha à expier son crime par une croisade. Saint Bernard, abbé de Clairvaux, l'oracle de son siècle, lui inspira cette résolution, que Suger, abbé de Saint-Denis et ministre du roi, combattit vainement. Louis partit pour la Terre Sainte avec l'empereur Conrad, l'an 1143 ; ils furent suivis de 3oo mille hommes. Pendant l'absence du roi, l'abbé Suger gouverna le royaume; il mérita le nom de père de la patrie, que le prince lui donna à son re« tour. Revenu de la Palestine en i 148, après avoir perdu toute son armée, Louis répudia la reine Éléonore, dont il avait à se plaindre; il lui rendit la Guyenne et le Poitou, qu'elle avait apportés pour dot. Ces deux provinces passèrent aux Anglais , par le mariage d'Éléonore avec Henri Plantagenet, déjà possesseur du duché de Normandie, de l'Anjou et du Maine. Henri
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étant devenu roi d'Angleterre, fut plus puissant en France que son suzerain même. Louis VII eut la réputation de roi pieux et mauvais politique ; il mourut âgé de 62 ans , l'an 1180. Sous le règne de ce prince, les études commencèrent à renaître ; les tmubadours répandirent le goût de la I poésie provençale. Philippe II, surnommé Auguste, succéda à son père, Louis-le-Jeune ; il régna 43 ans. Il était courageux , actif, juste, humain , libéral, et très-sévère pour ce qui concernait la religion et les moeurs. Après avoir banni les Juifs, convaincus d'usure et d'exactions , ce prince partit pour la Terre-Sainte , avec Richard II, roi d'Angleterre. Peu de temps après il revint en France , s'empara d'une partie de la Normandie , réunit à la couronne l'Artois , dot de sa femme Isabelle, l'Anjou , le Maine et la Touraine ; de sorlc qu'il ne restait plus aux Anglais que la Guyenne.
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Ensuite, profitant des démêlés du nou-
veau roi d'Angleterre , Jean-sans-Terre,
Lvec le pape, Philippe-Auguste équipa une flotte de dix-sept cents voile? , pour faire me descente en Angleterre. Cette flotte fut défaite par celle des Anglais et du Icomte de Flandre, Philippe se vengea de ■cet affront par l'éclatante victoire qu'il Iremporta à Bouvines , entre Lille et Tour-
Inay ,
contre
l'empereur
d'Allemagne
lOthon IV, les Anglais et le comte de iFlandre : avec 5o mille hommes , le roi Éde France en battit 200 mille ; l'empereur gprit la fuite. Les Anglais furent encore défaits en Poi|tou par Louis, fils aîné de Philippe. ■C'est depuis cette époque que les rois ont ientretenu des armées réglées. La bataille de Bouvines donna la paix » la France. Le roi s'occupa alors des lembellissemens de Paris; }l fit bâtir l'église me Notre-Dame , et commença le Louvre, Philippe mourut en 12^3 , âgé de 58 ans. Philippe-Auguste eut pour successeur
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son fils , Louis VIII, surnommé le Lion. à cause de sa valeur extraordinaire. C'est le père de saint Louis. Louis VIII sut conserver les conquêtes de son père ; il enleva aux Anglais ce qui leur restait dans le Poitou , ainsi que le Limosin et le Périgord. Louis VIII mourut en Languedoc, où il faisait la guerre aux Albigeois, sectaires protégés par le comte de Toulouse. Louis IX, dit saint Louis, monta sur le trône à l'âge de douze ans, l'an 1226; il régna 44 ans- Louis IX eut toutes les qualités qui conviennent à un bon roi; il donna à ses sujets l'exemple des vertus. Entraîné par la prévention de son siècle, il entreprit le voyage de la Terre-Sainte, Cette expédition eut des suites funestes: le roi fut fait prisonnier en Egypte avec ses deux frères ; il se vit obligé de donner pour sa rançon la ville de Damietle, qu'il
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avait prise, et quatre cents mille francs. I Revenu dans ses états , son zèle pour la justice et son application à réformer les abus, réparèrent les maux que sa longue pbsence avait causés. Il fonda l'hôpital des Quinze-Vingts pour 3oo gentilshommes à qui les barbares avaient crevés les yeux. I Dix-sept ans après son retour , saint Louis , qui rendait la France heureuse par Ha sagesse, crut devoir encore abandonner ■es états pour aller combattre les infidèles. II s'embarqua à Aigues-Mortes , et passa En Afrique ; mais une maladie contagieuse ayant attaqué et désolé son armée à Tunis, lui-même en fut atteint, et il mourut au milieu de la consternation générale, âgé e 56 ans. Philippe HT, dit le Hardi, fils aîné e saint Louis, monta sur le trône l'an 270; il régna i5 ans. La mort de son ncle Alphonse réunit à la couronne le pitou, l'Auvergne, une partie de la Sainnge et du pays d'Aunis. L'événement le plus remarquable de ce 7-
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règne est le massacre qu'on appela Prëpnt Siciliennes. Le comte d'Anjou, frère de saint Louis , avait été nommé par le pape Urbain IX, roi de Naples et de Sicile, au préjudice de l'héritier légitime de cette couronne ; le comte s*étant rendu odieux, ainsi que ceux de sa suite, les Siciliens formèrent une conspiration : ils égorgèrent tous les Français le lundi de Pâques, au premier coup de Vêpres, signal convenu pour cette horrible catastrophe. Philippe marcha contre Pierre III, que les Siciliens avaient élu à la place du comte d'Anjou, battit les Arragonois, prit Gironne et Rose ; mais les maladies s'étant mises dans son armée, elle revint en France presque détruite. Philippe mourut en 1285, au retour de cette malheureuse expédition. Philippe IV, dit le Bel , fils de Philippe-le-Hardi , monta sur le trône de France l'an ia85. Ce prince n'avait que 17 ans lorsqu'il parvint à la couronne ; son ambition , sa politique peu scrupuleuse,
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et la fermeté de son caractère, le firent bientôt connaître.
IA la suite d'une guerre avec Edouard I, S>i d'Angleterre , Philippe confisqua la
Guyenne ; il la lui rendit dans la suite. Ce prince remporta plusieurs victoires sur les Flamands, entr'autres celle de Monsèh-Puelle , où ces derniers furent défaits , mais non pas vaincus. L'événement le plus remarquable de ce règne fut le procès des Templiers. Clément V, français d'origine , qui vint ensuite s'établir à Avignon, vivait en bonne intelligence avec Philippe, qui avait permis qu'il levât les armâtes : c'était le revenu d'une année de tous les bénéfices. Pour reconnaître cette complaisanse du roi , Clément ordonna la suppression d'un ordre iilustre, dont les crimes ne sont pas encore prouvés. En i3o7 •> on arrêta tous les templiers ; le grand-maître, Jacques Molai % et plusieurs chevaliers furent bridés vifs : les biens de l'ordre passèrent aux hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, nommés depuis ehevaliers de Malte.
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Philippe-le-Bel soutint l'indépendance de la couronne contre le pape Boniface VIII il fixa à Paris le parlement, qui suivait ordinairement la cour ; mais il mérita de justes reproches par les impôts dont il accabla le royaume et par l'altération des monnaies , qui furent haussées des deux tiers. Ce prince mourut à Fontaine-bleau, en 1214, après un règne de 29 ans. Louis X, dit Huiin ou Mutin s fils de Pbilippe-le-Bel, monta sur le trône à l'âge de 24 an. Bien qu'il fut majeur , le comte de Valois , son oncle, s'empara de l'autorité et en abusa : il vendit les offices de judicature et accabla le peuple d'impôts. Le malheureux Enguerrand de Marigni, surintendant des finances, accusé d'avoir détourné à son profit de grandes sommes du trésor public , fut condamné à mort et pendu à Monifaucon comme un vil scélérat. Philippe V., dit le Long, succéda à Louis-le-Huiin , son frère. l'an I3I6. Pendant son règne il chassa tous les Juifs du royaume, comme soupçonnés du plus
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hvraisemblable des crimes, d'avoir empoisonné les puits et les fontaines publics. Philippe-le-long mourut au bout de 6 ans de règne, sans laisser d'enfant mâle. Ce prince avait rendu de sages ordonnances; il voulait établir dans toute la France l'uniformité de coutume, aussi bién que de poids et mesures. Sa bonté le fit regretter des peuples. Charles IV, surnommé lé Bel, succéda à son frère Philippe V,l'an \î>ii ; il régna 6 ans. Sous son règne on rechercha les traitants et les usuriers, presque tous Lombards et Italiens, qui exerçaient toutes portes d'exactions et d'injustices parmi le [peuple. Le roi fit confisquer tous leurs biens, et les chassa du royaume. Charlesle-Bel mourut à 3?. ans, sans laisser d'enfant mâle pour lui succéder. Ce prince finit la branche des Capétiens, qui a donné quatorze rois à la France. Alors commença la première branche des Valois, dont il y a eu sept rois. Philippe de Valois, cousin de Charles-le-Bel, lui succéda.
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Charles-le~Bel n'ayant laissé que des filles, Edouard III, roi d'Angleterre, pré. tendit à la couronne de France, comme étant le plus proche parent de Charles par les femmes ; mais Philippe de Valois l'em. porta par la loi salique. C'est depuis ce temps que les rois d'Angleterre prennent le titre de rois de France. Philippe de Valois eut plusieurs guerres à soutenir contre les Flamands et les Anglais, Il perdit, en i34o, la bataille navale de l'Ecluse : Edouard III commandait en personne, et fut blessé. Six ans après, Edouard s'étant avancé jusqu'aux portes de Paris, Philippe l'obligea de se retirer vers la Flandre. Il attaqua l'Anglais dans les plaines de Crécy, mais avec tant de malheur, que trente mille hommes de l'armée française, et l'élite de la noblesse restèrent sur la place. Edouard courut ensuite assiéger Calais, et s'en rendit maître: le siège dura onze mois. Philippe fit d'inutiles efforts pour reprendre cette ville ; mais il acquit à la couronne Montpellier, le Roussillon, les comtés de Champagne et
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de Brie. A celte époque la misère devint énérale en France : le sel fut imposé j on augmenta les contributions; on altéra les monnaies ; la guerre, la peste, réduisirent le peuple au désespoir. La France n'eut de dédommagement que la cession du Dauphiné, que lui fit Humbert II, Idernier dauphin. Philippe de Valois mourut en i35o, âgé de 57 ans, consumé par les chagrins , les soupçons et les inquiétudes. Ce prince était brave ; mais d'un caractère violent. Au commencement du règne de Jean, fils de Philippe de Valois , ses armes furent heureuses : il fit repasser la Imer aux Anglais; mais le prince de Galles, ■appelé le prince noir h cause de ses armes, I fils d'Edouard III, étant venu en France avec une armée de huit mille hommes , le Iroi Jean marcha à sa rencontre , et, par fson imprudence et sa précipitation , il perjdit la bataille de Poitiers , tomba entre les Imains des vainqueurs , et fut conduit à Londres.**
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LE PRÉCEPTEUR
Pendant l'absence du roi, le dauphin (depuis Charles V) prit les rênes du gouvernement : sa prudence et sa sagesse sauvèrent l'état. Jean étant mort à Londres , Charles V
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son fils , surnommé le Sage, lui succéda. Il reprit toutes les terres que les Anglais possédaient en France. Le brave Duguesclin , chevalier breton , contribua beaucoup à la gloire de ses armes. Charles V fit coustruire le château de Saint-Germain-en-Laye , et celui de la Bastille, qui n'existe plus. Il ajouta neuf cents volumes aux vingt que son père lui avait laissés, et commença ainsi la bibliothèque royale. Charles V mourut à l'âge de 42 m' Sa mort couvrit la France de deuil : il avait rendu son peuple heureux. Charles VI', dit l'Imbécile , succéda à Charles V , son père , l'an i38o ; il régna 4a ans. Ce prince, peu propre à gouverner dans un temps aussi difficile , ne put
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soutenir le poids de sa couronne. Pour comble de maux, son esprit s'aliéna; il n'eut plus de raison que par intervalle. Dans cet état de choses, le duc d'Orléans, frère du monarque, devint le maître du royaume, et l'accabla d'exactions. Le duc de Bourgogne, oncle du prince, lui disputa la régence , se déclara son ennemi, et après une feinte réconciliation , le fit assassiner. Vinrent ensuite les séditions, les massacres : tout tendait à la ruine de la monarchie. Les Anglais profitèrent de ces désordres : Henri V, leur roi, débarqua en Normandie, l'an r415 , prit Harfleur , et se retira vers Calais. Alors se donna cette fameuse bataille d'Azincourt, si fatale à la France. La guerre civilemettaiten feule roya^^ne : le duc de Bourgogne fut assassiné par les gens du dauphin. Outré de vengeance, Philippe-le-Bon,nouveau duc de Bourgogne, fit une trêve avec l'Angleterre, gagna la reine, et conçut le projet d'éloigner le dauphin du trône : par un traité conclu à Troyes en Champagne, le roi d'Angleterre 7*.
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1E PRÉCEPTEUR
fut déclaré régent et héritier présomptif du royaume de France; en conséquence, Henri V fit son entrée dans Paris, et logea au Louvre. Henri V mourut en 1422; Charles VI ne lui survécut que deux mois. Lorsque le dauphin monta sur le trône sous le nom de Charles VII, les Anglais étaient maîtres d'une partie du royaume, et combattaient pour s'emparer du reste, La reine, les princes du sang et les magistrats , gagnés par l'Anglais, conspiraient contre la France, et Charles VII, languissant dans une indolence coupable, se livrait tout entier au plaisir. Il sortit enfin de sa honteuse léthargie. Après avoir perdu deux batailles, il attira à lui le comte de Richemont, par la charge de connétable, et força les Anglais d'abandonner Orléans, que défendait le comte de Dunois. C'est à cette époque qu'on vit paraître Jeanne d'Arc, surnommée la Pucelle. Cette fille courageuse , se disant inspirée, promit au roi de faire lever le siège. Dirigée par le brave Dunois, Jeanne répandit la terreur parmi les Anglais , les battit, et conduisit
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enfin le roi à Reims où il fut sacré. Sa mission remplie, la Pucelle allait se retirer, lorsque les Anglais la prirent, et la brûlèrent comme sorcière. Le connétable de Richemont ayant enlevé Paris aux Anglais, en i436, Charles VII y fit son entrée ; ensuite ce prince recouvra peu à peu ses provinces. En 1451 , il ne restait aux ennemis que la ville de Calais, qu'ils conservèrent encore plus de cent ans. Sous le règne de ce prince parut l'imprimerie, inventée à Mayence, l'an i44° Par Faust et Guttemberg. Charles VII se laissa mourir de faim , de peur d'être empoisonné par son fils. En 1461, Louis XI, fils de Charles VII, monta sur le trône de France. Fourbe , hypocrite, superstitieux et cruel; tromper et opprimer, telle était sa politique. Sous son règne les grands hommes disparurent : il eut des esclaves, et non des sujets. Louis changea tout ce que son père avait fait : il chargea le peuple d'impôts; la taille fut augmentée de 3 millions. Les grands, dont
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il voulait abaisser l'orgueil, formèrent contre lui la ligue dite du bien public, qui augmenta encore les maux de la France. Après avoir fait un peu de Lien et beaucoup de mal, LouisXI mourut en i483, au château duPlessis-les-Tours, où il s'était renfermé comme dans une prison : il se faisait garder par 4oo hommes qui veillaient nuit et jour. Charles VIIIsuccéda à son père, Louis XI. II épousa Anne, héritière de Bretagne, et cette Lelle province fut réunie à la couronne. Brûlant de faire revivre ses droits sur Naples, Charles cède au roi d'Arragon la Cerdagne et le Roussillon, et passe en Italie. Six mois suffisent à ses conquêtes. Charles entra triomphant clans Rome, où le pape Alexandre VI le couronna empereur de Constantinople. Des succès si rapides réveillèrent tous les princes ; l'empereur , les Vénitiens, et le roi d'Espagne, se liguèrent pour le chasser de l'Italie. Charles gagna sur eux la Lataille de Fornoue ; mais , quoique vainqueur, il eut de
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la peine à rentrer en France. Naples fut aussitôt repris. Le roi mourut en i4g8 , âgé de 27 ans. Charles VIII est le dernier de la branche des Valois, qui a donné sept rois à la France. La troisième branche de Capétiens, dite de la maison d'Orléans, ne donna qu'un roi à la France, ce fut Louis XII, surnommé père du peuple : il régna 17 [ans. Louis XII était petit-fils de ce duc d'Orjléans, frère de Charles VI, qui fut assassiné 'en i4o5 par son oncle le duc de Bourgogne. Afin de conserver la Bretagne à la France, Louis XII épousa la reine Anne, veuve du dernier roi. Comme son prédécesseur, Louis tenta la conquête du royaume de Naples: heureux d'abord, il eut ensuite des revers ; il perdit entre autres la bataille de Garj riglian , malgré la valeur du chevalier 1 Bayard. Louis XII mourut le ier janvier de l'an
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âgé de 53 ans. Louis XII est au
nombre des meilleurs rois : il eut en partage la grandeur d'âme , le courage, la bonne foi et la générosité; il aima son peuple, et il fut adoré des Français. Louis XII ne laissa que deux filles, l'aînée épousa son successeur. Alors commença la quatrième branche des Capétiens, dite la deuxième des Valois, qui compte cinq rois. François, comte d'Angoulême, gendre de Louis XII, monta sur le trône l'an I5I5; il régna 3a ans. François / était jeune, vif, vaillant, ambitieux, plein de qualités nobles et aimables, mais il manquait de prudence, Il tourna d'abord ses vues sur l'Italie, et se mit en marche pour conquérir le Milanez, Après avoir passé les Alpes, le roi signala sa valeur contre les Suisses ; il gagna sur eui la bataille de Marignan, appelée la bataille des géans. La conquête de Milan fut le fruit de la victoire. François eut pour ennemi le célèbre
empereur Charles-Quint, contre lequel il
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perdit la bataille de Pavie ; il fut fait prisonnier, et mené à Madrid. Mis en liberté par le traité de Cambrai, François prit sa revanche : il combattit l'empereur à Cérizolles., où plus de dix mille impériaux restèrent sur la place. Enfin la paix fut conclue à Crépi, et la France respira. Trois mois après, François mourut., âgé de 52 ans. Ce prince protégea les lettres ; il fonda le collège royal et l'imprimerie royale ; mais il augmenta les tailles de neuf millons. Luther et Calvin parurent vers l'an i520 : ils répandirent leurs erreurs eh Allemagne et en France; un grand nombre de personnes se séparèrent de l'église romaine. Henri II, fils de François \, monta sur le trône l'an 1547 ; il épousa la fameuse Catherine de Médicis. Peu propre aux affaires, Henri aimait beaucoup la guerre. Dès qu'il fut roi il se ligua avec les princes protestants d'Allemagne, et prit à l'empereur, Metz, Toul et Verdun. Cette conquête, qui couvrait
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la Champagne , exposait l'empire aux armées françaises ; Charles-Quint, à qui il importait infiniment de la reprendre, vint assiéger Metz avec 60 mille hommes; mais le duc de Guise s'étant jeté dans la place avec l'élite de la noblesses le força de se retirer, après avoir perdu 3o mille hommes. Charles se vengea de cette disgrâce en prenant Térouane et Hesdin. Dégoûté du trône, Charles-Quint céda la couronne impériale à Philippe II, son fils, et finit ses jours dans un monastère Avant sa retraite, on fit un traité de cinq ans entre les deux puissances -, mais Philippe II, étant monté sur le trône d'Espagne , épousa Marie, reine d'Angleterre, et se ligua avec elle contre la France. Une armée formidable pénétra dans la Picardie, et assiégea Saint-Quentin : le connétable de Montmorency présenta la bataille au duc de Savoie , la perdit et fut fait prisonnier. Dans cette fâcheuse circonstance, on eut Tecours au duc de Guise. Rappelé d'Italie, et nommé lieutenant-général du royaume, le duc se mita la tête des armées françaises,
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trompa l'ennemi par de fausses marches, et reprit Calais, qui depuis 200 ans n'était plus à la France. Guines fut emporté d'assaut, et il ne resta plus rien aux Anglais dans le royaume. Les deux monarques, qui désiraient également la paix, la conclurent à CateauCambrésis^ l'an i55c). Metz, Toul et Verdun restèrent à la France; mais Henri restitua 189 places fortes conquises dans les PaysBas ou en Italie. La nation murmura hautement d'un traité si contraire à ses espérances. Enfin les fêtes succédèrent aux combats : elles coûtèrent la vie à Henri II; il fut blessé mortellement dans un tournoi, en rompant une lance avec le comte de Montgommery. Ce prince était âgé de 4' ans. Henri eut quatre fils clé Catherine de Médicis, François II, Charles IX, Henri 111, et François, duc d'Anjou. Sous le règne de François II, les Guises zélés Catholiques , dont le roi avait épousé
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la nièce, la belle et infortunée Marie Stuart, jouissaient d'une grande autorité ; ils formèrent un parti puissant, opposé aux princes de la famille royale. De leur côté, Antoine de Bourbon , roi de Navarre ( qui fut père de Henri IV ) , et son frère Louis, prince de Condé, jaloux des oncles de la reine , s'unirent avec les Calvinistes, et se déclarèrent leurs chefs. C'est l'origine des guerres de i eligion qui désolèrent le royaume sous les règnes suivants. * François II étant mort en i56o , âgé de ans, Charlesr IX, son frère, qui n'en avait que 10, lui succéda. Catherine de Médicis, sa mère, nommée régente, gouverna le royanme avec le duc de Bourbon , qui en était lieutenant-général. Dissimulée, perfide, la reine poussa àbout les Calvinistes ; le prince de Condé se mit à leur tête, et s'empara de plusieurs villes considérables ; cependant la fortune semblait se décider en faveur des catholiques , lorsque la mort de François, duc de Guise , assassiné par Poltrot, gentilhomme calviniste, les porta à faire la paix.
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Infidèle à toutes les conventions, Catherine de Médicis essaya de faire arrêter le prince de Condé et l'amiral de Coligny. Les protestants se révoltèrent ; ils perdirent la bataille de Jarnac, où fut tué de sangfroid le prince de Condé. Tant de combats n'amenèrent qu'une paix trompeuse , qui fut suivie du plus tragique événement : dans l'affreuse journée de la Saint-Barthélemi, tous les Protestants furent massacrés par ordre de la cour, sans distinction d'âge ni de sexe. On commença par l'amiral de Coligny , vieux guerrier, et l'un des chefs des Protestants. Le roi tirait lui-même sur ses sujets. Après ce massacre Charles ne fit que languir : il mourut l'an «574> Henri III, frère de Charles IX, eut à combattre les Protestants et les ligueurs. Ces derniers étaient irrités contre le roi à cause de la paix qu'il avait accordée aux Protestants : ils avaient à leur tête le cardinal de Lorraine , et son frère, le duc de Guise. Pour réprimer leur insolence, le roi
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LE PRÉCEPTEUR
fL entrer des troupes dans Paris; mais , à la sollicitation des Guises, les Parisiens mirent des barricades pour empêcher les troupes d'avancer. Voyant qu'aucun moyen ne lui réussissait , Henri fit assassiner le duc de Guise, et le cardinal son frère. A cette nouvelle les ligueurs se révoltèrent; ils nommèrent le duc de Mayenne lieutenantgénéral du royaume. Henri, trop faible contre eux, se réconcilia avec le roi de Navarre ( Henri IV ) et les Protestants ; il vint assiéger Paris, à la tête de 3o mille hommes. Il plaça son camp à Saint-Cloud. Ce malheureux roi fut assassiné dans sa chambre par un scélérat envoyé par les ligueurs. La branche des Valois finit avec Henri III. Henri IV, dit le Grand , commença la cinquième branche des Capétiens, dite de Bourbon. Il fut le 63e.' roi de France, et . monta sur le trône en i58g.; il régna 21 ans. Henri IV descendait de saint Louis ; il était fils d'Antoine de Bourbon et de Jeanne d'Albret; il avait droit à la couronne en
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qualité de prince du sang, et en ver lu de la loi sali que, qui exclut, en France , les femmes du trône. Une grande partie de la France le repoussa, parce qu'il n'était pas Catholique. Les Protestants se rangèrent autour de lui , ainsi que les Catholiques qui reconnaissaient la légitimitéde ses droits, et il se trouva en état dé faire la guerre au duc de Mayenne , chef de la Ligue : c'est ainsi qu'on appelait le parti opposé à Henri IV. Henri gagna sur le duc la bataille d'Arques , et celle d'/e/v, où il affronta mille dangers, ; ensuite il vint assiéger Paris. Une famine horrihle se fit sentir dans cette ville ; elle était telle que l'on mangeait du pain fait avec des os de morts réduits en poudre. Henri se souvint alors que les Parisiens étaient ses sujets : il laissa sortir les bouches inutiles,, et donna du pain aux assiégés. Henri ayant fait abjuration l'an 15g3;, la l'gue fut dissipée , et le roi se vit paisible possesseur du trône.
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Henri IV voulait rendre la France heureuse : un monstre ne lui laissa pas le temps de réaliser ce beau projet ; ce bon roi mourut assassiné, l'an 1610. Louis XIII, 64e roi de France , monta sur le trône en 1610, à l'âge de 9 ans. Pendant sa minorité , Marie de Médicis , sa mère, nommée régente par le parlement, gouverna le royaume. Cette princesse donna sa confiance à un Italien , nommé Concini, et à sa femme ; ils abusèrent de leur pouvoir sur l'esprit de la reine , et s'élevèrent à la plus haute fortune. L'intrigue et la bassesse régnaient à la cour ; Sully , le ministre et l'ami de Henri IV , s'en était retiré. Les grands, jaloux de Concini , devenu maréchal d'Ancré , se liguèrent contre la reine \ Luines , favori du jeune roi, et ennemi particulier du maréchal, entreprit de le perdre : il inspira au roi de la défiance contre l'Italien ; aussitôt le maréchal fut arrêté , et tué sur la place , sous prétexte de résistance; sa femme périt sur un échafaud.
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Après ce coup hardi, Louis XIII mit tous ses soins à réduire les Protestants. Richelieu résolut de les dompter. Devenu cardinal , cet homme , d'un vaste génie , eut d'abord la plus grande influence dans les affaires ; il entreprit le siège de la Rochelle , et par la prise de cette ville il porta le dernier coup auxProtestans. Après avoir triomphé des ennemis de son maître , ce grand politique sut habilement se ] défaire des siens ; et jusqu'à sa mort il ! exerça le plus grand empire sur l'esprit j du monarque. Cet homme extraordinaire prépara les merveilles du règne de Louis XIV. Louis XIII mourut cinq mois après Richelieu, l'an 1643 , Louis XIV, son fils aîné, lui succéda. Louis XIV, dit le Grand, n'avait que 4 ans et demi lorsqu'il monta sur le trône, en i643. Il» fut le 65e roi de France, et régna 72 ans. Anne d'Autriche , sa mère , régente pendant la minorité du prince nomma d'abord premier ministre , Mazarin, Italien souple
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et adroit , qui 5 sans avoir les talens de Richelieu , hérita de sa puissance. Le règne tout guerrier de Louis XIV s'annonça par des victoires. Les Espagnols, profitant de la minorité du roi, pénétrèrent en Champagne et assiégèrent Rocroy. Un jeune héros , à peine âgé de 22 ans, Louis , duc d'Enghien, fils du prince de Condé , était heureusement a la tête des armées françaises ; son génie lui lient lieu d'expérience 5 il risqua la bataille et la gagna. La bataille de Norlingue, gagnée par M. de Turenne, et celle de Lens par le duc d'Enghien , devenu prince de Condé, mirent le comble à la gloire du roi, et amenèrent la paix, qui fut signée à Munster , le 24 octobre 1648 : la France devint maîtresse de l'Alsace , et des trois évêchés , Metz , Toul et Verdun. A la guerre étrangère succéda la guerre civile. Mazarin , généralement haï et méprisé , ayant fait arrêter deux hommes qui excitaient le peuple à la révolte , la guerre, dite de la Fronde, commença. Le cardi-
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nal de Retz, coadjuteur de Paris , était à la tête des factieux ; mais après du bruit et des chansons , le cardinal fut arrêté et le calme rétabli-. Louis XIV , sorti de sa minorité, prit en main les rênes du gouvernement. Colbert fut nommé ministre. Colbert encouragea le commerce et les arts ; il établit ries académies , créa de nouvelles manufactures, et mérita enfin le nom de Grand. Après avoir étonné le monde par sa brillante fortune , Louis XIV éprouva de grands revers. Le duc d'Anjou , son petitfils , ayant été nommé roi d'Espagne , sous le nom de Philippe V, presque toute l'Europe prit les armes contre lui. Le royaume fut menacé ; mais Villars sauva la France. La paix d'Ulrecht mit fin à cette malheureuse guerre. Louis XlV mourut peu de temps après , en 715, Louis XV, fils du duc de Bourgogne, dauphin de France, monta sur le trône à l'âge de 5 ans. Le duc d'Orléans , premier prince du sang , eut la régence. 8.
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PRÉCEPTEUR
Le désordre des finances lui fit accueillir avec ardeur le système de Law ( qu'on prononce Lass ). Ce système enrichit quelques familles , et fit tomber quantité d'autres dans l'indigence. A la mort du régent, Louis XV prit les rênes de l'état. Il eut d'abord pour ministre le duc de Bourbon , ensuite le cardinal de Fleuri. Louis XV se vit obligé de faire la guerre à l'empereur , pour maintenir sur le trône Stanislas Leczinski , son beau-père, qui avait été élu par les Polonais. MM. de Villars, de Coigni , de Berwick, de Belle-Isle , d'Asfeld et de Noailles soutinrent l'honneur de la France : l'empereur demanda la paix; elle fut signée à Vienne , l'an 1788. En 1743 , le roi, en personne , attaqua les Pays-Bas. C'est alors qu'il tomba malade à Metz, et qu'il sut à quel point il était aimé. La faiblesse de ce règne en ternit la gloire , elle prépara l'affreuse catastrophe du règne suivant. Louis XV anourut le 10 mai 1774 5 à l'âge de 64 ans-
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ABRÉGÉ
D'HISTOIRE NATURELLE.
LA terre , les eaux qui l'accompagnent,
l'air dont elle est environnée, sont peuplés , et , pour ainsi dire , animés par une prodigieuse quantité d'êtres d'espèces différentes, vivans, sensibles, et diversement organisés , suivant l'élément dans lequel ils naissent
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croissent et se perpé-
tuent. Le nom général d'animaux leur a été donné, parce qu'ils communiquent, en quelque sorte , à la terre , la vie et le mouvement qu'ils ont reçu de la nature. Les formes différentes des animaux étant analogues à leurs différentes destinations, on les divise facilement en plusieurs classes, savoir : Les animaux à quatre pattes. Les animaux amphibies, ou de terre et d'eau.
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Les animaux à quatre pieds. Les reptiles nu serpents. Les insectes. Les oiseaux. Les poissqns. Les insectes d'eau. Nous ne parlerons ici que des animaux à ,quatre pattes et à quatre pieds. Les animaux à quatre pattes et à quatre pieds son! mammifères , c'est-à-dire , qu'ils portent des mamelles, au moyen desquelles ils offrent à leurs petits d'abondantes sources de lait ; ils sont vivipares , : ils engendrent leurs petits vivants ; au lieu que les animau; ovipares , les oiseaux , par exemple, font leurs petits enfermés dans un œuf. Le corps des mammifères est en général couvert de poils , à l'exception de quelques, .uns, dont-le corps est lisse, et qui en sont dépourvus. Us ont quatre pieds; leur corps se partage en trois parties .: la iéïe , lei tivnc et les soutiens. La tête est le séjour des principaux orga» Jies des sens la bouche, le ne% , les feux .et les oreilles.
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La bouche, composée des lèvres , des dents et de la langue, sert à l'animal pouf prendre sa nourriture. Les lèvres retiennent Iles aliments; la langue les retourne; les rfmto les déchirent et les broient pour les réduire en une pâte plus facile à digérer. Les dents sont implantées dans deux os' qui forment la mâchoire supérieure et la \ mâchoire inférieure. Les dents de devant, ■ dont l'office est de couper , sont ordinairement taillées en biseau , et se nomment incisives; celles qui les suivent, coniques et aiguës, sont destinées à déchirer : elles se nomment canines, parce que c'est dans lé chien qu'elles sont surtout remarquables.. Les dents du fond de la mâchoire, sous lesquelles les aliments se broient, se nomment molaires : elles sont en effet applaties comme une meule. Lorsque les canines sortent beaucoup de la mâchoire , on les nomme défenses, parce que l'animal les rend souvent fatales à ses ennemis. Le nombre, la forme et la disposition des dents, méritent d'être examinés avec attention , parce qu'ils servent à distinguer les mammifères.
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Le nez est un corps cartilagineux , et percé de trous appelés narines. Celui de quelques mammifères est surmonté d'une excroissance qui affecte différentes formes, ou est armé d'une corne. Les narines extrêmement ouvertes prennent le nom de naseaux. Certaines espèces n'ont, à la place du nez, que des trous appelés ouvertures nasales. Les oreilles sont des trous ordinairement accompagnés d'un pavillon qui les défend ou les recouvre , et qu'on nomme le pavillon de l'oreille , ou Xoreille externe* Ce pavillon manque à quelques espèces, et les sons se transmettent par les simples trous, que l'on nomme auditifs, parce qu'ils servent à entendre. Les feux, organes de la vue, sont défendus par les paupières, membranes mobiles, nues ou garnies de poil, nommés cils. On distingue dans l'œïY la pupille, qui est absolument ronde , et l'iris, c'est le cercle qui l'entoure. Les sourcils forment une ligne courbe au-dessus de la paupière supérieure. Presque tous les mammifères ont les yeux
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très-marqués; quelques-uns voient mieux la nuit que le jour. Les autres parties de la tête sont : le menton, à son extrémité ; la face, qui s'étend du menton au sommet de la tête ; les joues, placées aux deux côtés de la face , et le sommet , qui domine le front. il est ou nu, ou orné d'une crinière droite ou pendante, ou armé de cornes redoutables. La tête tient au tronc par le cou. On dislingue dans le tronc le dos, la poitrine , le ventre et Yanus. Cette dernière partie est ordinairement cachée par la queue. On appelle soutiens, les instruments
destinés à soutenir les mammifères dans un milieu quelconque, ou sur un corps solide : ce sont les pieds. Des animaux à quatre pattes. L'homme , le renard ,
le chien domestique, le chat sauvage, le chat domestique , la fouine , l'ours, le putois , le loup , l'hermine ,
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la souris, le mulot, le roselet, la belette, le furet, le blaireau, la marmotte ,
l'écureuil, le lièvre , le lapin, le loir, le rat, la taupe, la musaraigne ,
Étranger.
Le singe, le lion , le tigre , le léopard , la panthère, le loup cervier, le chat cervier, le chameau, le dromadaire, l'éléphant, le musc , la civette.
Les animaux à quatre pattes sont ceux dont les pieds sont terminés par des doigts charnus et séparés l'un de l'autre, ordinairement au nombre de cinq, souvent quatre , quelquefois trois ; mais finissant chacun par un ongle. Il y en a de domestiques , qui habitent avec l'homme ; les autres sont sauvages, vivant dans les plaines , dans les bois , dans les montagnes.
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Vhomme marche sur deux pattes, qu'il Inc-mme pieds ; ses deux pattes de devant sont ses mains ; il se lient debout sur les deux pieds , excepté dans son enfance , où il marche souvent à quatre pattes.
Le corps de l'homme est nu et perpen-
diculaire ; sa hauteur varie depuis seize jusqu'à vingt décimètres ( environ six Lieds ); il croît jusqu'à l'âge de vingt ans , trente il est dans sa maturité : la vieilesse lui succède ; alors ses os s'endur,isscnt , son corps se courbe, ses c'.eveux lanchissent, et il tombe dans la décrépiude , qui le conduit à la mort. La durée le sa vie est de 7.0 à 80 ans ; il vit queluefois au-delà de 100 ans.
L'homme se nourrit indistinctement de
out; il existe des pays où, devenu antro1ophage ( mangeur d'hommes ) , il mange on semblable.
Il n'y a qu'une espèce d'homme ; mais utre la différence qui existe parmi les ndividus ; la nature a encore produit des ariétés dont les caractères sont constans.
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LE PRÉCEPTEUR
Les principales sont : Vhomme blanc ; les Européens et les peuples d'une grande partie de l'Asie sont de cette couleur. L'homme noir, ou le nègre : son nez est applali ; ses lèvres sont épaisses ; il a les cheveux crépus : cette variété appartient à une grande partie de l'Afrique. On appelle métis ou mulâtre , l'individu né d'un blanc et d'une négresse. Les monstruosités accidentelles ou artificielles qu'on observe dans l'espèce humaine , ne constituent pas des variétés. On a parlé souvent d'hommes sauvages trouvés à des âges différens dans les bois de l'Europe, où ils s'étaient égarés. Ces prétendus sauvages étaient presque tous des sourds et muets de naissance , abandonnés par leurs parens , ou étaient des imposteurs. Tout paraît destiné pour l'homme, ou est l'ouvrage de son adresse et de son génie. Il faut chercher dans les traités d'anatomie sa description complète. Les historiens nous transmettent ses actions ;
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Jcs philosophes , parlent de ses mœurs , de ses vertus et de ses faiblesses. C'est dans leurs divers ouvrages , et par sa propre observation , qu'on apprend à le connaître. Le chien est un animal domesticpie. C'est presque le seul qui ait l'avantage d'être pris pour exemple dans les disputes qui s'élèvent pour et contre l'âme des animaux. Il s'attache à l'homme , dont il fait les délices et la sûreté, il y a un grand nombre d'espèces de chiens , qui diffèrent par la taille , le poil et les formes. Les chiens courans , les danois , les épagneuls , les dogues , les bracs, les chiens de Sibérie , les bassets , les bichons , les briquets , les petits épagneuls , les mâtins , les doguins , les roquets, les chiens turcs , les barbets , les petits danois , les lévriers , les carlins. On se sert des chiens à différens usages, savoir :
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PRÉCEPTEUR
Des chiens courans , pour chasser le cerf, le sanglier , etc. . Des épagneuls et des bracs , pour arrêter les perdrix, les cailles ; alors on les nomme chiens d'arrêt, chiens fermes, chiens couchons. Des bassets, pour chasser dans les bois les lapins et tout ce qu'ils rencontrent. Il y en a à jambes torses et à jambes ! droites. Des briquets, qui sont des petits chiens \ courans , pour chasser au bois et en plaine. Des Mâtins , i° pour garantir les maisons de l'approche des voleurs ; on les nomme alors chiens de cour; 20 pour aider les bergers à garder leurs moutons , et on Jes nomme chiens de berger. Des roquets. Ce sont d'assez petits mâtins , qui ne servent guère qu'à tourner la broche dans les cuisines. Des barbets. Ils ont le poil frisé, ils servent à alier à l'eau , c'est-à-dire, à nager pour faire partir les oiseaux d'eau. Les
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cochers ont souvent des barbets sur leur siège. Des lévriers. Ce sont.de très-beaux chiens, et d'une grande vitesse. On s'en sert pour courir le lièvre à vue ; ils le joignent et le prennent aisément. Des danois. Ils sont de deux tailles; les grands ressemblent à des lévriers grossiers : ils ne servent qu'à courir devant les carrosses ; les petits sont assez jolis : ce sont des chiens de dames. Des dogues. De sont de gros chiens, propres à garder les maisons : on les enchaîne le jour, et on les laisse courir la nuit. Les chiens de Sibérie ou louvets , ont le nez et les oreilles d'un renard : ils ne sont bons à rien , si ce n'est à faire l'amusement des dames. On peut mettre au même rang les bichons } les petits épagneuls, les petits doguins, les chiens turcs , les petits danois, les carlins , etc.
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La femelle du chien se nomme chienne. Elle a plusieurs petits à la fois, et porte environ trois mois. Le chien aboie et jappe. Le chat est un animal domestique. Le mâle se nomme matou. Le chat est trèsutile pour détruire dans une maison les rats et les souris : mais il est défiant et indocile. On en distingue trois variétés. Le chat ordinaire : son poil est court et épais ; c'est le plus commun. Le chat d'Angora : son poil blanc , argenté et doux comme de la soie , est très-long , principalement sur le cou. Le chat bleu : son poil est d'un gris bleuâtre ; on le nomme aussi chat chartreux. La femelle du chat se nomme chatte , et ses petits, chatons. Elle porte deux fois l'an , pendant six semaines , et fait plusieurs petits. Le chat miaule. L'ours est un animal sauvage, qui habite les pays froids. Il est grand , d'une figure informe, carnassier et très-dangereux. Il y a de grands et de petits ours ; il y en a de noirs , de bruns , de poil café brûlé et
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de poil blanc. Ces animaux aiment les grandes forêts et les hautes montagnes ; ils grimpent aux arbres très-habilement. La femelle de l'ours se nomme ourse , et ses petits , oursons. L'ours rugit. Le loup est un animal sauvage , trèscarnassier ; extrêmement hardi lorsqu'il a faim. C'est une espèce de grand chien sauvage , de poil gris-roux. Il y en a de deux sortes : l'un est épais : on le nomme loup-mâtin.; l'autre, plus mince, se nomme loup-lévrier. Les loups attaquent et mangent principalement les ânes et les moutons; ils vivent aussi de bêtes mortes. La femelle du loup se nomme louve; ses petits, qui sont toujours au nombre de sept ©u huit, se nomment louveteaux. Elle porte trois mois et demi. Le loup hurle. Le renard est un animal sauvage, mais adroit et rusé. C'est une espèce de chien médiocre, de poil roux. On en trouve en Laponie de toutes couleurs; mais les noirs
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sont les plus estimés. Le renard vil de volaille et de gibier: il se tient dans les Lois et dans les terriers; il a un aboiement faible et enroué. La femelle du renard se nomme renarde^ et ses petits, renardeaux. Le chat sauvage est plus gros que le chat domestique; il est gris, roux., rayé de bandes noires ; il habite les grandes forêtsj où il fait beaucoup de tort au gibier. fouine ou marte, le putois, Vhernii«e, le roselet, la belette, sont tous des animaux carnassiers du même genre. Ils ne font que sucer le sang des animaux et des oiseaux qui ne peuvent leur résister. Us portent comme les chats, et mettent bas vers l'été, depuis trois jusqu'à cinq et six petits.
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La fouine, dont le mâle se nommefoin, est longue, basse de terre; elle a le nez pointu, la queue longue et garnie de longs poils. C'est l'ennemi des poules et des pigeons, dont elle fait sa principale nourri-
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ture. Elle se retire dans les bois et dans les greniers à foin. Sa couleur est café bridé , comme celle du putois-. L'hermine, qui est la belette des pays froids, est toute blanche en hiver; mais elle a le bout de la queue noir. On la nomme roselet en été, comme si c'était un autre animal, trompé alors par la couleur de son poil, qui est devenu roux. La belette est petite, rousse. C'est une espèce de fouine : elle en a toutes les inclinations. Le furet, originaire des pays chauds, est une espèce de grande belette : il y en a de blancs et de jaunes. On les prive , et on s'en sert pour faire sortir des lapins de leurs terriers, afin qu'ils donnent dans les filets qu'on leur tend. Cette chasse s'appelle fureter. La femelle du furet porte deux fois dans un an, et pendant six semaines; elle donne depuis cinq jusqu'à neuf petits. Le blaireau ou taisson, est un animal
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sauvage, roux mêlé de noir, de la taille d'un renard, bas de terre, ramassé et le dos rond. Il y en a de deux sortes; l'un, dont la tête a quelque ressemblance avec celle du chien, se nomme blaireau chenin\ l'autre sorte, dont la tête a quelque rapport avec celle du cochon, s'appelle blaireau porchin. Cet animal creuse des terriers dans les bois , s'y tient, et vit de racines et de fruits. On connait l'âge du blaireau par le nombre de petits trous qu'il a sous la queue, parce que chaque année en produit un. Le blaireau grogne faiblement. Sa femelle met bas en été : elle fait jusqu'à quatre petits. La marmotte est un animal sauvage, assez commun dans les montagnes de la Savoie. Elle est de la taille d'un gros chat, et faite comme un lièvre, mais massive et à jambes courtes, très-grasse et très-lourde; son poil est brun; elle vit d'herbes. La marmotte dort pendant six mois. est un joli petit animal sauvage , d'un roux cerise, dont la queue est
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très-touffue et aussi longue que son corps. Il est très-alerte, habite les futaies., et s'élance de branche en branche et d'un arbre à l'autre. Il vit de noisettes et d'autres fruits ; il fait son nid dans les arbres comme les oiseaux. La femelle de l'écureuil met bas vers la fin de mai : elle donne trois ou quatre petits. Le lièvre est une animal sauvage, de l'a forme du lapin, mais une fois aussi gros. Son poil roux-clair est mêlé sur le dos de poils noirs, roux et blancs. Sa chair est bonne à manger. Il habite surtout les plaines et les montagnes, et ne vit que d'herbes. Le mâle du lièvre se nomme bouquin , la femelle hase, les petits le-> vreauts. Les lièvres de Laponie et des pays septentrionaux, deviennent blancs en hiver; ils reprennent leur couleur au printemps. La femelle du lièvre porte trois ou quatre I petits pendant un mois, elle met bas plusieurs fois dans l'année.
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Le lapin est un animal sauvage, plus petit que le lièvre, à qui il ressemble assez; mais communément de poil gris. Il est
bon
à manger. On trouve le lapin dans les buissons et les jeunes bois, où il fait des terriers ou trous dans lesquels il se retire, Il ne vit que d'herbes, cependant il es très-fécond. Le mâle se nomme bouquin, la femelle hase ou lapine, les petits lapereaux. La femelle du lapin porte un mois , depuis cinq jusqu'à huit petits, et cela plusieurs fois dans l'année. Le petit terrier peu profond que la lapine fait poury faire déposerses petits,se nomme rabouilliere. Le terrain qu'on destine à mettre des lapins, se nomme garenne; lorsqu'on entoure ce terrain de murs, il se nomme garenne forcée. Il lapins blancs, roux, noirs, etc. y a des
Le loir ou rat des Alpes, est un animal qui ressemble à un rat. Son poil est roux. Il fait son nid dans les touffes de jeunes arbres, et vit des fruits qu'il trouve. On dit qu'il dort six mois.
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Le rat est un petit animal gris-noir, qui M une longue queue sans poil. Il habite les maisons, les granges et les greniers , où il se nourrit de tout ce qu'il trouve : il attaque principalement les grains. Ce petit animal est très-rusé; le chat lui fait la guerre. Il y a différentes sortes de rats, dont l'espèce varie selon les pays où on leur donne ce . nom. La femelle du ;rat se nomme rate ; elle fait plusieurs portées de cinq ou six petits , B plus souvent en été. La souris est p'us petite que le rat. Elle lui ressemble beaucoup, excepté qu'elle est d'un gris plus clair. Elle fait les mêmes dégâts. Souris est le mot générique du mâle ml de la femelle ; leurs petits se nomment %ouriceaux. La souris produit, presque eu toutes aisons, sept à huit petits. Le chat fait la uerre aux souris et les mange. Le mulot est une espèce de souris sauvage, ousse, qui fait des petits terriers dans les
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grains, et qui s'en nourrit. Il attaque Ici plus ordinairement la racine des plantes. La femelle du mulot met bas plusieurs fois dans l'année : el e fait jusqu'à dii petits. La taupe est un animal souterrain 3 grosj comme un rat, couvert de poils courts, cendrés-noirs. La taupe a un groin allongé comme le cochon. Elle se nourrit de racines,! et se fait un chemin sous la superficie de la terre : de temps en temps elle élève de! petits monticules ronds , qu'on nomme taupinières. Sans être aveugle, dit M. de Buffon , cet animal a les yeux si petits, qu'il; ne fait presque aucun usage du sens de la; vue. La musaraigne est une espèce de petite souris à museau allongé , qui aime les souterrains et les lieux humides. Il y en a de grises et de noires : celles-ci ont le ventre .blanc. On dit que la morsure de cet animal est dangereuse. La musaraigne ordinaire, ou mofete, est cendrée et a la queue carrée ; la musaraigne aVeau a les oreilles fermées par un petit lobe.
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EN FANS.
Animaux étrangers. Le lion est regardé comme le roi des nimaux sauvages , à cause de son regard ajestueux et terrible , de son rugissement ui porte l'effroi dans l'âme, de son ample rinière, de sa légèreté et de sa force. Le on est au moins de la hauteur d'un loup, t peu élevé sur ses jambes; ses pattes sont arges , garnies d'ongles forts et pointus ; a queue, grosse et longue, est terminée ar une touffe de poils ; sa couleur est d'un oux clair ; il dort les yeux ouverts , et agite a queue en dormant. Cet animal vient à out de tout ce qu'il attaque ; il dévore sa roie ; on ne laisse cependant pas de l'aprivoiser. Les lions sont fort communs en Afrique. i y en a,aussi en Asie; mais on n'en voit oint à la Chine , bien qu'il y ait toutes ortes de bêtes sauvages. Le lion rugit. La femelle du lion a le cou sans crinière ; n l'appelle lionne , et ses petits lionceaux. Le tigre , animal sauvage , carnassier
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est aussi haut quele lion, dont il a les pattes, mais plus allongé que le roi des forêts. Le tigre a un-beau poil jaune, semé de taches rondes , noires ou bleu très-foncé , et espacées également, sur tout le corps. Sa tête est celle d'un chat ; il a les oreilles rondes, la queue longue. C'est un bel animal, mais le plus cruel de tous : on ne saurait l'apprivoiser. II y en a une autre espèce qui est plus petite. Le tigre est commun en Asie et en Afrique. Il rugit. La femelle du tigre se nomme tigresse. Le léopard est un animal sauvage , carnassier, qui provient, à ce qu'on prétend, d'une panthère mâle et d'une lionne, ou d'un lion et d'une panthère femelle. Il tient du lion et du tigre ; mais au lieu de taches .rondes, il est barré du dos au ventre, aux épaules et aux cuisses, de bandes noires ; et il a le bout et les côtés de la tête vers le mufïle, blancs. On l'apprivoise au Mogol' pour la chasse des gazelles ; il saute trèslégèrement: c'est ainsi qu'il attrape son gibier. Il rugit,.
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La panthère ressemble assez au tigre, mais elle a le poil et les taches d'une couleur moins belle. Ses oreilles se terminent vers le bout par de longs poils qui les font paraître pointues. Quelques personnes la prennent pour la femelle du léopard. La panthère rugit. Le singe, animal sauvage, est de tous les animaux celui qui ressemble le plus à l'homme. Il est velu. Us diffèrent tellement entre eux pour la taille , la couleur et la forme, qu'on n'est pas encore parvenu à en connaître toutes les espèces. Les uns ont une longue queue , les autres n'en ont pas du tout. En général, ils sont tous fort malins , et portés naturellement à contrefaire les actions des hommes et des autres animaux. Les singes sont très-communs en Afrique ; il courent les bois en troupes dans plusieurs contrées , et se rendent redoutables aux habitans. Il y a des espèces de petits singes à longs poils , qu'on nomme sapajoux ; d'autres très-petits , appelés agouins. La femelle du singe se nomme guenon 9-
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ou guenuche. On dislingue aussi une espèce de singe sous le nom de guenon,. Le chameau est un animal domestique, que l'on trouve dans les pays chauds des Indes orientales. Il a six à sept pieds de hauteur, de grandes jambes qu'on l'accoutume à plier pour recevoir son fardeau, le cou très-long , et les lèvres en avant au-delà du nez , qui paraît épaté. Le chameau a deux hautes bosses au milieu du dos. Cet animal sert de monture et de bête de somme ; il coûte peu à nourrir , et reste long-temps sans boire ; il avance beaucoup au trot. Son poil se file. Il donne son nom à un genre qui comprend encore le dromadaire, le lama^la vigogne. et Valpaca. Le dromadaire n'a qu'une bosse sur le dos. Ces animaux sont patiens : ils aiment la musique. Les Arabes aiment beaucoup la chair des jeunes chameaux. L'éléphant est le plus grand des anir maux terrestres ; il est sauvage , mais on l'apprivoise aisément. Il a neuf à dix pieds de haut ; sa peau , communément grise,
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et rarement blanche , est dénuée de poil ; ses oreilles sont très-grandes , et ses yeux fort petits ; sa lèvre supérieure se termine en un long canal, qu'on appelle trompe : c'est le conduit de sa respiration et de sa boisson ; il s'en aide , comme d'une main, avec beaucoup d'adresse. Deux dents trèsgrosses et très-longues sortent de sa mâchoire supérieure : elles servent à faire les ouvrages en ivoire. L'éléphant est commun en Asie. Le blanc est dans une haute estime aux Indes orientales. Les anciens menaient à la guerre des éléphans chargés de tours. Le musc est un animal sauvage des Indes, de la taille d'un petit chat allongé. Il a le museau pointu comme un rat ; son poil est gris , rayé de noir; il porte ce qu'on nomme le musc dans une poche située au bas du rentre. La civette est un animal sauvage des Indes , carnassier comme le chat, et de la îême grosseur, allongé comme la fouine, ayant tout le corps couvert d'un poil long et rude , disposé par bandes blanches et
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noires, et les yeux placés au milieu de deux grandes taches noires. Le réservoir où se trouve le parfum qu'on nomme civette est placé sur l'animal comme celui du musc. Le loup-cervier est un animal sauvage et très-carnassier des pays froids. Il ne res* semble nullement au loup ; il a plus de rapports avec le chat, mais il est beaucoup plus grand ; il a le poil long , mêlé de roux, de blanc et de noir. Les longs poils qu'il a au haut de ses oreilles les font paraître pointues,. Cet animal habite les bois ; il a la vue extrêmement perçante. Le chat-cervier est une petite espèce de loup-cervier. Les Amphibies. Ces animaux sont tous à pattes. Il s'en trouve d'eau douce et de mer. Ils habitent les eaux, où ils se nourrissent de poissons; mais il faut que de temps en temps ils en sortent pour respirer l'air. JUs sont tous sauvages.
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Amphibies d'eau douce. La loutre, le rat d'eau, le castor, l'hippopotame.
Amphibies de mer. La tortue T le loup marin , le lion marin, la vache marine , le veau marin, le lamenlin.
La loutre est un animal à quatre pattes, de poil gris-roussâtre, et gros comme un chien médiocre ; il habite les rivières , ou dans des trous sur le bord des grands étangs, pour y vivre de poisson; il vient aussi sur la terre. Sa tête ressemble à celle du chien ; on fait des chapeaux de son poil. Le rat d'eau est une espèce de rat amphibie , de poil brun ; il vit de petits poissons , et se tient dans les petites rivières et dans leS ruisseaux. Le castor, animal des rivières du I de l'Amérique, est de la taille
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ordinaire. Son poil est gris-noir; il a les dents fort tranchantes; les pattes de devant comme celles d'un chien , et celles de derrière comme celles d'une oie. Le castoi vit de poisson. Il se bâtit dans l'eau une loge à plusieurs étages , qu'il maçonne avec sa queue, faite en spatule plate et large, On fait des chapeaux avec son poil. hippopotame , ou cheval de rivière, est un gros et grand animal de la hauteur d'un chameau. Sa tête tient de celle du cheval ; il* a quatre grosses dents ou defenses, qui lui sortent de la gueule, deui à chaque côté de la mâchoire ; sa peau est sans poil. Non-seulement il se nourrit de poisson et d'herbe ; mais encore il mange tout ce qu'il peut attraper. Il y a des hippopotames dans les grandes rivières d'Egypte, en Afrique.
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La tortue est un animal informe à quatre pattes, qui a le dos et le ventre couverts de fortes écailles en forme de bouclier. Il y en a de beaucoup d'espèces , de mer et de terre, depuis deux jusqu'à cinq pieds
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de long ; celles de mer sont les plus grosses ; elles sortent de l'eau pour pondre dans le sable : la chaleur du soleil fait éclore leurs œufs. La chair de la tortue est saine et nourrissante ; sa graisse sert à faire une huile jaune qui est excellente dans sa fraîcheur. On fait des peignes et des tabatières avec l'écaillé de l'espèce nommée caret. Le loup marin, le lion marin, la vache marine, le veau marin, sont de grands animaux qui, bien que d'espèces et de grosseurs différentes, se ressemblent assez quant à la forme. En général, ils ont la tête ronde, de petits yeux vifs et perçans, le poil court, ordinairement gris-brun. Ils n'ont que les deux pattes de devant : leur derrière se termine en queue ou nageoire; ils viennent à terre sur les bords de la mer. Le lamentin est un amphibie quelquefois plus gros qu'un bœuf. Il est assez commun en Amérique, vers la rivière des Amazones , et sur les côtes d'Afrique. Soin
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museau ressemble parfaitement à celui d'une vache ; sapeau ridée est parsemée de quelques poils rudes ; il a deux pattes de devant très-faibles, ce qui fait qu'il ne peut que se traîner à terre tout auprès de l'eau, et une queue en nageoire trèsgrosse et très-large. Le lamentin se nourrit de l'herbe qu'il trouve sur les rochers ; il cherche ensuite à boire de l'eau douce à l'entrée des rivières. Sa chair a le goût de celle du veau. Des animaux à quatre pieds pleins, Jourchès et à cornes. Les animaux à pieds sont ceux dont les pieds sont formés avec de la corne, ou d'un seul contour, comme le cheval, ou fendu par le milieu en deux parties égales, dont chacune forme un ongle séparé. Les animaux qui portent des cornes sur !a tête ( et quelques-uns n'en portent point ) , ont les pieds fendus et fourchés. Animaux à quatre pieds pleins. Le cheval, Vâne, le mulet, le jumart, le %èbre ou âne sauvage.
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Le cheval. Sa forme est trop connue pour la décrire ici. Nous dirons seulement qu'il est de tous les animaux celui qui, avec une grande taille, a le plus de proportion et d'élégance dans les parties de son corps. En lui comparant les autres animaux qui sont au-dessus et au-dessous, [on verra que l'âne est mal fait ; que le lion a la tête trop grosse; que le bœuf a les jambes trop minces et trop courtes pour la grosseur de son corps ; que le chameau est difforme; et que les plus gros lanimaux, le rhinocéros et l'éléphant, ne [sont, pour ainsi dire, que des masses informes. * Les chevaux arabes sont les plus beaux que l'on connaisse en Europe : ils sont jplus grands et plus étoffés que les barbes ou chevaux de Barbarie, e sont tout aussi | bien faits. Les chevaux d'Espagne tiennent ■le'second rang auprès des barbes. Les plus j beaux chevaux anglais sont, pour la conformation , assez semblables aux arabes et aux barbes, dont il tirent leur origine, j Le cheval hennit.
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La femelle du cheval se nomme cavale ou jument; ses petits mâles, poulains; ses femelles, pouliches. La cavale n'a qu'un petit à la fois,
rarement
deux, elle porte onze mois et trouve des chevaux
quelques jours. On
sauvages en Afrique et dans l'Inde ; mais on les apprivoise aisément. L'âne est, relativement à sa taille, le plus sain et le plus fort de tous les animaux domestiques ; il brait. Sa femelle se nomme dnesse, ses petits, ânons. L'ânesse porte onze mois comme la cavale. Il y a en Afrique des ânes sauvages qui vitesse extrême à la course. sont d'une
Le mulet est engendré d'un âne et d'une cavale, ou d'un cheval et d'une ânesse, La femelle se nomme mule. Les mules n'engendrent pas, non plus que tous les animaux qui viennent d'espèces différentes. Le jumart est engendré d'un taureau et d'une jument, ou d'un cheval et d'une vache. Il ne devient guère plus gros qu'un âne; il ressemble à la vache par la tête et
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la queue , et au cheval par les pieds et les reins. Les jumarts n'engendrent jamais, de quelque sexe qu'ils soient. Le zèbre, animal sauvage , ressemble à l'âne par les oreilles ; mais il est plus grand et plus étoffé. Sa robe le rend un fort bel animal. Nous l'appelons âne sauvage. Le zèbre se trouve en Afrique, vers le Capde-Bonne-Espérance : le fond de son poil est d'un roux-brun; il est rayé de bandes noires et blanches symétriquement espacées, depuis les pieds jusqu'à la tète. C'est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu ; il a la figure et les grâces du cheval, et la légèreté du cerf. Les zèbres vont en troupes et sont très-sauvages. Animaux à quatre pieds fourches, et à cornes. A cornes. Le taureau , le buffle, le bélier, le bouc , le cerf Etrangers à cornes. le renne,
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l'élan, le rhinocéros, la chèvre jaune , la gazelle, le daim , le chevreuil,
le chamois, le bouquein. Sans cornes. Leverratou pourceau, le sanglier.
Les bêtes à cornes ont la faculté de ruminer, c'est-à-dire, de remâcher la nourriture qu'elles ont avalée, pour la faire passer ensuite d'un estomac dans l'autre ; car elles ont quatre estomacs avant les boyaux ; de plus elles n'ont point de dents de devant à la mâchoire d'en haut. Les quatre estomacs se nomment : Le premier , la panse , l'herbier, le grasdouble. Le second, le bonnet, le rézeau. Le troisième, le millet, le feuillet. Le quatrième , la caillette. N. B. Parmi ces animaux, la loi de Moïse ne permettait de manger que de ceux qui ruminent. Le taureau a deux cornes au-dessus du
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front, faites en s allongée. Sa femelle se nomme vache; elle a aussi des cornes. On appelle ses petits veaux, et les jeunes vaches qui n'ont pas encore vêlé ( fait des petits,) génisses. Le taureau beugle. La vache n'a qu'un petit à la fois; elle porte neuf mois. Le taureau qui ne doit point engendrer se nomme bœuf. Le buffle est une espèce de taureau sauvage des pays chauds. Lorsqu'on l'apprivoise il devient docile et sert au labour. Le bélier a deux cornes au-dessus du front, lesquelles se recourbant derrière ses oreilles, présentent leurs pointes vers ses yeux. Il est couvert de laine; il bêle. La femelle du bélier n'a point de cornes ; elle se nomme brebis, et son petit, agneau. Le helier qui ne doit point engendrer se nomme mouton. Le bouc a deux cornes élevées au-dessus du front, lesquelles se recourbent de côté en-deliors. Il chevrotte. Sa femelle a des cornes, mais plus petites: elle se nomme
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chèvre, et son petit, chevreau. Comme la brebis , elle n'a qu'un petit à la fois , qu'elle porte cinq mois. Le cerf est un animal sauvage des forêts, de la grandeur d'un âne ; il a au-dessus du front deux cornes fort élevées, que les chasseurs nomment bois. Elles sont hérissées de plusieurs branches ou cornichons, que l'on nomme andouillers. Son poil est roux-clair ou fauve. Les cornes du cerf tombent tous les ans, et il en revient de nouvelles. La femelle du cerf n'a point de cornes; elle se nomme biche. Elle porte huit moi* un seul petit , appelé faon qu'on prononce fan. Le daim est un animal sauvage des forêts d'une vitesse extraordinaire; il est plus petit que le cerf, auquel il ressemble beaucoup. Il a deux cornes élevées , larges et plaltes, garnies de quelques cornichons, qui en rendent les bords festonnés. Son poil est roux, parsemé de taches rondes et blanches. Il y en a de noirs, mais ils sont rares. Le cerf et le daim rêent.
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La femelle du daim n'a point de cornes ; elle se nomme dine, et son petit, dineau. Elle porte huit mois. Le -chevreuil est un animal sauvage des forêts, plus petit que le daim. Il a deux cornes accompagnées de quelques cornichons ; son poil est roux foncé ; ïïrée. Sa femeile n'a point de cornes ; on la nomme chevrette, et son petit, faon de chevreuil. Elle porte cinq mois et demi, un, deux, et quelquefois trois petits. Le chamois est un animal sauvage, qui habite les rochers et les montagnes couvertes déneige. Il a deux cornes minces, noires et recourbées par le haut, le poil jaune-clair , la lèvre d'en haut fendue. Il court fort vite. On fait de sa peau des gants et des bas. ' Animaux étrangers. Le bouquetin est un animal sauvage, qui se tient toujours au milieu des neiges. Il ressemble beaucoup au chamois. Son sang passe pour être un remède souverain contre la pleurésie. Le bouquetin est assez commun dans les montagnes de Suisse et de Savoie.
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La gazelle est une petite chèvre sauvage des Indes orientales et de l'Afrique. Elles a deux cornes noires et droites , mais un peu recourbées par le bout. Elle est fauve sur le dos, et blanche sous le ventre. La chèvre jaune est une espèce de chèvre sauvage , qui se trouve vers la Chine et la Tartarie. Le renne est un animal sauvage du nord, C'est une espèce de cerf plus étoffé que le nôtre , et qui se nourrit de la mousse qu'il trouve sous la neige. Le renne a audessus du front deux cornes , dont quelques andouillers garnissent le devant de la tête mais la maîtresse tige se rabat tout de suite en arrière , et coule assez loin, presque horizontalement au-dessus du dos. Son poil est roux. La femelle a des cornes pareilles à celles du mâle. Le renne est la ressource et richesse des peuples du nord toute la vers les
pôles : les Lapons en ont des troupeaux qu'ils ont apprivoisés ; ils en mengent la
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la chair , se servent de la peau pour se 'vêtir, après que l'animal ne peut plus tra§r ailler. On se sert du renne comme du cheval, Ipour tirer des traîneaux et des voitures : il anarche avec beaucoup plus de diligence et de légèreté, fait aisément trente lieues à)ar jour, et court avec autant d'assurance lur la neige gelée que sur une pelouse. |La femelle donne du lait plus substantiel et plus nourrissant que celui de la vache. h'élan est un animal sauvage des pays roids, habitant les forêts. C'est une espèce *e daim; il a les cornes faites de même, ais il est beaucoup plus grand : sa taille st celle d'un moyen cheval. Sa femelle n'a oint de cornes. Le rhinocéros est un animal sauvage les Indes orientales. Il a six à sept pieds de haut ; il est de couleur gris foncé ; sans oil, sa peau est remplie de petites et de grandes élévations en forme d'écaillés, et fait plusieurs replis sur son corps. Sa lèvre supérieure pend sur l'inférieure. Il a une
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corne très-forte , toute droite sur le bout du nez , et une autre au défaut des épaules : celle-ci manque à la femelle. Le rhinocéros ne se nourrit que d'herbe. Sans être ni féroce , ni carnassier , ni même très-farouche , cet animal est cependant intraitable. Il est à peu près en grand, ce que le cochon est en petit. On en trouve en Asie et en Afrique, mais l'espèce est moins répandue que celle de l'éléphant. Animaux sans cornes. Le verrat, porc , ou pourceau , ou cechon. De tous les quadrupèdes , le cochon paraît être l'animal le plus brut. Les imperfections de la forme semblent influet sur le naturel. Toutes ses habitudes sont grossières ; tous ses goûts sont immondes; toutes ses sensations se réduisent à une gourmandise brutale qui lui fait dévore indistinctement tout ce qui se présente. Les verrats ou cochons mâles , que l'on garde pour propager l'espèce , grossissent jusqu'à l'âge de cinq à six ans. Plus le cochon est vieux , plus il est gros, dur et pesant.
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La femelle tlu verrat se nomme truie. Elle porte quatre mois jusqu'à quinze petits. Le verrat grogne. ht sanglier, animal sauvage des forêts, essemble au verrat ; mais il est plus court, plus ramassé; son poil est long, ude , et d'un noir-pâle ; il a deux dents de la mâchoire inférieure qui sortent endehors , et s'élèvent tout droit aux deux côtés de sa gueule : ce sont ses défenses. On prétend qu'elles ne lui servent qu'à aiguiser deux autres dents qu'il a dans la âchoire inférieure, et qui sont si ranchantes qu'elles éventrent les chiens et les chevaux. La durée de la vie d'un sanglier est de vingt-cinq à trente ans. On appelle , en terme de chasse, bêtes de compagnie , les sangliers qui n'ont pas passé trois ans ; parce que, jusqu'à cet âge , ils ne se séparent pas les uns des autres , et qu'ils suivent tous leur mère. Ils ne vont seuls que lorsqu'ils sont assez forts pour ne plus craindre les loups.
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Le sanglier ne s'apprivoise jamais. Il st nourri d'herbe , de glandsr de pommes, de raisin, etc. La femelle du sanglier ss nomme laie, et ses petits , marcassins. Elle porte quatri mois, jusqu'à douze petits et plus. Elle, rij point de défenses.
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RÉMÉRÉS CONNAISSANCES
SUR
LA MYTHOLOGIE.
est formé de deux mots recs , savoir , 'muthos et logos , discours abuleux : c'est la connaissance de la Fable, 'est-à-dire , des récits inventés par les nciens en l'honneur de leurs dieux et des éros qu'ils regardaient comme leurs preiers chefs. La fable doit sa naissance à matre causes principales : l'ignorance, la orruption, la crainte et la vanité. La connaissance du vrai Dieu et de son ulte s'étant insensiblement effacée de l'esprit les hommes, ils tournèrent leur adoration ers les objets sensibles. Le soleil, la lune, es étoiles , etc. comme ce qui se présenait à eux de plus brillant, furent les preières choses qu'ils adorèrent. Ensuite ils
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LE PRÉCEPTEUR
honorèrent comme des dieux , les hommes, les animaux , les plantes. Ne connaissant pas assez la nature pour l'expliquer, ils humanisèrent et divinisèrent toutes choses : c'est ainsi que la Fable doit son origine à l'ignorance. La corruption des mœurs est venue à l'appui de l'ignorance. Le démon , non content de substituer au culte du vrai Dieu un fantôme de religion qui amusât les hommes , fit entrer dans ce système tout ce qui pouvait flatter les passions , afin qu'on n'eût pas honte de commettre des crimes autorisés par l'exemple des dieux : de là un Jupiter incestueux, un Mais adultère , un Mercure voleur. La vanité a produit la Fable , puisqu'elle a mis au rang des dieux quiconque s'était rendu célèbre par ses exploits , ou utile au genre humain par l'invention des arts: de là le culte rendu par la reconnaissance aux illustres morts. Parmi ces honneurs funèbres , il était d'usage d'élever des espèces d'autels dans l'endroit le plus respec-
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2IO,
table de leurs maisons , et d'y brûler de l'encens devant leurs portraits ; bientôt on hangea ces lieux particuliers en des ternies publics , et on s'accoutuma à honorer omme des dieux ces grands personnages. Reste à prouver comment la crainte pu être une des causes de l'idolâtrie, 'était une opinion commune que les astres 'taient animés et immortels , parce qu'on es voyait toujours les mêmes et sans altération. On alla jusqu'à s'imaginer qu'ils ausaient, par leur influence, les maux ui affigeaient les humains, et l'on crut levoir les apaiser dès qu'ils paraissaient rrités. De-là vint l'usage de se prosterner levant le soleil, comme les prophètes le eprochent souvent aux nations. L'idolâtrie a pris naissance dans l'Egypte t la Phénicie. L'Écriture dit qu'en Egypte egnaient la magie, la divination et l'inerprétation des songes. 11 semble même que Moïse ne donna aux Juifs un si grand ombre de préceptes , que pour les op^poser en tout aux cérémonies égyptiennes.
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Ninus est le premier roi qui introduisit l'idolâtrie, en faisant bâtir un temple à l'honneur de son père Bélus , l'an du monde 2,700; mais cette espèce d'idolâtrie, qui avait pour objet le culte des grands hommes, est de beaucoup postérieure à celle qui concernait les astres et les animaux. De l'Egypte, l'idolâtrie se répandit en Orient, ensuite en Occident. La Grèce l'adopta, l'embellit; elle la transmit aui Romains., qui bâtirent un temple nommé le Panthéon, ou ils rassemblèrent toutes les divinités honorées en divers pays. Varron, ce grand théologien du paganisme, en fait monter le nombre à trente mille. Les anciens distinguaient quatre ordres de dieux : le premier ordre comprenait les dieux suprêmes, autrement dits maforum gentium, parce qu'ils étaient connus et révérés de toutes les nations : on en comptait vingt ; c'étaient Jupiter , Junon, Neptune, etc. Au second ordre étaient compris ceux qu'on nommait Du minotum gentium : ils n'avaient point de
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place dans le ciel; il étaient regardés comme des divinités bourgeoises, Ovide les appelle de plèbe Deos; Pan, Pomone, Flore , Paies, et les autres divinités champêtres étaient de ce nombre. Les demi-dieux occupaient le troisième ordre : c'étaient des divinités qui tiraient leur origine d'un dieu et d'une mortelle, ou d'un mortel et d'une déesse ; tels étaient Hercule, Esculape , Castor et Pollux, etc. On met aussi parmi eux les héros que leur mérite avait élevés au rang des immortels indigètes. Les divinités du quatrième ordre étaient les vertus qui avaient formé les grands hommes.
DIVINITÉS DU PREMIER ORDRE.
Saturne. Le Ciel, ou Cœlus, que les Grecs appellent Uranus, est le plus ancien des dieux , comme J^esta était la plus ancienne des déesses. Ils eurent pour fils Titan et ~alurne., ou le Temps. Titan , comme étant l'aîné, devait succéder au royaume ; mais, pour condescendre aux volontés de 10.
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LE PRÉCEPTEUR
sa mère , il céda son droit d'aînesse à sou frère , à condition que celui-ci n'élèverait pas d'enfant mâle ; c'est pourquoi Saturne les dévorait dès qu'ils étaient nés. Cependant Cybèle , sa femme , ayant mis au monde Jupiter et Junon , présenta à son mari une pierre dont elle dit être accouchée , et le bon Saturne la dévora aussitôt. Elle sauva ainsi Neptune , Pluton et Cérès. Cybèle fit élever Jupiter dans l'île de Crète : il fut nourri par la chèvre Amalthée, Titan fut instruit de ce qui se passait. Voyant ses enfans exclus de la succession au royaume , il déclara la guerre à son frère Saturne ; et l'ayant vaincu , il l'enferma dansune étroite prison avec sa femme Cybèle : ils y demeurèrent jusqu'à ce que Jupiter, devenu grand , les en tira. . On représente Saturne sous la figure d'un vieillard, tenant une faux d'une main, et un sablier de l'autre , pour montrer que le temps ravage tout, et qu'il eoide sans interruption,.
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Cybèle. Cybèle ou Rhèa, femme de Saturne , était regardée comme la mère de la plupart des dieux. On représente ordinairement Cybèle assise, pour montrer la stabilité de la terre. Elle porte un disque, ou tambour, symbole des vents qu'elle renferme. On lui donne une couronne en forme de tour et un char traîné par des lions. Jupiter. Jupiter, fils de Saturne et de Cybèle , tenait le premier rang parmi les dieux. Ayant forcé son père à lui céder l'empire du monde , il donna les eaux à Neptune, les enfers à Pluton ; il se réserva le ciel, et fut appelé le père des dieux et des hommes. Les géants, descendus de Titan, voulurent lui disputer l'empire du ciel. Plusieurs de ces géans avaient cent bras, cinquante têtes; ils étaient tous d'une taille démesurée. Pleins d'audace et décourage, ils
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entassèrent montagnes sur montagnes, et lancèrent d'immenses rochers jusqu'à la voûte céleste ; mais Jupiter les foudroya. On représente le maître des dieux armé de la foudre , un aigle à ses côtés , et l'air majestueux d'un vénérable vieillard , dont un diadème retient la longue chevelure. On lui sacrifiait principalement des taureaux. Le hêtre ^t le chêne lui étaient consacrés. Junon. Junon , fille de Saturne et de Cybèle, était sœur de Jupiter; elle devint sa femme. On la regardait aussi comme la déesse de l'air. Elle eut trois enfans : Hèbè, déesse de la jeunesse, Mars , dieu de la guerre, et Vulcain , dieu du feu , que Jupiter précipita du ciel àcause de sa difformité. Junon était orgueilleuse et jalouse. Paris, fils de Priam , étant berger , donna la préférence à Vénus sur cette déesse ;/elle s'en vengea en détruisant les Troyens. La jalousie la porta à persécuter Latone, Àk-
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mène , Sémélé ; elle changea Io en vache, Calisto en ours ; livra aux Furies la famille d'Athamas, d'Hercule. et suscita tous les travaux
On lui donne pour attribut un paon, sur la queue duquel elle plaça les yeux d'Argus. On la représente ordinairement sous un arc-en-ciel,, le sceptiee en main et
là tête couronnée.
Neptune. Neptune, fils de Saturne et de Cybèle, eut l'empire des eaux. Il avait rendu de grands services dans la guerre des Titans i mais ayant soutenu Apollon contre Jupiter , il fut banni du ciel avec le dieu des vers. Ils pressèrent leur exil dans les plaines de Troie , où Apollon garda les troupeaux d'Admète. Neptune eut pour femme Amphitrite. L'Océan , fils de Neptune et d-'Amphitrite, fut regardé comme le père des fleuves. Il épousa Thétis, dont il eut Nérée et Doris qui, s'étant mariés ensemble , mirent au monde un grand nombre de filles , connues sous le nom de Nymphes : les unes prési-
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daient aux forêts et aux prairies , et s'appe-' laient Dryades , Amadryades , ou Napées ; les autres étaient pour la garde des fontaines et des fleuves , et se nommaient Naïades ; celles qui habitaient les montagnes eurent le nom d'Oréades ; enfin , il y en eut qui commandaient sur la mer , et qui furent appelées Néréides , du nom de leur père. La plus illustre des Néréides se nomma Thétis, comme sa mère : Jupiter voulut l'épouser , mais ayant appris des Deslins qu'elle aurait un fils plus grand et plus vaillant que le père , il la donna en mariage à Pélée, qui, en effet, fut père d'Achille. On représente Neptune ayant en main un trident au lieu de sceptre, et la tête couronnée de roseaux ou de jonc, son char est une grande coquille traînéepar des chevaux marins, ou par des tritons. On lui immolait le cheval et le taureau. Cérès. Cérès, fille de Saturne et de Cybèle, enseigna aux hommes l'art de l'agriculture.
�DES EN FANS.
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Ce fut à Triplolèrne , fils de Céléus , roi d'Eleusine , qu'elle en donna les premières leçons , pendant le séjour qu'elle fit en Afrique, en parcourant l'univers pour chercher Proserpine, sa fille , que Pluton avait enlevée. Cérès est la déesse des blés et des moissons. On la représente couronnée d'épis , tenant d'une main une faucille et de l'autre une gerbe de blé. On immolait à Cérès un pourceau, parce que cet animal, en fouillant la terre , empêche le grain de germer. Apollon. Jupiter ayant abandonné Junon pour s'attachera Latone, en eut deux enfans , Apollon et Diane* Apollon, inventeur de la poésie et de la musique, fut le maître des neuf Muses, qu'il instruisait sur le Mont-Parnasse. Les Muses étaient vierges, filles de Jupiter et de Mnémosine, déesse de la mémoire. Calliope présidait au poè'me héroïque; Clio, à l'histoire; Eraio, aux poésies amoureuses; Thalie, à la comédie; Mel-
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LE PRÉCEPTEUR
pomène à la tragédie ; Terpsichore, à la danse; Euterpe, aux instrumens; Poljinnie, à l'ode; Uranie, à l'astrologie. Apollon était regardé comme le dieu du jour, le soleil; on le nommait Phœbus. On représente ce dieu tantôt comme un jeune homme sans barbe, avec des flèches, tantôt tenant une lyre à la main, et portant une couronne de laurier. Le laurier lui était consacré, parce que Daphné, échappant à ses poursuites, avait été métamorphosée en cet arbre, qui est toujours vert, et comme le symbole de l'immortalité. Diane. Diane, soeur d'Apollon, est appelée Phébè, ou la Lune, dans le ciel. Elle présidait à la nuit. Sur la terre, elle s'appelle Diane; c'est la déesse de la chasse. Dans les enfers, c'est Hécate. On représente Diane avec un carquois sur l'épaule , l'arc à la main , le croissant sur le front.
�DES ENFANS.
220, à Ephèse qui
Diane avait un temple
passait pour une des merveilles du monde. On avait été 220 ans à le bâtir selon les dessins du grand architecte Chersiphron: toute l'Asie avait contribué à cette dépense. Il avait 425 pieds de longueur, sur 220 de largeur. On y admirait 12J colonnes dressées par autant de rois. Elles avaient environ 60 pieds de hauteur. Il y en avait entr'autres 36 ornées de bas-reliefs superbes. Ce temple magnifique, décoré de tableaux excellens et de belles statues, fut brûlé le jour de la naissance d'Alexandrele-Grand, par Erostrate, Ephésien, qui voulut faire parler de lui, n'ayant ni valeur ni esprit pour acquérir autrement de la réputation. Les Ephésiens défendirent de jamais prononcer son nom : cette défense même servit à le rendre immortel. M. de la Motte a dit :
Les grands crimes immortalisent, Ainsi que les grandes vertus.
Bacchus. Bacchus était fils de Jupiter et de Sé10*.
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mêlé, fille de Cadmus, roi de Thèbes en Béotie. Il fut élevé par des Nymphes, sur une montagne nommée Méros, aux environs de Nysa. Lorsqu'il fut en âge, il parcourut la plus grande partie de la terre, et pénétra jusqu'aux Indes. Bacchus ayant remporté de grandes victoires dans les Indes, et fait bâtir la ville de Nysa, pour maintenir dans le devoir les peuples qu'il avait vaincus, ses sujets, par crainte ou par complaisance, lui accordèrent les honneurs du triomphe. Oh croit qu'il est le premier qui ait porté le diadème et les ornemens royaux. . Bacchus est nommé le dieu du vin, parce qu'il apprit aux hommes à faire usa- I ge de cette liqueur. On le représente dans un char traîné par des tigres; il est couvert d'une peau de cerf; son sceptre est un thyrse, ou une demi-pique, couverte de lierre et de pampres. A son retour des Indes, Bacchus épousa Ariane , fille de Minos, que Thésée avait abandonnée. Il lui fit présent d'une cou-
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a3l
ronne d'or enrichie de pierreries : c'était le chef-d'œuvre de Vulcain. Après la mort de cette princesse , sa couronné fut mise au rang des signes célestes : ce sont huit étoiles, dont trois entr'autres brillent beaucoup* Mercure. Mej'cure, fils de Jupiter et de la nymphe Maïa , était le plus affairé de tout l'Olympe. Messager et confident des dieux, il avait soin de toutes leurs entreprises; c'est pour cela qu'il avait des ailes à son chapeau et à ses pieds. Mercure est le dieu des voyageurs et du commerce, celui de l'éloquence, et même celui des voleurs. On lui attribue l'invention de la lyre; voici comment Homère et Lucien racontent ce fait. Mercure trouva une tortue morte sur le sable du Nil; il la vida toute avec un ferrement, fit plusieurs trous à la coquille, colla du cuir à l'en tour, y mit deux cornes, et la monta de cordes de fil de lin, celles de boyaux de mouton n'étant pas encore en usage. Ces cordes étaient au nombre de
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neuf, en l'honneur de neuf Muses. Mercure fit présent à Apollon de cette tortue; et ce dieu en reconnoissance, lui donna le caducée , espèce de sceptre ailé, autour duquel sont entortillés deuxserpens. Vénus. Vénus naquit de l'écume de la mer. Les Heures se chargèrent de la nourrir après que Zéphyre l'eut portée en Cypre. Ou lui donna pour compagne Suada ou Pjtlio, déesse de l'éloquence; pour char, une coquille marine traînée par des cygnes, des moineaux ou des colombes : et pour ornement particulier, une ceinture qu'on nommait ceste. Ce meuble mystérieux renfermait, disait-on tous les attraits, tous les agrémens, et tout ce que les caprices ont de plus séduisant. Vénus eut soin de l'étaler lorsqu'elle voulut avoir les suffrages de Paris. Les savans prétendent que. la Vénus de la Fable fut une reine de Phénicie nommée Astarbé. Vénus était la déesse de la beauté, de l'amour et des plaisirs. Elle avait des tem-
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pies à Paphos, à Cythère, à Idalie. Elle eut plusieurs enfans : elle fut la mère cl'Hyménée, de Cupidon et des trois grâces, Aglaè, Thalie et Euphrosine, lesquelles lui tenaient toujours compagnie. Esculape. Esculape, fils d'Apollon et de la nymphe Coronis , fut mis par son père entre les mains du célèbre centaure Chiron, pour avoir soin de son enfance. Le centaure lui apprit à connaître la vertu des plantes. Esculape fit des belles cures, telles que celle d'Hyppolite, fils de Thésée, ce qui fit dire qu'il l'avait ressuscité. Il devint si habile dans la médecine, que Pluton, irrité contre lui, s'en plaignit à Jupiter, qui le foudroya. Apollon pleura beaucoup son cher fils; pour le consoler, Jupiter le reçut dans le ciel, où Apollon en fit un astre nommé Ophicus , ou serpentaire. On représente Esculape sous la figure d'un vieillard à longue barbe, appuyé sur
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un bâton autour duquel un serpent est entortillé; il a un chien à ses pieds. Plu ton. Pluton , troisième fils de Jupiter et
de
Cybèle, régnait dans les enfers avec Pro serpine. On lui immolait des brebis noires. On lui mettait en main des clefs au lieu de sceptre, pour marquer qu'on ne revient pas de son royaume. Les anciens avaient fait un dieu particulier du dieu des richesses ; ils l'appelaient Plutus, et le représentaient - aveugle. Aristophane le fait ainsi parler dans sa comédie : Jupiter m'a ainsi maltraité en haine des hommes; car lorsque fêtais jeune garçon , je le menaçai de ne faire du bien qu'aux sages et aux vertueux seulement ; c'est pour cela qu'il me fit aveugle, afin queje ne pusse pas reconnaître les gens de mérite, tant il leur porte envie. On raconte ainsi l'enlèvement de Proserpine : Pluton, se voyant rebuté de toutes les déesses à cause de sa difformité et de l'obscurité de son royaume, s'en
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plaignit à Jupiter. Il prit enfin le parti d'enlever Proserpine pendant qu'elle cueillait des fleurs avec ses compagnes sur une montagne de Sicile. Une nymphe du voisinage, nommée Cyana voulut lui faire des reproches de cette violence ; il la changea en fontaine ; ensuite il ouvrit la terre d'un coup de trident, et rentra dans son royaume sombre. Minos, Eacus ou Eaque^et Radamanthej étaient les trois juges des enfers; ils examinaient les âmes à mesure que Mercure les conduisait à leur tribunal. Outre ces juges infernaux, il y avait les Furies on Euménides, qui présidaient au châtiment des coupables. Elles étaient trois : Tisiphone, Mégère et Aleclo. 11 y avait encore dans le palais de Pluton les trois Parques : Clolho, Lachésis et Alropos. On représente Pluton avec une barbe épaisse, l'air farouche, ayant une couronne de fer, une fourche pour sceptre, et près de lui Cerbère à triple gueule.
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Mars: Mars, fils de Junon, était le dieu de la guerre, et présidait à tous les combats. Le coq lui était consacré, pour montrer la vigilance que demande le métier des armes. Les Romains regardaient Mars comme le père de Romulus et le protecteur de leur empire. Le plus célèbre des temples que ce dieu eut à Rome , lui était dédié sous le nom de Mars le vengeur. On lui sacrifiait des taureaux, qu'il n'était pas permis d'immoler à Jupiter. Les prêtres destinés au service de Mars, se nommaient Saliens, parce que, pendant la cérémonie, ils sautaient et dansaient. Numa PompiLius les institua au nombre de douze. 11 fallait être fils de patriciens pour être admis dans leur collège. Minerve. Minerve ou Pallas, présidait sous l'un ou l'autre litre aux sciences et à la guerre.
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Cette déesse était la sagesse elle-même ; sa génération était merveilleuse, puisqu'elle avait été conçue du cerveau de Jupiter ; c'est elle qui inspire, conduit et fait exécuter tous les desseins sages et justes ; c'est à elle que l'on doit toutes les connaissances , et de qui seule on peut les apprendre. On voyait en Egypte des temples de Minerve, sur le frontispice desquels était cette inscription : Je suis ce qui est, ce qui sera , ce qui a été; personne n'a pu lever ni pénétrer le voile qui me cache; et si on veut savoir mes ouvrages, c'est moi qui ai fait le soleil. On représente Minerve ayant un casque sur la tête, surmonté d'une chouette, une pique à la main et l'égide de l'autreL'égide était un bouclier couvert de la peau d'un monstre nommé Egide , qui vomissait du feu par la bouche; Minerve tua ce monstre, et en porta la dépouille; elle y avait fait graver aussi la tête de Méduse hérissée de serpents.
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Vulcain. Vulcain, dieu du feu, était fils de Jupiter et de Junon. Jupiter le trouva si laid dès sa naissance, qu'il le précipita sur la terre d'un coup de pied ; Vulcain s'étant cassé la cuisse dans cette chute , resta toujours boiteux. Vulcain épousa Vénus en récompense des foudres qu'il fournit à Jupiter dans la guerre des géants. Il entreprit le métier de forgeron, et travailla pour le service des autres dieux. Son laboratoire était dans les îles de Lemnos et de Lipari ; il avait pour compagnons les Cjclopes , ainsi nommés parce qu'ils n'avaient qu'un oeil au milieu du front. Les poètes mirent sur le compte de Vulcain tous les ouvrages qui passaient pour des chefs-d'œuvre dans le pays fabuleux : tels étaient le palais du Soleil, les armes d'Achille , celles d'Ence, le collier d'Hermione, la couronne d'Ariane , et le fameux chien d'airain qu'il forgea, et qu'il anima ensuite. Vukain, par l'or. dre de Jupiter, attacha Prométhée sur le
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jraont Caucase avec de grosses chaînes de fer. Ce fut lui qui, par ordre des autres dieux, forgea la célèbre Pandore. On représente Vulcain la tête couverte d'un bonnet, un marteau à la main, et îs'appuyant sur une enclume.
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Hébé , déesse de la jeunesse, était fille de Jupiter et de Junon ; elle versait le nectar à ia table des dieux. Ganymède l'ayant remplacée dans cet emploi, la déesse épousa Hercule qui venait d'être reçu dans le ciel. Proserpine. Fille de Jupiter et de Cérès, Proserpine vivait en Sicile auprès de sa mère, lorsqu'elle fut enlevée par Pluton. Cérès parcourut toute la terre un flambeau à la main pour la retrouver. Lorsqu'elle eut appris le sort de sa fille, elle en demanda vengeance à Jupiter. Le père des dieux lui promit de lui rendre sa fille , si elle n'avait rien mangé dans le séjour des ombres. Proserpine, convaincue d'avoir mangé
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quelques grains de grenade, fut obligée de rester six mois avec son mari, et six- mois auprès de sa mère. Après les dieux qui composent la cour céleste, viennent ensuite les divinités du second ordre : Pan , Faune , Paies, les dieux Pénates, les Génies, les Nymphes, Momus, Eole, etc. Viennent ensuite les demi-dieux, ou héros : Persée, Hercule , Thésée, Castor et Pollux, Jason et Médée, Cadmus , GEdi< pe, Etéocle et Poljnice , Pélops, Troie, Enée, les V"Mus et les Vices, les Jeux, etc, Le* chaos même était regardé dieu. Hésiode fait cette espèce logie : le Chaos , la Terre , les Y Amour. Rousseau fait ainsi Ovide , la description du Chaos comme un de généaEnfers et , d'après r
Avant que l'air, les eaux et la lumière Ensevelis dans la masse première, Fussent éclos par un ordre immortel Des vastes flancs de l'abîme éternel, Tout n'était rien : la nature enchaînée, Oisive et morte avant que d'être néer Sans mouvement, sans force et sans vigueur, N'était qu'un corps abattu de langueur,
�DES EN FANS.
-Un sombre amas de principes stériles , De l'existence élémens immobiles. Dans le cahos ( ainsi par nos aïeux Fut appelé ce désordre odieux ), En pleine paix sur son trône affermie , Régna long-temps la discorde ennemie , Jusques au jour pompeux et florissant Qui donna'l'être à l'univers naissant ; Quand l'harmonie, architecte du monde, Développant dans cette nuit profonde Les élémens pêle-mêle diffus, Vint débrouiller ce mélange confus ; Et variant leurs formes assorties , De ce grand tout animer les parties, Le ciel reçut en son vaste contour Les feux brillans de'la nuit et du jour.
�LE
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DOLIGNY,
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n LE SOLITAIRE MONDAIN.
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les temps fortunés où la justice habi^H
tait sur la terre, et où les hommes , sensible
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aux beautés de la vertu, écoutaient la voJB du remords, le roi d'un pays fort éloign du nôtre ,
connu par la faiblesse de so|H
caractère , avait, donné sa confiance à deirJH seigneurs de sa cour, qui ne se ressen | blaient en rien. Roselly, souple, délie complaisant, était toujours de l'avis
d|
prince 5 il admirait les moindres paroli qui sortaient de sa bouche , justifiait se fautes et favorisait ses passions. L'aulr| seigneur , nommé Doligny, franc, loyal se contentait de servir fidèlement son roi sans s'abaisser devant lui; il aurait rôujj d'encenser ses caprices ou de flatter sel penehans. L'homme médiocre qui se dl
�DES
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ue et qui rampe , est l'homme aimé ; Roselly plaisait, tandis que le grave et. .sévère Doligny ménagé parce qu'il était ||tile , avait l'estime et non le cœur du monarque. ■ Il est dangereux à la cour de paraître trop grand homme. « Mon fils , fais-toi petit devant Alexandre , disait Parménion à Philotas ; ménage-lui quelquefois le plaisir de Si reprendre ; et souviens-toi que c'est à ton infériorité apparente que tu devras son amitié.» Roselly connaissait cette maxime., et la mettait en pratique jusque dans les plus petites choses. Il affectait de, faire des bévues dans les affaires les plus importantes , pour donner au roi le plaisir de WÊ redresser, et s'extasiait sur la sagacité du prince. Il en agissait de même dans les parties de plaisir , dont il était toujours, à la cour et à la ville. Il n'y avait MÊS de chasseur plus adroit ; cepandant, lorsqu'il accompagnait le roi à la chasse, il faisait des gaucheries qui amusaient son maî re, et lui donnaient le plaisir de déV ployer «on adresse.
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C'est par cette conduite fine et adroite que Roselly parvint à captiver le prince, Ce talent dangereux de plaire était à la vérité le seul qu'il possédât ; mais il menait à la fortune ; c'en était assez pour un courtisan. Cela me rappelle le propos d'un père à son fils : « Vous réussissez dans le monde , lui disait-il, et vous vous croyez un grand mérite; pour humilier votre orgueil sachez à quelles qualités vous devez vos succès : vous êtes né sans vices , sans vertus , sans caractère ; vos lumières sont courtes ; votre esprit est borné : que de droits , ô mon fils, vous avez à la bienveillance des hommes ! » Doligny , qui depuis longues années remplissait avec distinction des charges éminentes, et qui avait rendu à l'état des services importans, se vit tout à coup supplanté par son rival. Trop grand pour prendre ombrage de la faveur de Roselly. il continua de dire la vérité au roi comme un ami sincère ; il aima mieux faire chérir I le prince par des actes journaliers de jus-
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tice et de bonté, que de miner, par de petites intrigues, le crédit naissant de son rival. Roselly était incapable d'apprécier la notasse d'une telle conduite; cependant il raignit que le roi, ouvrant les yeux, ne ît entre Doligny et lui une comparaison ui aurait été toute à son désavantage : il 'occupa sérieusement d'éloigner un home dont les discours et les actions étaient ne censure continuelle de sa conduite. L'occasion qu'il cherchait se présenta ientôt d'elle-même. Doligny, chargé d'une égociation délicate, ne fut pas assez heueux pour réussir; et Roselly lui fit un crie auprès du monarque d'avoir échoué ans cette entreprise. Il fitentendre au roi u'il fallait que Doligny se fût laissé corompre. Le prince, aigri parla contrariéé, disgracia son fidèle serviteur ; il l'exila, t se livra plus que jamais aux conseils erfides du favori qui flattait ses passions. Les hommes d'un grand mérite ont raement des manières engageantes, un es11.
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prit souple et complaisant ; ils abandonnent ces petits moyens de réussir aux âmes vulgaires : leurs mâles vertus ne connaissent point ces petites concessions faites à l'amour-propre des grands: Un roi doit ton, jours se méfier des flatteurs : de deux choses l'une , ou ils ont des défauts à cacher, ou ils ont dessein de le surprendre. En recevant l'ordre qui l'exilait de la cour, Doligny lut frappé au coeur : il aimait le roi comme un frère ; il l'avait servi avec amour et fidélité. Pour comble de malheur, il sut que Roselly était l'auteur de sa disgrâce. Il en ressentit un vif chagrin ; mais il laissa aux dieux le soin de sa vengeance. Ce revers était d'autant plus sensible à Doligny , qu'il n'existait que des bienfaits du prince. Il venait de perdre un procès considérable contre un homme en place,p qui avait répandu l'or à pleine main pour corrompre ses juges. Attéré par ces deux événemens , qui lui étaient à la fois son rang et sa fortune.j
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Doligny s'éloigna de la cour, en faisant des voeux pour que sa patrie n'eût jamais besoin de ses service '. Il quitta la capitale, et se retira dans un château isolé, où personne ne fut tenté de le suivre : les malheureux n'ont point d'amis. Bientôt sa femme, trop sensible à son changement de pfortune, succomba à ses chagrins ; il la permit, et peu après son fils unique, qui exira en demandant sa mère. Privé de ces deux êtres qui lui faisaient ncore aimer la vie, Doligny prit pour le onde un dégoût extrême : le commerce es hommes lui devint insupportable ; il oulut les fuir et se cacher dans les bois, es bêtes féroces lui paraissant préférables Vengeance humaine, injuste, égoïste, erfide, ingrate , barbare, incapable d'aier la vertu. C'est ainsi que voit l'homme gri par le malheur. Doligny dit gaiement adieu à son châau. Il n'emmena avec lui qu'un seul doestique, dont il connaissait l'attachement la fidélité; un chien qu'il aimait, et
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PRÉCEPTEUR
deux pigeons qui devaient être ses messagers. Son imagination lui présentait mille douceurs dans cette vie nouvelle où , entouré de ses livres, il jouirait des beautés de la nature et du témoignage de sa conscience, sans craindre que rien rer la paix de son âme. Il arriva dans une immense forêt. L'ayani parcourue en tous sens, il trouva au nii-l lieu une caverne creusée dans les montagnes, qui lui plut par sa profondeur, el plus encore par sa situation : tout auprès coulait une eau claire comme du cristal: des arbres aussi anciens que le monde, omJ brageaient ce lieu et le dérobaient entière ment à la vue. Avant de se fixer dans sa retraite sauvage, Doligny avait remis le soin de sa fortune à un homme de confiance , qui devall faire valoir son bien , et lui envoyer l'argent qui lui serait absolument nécessaire. Doligny lui avait fait promettre qu'il ne révé' ferait à personne le parti qu'il prenait. le quittant, il lui donna une paire
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îeons, mâle et femelle: «Gardez-les, lui |dit-il, j'en emporte deux aussi; lorsqu'ils uiront fait des petits, nous ferons un échange; nous aurons alors des courriers fidèles , lont nous ne craindrons point l'indiscrétion. Toutes ces dispositions faites-, Doligny s'occupa de rendre sa demeure commode , >A même agréable , s'il était possible. Sec,ondé de son fidèle André, il la vit en peu de temps telle qu'il la désirait.
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Doligny voulait s'amuser au jardinage ; mais il pensa avec raison qu'un endroit cultivé pourrait indiquer sa demeure; en conséejuence, il choisit au loin un emplacement convenable; il y sema toutes sortes de graines, y planta des arbres fruitiers, et même y fit croître des fleurs. Avec le temps, ce lieu lui devint si agréable, qu'il désira y passer une partie du jour. Pour y être à l'abri de toute insulte de la part des animaux dont la forêt était remplie, et pour n'avoir rien à redouter des voleurs qui étaient aussi en grand nombre , voici ce
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qu'imagina notre solitaire : dans cet endroit les arbres étaient extrêmement serrés et d'une grosseur prodigieuse; s'étant muni des outils nécessaires pour son travail, il planta en terre des fourches très-hautes, les attacha fortement aux arbres qu'il ébrancha; puis il fit un escalier portatif, qui lui servit à bâtir sa maisonnette. D'abord il fit un plancher., soutenu par douze gros arbres; il éleva sa cabane de six pieds au-dessus du faîte des arbres; ce qui lui donna au moins quarante pieds d'élévation , de la terre au haut du toit. Pour faire la muraille, il entrelaça les fourches de branches d'arbres enduites de terre grasse, et couvrit le tout d'une espèce de comble incliné, pour laisser couler l'eau delà pluie; ensuite il mit sur ce comble, ou plutôt sur le toit du chaume et du gazon. Enchanté de son château aérien, Doligny le nomma son belvédère , ou son observatoire. On se doute bien qu'André fit la plus grande partie du bâtiment; cependant Doligny, pour un grand seigneur,
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n'était pas paresseux; il eut sa lionne part de la fatigue; c'est ce qui lui fit trouvée plus de charmés dans cette bizarre retraite. La cabane aérienne étant achevée, le solitaire y mit des nattes pour lui servir de siège et même de lit lorsqu'il lui plaisait d'y coucher ; il y fit apporter une partie de ses livres , et finit par y demeurer quelquefois huit jours de suite. Doligny était naturellement sensible et bon ; il n'avait fui les hommes que parce que leur injustice le révoltait, et qu'il ne trouvait plus où reposer son coeur ; il voulut voir si, dans les bois et parmi les animaux , il rencontrerait ce qu'il avait inutilement cherché dans le monde, l'amitié et la reconnaissance. La cabane construite, le clos ensemencé, Doligny songea à se faire une volière naturelle , qui rassemblât autour de lui les plus jolis musiciens de la forêt. Ces aimables hôtes desboisvinrent s'établir avec confiance sur les arbres d'alentour, aux pieds desquels ils trouvaient tout ce qui pouvait leuy
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convenir l'été et même l'hiver. Lorsque Doligny voulait se procurer le plaisir de la chasse, il allait bien loin, bien loin., pour ne pas effrayer ses chers petits oiseaux, qui rendaient sa retraite riante et agréable. L'éloignement du théâtre des passions, un exercice modéré, des plaisirs simples et purs , avaient ramené le calme dans l'âme du vertueux Doligny. Assis sur une belle pelouse, à l'ombre d'un chêne touffu, son chien à ses pieds, un livre à la main, il adorait l'Etre suprême , et le remerciait des faveurs qu'il répandait sur lui; sa santé n'avait jamais été si florissante ; il était plus fort qu'avant sa disgrâce ; et si le grand air n'eût hâlé son teint, on aurait pu dire qu'il était rajeuni. Cependant le souvenir de son ancienne grandeur et des honneurs dont il avait joui, se présentant à sa pensée, venait quelquefois obscurcir son front et troubler son repos ; il se figuraitson rival triomphant, honoré de la confiance du prince et occupant auprès de lui la première place, et son
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Lrgueil se révoltait. L'oubli du monarque
lui faisait verser des larmes : effets funestes B'un grand loisir et d'une solitude profonde, après une vie passée au milieu des prestiges Éu pouvoir et des illusions de la faveur : Doligny, dans les bois, était toujours êourtisan j c'est pourquoi il ne pouvait jamais être vraiment heureux. ! Le besoin de distraction lui fit chercher multiplier ses jouissances : il parvint à apprivoiser plusieurs bêles fauves, entre [mires un cerf, qui devint tellement familier , qu'il le suivait partout. Ces inliocens amusemens joints aux nouvelles Fréquentes qu'il recevait de son homme «l'affairés , rendaient sa solitude trèsSi
Bupportable.
Un jour que Doligny lisait assis sous es arbres qui masquaient sa caverne, il entendit à quelque distance le bruit de plusieurs cheveaux, puis un coup de pistolet. Des voleurs infestaient le bois;Doigny ne douta point que dans ce moment une victime de leur cupidité ne réclamât
11 .
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son secours; oubliant le soin de sa conservation , il appela son domestique ; chacun d'eux s'arma d'une épée et d'un fusil, et ils volèrent où se livrait le combat. A leur approche les voleurs s'enfuirent, abandonnant les deux voyageurs, dont l'un était grièvement blessé. Doligny courut au secours de ce malheureux et il le reconnut pour celui qui, par un sentiment injuste , l'avait fait dépouiller de tous ses biens. Cet homme ayant tourné sur lui un un œil mourant : Quoi! c'est vous, Doligny, lui dit-il; et vous venez me sauver! Ah! vous êtes toujours le même!.... L'infortuné Pomar, ainsi se nommait cet homme, n'en put dire davantage; il eut une faiblesse et s'évanouit. Le solitaire banda les plaies du malheureux Pomar, afin d'arrêter le sang qui coulait en abondance; ensuite, aidé de son domestique et de ce'ui du blessé., il fit une espèce de litière pour y mettre le malade. On trouva aisément les chevaux , qui s'étaient éloignés pour manger de l'herbe. Le domestique les attacha au brancard,
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l'un devant, l'autre derrière ; puis il le conduisit à pied jusqu'à la première auberge , où il fit venir un chirurgien. Pomar, mis au lit, reprit bientôt ses sens. Voyant qu'il n'avait quequelques heures à vivre, il demanda un notaire. Il raconta en peu de mots à l'homme de loi l'injustice qu'il avait à se reprocher envers Doligny, et la réparation qu'il voulait lui faire : il le pria de consigner son récit ainsi que ses dernières volontés dans un acte authentique que personne ne pût ni réfuter, ni révoquer en doute. Le notaire lui ayant fait la lecture de l'acte, Pomar le signa en présence de témoins. Par ce testament, Pomar rendait à Doligny le bien qu'il lui avait usurpé; il lui donnait en outre une terre magnifique pour lui servir de dédommagement. Le notaire fut encore chargé de dresser procès-verbal de l'accident arrivé dans le bois, et de ses suites, pour l'insérer dans les papiers publics, afin que Doligny apprît par ce moyen le repentir de Pomar , la réparation qu'il lui
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PRÉCEPTEUR
avait faite, et la reconnaissance dont il était pénétré. Après avoir rempli de si justes devoirs, l'infortuné expira. On envoya son corps à sa famille, avec la copie du testament. Tout se passa comme Pomar l'avait souhaité. L'homme d'affaires de Doligny lui fit tenir la feuille où se trouvait ce fait important. Par le même messager il l'engageait à quitter sa solitude, où l'on irait le chercher tôt ou tard, puisque l'on connaissait sa retraite; il lui faisait encore observer qu'un plus long séjour pourraitlui être fatal dans un lieu où le hasard seul l'avait dérobé à la fureur des brigands qui infestaient les bois. Ce retour de la fortune étonna Doligny; il la croyait intraitable à son égard; mais son cœur en fut peu touché : la perte de la faveur du prince lui était plus amère que celle de sa fortune. Il resta dans sa demeure sauvage. * Cependant on sut dans le monde que Doligny vivait, qu'il habitait dans les bois
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ENFANS.
[avec les loups et les ours. Les uns le plaignirent, ce furent les bonnes gens; les autres s'en moquèrent, ils n'eurent peut-être >as tout-à-fait tort. La nouvelle de la résurrection de Doligny parvint aux oreilles du prince; il sentit renaître son amitié pour cet ancien favori, et témoigna le désir de le revoir. Le solitaire reçut à ce sujet une longue lettre de son homme de confiance, qui le connaissait mieux qu'il ne se connaissait lui-même. « Profitez du moment, lui disait-il; bientôt le prince vous oubliera, et ce sera sans retour!— Les bois n'auront pas toujours des charmes pour vous Vos peines , comme un songe pénible, s'elfaceront de votre esprit; dans peu vous ne vous souviendrez que de l'éclat qui vous environnait quand vous étiez l'ami du prince; et, s'il m'est permis d'être sincère, je vous dirai que vous n'êtes ni assez éprouvé, ni assez philosophe, pour vivre comme vous faites. Pardon si j'ai eu le malheur de vous offenser; mais j'aime mieux vous déplaire que de vous laisser clans l'erreur où vous êtes :
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vous, êtes fait pour la cour, vivez donc à la cour. » A cette lecture, Doligny éprouva une joie secrète; il fut même surpris de se trouver si sensible au souvenir du prince : « Oui, je l'aime, dit-il, après un moment de réflexion; je ne puis m'en défendre; mais moins en roi qu'en ami. C'est lui qui m'a méconnu; cruelle pensée!— Non il ne mérite pas que je lui sacrifie mon repos.... >■ En prononçant ces mots dictés par le ressentiment, Doligny sentait ses joues brûlantes, un feu sombre brillait dans ses yeux, il pensait à celui que le roi lui préférait, à ce Roselly, grand par ses bassesses. Il ne voulait point partager l'amitié du prince avec un rival méprisable, un calomniateur, de l'auteur de sa ruine. Le sentiment de l'injustice qu'il avait éprouvée à cause lui, et qui ulcérait son cœur, le retint dans la forêt.* il fut sourd aux représentaionsde son homme d'affaires. Cependant le roi parla à plusieurs reprises du désir qu'il avait de connaître la retraite de Doligny et de le l'appeler à
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la cour. Pour lui complaire, plusieurs courtisans se mirent en route pour explorer la forêt où le solitaire mondain, croyant être devenu philosophe, s'efforçait d'oublier le monde sans pouvoir y réussir. Tous s'en retournèrent sans avoir trouvé celui qu'ils cherchaient. Véritablement., à moins d'un bonheur assez rare, il était presque impossible de découvrir la caverne du nouveau solitaire : l'entrée déjà extrêmement étroite , était encore garnie d'arbustes qui, depuis que Doligny habitait la forêt , en avaient bouché le passage; lui-même ne parvenait à les écarter qu'avec beaucoup d'effort. Or, il y avait tout proche de cet endroit un banc de gazon que Doligny'avait fait lui-même, et sur lequel il s'asseyait quelquefois pour réfléchir et pour admirer les beautés de la nature. Roselly étant venu à son tour dans la forêt., s'était promis de ne rien épargner afin de pouvoir rendre au roi un compte satisfaisant de son voyage , bien qu'il redoutât la rencontre de l'homme qu'il avait trahi. Il parcourut la forêt
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LE PRÉCEPTEUR
dans tous ses sens, s'arrêta dans l'enclos, l'examina; mais n'y voyant personne, il recommença ses recherches, revint encore sur ses pas, puis s'éloigna de nouveau. La chaleur était excessive. Fatigué à
l'excès, le hasard voulut qu'il s'assît sur le banc de gazon placé sous les arbres près de la caverne, il s'y endormit. Peu de temps après Doligny ayant voulu sortir, recula de surprise en l'apercevant. Il remercia la fortune qui mettait ainsi son ennemi à sa discrétion, pour qu'il eut le plaisir de lui prouver, par la manière dont il agirait avec lui , la différence énorme qui existait entre eux. Doligny ordonna à son chien de se coucher aux pieds de son rival, et de ne le point quitter pendant son sommeil; ensuite, s'étant approché doucement de Roseliy, il lui coupa" une boucle de cheveux, et s'éloigna avec précipitation. Le dormeur s'étant réveillé, vit avec surprise ce gros chien couché près de lui, qui lui fit c'es caresses. Il appela ses gens, et tous ensemble suivirent l'animal qui,"cher-
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chant à rejoindre son maître, les égara par îille détours; de sorte qu'ils eurent beaucoup de peine à sortir de la forêt. Le favori se réjouit de cet indice tout jfaible qu'il était; il ne pouvait douter que le chien n'appartînt au solitaire, puisque son 10m était écrit en toutes lettres sur son collier : il se proposa donc défaire sa cour au roi, en lui racontant son aventure. Il ne pouvait s'expliquer à lui-même pourquoi Doligny l'avait mis sous la garde de son chien; il y pensait encore lorsque, s'étant arrêté par hasard dans l'auberge où !e malheureux Pomar avait rendu le dernier soupir huit jours auparavant, il y apprit sa déplorable aventure. Roselly reconnut alors le danger éminent qu'il avait couru, et la géjnérosité de son ennemi; mais sa surprise augmenta bien d'avantage lorsqu'il s'apperçut qu'on avait coupé une partie de ses cheveux : « Comment, dit-il, j'ai été à sa discrétion à ce point! Il pouvait se venger en m'ôlantla vie; au contraire,il conserve mes jours! 0 vertu sublime!... Allons, que je m'efforce au moins d'approcher une fois
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de cette noble conduite que j'admire..,, Vous avez vaincu, Dolàgny;- ajouta-t-il; j'abjure le sentiment de haine qui m'animait contre vous ; je vais avouer au roi le mensonge odieux dont je me suis rendu coupable pour vous perdre , et lui faire un récit sincère de la noble vengeance que vous avez prise. Peut-être serai-je assez heureux pour réparer une partie des chagrins dont je suis cause Mais non, reprenait-il avec douleur, cela est impossihle! Des années de souffrances ne sauraient s'oublier! D'ailleurs, lui rendrai-je sa femme qu'il aimait et que la douleur de ma trahison a fait mourir? Lui rendrai-je son fils unique , qui a été victime de sa sensibilité? Ah! je suis un monstre! je vois aujourd'hui toute l'énormité de mon crime!..» Roselly était plus ambitieux que méchant. Pénétré de remords, il alla trouver le roi comme il se l'était promis; il s'avoua coupable, et sollicita comme une grâce le rétablissement de son rival dans les charges dont il l'avait dépouillé: « J'ai une fille, sire, ajouta-t-il; elle est belle et vertueuse;
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souffrez qu'elle soit, entre Doligny et moi, le lien d'une réconciliation franche et durable. Ah! que ne puis-je effacer de son esprit des souvenirs déchirans , et lui faire oublier les maux dont je suis cause!.... » Le roi avait toujours estimé Doligny; il entendit sa justification avec plaisir, il parut disposé à lui rendre ses bonnes grâces. L'homme d'affaires de Doligny ne savait pas ce qui se passait à la cour dans l'intimité du prince; c'est pourquoi le solitaire ne fut point instruit du changement avantageux qui s'y était fait en «-a faveur. Un petit événement vint, au contraire, porter le trouble d'ans ses esprits, et lui présager de nouvelles disgrâces. Telle est notre situation dans tout le cours de la vie : nous nous affligeons lorsque de nous les événements nous préparent excès , lorsque douces jouissances ;: devrions pleurer. sort
nous nous réjouissons, et souvent avec Puisque notre vue est si courte , et nos lumières si bornées, remettons notre entre les mains du souverain être, et tout
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en faisant notre possible pour assurer notre bonheur et celui des autres, soyons calmes et résignés. Pendant que Doligny était à la chasse avec son domestique et son chien , le tonnerre tomba sur sa cabane et la réduisit en cendres. Les arbres voisins s'étant embrasés, le feu consuma une partie de la forêt. A son retour, le solitaire ne vit de tous côtés que des flammes : son observatoire , son jardin, sa volière, tout avait disparu. A cette vue Doligny resta immobile de surprise. Les bras croisés sur sa poitrine il regardait d'un oeil sec, mais d'un air consterné, le ravage que le feu avait fait, Lorsqu'il put proférer un mol, il dit à son domestique : « Crois-tu, André, qu'il y ait au monde un mortel plus malheureux que moi? Autrefois les hommes me faisaient la guerre par leurs vices 5 aujourd'hui les éléments se déchaînent pour me nuire. Qu'ai-je fait au Ciel pour l'avoir ainsi irrité contre moi ? » André ne voyait pas les choses des mêmes
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eux que son maître; et cela était naturel : 1 lui sembla que, dans leur position ] ce alheur était une bagatelle ; qu'avec un îeu de temps et de patience, le dégât que e feu avait fait pouvait être aisément réparé; ais dans la crainte d'aigrir Doligny , il 'osa pas lui dire ce qu'il pensait : « Je crois, onsieur ,lui répondit-il , que ce dommage, au lieu d'être un mauvais pronostic, annonce un changement favorable dans votre sort, et que bientôt vous quitterez les bois pour retourner à la cour. » Cet honnête serviteur parlait ainsi pour distraire son maître des pensées lugubres qui l'agitaient. Sans lui répondre, Doligny prit le chemin de sa caverne qui, heureusement , se trouvait d'un côté opposé ; il s'y enferma , et s'abandonna sans réserve à tout l'ennui de son âme. La fortune, qui se réconciliait avec le solitaire, bien qu'à son insu, se chargea encore de faire découvrir sa retraite au monarque.
Le roi étant à une de ses maisons de
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aime. Que cet animal porte avec lui dorénavant un signe qui le préserve de toute insulte , qu'il vive sans inquiétude, puisqu'il a été le compagnon d'infortune de nota ami. t Le roi donna ordre qu'on mît au cou du cerf vin collier qui servît à le faire recon. naître, ensuite on le laissa aller. Le prince venait d'accorder la demandi du bon Doligny, il lui restait à le voir luimême , pour lui rendre ses bonnes grâces il avait résolu de l'emmener avec lui: « Paraissez, digne et respectable Doligny. dit le monarque en élevant la voix ; ne mil condamnez pas au regret de vous perdre au moment que je vous retrouve ; que je m quitte point ce lieu, où tout annonce votif présence, sans avoir réparé mes tort enver vous— » Au même instant Doligm sortit de sa cachette ; il vint se jeter aui genoux du monarque, et lui baisa respeo teusementla main. Le prince le releva avec bonté : Je n'avais pas besoin de lire votre mémoire pour connaître votre innocence, lui dit le monarque; vous étiez déjà justifie
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dans mon esprit.... Mais ce lieu est peu propre aune explication; partons à l'instant, il me tarde de causer avec vous à cœur ouvert. » On donna un cheval à Doligny , et il partit avec le roi. Avant de sortir de la caverne, il jeta un regard autour de lui ; un soupir lui échappa. Il regretta ces innocents animaux qui avaient adouci les rigueurs de son exil. Ce mouvement de sensibilité céda bientôt aux manières tout aimables dont le prince en agit avec lui; il oublia tout-à-fait les lieux agrestes qu'il venait de quitter. Rétabli dans ses charges, le prince lui nna un superbe appartement dans son propre palais; il l'honora d'une estime particulière , et ne fit plus rien que par ses conseils. Réconcilié avec son rival, Doligny 9i épousa la fille ; il en eut un fils qui, dans la suite, releva son nom avec éclat. apprécié de son maître, et respecté des grands, eut plus de pouvoir qu'avant sa disgrâce; il jouit d'une plus grande nsidération , acquit plus de richesses ; en-
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I Doligny,
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jfin il parvint au faîte des grandeurs sans exciter l'envie, et cela parce qu'il avait su pardonner, et qu'il avait pratiqué cette belle maxime : Ne vous vengez jamais qu'à force de bienfaits. On peut tirer de cette petite histoire la morale suivante : qu'avant de prendre un parti extrême, il faut bien y réfléchir , dans la crainte de s'en repentir trop tard ; qu'il faut aussi se tenir en garde contre les résolutions prises par le dépit : \humeur, ou, pour mieux dire , la passion qui domine alors , ne faisant faire que des sottises.
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ou
LES AVENTURES EXTRAORDINAIRES
D'UN JEUNE HOMME-
oncle très-riche qu'avait Emile cf Ambly étant venu à mourir après l'avoir fait son héritier, le jeune homme se mit en route pour aller recueillir sa succession ; et bien qu'il dut être longtemps en chemin, il ne prit que l'argent nécessaire pour le voyage. Voulant faire diligence, il prit la poste et alla jour et nuit. Lorsqu'il eut fait à peu près la moitié de sa route , le postillon, qui voulut prendre un cliemin de traverse} l'égara dans une immense forêt. La lune donnait en plein; il faisait le plus beau temps du monde ; Emile ne fit que s'amuser de cette méprise. Il fut d'avis de laisser reposer les chevaux jusqu'à la pointe du
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jour; en conséquence il mit pied à terre ainsi que son guide; ensuite s'étant assis sur l'herbe, il mangea le reste desprovisions du jour , et s'endormit. Au bout d'une heure il fut réveillé par un coup de pistolet ; il se leva précipitamment, s'avança avec précaution, et vit à une vingtaine de pas le postillon baigné dans son sang, et plus loin une troupe de voleurs qui entouraient sa chaise et ses chevaux. Emile se glissa doucement entre les arbres, et là, tapi dans les bruyères, il attendit que le jour vint à paraître. Notre jeune homme avait, à la vérité , perdu samalle , attachée àla chaise de poste; mais il lui restait encore quelques louis , et il s'estima heureux d'en être quitte à si bon marché. Au lever du soleil il se remit en route; il chercha , mais en vain, un sentier battu. Après une marche pénible , il monta sur un arbre , afin de découvrir, s'il était possible, une issue pour sortir de cette vaste forêt. En promenant sa vue de tous côtés , il remarqua un terrain en valeur où ré?
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gnaient l'ordre et la symétrie. Pensant avec raison que ceux qui avaient fait ou ordonné ces travaux, ne devaient pas être loin, il descendit de l'arbre et s'achemina vers cet endroit. Lorsqu'Emile fut à une certaine distance, il aperçut une fumée épaisse et des espèces de spectres effrayans à voir. Il -s'avança et vit plusieurs de ces hommes se saisir d'une grosse corde et descendre dans un grand trou.... Tout étonné, Emile les regardait sans pouvoir comprendre pourquoi ils s'ensevelissaient ainsi tout vivants, lorsqu'un de ceux qui restaient lui proposa de visiter la mine (car c'en était une). La curiosité décida le jeune homme; il y consentit. Une corde très-grosse et très-forte tenait à un tourniquet; on la lui attacha autour du corps T puis on la laissa couler doucement, Au bout d'une demi-heure il se trouva à cent cinquante pieds sous la terre. On peut croire qu'Emile n'était pas à son aise pendant ce périlleux voyage : l'obscurité qui
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régnait autour de lui, qui n'était dissipée que par des torches de bois de résine, dont la lueur sombre ajoutait encore à l'horreur que ce lieu inspirait ; l'appréhension où il était à chaque instant que la corde ne vînt à casser et ne le précipitât dans le plus profond de la mine ; les chutes d'eau qu'il rencontrait souvent, soit sur sa tête , soit sous ses pieds , et qui semblaient près de l'engloutir; la musique infernale dont ses conducteurs le régalaient; tout enfin portail dans son âme la terrèur et l'épouvante. Lorsqu'Emile fut dans cette espèce de Tartare, on lui fit parcourir toutes les rues de celte ville souterraine , et les travaiax qui s'y font. Une multitude d'hommes , assez semblablesauxhabitants de l'infernal séjour, étaient employés dans ce lieu: les uns attachés aux pompes, faisaient jaillir l'eau à force de bras, de proche en proche., jusqu'au-dehors de la mine ; d'autres s'efforçaient de détacher des quartiers de minéral ; plusieurs en remplissaient de grands paniers, qui d'abord étaient enlevés par les
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ouvertures. On fit remarquer au jeune voyageur les chambres que les mineurs se creusent ordinairement dans le rocher. Il y avait aussi des auberges, des boutiques remplies d'ustenciles d'absolue nécessité ; car le luxe n'a jamais pénétré dans ces sombres demeures consacrées à la peine et souvent aux larmes. La sensibilité d'Emile eut beaucoup à souffrir en visitant d'autres endroits de la mine : là , c'était un mineur malade qui , manquant de tout, implorait la mort ; plus loin, une femme et des enfants d'une maigreur effrayante, vêtus de lambeaux à demi-pourris ; partout la misère et le dépérissement.... Emile donna de l'or; c'est tout ce qu'il pouvait faire pour ces malheureux. Outre le défaut d'air, si nuisible aux hommes, les mineurs sont encore exposés à des exhalaisons appelées vapeurs, qui, sortant de la terre, séjournent dans les antres souteirains et dans les cavités où les ou\riers travaillent. Cette vapeur est quel-
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quefois si forte, qu'elle éteint les chandelles, et que les ouvriers sont contraints de quitter le travail. Dans le temps qu'Emile visitait la partie de la mine la plus enfoncée sous terre , il sortit des ouvertures du minéral une vapeur enflammée qui, allant toujours en augmentant, menaçait de faire périr tous ceux qui se trouvaient sur son passage; mais le premier ouvrier qui l'aperçut ayant crié pour avertir, on éteignit les chandelles, puis on se coucha ventre à terre : l'explosion se fit vers le haut, et personne ne fut attein . Quelques jours après le jeune homme sut que trois ouvriers, surpris par la vapeur, en avaient été frappés si cruellement, qu'on avait trouvé leurs membres séparés de leurs corps. Justement effrayé de ce qu'il voyait et de ce qu'il entendait, Emile se hâta de remonter dans le premier souterrain : un phénomène terrible l'attendait dans ce lieu. Pendant son absence , l'entrepreneur ' avait aperçu , élevé en l'air, dans un endroit
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où l'on ne travaillait pas depuis long-temps, un globe de vapeur blanche , de la grosseur d'une balle de raquette; il voulut la détruire , afin d'éviter les accidents. En conséquence, ayant fait retirer tout le monde, il y mit le feu , à l'aide d'une corde assez longue, à laquelle il avait attaché une lumière. Le bruit de l'explosion fut aussi considérable que celui de plusieurs canons qui feraient feu ensemble. La terre trembla , l'air s'enflamma ; on sentit une odeur insupportable de souffre et une chaleur étouffante. Emile crut ne revoir jamais la lumière, tant il fut épouvanté du bruit horrible des piérres qu'il vit rouler et tomber d'en haut. Heuréusement ce n'était que quelques masses de rocher, qui n'avaient point fermé le passage. Cet événement fit tant d'impression sur notre jeune homme , qu'il voulut remonter tout de suite. Il fit bien, car dix-huit ouvriers qui restèrent y perdirent la vie. Emile venait à peine de quitter la mine, qu'il en vit sortir une colonne de feu de 12*:
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la couleur de celui du salpêtre; elle s'éleva à la hauteur de quarante pieds , tomba sur une chaumière du voisinage , l'écrasa, en tua le propriétaire, et blessa toute sa famille. Emile s'éloigna de ce lieu d'horreur , en plaignant le sort des malheureux destinés à y passer leur vie. Ayant pris avec grande lui un des mineurs,
notre jeune homme parvint à trouver la route. Lorsqu'il y fut arrivé, il donna quelque argent à son guide et le congédia. Il tourna ses pas vers le prochain village, où il voulait avoir un cheval : son dessein était d'achever son voyage en se promenant, à cause du peu de chemin qui lui restait à faire. La chaleur avait été excessive; Emile se reposa un moment. Le soleil ayant perdu sa force. il allait se remettre en route, lorsqu'il en fut empêché par les approches du plus violent orage qu'il eût vu de sa vie. L'obscurité la plus grande succéda tout à coup au plus beau jour; l'horizon était couvert de gros nuages noirs, qui
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s'entrouvraient par intervalle pour donner passage à des masses de (eu qui sillonnaient les nuées et présageaient les éclats de la foudre. La nuit rendit encore la scène plus terrible : le vent paraissait souffler des quatre coins de l'horizon , sans que l'air en fut rafraîchi ; les nuées accumulées en hautes montagnes, se mouvaient en tous sens d'une manière effrayante; les éclairs redoublés, le tonnerre qui roulait et éclatait presque sans interruption, auraient épouvanté un homme plus intrépide que notre jeune voyageur. Emile se réfugia dans le creux d'un rocher pour échapper à l'énorme quantité d'eau que l'orage versait sur les montagnes voisines. Bientôt cette pluie extraordinaire produisit des torrens qui, roulant avec impétuosité, entraînèrent tout ce qui se trouva sur leur route. L'inondation ayant gagné l'asile qu'Emile avait choisi, il fut obligé d'en sortir et de monter avec une peine infinie sur le sommet du rocher sous lequel il bravait l'orage. Il y avait sur le haut du roc un prunier
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sauvage, que la nature bizarre y avait fait croître au milieu de quelques arbustes; Emile fut trop heureux de se nourrir de ses fruits pendant deux jours que la hauteur de l'eau l'empêcha de descendre dans la plaine.
La troisième jour, le jeune homme re-
gardait encore avec une sorte d'étonnement cet immense amas d'eau qui, s'emblable à une vaste mer, couvrait tout le terrain que sa vue pouvait découvrir, lorsqu'il aperçut quelque chose qui flottait, et que la rapidité du torrent semblait entraîner; il s'avança le plus qu'il lui fut possible, et reconnut enfin que c'était un berceau d'osier couvert d'un Yoile blanc. L'idée que peut-être un enfant abandonné à la merci des flots réclamait son secours, émut son cœur de. pitié. Ne consultant que sa bonté naturelle, il coupa une forte branche d'arbre pour arrêter le berceau lorsqu'il pourrait l'atteindre ; ensuite il se jeta à la nage. Dans ce même moment où son cœur brûlait du désir de faire une bonne action, sa tête exaltée lui fit voir
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sur la surface des eaux une figure aérienne toute resplendissante de lumière. Cet ange lui sourit avec bonté, lui montra le berceau , puis le ciel ; ensuite la vision disparut. Fortifié par le prestige de son imagination , qvi'il attribua à une assistance divine, Emile poursuivit son dessein avec plus d'ardeur. Il nagea doucement au-devant du berceau, qu'un pouvoir magique semblait diriger vers lui, et l'arrêta. Il fut dédommagé de toutes ses peines en voyant une jolie petite fille lui tendre les bras et lui sourire avec grâce. Ravi d'avoir sauvé les jours de cette aimable enfant, Emile se remit à nager; il tira à lui le berceau jusqu'à ce qu'il fût à sa caverne; les eaux étant beaucoup plus basses, il put y entrer; il y déposa l'enfant, et, dans l'effusion de son coeur, il fit serment de ne jamais l'abandonner. Emile avait pu vivre avec du fruit sauvage; mais il fallait autre chose à la petite fille. 11 se vit donc contraint de s'avancer
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du côté des maisons, afin de chercher une nourrice pour l'enfant que le ciel lui avait donné. Il forma un radeau à la hâte, il il se mit dessus avec l'enfant et s'abandonna à la Providence. Dans l'espace que le jeune voyageur parcourut, il ne vit que désastre : l'inondation avait détruit des terres cultivées; la prairies riantes, des
campagne n'offrait qu'un triste et douloureux ravage. Emile atteignit le bourg le plus voisin; il se flattait de se soustraire aux sombres pensées que le tableau dévastateur qu'il venait d'avoir sous les yeux avait fait naître; mais quel fut son étonnement au spectacle qui s'offrit à lui? Partout des maisons renversées, des hommes et des femmes assis sur des monceaux de ruines, les cheveux épars , pâles , exténués , poussant des cris lamentables! . .. Emile voulut parler; on ne l'écoutait pas, ils ressemblaient à on ne l'entendait pas : la douleur absorbait ces malheureux; des insensés. Enfin, à force de patience, Emile parvint à fixer l'attention d'une jeune femme qui allai-
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tait son enfant ; il lui promit une
récompense, et la fit consentir à donner son lait à la petite Fortunée : c'est ainsi qu'Emile avait nommé sa fille. Le lendemain le jeune homme se rendit chez un notaire, il adopta la petite Fortunée, et lui assura une pension. Emile ne borna pas sa bienfaisance à prendre soin d'un enfant sans appui. Imbu de ce principe que le riche n'est que le fermier du pauvre, il laissa entre les mains du notaire la promesse d'une somme de dix mille francs qui serait distribuée aux familles indigentes , victimes de l'inondation. Emile resta quinze jours dans ce lieu désolé, consolant les uns en partageant leur douleur, ranimant l'espérance des autres par ses promesses et sa générosité. Il ne quitta ces malheureux que lorsqu'ils eurent repris courage, et que, moins affectés, ils commencèrent à reprendre leurs travaux et à réparer les dégâts de l'inondation. Heureux- par le souvenir du bien qu'il
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avait fait, Emile continua son voyage. A quelque distance du bourg où il laissait la petite Fortunée, il se trouva , par l'effet du hasard, fort loin de la grande route, dans une espèce de désert inculte, qui semblait abandonné depuis la création du monde: des montagnes de sable, des rochers nus, et quelques sapins, dont la teinte brune rendait ce lieu plus triste encore, occupaient une espace de cinq à six lieues. Engagé dans ce chemin désagréable et qu'il ne connaissait pas, Emile, craignant de s'égarer, n'avança pas davantage ; il "se décide à attendre que quelque voyageur le tirât de peine. La faim le pressant, il descendit de cheval et se mit à déjeuner. Pendant qu'il faisait ce léger repas en pensant au chemin qu'il devait prendre, sa vue se porta sur un rocher à pic, dont la forme bizarre le frappa ; il se leva aussitôt pour l'examiner de plus près. Lorsqu'il fut tout proche, Emile vit un escalier assez large, taillé de main d'homme, . il le monta, et entra dans plusieurs cham-
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bres qui communiquaient les unes dans les autres. Lorsqu'il fut dans la dernière, une trappe enfonça sous ses pieds et le descendit doucement dans une salle basse, où était un viellard vénérable, dans l'âge de la décrépitude. Sa barbe tombait sur son estomac , et ses cheveux , blanchis par le temps , couvraient à peine sa respectable tête. Il était assis dans un large fauteuil, ayant devant lui un livre ouvert sur une table, et sur cette table il y avait deux chandeliers de bois et une horloge nommée sablier. Un peu étourdi de la manière dont il était venu dans ce lieu; plus étonné à la vue du viellard, Emile osait à peine aller à lui. L'ayant examiné avec attention, et ne lui voyant faire aucun mouvement, il crut qu'il méditait, et craignit de le distraire. Enfin il se hasarda de lui adresser la parole; n'ayant point de réponse, il s'avança plus près et le toucha; mais, à sa très-grande suprise, le viellard tomba en poussière Tout ce qui se trouvait dans la même pièce, fauteuil, tables,
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livres, etc., tout tomba de même en le prenant. Emile était religieux. Il pensa qu'il était de son devoir d'ensevelir les restes de cet homme respectable, qui, sans doute, était mort sans secours, après avoir passé dans ce lieu une vie pénitente et mortifiée. Il ouvrit une petite porte qui donnait sur la campagne; et, après avoir fait un trou dans la terre, il y transporta les restes du vieillard , ainsi que les objets qui lui avaient appartenu. En soulevant la table elle se brisa. Emile en vit sortir une boîte de même grandeur , à laquelle tenait une clef, Il y avait aussi un rouleau de papier, contenant, selon toute apparence, les aventures du vieillard, mais que le temps avait tellement maltraité, qu'il fut impossible de lè lire. Ces mots seulement étaient restés intacts : Je donne cet or à celui qui me rendra les derniers devoirs. Ayant exécuté les volontés du vieillard , Emile se relira chargé de richesses. Il remonta à cheval, retrouva la route et continua son voyage.
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Emile marchait lentement ; il songeait à ses aventures, et surtout au vieillard du rocher. Tout-à-coup il vit venir à lui cinq ou six petits êtres qui n'avaient pas deux pieds de haut. Ils étaient presque nus , portaient sur leurs épaules un arc , un carquois rempli de flèches, et dans leurs mains divers instrumens de musique, dont ils jouèrent en approchant. A l'aspect de ces petits hommes parfaitement bien proportionnés dans leur taille, dont la jolie figure était grosse comme une pomme d'api, et les membres comme ceux d'une poupée, Emile s'imagina voir une troupe de petits amours ; il s'arrêta pour les regarder à son aise. L'un deux s'étant avancé alors, le pria poliment de venir se reposer au ehâteau dont leur maître était le seigneur. La singularité de l'embassade excitant la curiosité d'Emile, il accepta l'offre des nains et se laissa conduire. Lorsqu'il eut fait un peu de chemin ; il aperçut sur le haut d'une montagne un palais magnifique; c'était la demeure d'un riche châtelain. Le seigneur qui l'habitait
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aimait à recevoir des étrangers, Pour se procurer ce plaisir, il allait souvent sur une haute terrasse regarder à travers un télescope pour découvrir les voyageurs, Lorsqu'il en apercevait un, il lui envoyait ses nains, dont le principal se nommait Margajat ; pour l'engager à venir dans son château. Lorsqu'il avait joui quelque temps du plaisir de sa conversation, il le congédiait avec des présens. Emile fut accueilli avec cordialité par ce riche seigneur, lequel prit tant de goût aux aventures extraordinaires du jeune homme, qu'il les lui fit répéter plusieurs fois, et le retint deux jours entiers. Le troisième jour il lui permit de reprendre son voyage. Lorsqu'Emile lui fit ses adieux, ce seigneur lui dit ces paroles remarquables : « Jeune homme faites des heureux partout où vous irez; le ciel vous en récompensera. Remonté sur son cheval, Emile s'aperçut que son porte-manteau était augmenté en volume; l'ayant ouvert, il
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trouva des
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provisions et une coupe d'or d'un grand prix. Il voulut retourner au château pour remercier l'homme généreux qui lui faisait ce présent, fermées. Une heure après avoir quitté le château, Emile arriva près d'une ville où tout était en combustion tomber sur un : le tonnerre venait de magasin d'eau-de-vie, mais les portes en étaient
lequel, en s'enflammant, avait mis le feu aux maisons voisins, presque toutes en bois. Lorsque notre jeune homme entra dans la ville , les habitans, dont la plupart avaient la tête perdue, augmentaient le désordre au lieu de couper court à la violence du mal. Etoile fit abattre les maisons qui commençaient à brûler; il arrêta ainsi les progrès du feu ; dans le même temps il fil étendre dans les rues autant de matelas qu'on en put réunir, afin que ceux qui avaient le courage de sauter par la fenêtre pussent le faire sans danger. Par ce moyen, il sauva la vie à un grand nombre de personnes ; car les escaliers de bois , presque tous en flamme , rendaient cette voie impraticable.
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Emile eut la satisfaction d'être le sauveur des habitans de la ville brûlée par le feu du ciel ; il eut encore la gloire d'en être ie bienfaiteur, car , ayant fait réflexion que l'or du vieillard était pour lui un superflu qui, peut-être , le rendrait coupable au lieu d'augmenter son bonheur, il le déposa entre les mains des magistrats, afin qu'ils le distribuassent à leurs malheureux concitoyens. La nuit suivante, Emile vit en songe le vieillard du rocher. Il était vêtu d'une longue robe blanche comme la neige; ses yeux brillaient d'un éclat surnaturel; son air inspirait la confiance. « Mon fils, lui ditil, vous avez fait un noble emploi de l'or que je vous ai donné ; vous en méritez encore davantage, car il est écrit : On donnera à celui gui a déjà, c'est-à-dire, à celui qui fait un bon usage de ce qu'il a. Demain matin, prenez votre route vers l'orient; entrez dans un bois que vous trouverez ; avancez sur la droite à peu près deux cents pas ; là, parmi (des sapins
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aussi vieux que le monde, est un chêne élevé, creusé par le temps, lequel renferme un trésor en or et en pierreries; prenez-le , je vous le donne. Avec cet ar^ gent vous ferez rebâtir la ville incendiée : c'est le lieu où j'ai pris naissance. Les pierreries serviront de dot à la petite fille que vous avez sauvée des flots. Epousezla lorsqu'elle sera en âge : elle est la petitefille de ma fille. J'ai régné sur un grand peuple.... ,j'ai éprouvé les injustices des hommes.... et.... je les ai fuis.... Voilà mon histoire en abrégé. Quant à vous, le ciel vous regarde avec complaisance , parce que vous êtes né vertueux. Marchez toujours dans la voie droite et vous ne périrez jamais. » Ayant dit ces mots le vieillard disparut, laissant après lui une odeur délicieuse. Le lendemain Emile suivit exactement les conseils du vieillard : il trouva le bois, l'arbre ; s'empara de l'or, des pierreries, et continua son voyage. Il n'arriva rien d'extraordinaire à notre jeune homme dans je cours de cette journée. La chaleur avait
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été excessive, et il avait fait très-peu de chemin. Le soir étant venu, il descendit de cheval dans une campagne riche et variée, et marcha en se promenant. Tout à coup le plus charmant spectacle s'offrit à lui : il vit en l'air une multitude innombrable de points lumineux, qui imitaient les étoiles du ciel par leur forme et leur éclat. Ces étoiles mouvantes étaient produites par des insectes assez semblables au ver luisant. Comme la nuit était trèschaude, il y en avait en telle quantité, que l'on pouvait distinguer les objets autour de soi. Après avoir admiré ce phénomène, et en avoir reconnu la cause, Emile prit une de ces grosses mouches, et l'attacha à son chapeau, pour être éclairé, au cas que l'obeurité revint; puis il se remit en marche, en rendant grâce à la fortune qui lui envoyait ce secours. Lorsque le jeune homme eut quitté la plaine étincelante, il lui sembla que la nuit était plus noire qu'il ne l'avait jamais vue. En jetant les yeux autour de lui, il
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aperçut dans l'éloignement une flamme bleuâtre assez semblable à celle de l'eaude-vie brûlée. Lorsqu'il fut tout proche , il reconnut qu'elle couvrait toute la superficie d'un ruisseau, et que les eaux en étaient brûlantes : elles consximèrent une branche d'arbre que le voyageur y trempa. Comme ce phénomène pouvait annoncer un tremblement de terre Emile s'éloigna en toute hâte, et il fit bien ; car peu de temps après il y eut dans cet endroit une secousse violente , qui causa plusieurs accidens. Etonné de tout ce qu'il voyait, et du bonheur qui l'avait accompagné dans son voyage, Emile éleva son âme vers Dieu, et promit, en reconnaissance de la protection qu'il avait reçue du Ciel, de fonder un hospice pour cent pauvres viellards de l'âge de 70 ans. Emile n'avait plus qu'un jour à être en route; mais, comme il voulait échapper aux importuns, il fit en sorte de n'arriver que le soir dans la maison de défunt son oncle. Lorsqu'il eut diné, il s'assoupit, i3.
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et fit un rêve très-remarquable : il crut être en route, seul, dans un endroit isolé , lorsqu'il fut abordé par un inconnu qui le salua poliment, le nomma par son nom , et lia conversation avec lui : il lui dit qu'il le connaissait; qu'il l'avait vu dans telle et telle circonstance qu'il lui nomma; il lui parla de son oncle, des richesses qu'il avait laissées, et lui donna de sages conseils pour le recouvrement de ses biens. Emile, en^ traîné par un pouvoir inconnu, raconta à l'étranger les événemens dont il avait été témoin dans sa route, et le voeu qu'il avait fait. L'inconnu loua beaucoup sa piété; il lui donna plusieurs avis pour l'exécution de son projet. Afin de l'y confirmer davantage,il lui dit quefeu son oncle en avait formé un semblable, que la mort l'avait empêché de mettre à exécution, et que son âme serait satisfaite de voir son héritier remplir le plus ardent de ses vœux. Les deux voyageurs marchèrent ensemble jusqu'à la nuit; alors l'étranger dit adieu à Emile ; il lui serra la main et disparut. En cet instant le jeune homme ressentit partout le corps
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une commotion semblable à celle que fait la machine électrique, et il s'éveilla. Son imagination frappée lui retraça ce songe jusque dans les moindres circonstances, et il y pensa le reste du jour. Il arriva de nuit au château de son oncle, selon son désir; et, sans voir personne, il se coucha. Il revit, ou crut revoir en songe, l'étranger de son rêve. Emile reconnut son oncle. Le jeune homme, ému, voulut lui prendre la main : « Calmezvous , mon fils, lui dit gravement cet homme de l'autre monde, et ne me toucher pas. Je suis content de vous; vous avez rempli mes intentions; mon âme va reposer en paix avec les bienheureux. Fournissez votre carrière en honnête homme; un jour nous nous reverrons. » Emile employa sa fortune à faire des heureux; il le fut lui-même, en méritant l'estime et l'affection de ses concitoyens.
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EMMELIJNA,
ou LES SUITES
D'UNE MAUVAISE ÉDUCATION.
M. et M » .
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de Nogent étant allés à Pamiers , ville du département de PArriège , avec leurs filles, Emilie et Célestine , se firent un plaisir d'en visiter les environs, afin de laisser dans la mémoire de leurs enfants des traces profondes d'un voyage que peut-être ils faisaient pour la première et la dernière fois. L'Arriège roule dans son sable des paillettes d'or ; c'est dans ce département que se trouve Y amiante, minéral fibreux dont les anciens formaient leur lin incombustible pour envelopper les corps qu'ils brûlaient, et obtenir leurs restes sans mélange. jl y avait alors près de Pamiers un Allé-
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mand fort riche , dont les jardins magnifiques attiraient l'attention des voyageurs. M. de Nogent mena sa famille chezM. Steyn. Cet honnête Allemand , plein de franchise , le reçut avec les égards dus à son rang et à son mérite. Quand M. de Nogent eut vu l'ordre admirable et la belle symétrie de cet Elysée, M. Steyn lui offrit une jolie collation , qu'il accepta avec grâce , plus pour ses filles que pour lui-même. En entrant dans la salle à manger, Emilie et Célestine virent une jeune personne de quatorze à quinze ans, vêtue d'habits communs , et d'une laideur repoussante , qui, aussitôt qu'elle les aperçut, rougit prodigieusement et s'enfuit au plus vite. Les deux demoiselles furent fort surprises de cette conduite, car n'étant jamais venues dans le pays, il n'était pas croyable qu'elles fussent pour cette petite un objet de terreur. Mme. Steyn remarqua leur étonnement, et elle en sourit. — « L'orgueil, dit-elle , prive Emmelina de l'honneur d'être dans la société
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de ces aimables demoiselles 5 car telle est la cause de sa subite disparition. » Voyant que M. et Mme de Nogent attendaient la suite de cette ouverture , Mme Steyn continua : « Oui mes demoiselles , Emmelina vous évite, parce qu'elle est laide et pauvre, et qu'autrefois elle était belle et riche ; elle a perdu ces avantages auxquels elle attachait un grand prix, sans pouvoir les remplacer par des qualités solides; elle rougit d'ellemême , et se condamne à quatorze ans , à la vie obsexire d'un être inutile. » Pendant le discours de Mme. Steyn, les deux demoiselles témoignaient par leurs regards le désir qu'elles avaient d'en savoir davantage. Leur bonne mère les devina. Le soleil était dans toute sa force , et la chaleur trop grande pour se mettre en route ; le léger repas que prenait la famille ne nuisait point à la liberté de la conversation ; Mine. de Nogent, secondant la% curiosité de ses filles, hasarda quelques questions sur Emmelina ; Mme. Steyn , s'apercevant qu'elle lui ferait plaisir , raconta ainsi l'histoire de cette jeune personne :
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« Emmelina n'est ni ma fille ni ma parente ; je l'ai recueillie pour lui épargner les horreurs de la misère. Bien loin de tirer aucune gloire d'une action aussi simple , je me plains de ne pouvoir pas lui rendre un véritable service en corrigeant les travers de son esprit ; mais le mal est sans remède. Cette jeune personne n'a pas connu sa mère. Plein de talents, occupant une place honorable dans sa province, son père fit une chute de cheval et mourut à la fleur de son âge. Emmelina sortit des bras de sa nourrice pour passer dans ceux d'une bonne maman, fort âgée, d'un caractère faible, qui , en cessant de pleurer un fils digne de tous ses regrets, reporta la tendresse passionnée qu'elle avait pour lui sur son enfant, sa vivante image. Madame Roland vivait avec aisance, mais son bien était viager ; cependant, elle éleva sa petitefille avec autant de recherche que si elle eût dû lui laisser une grande fortune. La nature avait donné à cette enfant un caractère frivole et une vanité excessive ;
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au lieu de les détruire, son éducation, si fort au-dessus de son état, augmenta des défauts qui devaient contribuer à sa perle. Pour plaire à une bonne maman qui l'idolâtrait , on vantait sans cesse la figure et les grâces d'Emmelina. Enivrée de ces fades louanges, cette petite fille était à huit ans aussi coquette qu'on peut l'être à cet âge. On la surprenait souvent montée sur une table pour se mirer à son aise, étudier ses mines et ajuster sa toilette; la parure lui tournait déjà la tête : un joli chapeau , une robe nouvelle l'empêchaient de dormir. Sa grand'mère, loin de réprimer un goût si dangereux, le fortifiait encore en cherchant à le satisfaire : Emmelina était si jolie ! . . . Le triomphe de la petite fille en était un véritable pour la bonne maman , trop aveugle pour voir le malheur de la jeune personne dans l'illusion d'une trompeuse flatterie , trop enthousiasmée pour réfléchir à l'abandon où une prompte mort pouvait laisser sa fille, sans bien, sans appui, et sans aucune des vertus qui auraient contre-balancé les vices de son éducation.
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A neuf ans, Emmelina n'avait pas encore ouvert un livre ; mais elle dansait bien, se présentait avec grâce, et se faisait citer pour ses réparties vives et spirituelles. Emmelina se plaisait au piano, parce qu'une grande glace à laquelle il était adossé, lui permettait en jouant de se voir tout entière; cette glace, plus consultée que son livre de musique , nuisait autant à ses progrès dans cet art que dans tout le reste. Enfin la bonne maman sentit, qu'il était indispensable que sa petite-fille sût lire ; elle exhorta Emmelina à se soumettre ; mais elle eut grand soin de choisir un maître à la mode, à qui elle recommanda de ne point faire pleurer mademoiselle. Malgré la douceur et la patience du maître, la petite, habituée à ne rien faire , s'ennuyait à mourir en prenant ses leçons ; aussi lorsque le professeur paraissait, elle avait mal à la tête , à l'estomac; sa bonne maman , inquiète , ne parlait plus de lecture, et le maître était congédié. Madame Roland menait sa chère EjwfiïsjîrîïK à la
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promenade , en visite, où sa mise élégante attirait tous les regards : vrai spécifique pour guérir des maux factices, que la paresse et le dégoût faisaient naître à propos. Emmelina n'avait pas encore douze ans quand la mort 'vint lui enlever sa grand'mère. Le peu de fortune qui lui restait lui fut disputé. On lui nomma pour tuteur un notaire du pays, qui bientôt abandonna la poursuite d'une affaire dont les frais lui devenaient extrêmement onéreux. La jeune personne resta dans la maison du notaire, sans qu'aucun parent, même éloigné, la réclamât. La femme de ce tuteur était bonne et généreuse ; le sort d'Emmelina lui fit pitié ; elle pensa, qu'étant si jeune, cette petite fille pourrait prendre des idées plus justes et plus saines ; en conséquence, la bonne madame Jombert donna à sa pupille un maître pour lui apprendre à lire ; puis elle fit venir une ouvrière qui eut ordre de la faire travailler. Mais tous ses soins furent perdus: distraite, inappliquée, Emmelina
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bâillait en prenant un livre ; elle n'écoutait point son maître; au lieu de coudre, elle entretenait l'ouvrière des modes nouvelles, et l'ouvrage restait sur ses genoux tel qu'on le lui avait donné. Pendant qu'Emmelina vivait dans une coupable indolence, les créanciers de M. Roland faisaient valoir leurs droits; pour les satisfaire, il fallut vendre une petite ferme qui rapportait 600 francs de rente : Emmelina se vit ruinée saris ressource. La famille du notaire pensa à mettre la jeune orpheline en métier ; mais que pouvait faire la vaine et paresseuse Emmelina? L'excellente femme était dans cet embarras, quand la malheureuse enfant fut attaquée de la petite vérole. Aussitôt qu'Emmelina connut le genre de sa maladie, elle perdit connaissance; elle ne revint à elle que pour entrer dans un délire enrayant. Par les soins de sa protectrice , Emmelina conserva la vie; mais elle fut horri-
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blement défigurée, et dans un état de langueur qui fit craindre pour ses jours. Avec le temps, sa santé se fortifia ; mais son coeur resta le même : un amour-propre excessif la rendit sauvage, aigre, difficile à vivre ; il la fit paraître incapable d'attachement et de reconnaissance. Lasse de prodiguer ses bienfaits à une petite fille aussi ingrate , madame Jomber chercha à l'éloigner; c'est alors qu'elle me parla d'elle. Les malheurs d'Emmelina la rendirent intéressante à mes yeux; je consentis à la prendre chez moi, espérant pouvoir la réformer. J'ai reconnu trop tard que la vanité jette de bonne heure de profondes racines dans l'âme ; que lorsqu'une jeune fille n'a pas un grand fond d'esprit et beaucoup de jugement, la perte de sa beauté, qu'elle lit dans tous les yeux , lui aigrit le caractère, et par cela même , la rend incapable de profitér des conseils d'une amie. » Votre réflexion me semble très-juste ,
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madame , dit M de Nogent ; lâ beauté devient souvent funeste, quand celle qui ja possède n'a pas reçu dans son enfance des principes de sagesse, qui la présërvent delà séduction des flatteurs, même de son propre orgueil, et qu'on ne lui a pas appris à la compter pour peu de chose, en comparaison des qualités de l'âme.
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DES MATIÈRES.
Pages. Religion. Abrégé de l'Ancien Testament. Quelques règles générales sur la Grammaire. Division du temps. Courtes explications sur quelques parties de 85 la Sphère. Introduction à la Géographie. Abrégé très-succinct de la troisième race des rois de France. A brégé d'Histoii e Naturelle. Premières connaissances sur la Mythologie. Doligny, ou le Solitaire mondain. Emile, ou les Aventures extraordinaires d'un jeune homme. Emmelina, ou les suites d'une mauvaise éducation. ■ 137 175 217 ifyi 271 296. 5 20 57 80
g4
FIN
DE LA TABLE.
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PDF Table Of Content
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1|Religion|8
1|Abrégé de l'Ancien Testament|23
1|Quelques générales sur la grammaire|60
1|Division du temps|83
1|Courtes explications sur quelques parties de la Sphère|88
1|Introduction à la géographie|97
1|Abrégé très-succinct de la troisième race des rois de France|142
1|Abrégé d'Histoire Naturelle|182
1|Première connaissances sur la Mythologie|226
1|Doligny, ou le Solitaire mondain|251
1|Emile, ou les Aventures extraordinaires d'un jeune homme|278
1|Emmelina, ou les suites d'une mauvaises éducation|303
1|Table des Matières|313
-
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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L'éducation de l'enfant au XIXe siècle
Subject
The topic of the resource
Education des enfants
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Morère, Prosper (Abbé)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Chez l'auteur, [Morère], 21 rue Saint-Jacques
Date
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1887
Date Available
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2013-02-22
Rights
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Relation
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MAG 37 177
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L'ÉDUCATION
te L'ENFANT
AU XIXe SIÈCLE
D'APRÈS LES LOIS DE LA PHYSIOLOGIE \. PSYCHOLOGIE , LA MORALE ET LA RELIGION
PAR
.
M.
L'ABBÉ
MORÈRE
DOCTEUR EN THÉOLOGIE.
La science est un banquet auquel Dieu nous convie.
P. M.
PARIS
CHEZ L'AUTEUR, 24, RUE SAINT-JACQUES 1887
( Tous droits réservésj
��L'ÉDUCATION DE L'ENFANT
AU XIX» SIÈCLE
�POITIERS.
—
TYPOGRAPHIE
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�L'ÉDUCATION
DE L'ENFANT
AU XIXe SIECLE
D'APRÈS LES LOIS DE LA PHYSIOLOGIE LA PSYCHOLOGIE , LA MORALE ET LA RELIGION
M.
L'ABBÉ
MORERE
DOCTEUR EN THÉOLOGIE.
La science est un banquet auquel Dieu nous convie. P. M.
ARCHIVES
PARIS
CHEZ L'AUTEUR, 21, RUE SAINT-JACQUES 1887
(Tous droits réservés i
ÉCOLE MOSMAIE. PE
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LA MÉMOIRE DE M. L'ABBÉ LA.GARDE
ARCHIDIACRE DE NOTRE-DAME DE PARIS,
MORT LE
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JUIN
1882.
0 vous qui, jusqu'à la fin de votre sainte carrière, avez si tendrement aimé l'Eglise, et qui dormez du sommeil des justes ! Vous qui avez de vos sympathiques et nobles suffrages encouragé deux fois mes modestes travaux, recevez du haut du ciel l'hommage de ce livre. Quelque faible qu'il soit, cet hommage est l'expression de ma respectueuse gratitude. Dans son commentaire sur les Psaumes, Origène, s'adressant à son bienfaiteur Ambroise d'Alexandrie, le remercie de toutes les bontés dont il l'avait comblé et de l'influence que ses encouragements et ses sollicitations avaient exercée sur son activité littéraire. Al'exemple d'Origène qui, dans un délicieux lan-
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gage, nous apprend à exprimer les devoirs de la reconnaissance et la pureté d'intention qui doit animer l'écrivain, je viens déposer sur votre tombe, toujours animée par la prière et le souvenir de ceux qui vous ont connu, ce livre que j'ai écrit sous le regard de Notre-Dame de Sainte-Espérance. Du sein d'un monde meilleur, vous soutiendrez encore les efforts d'un prêtre qui travaille à combattre l'erreur et à défendre la vérité. Vous nous avez laissé, en mourant, l'exemple du devoir et de l'humilité. En quittant cette terre d'exil, vous avez trouvé le véritable repos et le vrai bonheur dans cette autre vie, la seule réelle, la seule désirable, qui nous est proposée comme fin dernière et promise comme récompense. Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur ! L'abbé
P. MORÊRE.
Paris, le jour de la Nativité de Notre-Seigneur JésusChrist 1886.
�AVANT-PROPOS
L'éducation de la jeunesse est une affaire' si considérable, que la Providence semble avoir voulu y appliquer particulièrement les grands siècles et les grands hommes. Sans parler de l'antiquité, dont le plus beau génie, Socrate, ne fut qu'un excellent instituteur, on voit les Pères de l'Eglise tourner toute leur sollicitude vers l'instruction des enfants. L'époque des croisades fut aussi celle qui fonda les universités. Le siècle de Louis XIV s'ouvre; et dans cette prospérité de l'Eglise et de l'Etat, au milieu de l'éclat des armes et des lettres, un autre soin occupe les esprits. Ce n'est pas assez des écoles laïques et des corporations religieuses, de ces savantés maisons de Navarre, de Clermont, de Port-Royal ; il ne suffit pas que les saines traditions de l'enseignement soient recueillies dans le Traité des études de Fleury (1), et plus tard, dans celui de Rollin, et que ces deux
(1) Fleury, Traité du choix et de la méthode des études, Paris, 1868.
1
�_ 2 — belles âmes y aient versé tous les trésors de leur bonté, de leur expérience et de leur savoir. Il faut encore que Bossuet et Fénelon deviennent précepteurs ; que le Discours sur l'histoire universelle et le Télémaque soient écrits pour deux jeunes princes, pendant qu'Esther et Athalie servent aux récréations des pensionnaires de Saint-Cyr. En sorte que les plus fameux ouvrages de la prose et de la poésie française ont été faits pour des enfants, par un admirable conseil de Dieu, qui aime les petits, qui attache à leur service ceux qu'il veut rendre grands, et qui met la gloire précisément où l'homme ne la cherchait pas (1). Au dix-neuvième siècle aussi, l'éducation de l'enfance occupe tous les esprits. Mais comment faut-il la faire ? Voilà le problème à résoudre. Tandis que la Révolution, répudiant toutes les nobles traditions qui ont assuré à la France le premier rang dans le concert européen, organise un enseignement sans Dieu, et cherche à soustraire l'enfance à l'influence légitime de l'autorité paternelle, n'est-il pas naturel qu'on porte ses regards sur l'avenir, et qu'on éclaire les peuples sur les qualités que doit avoir l'instituteur, sur l'importance et le but de l'éducation ? On ignore, de nos jours, tout ce que l'éducation exige de zèle, de talents, de vertus clans ceux qui
(1) Ozanam. — Lettre à mistress Chapone.
�— 3 — s'y consacrent; quelle grande surveillance, quelle tendresse de soins, quelle douceur et en même temps quelle fermeté sont nécessaires dans le gouvernement de ces républiques enfantines où l'attention, la patience, la réserve et la gravité des chefs doivent être en raison de la légèreté des sujets. Il faut le proclamer hautement, car on oublie trop souvent que tout sort de l'éducation de l'enfant, le bien et le mal, les croyances et les opinions, les sentiments et les habitudes, les lois et les institutions, les sciences et les arts, la grandeur et la décadence des peuples. Bien élever les enfants, c'est donc améliorer le présent et rendre prospère l'avenir. « J'ai toujours cru, disait Leibnitz, qu'on réformerait le genre humain en réformant l'éducation de la jeunesse. » Cultiver, exercer, développer, fortifier et polir toutes les facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses qui constituent dans l'enfant la nature et la dignité humaine, donner à ces facultés leur parfaite intégrité, les établir dans la plénitude de leur puissance et de leur action ; parla, former l'homme et le préparer à servir sa patrie, à être utile à ses semblables et élever son âme jusqu'à Dieu : telle est l'œuvre importante de l'éducation. Or, l'éducation repose, comme sur ses plus fortes assises, sur la physiologie, la psychologie, la morale et la religion. D'après les lois de la physiologie, il faut laisser
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�l'organisme se développer, se fortifier, car le premier et le plus précieux avantage de l'homme dans la vie, c'est d'avoir des muscles et des nerfs. Le cerveau le mieux organisé ne lui servirait de rien s'il ne possédait une force vitale propre à le mettre en action. Rien de grand, de soutenu, d'achevé, de complet n'a été fait avec un corps chétif, étiolé, languissant et usé. Quant à l'éducation intellectuelle, il faut la faire suivant l'évolution successive des facultés de l'enfant, car une culture hâtive entraîne presque toujours la ruine de la santé, l'altération des facultés, de l'intelligence, et conduit à une mort prématurée. Les vies de Pic de la Mirandole et de Pascal nous en fournissent de célèbres et malheureux exemples. D'ailleurs, comme l'a très judicieusement remarqué J.-J. Rousseau : « La nature veut que les enfants soient « enfants avant que d'être hommes. Si nous perver« tissons cet ordre, nous produirons des fruits préce coces qui n'auront ni maturité, ni saveur, et ne « tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de « jeunes docteurs et de vieux enfants. « L'enfance a des manières de voir, de penser, « de sentir qui lui sont propres. Rien n'est moins « sensé que de vouloir y substituer les nôtres, et « j'aimerais autant exiger qu'un enfant eût cinq « pieds de haut que du jugement à dix ans.
�« La raison, continue-t-il, ne commence à se ce former qu'au bout de plusieurs années, et quand ce le corps a pris une certaine consistance. L'inten« tion de la nature est donc que le corps se fortifie « avant que l'esprit s'exerce. Les enfants sont tou« jours en mouvement : le repos et la réflexion sont « l'aversion de cet âge. Une vie appliquée et séden« taire les empêche de croître et de profiter; leur « esprit ni leur corps ne peuvent supporter la con« trainte. Sans cesse enfermés dans une chambre ce avec des livres, ils perdent toute leur vigueur ; « ils deviendront délicats, faibles, malsains, plutôt « hébétés que raisonnables ; et l'âme se sent toute a sa vie du dépérissement du corps. » Mais l'éducation doit reposer surtout sur la morale et la religion, car elle n'aura jamais achevé son œuvre qu'autant qu'elle aura fortifié le caractère de l'enfant, affermi sa volonté, éclairé sa conscience et nourri dans son cœur tous les penchants, toutes les vertus qui le porteront à accomplir la loi du devoir envers le Créateur, envers lui-même, envers la société, envers ses semblables. C'est d'après l'étude des lois de ces diverses sciences que j'ai écrit cet ouvrage, et je résume en quelques propositions la méthode à suivre dans l'éducation de l'enfant. 1° Il faut laisser les premières années au'développement des facultés physiques. 2° Il faut toujours éviter la culture hâtive, contre
�laquelle se révolte la nature. « Les plantes modé« rément arrosées croissent facilement, mais une « eau trop abondante en étouffe le germe. Ainsi « l'âme se nourrit et se fortifie par un travail bien « ménagé ; l'excès l'accable et éteint ses facultés (1 ). » 3° L'enseignement doit se présenter sous des irmes attrayantes. 4° Dans l'éducation, ce que fait l'instituteur par lui-même est peu de chose; ce qu'il fait faire à l'élève constitue une œuvre essentielle. Quiconque agit autrement n'a rien compris dans l'œuvre de l'éducation. 5° L'éducation doit se conformer à la marche naturelle de l'évolution mentale. 6° Il faut profiter de la curiosité de l'enfant pour l'instruire. Lorsqu'un esprit en voie de développement éprouve un genre de curiosité, c'est qu'il est devenu propre à s'assimiler l'objet de cette curiosité, et que cet objet est devenu nécessaire à ses progrès. 7° Les leçons doivent finir avant que l'enfant ne montre des signes de fatigue. 8° La progression doit se produire du simple au composé, de l'indéfini au fini, etc. Ces diverses propositions seront successivement traitées et développées dans notre ouvrage, que nous divisons en six parties.
(1) Plutarque, De l'Éducation de l'enfant.
�La première est consacrée à la physiologie et à l'hygiène ; La seconde, à la psychologie ; la troisième, à l'influence des doctrines dans la société ; la quatrième, à l'éducation maternelle, primaire et secondaire ; la cinquième, à l'éducation des filles (cours supérieur); la sixième, à l'enseignement religieux. En donnant dans notre ouvrage quelques notions élémentaires de physiologie catholique, nous avons suivi l'exemple de deux maîtres les plus habiles de nos temps modernes, de Bossuet et de Fénelon. Bossuet, dans son Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, a décrit d'une manière admirable les principaux organes qui composent le corps humain, el Fénelon a donné des preuves de l'existence de Dieu d'après l'harmonie qui règne dans nos organes.
��DE
L'ÉDUCATION DE L'ENFANT
AU XIXe SIÈCLE
PREMIÈRE
IiA PHYSIOLOGIE
PARTIE
ET Ii'HYCîlÈNE
CHAPITRE PREMIER.
ECHELLE DES ÊTRES.
—
QUATRE GRANDES LOIS RÉGISSENT DÉFINITION DE LA
TOUS LES ÊTRES DE LA CRÉATION. PHYSIOLOGIE.
Tous les êtres de la terre et du ciel s'enchaînent d'une manière admirable et forment une échelle mystérieuse qu'on appelle avec raison l'échelle des êtres (1). C'est ce qui a fait dire à saint Denis que la divine sagesse unit ensemble les derniers des êtres supérieurs et les premiers des êtres inférieurs. Dieu est la première et la plus élevée de toutes les intelligences; il vit de sa vie propre, il contient en luimême toutes les créatures, simplement et sans exten(1) Saint Thomas, Somme contre les Gentils, 102,
�— 10 — sion. Après lui, viennent de purs Esprits qui lui sont inférieurs. La vie qu'ils ont reçue est toute intellectuelle ; mais ils la possèdent par participation et à des degrés divers, correspondant à la place qu'ilsoccupentdans la hiérarchie céleste. L'âme humaine occupe le dernier degré des intelligences ; elle est unie à un corps uniquement composé de matière, et cette union constitue l'essence de l'homme. Les animaux ont une âme immatérielle, mais qui périt avec le corps. Au-dessous de l'animal, se trouve l'êtrezoophyte, qui participe àla fois del'animal etde la plante : c'est le polype, qui n'a d'autre sens que le toucher et qui demeure, comme laplante, attaché à la terre. Les plantes ne jouissent que d'une vie végétative, et le minéral est une matière inorganique. Quatre grandes lois régissent tous les êtres delacréation : ces lois sont la force oula puissance intelligente, la force sensitive, la force végétale et la force attractive ; à cette force obéit toute la nature inorganique. Le règne végétal est sous l'empire immédiat de la force vitale végétative. Le règne zoologique, qui croît, vit et sent, est régi par la force vitale sensitive et les fluides impondérables. Ce règne renferme tous les êtres sensibles non intelligents, non libres,imperfectibles et incapables de suicide : ce sont les animaux. La force vitale sensitive est ce qu'on appelle, en philosophie, l'âme des bêtes ; elle est immatérielle, capable de sensations et de recevoir des images ; elle
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est assujettie à la matière, et périt avec le coi'ps, auquel elle est unie et pour lequel elle existe uniquement. L'homme est comme l'horizon et la limite qui sépare les êtres corporels et incorporels. Par son corps, il participe au règne animal, et par son âme, à la nature angélique. « L'âme est ce qui nous fait penser, entendre, sentir, raisonner, vouloir et choisir une chose plutôt qu'une autre, comme de se mouvoir à droite plutôt qu'à gauche... L'âme est la forme du corps.. « Le corps est cette masse étendue en longueur et profondeur qui nous sert à exercer nos opérations (1). » L'homme avec son corps et son âme est un tout naturel. Le corps est pétri de limon, mais admirons la main qui l'a formé. Le sceau de l'ouvrier est empreint sur son ouvrage. Chaque organe est une merveille, etla fonction qu'il remplit concourt à opérer un miracle. L'homme contient les créatures corporelles, non à raison de l'extension, de la quantité, mais simplement et intelligemment ; car la chose connue est dans l'être intelligent et se trouve comprise dans son opération. Elle se rattache à lui comme, dans un raisonnement, la conséquence se rattache au principe. L'homme est donc régi par une âme immortelle. L'âme est douée de deux facultés : l'intelligence et la sensibilité ; par la faculté intelligente elle régit le cer(1) Bossuet, Connaissance de Dieu et de soi-même.
�— 12 — veau pour l'accomplissement des fonctions intellectuelles et morales ; et par la faculté sensitive, elle préside à tout le système nerveux, pour régler, par son action immédiate et prochaine, toutes les opérations d'un ordre inférieur, comme les fonctions sensoriales, la sensibilité externe et générale, et la motilité, et, par une action éloignée, la sensibilité interne, élective, nutritive, Firritabilité ou la contractilité des tissus. Ces préliminaires posés, nous définissons la physiologie, la science de la vie de l'homme, c'est-à-dire de toutes les actions des organes et de toutes les fonctions organiques, dont l'ensemble constitue la vie générale, opérées parla double puissance de l'âme, la faculté intellectuelle et la faculté sensitive. La connaissance pure et simple de l'organisme ou des organes en nous est l'objet spécial de l'anatomie. Le corps humain est régi parles lois que les physiologistes appellent propriétés vitales. Ces propriétés vitales sont la sensibilité et la contractilité, qui se résument dans la formule, abrégée de force vitale. Dans l'étude de toute organisation, il faut distinguer deux choses : les organes et les fonctions. Il y a dans tous les animaux deux groupes de fonctions et par conséquent d'organes : les fonctions de nutrition et les fonctions de relation. Les premières ont pour but l'entretien de l'homme ; les secondes le mettent en relation avec le monde extérieur. Nous allons les étudier successivement.
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CHAPITRE II.
FONCTIONS ET ORGANES DE NUTRITION.
La Digestion. — Les arbres et les plantes se nourissent en absorbaut, par le chevelu de leurs racines, ll'eau et le suc nourricier que la terre végétale renÉferme ; cette sève monte dans les racines, puis dans Ke tronc, et va porter de cellule en cellule la nourriture là l'arbre tout entier. La nature procède d'une façon analogue chez l'homme et chez tous les animaux. Mais nous ne trouvons pas, comme la plante, les galiments prêts à être assimilés ; il faut qu'ils soient introduits dans notre organisme et modifiés de manière m être rendus assimilables: c'est l'acte de la digestion. | La digestion est une fonction par laquelle des substances alimentaires introduites dans les cavités du pystème digestif, y subissent un changement ou une altération particulière, en vertu de laquelle elles se partagent en deux parties : l'une qui sert au développement et à la nutrition du corps, et l'autre qui iloitêtre rejetée au dehors comme inutile et nuisible. | Différents actes particuliers concourent à cette grande et importante fonction, comme la préhension* mes aliments, la mastication, Tinsalivation, la chylificaSion, la stercorification et la défécation ou excrétion Mes matières fécales, j Une fois que les aliments sont digérés, il faut qu'ils
�soient introduits dans le sang- : c'est ce qu'on appelle l'absorption. L'Absorption. — L'absorption est un phénomène physiologique plus général que la digestion elle-même et commun à tous les êtres organisés, en vertu duquel les matériaux qui ont rempli leur rôle biologique rentrent dans le sang pour être éliminés par la voie des sécrétions. Mais, après que les aliments ont été absorbés, ils doivent être transportés dans toutes les parties du corps : c'est l'objet de la circulation. La Circulation. — La circulation est une fonction par laquelle, le sang partant du cœur est porté parles artères dans toutes les parties du corps, et ensuite ramené par les veines au point d'où il était parti. C'est un mouvement circulatoire incessant. La circulation a pour but de mettre le sang en contact avec l'air dans les poumons, pour lui faciliter la dépuration vitale connue sous le nom d'oxygénation, phénomène qui s'accomplit par la respiration, de le présenter aux divers viscères pour l'accomplissement des sécrétions, et de le porter enfin dans le système capillaire artériel, pour accroître les organes, réparer leurs pertes, en changer la composition. Respiration. — Le sang, ce liquide essentiellement nourricier que l'on appelle la chair coulante, devient rapidement impropre à la nutrition, si dans son cours il ne se répare pas en s'appropriant de l'oxygène et de l'air: c'est ce qu'on appelle la respiration. Sécrétion. — La sécrétion consiste dans l'action qu'exercent sur les portions du sang épanchées en
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— 15 — dehors des parois capillaires, certains tissus dits tissus glandulaires. La Nutrition. — La digestion, l'absorption, la circulation, larespiration et la sécrétion, que nous venons d'examiner, n'étant que des fonctions préparatoires à la fonction nutritive et assimilatrice, il s'ensuit que la nutrition est le complément et le but de toutes les fonctions digestives. La nutrition, est une fonction par laquelle chaque organe s'applique une partie du sang artériel qui le pénètre pour le renouvellement de sa substance, en même temps qu'il abandonne aux vaisseaux absorbants, ouverts dans son intérieur, quelques-uns des matériaux qui le composaient, afin que le mouvement de décomposition équilibre en lui celui de composition.
CHAPITRE III.
LES ORGANES.
Appareil digestif. — Considérons maintenant les différents appareils et organes qui servent aux diverses fonctions dont nous venons de parler, et commençons par l'appareil digestif. Cet appareil se compose de trois sortes d'organes, dont les principales parties sont la cavité buccale ou la bouche, le pharynx, l'œsophage, l'estomac, et enfin le duodénum ou intestin grêle,les glandes, dont les principales sont les glandes salivaires, le pancréas, le foie,
�— 16 — les pepsiques et les glandes intestinales ; les organes mécaniques ou dents.
Explication de chacun de ces organes.
La 'Bouche. —La bouche, par la correspondance de ses mouvements avec ceux des yeux, anime tout le visage, l'attriste, l'adoucit, le trouble et exprime chaque passion par des marques sensibles. La bouche est la cavité où les aliments sont introduits et modifiés déjà par plusieurs opérations mécaniques et chimiques. Le Pharynx. — Le pharynx ou l'arrière-bouche est une espèce de canal musculo-membraneux, situé derrière la bouche et le larynx, devantla colonne vertébrale et au-dessus de l'œsophage, dont il ferme l'ouverture et l'orifice : c'est le principal organe de la déglutition. V Œsophage. — L'œsophage est la continuation du pharynx ; c'est un canal musculo-membraneux. L'Estomac. — L'estomac est, comme tout le monde sait, le principal organe de la digestion. Il a un dissolvant qui cause la faim, et qui avertit l'homme du besoin de manger . L'estomac représente un sac membraneux, une cornemuse fermée ..par deux orifices : l'un d'entrée, le cardia, et l'autre de sortie, le pylore. Le pylore, qui veut dire en gr'ecportier, est un anneau musculaire, garni d'une espèce de valvule, qu'il ouvre aux substances alimentaires convenablement chymifiées, et que, fidèle à sa consigne, ilferme à
�— 17 — toute matière brute trop mal élaborée, ou qui n'offre pas toutes les conditions exigées pour le passage. Les boissons, ne nécessitant presque aucune digestion, sont absorbées et arrivent rapidement dans le torrent circulatoire. Les aliments introduits dans Festomac sont digérés par l'action du suc gastrique qui les transforme peu à peu en une bouillie grisâtre. Le Duodénum. — Le duodénum est le premier des intestins grêles. Au duodénum fait suite le second intestin appelé jéjunum, et celui-ci se prolonge sous le nom d'iléon. Les trois portions : le duodénum, le jéjunum et Viléon, ne forment proprement qu'un seul intestin qu'on appelle intestin grêle. Il est pointillé de villosités analogues à celles d'une étoffe de velours à longs poils. Ces milliards de villosités constituent autant de pores, de bouches béantes et affamées, qui absorbent les sucs nutritifs de la bouillie alimentaire. Les Glandes. — Les glandes sont des organes de sécrétion. Glandes salivaires. — Les glandessalivairesfournissent la salive, lorsque les substances alimentaires sont soumises à l'action des organes masticateurs. La salive est une liqueur claire, inodore, visqueuse, légèrement alcaline ; elle forme, avec la masse alimentaire, une sorte de pâte molle, plus ou moins homogène. Cette opération préliminaire, qu'on appelle insalivation, est un acte préparatoire fort important pour la digestion. Les personnes qui rejettent continuellementla salive
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�— 18 — ont généralement l'estomac débile, sont pâles et sans appétit. Glande pepsique. — La glande pepsique ou glande de l'estomac contribue puissamment à convertir les aliments en chyme par l'action dissolvante du suc gastrique. Pancréas. — Après un séjour de trois à quatre heures dans l'estomac, le chyme pénètre peu à peu dans le duodénum et y est soumis à l'action du suc pancréatique et de la bile. Le pancréas, qui fournit le premier suc, est un corps glanduleux couché transversalement sur la colonne vertébrale, entre les trois courbures du duodénum, par le moyen d'un petit canal qui s'ouvre dans cet intestin. Ce suc a beaucoup d'analogie avec la salive. D'après les expériences du docteur Bernard, il est destiné à dissoudre les substances grasses, comme les végétales. Le Foie. — Le foie est une grosse glande située à droite de l'estomac. Le foie se distingue de toutes les autres glandes par la nature des sources où il puise les matériaux de sécrétion. Tandis que les autres organes glandulaires ne reçoivent que du sang artériel, le foie reçoit en même temps du sang artériel par l'artère hépatique et du sang veineux par la veine-porte. C'est le foie qui sécrète la bile. La bile s'amasse en réserve dans le vésicule du fiel, et s'écoule après chaque repas par les canaux bilieux dans le duodénum, où elle se mélange au chyme, qui y arrive peu à peu de l'estomac.
�Organes mécaniques ou dents. — Quand les lèvres s'ouvrent, elles découvrent un double rang de dents, dont la bouche est ornée. Les dents sont de petits os enchâssés avec ordre dans deux mâchoires. Les mâchoires ont un ressort pour s'ouvrir et un pour se fermer, en sorte que les dents brisent comme un moulin les aliments, pour préparer la digestion. Appareil circulatoire. L'appareil circulatoire se compose de deux parties : le cœur et les poumons. Le cœur, source des plus nobles aspirations. — Le cœur est le siège de nos affections. La joie le dilate, la douleur le resserre, l'espoir le fait palpiter, le chagrin le consume. Le cœur est la source de toutes les plus nobles aspirations et de tous les plus grands dévouements qui honorent l'humanité. Le cœur, c'est l'orateur qui soulève les flots des peuples, comme Dieu soulève les flots de l'océan. Le cœur, c'est la fille adorée dans la maison paternelle, qui échange les robes soyeuses et les douces joies de la famille contre la cornette de la Sœur de Charité ; c'est cet ange de la terre qui, foulant aux pieds jeunesse, beauté, richesses, se dévoue sans partage, dans les hôpitaux, au soulagement des infirmités humaines. Le cœur, c'est le soldat qui verse son sang sur le champ de bataille pour défendre les foyers et lee autels delà patrie.
�— 20 — Le cœur, c'est le bon pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Le cœur, c'est le martyr qui meurt pour son Dieu. Le voyez-vous au milieu de l'arène, cet athlète du Christ affaibli par les tortures qu'il a déjà endurées ? N'entendez-vous pas les cris de rage de la populace, les froides railleries des sophistes, les sarcasmes des grands? On maudit cet homme qui va dans un moment être broyé sous la dent des bêtes féroces. Un mot, un seul mot peut le sauver, et ce motil ne le prononcera pas. Il étend ses bras en croix et regarde le ciel. Le cœur, c'est le chrétien qui sait vivre. Le cœur, c'est le chrétien qui sait mourir. Le cœur, primum vivem et ultimurn moriens. — Le cœur apparaît à l'origine de notre existence ; il est l'aurore de la vie; à peine formé, il se met en mouvement par une sorte de contraction et de dilatation que nous appelons battements. Chacun de ses battements mesure, commel'aiguille de l'horloge, les moments fugitifs de notre frêle existence. Et, lorsque l'homme a parcouru le cycle de la vie, alors que le froid et l'insensibilité gagnent les autres membres, c'est le cœur qui livre le dernier combat contre la mort ; et lorsqu'il est vaincu et enchaîné, l'homme n'est plus qu'un cadavre. Plus le cœur bat vite, moins il bat longtemps. Le cœuretles artères se contractent environ cent mille fois par jour, pour entretenir le mouvement circulatoire. Il est facile de comprendre que ce mouvement continuel doit user, à un moment donné, toute la machine humaine.
�— 21 — Le travail mécanique accompli par le cœur est énorme. Selon les calculs de M. Cyon (de l'Académie de Médecine de Saint-Pétersbourg), dans l'espace d'un an, le cœur pourrait soulever le poids de plus de 25 millions de kilogrammes à la hauteur d'un mètre. Ce travail effectué par le cœur dans une vie de 70 à 80 ans suffirait pour soulever un train de chemin de fer ordinaire, à la hauteur du Mont-Blanc. La circulation étant plus ou moins rapide selon le tempérament, il suivrait de là que les tempéraments exerceraient une influence bien marquée sur la longévité. Les hommes chez lesquels les passions extrêmes agitent sans cesse l'économie, sentent bientôt les ressorts de la vie s'affaiblir en eux. Les organes sans cesse tendus ou ébranlés par des secousses non interrompues ne peuvent pas vivre longtemps. Aussi les personnes qui sont douées d'un tempérament nerveux, bilieux, n'arrivent pas à un âge avancé.
Le cœur, les artères, les capillaires et les veines. Le cœur est un organe musculaire ou une sorte de muscle creux, placé au centre de l'appareil circulatoire, qui, par les contractions répétées, pousse à chaque instant le sang dans l'arbre artériel. Le cœur agit à la manière d'une pompe foulante, mais d'une pompe foulante dont le piston est remplacé par la contraction des parois. Les parois actives du cœur, revenant sur elles-mêmes
�— 22 — de proche en proche, chassent devant elles le liquide qui les remplit, avec une perfection que nos appareils à parois rigides peuvent imiter par l'artifice d'un piston, mais qu'ils n'égalent point. Lorsque le cœur, en se contractant, a chassé devant lui l'ondée liquide, dans un sens déterminé par son mode de contraction et par des soupapes ou valvules, il survient un intervalle de repos. Le cœur reprend ses dimensions premières par le relâchement de ses fibres musculaires. Le moment de la contraction du cœur a reçu le nom de systole ; le moment du repos ou de relâchement, celui de diastole. La systole, correspondant à la contraction musculaire, est un état actif. La diastole, au contraire, est un état tout à fait passif ; elle correspond au repos de la fibre musculaire. Les artères, les capillaires et les veines ; ce sont des vaisseaux qui portent par tout le corps, pour en nourrir toutes les parties, cette liqueur qu'on appelle le sang. Le cœur peut être comparé à une merveilleuse machine hydraulique composée de deux pompes, aspirante et foulante, toutes les deux soudées l'une contre l'autre , de manière à former un seul organe. A la portion foulante de chacune de ces deux pompes du cœur, est soudé un gros tuyau, une artère. L'artère de la pompe droite porte le sang dans les poumons ; celle de la pompe gauche (artère aorte) porte le sang dans toutes les parties de notre corps. Ces deux grosses artères se ramifient, en effet, comme le tronc d'un arbre, se divisent, se subdivi-
�— 23 — sent engrosses branches, puis en petites branches, puis en rameaux, puis en ramuscules, puis enfin en une sorte de chevelu et canaux capillaires. Ces innombrables subdivisions en arrivent, en effet, à former des canaux,, des tuyaux, plus ténus et plus grêles que les cheveux les plus fins : ce sont les capillaires. Tous ces tuyaux capillaires, d'une finesse microscopique, communiquent entre eux et forment une sorte de treillage, de filet, de dentelle, à mailles très fines et très délicates. Après avoir formé cet immense réseau, qui pénètre dans toutes les profondeurs de notre organisme, les capillaires s'abouchent les uns aux autres, se réunissent et se soudent ensemble, de façon à former de nouveaux tuyaux plus gros, des veines. Ces tuyaux, dont le calibre grossit peu à peu, forment d'abord des ramuscules, puis des rameaux, puis enfin deux grosses veines : la veine pulmonaire, qui ramène le sang des poumons ; la veine cave, qui ramène le sang de tout le reste du corps, ainsi que le chyle que lui déversent les canaux chylifères (1). Le Sang.—Le sang est une liqueur propre à s'insinuer partout, et dans laquelle nagent des millions de globules rouges d'une petitesse microscopique. Il y en a plusieurs millions dans une goutte de sang. Ce sont ces globules rouges qui donnentausang sa couleur en même temps que sa puissance nutritive et réparatrice, et c'est leur nombre proportionné plus ou moins grand qui fait la pauvreté ou la richesse du sang.
(1) Le docteur Carnet, l'Art de se bien porter.
�— 24 — Au point de vue chimique et vital, le sang contient tous les éléments, toutes les substances que l'analyse et les recherches les plus savantes ont pu découvrir dans notre corps. Le sang arrose la chair, comme les fontaines et les rivières arrosent la terre ; après s'être filtré dans les veines, il revient à sa source plus lent et moins plein d'esprit. Mais il se renouvelle en recevant par les canaux chylifères, le suc nourricier que lui fournit périodiquement chacun de nos repas, et il se vivifie par la respiration. La pompe gauche du cœur lance le sang dans l'artère aorte, qui ne tarde pas à se ramifier et arrive dans le réseau à mailles fines et délicates constituées par les capillaires. Sitôt qu'il est mis en contact avec les innombrables molécules microscopiques dont l'ensemble constitue notre corps, chacune d'elles prend les matériaux que la nature y a déposés à son intention, les travaille, les modifie et les transforme en sa propre substance. L'os y prend la substance de l'os, la chair la substance de la chair, les glandes salivaires ce qui fabrique la salive, etc. Après avoir ainsi distribué à toutes les molécules de notre corps les matériaux de réparation et d'entretien, le sang revient vers le cœur, rapportant en échange tous les matériaux usés et vieillis, toutes les humeurs , toutes les âcretés de nos organes. Mais il revient appauvri, impropre à la vie et impur; il revient appauvri, puisqu'il n'a plus son suc nutritif ; il est impropre à la vie, car il est imprégné de gaz car-
�— 25 bernique produit par la combustion qui s'opère dans nos organes ; il est impur, car il charrie tous les détritus de la vie organique. Mais il se purifie de ces humeurs, de ces âcretés, en se tamisant, en se filtrant à travers la muqueuse intestinale, où des milliards de petites glandules , opérant ce travail de purification , y déversent leurs détritus organiques comme dans un égout. Il se réapprovisionne, en recevant, par les canaux chylifères, les sucs nourriciers que lui fournit périodiquement chacun de nos repas. Il se vivifie en se mettant en contact avec l'air que la respiration fait pénétrer, à chaque instant, dans le poumon. Le sang et l'air mis en contact font ensemble un double échange. Le sang abandonne à l'air le gaz carbonique et la vapeur d'eau qui le rendaient noir et impropre à la vie. Etl'air qui s'introduit dans nos poumons abandonne au sang son oxygène, gaz essentiellement vital et apte à entretenir la combustion et la vie. 11 résulte de ce double échange que le sang se trouve modifié dans sa composition et dans sa couleur; il était arrivé veineux, noirâtre et impropre à la vie ; il revient au cœur aspiré par la pompe gauche de cet organe artériel, rouge vermillon et vivifié. L'appareil de la respiration. —L'appareil de la respiration se compose des poumons et de la trachée artère. L'air est l'aliment de la respiration. L'air.—L'air, qu'Hippocrate appelle pabulam vitee, est
�- 26 — un fluide élastique qui nous environne de toutes parts jusqu'à une hauteur d'environ quinze ou seize lieues ; cette masse d'air constitue l'atmosphère. L'air est un gaz permanent, pesant, diaphane, invisible, incolore, inodore, limpide, élastique et très compressible, composé de 79 parties de gaz azoté et de 21 de gaz oxygène et d'une très petite quantité de gaz acide carbonique. Ces proportions d'oxygène et d'azote sont nécessaires à la respiration de l'air. Si l'oxygène vient à diminuer, comme on l'observe dans l'air très raréfié, la respiration devient pénible, suffocative, le pouls s'accélère, et l'on éprouve un malaise indéfinissable. Lorsque de Saussure fit l'ascension du Mont-Blanc, il ne pouvait faire plus de 15 pas sans s'arrêter pour reprendre haleine. « A la hauteur de 1,200 pieds, dit-il, mes guides, hommes robustes, n'avaient pas soulevé S ou 6 pelletées de neige, qu'ils se trouvaient dans l'impossibilité de continuer; il fallait qu'ils se relayassent d'un moment à l'autre. Et près de la cime, ajoute-t-il, l'air est si rare que je ne pouvais plus marcher. » Lorsque Gay-Lussac s'éleva dans un aérostat à la hauteur de 7,000 mètres (c'est la plus grande hauteur que l'homme ait jamais atteinte), ce savant intrépide perdait le sang par tous les pores, et fut forcé de redescendre et de revenir à la planète qu'il semblait avoir perdue de vue. Par cette expérience faite par Saussure et Gay-Lussac, on voit que le poids de la colonne atmosphérique varie naturellement avec l'altitude. A 6,000 mètres la pression est réduite de moitié.
�— 27 — Or, la colonne d'air qui pèse sur la surface du corps de l'homme est de 1S,000 à 20,000 kilogrammes. Lorsque l'air est introduit dans l'intérieur des poumons, il entre en contact immédiat avec le sang veineux, lui communique une partie de lui-même, lui enlève quelques principes, et le rend apte à nourrir et à vivifier les organes. La respiration est une fonction dont la suspension entraîne le plus rapidement la mort. La trachée artère. — La trachée artère est le conduit par où l'air que nous respirons est porté dans le poumon. Depuis le palais jusqu'à la poitrine, ce sont des anneaux de cartilage enchâssés très juste les uns dans les autres, et garnis au dedans d'une tunique ou membrane très polie, pour mieux faire résonner l'air poussé par les poumons. Le conduit a, du côté du palais, un bout qui n'est ouvert que comme une flûte, par une fente qui s'élargit ou qui se resserre à propos pour grossir la voix ou pour la rendre plus claire. Mais, de peur que les aliments, qui ont leur canal séparé, ne se glissent dans celui de la respiration, il y a une espèce de soupape qui fait, sur l'orifice du conduit de la voix, comme un pont-levis pour faire passer les aliments, sans qu'il en tombe aucune parcelle subtile, ni aucune goutte par la fente dont je viens de parler. Cette espèce de soupape est très mobile et se replie très subtilement, de manière qu'en tremblant sur ce petit orifice, elle fait tomber les plus douces modulations de la voix (1).
(!) Fénelon, De l'Existence de Dieu.
�— 28 — Le Poumon. — Le poumon est une substance molle et poreuse, qui, en se dilatant et se resserrant à la manière d'un soufflet, reçoit et rend l'air que nous respirons. La respiration se compose de phénomènes mécaniques et de phénomènes chimiques. Les phénomènes mécaniques sont l'inspiration et l'expiration. L'inspiration fait pénétrer l'air dans les poumons, tandis que l'expiration expulse ce fluide élastique des organes pulmonaires. Les phénomènes chimiques comprennent l'examen des modifications subies par le sang. Les poumons sont donc les organes de la respiration. Ils sont situés dans la capacité du thorax ou de la poitrine, et séparés l'un de l'autre par le médiastin et le cœur.
CHAPITRE II
FONCTIONS DE RELATION. LES ORGANES DU MOUVEMENT.
Non seulement le corps de l'homme a besoin de se réparer, mais encore il a besoin de se mouvoir. Les fonctions du mouvement sont rendues possibles par les organes du système osseux et par ceux du système musculaire. Les premiers sont les instruments passifs, les seconds les organes actifs. A. Les os. — Les os sont formés d'une substance sèche et dure incapable de se courber, et qui peut être
�— 29 — cassée plutôt que de fléchir ; ils servent de point d'appui à toutes les parties du corps. Mais quand ils sont cassés, ils peuvent être facilement réunis, et la nature y jette une glaire, comme une espèce de soudure, qui fait qu'ils se reprennent plus solidement que jamais. Ils sont pleins de trous innombrables qui les rendent plus légers, et ils sont même dans le milieu pleins de la moelle qui doit les nourrir; ils sont percés précisément dans les endroits où doivent passer les ligaments qui les attachent les uns aux autres; déplus, leurs extrémités sont plus grosses que le milieu et font comme deux têtes à demi rondes pour faire tourner plus facilement un os avec un autre, afin que le tout puisse se replier sans peine. Les os servent de point d'appui à toutes les parties du corps. Le squelette. — Le squelette comprend tous les os, et représente un tout symétrique qui résulte de l'ensemble des os, réunis entre eux par des articulations. Il a la forme et la dimension du corps entier. Il est composé de trois parties : le tronc, la tête et les membres. l°Le tronc. — Au tronc appartient l'épine dorsale; elle est composée de 24 vertèbres. « On ne voit rien dans tous les ouvrages des hommes, nous dit Fénelon, qui soit travaillé avec un tel art : elle serait trop raide et trop fragile, si elle n'était qu'un seul os : en ce cas, les hommes ne pourraient jamais se plier. « L'ouvrier de cette machine a remédié à cet inconvénient en formant des vertèbres qui, s'emboîtant les
�— 30 — unes dans les autres, font un to*ut de pièces rapportées, qui a plus de force qu'un tout d'une même pièce. « Ce composé est tantôt souple et tantôt raide; il se redresse et se replie en un moment, comme on le veut. Toutes les vertèbres ont dans le milieu une ouverture qui sert pour faire passer un allongement de la substance du cerveau, jusqu'aux extrémités du corps, et pour y envoyer des espi'its par ce canal (1). » 2° Le thorax. — Le thorax, ou poitrine, est une grande cavité qui occupe la partie supérieure du tronc et sert à loger les organes centraux de la circulation et de la respiration. Il se compose du sternum et des côtes. Les côtes forment deux rangs et sont au nombre de 24. Elles sortent de l'épine comme les branches d'un arbre naissent du tronc, elles forment une espèce de cercle pour tenir à l'abri les parties qui sont nécessaires à la vie. La tête. — La tête se compose de deux parties : le crâne et la face. Le crâne est une boîte osseuse de forme ovale, destinée à loger l'encéphale. Il fait suite à la colonne vertébrale. La face est un édifice osseux, armé et suspendu à la partie antérieure et inférieure du crâne. Elle est formée des cavités destinées à recevoir et à protéger les organes de la vision, du goût, de l'odorat, et de deux pièces appelées mâchoires : l'une supérieure qui est fixe, l'autre inférieure qui est mobile; l'une et l'autre par leur réunion forment l'intérieur de la cavité buccale ou de la bouche.
(1) Fénel.on, De l'Existence de Dieu.
�— 31 — Membres. — On appelle membres des appendices osseux qui tiennent au tronc par leurs attaches, et en sont isolés dans le reste de leur longueur ; ils sont au nombre de quatre: deux thoraciques ou supérieurs, et deux inférieurs ou abdominaux. A la partie supérieure et postérieure du thorax sont placés les omoplates ouïes os de l'épaule. Entre cet os et le sternum se trouve la clavicule, placée par conséquent au haut du thorax. L'humérus, ou l'os du bras, s'articule avec l'omoplate et complète l'épaule. Deux autres os, le cubitus et le radius , s'adaptent à l'humérus et constituent l'avant-bras, terminé par les huit os du poignet formant le carpe. Celui-ci se joint aux cinq os de la main, connue sous le nom de métacarpe, qui se termine par les phalanges des doigts. Membres inférieurs. — Des deux côtés du bassin sont implantés les deux os de la cuisse ou les fémurs; l'extrémité de ceux-ci s'articule avec le tibia ou le principal os de la jambe, et avec la rotule, petit os qui est placé au-devant du genou. Au côté extérieur de chaque tibia se trouve le péroné, os grêle et mince, qui s'articule avec lui. Le tibia s'articule avec l'astragale, et celui-ci avec le calcanéum, ou l'os du talon, auxquels se joignent encore cinq autres os qui forment ce qu'on appelle le tarse. A elui-ci se sont unis les cinq os désignés sous le om de métatarse, qui se termine par les orteils. Telles sont les parties constitutives de l'édifice osseux; c'est à cette charpente que s'adaptent les muscles.
�— 32 — Système musculaire. — Le système musculaire est composé d'un très grand nombre d'organes charnus rouges ou rougoâtres, ou de paquets fibreux éminemment irritables et contractiles. Ce sont les muscles qui constituent la chair rouge et maigre des animaux, et qui forment aujourd'hui une partie si importante de la nourriture de l'homme. L'irritabilité ou la contractilité est le caractère essentiel des muscles. C'est à l'aide de cette faculté que les organes actifs se contractent, c'est-à-dire se raccourcissent et se gonflent sous l'influence du cerveau, qui leur transmet, par le moyen des nerfs, les ordres de la volonté. Le stjstème nerveux. — Le système nerveux est le principal instrument delà vie matérielle, intellectuelle et morale. Sans nerfs, point de contractilité, point de propriétés vitales. Les nerfs peuvent se définir des filaments moux et pulpeux, les uns blanchâtres seulement, les autres réellement blancs et nacrés. Les nerfs sont peu élastiques. Les nerfs qui plongent dans tous nos organes, qui s'éparpillent dans toutes les parties du corps, s'entre-croisent à chaque pas et constituent ainsi dans leur parcours des enchevêtrements. La réunion des nerfs a lieu de différentes manières : par ganglions, par anastomoses ou par plexus. Les ganglions sont des renflements d'une couleur grisâtre que l'on rencontre surtout où les nerfs se réunissent et se divisent. Ils sont enveloppés par une membrane vasculaire et fibreuse, très dense, fournie parle névrilème (gaîne fibreuse).
�— 33 — On nomme anastomose la réunion de deux nerfs entre eux. Cette réunion n'est point une fusion, mais un simple accolement de fibres. Les anastomoses par arcade se nomment anses nerveuses. Les plexus sont des anastomoses plus compliquées, étant formées d'un plus grand nombre de nerfs, et d'où partent des troncs et des rameaux nerveux. Fluide nerveux. — H y a dans les nerfs une force qu'on appelle fluide nerveux. Tous les savants sont aujourd'hui d'accord pour admettre que le fluide nerveux est analogue à l'électricité de la foudre, à celle que produisent nos machines électriques. Il circule dans toutes les parties du système nerveux, absolument comme l'électricité circule dans le réseau des fils télégraphiques, avec une étonnante rapidité. On divise le système nerveux en appareil ganglionnaire et en appareil cérébro-spinal. 1° L'appareil ganglionnaire a son siège dans les viscères. C'est un ensemble de petits centres nerveux qui communiquent entre eux par un grand nombre de filets, vont se joindre à d'autres et se résument en eux jusqu'au moment oùilsvont se rés'umerdans la masse encéphalique, c'est-à-dire dans le cerveau proprement dit et dans ses dépendances, qui sont le cervelet, la moelle allongée et la moelle épinière. C'est le système ganglionnaire qui préside à la vie de nutrition, et, sous la dépendance du cerveau, il est l'instrument des affections, des perversions affectives ou des passions. L'appareil cérébro-spinal se compose de l'encéphale,
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�- 34 c'est-à-dire de toutes les parties que renferme la boîte crânienne. Ces parties sont le cerveau proprement dit, qui occupe presque tout le crâne. Tl est divisé en deux hémisphères. La seconde partie est le cervelet, beaucoup moins considérable; il est placé dans la partie postérieure du cerveau. Latroisième est connue sous le nom de protubérance cérébrale, située à la base du crâne. La quatrième enfin est ce qu'on appelle la moelle épinière ou vertébrale, qui est logée dans le canal rachidien ou vertébral, et s'étend depuis la protubérance vertébrale jusqu'aux premières vertèbres des lombes. Les nerfs qui viennent de l'encéphale s'appellent nerfs crâniens, et ceux qui sortent de la moelle s'appellent nerfs rachidiens. Les nerfs encéphalo-rachidiens sont doués de propriétés diverses dont le but commun est de nous mettre en rapport avec les objets parmi lesquels nous vivons: aussi a-t-on nommé l'ensemble de ces parties, système nerveux de la vie extérieure, de relation ou animale. Les nerfs sont doués de deux grandes propriétés, la sensibilité el la motilité ; la sensibilité réside dans les filets nerveux qui naissent sur la partie postérieure de lamoelle; la motilité, dansceux qui viennent de sapartie antérieure ou de ses parties latérales. On diviseles nerfs sensitifs en deux ordres. Le 1 "ordre comprend ceux qui sont aptes à recevoir l'impression des agents spéciaux : ainsi la lre paire qui perçoit les odeurs ; la 2e la lumière, la 3e le son, et le rameau lingual du maxillaire inférieur qui perçoit la sapidité
�— 38 — et la saveur des corps. Le 2° ordre se compose de tous les nerfs sensitifs qui nous donnent la sensibilité générale appelée tact; le 3e sens ou toucher est dû à la forme des mains qui, comme le démontre M. Giraldès, ont pour les doigts un système nerveux allant à la peau extrêmement développé. M. Manec divise aussi les nerfs moteurs en deux ordres : le 1er comprend tous ceux qui naissent sur les colonnes antérieures de la moelle ou bien des parties sur lesquelles ces colonnes vont s'épanouir, comme les racines antérieures des nerfs spinaux ; les nerfs grands hypoglosses moteur oculaire commun et la racine antérieure, des nerfs trijumeaux. Dans le 2e ordre il place les nerfs qui naissent des cordons latéraux de la moelle épinière, nommés par Ch. Bell, nerfs respiratoires; en les comptant de bas en haut, ce sont : le spinal, le pneumogastrique, le glosso-pharyngien, le facial et le pathétique. Outre ces nerfs qui ont une origine bien distincte des autres nerfs moteurs, Ch. Bell regarde comme respiratoires ceux qui vont se distribuer aux muscles moteurs des parois du thorax. Ces nerfs sont : le phrénique, le thoracique postérieur et quelques nerfs dorsaux et lombaires. Indépendamment de la grande fonction respiratoire, les nerfs qui naissent de la colonne latérale de la moelle • président à la production, à l'articulation de la voix et aux mouvements de la face. Les nerfs grands sympathiques président au jeu des mouvements instinctifs, à la nutrition des organes aux sécrétions, etc. Cependant les attributions de
�— 36 — «es deux classes de nerfs ne paraissent pas encore assez tranchées. Voici l'énumération générale des paires nerveuses. 1™ paire Nerfs olfactifs. 2e Nerfs optiques. 3e Nerfs oculo-moteurs communs. 4° Nerfs pathétiques. 3e Nerfs trijumeaux. 6e Nerfs moteurs extérieurs. 7e Nerfs faciaux. 8e Nerfs acoustiques. 9e Nerfs glosso-pharyngiens. 10e Nerfs pneumogastriques. 11e Nerfs spinaux. 12e Grands hypoglosses. Nerfs vertébraux.!, 2, 3, 4, Plexus cervical. S, 6, 7, 8, Plexus brachial. 1, 2, 3, 4, S, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, Paires dorsales. 1, 2, 3, 4, 5, Plexus lombaire. 1, 2, 3, 4, 5, 6, Plexus sacré. Nerfs grands sympathiques. lro Portion céphalique. 2e Portion cervicale. 3° Portion thoracique. 4e Portion lombaire. 5° Portion sacrée.
Le cerveau.
Le cerveau est le palais où réside le gouvernement de la machine humaine. C'est la pile électrique, productrice de la force vitale, qui met en mouvement tous les organes, toutes les fibres de notre corps ; c'est le véritable foyer de la vie. Le cerveau, c'est cet organe essentiel où résident la conscience de l'être, l'homme-intelligence, le moi ! vase mille fois plus faible que l'argile, et qui recèle pourtant le trésor delà pensée! Quoi, c'est dans cette pulpe blanchâtre, mollasse, putrescible, combinaison d'un instant, que se trouvent l'empire et l'asile de la raison, l'atelier où s'amasse, s'élabore le savoir humain et où se forment d'immortelles conceptions ! C'est avec raison que Fénelon s'est écrié : « La
�— 37 — substance du cerveau qui conserve avec ordre des représentations si naïves de tant d'objets dont nous avons été frappés, depuis que nous sommes au monde, n'est-elle pas le prodige le plus étonnant? On admire avec raison l'invention des livres, où l'on conserve la mémoire de tant de faits et le recueil de tant de pensées ; mais quelle comparaison peut-on faire entre le plus beau livre et le cerveau d'un homme savant ! Sans doute ce cerveau est un recueil infiniment plus précieux et d'une plus belle invention que le livre. C'est dans ce petit réservoir qu'on trouve à point nommé toutes les images dont on a besoin. On les appelle, elles viennent; on les renvoie ; elles se renferment je ne sais où, et disparaissent pour laisser la place à d'autres. On ferme et on ouvre son imagination comme un livre ; on en tourne, pour ainsi dire, les feuillets ; on passe soudainement d'un bout à l'autre ; on a même des espèces de tables dans la mémoire, pour indiquer les lieux ou se trouvent certaines images reculées. « Ces caractères innombrables, que l'esprit de l'homme lit intérieurement avec tant de rapidité, ne laissent aucune trace distincte dans un cerveau qu'on ouvre. « Cet admirable livre n'est qu'une substance molle ou une espèce de peloton, composé de fils tendres et entrelacés. « Quelle main a su cacher dans cette espèce de boue qui paraît si informe, des images si précieuses et rangées avec un si bel art? ». Organes des sens. — En créant l'homme. Dieu lui donna cinq sens qui sont la vue, l'ouïe, l'odorat, le
�— 38 — goût et le toucher. A la vue appartiennent la lumière et la couleur ; à l'ouïe, les sons; à l'odorat, les bonnes et les mauvaises senteurs ; au goût, l'amer et le doux, et les autres qualités semblables; au toucher, le chaud et le froid, le dur et le mou, le sec et l'humide ; mais chacun de ces sens a son organe propre. La vue a les yeux; l'ouïe a les oreilles; le goût a la langue et le palais ; le toucher, seul, se répand dans tout le corps et se trouve partout où il y a des chairs. Les yeux. — Les yeux sont une merveille, leur structure répond d'unemanière admirable àleur destination: organes de la vision, ils sont placés au milieu et aux deux côtés de la tête, afin qu'ils puissent découvrir sans peine de loin, à droite et à gauche, tous les objets étrangers, et qu'ils puissent veiller, comme deux sentinelles vigilantes, sur la sûreté du corps. Ilssontplacés avec une si grande symétrie, qu'ils font l'ornement du visage ; ils sont des espèces de miroir où viennent se réfléchir le ciel, la mer, la terre, situés dans une distance infinie. Composition de îœil. —L'œil, premier organe delà vision, est un véritable instrument d'optique, destiné à rencontrer les rayons lumineux qui viennent des objets, et à en porter l'image sur la rétine. Les parties constitutives de l'œil sont la sclérotique, la cornée transparente, la choroïde, la rétine, le cercle ciliaire, l'iris, la pupille, le cristallin, l'humeur vitrée. t°La sclérotique est la membrane la plus extérieure, qui ferme toute l'enveloppe de l'œil. Cette membrane épaisse 'et résistante donne à l'œil sa forme et sa solidité.
�— 39 — 2° La cornée transparente est une membrane diaphane musculaire, enchâssée à la partie intérieure de l'œil, à peu près comme un verre de montre. 3° La choroïde, qui est noire en dedans, et forme une véritable chambre obscure, revêt la face interne delà sclérotique. 4° La rétine est l'épanouissement pulpeux du nerf optique, et l'organe essentiel de la vision. C'est sur la rétine que vient se peindre l'image de l'objet présenté à l'œil. S0 Le cercle ciliaireestune espèce d'anneau grisâtre, situé entre la choroïde de l'iris et la sclérotique. 6° L'iris est une espèce de cloison verticale, placée derrière la cornée transparente, et au milieu de l'humeur aqueuse ; elle sépare la chambre antérieure de la postérieure ; elle est diversement colorée suivant les individus, et détermine la couleur des yeux. Cette membrane est percée d'une ouverture centrale qu'on appelle pupille ou prunelle, par laquelle la lumière entre dans l'œil. Cette ouverture s'agrandit dans l'obscurité. Et quant aux parties renfermées dans la cavité de l'œil, on y remarque d'abord l'humeur aqueuse qui remplit les deux chambres; le cristallin qui est un corps solide, transparent, ayant la forme d'une lentille convergente ; et le corps ou l'humeur vitrée, placée derrière le cristallin ; c'est un liquide visqueux, qui ressemble à du verre fondu, et qui remplit la plus grande partie de l'intérieur de l'œil. L'oreille. — Avec quel soin l'ouvrier qui a fait notre corps a-t-il donné h nos yeux une enveloppe humide
�— 40 — et coulante pour les fermer! Et pourquoi a-t-il laissé nos oreilles ouvertes? C'est, dit Cicéron, que les yeux ont besoin de se fermer à la lumière pour le sommeil, et que les oreilles doivent demeurer ouvertes pendant que les yeux se ferment, pour nous avertir et pour nous éveiller quand nous courons risque d'être surpris. L'appareil auditif se compose de trois parties : la première, ou l'oreille externe, est le pavillon ou la conque qui reçoit, rassemble et réfléchit les rayons sonores, et les fait converger par le conduit auditif, au fond duquel se trouve la membrane du tympan. La deuxième partie, ou l'oreille moyenne, est placée derrière cette membrane : c'est la caisse ou la cavité du tympan qui renferme ce qu'on appelle les ossements de l'ouïe ou plutôt de l'oreille : ce sont le marteau, l'enclume, l'os lenticulaire et l'étrier. Cette cavité communique avec l'air extérieur au moyen de la trompe d'Eustache, qui s'ouvre dans le pharynx ou la gorge ; c'est par là que l'air de la caisse se renouvelle. La membrane du tympan, ayant reçu les rayons sonores, les transmet à l'air contenu dans la caisse, "insi qu'à la chaîne que forment les osselets. Enfin la troisième partie de l'appareil auditif, ou l'oreille interne , comprend les trois canaux demi circulaires, le limaçon et le vestibule, dont l'ensemble constitue ce qu'on appelle le labyrinthe. La caisse, qui a reçu les sons de l'oreille externe, les transmet à l'oreille interne par la chaîne des osselets, qui agit sur la membrane de la fenêtre ovale, et par l'air qui la remplit, et qui agit sur la membrane de la fenêtre ronde (ces deux fenêtres se trouvent sur la partie
�— 41 — interne du tympan). Les rayons sonores viennent enfin frapper la pulpe du nerf acoustique, qui est l'organe spécial de l'audition; ce nerf reçoit ces impressions, les transmet au cerveau, le cerveau à l'âme, et la sensation est accomplie : on entend, on perçoit les sons. Cette simple audition passive devient active et prend le nom d'auscultation si elle est dirigée par la volonté et l'attention : alors on entend avec attention, on écoute (1). L'odorat. — L'organe de l'odorat réside dans les fosses nasales; c'est la membrane pituitaire, ou plutôt le réseau nerveux formé par la première paire de nerfs ou le nerf olfactif. L'impression produite par les molécules odorantes apportées par l'air est produite au cerveau, et du cerveau à l'âme, et dès lors la perception des odeurs ou la sensation est accomplie. Le goût.—Ce sens paraît être, comme celui de l'odorat, une sorte de sentinelle placée à l'entrée de l'appareil digestif, et destiné à préjuger et à apprécier les qualités des substances alimentaires, et en même temps à nous engager, par le sentiment du plaisir physique, à pourvoir à notre alimentation. Le tact. — Le tact peut être défini la sensation brute générale, passive, que produisent les agents extérieurs sur la surface du corps ou sur tout le système cutané, qui est proprement l'organe du tact. On acquiert par cette impression générale la notion des principales propriétés des corps, le sentiment de
(1) Debreyne, Physiologie cathol., pag. 28.
�_ 42 — leur température du froid, du chaud, de la douleur, du plaisir : voilà la sensation pure et simple que nous appelons le tact. Quant au toucher, c'est le tact par excellence, le tact actif, fait avec volonté, attention, réflexion. La main est l'organe spécial du tact. La main est un tissu de nerfs et d'osselets enchâssés les uns dans les autres, qui ont toute la force et la souplesse convenables pour tâter les corps voisins, pour les saisir, pour s'y accrocher, pour les attirer, pour les repousser, pour les détacher les uns des autres. Les doigts, dont les bouts sont déliés, sont faits pour exercer, par la variété et la délicatesse de leurs mouvements, les arts les plus merveilleux. La main est comme le régulateur des autres sens, et surtout de celui de la vue. Chez les aveugles, ce sens produit un degré de perfection vraiment remarquable.
CHAPITRE III.
CLASSIFICATION DES TEMPÉRAMENTS.
On appelle tempéraments la prédominance d'un système d'organes dans l'économie sur les autres systèmes, de manière à présenter une activité tellement supérieure qu'elle abaisse notablement celle des autres, et imprime à l'organisme un caractère en rapport avec cette prédominance. De là la variété des tempéraments. Les tempéraments ne sont pas toujours nettement tranchés.
�— 43 — Ils se présentent en général à l'état de mélange, d'empiétement de l'un dans l'autre, d'où provient cette riche variété de types qui composent la famille humaine. Presque tous les physiologistes ont admis quatre tempéraments principaux, d'où dérivent tous les autres tempéraments mixtes. Ce sont : 1° 2° 3° 4° le tempérament sanguin. le tempérament bilieux. le tempérament lymphatique. le tempérament nerveux.
Tempérament sanguin.
Dans le tempérament sanguin, le système sanguin ou circulatoire prévaut sur tous les autres systèmes. Les personnes douées de ce tempérament ont une taille avantageuse, une physionomie animée, le teint vermeil, un visage riant et fleuri, des yeux vifs et brillants. Les membres sont souples et agiles, les mouvements libres et alertes, les formes douces et gracieuses, mais bien exprimées. Les chairs sont fermes et compactes, et forment un état mitoyen entre l'obésité et la maigreur. Chez les sanguins, les sensations sont vives; les fonctions intellectuelles s'exécutent avec aisance et liberté, la mémoire est heureuse, l'imagination vive et brillante; la conception est prompte; ils saisissent facilement ce qu'on leur enseigne ; mais ils passent
�— 44 — rapidement d'une idée à une autre, ils effleurent toutes les questions sans en approfondir aucune. Rarement les sanguins deviennent des esprits supérieurs. Vivacité, amabilité, générosité, franchise, bienveillance, cordialité, dévouement, voilà le caractère moral de l'homme à tempérament sanguin. Il est bon, obligeant, complaisant, doux, humain, compatissant, affectueux ; son allure est franche et ouverte, ses manières faciles et enjouées ; d'un abord aisé, d'un commerce agréable ; mais dans sa jovialité insouciante, il est en général fort léger et très inconstant; ses goûts dominants sont tous les plaisirs des sens. Parmi les hommes doués de ce tempérament, on peut citer le maréchal de Richelieu, Henri IV, Louis XIV, Regnard et Mirabeau. On trouve les tempéraments sanguins dans les latitudes tempérées, comme la France, l'Allemagne, l'Angleterre. Dans les pays chauds prédomine le tempérament bilieux pur ou combiné avec le système nerveux.
Tempérament bilieux.
Le tempérament bilieux est celui où le foie, qui est l'organe sécréteur de la bile, imprime son cacheta tout l'organisme, et de là la dénomination de tempérament bilieux. L'homme bilieux est d'une taille médiocre, mais il a une charpente forte, des yeux vifs et étincelants, et quelquefois nuancés de jaune.
�— 48 — Les chairs sont fermes, les muscles vigoureux et saillants. Au point de vue intellectuel, il est doué d'une grande conception, d'un vive imagination, d'un jugement solide. Il a des aptitudes pour les sciences abstraites. Son caractère est ferme et inflexible ; ses passions sont fortes et énergiques. Plein d'ambition, il ne recule devant aucun obstacle et devant aucun sacrifice pour la satisfaire; il conçoit les projets les plus hardis, et montre dans leur exécution une constance à toute épreuve. Jaloux et défiant, prévoyant et dissimulé, difficile et taciturne, il montre delà rudesse dans ses manières et de l'âpreté dans ses procédés. C'est parmi les hommes de ce tempérament qu'on trouve ceux qui se sont signalés par de grands exploits ou par de grands crimes, et qui ont été l'admiration ou la terreur de la terre: tels ont été Alexandre, Jules César, Brutus, Mahomet, Charles XII, Cromwel, le cardinal Richelieu, et, par-dessus tous, Napoléon, qui fut éminemment bilieux.
Tempérament lymphatique.
Les personnes qui sont douées d'un tempérament lymphatique ont une taille assez avantageuse, un corps assez volumineux, les muscles peu saillants et faibles, les mouvements lents et tardifs, des chairs molles et une peau décolorée, blanche et froide. La physionomie est tranquille et sans expression; les yeux sont bleus et ternes ; les cheveux blonds ou
�— 46 — roux ;les facultés intellectuelles sont peu développées ; l'intelligence- faible, la mémoire infidèle, l'imagination froide, les sensations peu vives. Mais le jugement est droit et sûr, les affections sont paisibles et douces ; ils sont prudents et sensés, et sympathisent avec tout le monde ; ils montrent peu de penchants pour les travaux qui demandent beaucoup d'activité, do hardiesse et de grands efforts. La patience et la longanimité sont deux de leurs attributs; ils aiment les plaisirs de la table, et s'adonnent aux boissons fermentées. La paresse est leur passion dominante. La Hollande, la Belgique, la Flandre, l'Angleterre, semblent être la terre classique des tempéraments lymphatiques.
Tempérament mélancolique.
On peut considérer ce tempérament comme une exagération du tempérament bilieux, plus un excès de sensibilité, car l'influence des nerfs y est aussi grande que celle de la bile. Les personnes qui sont douées de ce tempérament ont une stature élevée, un corps maigre, grêle et sec; une figure pâle ou jaunâtre, allongée, amaigrie, anguleuse et osseuse. Le regard est sombre, inquiet et triste ; les yeux enfoncés, bruns ou noirs ; les veines sont grosses et transparentes. Tous les mouvements des mélancoliques, nous dit Bicherand, sont lents et compassés; ils marchent courbés et à petits pas. Vindicatif et rêveur, soupçonneux et méfiant, difficile
�_ 47 — et inquiet, misanthrope et morose, concentré et dissimulé, patient et tenace, opiniâtre et intraitable, le mélancolique recherche la solitude pour s'y livrer, avec liberté, à ses éternelles méditations ; il poursuit les idées avec une opiniâtreté et une persévérance sans égales. Si les passions de ce tempérament extraordinaire ne sont pas refrénées à temps, elles produisent des hommes dangereux à la société. Les hérésiarques qui ont déchiré les entrailles de l'Eglise, et les tyrans qui ont fait couler le sang de dix millions de martyrs, étaient doués de ce tempérament. Le caractère de Tibère ne laisse rien à désirer pour la détermination morale du tempérament mélancolique. Le passage dans lequel Tacite peint la conduite artificieuse de ce prince, lorsqu'il refuse l'empire qui lui fut offert après la mort d'Auguste, peut en être donné comme le tableau le plus parfait. On cite encore comme exemples de tempérament mélancolique, au moins quant au moral, le Tasse, J.-J. Rousseau, Zimmermann, Gilbert, etc.
Tempérament nerveux.
Le tempérament nerveux est greffé sur le tempérament sanguin. Il se présente en général sous des formes et avec des expressions très dissemblables. Suivant que le premier se développe et prend de la
�— 48 — prépondérance, le tempérament auquel il est associé déchoit de son rang, en perdant de son activité. Cet amoindrissement est l'origine, le point de départ de modifications qui composent la physionomie du tempérament. Tant que le tempérament nerveux n'a pas pris un développement hors de mesure, il reste exempt de trouble ; il est même fécond en jouissances. Les sujets qui en sont doués sont maigres, secs, vifs, alertes, presque toujours en mouvement; ils ont les cheveux bruns ou noirs, la barbe précoce et bien fournie. Ils offrent une mobilité musculaire irrégulière, et sont par là plus disposés aux mouvements spasmodiques et convulsifs. Généralement les gens nerveux ont le sang pauvre, le pouls faible et variable ; ils dorment peu, et leur sommeil n'est pas paisible comme celui du lymphatique. Ils ont une imagination brillante et féconde, un esprit vif et pénétrant, qui saisit promptement les vérités métaphysiques et abstraites. Leur grande activité intellectuelle s'essaie sur tous les sujets, s'y exerce dans tous les genres de composition, et souvent avec succès. Leur haute intelligence produit souvent desmorceaux sublimes, et, quelquefois même, elle enfante des chefs-d'œuvre. Leur grande sensibilité et leur caractère mobile les mettent dans l'impérieuse nécessité de chercher, toujours et partout, des sensations et des émotions nouvelles. Cette sensibilité précoce chez les jeunes gens et chez
�— 49 — les jeunes personnes, est souvent le principe et l'occasion d'habitudes funestes et meurtrières, quitarissent la vie dans sa source, contrarient la nature dans son évolution, et altèrent toutes les facultés intellectuelles et morales. On ne saurait jamais assez dire combien il est important de former l'esprit et le cœur des enfants qui sont doués de ce tempérament.
Du tempérament nerveux surexcité.
Quand le tempérament nerveux a le sang pour modérateur, il fonctionne dans l'ordre et dans la force ; mais, si la sensibilité est provoquée sans cesse, sans obtenir le temps nécessaire à une réparation qui lui est indispensable, le tempérament nerveux se transforme en tempérament de surexcitation. Voici en résumé les causes qui le font entrer dans une phase nouvelle, et qui constituent un tempérament nouveau : 1° L'intempérance ou bien la négligence à observer un régime convenable, en rapport avec notre âge, notre tempérament, notre constitution, nos occupations, notre genre de vie. 2° Le manque d'exercice. On ne saurait trop le redire : l'inertie, l'absence d'exercice, la vie sédentaire sont funestes à tout âge : elles produisent le ralentissement graduel de toutes les fonctions organiques ; par elles la face se décolore, l'appétit se perd, les digestions deviennent pénibles et laborieuses, les forces s'af4
�— 50 — faiblissent, le système nerveux se développe, l'excitabilité nerveuse augmente. 3° Une vie molle qui a pour but d'alanguir la tonicité et la vitalité de nos organes. 4° Le peu de soins qu'on apporte à évacuer tous les jours les détritus organiques et les matières fécales, qui, en s'accumulant dans nos intestins, y fermentent et déterminent un échauffement et un malaise'général. 5° La négligence à entretenir dans un bon état par des bains assez fréquents la texture délicate de notre peau. 6° Les veilles indéfiniment prolongées font maigrir, pâlir, paralysent plus ou moins les fonctions digestives, troublent la nutrition et portent une atteinte profonde au système nerveux et à toute l'économie du corps. Ajoutez à toutes ces causes l'abus des jouissances grossières, qui énervent l'âme et oblitèrent le sens de la vérité. Toutes ces fautes renouvelées pendant quelque temps ont des conséquences funestes. Alors est rompue cette juste pondération, ce sage équilibre entre le système sanguin, qui préside à la vitalité organique, etle système nerveux, qui préside à la sensibilité vitale. Voici en résumé les fruits de ce tempérament désordonné : excitabilité nerveuse excessive, insomnies, migraine, maux de tète, étourdissements, évanouissements, agacement, impressionnabilité, irascibilité, exaltation d'idées, gaîté exagérée, qui succède à des pleurs, sensibilité extrême, trouble de toutes les fonctions organiques, toux nerveuse,
�— 51 — oppression, douleurs compressives, points-de. côté, inappétence , goût dépravé, sciatique, appauvrissement du sang, sensations pénibles, douleurs névralgiques : tel est le lamentable cortège qui accompagne les personnes qui se sont donné le luxe d'un tempérament nerveux surexcité.
CHAPITRE IV.
DES DIFFÉRENTS AGES DE LA VIE.
Depuis longtemps on a divisé la vie de l'homme en quatre âges, que l'on a comparés aux quatre saisons de l'année ; mais outre que cette division est insuffisante, et cette comparaison plus ingénieuse que vraie et fondée, la durée de la vie offre un grand nombre de nuances marquées, qui indiquent la nécessité de la partager en un plus grand nombre d'époques distinctes : c'est ce qu'a fait très heureusement M. Hallé (Encyclopédie méthodique), en établissant sa division des âges sur les connaissances anatomiques et physiologiques. Il en reconnaît cinq principaux ; il partage plusieurs d'entre eux en différentes coupes bien tranchées, et les établit dans l'ordre suivant : la pi'emière enfance, qu'il divise en trois époques distinctes, et qui s'étend depuis la naissance jusqu'à l'âge de sept ans ; 2° la seconde enfance, qui dure depuis ce dernier terme jusqu'à l'époque de la puberté; 3° l'adolescence, qui s'étend
�— 52 — depuis la puberté jusqu'à l'âge de 25 ans pour l'homme, mais qui commence et finit quelques années plus tôt chez la femme ; 4° la virilité ou l'âge adulte, qui embrasse trois époques distinctes, et se prolonge jusqu'à soixante ans ; 5° enfin la vieillesse, qui offre aussi trois nuances plus ou moins marquées, depuis l'instant où elle s'annonce jusqu'à l'époque de la décrépitude. Considérés sous le rapport physiologique et pathologique, les âges doivent subir cette distinction sévère. De l'enfance.
« « « « « « « « Enfant, rêve encore ! Dors, ô mes amours ! Ta jeune âme ignore Où s'en vont tes jours. Comme une algue morte, Tu vas : que t'importe ? Le courant t'emporte, Mais tu dors toujours.
(V. HUGO.)
La vie a deux enfances ; elle n'a pas deux printemps.
(CHATEAUBRIAND.)
L'enfant est la joie de la famille. L'enfant, pour parler le langage biblique, c'est un tendre rejeton, une faible plante, il est vrai, mais qui sera peut-être un jour un grand arbre, chargé de tous les fruits de la vertu, et projetant au loin une. ombre glorieuse. C'est une fleur prête à éclore et qui promet le plus riche épanouissement. Aimable créature, sa première
�— 33 — apparition dans le monde est un signe de paix, un présage de sérénité pour tous. C'est avec raison que le poëte a dit :
A l'aspect des enfants, le toit s'égaie et rit.
Venfant considéré an point de vue physiologique. — L'enfant naissant offre une remarquable activité de toutes les fonctions de nutrition; la vie semble marcher avec d'autant plus de rapidité qu'on se rapproche davantage de la naissance. L'augmentation en dimensions est d'autant plus rapide que l'enfant est plus jeune ; et chaque année qui s'écoule ajoute moins à la stature que celle qui l'a précédée. Un enfant de trois ans a atteint la moitié de la hauteur totale de l'individu adulte ; il a acquis dans l'espace de trois ans et neuf mois autant que dans les quinze ou dix-huit années qui vont suivre. , Ce qui a lieu pour le développement du corps en hauteur a lieu aussi pour chacun des éléments qui le composent. Cette loi peut être vérifiée facilement sur le système osseux. La circulation du nouveau-né est plus active que celle de l'adulte. Le nombre des pulsations artérielles pendant le premier et le second mois est de 140 par minute ; il est encore de 128 au sixième mois, de 120 au douzième, de 110 à la fin de la seconde année ; et il ne descendra que peu à peu à 75 ou 80, chiffre normal, à l'âge adulte. La respiration est également plus accélérée : tandis que le nombre des respirations de l'adulte est de 15 à 18 par minute, celui des enfants nouveau-nés est de 30 à 40,
�— 54 — et il s'abaissera peu à peu comme la pulsation du cœur. L'enfant, respirant davantage, produit plus de chaleur ; et sa petite masse l'expose facilement au refroidissement. La sortie des dents commence ordinairement du sixième au septième mois, et elle est généralement terminée vers la fin de la seconde année ou vers le trentième mois. Pendant la première enfance, l'accroissement n'est pas réparti d'une manière uniforme sur l'ensemble du corps. En général, les parties qui, à l'époque de la naissance, étaient plus développées, sont celles qui, après la naissance, se développent le moins rapidement. La tête, remarquable par son volume, ne croît plus que lentement; elle forme presque le quart de la hauteur à la naissance ; elle n'en forme plus que le cinquième à trois ans, et le huitième seulement quand l'accroissement est achevé. Phénomènes qui préparent F enfant à la connaissance du monde extérieur. — Pendant que l'enfant s'accroît, il se passe au dedans de lui une série de phénomènes qui le préparent à la connaissance du monde extérieur. L'enfant ne sent d'abord que le plaisir et la douleur ; tout ce qui l'impressionne douloureusement lui arrache dos cris, des larmes. Vers la fin du second mois, l'enfant, qui voyait tout confusément, commence à regarder ; il répond au sourire de sa mère (1); la parole attire son attention. L'édu(\y$Incipe parve puer'risu cognoscere matrem.
�cation des sens est commencée, et l'enfant est tout entier aux sensations qui doivent lui fournir les matériaux de ses connaissances. Il regarde tout ce qui attire fortement ses yeux ; la lumière et les couleurs éclatantes captivent son attention, peu active d'ailleurs, et bientôt, distrait par d'autres impressions, il veut tout manier, tout saisir. Il allonge le bras pour prendre les choses qui le touchent aussi bien que celles qui se dérobent à sa portée ; mais il n'a pas encore la notion des distances, et un long apprentissage seul la lui fournira. L'enfant balbutie bientôt quelques mots, et l'intelligence, obtuse jusque-là, se réveille. L'enfant commence àparler et à marcher seul. Probabilités de la vie de l'enfant. — Jusqu'à l'âge de huit ans- la vie est chancelante ; mais elle s'affermit dans les deux ou trois années qui suivent, et l'enfant de six ou sept ans est plus sûr de vivre qu'on ne l'est à tout âge. Selon les tables dressées par Buffon sur les probabilités de la vie, l'enfant de sept ans aurait 42 ans à vivre! C'est le terme le plus long qu'on trouve dans les tables (1). L'enfant considéré au point de vue inoral.— Platon a dit : « L'enfant qui vient de naître n'est pas bon, mais pourra le devenir, s'il est élevé ». 4 Certes non, l'enfant qui vient de naître n'est pas bon ; des germes mauvais sont en lui, qui n'attendent que l'âge pour éclore.^L.
(I) Béclard, Physiologie, p. 75.
�— 56 — Voici ce qu'en pensaient Fénelon et saint Augustin : « Considérez, disait Fénelon, combien, dès l'âge le plus tendre, les enfants cherchent ceux qui les flattent et fuient ceux qui les contraignent, combien ils savent crier et se taire pour avoir ce qu'ils souhaitent, combien ils ont déjà d'artifice ou de jalousie. » « J'ai vu, dit saint Augustin, un enfant jaloux : il ne savait pas encore parler, et déjà avec un visage pâle et des 3'eux irrités, il regardait l'enfant qui tétait avec lui.s L'enfant considéré au point de vue intellectuel.—Quoique l'intelligence paraisse ensevelie dans un profond sommeil, cependant l'enfant sait informer de ses besoins et commander en maître. L'enfance, dit Joubert, a son idiome, et cet idiome a ses élégances ; elle a dans ses expressions une manière qui rappelle l'analyse du discours. Les facultés qui se développent les premières chez l'enfant sont les fonctions sensoriales et la mémoire. C'est à ce moment qu'une série de devoirs relatifs à l'éducation de l'enfant est imposée à tous ceux qui l'entourent. Il faut la faire suivant l'évolution successive des facultés. Plutarque écrivait autrefois ces remarquables paroles : « Je connais des pères qui sont réellement les « ennemis de leurs enfants ; ambitieux de les voir « faire les progrès les plus rapides et obtenir en tout « une supériorité extraordinaire, ils les surchargent « d'un poids qui les accable ». Ces paroles du moraliste grec, il faudrait les écrire en lettres d'or.
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De l'adolescence et de la jeunesse.
Jucundum quum œtas florida perarjeret.
(CATULLE.)
Quand mon âge fleuri roulait son gai printemps. (MUe
DE GOURNAY.)
Vers l'âge de quinze ans chez l'homme, et vers l'âge de quatorze ans chez la femme, apparaissent les premiers signes de la puberté. La puberté, dit Buffon, accompagne l'adolescence et précède la jeunesse ; c'est la plus forte crise de la vie, et bien plus redoutable que celle qu'amènent pour les deux sexes les années dites climatériques. C'est cette, crise qui décide de toute l'existence ; c'est la puberté qui fait ou refait l'organisme, le tempérament, le caractère, selon qu'elle est préparée, favorisée ou contrariée, surveillée et dirigée. La puberté, c'est l'âge des rêves et des illusions. « C'est un âge curieux, inquiet, avide de jouissances, ennemi de la contrariété ; c'est cet âge qui ouvre, avec un si dangereux empressement, les yeux à la vie pour en découvrir tous les charmes ; cet âge qui promène avec inquiétude ses regards sur la riante scène du monde pour en voir les trompeuses beautés ; cet âge où le cœur lui-même, quoique jeune encore, s'éveille et, s'épanouissant pour la première fois à tout ce qui l'entoure, sollicite avec ardeur l'aliment qu'il faut à ses désirs, et se hâte de goûter la vaine joie qui peut-
�— 58 — être flétrira bientôt son innocence (1). » — Heureux l'adolescent qui conserve l'intégrité de son corps et le parfum de son âme ! L'adolescent considéré au point de vue intellectuel. — Dans l'adolescence, les fonctions de l'intelligence prennent une direction nouvelle ; toutes les facultés se développent. La curiosité littéraire s'éveille , et l'étude des sciences se fait avec ardeur. C'est alors qu'on commence à s'occuper de l'avenir, qu'une imagination brillante peint toujours des plus vives couleurs.
La virilité.
Vers l'âge de vingt-cinq ans, le développement de l'homme est complètement achevé ; il a cessé de croître en hauteur depuis quelques années déjà. Les facultés intellectuelles ont atteint toute leur perfection. « Les esprits de choix, dit Nisard, sont à trente « ans, ce qu'ils seront à cinquante : d'où je conclus « que si l'on atteint trente ans sans être un esprit de « choix, on peut mourir tranquille, sans plaindre la « postérité de cette perte prématurée. » L'expérience a justifié cette spirituelle remarque. L'âge viril est donc l'époque où le génie se manifeste avec tout son éclat, où le caractère se développe, où l'âme est capable des plus douces émotions et de l'élan le plus sublime vers la gloire. A l'imagination
(1) Mgr Dupanloup, De l'Enfant.
�— 59 — passionnée, aux illusions, aux rêves brillants de la jeunesse, succèdent peu à peu la maturité de la raison et du jugement. La vieillesse. Vieillir, c'est bien ennuyeux ; mais c'est le seul moyen qu'on ait trouvé jusqu'ici de vivre longtemps. Le vieillard a rempli sa tâche ; il vit encore de la vie individuelle, mais la société ne réclame plus ses services; à cet âge les organes des sens s'affaiblissent, la vue se trouble, l'ouïe devient dure, les mouvements ne s'exécutent qu'avec lenteur. Les muscles deviennent irritables, se contractent moins facilement. La circulation se ralentit progressivement ; la voix perd son éclat, elle devient moins pure ; les rides sillonnent le front ; les yeux s'enfoncent ; les dents se gâtent, les joues se creusent ; les cheveux blanchissent, tombent et laissent à nu un crâne respectable. Les tissus fibreux tendent à s'ossifier, et à mesure que les années se succèdent, la décadence fait des progrès continuels, et la mort vient mettre un terme à une existence devenue inutile.
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CHAPITRE IV.
DE LA LONGÉVITÉ ET DE LA PROBABILITÉ DE LA VIE HUMAINE.
Longévité de la vie. — La durée de la vie humaine, dit Buffon, peut se mesurer en quelque sorte par celle du temps de l'accroissement. Un animal qui arrive en peu de temps à son accroissement, meurt beaucoup plus tôt que celui qui met plus de temps pour croître. L'homme qui ne meurt pas de maladie, vit partout 80 ou 100 ans. Les travaux qui ont été faits par M. Flourens sur cette question confirment les calculs de Buffon. « Il y a bientôt une quinzaine d'années, dit ce « célèbre physiologiste, que j'ai commencé une suite « de recherches sur la physiologie de la vie, soit dans « l'homme, soit dans quelques animaux domestiques. « Le résultat le plus frappant de ce travail est « celui-ci : savoir, que la durée normale de la vie de « l'homme est d'un siècle. ce Une vie séculaire, voilà donc ce que la Provi« dence a voulu donner à l'homme. Peu d'hommes, il « est vrai, arrivent à ce grand terme ; mais aussi comte bien peu d'hommes font ce qu'il faudrait pour y arri« ver ! Avec nos mœurs, nos passions, nos misères, « l'homme ne meurt pas ; il se tue. » M. Flourens démontre que l'homme et l'animal vivent cinq fois le temps qu'ils ont mis à croître.
�— 61 — « L'homme, dît-il, est 20 ans à croître, et il vit cinq « fois 20, c'est-à-dire cent ans. « Le chameau est huit ans à croître, et il vit cinq fois « huit ans, c'est-à-dire 40 ans. Le cheval est cinq ans à « croître,et il vitcinqfois cinq ans,c'est-à dire 25 ans.» Probabilité de la vie humaine , d'après les calculs les plus exacts faits sur un nombre immense de décès et dé naissances. — Il a été constaté, dit Buffon, que près d'un quart du genre humain meurt dans les premiers onze mois de la vie ; que le tiers du genre humain périt avant d'avoir atteint l'âge de vingt-trois ans ; que la moitié du genre humain périt avant l'âge de huit ans et un mois ; que les deux tiers du genre humain périssent avant l'âge de trente-neuf ans ; et qu'enfin les trois quarts du genre humain périssent avant l'âge de cinquante et un ans. Unhomme, ajoute-t-il, âgé de soixante-six ans peut parier de vivre aussi longtemps qu'un enfant qui vient de naître ; et, par conséquent, un père qui n'a point atteint l'âge de soixante-six ans, ne doit pas compter que son fils qui vient de naître lui succède, puisqu'il peut parier qu'il vivra aussi longtemps que son fils. En terminant notre travail sur la physiologie, nous aimons à répéter cet hymne de reconnaissance que Galien adressait à Dieu, après avoir admiré toutes les merveilles du corps humain : « « « « « 0 toi, s'écria-t-il, ô toi qui nous a faits ! en composant un discours si saint, je crois chanter un véritable hymne à ta gloire ! Je t'honore plus en découvrant la beauté de tes ouvrages qu'en te sacrifiant des hécatombes entières de taureaux ou en faisant
�— 62 — « fumer tes temples de l'encens le plus précieux. d La véritable piété consiste à me connaître moite même, ensuite à enseigner aux autres quelle est la « grandeur de'ta bonté, de ton pouvoir, de ta sagesse. « Ta bonté se montre dans l'égale distribution de tes « présents, ayant réparti à chaque homme les organes « qui lui sont nécessaires ; ta sagesse se voit dans « l'excellence de tes dons, et ta puissance dans « l'exécution de tes desseins. »
�CODE ABRÉGÉ D'HYGIÈNE PRATIQUE
CHAPITRE PREMIER.
IMPORTANCE DE L'HYGIÈNE. BONNE LA SANTÉ. DE EFFETS L'HYGIÈNE. D'UNE
HYGIÈNE. — MATIÈRE
L'hygiène est une branche importante de la médecine ; elle a pour objet de conserver la santé et de prévenir la cause des maladies. La santé. — La santé est pour l'homme le bien le plus précieux : « elle est le fondement de tous les « autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend « si fort du tempérament et de la disposition des « organes du corps que, s'il est possible de trouver « quelque moyen qui rende communément les hommes « plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'à ce « jour, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit « le chercher (t) ». La santé est la pierre angulaire du bonheur, et est nécessaire pour résister soit aux fatigues de la guerre, soit aux luttes ardentes de la tribune, soit enfin dans la sphère paisible de l'industrie et du commerce, car l'énergie vitale est nécessaire dans toutes les conditions de la vie.
elle (1) Descartes, De la Méthode.
�— 64 — Ce n'est qu'avec une longue vie et une bonne santé qu'on peut entreprendre de grands travaux. Et parmi les hommes qui ont immortalisé leur nom, combien en trouve-t-on dont le génie n'a pas produit ce qu'il promettait? Le tableau de la Transfiguration a été le dernier de Raphaël, mort à 37 ans. Une fin prématurée a empêché Pascal déterminer ce vaste édifice, dont les Pensées, publiées après sa mort, ne sont, comme on l'a dit, que des pierres d'attente. Ils avaient bien compris cette célèbres de l'antiquité, qui nous science des traités innombrables. soin de la vieillesse, faisait partie vérité, les hommes ont laissé sur cette La gérocomie, ou le de la science des an-
ciens Egyptiens. L'Institut de Pythagore ne négligeait aucun précepte hygiénique, et, suivant Iamblique, on y faisait un usage méthodique des bains, des onctions et des exercices. Pythagore blâmait tout excès dans le travail comme dans les aliments. Hippocrate a traité avec une rare sagacité des six choses indispensablement nécessaires à la vie; l'air, les aliments, les exercices et le repos, le sommeil, la veille, les excréments évacués ou retenus, les passions et les affections de l'âme. Il n'est pas d'histoi'ien, de philosophe, de poète même qui n'ait pas fait quelque excursion dans le champ de l'hygiène. Entre tous les auteurs qui, sans cultiver l'art de la médecine, ont laissé de curieuses observations sur l'hygiène, on peut citer particulièrement Plutarque,
�— 63 — Porphyre de Tyr, Cornaro, le chancelier Bacon. Dans un dialogue fort intéressant sur la conservation de la santé, Plutarque rappelle le judicieux précepte de Platon, qui conseillait de prendre soin du corps comme de l'âme, afin que, semblables à deux coursiers vigoureux, attelés au même char, ils puissent l'un et l'autre concourir à le traîner avec une égale force. Le célèbre moraliste veut que chacun apprenne à connaître sa constitution.L'empereur Tibère avaitcoutume de dire qu'il était honteux à un homme de soixante ans, de tendre le bras à un médecin, afin de se faire tâter le pouls, et apprendre ce que l'on doit savoir soi-même. On voit, d'après ces témoignages, toute l'importance que les anciens attachaient à la conservation de la santé. Et si, de nos jours, un sombre cortège de maladies accompagne l'humanité souffrante, il faut en attribuer la cause à l'imprévoyance des hommes, et à la soif qu'ils ont de jouir à tout prix, à temps et à contretemps, per fas et nefas, dût-on même abréger ses jours. Cette parole de Sénèque reçoit, au dix-neuvième siècle, son accomplissement : Non accepimas vitam brevem, sed facimus. Effets d'une bonne méthode hygiénique. — Par des soins bien réglés, on peut se faire une bonne santé. La santé imite rarement la fortune, elle ne se donne guère à des gens qui en font mauvais usage, mais elle reste volontiers avec celui qui en sent le prix. Elle exige peu et donne beaucoup. Si la plupart des hommes employaient à la conserver, la dixième partie des soins qu'ils apportent à leurs affaires, très
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�— 66 — rarement auraient-ils le chagrin de l'avoir perdue. Il y a un art de digérer avec un mauvais estomac, de se conserver, de vivre malgré certaines maladies. On peut se composer, à la longue, une constitution artificielle, une espèce de tempérament philosophique, si l'on peut s'exprimer ainsi. Newton, Fontenelle, Fénelon, Voltaire, avaient une santé délicate; néanmoins, ils ont parcouru une longue carrière, et ont mis le sceau à leur gloire en achevant leurs immortels ouvrages. Ils ont conservé leur santé, comme un pilote conserve son vaisseau au milieu de la tempête. La matière de l'hygiène. — La matière de l'hygiène se compose de tout ce qui environne et entoure l'homme, de ce qui entre dans son corps, de ce qui en sort, et, enfin, de tout ce qui règle, modère ou excite l'activité de son physique et de son moral. Ces divers objets ont été classés, définis, formulés, de la manière suivante : 1° circumfusa, choses environnantes, comme l'air ; 2° habitata, ou habitations; 3° applicata, choses appliquées, comme les vêtements; 4° ingesta, choses ingérées dans le corps, comme les aliments et les boissons; 5° excréta, choses expulsées du corps par les organes excrétoires ; 6° gesta, exercice ou actions exercées par les mouvements volontaires ; 1° percepta, toutes choses qui regardent le moral de l'homme, les fonctions sensoriales, intellectuelles et affectives.
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CHAPITRE II
CIRCUMFUSA. CHOSES ENVIRONNANTES. L'AIR.
L'air est un gaz permanent, pesant, diaphane, invisible, incolore, insipide, élastique et très compressible. L'air est l'aliment de la vie, le pain quotidien de la respiration ; et même on peut vivre quelques jours sans manger, et l'on, ne peut vivre cinq minutes sans respirer. Aussi l'une des premières conditions pour se bien porter, est-elle de respirer habituellement un air pur. L'air pur qui s'introduit dans nos poumons abandonne au sang son oxygène, gaz essentiellement vital, et apte à entretenir la combustion et la vie ; plus cet air sera pur, plus il abandonnera d'oxygène au sang, plus il le vivifiera. — C'est pour cela que l'air pur de la campagne, au bord de la mer, des montagnes surtout, est si préférable à celui des villes. Altération de Tair enfermé. — Si l'air libre a une composition constante, il n'en est pas de même de l'air enfermé dans une enceinte où il ne peut se renouveler. La composition de cet air s'altère rapidement, soit par la combustion, soit par la respiration des animaux. Un homme brûle parla respiration, tant en carbone qu'en hydrogène, l'équivalent de 12 grammes de charbon par heure, ce qui correspond à 24 litres d'à cide carbonique, et l'air sortant des poumons contient
�— 68 — 4 pour 100 d'acide carbonique. L'insalubrité de l'air confiné dans les habitations croît en proportion de l'acide carbonique, et quand cette proportion atteint 1 pour 100 par l'effet de la respiration, le séjour des hommes est accompagné d'une sensation de malaise très prononcée. La cause de ce malaise doit être attribuée, non seulement à la présence de l'acide carbonique, mais encore aux émanations animales qui accompagnent la transpiration pulmonaire oucutanée. Suites funestes d'un air altéré. — On voit, d'après ces données, que toute altération de l'air a des inconvénients graves pour la santé. En 1756, dans les guerres de l'Indoustan, les Anglais avaient enfermé 146 personnes dans une chambre de 24 pieds carrés, qui n'avait d'autre ouverture que deux petites fenêtres. Une sueur abondante, une soif excessive, un sentiment d'angoisse inexprimable, suivie de vertiges, de suffocation, de fièvre, furent les symptômes qu'éprouvèrent tous ces malheureux. Quatre heures s'étaient à peine écoulées, que les uns tombaient dans une stupeur léthargique, les autres dans un délire violent; après six heures, 96 avaient succombé, et après huit, on no comptait que 23 survivants. Comment on reconnaît que Tair est irrespirable.—On peut affirmer en général que l'air est tout à fait irrespirable, délétère et mortel, dans les lieux où la bougie s'éteint, soit par défaut d'oxygène, soit par la présence du gaz acide carbonique pur ou mêlé à d'autres gaz délétères. Il est dangereux de descendre dans les cavernes où l'air ne se renouvelle pas.
�— 69 — La lumière. — Si l'air est l'aliment de la vie, la lumière, le soleil surtout, en est l'excitant, Fassaisonnement. Le soleil rend l'oxygène plus assimilable à notre organisation, et imprègne l'économie de principes vivifiants. Comme la fleur, l'homme a besoin de soleil ; et, de même que les plantes qui croissent à l'ombre ou dans nos appartements sont étiolées, de même, aussi, les personnes qui vivent enfermées et sortent rarement de chez elles, sont languissantes, pâles et sans vie ; car, selon le proverbe italien : « Où le soleil n'entre pas, le médecin entre ». Les quatre saisons. Les saisons diffèrent sur chaque point du globe, et sont dues à l'influence solaire et au double mouvement de rotation et de translation de la terre. Il y a quatre saisons dans l'année : l'hiver, le printemps, l'été et l'automne. L'hiver. — L'hiver, au point de vue hygiénique, comprend, dans notre climat de France, les mois de décembre, janvier et février. Le principal effet de l'hiver sur les fonctions organiques, c'est de diminuer la transpiration, d'activer le labeur des organes digestifs, qui demandent plus d'aliments qu'en été, et qui les digèrent plus facilement. Les forces vitales sont plus considérables à cause de l'extension acquise par la nutrition. Le sommeil,
�— 70 — plus prolongé qu'en été, favorise puissamment l'exécution pleine et entière des fonctions réparatrices. D'un autre côté, le système nerveux est plus calme pendant l'hiver. L'hiver est mauvais pour les faibles, bon pour les forts, fatal aux vieillards, favorable aux jeunes gens. Les personnes délicates et affaiblies par l'âge doivent prendre des vêtements de laine et de flanelle pour se garantir du froid; faire de l'exercice pour développer une certaine dose de chaleur animale, et suivre un régime alimentaire tonique, pour résister aux impressions rigoureuses de l'air ambiant. Les personnes bien portantes peuvent seules avec avantage braver les rigueurs de cette saison. Pour elles, trop de précautions est nuisible, et ne sert qu'à développer une susceptibilité contraire à l'équilibre des fonctions et à la résistance des organes. Le printemps. — Après l'hiver, arrive le doux printemps. Au printemps, la digestion est aussi facile qu'en hiver. La circulation est déjà plus énergique, les battements du cœur plus précipités, et le cours du sang plus rapide. Tout l'organisme se ressent du travail de la nature. Les maladies nerveuses, l'hypochondrie, la manie, l'épilepsie s'exaspèrent au commencement de cette saison. A cette époque, tous les germes des maladies qui sommeillent sont prêts à se réveiller, comme les germes des plantes. G'estle mauvais temps des phthisiques. Néanmoins, au printemps, le scorbut, les affections
�— 71 — catarrhales, goutteuses, rhumatismales, les engorgements glanduleux éprouvent une diminution notable dans leur intensité. Hygiène du printemps. — Au printemps, entretenez la chaleur des extrémités, portez des chaussettes de laine, ne quittez pas les vêtements d'hiver, ménagez vos forces ; ne vous livrez pas à de violents exercices, laissez à votre corps le temps de reprendre son assiette. Modifiez votre régime alimentaire, mêlez à la viande les végétaux frais de la saison. L'été. — L'été est, sans contredit, la saison où l'homme développe le plus d'activité, et où il y a le moins de maladies ; c'est la bonne saison pour les vieillards, pour les personnes faibles, épuisées parles maladies ; pour les convalescents et pour les poitrines délicates. L'air doux et chaud les ranime, et le ciel affermi n'expose plus les organes aux dangers des brusques variations de température. En été, la température est considérable, les fonctions digestives sont moins énergiques qu'en hiver ; les contractions du cœur sont faibles mais fréquentes; la chaleur semble être un puissant stimulant de l'appareil biliaire, qui, en été, sécrète plus de bile qu'en toute autre saison. Pendant l'été, la guérison des maladies se fait plus vite que dans une autre saison, grâce à l'abondante diaphorèse qui s'établit sur le système cutané. Il faut éviter en été l'usage des aliments excitants et des liqueurs alcooliques, qui peuvent disposer à l'entérite, à la dysenterie et au choléra, en irritant les voies digestives.
�— 72 — Buvez frais, mais non à la glace. Si vous n'êtes pas bien sûr de votre estomac et de vos entrailles, méfiezvous des glaces, surtout hors des repas ; attendez au moins que la digestion soit faite pour vous donner cette jouissance. L'automne. — C'est en automne qu'on vit, pour ainsi dire, de la plénitude de l'existence. En général, il ne se produit ni excès de température, ni bouleversement atmosphérique. Dans cette saison, l'homme n'a plus qu'à recueillir et à jouir. Le printemps montre les fleurs, promet des fruits et donne l'espérance, mais ce ne sont souvent que des promesses illusoires ; dans l'automne, c'est le contraire, tout est réalité, possession des jouissances prévues. Jamais la santé n'est plus stable que dans les beaux jours d'automne ; une foule de maladies, notamment les affections catarrhales, fléau de notre climat, disparaissent presque entièrement.
CHAPITRE III
HABITATA, OU LES HABITATIONS.
L'habitation, c'est la maison, domus; c'est le lieu où Ton réside, c'est le toit hospitalier qui réunit la famille; c'est le foyer qui réchauffe les cœurs ; c'est là qu'on trouve un père, une mère, un fils, un frère, une fille, une sœur ; les affections les plus pures, les premières
�amitiés de la vie ; les joies les plus confiantes et les plus naïves ; les vertus les plus aimables, la simplicité, la candeur, l'innocence. La maison, c'est le sanctuaire de la famille. La maison doit être salubre, suffisamment éclairée et aérée, ' exempte de toute exhalaison malsaine et surtout d'humidité. Il ne faut jamais habiter des maisons récemment bâties, ou bien des logements où ne pénètrentni air, ni lumière, car on y gagne fatalement des douleurs. Un logement planchéié est plus sain qu'un logement carrelé, qui devient facilement humide. Les étages supérieurs sont plus salubres que le rez-de-chaussée, et même le premier. Un logement embelli avec goût est une source de jouissances continuelles pour celui qui l'habite. Il faut y renouveler l'air altéré par la respiration de ceux qui y séjournent, par le chauffage, par l'éclairage et les émanations de toutes sortes. La chambre à coucher. — La chambre à coucher doit être grande, bien aérée; elle ne doit pas être trop [chaude, 12 ou 14 degrés suffisent. Le lit.— Le lit, dans lequel nous passons le tiers de notre existence, ne doit pas être trop mou, trop moelleux, car alors il congestionne, développe l'impressionnabilité nerveuse et prédispose à l'embonoint. Les oreillers de plume tiennent la tête trop chaude et provoquent l'afflux du sang au cerveau. Ceux de rin sont préférables. On ne doit rester au lit que sept eures en moyenne, les femmes un peu plus, les
�— 74 — enfants davantage, car ils ont besoin de plus de sommeil. Le sommeil et ses bienfaits. — Le sommeil est le silence des sens, le repos du mouvement, le modérateur de la vie, la trêve de notre existence. Le sommeil, c'est une mort qui redonne la vie. Pour bien dormir d'un sommeil profond et réparateur, il faut faire de l'exercice pendant la journée, manger modérément au repas du soir; avoir soin d'écarter de son esprit toute espèce d'excitation, de préoccupation. Il faut se coucher de bonne heure, car le sommeil que l'on prend avant minuit est très réparateur. Le sommeil donne à la vie de l'organisme une impulsion toute nouvelle. Que de fonctions s'exercent pendant ce repos vivifiant! La détente est la réparation nerveuse, la perfection de la digestion, le complément des nutritions, l'activité des absorptions, l'égale répartition du sang-, l'abaissement de la température de ce fluide et de l'économie, abaissement si propre à calmer l'état d'agitation de la journée, qu'on pourrait appeler la fièvre du soir. Pesez ces avantages du sommeil, et vous apprécierez sa bienfaisante influence sur l'économie. Somnus labor visceribus, dit Hippocrate. Vérité physiologique incontestable (1).
(1) Réveillé-Parise, Phys. et hyg., p. 246.
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CHAPITRE IV
APPLICATA (OU LES VÊTEMENTS, BAINS, PROPRETÉ).
Les vêtements doivent être analogues aux âges, auxpays, aux saisons. Que les enfants etles personnes âgées aient bien soin de se vêtir chaudement. Les meilleurs tissus en contact immédiat avec la peau sont les tissus de laine. La chemise de flanelle, en hiver, maintient le corps dans une température constante, et, en été, le préserve du refroidissement. Les habits ne doivent pas gêner le mouvement, ni la respiration, ni le travail de la digestion. Un habit simple et ample, de beau linge, une propreté presque superstitieuse, telles devraient être les règles de l'élégance moderne. Les chaussures doivent être amples, avec de larges semelles. On voit que ces principes hygiéniques se trouvent en désaccord avec les caprices de la mode du xixe siècle. Il ne faut jamais exercer de constriction sur la poitrine, ou laisser cette partie du corps plus ou moins découverte. Combien de femmes ont été victimes des modes à la fois ridicules, extravagantes et immorales ! Les corsets, ces cages étroites que la frivolité a inventées pour empêcher la taille de se déformer, ont, dans la réalité, causé plus de difformités qu'ils n'en ont jamais prévenues,
�— 76 — Le maillot. — Le maillot, ce triste vêtement de la première enfance, dans lequel on lie, on garrotte, on ligature, on torture les petites créatures humaines, est contraire non seulement aux lois de la saine physiologie, mais encore aux règles du bon sens et de la raison. Nous lisons dans l'histoire naturelle : « A peine l'enfant est-il sorti du sein de la mère, et à peine jouitil de la liberté de mouvoir et d'étendre ses membres, qu'on lui donne de nouveaux liens. On l'emmaillotle, on le couche la tête fixée et les jambes allongées, les bras pendant à côté du corps ; il est entouré de linges et de bandages de toute espèce, qui ne lui permettent pas de changer de situation, heureux si on ne l'a pas serré au point de l'empêcher de respirer, et si on a eu la précaution de le coucher sur le côté, afin que les eaux qu'il doit rendre par la bouche puissent tomber d'elles-mêmes, car il n'aurait pas la liberté de tourner la tête sur le côté pour en faciliter l'écoulement (1) ». « « « « « « « « « « D'où vient cet usage déraisonnable? D'un usage dénaturé. Depuis que les mères, méprisant leur devoir, n'ont plus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier à des femmes mercenaires, qui se trouvent ainsi mères d'enfants étrangers, pour qui la nature ne leur disant rien, n'ont cherché qu'à s'épargner de la peine. Il eût fallu sans cesse veiller sur un enfant en liberté ; mais quand il est bien lié, on le jette dans un coin sans s'embarrasser de ses cris. Pourvu qu'il n'y ait pas de preuves de la négli(I) Histoire nat., tome IV, 190, in-12.
�— 77 — gence de la nourrice, pourvu que le nourrisson ne se casse ni bras ni jambes, qu'importe, au surplus, qu'il périsse ou qu'il demeure infirme la suite de ses jours ? On conserve ses membres aux dépens de son corps,et,quoi qu'il arrive, la nourrice est disculpée.(1)» En voyant les suites funestes du maillot pour les enfants, nous aimons à répéter avecDebreyne : « Mères aveugles, ouvrez donc enfin les yeux sur vos plus chers intérêts ; écoutez le cri de l'instinct, la voix de la nature, et ne soyez plus insensibles aux pleurs amers du fruit de vos entrailles ». La propreté. — La propreté est nécessaire à l'enfant, car une série d'affections de la peau, des yeux, des oreilles, sont la suite de la malpropreté. Les sens euxmêmes en sont affectés, et perdent de leur puissance, de leur sensibilité, si les organes où ils ont leur siège sont sales ou malades. La propreté est une vertu, et la suite de la propreté est l'ordre, et l'ordre est toujours une preuve de goût. Les bains. — Les bains sont d'une grande utilité ; ils nettoient la surface du corps, enlèvent la poussière, les débris d'épiderme, les résidus de la sueur; ils calment les démangeaisons, les irritations; ils conservent à la peau toute sa vitalité en favorisant et en régularisant les fonctions; ils reposent le cerveau fatigué d'un travail intellectuel prolongé; ils calment le système nerveux, et apaisentla surexcitation nerveuse. Vhydrothérapie. — L'hydrothérapie est un excellent moyen pour stimuler et pour tonifier l'organisme.
(1) Rousseau, Em., tom. I, p. 25.
« « « « «
�— 78 — Dans le cas d'anémie, il ne faut prendre que des douches en pluie froide de 20, 30, 40 secondes au plus : sous l'influence de cette pluie froide, il se produit un tressaillement général, un ébranlement nerveux ; le sang des parties superficielles du corps est brusquement refoulé dans les parties profondes ; mais si l'on frictionne tout le corps vivement en l'essuyant rapidement avec une linge un peu rude, alors la réaction se fait aussitôt, la chaleur revient à la peau, la circulation du sang devient plus rapide, et l'on éprouve un contentement de bien-être général.
CHAPITRE V
INGESTA. LES ALIMENTS.
L'aliment est tout ce qui nourrit. L'homme fail usage, dans son alimentation, de substances animales et végétales. Il pourrait même entretenir sa vie soit a l'aide du régime animal, soit à l'aide du régime végétal. La viande est l'aliment qui nourrit et restaure 11 plus, qui se digère le mieux, qui fatigue le moin: l'estomac. La quantité d'aliments et de boissons nécessaire l'homme bien portant, et pendant une période di 24 heures, doit être basée sur les pertes éprouvée; pendant le même temps, en d'autres termes, la rép ration est subordonnée à la déperdition.
�La ration alimentaire d'un homme adulte et bien portant doit être d'un kilogramme de pain et de 300 grammes de viande. Mais l'enfant qui grandit a besoin d'une plus grande [quantité de nourriture que l'homme adulte. Outre la conservation du corps par le remplacement les tissus, outre la production de chaleur, il doit 3ncore faire des tissus, il doit grandir. Après que la déperdition de substance et de chaleur i été compensée, l'excédent de nutrition sert à la ionstruction de l'édifice du corps, et ce n'est que par ;et excédent que le développement est possible. La croissance qui a lieu sans le secours de cet excélent cause un affaiblissement de l'organisme. Bœuf et mouton. — Le bœuf et le mouton doivent aire la base de l'alimentation; ils fournissent une iande très nutritive, très digestible, excellente sous us les rapports. Le veau et l'agneau. — Le veau et l'agneau sont oins nourrissants, car ces viandes ne sont pas core mûres. La volaille, quand elle est jeune et tendre, est aliment délicat, d'une facile digestion. Le gibier est une viande très nourrissante, souvent ès délicate et très savoureuse, douée de propriétés imulantes et même échauffantes, mais d'une digesn assez difficile pour certains estomacs. Le porc et les divers produits de la charcuterie sont uvent excellents, mais il faut en user avec modétion. Un dessert trop varié, après un grand repas, ne fait
�— 80 — qu'exciter un appétit déjà satisfait. Il faut se contenter d'un peu de fromage ou de fruits bien mûrs. Des boissons. Il faut entendre par boissons, tout liquide qu'on introduit dans les voies digestives pour réparer les parties fluides de notre corps. Prises au moment du repas, elles se mélangent dans l'estomac avec les aliments, les pénètrent, les imbibent pour faciliter la chymification. Leau est la plus simple, la plus nécessaire et la plus abondante de toutes les boissons. Pour être bonne comme boisson, une eau doit être fraîche, sans odeur, d'une saveur faible, mais agréable. Le thé favorise la transpiration et excite légèremenl l'action de l'estomac par le principe aromatique qu'il contient. Pris en grande quantité et pur, il débilite les organes digestifs, et produit chez les personne) nerveuses de l'agitation, des spasmes et un tremblement général. Le café. — Le café est tantôt bienfaisant, tantôt nuisible; car, en hygiène et en médecine, rien n'estni ne peut être absolu, tout est essentiellement et nécessairement relatif aux circonstances et aux individus. Voici ce que pense de l'usage du café, le spirituel auteur de Y Hygiène des hommes de lettres : « Il esl certains tempéraments qui se trouvent bien de l'emploi du café, ce sont les personnes lymphatiques, disposées à l'obésité, ayant besoin d'excitants artificiels. Si donc votre esprit est naturellement engourdi
�— 81 — paresseux, enfoncé dans la graisse , noyé dans la sérosité, excitez-le par le café, puisez vos inspirations dans ce dangereux Hippocrène.Mais, au nom de votre santé, éloignez de vos lèvres la coupe enchanteresse, si la nature vous a doué d'une organisation irritable, nerveuse, vibratile, si l'imagination est inflammable; bien plus encore quand il y a tendance aux congestions sanguines, cérébrales, dispositions hémorroïdaires, susceptibilité gastrique, etc. « Plaignons, du reste, le penseur qui a besoin de ce stimulant artificiel : à coup sûr, son esprit manque par lui-même de vigueur et d'étendue. « Les grands hommes de l'antiquité ne connaissaient pas le café, et cependant leur puissant génie a-t-il failli ? Ne sont-ils pas encore nos guides et nos modèles ? » Le Vin. Le vin, s'il est de bonne qualité et surtout naturel, est la meilleure des boissons que l'on puisse prendre en mangeant. Le bourgogne est généreux, chaud, stimulant, mais capiteux ; il est excellent pour ceux dont la constitution est anémique, molle, atone, et dont les digestions sont lentes et laborieuses. Le bordeaux est éminemment ami de l'estomac, et, comme le bourgogne, il est favorable à la digestion. Les vins d'Espagne sont très alcooliques ; ils stimulent fortement l'estomac, accélèrent le travail digestif, augmentent promptement la circulation ; ils convien6
�— 82 — nenc en petite quantité aux estomacs faibles, et sur la fin du repas. L'alcool, pris en petite quantité, à la fin du repas, aide la digestion, accélère la circulation, augmente la sécrétion et excite légèrement le système nerveux. Mais les excès des liqueurs alcooliques, de l'absinthe principalement, ont toujours des conséquences funestes. Ainsi, maladies de l'estomac, des intestins, du larynx, des poumons ; maladies du cœur, des artères, des veines, de la vessie, de la peau, des yeux, du cerveau ; maladies nerveuses de toutes sortes, folie, démence, mort enfin, tel est le triste bilan que peut nous donner l'usage immodéré des alcools longtemps continué.
CHAPITRE VI.
EXCRETA (OU LES EXCRÉTIONS^
On appelle excrétions toutes les matières solides ou liquides qui doivent être expulsées du corps, dans un but de bien-être et de conservation. Il faut veiller avec le plus grand soin à entretenir la liberté du ventre. La constipation entraîne à sa suite les maux de tête, une tendance à la congestion, les digestions lentes et laborieuses, un malaise général qui retentit sur tout le caractère. Il faut combattre cette maladie par un régime alimentaire adoucissant et relâchant, par l'exercice et par une vie active.
�— 83 —
CHAPITRE VII.
GESTA (OU GYMNASTIQUE).
Exercices. — Platon conseille de prendre un soin égal du corps et de l'âme, et de les exercer sans cesse, afin que, semblables à deux coursiers robustes, attelés au même char, ils puissent concourir l'un et l'autre à le traîner avec la même force. Do tous les agents hygiéniques, aucun n'est plus important pour le développement du corps que l'exercice. L'exercice active la transpiration, développe la chaleur du corps, stimule les forces, calme le système nerveux, modère l'activité désordonnée du cerveau et augmente la vitalité de tous les organes. La gymnastique. — Le but de la gymnastique n'est pas de produire des prodiges d'agilité ou d'adresse, mais de développer les forces d'une manière normale et progressive, de donner au corps plus de souplesse et de légèreté, aux mouvements plus d'aisance, à la démarche plus d'assurance, à l'altitude générale plus de fermeté, moins d'embarras et de gaucherie. Envisagée à un point de vue plus élevé (et c'est ainsi que les philosophes anciens la considéraient), la gymnastique embrasse tout ce qui peut développer cette force interne qui nous fait réagir contre le monde extérieur, au lieud'en subir mollement les impressions, tout ce qui entretient en nous celte énergie intime, dont l'activité physique n'est qu'une application, et
�— 84 — sans laquelle il n'y a ni activité morale, ni volonté, ni caractère. Elle a pour objet de former J'homme d'action; et l'homme d'action doit se trouver clans chaque homme. La gymnastique est une sauvegarde de moralité pour les jeunes gens, à cette époque critique où les forces, longtemps amassées, font tout à coup explosion. Les promenades. — Les promenades sont très salutaires pour la santé ; il faut en faire tous les jours une ou deux à pied, aussi longues que possible ; elles accélèrent plus ou moins, suivant leur intensité, la circulation et la respiration, activent les mouvements organiques, provoquent l'appétit et favorisent les fonctions digestives. On raconte qu'Alexandre le Grand, dans une guerre, renvoya les cuisiniers en disant qu'il en avait de meilleurs qu'eux : une longue marche à faire le matin, et un déjeuner frugal, qui lui ferait trouver délicieux le repas du soir. Les barres et le cerf-volant ne produisent en général d'autres effets physiques que ceux de la marche et de la course. Les jeux de balles, de paumes et de ballons, outre qu'ils donnent beaucoup d'exercices, demandent une certaine attention ou application de la tête et des yeux. Le billard est un jeu aussi noble qu'attachant ; il doit être placé à la tête de tous ceux qui demandent de l'exercice, et qui, en même temps, charment agréablement les loisirs ou procurent à l'esprit tout le repos dont il a besoin, et au corps l'excitation modérée qui lui est nécessaire pour l'entretien de toutes les fonctions de la vie organique ou nutritive.
�— 85 — La chasse. — La chasse, étant un exercice varié, fatigant, distrayant et agréable, qui oblige, comme dit Richerand, de marcher beaucoup, de courir, de sauter, de se tenir debout, ou bien de se courber, de pousser des cris, convient surtout aux personnes lymphatiques, mélancoliques. Véquitation. — Le cheval qui hennit et frappe du pied la terre, impatient de courir, a une noblesse qui plaît à l'homme. Et quel est l'adolescent qui n'aime pas à manier un coursier, à le dresser, à lui faire sentir son empire et à le lancer dans l'espace ? L'équitation imprime au corps un mouvement plus vif et des secousses plus fortes que tous les autres agents de gestation; les secousses et les ébranlements répétés de l'équitation communiquent au corps un mouvement tonique, corroborent toute l'économie et surtout fortifient singulièrement le système nerveux , dont ils diminuent ordinairement la sensibilité et la mobilité. L'équitation exerce aussi une grande et salutaire influence sur la vie nutritive, et en favorise toutes les fonctions, comme la circulation, la digestion : aussi tous les physiologistes s'accordent à dire que ces exercices sont aussi salutaires qu'agréables.
�CHAPITRE VIII.
PERCEPTA.
Par ce mot, nous comprenons tout ce qui regarde l'éducation sensoriale et intellectuelle de l'enfant, le travail d'esprit de l'homme adulte et le traitement hygiénique des passions. Education sensoriale.— L'ordre à suivre dans l'éducation sensoriale nous est indiqué par la psychologie. Les sensations étant les premiers matériaux des connaissances, il faut les offrir à l'enfant dans un ordre convenable, et lui faire voir la liaison qui existe entre elles et les objets extérieurs. Véducation intellectuelle. — Quant à l'éducation intellectuelle, il faut la faire suivant l'évolution successive des facultés, car une culture hâtive entraîne presque toujours la ruine de la santé, l'altération des facultés de l'intelligence, et conduit à une mort prématurée. L'éducation intellectuelle de l'enfant se fait par une série d'opérations successives de l'intelligence qui se ramènent à l'attention, l'observation, la mémoire, la raison, le jugement, l'imagination, l'association des idées et l'abstraction. L'attention. — L'attention est la première faculté qui se révèle dans l'enfant. Présentez-lui un objet, il le regarde attentivement et veut le saisir, et la tension de son esprit n'est autre chose que l'attention.
�— 87 — L'observation. — Si l'enfant s'arrêtait à la seule contemplation de l'objet, l'exercice de l'attention serait stérile ; mais il n'en est pas ainsi, il l'examine dans ses détails et cherche à en connaître l'utilité ; or cette faculté nouvelle qui se révèle, c'est l'observation. La mémoire. — L'attention et l'observation n'auraient pour l'enfant aucun résultat utile, si elles ne laissaient aucune trace dans l'esprit, si Lout ce qu'il a vu disparaissait à jamais. Mais, à mesure qu'il observe, une autre de ses facultés, la mémoire, enregistre ce qu'il a appris. La mémoire n'occupe par conséquent que le troisième rang dans l'éducation intellectuelle. Raison et jugement. — Quand l'enfant compare ce qu'il voit à ce qu'il a vu, ce qu'il apprend à ce qu'il a appris, il établit des rapports et juge. C'est la raison qui compare et discute, et le jugement qui décide. L'imagination. — L'imagination la plus féconde et la plus originale emprunte à l'observation et à la mémoire les éléments de ses combinaisons ; elle les compare, les distingue, choisit les uns et écarte les autres. Or cette opération de l'imagination implique l'entendement. L'imagination est soumise aux lois générales de la raison, qui s'imposent à ses combinaisons. On voit, d'après ces données de la psychologie, que l'imagination n'occupe que le cinquième rang dans l'éducation de l'enfant. Association des idées. —- La mémoire rappelle une idée ; mais une idée n'arrive jamais seule dans l'esprit ; elle a toujours pour cortège d'autres idées. Un fait heureux ou malheureux dont l'enfant a été le
�— 88 — témoin lui revient-il à la mémoire, qu'aussitôt il reconstruit le cadre dans lequel il s'est produit, il se l'appelle les lieux, les circonstances qui l'ont amené, et les conséquences qui en furent la suite. Cette faculté de grouper les idées, de les rapprocher l'une par l'autre, de les associer en quelque sorte inséparablement, a nom association des idées. Abstraction. —L'intelligence ne pouvant tout savoir, tout comparer, tout saisir, abesoin de simplifier l'objet de ses études, et de ne considérer qu'une à une chacune de ses parties. Or, la faculté qui préside à cette opération, c'est l'abstraction. La généralisation. — La généralisation est la conséquence de l'abstraction ; elle permet de classer les êtres matériels ou moraux selon certaines de leurs qualités. Voilà, en résumé, les facultés qui concourent d'une manière successive à l'éducation de l'enfant. Travaux intellectuels de Fhomme adulte. —: Il y a des hommes dont le goût pour les travaux de la pensée est si fort, qu'il se transforme en passion; et cette passion rien ne peut l'arrêter, pas même la mort qui s'avance : aussi chaque science a son martyrologe. La physiologie a ses lois, et l'homme ne saurait les violer impunément. Une trop grande contention d'esprit affecte le système nerveux et le cerveau, l'estomac et l'appareil biliaire, l'appareil urinaire et les organes des sens, l'ouïe et la vue. Et, souvent, l'apoplexie est la conséquence funeste d'une trop forte surexcitation cérébrale dans les travaux de l'esprit.
�— 89 — Labruyère, Pétrarque, Linné, Marmontel, Rousseau, d'Aubenton, Cabanis, Walter Scott et beaucoup d'autres hommes célèbres sont morts.frappés d'apoplexie. Il faut donc, dans la sphère des actes vitaux, ou se modérer, ou s'arrêter, ou périr. Ainsi le veut la nature de notre organisation dans son activité : dura lex, sed lex. Voici la règle que noies prescrit l'hygiène dans les travaux intellectuels. — 11 faut : 1° soumettre le cerveau à la loi d'intermittence. Lorsque vous possédez un excédent de forces cérébrales, laissez jaillir le sentiment et la pensée; que la lave coule à pleins bords, car le travail est plutôt une effluve qu'une composition. Mais lorsque l'inspiration vous aura abandonné, et que l'esprit sera tombé dans l'affaissement, arrêtezvous! Que le repos de la tête soit complet, profond, absolu. 2° Exercice.— L'homme qui se livre aux travaux de la pensée doit faire beaucoup d'exercice, car la santé de l'âme et du corps peut se résumer dans le mot exercice. L'exercice réveille la contractilité engourdie, appelle l'influx nerveux et sanguin dans les membres, et rétablit l'équilibre entre les forces sensitives et les forces motrices agissantes. 3° La sobriété. — La sobriété, la tempérance, je dirai presque le jeûne, qui élève l'esprit, mentem élevât, sont des vertus ou des qualités essentielles aux homImes qui exercent fortement leur intelligence. Les plus profonds penseurs, les plus puissants génies ont presque toujours pratiqué ces tutélaires vertus. Newton, une des plus vastes intelligences qui aient
�— 90 — honoré l'humanité, suivait toujours un régime simple et sévère, et, pendant ses expériences sur l'optique, il ne vécut que de pain trempé dans un peu de vin. Fontenelle, qui tint, pendant 50 ans, le sceptre des sciences et des lettres, porta la sobriété jusqu'à la sagesse. 4° La continence. — De toutes les causes de fatigue et d'épuisement, il n'en est pas de plus efficace que la contention d'esprit et l'incontinence : aussi la religion qui prescrit la morale est en harmonie parfaite avec la physiologie. Nul homme, fùl-il des plus vigoureux, ne saurait mener de front les plaisirs excessifs et les travaux sérieux de l'intelligence. Bichat est mort prématurément pour avoir excédé la nature dans le travail et dans le plaisir. La continence est si nécessaire aux hommes studieux, surtout s'ils poursuivent la solution de ces problèmes qui absorbent toutes les facultés mentales, qu'on cite des exemples de génies du premier ordre qui n'ont jamais connu les plaisirs des sens: tels furent Newton, Leibnilz, dont les noms sont synonymes de gloire. Conseil aux hommes qui se livrent aux travaux de l'esprit. — Lorsque vous travaillez, entretenez la chaleur aux extrémités inférieures. Le froid aux pieds est un danger qu'il faut éviter avec soin. Que votre lumière soit toujours modérée. Isolez-vous de tout bruit. Phidias demandait, pour enfanter des chefs-d'œuvre, dutempsetde la tranquillité. Des vêlements commodes et larges ont aussi leur degré d'utilité. Il ne faut pas se courber en écrivant ; il convient
�— 91 — aussi de se lever, de marcher, de lire à haute voix, et surtout de varier le travail, lorsqu'on ne veut pas le suspendre tout à fait. Il faut avoir un régime doux, une vie réglée, des habitudes simples et modestes. On peut donc établir un ordre dans le travail, faire de grandes choses en conservant la santé ! Rappelons nous que le tourment d'une grande intelligence est de se sentir captive et comprimée dans un corps impuissant. Conséquences funestes des passio?is au point de vue phrjsiologiqice et moral. Celui qui ne sait pas maîtriser ses passions ressemble à un coursier fougueux qui, débarrassé du frein qui le gêne, se jette dans quelque précipice, ou bien à la locomotive dont la vapeur, n'étant 'plus modérée par une main habile, ne tarde pas à faire explosion. Barthez, le plus profond des physiologistes, a dit : « Toute force est respectable dans la mécanique de l'homme ». Des forces virtuelles de notre organisation s'alimentent la santé, l'énergie vitale et la puissance de résister à toutes sortes de maladies. Heureux l'enfant qui entre dans l'adolescence à son insu! Heureux l'adolescent dont l'ignorance du mal se prolonge, comme celle de ces jeunes barbares dont nous parlent Tacite et César, et qui arrivaient à la jeunesse avec toute la virilité! Que l'ardente jeunesse, en contemplant les suites affreuses du dérèglement des sens, apprenne à répri-
�— 92 — mer lespenchants toujours aisément maîtrisés par une volonté forte. Qui n'a rencontré sur son chemin de ces êtres équivoques, d'une virilité problématiqne, faibles de corps et d'esprit, d'une sensibilité ridicule, sans caractère ni raison ni volonté? Est-ce la nature qui se plaît à créer de pareils monstres? Non; ces êtres informes ont fait avorter l'homme en herbe, en laissant au vice le temps de détruire l'œuvre de la nature. Voyons ses effets immédiats, en procédant par simple énumération : maux de tête, inappétence alternant avec l'avidité, tiraillements de l'estomac, pandiculations fréquentes, lourdeur, engourdissement de tous les membres, lassitude, troubles du cœur et de la circulation générale, vertiges, somnolence, bourdonnement d'oreilles, mauvaises digestions , rêves pénibles, cauchemars, insomnie, émaciation. < J'ai vu, et le souvenir m'en sera toujours présent, « j'ai vu de ces malheureuses victimes d'une passion « dévorante, offrir, à la fleur de l'âge, la dégoûtante « image d'une complète décrépitude : le front chauve, « les joues hâves et creuses, le regard plein d'une « tristesse stupide, le corps chancelant et comme « courbé sous le poids du vice, épuisé de vie, de « pensées, d'amour, déjà hideusement en proie à la « dissolution! A leur aspect on croyait entendre les « pas du fossoyeur se hâtant de venir enlever le ca« davre (1). » Le moral ne subit pas une moindre dégradation,
(1) Lamennais.
�— 93 — Le premier effet des habitudes voluptueuses est d'annihiler la puissance de l'âme, et de la rendre esclave des sens ; l'esprit, obsédé de purs fantômes, perd bientôt sa vigueur et sa fécondité ; la mémoire s'éteint, et le cœur se dessèche. Il arrive un moment où le jeune voluptueux se dégoûte de la vie, et cherche à s'ensevelir sous les ruines de son corps, comme un roi détrôné s'ensevelit sous les ruine de son palais.
CHAPITRE IX.
HYGIÈNE DE LA PREMIÈRE ENFANCE.
I I I
Nourriture. — Durant la période du premier âge, c'est-à-dire pendant les quinze ou dix-huit mois qui suivent la naissance, le lait doit être la base de Falimentation de l'enfant.
Vers le sixième ou le dixième mois, on associe gé1 néralement à ce régime, de petites bouillies claires , ' faites avec la farine de froment ou avec la mie de pain séchée et pulvérisée, et, bientôt après, la semoule, la fécule, la crème de riz. Plus tard, vers la fin de la première année, on ajoute à ce régime du bouillon de poulet, de veau, de bœuf, coupé d'abord, et ensuite sans mélange. Enfin, à quinze ou dix-huit mois, les premières dents, presque toutes sorties, permettent à l'enfant de diviser les aliments. Il faut ménager la transition entre l'allaitement et le régime nouveau. Le lit de l'enfant. — Le lit de l'enfant doit être une spèce de caisse à jour, faite de branches d'osier,
�— 94 — croisées en tous sens, dans laquelle on placera des petits coussins de balle d'avoine. On aura soin de les remuer très souvent, et de les garnir convenablement de linges. Placé dans sa couchette, l'enfant doit toujours être tourné en face des objets sur lesquels s'exerce sa vue, afin qu'il ne soit pas exposé à devenir louche, en dirigeant obliquement ses yeux vers le lieu d'où vient la lumière. Sommeil de Venfant. —11 fautlaisser dormir l'enfant pendant le jour aussi longtemps qu'il en manifestera le besoin : c'est le moyen le plus sûr de favoriser son accroissement, et d'éloigner cette instabilité qui le prédispose aux affections cérébrales. Mais il faut éviter de bercer l'enfant, sous prétexte de lui procurer le sommeil, carie bercement étourdit, dispose aux congestions cérébrales, et les produit quelquefois, L'enfant doit être promené. — L'enfant doit être promené souvent, surtout s'il est nourri à la ville; mais on doit éviter de le tenir habituellement sur un seul avant-bras : celte manière de le porter expose à des déviations de la colonne vertébrale qui est encore dans un état cartilagineux. La mère ou la nourrice doit porter l'enfant sur ses deux bras et à demi-couché, de façon qu'elle puisse présenter un soutien égal à toutes les parties de sa faible colonne vertébrale Elle ne doit pas abandonnei à son propre poids la tête, dont le volume est si considérable relativement à tout le reste du corps; cai cet abandon pourrait occasionner des luxations et (les accidents cérébraux.
�— 93 — Exercice de Venfant. — L'exercice qui convient le mieux à l'enfant de cet âge est celui qu'on lui laisse prendre sur une natte ou sur un vaste tapis étendu à terre. Que, sur cette espèce d'hippodrome, le petit athlète s'agite tout nu, qu'il s'exerce de lui-même en se tournant et retournant à sa fantaisie. Bientôt il trouvera des forces dans la série des efforts, généralement répartis sur tous les muscles, à l'aide desquels il se soulève et se redresse. En peu de temps les reins et les membres acquerront de la souplesse et de l'agilité. // ne faut pas faire marcher les enfants trop tôt. — Il n'est pas rare de rencontrer des mères de famille ou des nourrices qui ont la mauvaise habitude de suspendre les enfants par les aisselles, pour leur faire raboter la terre avec les pieds. Tout cet attirail de lisières, au moyen duquel on a la ridicule prétention de le faire marcher avant le temps prescrit par la nature, comprime la poitrine dont il diminue l'axe vertébro-sternal, soulève les épaules, gêne souvent le cours du sang dans les vaisseaux axillaires, nuil à la respiration et à la circulation. Il ne faut jamais corriger l'enfant en excitant sa frayeur : point de coups do porte, point de cris d'alarme, etc. Le maillot. — Le maillot est le premier supplice de l'enfant. Ne sait-on pas que cette frêle créature a besoin d'étendre et do mouvoir ses membres pour les irer de l'engourdissement, et que toute contrainte ne eut que gêner la circulation du sang et des humeurs? assemblé en peloton, ce pauvre petit être fait des fforts inutiles pour recouvrer sa liberté, et ses efforts
�— 96 — épuisent ses forces et retardent les progrès de sa croissance.
CONCLUSION. La plupart des hommes raccourcissant la durée de leur existence par des habitudes opposées à la physiologie et par des besoins artificiels qu'ils se créent, nous invitons ceux qui désirent vivre longtemps à suivre les règles qui nous ont été tracées par des hommes célèbres. 1. La nourriture doit être saine. 2. Il faut manger lentement et jamais avec excès. 3. Habillement chaud, surtout dans l'âge avancé et dans la saison rigoureuse. 4. Le logement dans une maison bien aérée et dans une température égale. 5. Un exercice sans fatigue, promenades à pied. 6. Habitudes salutaires, à la tête desquelles il faut mettre la propreté. 7. Il faut avoir rarement recours aux médecins, et jamais aux charlatans. 8. Enfin, rien n'est plus propre à prolonger les jours qu'une égalité d'âme, un caractère gai, et du courage pour supporter les-revers auxquels, dans cette vie, tout le monde est plus ou moins exposé. 9. Il faut toujours se lever de bon matin, et vivre d'une manière laborieuse et simple à la fois. Rappelons-nous ces paroles de Sénèque : non accepimus vitam brevem, sed facimus.
�DEUXIÈME
PARTIE
PSYCnOLOtilE
CHAPITRE PREMIER.
NATURE ET IMMORTALITÉ DE i/AME.
Pour former le corps de l'homme, Dieu prit un peu de terre, et cette boue, façonnée par de telles mains, reçut bientôt la plus belle et la plus noble figure qui eût encore paru dans le monde. Mais, cette admirable statue, il fallait l'animer, et alors Dieu répandit sur sa face un souffle de vie : spiraculum vitee, inspiration de la vie éternelle et divine; et l'homme devint une âme vivante : factus est in animam viventem. Alors la vie lui fut donnée ! La vie spirituelle : il pense, il connaît, il juge, iL veut, il aime ; la vie matérielle, il respire, il se meut, il voit, il entend. Voilà l'homme avec son corps et son âme : il forme un tout organique. On voit, parles paroles de l'Ecriture, que l'âme est un esprit, et qu'elle diffère essentiellement de la matière,
7
�— 98 — Suivant la belle formule de l'École, l'âme est un tout en puissance, étant capable, par ses facultés, d'être en rapport avec tout, de se conformer à tout et d'exprimer l'univers. L'âme est et doit être une énergie primitive, cause de changements intérieurs et de mouvements, et elle ne peut être un ensemble de forces inhérentes à la matière organique, une complexion do capacités ou de forces qu'un organisme détermine et met au jour. L'âme est et doit être une énergie personnelle, indépendante do la fatalité, et nullement une force impersonnelle subordonnée au déterminisme de la nature. L'âme est unie au corps comme sa forme propre. Une chose, au moyen do laquelle une autre chose passe de l'état d'être potentiel à l'état d'être actuel, est la forme et Facte de cette dernière. Or, c'est par le moyen de Fâme que le corps cesse d'exister en puissance pour devenir un être actuel, car vivre, c'est l'être de ce qui vit, et le sperme, avant l'animation, vit seulement en puissance, et l'âme le fait vivre actuellement. Donc l'âme est la forme du corps animé. L'âme possède trois facultés fondamentales : l'intelligence, la sensibilité intellectuelle et la volonté. Elle se perfectionne par la science et la vertu. La fin de l'âme et sa perfection dernière consistent à dominer par la connaissance et l'amour, l'ensemble des créatures pour s'élever jusqu'au premier principe qui est Dieu; donc c'est de Dieu même immédiatement qu'elle tire son origine. L'âme est immortelle. — Et pourquoi périrait-elle ?
�IUFM LILLE
— 99 — Qui l'a condamnée? Sur quoi juge-t-on qu'elle finisse d'être? D'où vient qu'elle a soif de bonheur? D'où vient qu'elle a l'idée de son immortalité? Les empires s'écroulent, les cités disparaissent, les générations s'éteignent, et nous ne pouvons faire un pas sans fouler la cendre de ceux qui ne sont plus. Mais, comment, dans ce sépulcre de la vie, cette idée a-t-elle pu germer et s'épanouir en nous? Elle ne vient pas de la terre, mais elle vient de Dieu, car l'homme a été créé à l'image de Dieu. Oui, l'âme est immortelle, et les titres de son immortalité sont écrits dans sa nature : tous les siècles les y ont lus. Demandez à Cicéron si l'âme est immortelle ; il vous répondra que, par sa raison, il ne peut que former des conjectures ; mais bientôt, levant la tête et promenan ses regards vers le monde entier, ses doutes s'évanouissent, et il prononce ces paroles qu'on répétera de siècle en siècle : « Fondé sur le consentement de tous « les siècles, nous croyons que les âmes sont immor< telles, car le consentement de tous les peuples doit « être regardé comme la loi de la nature. » Dans son livre de la Consolation, adressé à Marcia : « Ce n'est pas votre fils que la mort a frappé, dit Sé« nèque, mais seulement son image; délivré du far« deau du corps, et immortel maintenant, il jouit d'un « état meilleur. Son âme est retournée aux lieux d'où « elle était descendue; là, un repos éternel l'attend : « élevée dans les hauteurs des cieux, elle habite avec « les âmes heureuses, et elle est reçue dans leur « société. De là, elle aime encore à abaisser ses re-
�— 100 — « gards ici-bas, et à contempler ceux qu'elle a laissés « sur la terre. » Socrate, près de mourir, victime d'un jugement inique, consola ses derniers moments par l'espérance d'une vie meilleure : «L'âme, dit-il, est très semblable « à la nature divine, immortelle, intelligible, simple, « indivisible, toujours la même!!!... et puis : « L'âme « sereine soumise à la raison, en contemplant le vrai, « le divin qui est au-dessus de l'opinion, et en se « nourrissant de lui, acquiert la conviction qu'elle « doit vivre ainsi en cette vie, et qu'après la mort, « elle s'en ira vers une nature semblable à la sienne, « et sera délivrée des maux de l'humanité. » Platon a, dans son Gorgias, admirablement exposé la doctrine antique de l'immortalité de l'âme, tant était vive encore la lumière que répandait la tradition. « La mort, dit-il, n'est, à ce qu'il semble, que la sépara« tion de l'âme et du corps. Après celte séparation, « l'âme demeure telle qu'elle était auparavant; elle « conserve et la nature et les affections qu'elle a con« tractées pendant sa vie. » Ajoutons à tous ces témoignages Fexhortation si fréquente chez les anciens d'apaiser les mânes, plaçais mânes. Comme on ignorait l'état de chacun de ceux qui quittaient la vie, on priait généralement pour tous les morts, et, dans les billets qu'on envoyait pour annoncer le décès de quelqu'un, on ne manquait pas de faire son éloge afin d'engager à prier pour lui. Ilyavait une liturgie des formules de prière pour les morts. On invoquait les Saints en leur faveur, comme
�— 101 le prouvent diverses inscriptions gravées sur des tombeaux. « Ames célestes, venez à son aide. » « Que les dieux te soient propices. » « Mânes très saints, je vous recommande mon époux; daignez-lui être indulgents. » Donc, tous les siècles avaient reconnu que- l'âme était immortelle.
CHAPITRE IL
DES
l'ACUETÉS
DE
I/AME.
Définition de la psychologie. — Les philosophes ne sont pas d'accord sur la nature de Pâme ; mais, quelles que soient leurs divergences sur cette question, tous sont obligés de reconnaître qu'il existe un ensemble de faits internes, et qu'ils sont produits par une cause. Il y a donc, indépendamment de toute controverse sur la nature de l'âme, une science de faits internes et de leur cause que nous appelons psychologie. On peut donc définir la psychologie une branche de la philosophie, qui a pour objet la nature du principe qui produit les faits internes, les attributs qu'il doit avoir pour rendre raison de ces faits et qui sont communs à tous les hommes. Les faits internes. — Que faut-il entendre par faits internes? Quels sont leur caractère propre ? Les faits internes sont les manifestations d'un principe individuel et actif.
�— 102 — Les faits internes existent dans l'être qui les aperçoit; ils sont rapportés à un sujet unique, ils se succèdent l'un à l'autre, mais sans s'exclure l'un l'autre ; ils existent dans l'âme l'un à côté de l'autre, se limitent dans l'espace; ils sont invisibles et imaginables. Les faits internes ne sont connus que par voie d'aperception. L'aperception des faits internes est immédiate. C'est le principe actif s'apercevant de ce qu'il fait sans intermédiaire quelconque, sans démonstration d'aucune sorte. 1° Les facultés de tàme. — L'âme est douée de trois facultés fondamentales : l'intelligence, la sensibilité et la volonté. Ces facultés, d'après les règles de la logique, sont fondamentales en raison des espèces de produits irréductibles entre eux. Les facultés de comparer, de juger, de raisonner, de se souvenir, se ramènent à l'intelligence. Considérée comme faculté fondamentale, la sensibilité comprend les joies et les tristesses, les regrets, l'allégresse, l'espérance et la crainte, les sentiments égoïstes et désintéressés, le sentiment moral, esthétique, religieux, les affections sociales. Les facultés de désirer, de délibérer, de décider, d'exécuter rentrent dans la volonté. La volonté est la plus personnelle des facultés, car elle prend l'initiative de tout développement libre et de tout perfectionnement des autres facultés. Caractères généraux des facultés fondamentales. — Les facultés de l'âme ne s'exercent pas séparément l'une sans l'autre, mais indivisiblement, l'une au moyen de l'autre.
�— 103 — Quand l'intelligence fait attention, examine, raisonne, elle le fait au moyen de la volonté. Quand la volonté désire un bien, le préfère et se décide, elle s'exerce au moyen de l'intelligence: ignoti nulla cupido; quand l'intelligence et la volonté s'exercent, elles le font au moyen du sentiment. Un sentiment non satisfait me porte à exercer mon intelligence, ma volonté, ma puissance d'action. Donc les trois facultés forment un tout organique. 2° Elles présentent, en outre, des rapports de pénétration réciproque. Elles ont même sphère d'action, mêmes objets que l'intelligence connaît, que la volonté poursuit, auxquels le cœur s'attache. 3° Les facultés sont libres. C'est la volonté qui prend l'initiative du développement libre et du perfectionnement de l'intelligence ; c'est encore la volonté qui dirige les affections et perfectionne les sentiments. 4° Perfectibilité indéfinie des facultés. L'état natif de l'individu assujetti au corps, vivant de la vie des sensi n'est pas l'état naturel de l'être intelligent et moral; au contraire, c'est l'état de liberté et de développement intellectuel, moral et matériel, qui est l'état conforme à la nature et à ses lois. L'homme est donc perfectible, et tend à la perfection par l'exercice de toutes ses facultés. Non seulement l'homme est perfectible, mais sa per. fectibilité est indéfinie ; il peut avancer toujours dans la voie de la vertu, de la liberté, du bonheur, et cela grâce à ses facultés libres et universelles. Les facultés libres et universelles sont susceptibles
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d'application nouvelle, toujours variée et toujours féconde. Mais cette perfectibilité indéfinie suppose l'idéal de perfection absolu. De l'Intelligence. L'intelligence est une faculté fondamentale, capable de connaître, d'étendre et de perfectionner indéfiniment ses connaissances. A l'intelligence appartiennent des facultés non libres et des facultés libres. FACULTÉS NON LIBRES.— Les facultés non libres sont la perception et l'imagination, qui concourent à la formation de la connaissance, et dont les produits sont mêlés à la connaissance. La perception est la faculté de percevoir ou de représenter des phénomènes en présence de l'objet qui agit sur les sens, en tant qu'il agit sur les sens. La perception ne peut représenter que des phénomènes contingents, variables et relatifs, sans nous procurer aucune notion de ce que le monde objectif doit être, ni de ses lois absolument nécessaires. Vimagination. — L'imagination est la faculté de continuer la perception, lorsque l'objet a cessé d'agir sur les sens, et celle de la reproduire lorsqu'elle a disparu elle-même. Comme la perception, elle procure des matériaux de connaissances, et non pas des connaissances. Ce qui la distingue de celle-ci, c'est que les perceptions sont immédiates, tandis que les images sont obtenues au moyen des perceptions.
�— 108 —
FACULTÉS LIBRES.—Les facultés libres sontl'entendement, la raison et la mémoire, la réminiscence, l'imagination et la raison. 1° Entendement. — Le moi pense aux idées directes, conçoit et affirme l'objet, et cette faculté capable de s'étendre à tout et de se perfectionner toujours, c'est l'entendement. Celui qui conçoit bien, juge bien et raisonne bien; il s'entend lui-même et se fait entendre des autres.
La raison. — La raison n'est pas une des facultés fondamentales; elle ne fait pas acte de connaissance, de sentiment; mais elle intervient dans l'exercice de chacune des facultés fondamentales, et leur impose ses lois absolues et universelles. La mémoire. — Le moi qui pense et connaît est capable de penser à ce qu'il a connu et de le reconnaître, et cette faculté est. la mémoire libre ou intellectuelle. La mémoire présente trois espèces de faits, des faits de conservation, de reproduction et de souvenir. Conserver dans la mémoire, c'est pouvoir reproduire ce qu'on a connu. Le fait de la conservation s'explique en vertu de la nature propre de l'intelligence, qui est un tout en puissance, capable d'exprimer l'univers. La reproduction consiste à rappeler à son gré des connaisances antérieures, en vue d'un but qu'on se propose. La mémoire reproduit bien ce qui est bien classé, tandis qu'elle reproduit mal ce qui est mal classé.
�— 106 — Aussi, bien concevoir et bien distribuer est le meilleur moyen de cultiver la mémoire. Celui qui conçoit bien et distribue bien reproduit aisément et dans un ordre convenable, il retient ce qu'il sait, et sait ce qu'il retient. Réminiscence et souvenir. — Il existe des reproductions sans souvenir. Celui qui répète, à son insu, ce qu'il a entendu, a des réminiscences, sans avoir des souvenirs. Suivant une opinion célèbre de Platon, l'âme a des réminiscences d'une vie antérieure; mais elle n'en a pas de souvenir. C'est qu'il ne suffit pas de reproduire, mais il faut reconnaître, juger que ce qu'on a connu antérieurement est le même que ce qu'on connaît maintenant. Voilà le souvenir au sens propre. L'imagination.—L'imagination est une faculté libre qui, au lieu de reproduire d'une manière uniforme les mêmes combinaisons, invente des combinaisons nouvelles qu'elle sait varier à l'infini. Les arts mécaniques et les beaux-arts témoignent de sa fécondité. L'imagination la plus féconde et la plus originale emprunte à l'observation et à la mémoire les éléments de ses combinaisons originales, elle compare les éléments, les distingue, choisit les uns et écarte les autres. Il n'y a pas d'imagination sans entendement ; elle est soumise aux lois générales de la raison qui s'impose à ses combinaisons. Le poète, par exemple, qui imagine un drame con-
�— 107 — çoit des êtres personnels, des caractères, un plan, une action se développant dans l'espace et dans le temps ; mais la vérité, les caractères, la simplicité du plan, le développement mesuré de l'action résultent de leur conformité à la raison. Dans la conduite des affaires privées ou publiques, l'imagination combine le moyen d'exécution pour arriver à des résultats prévus ; mais elle ne saurait se passer longtemps de la raison et du jugement. Platon représente l'imagination comme le miroir de la raison, qui réfléchit les êtres du monde intellectuel. De la sensibilité intellectuelle. liant a ouvert une théorie exacte de la sensibilité et des systèmes divers qu'elle présente; il distingue notamment les sensations affectives, les sentiments intellectuels et les sentiments rationnels. A l'exemple de liant, nous nous occuperons successivement des diverses affections que présente la sensibilité.
Sensib ilité physique.
La sensibilité physique, en général, est la propriété de l'énergie individuelle de changer intérieurement en s'unissant à l'action organique qui la détermine. La sensibilité physique agit dans une sphère resreinte; elle est absorbée par la douleur ou le plaisir présent; elle ne s'étend ni au passé ni à l'aenir. Les sensations de plaisir et de douleur physiques sont rdinairement suivies de sentiments, mais ne peuvent
�— -108 — être confondues avec les sentiments. Tous, nous distinguons les plaisirs des sens, du goût, de l'odorat, et les plaisirs de l'esprit, d'un raisonnement clair etexact, d'une combinaison ingénieuse d'images, d'une théorie bien faite, par exemple ; de même personne ne confond les plaisirs et les douleurs attachés aux appétits physiques avec les joies et la tristesse de la conscience morale. Caractères distinctifs des sensations. — 1° Les sensations peuvent exister et existent sans que le moi en ait conscience : l'enfant, dont les vagissements dénotent des sensations, la somnambule qui ne sait pas ce qu'elle fait, le malade qui a perdu connaissance, éprouvent des sensations sans qu'ils s'en aperçoivent, sans penser à leurs causes, sans rien affirmer d'eux-mêmes ni des objets. Tous nous éprouvons à chaque instant des sensations qui passent inaperçues. 2° Les sensations s'imposent fatalement et déterminent les réactions de l'appétit et les mouvements. 3° La sensibilité physique agit dans une sphère restreinte, elle est absorbée parle plaisir et la douleur présente et par les causes qui les font naître, elle ne s'étend ni au passé ni à l'avenir. 4° Les sensations correspondent aux fonctions de la vie végétative.
La sensibilité intellectuelle. — Caractères de cette faculté'
La sensibilité intellectuelle est la faculté d'éprouver des sentiments*
�— 109 — Cette faculté est libre, universelle, perfectible, subjective, variable, relative. 1° Elle est libre, car les sentiments qu'elle éprouve sont libres ; il dépend de nous d'amener ou d'écarter les causes du sentiment, de détourner notre attention des biens et des maux. 2° Elle est universelle, car les sentiments s'étendent à toute sorte de biens et de maux, et même à l'infini et aux choses éternelles. 3° Elle est perfectible, car l'homme, malgré toutes les imperfections, les inconstances et les contradictions de son cœur, est capable de s'attacher aux biens vrais et durables, et il conçoit un idéal de perfection dont il veut s'approcher toujours. 4° Elle s'exerce en même temps que l'intelligence et la volonté ; les recherches de l'entendement, les combinaisons de l'imagination, les reproductions de la mémoire,les projets formés et exécutés, les difficultés reconnues, les obstacles surmontés, le succès et l'échec, l'occupation, et le défaut d'occupation, sont accompagnés de mouvements divers, plus ou moins intenses, de la sensibilité intellectuelle. 5° La sensibilité est subjective, car les sentiments, considérés en eux-mêmes, sont des états purement subjectifs, qui expriment ce que le sujet éprouve et la manière dont il l'éprouve; chacun juge du plaisir et de la douleur et des causes qui les procurent d'après ce qu'il sent, et la mesure des biens et des maux, de la sensibilité, se trouve en lui seul. 6° Elle est variable, car les sentiments ne demeurent pas les mêmes par rapport aux mêmes choses :
�— MO — tantôt on s'attache à un objet et tantôt on se détache du même objet. Qui ne connaît l'inconstance du cœur humain? 7° Elle est relative ; les sentiments diffèrent, en outre, suivant les personnes; les mêmes objets plaisent aux uns et déplaisent aux autres ; pour les uns, ce sont choses pénibles à éviter, et pour les autres, ce sont choses agréables à rechercher : Trahit sua quemqae voluptas. Aussi les hommes guidés uniquement par le sentiment se trouvent-ils en contradiction avec euxmêmes et entre eux. Les sentiments rationnels. J'entends par sentiments rationnels, soit des sentiments provenant de la raison , soit des sentiments conformes à la raison. Les sentiments rationnels ont pour objet propre l'absolu, auquel ils se conforment ; ils ne proviennent pas de dispositions subjectives et égoïstes de leur objet ; mais c'est l'énergie du moi, en tant que douée de raison, qui les éprouve, et c'est le sens de l'absolu qui les impose. Nous avons tous l'idée du vrai, du bien et du beau absolu; ils ne forment qu'un objet unique. 1. Sentiment du vrai absolu. Intelligences imparfaites et perfectibles, désirant toujours connaître plus et mieux, n'étant jamais satisfaits de nos conuaissances actuelles, nous avons le sentiment de la vérité absolue. 2. Sentiment du bien absolu. Nous avons, en
�— 111 — outre, le sentiment du bien absolu, notre modèle premier et achevé de tout ce qui est bien , juste dans le monde objectif et dans la vie humaine. Le bien absolu, en tant qu'imitable, nous donne l'idée et le sentiment du bien moral, c'est-à-dire de l'idéal de perfection à réaliser par la volonté libre dans son rapport objectif. 3. Sentiment du beau absolu. — Le sentiment du beau absolu et de tout ce qui, de près ou de loin, l'imite elle rappelle, est un autre sentiment rationnel, inséparable de celui du vrai et du bien ; delà, le sentiment de la beauté idéale, type de tout ce qui est beau ; le sentiment de la beauté physique répandue dans la nature, de la beauté morale qui orne l'âme humaine, de la beauté littéraire et artistique qui s'inspire aux sources diverses du beau et les reproduit de diverses manières. 4. Sentiment religieux. Les sentiments rationnels s'unissent et se complètent dans le sentiment religieux, qui a pour objet l'absolu, c'est-à-dire Dieu, la vérité toujours ancienne et toujours nouvelle, la beauté même, VAlpha et l'Oméga de tout ce qui existe. Caractères des sentiments rationnels. Les sentiments rationnels ont des caractères qui leur sont propres ; ils sont à lafois subjectifs el objectifs, désintéressés, etsont,en outre, la source de joies vraies, durables, et les mêmes pour tous, sans exclusion de personnes. 1. Ils sont subjectifs et objectifs ; ils se conforment
�à ce qui est vrai, beau, divin ; ils sont agréables à cause de cette conformité. Les joies de là conscience morale, par exemple, proviennent de l'accord de nos actions avec la loi divine. 2. Les sentiments rationnels sont désintéressés ; ils provoquent le renoncement à soi-même et aux tendances égoïstes. C'est en aimant Dieu et ses infinies perfections que le moi est capable de tant de sacrifices et de dévouements. 3. Les sentiments rationnels sont, en outre, la source de joies vraies, durables, etles mêmes pour tous, sans exclusion de personnes. Pour comprendre ces joies, il faut les éprouver, et pour les éprouver, il faut se vaincre soi-même, et marcher vers la perfection. Celui qui n'est pas vertueux, dit Aristole, n'éprouve pas les jouissances de la vertu, et celui qui n'est pas musicien ne sent pas celles de la musique. De la volonté. Il ne faut pas confondre la volonté avec l'appélit et l'instinct. L'appétit est un mouvement intérieur de propension ou d'aversion résultant d'un état de la sensibilité physique non satisfaite. Il y a des appétits qui correspondent aux fonctions de la vie végétative, à la conservation de l'individu, de l'espèce ; d'autres se rattachent à l'état du système nerveux et à l'exercice des organes des sens et du mouvement.
�— 113 — L'Instinct. — Il ne faut pas assimiler l'appétit à l'instinct. L'instinct est primitif, tandis que l'appétit se développe avec les sensations et les images acquises. L'instinctpersiste indépendamment de l'expérience acquise, tandis que les mouvements de l'appétit diffèrent avec l'expérience acquise. La volonté. — La volonté, sans la confondre avec le moi, est une faculté fondamentale du moi ; libre, universelle, indéfiniment perfectible, elle décide qu'elle fera ou ne fera pas un acte, ou un ensemble d'actes en son pouvoir. Le désir. — La volonté implique le désir, mais elle ne peut être confondue avec lui. Le désir est un degré de volonté, mais ne va pas toujours jusqu'au dernier effort ; c'est une manière de velléité par rapport à une volonté complète. En effet, l'homme bien souvent forme des désirs stériles et inefficaces. On peut définir le désir un mouvement de la volonté vers un bien qu'on n'a pas. Le désir implique le sentiment et la connaissance, car c'est par l'intermédiaire des sentiments que les objets connus provoquent des désirs, et personne ne désire ce qu'il ignore, et moins il connaît, moins il désire. Le désir est un vouloir incomplet, et la volonté ne se borne pas à désirer; mais elle décide. Eléments de la décision. — Le bien connu pour lequel la volonté se décide, c'est le but qu'elle se propose, le to hiy.0L ov de la décision. Les moyens divers dont elle dispose pour atteindre le but, c'est l'objet de la décision.
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�— 114 — La pensée plus ou moins prolongée aux biens futurs avant qu'on se les propose, et aux actes futurs avant de les faire, c'est la délibération. Le jugement et le sentiment ou la suite de jugements et de sentiments par lesquels la volonté se pose un but et décide ce qu'elle fera sont les raisons ou les motifs de la décision. Prendre une décision et accomplir l'acte sont choses différentes. On peut ne pas faire immédiatement ce qu'on a décidé. . L'analyse distingue donc une série d'actes appartenant à la volonté, depuis le désir jusqu'à la décision, et depuis la décision jusqu'à l'action faite, exécutée. La volonté diffère du libre arbitre. La volonté est une faculté fondamentale, et le libre arbitre est le mode d'agir de la volonté. C'est la volonté décidant qu'elle fera ou ne fera pas des actes en son pouvoir, ayant la liberté de choix. Le libre arbitre n'est pas seulement affranchi de la contrainte qui provient d'un principe externe et exclut la spontanéité ; il est affranchi en outre de la nécessité qui provient d'un principe interne et exclut le choix. Imparfaite et perfectible, la volonté est soumise à la loi du progrès. Elle ne doit pas seulement exercer son empire sur les sens ; elle doit encore se gouverner ellemême, réprimer et transformer les sentiments et les inclinations égoïstes, et se rapprocher de plus en plus de la volonté divine. L'idée de la liberté diffère du libre arbitre. Le libre arbitre, c'est la volonté libre en fait ; l'idée
�— 115 — de la liberté, c'est la volonté libre comme elle doit l'être à tous égards. Le premier appartient à la volonté, par là même qu'elle s'exerce; l'autre est l'idéal de la volonté libre.
�TROISIÈME
PARTIE
REVdE HISTORIQUE DE L'INSTRUCTION ET DE L'ÉDUCATION DEPUIS LES GRECS ET LES ROMAINS JUSQU'A NOS JOURS.
CHAPITRE PREMIER
LA GYMNASTIQUE ET LA MUSIQUE CHEZ LES GRECS.
Les Grecs ayant exercé une grande influence sur la culture intellectuelle des peuples modernes, relativement à l'historiographie et les mathématiques, la poésie et la littérature, la philosophie et l'art plastique, examinons l'organisation de leur enseignement classique. L'éducation se proposait, chez les Grecs, de fortifier le corps et de perfectionner l'âme, et se trouve résumée dans la gymnastique et la musique. Il en était encore ainsi à l'époque de Platon; et ce philosophe qualifie de ces deux noms, dans le troisième livre de la République, le système entier que recevaient les citoyens.
�— 117 — La gymnastique comprenait tous les exercices du corps que l'on considérait comme une préparation à la guerre, et la musique enseignait tout ce qui pouvait nourrir l'intelligence. Les exercices de l'esprit n'étaient pas moins variés que ceux du corps. Le jeune homme qui avait appris du gymnasiarque et du pédotribe à fortifier et à assouplir ses membres, de manière à pouvoir subir les fatigues de la guerre ou les dures épreuves du noviciat des athlètes, apprenait du maître chargé de former son esprit et ses mœurs, l'art de lire et d'écrire correctement et distinctement, l'arithmétique, le chant, la géographie, qui se montrait à l'aide de globes et de cartes, la logique, la rhétorique, l'histoire, le droit civil, la morale et la politique, qu'on ne séparait pas de ce temps-là.
Les écoles d'Athènes à l'époque d'Alexandre : — leur caractère.— Enseignement régulier du jeune Athénien. Les écoles d'Athènes étaient des enseignements libres, constituées en dehors du sacerdoce et indépendantes de ÏElat. — En effet, qu'on pénètre dans l'école de lecture et d'écriture dirigée par les grammairiens, dans l'école de musique dirigée par le kithariste, dans les gymnases ou les cours de philosophie, on ne trouve d'instruction religieuse dans aucune de ces institutions, à moins qu'on ne veuille considérer comme telle l'étude de certains passages qu'on choisissait dans
�— 118 — les poésies d'Homère ou d'Hésiode, qu'on faisait expliquer et réciter aux enfants. Les écoles qui s'occupaient des hautes études étaient des institutions libres, indépendantes de l'Etat. Les professeurs n'étaient ni nommés ni rétribués par le gouvernement ; on sait que Démosthène ne put suivre l'école d'Isocrate, où l'honoraire était de dix mai'cs. Les seules écoles auxquelles le gouvernement accordât ses soins et ses sacrifices, c'étaient les didascalées et les gymnases, et même ces écoles étaient moins à la charge de l'Etat que des citoyens. Les lois qui régissaient les didascalées obligeaient chaque tribu de payer les leçons de musique et de gymnastique données aux enfants qui lui appartenaient. Quant aux gymnases, si le gouvernement d'Athènes entretenait ces établissements qu'il avait fondés, son attention ne s'y portait guère que sur les exercices du corps, les mœurs et la discipline. Les dispositions essentielles de la loi sur les gymnases sont celles qui ordonnent aux maîtres d'ouvrir ces institutions, après le lever du soleil, et de lesfermer avant son coucher; interdisent, sous peine de mort, l'entrée de ces écoles aux personnes qui avaient passé l'âge puéril; rendent les gymnasiarques responsables à cet égard, et prescrivent des choragi âgés de plus de quarante ans. La plupart des employés du gymnase s'occupaient de la direction des exercices et de la surveillance des mœurs. Les sophronistes, nommés par
�— 119 — les dix tribus, et le gymnasiarque, investi d'une autorité générale sur les gymnases, ne pouvaient pas non plus intervenir dans les études, et l'aréopage lui-même, qui surveillait tous ces fonctionnaires, ne paraît pas s'en être mêlé davantage (1).
Enseignement régulier du jeune Athénien. L'enseignement régulier du jeune Athénien embrassait une période de dix-huit ans, et comprenait l'éducation dans la famille, l'instruction élémentaire dans le didascalée, l'enseignement classique dans le gymnase, et le cours supérieur dans les écoles de rhétorique et de philosophie. Education dans la famille. — L'éducation domestique commençait à la naissance de l'enfant et durait jusqu'à l'âge de sept ans. Les enfants des citoyens pauvres étaient élevés par leurs mères; mais, dans les familles aisées, chaque enfant recevait une nourrice, et à l'âge de deux ans, une bonne qui lui donnait la nourriture, l'habillait, le déshabillait, le portait ou le conduisait à la promenade, le surveillait ou lui contait des histoires. Pendant les six premières années, les jeux et la discipline morale constituaient le fond de l'éducation de l'enfant. Les jeux étaient à peu près les mêmes que chez nous. Les enfants s'amusaient avec des poupées, des petits chars, des maisons, des dadas, des dés, destou(1) Démosthène, in Lept. — Ulp. in Lept. orat. p. 675.
�— 120 — pies, des bateaux, aux colins-maillai'ds. Les boule» de neige, la balançoire, le cerceau, la course et les jeux de cache-cache étaient aussi connus. Instruction élémentaire des didascalées. — Le jeuue Grec restait dans cette école depuis l'âge de sept ans jusqu'à celui de douze, avec cette différence, pour les riches et les pauvres, que les premiers y faisaient conduire leurs enfants par un pédagogue. C'était le plus souvent un esclave. Il était le protecteur, le conseiller, le gardien de l'enfant; il lui apprenait la bonne tenue et la politesse ; il raccompagnait à la promenade. Les grammairiens étaient les instituteurs des didascalées; ils apprenaient aux enfants à lire, à écrire, et à parler correctement leur langue. Ils les initiaient aussi aux mathématiques, àlaphysique, à l'histoire et à la géographie; ils leur racontaient les faits les plus glorieux des hommes illustres de l'antiquité. A côté de cette instruction élémentaire, les enfants recevaient, des pédotribes, des leçons de gymnastique. La gymnastique comprenait les exercices libres des pieds et des mains, les exercices sur la corde, le saut, la course, la lutte, etc. Enseignement du gymnase. — A l'âge de douze ans, commençaient les exercices du gymnase, où l'on apprenait l'histoire et la géographie d'après le fameux catalogue du deuxième livre de VIliade, l'éloquence, les belles-lettres etlesmathématiques. Chaque gymnase s'élevait près de quelque temple, pour imposer à la jeunesse la crainte et le respect des dieux.
�— 121 — Le cours supérieur. — La rhétorique et la philosophie, qui formaient le dernier degré des études grecques, embrassait tout le savoir grec, l'histoire naturelle, laphysiqueet l'astronomie; on y débattait même des questions d'esthétique et de dialectique. On peut même induire des travaux auxquels se livra Aristote pendant son séjour à l'académie, qu'on y étudiait aussi la médecine. L'art militaire. — Le jeune Athénien, ayant fini à dix-huit ans le cours régulier d'éducation, apprenait pendant deux ans l'art militaire; il s'exerçait à l'escrime et à l'équitation; à vingt ans, il prêtait le serment civique, et à partir de ce moment, il était un homme indépendant.
Les sophistes à Athènes. Tant que la morale, la crainte de Dieu et l'amour de la patrie furent en honneur à Athènes, l'enseignement des maîtres conserva son véritable caractère, l'ennoblissement de l'esprit et l'élévation du cœur ; mais la corruption des mœurs s'étant répandue dans toutes les classes de la société, l'égoïsme, qui refroidit les cœurs, prit la place du dévouement chez les maîtres, et alors on vit apparaître à Athènes une foule de sophistes qui donnaient leurs leçons pour de l'argent. Les sophistes qui succédèrent immédiatement à Xénophane et à Empédocle, embrassaient dans leur enseignement l'arithmétique, la géométrie, l'astrono-
�— 122 — mie, la musique, la rhétorique, la morale, la philosophie, la politique et la religion elle-même. Ils donnaient leurs leçons devant un vaste auditoire, avec toutes les subtilités de la dialectique et toutes les pompes de l'éloquence; mais ils ne tardèrent pas à saper les fondements de la morale et de la religion, ils agitèrent ces deux questions : « Les dieux de l'Olympe existent-ils, ety a-t-il desdieux? »Us répondirent par cette déclaration : « Il n'y a pas de dieux. » C'est contre ces faux savants et ces faux sages que Socrate usa son rare bon sens et cette redoutable dialectique qui lui valurent la haine des sycophantes et des hypocrites ; jaloux de son rare talent, ils le. firent mourir. Socrate. — Socrate, né à Athènes, en 470 ou 469, fils d'un pauvre sculpteur, nommé Sophronisque et d'une sage femme, Phœnarète, se forma un esprit complètement opposé à la frivolité et aux habitudes sophistiques de l'époque; il fut le précepteur du genre humain comme celui de ses compatriotes, non pour l'amour du gain, ni de la réputation, mais en vertu d'une vocation intérieure. Il se proposa de soumettre les prétentions scientifiques à une obligation d'un ordre plus élevé, savoir : la vertu, et de rattacher la religion à la morale. Sans fonder proprement une école, ni établir un système philosophique, il attira autour de lui, par la dignité et l'urbanité de ses entretiens, une foule de jeunes gens et d'hommes de tout âge et de toute condition, leur inspira des idées élevées, et forma des esprits supérieurs.
�— 123 — Adversaire constant du charlatanisme scientifique, il s'attira des ennemis, et finit par succomber à leurs intrigues. Doctrine de Socrate. — Socrate enseigna l'existence d'un Dieu unique, qui se révèle dans l'harmonie de l'univers et dans la raison et la conscience de l'homme. Il reconnaissait la Providence, et a proclamé l'immortalité de l'âme. Méthode d'enseignement de Socrate. — Sa méthode était une sorte d'accouchement intellectuel, qu'il exerçait en tirant de la conscience de chacun les principes de croyance naturelle, au moyen de procédés vulgaires, par l'induction et l'analogie, et dans la forme du dialogue. « Le bonheur infini avec lequel il savait charmer l'esprit, dit Matter, et le mener d'observation en observation, de découverte en découverte, était, le véritable secret de son génie. s> Cette méthode de Socrate est également applicable aux écoles primaires de tous les degrés, et elle est précieuse surtout pour ce qui concerne l'éducation proprement dite. Une question étant posée, Socrate s'appliquait à la faire traiter par ses élèves, au lieu de la leur développer lui-même, se réservant de former de leurs réponses un tout, où leurs imperfections étaient rectifiées., les insuffisances et les lacunes comblées. 11 est facile de comprendre : 1° que cette méthode est souverainement propre à développer l'intelligence, car le travail personnel que fait l'élève le rend actif, et ce qu'il acquiert est pour lui comme sa propre
�— 124 — découverte, qui l'impressionne, le flatte et l'encourage. C'est en appréciant cette belle méthode qu'Ozanam a écrit ces paroles immortelles : « Socrate, le plus beau génie delaGrèce, n'a étéqu'un excellent instituteur ».
Platon. — Sa doctrine et sa théorie sur F éducation de l'enfant. Platon, ce génie puissant et sublime, debout au milieu des siècles, nous représente en quelque sorte, dans le domaine de la philosophie, l'antiquité tont entière. Redevable à Socrate de ses nobles inspirations, il acheva de couronner le monument éternel dont ce grand philosophe avait posé la base, et qui devait captiver l'admiration de la postérité. La nature avait réuni dans Platon les dons les plus heureux et en même temps les plus variés, s'estimant heureuse de former en lui le plus beau génie que la philosophie ait révélé à l'humanité. Platon naquit à Athènes en 430 et mourut en 348 avant J.-C, quelques années après que Démosthène eut prononcé sa première philippique. Il était fils d'Ariston et de Périctone, de la race de Codrus et de Solon. Ses talents furent heureusement cultivés par son activité laborieuse. Il cultiva les Muses, les sciences mathématiques, entreprit de nombreux voyages, particulièrementen Italie et enSicile, entretint de nombreux rapports habituels avec les esprits les plus distingués d'Athènes, surtout avec Socrate, dont il suivit les le-
�— 125 — çons pendant six années, et avec les pythagoriciens de la grande Grèce. Ainsi se forma ce grand philosophe, unique peutêtre par l'étendue de son savoir, la profondeur de ses vues et de ses inspirations. Les ouvrages de Platon ne sont pas des traités de dialectique, mais des dialogues ; et sa poésie est constamment pénétrée d'un souffle puissant. Son style est très simple, comme tout style du temps de Périclès ; mais dans cette simplicité attique domine le sublime tempéré parla grâce. Doctrine de Platon. — Platon enseignait l'existence d'un Dieu suprême, libre, juste et sage, d'un Dieu esprit, et la préexistence des âmes. Il connaissait vaguement la chute de l'humanité, pressentait l'immortalité de l'âme, les récompenses et les peines après la mort. Quant à la certitude sur toutes ces vérités, on ne pouvait l'attendre, disait-il, que d'une parole divineent révélée. C'est à lui qu'appartient cette belle déinition : « La philosophie est une préparation à la ort. » Cet enseignement qui semble préluder aux érités chrétiennes a toujours rendu la doctrine platoicienne précieuse aux penseurs chrétiens, et l'ont ait nommer, par Boost, la préface de l'Evangile. Théorie de Platon sur l'éducation de l'enfant. —Pour ien apprécier le système de Platon sur l'éducation, appelons-nous que sa politique se propose l'organisaion de la société en vue de faire parvenir le plus rand nombre possible d'hommes à la science et à la erlu. Elle se fonde sur le dévouement absolu de tous 'Etat; elle prépare tous les citoyens à ce dévoue-
�— 126 — ment par l'éducation, et, pour obtenir l'unité complète et la perfection de l'Etat, elle s'efforce de comprimer les sentiments les plus naturels de l'âme. Dans la République il ne respecte ni la liberté individuelle, ni la famille, ni la propriété ; il établit la communauté des femmes, prive la mère du droit de nourrir ses enfants, et fait périr ceux qui sont difformes. Quelle différence entre l'enseignement de Platon et la doctrine de Jésus-Christ ! En établissant la communauté des femmes, Platon avilit une partie du genre humain, et Jésus-Christ; en établissant l'indissolubilité du mariage, réhabilite la femme et lui rend la place d'honneur au foyer domestique. En privant la mère du droit de nourrir ses enfants, ce philosophe étouffe dans le cœur maternel l'amour le plus tendre et le plus naturel. En rendant l'enfant à la mère, Jésus-Christ dépose sur son front la couronne de la maternité ; et depuis qu'il a dit :« Laissez venir à moi les petits enfants », l'enfant est dans la famille un signe de joie et d'union, et un présage de sérénité pour tous. Platon fait périr l'enfant mal constitué, et JésusChrist abrite son berceau avec sa crèche de Bethléem. Dans sa République, Platon a parlé le langage d'un homme, et dans son Evangile Jésus-Christ a parlé le langage d'un Dieu. La gymnastique et la musique. — Platon donne pour base à l'éducation ia gymnastique et la musique, a Le plus beau spectacle, dit-il, pour quiconque pour-
�— 127 — raitle contempler, serait celui d'un corps et d'une âme également beaux, unis entre eux, en qui se trouveraient toutes les vertus dans une harmonie parfaite. » La gymnastique doit donner au corps la vigueur, la souplesse, l'agilité nécessaire au bon service de l'âme ; la poésie doit former les mœurs, et la musique doit donner à l'esprit toutes les belles connaissances, lui révéler toutes les nobles doctrines qui seront l'ornement et la lumière de sa vie, elle doit le mettre en harmonie avec le bien et le beau. Véducation commence à la naissance de Tenfant. — « Tu n'ignores pas, disait-il, qu'en toutes choses la « grande affaire est le commencement, surtout à l'é« gard d'êtres jeunes et tendres, car c'est alors qu'ils « se façonnent et reçoiventl'empreinte qu'on veut leur « donner. En ce cas souffrirons-nous que les enfants « écoutent toutes sortes de fables, imaginées par le <r premier venu, et que leur espritprenne des opinions « la plupart du temps contraires à celles dont nous « reconnaîtrons qu'ils ont besoin dans l'âge mûr ? « Nous engageons donc les nourrices à ne raconter « aux enfants que des fables choisies, et à s'en servir « pour former leurs âmes avec encore plus de soin « qu'elles n'en mettent à former leurs corps. » Du choix des instituteurs. — Pour faire comprendre à ses contemporains le devoir qu'ont les pères et mères de choisir de bons instituteurs pour leurs enfants, Platon leur dit dans unlangage d'une simplicité vraiment sublime, qui lui était familière :
(1) Platon, Répub., liv. n, t. VI, pages 105 et 106.
�— 128 — « Que votre cordonnier soit mauvais ouvrier et « vous fasse de mauvaises chaussures, ou qu'il se donne « pour cordonnier sans l'être, vous n'en éprouverezpas « grand dommage; mais que les instituteurs de vos '< enfan ts ne le soient que.de nom, ne voyez-vous qu'ils « entraînent votre famille à la ruine et que d'eux seuls « dépendent votre conservation et votre bonheur (1)? » Insistant sur la nécessité d'avoir des instituteurs vertueux et expérimentés, Platon ajoute : « Dites« nous donc quel est le meilleur maître que vous « ayez rencontré dans l'art d'élever les jeunes gens? « Avez-vous appris de quelqu'un ce que vous savez « à cet égard, ou l'avez-vous trouvé de vous-même ? « Si vous l'avez appris, dites-nous quel a été votre « instituteur, et quels sont ceux qui donnent ces « leçons, afin que si les affaires publique ne nous en <c laissent pas à nous le loisir, nous allions à eux el « à force de présents et de prières, ou par ces deux « moyens à lafois, nous les engagions àprendresoin de '< nos enfants, et de peur que si ces enfants viennent à « se corrompre, ils ne déshonorent leurs aïeux. Que si « vous avez trouvé cet art si difficile de vous-même, « voyons vos preuves, citez-nous ceux que vous avez « formés par vos soins à la vertu et à la sagesse. « Mais vous commencez aujourd'hui pour la première « fois à vous mêler d'édncation : prenez garde, car « ce n'est pas sur des esclaves que vous faites votre « coup d'essai, mais sur nos fils (2). »
(1) Platon, Républ., liv. IV. (2) Lâches, paroles de Socrate.
�— 129 — Education intellectuelle. — Pour bien comprendre le plan d'éducation de Platon au point de vue intellectuel, il faut nous rappeler que ce philosophe enseignait la préexistence des âmes et leur déchéance aussi longtemps qu'elles sont éloignées de Dieu et emprisonnées dans la matière. Il admettait en outre que chaque homme apporte dans son âme l'image de sa nature primitive. La tâche de l'éducation est de vivifier cette image, afin que l'homme, attiré par elle, puisse rentrer dans sou union primitive avec l'être suprême. L'éducation est basée sur les habitudes, et celles-ci s'acquièrent par l'exemple, par le commerce des hommes, par l'instruction et la vie pratique. Toute habitude doit se contracter de bonne heure. Pour cette raison les premières années sont les plus importantes en éducation. D'après Platon, la culture intellectuelle comprend les arts, les sciences et enfin la philosophie. La culture intellectuelle commence à 10 ans par l'écriture et la lecture. Il recommande de choisir pour la leclure les meilleurs morceaux des bons auteurs. A13 ans commencel'inslruction musicalesur la lyre; puisviennentl'arithmétique,la géométrie, l'économie, l'astronomie et la philosophie. Education morale. — Platon veut qu'on inspire aux enfants la crainte de Dieu et le respect de la vieillesse, et qu'on n'expose à leurs regards que des tableaux qui pourront les porter au bien et enflammer leur courage. Il veut qu'on les élève dans
�— 130 la tempérance, la frugalité et la simplicité. Tous ces préceptes de Platon sont admirables. Mais sa théorie politique relative à la femme et à l'enfant, élant contraire à toutes les lois de la nature, n'a jamais exercé sur le peuple aucune influence pratique.
Aristote. ■— Son système iVéducation. Platon et Aristote,géniesincomparables, associésaux honneurs d'une commune célébrité, peuvent être comparés à deux phares lumineux, destinés à éclairer à travers les siècles la marche de l'esprit humain. Ils ont à jamais fixé, dans l'Occident : l'un les idées fondamentales sur lesquelles reposelaphilosophie, l'autre laméthodequilui opn vient à merveille et qu'elle afidèlement gardée. Aristote naquit à Stagyre, en Macédoine, l'an 382 avant J.-C. Il avait suivi pendant vingt ans les leçons de Platon, recueillant avec soin ses commentaires. Il devint en 346 le précepteur d'Alexandre, et dans la suite cet illustre conquérant favorisa son ardeur pour les sciences en lui donnantune collectiond'objets d'histoire naturelle et une sommed'argentpour acheter des livres. Il fonda en 334 une nouvelle école dans les promenades du Lycée, qui reçut le nom d'école péripatéticienne. 11 mourut en 322. Embrassant toutes les sciences cultivées de son temps, Aristote les a distinguées en diverses classes, et leur a donné une forme systématique, logique, métaphysique, morale, politique, poétique.Tout a été l'objet de ses recherches et de ses méditations, comme
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le prouve ce qui nous est,parvenu des nombreux ouvrages qu'il a composés. Par l'étendue de ses connaissances et la profondeur de sadoctrine, Aristote a surpassé tous les philosophes de l'antiquité, et il n'a de rival que Platon. Platon emploie la méthode de l'induction, et Aristote celle de la déduction ; le premier semble aspirer à quitter le inonde ; le second s'y renferme, étudie la nature comme l'humanité, l'esprit comme la nature, les arts comme la science. Platon est le génie de l'abstraction, Aristote celui de la classification. Importance de la méthode d'Aristote. — Ses vastes connaissances et sa méthode assurent à Aristote une place importante dans l'histoire de la pédagogie ; il éclaire tous les objets disséminés autour de nous, et ces objets il les fait jaillir de la nature. Il aperfeclionné la méthode déductive en donnant les premières lois au syllogisme régulier. En évitant toutes les hypothèses et les spéculations arbitraires, Aristote a hâté les progrès des sciences naturelles ; et les doctrines anthropologiques reposant sur l'expérience nous montrent la nature humaine dans sa réalité et offrent une règle positive de l'éducation. Théorie de {éducation d!Aristote, ramenée à quelques points fondamentaux. — Après avoir parcouru le cercle des connaissances humaines, Aristote ne pouvait rester étranger à la pédagogie. Au dire de Diogène de Laè'rte, il avait composé un traité, qui est perdu, intitulé : EEsoi rrcachiag. Malgré la perte de cet ouvrage, il cstfacile'de reconstituer la théorie d'Arislole sur l'éducation parla
�— 132 — lecture du traité de la Politique et par l'étude de son admirable enseignement dans le Lycée, école qu'il avait fondée à Athènes, vers l'an 335. 1° Aristote, comme Platon, veut que l'on prépare l'éducation de l'enfant même avant sa naissance en soumettant le mariage à une réglementation légale. Il fixe l'âge des époux : dix-huit ans pour les femmes, trente-sept ou un peu moins pour les hommes ; il condamne en même temps les unions trop tardives et réprouve les unions trop précoces. 2° Quant à l'époque du mariage : « Nous partageons, dit-il, l'avis de ceux qui croient que l'hiver est la saison la plus favorable »; et il ajoute : « En général, le vent du nord paraît aux médecins préférable au vent du midi >>. « Durant leur grossesse, les mères veilleront avec « soin à leur régime, et se garderontbien d'être inac« tives et de se nourrir légèrement. « Le législateur leur prescrira de se rendre chaque « jour au temple, pour implorer l'appui des dieux qui « président aux naissances. Mais si le corps a besoin « d'activité, il faudra conserver à leur esprit le calme « le plus parfait. « 3° Les enfants ne se ressentent pas moins desim« pressions de la mère que les fruits ne tiennent du « sol qui les nourrit. » 4° Le lait est la nourriture de l'enfant : il faut s'abstenir de lui donner du vin, à cause des maladies qu'il engendre. S0 Aristote demande qu'onhabitueles enfants à l'impression du froid, et semble approuver l'usage des
�— 133 — peuples barbares qui les plongent de bonne heure clans des bains d'eau froide. 6° Pour toutes les habitudes qu'on peut contracter, il vaut mieux s'y prendre dès l'âge le plus tendre, en ayant soin de procéder par degrés. 7° Le premier principe do la pédagogie d'Aristote, c'est qu'il faut distinguer trois moments dans le développement de l'homme : 1° la vie physique, parce que le corps est né avant 1' âme ; 2° l'instinct, parce que, dans l'âme, la partie irrationnelle est antérieure à la partie rationnelle ; 3°la raison. Par suite, il faut graduer, selon trois échelles de l'existence, la progression des exercices et des études. Il y a là comme les premiers linéaments de ce que les modernes appellent l'éducation progressive. 8° De deux à cinq ans l'éducation de l'enfant sera négative. On se contentera de le préparer à ce qu'il apprendra plus tard. « Tout dans l'éducation doit être disposé en vue des travaux qui l'attendent ; que ses jeux mêmes soient comme des ébauches des exercices auxquels il se livrera dans un âge plus avancé. » 9° Il demande que les enfants fréquentent le moins possible la société des esclaves, et qu'on éloigne d'eux tout ce qui pourrait leur donner des impressions dangereuses, comme le théâtre et les farces satyriques. 10° De cinq à sept ans, il faut que l'enfant apprenne à regarder et à écouter. 11° A sept ans commence la gymnastique, non les savants exercices de l'athlète, mais simplement ce qui est propre à développer la force et la beauté, et plus tard ce qui peut aguerrir.
�— 134 — 12° La culture morale, suivant Aristote, repose essentiellement sur l'habitude ; la culture intellectuelle, sur l'imitation. La culture de l'intelligence sans les habitudes morales ne sert qu'à corrompre l'homme. 13° Les études qui doiventfaire l'objet de l'éducation sont la gymnastique, la grammaire, la musique et le dessin. D'après Aristote, ces exercices doivent être abordés, non pas simultanément et à la fois, mais successivement et à tour de rôle. Trois ans seront consacrés à la gymnastique, trois ans à la musique. Parmi les arts, Aristote recommande surtout la musique, à cause de son influence morale et du moyen qu'elle offre de se récréer agréablement. 14° Il veut encore qu'on fasse ressortir, dans les diverses branches qu'on étudie, le côté esthétique ; et comme cet élémentmanque clans les mathématiques, il ne leur donne, à l'inverse de Platon, qu'une importance secondaire. Yoilà en résumé les principes pédagogiques exposés par Aristote, dans sa Politique ; mais, pour avoir une idée complète de son admirable plan d'enseignement, il faut lire ses immortels ouvrages, où sont développées les leçons qu'il donnait au Lycée. Tout a été l'objet de ses recherches : logique et métaphysique, morale et politique,histoire etphilosophie, éloquence, histoire naturelle. Rien ne manquait à son vaste programme d'études. L'éducation, d'après Aristote, doit cultiver, exercer, développer, fortifier et polir toutes les facultés physiques, intellectuelles et morales qui consti-
�— 135 — tuent dans l'enfant la nature et la dignité humaine. Accordant une large part à l'éducation morale, Aristote veut qu'on éloigne de l'enfantions les mauvais exemples, la poésie licencieuse, les spectacles et les discours dangereux ; il veut qu'on lui inspire des sentiments droits, et qu'on lui fasse contracter de bonnes habitudes. L'instruction doit reposer sur la lecture.
Plutarque. — Son traité de Téducation des enfants, Plutarque, esprit élevé, imagination riche et féconde, moraliste sévère, grand philosophe, historien judicieux, estdigne d'occuper unrang distingué parmi les plus beaux génies de l'antiquité. Comme Lafontaine, il charme tous les âges. JeanJacques Rousseau en fit à neuf ans sa lecture favorite, et Montaigne, les délices de sa vie. Plutarque appartenait à une des familles les plus honorables de la Chéronée. 11 naquit l'an 50 do J.-C. et mourut dans la même ville, l'an 120. Il perfectionna ses études à Athènes, la capitale du monde littéraire, et adopta les principes philosophiques de Platon. Il se présente à la postérité avec la triple auréole de la science, du génie et de la vertu. Il a été un des écrivains les plus féconds de son siècle, et ses ouvrages sont universellement connus et recherchés. Si ses Vies des grandshommes l'égalent aux plus cé-
�— 136 — lèbres historiens de la Grèce et de Rome, ses traités de morale lui assurent un rang distingué parmi les philosophes les plus célèbres de l'antiquité. Traité de l'éducation des enfants. — Regardant l'éducation comme un des objets les plus importants de la morale, comme celui qui influe le plus sur lebonheur ou le malheur du reste de la vie, Plutarque a composé un traité d'éducation qui peut servir do règle à tous ceux qui écriront sur cette matière. Il suit pas à pas la nature, et, aussi simple qu'elle, il ne cherche qu'à instruire et à éclairer. Il remonte jusqu'à la génération des enfants pour prévenir les vices dont elle pourrait être infectée, et après des réflexions générales qui concourent à perfectionner la vertu, et qui sont les qualités naturelles, l'instruction et l'habitude, il entre dans le détail : il expose les motifs qui doivent engager les mères ànourrir leurs enfants, et réclame avec force en faveur d'un devoir si naturel et malheureusement si négligé. Il passe au choix des nourrices et des esclaves qu'on place auprès d'eux, des personnes auxquelles on les remet au sortir de l'enfance, et surtout des instituteurs. Il compare à cette occasion la science etlasagesse avec tousles autres biens humains ; et aprèsle plus belélogc de la philosophie morale et des avantages qu'elle procure, il conclut que lavertu seule peut rendre l'homme heureux. Toute la mission dos instituteurs doit être de rendre les hommes vertueux, mais toujours par les voies de la douceur et de la perfection. De l'éducation du premier âge, il passe à celui de
�— 137 — l'adolescence, cet âge vif et bouillant qui demande bien plus de précautions et de soins que celui de l'enfance. C'estalors, surtout, qu'il veut qu'on écarte d'eux les hommes dont la société pourrait les pervertir ; il trace avec beaucoup d'énergie le portrait des hommes corrompus, qui tendent des pièges à l'innocence de la jeunesse, et ne réussissent que trop à la séduire. Il exige beaucoup d'indulgence pour les jeunes gens, afin de ne pas aigrir leur caractère, et finit par prescrire aux parents d'être exempts de tous les vices pour en inspirer l'aversion à leurs enfants, et les porter, par leurs exemples, à l'amour et à la pratique de la vertu. Extraits du Traité de l'éducation des enfants. Les parents ne doivent transmettre aucune tache à leurs enfants. « Les pères qui veulent assurer à leurs enfants l'estime et la considération publiques ne doivent s'allier qu'à des femmes honnêtes et vertueuses. La mauvaise réputation des parents est pour les enfants un opprobre qui se répand sur tout le cours de leur vie, et les expose aux reproches les plus amers. « C'est une tache ineffaçable que de tenir le jour d'une mère coupable, a dit avec raison Euripide. Rien n'inspire plus de confiance et plus d'élévation que l'avantage d'une naissance irréprochable, et c'est un bien que tout père qui s'intéresse véritablement à la gloire de ses enfants sera jaloux de leur procurer.
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�— 138 — « Mais rien aussi ne rabaisse et n'humilie davan"« (âge qu'une naissance déshonorée par quelque « lâche. Ce qui fait dire au même poète :
Des vices des parents le honteux assemblage De l'âme la plus fière amortit le courage.
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« Les mères doivent nourrir leurs enfants. — Je crois qu'il est du devoir des mères d'allaiter leurs enfants. La nature leur en fait une obligation: ces sources de lait qu'elle leur donne sont destinées à la première nourriture des enfants. Elle ne les a pas même refusées auxanimaux, et sa prévoyance a été jusqu'à leur donner deux mamelles, afin que celles qui auraient deux jumeaux puissent fournir en même temps à l'un et à l'autre une nourriture suffisante. « D'ailleurs les mères qui nourrissent leurs enfants conçoivent pour eux plus de tendresse ; ne s'attachet-on pas plus fortement aux personnes avec qui l'on a été nourri? Ne voit-on pas que les animaux même qui ont été élevés ensemble ne se quittent qu'à regret? C'est donc, je le répète, une obligation pour les mères de nourrir elles-mêmes leurs enfants, au moins de l'essayer. Si la faiblesse de leur tempêrament, si le désir d'une plus grande fécondité les en empêchent, alors elles doivent mettre la plus grande circonspection à bien choisir les nourrices qu'elles chargent de ce soin. Choix des nourrices. — « Que ce soit des femmes grecques d'origine et de mœurs. En effet, s'il est nécessaire de façonner les membres desenfanls, aussitôt après leur naissance, pour ne leur laisser con-
�— 139 — « « « « ce « « « « « « tracter aucun défaut naturel, on ne peut aussi former trop tôt leur caractère et leurs mœurs. L'esprit des enfants est une pâte flexible qui reçoit sans résistance toutes les formes qu'on veut leur donner, « Une fois fortifiés par l'âge, on les plie difficilement. Les sceaux se gravent aisément sur une cire molle ; de même les préceptes qu'on donne à ces esprits encore tendres, s'y impriment facilement et y laissent des traces profondes. C'est pour cela que le divin Platon recommande expressément aux nourrices de ne point entretenir les enfants de contes ridicules, qui remplissent leur esprit d'idées fausses
« et absurdes. Le poète Phoiglide donne aussi ce sage précepte :
a Cultivons les esprits dès la première enfance. « Versons en eux du bien l'heureuse connaissance ! »
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Qualités des esclaves. — « Il faut premièrement qu'ils aient des mœurs pures; en second lieu, qu'ils sachent bien leur langue, et qu'ils la parlent correctement. Des esclaves barbares ou corrompus communiqueront aux enfants les vices de leur langage et de leurs mœurs. Un ancien poète a dit, avec raison, qu'on apprend à boiter avec le boiteux. » Instituteur. — Ses qualités. — « Je passe mainteliant à ce qu'il y a de plus essentiel clans toute l'éducation : c'est le choix du maître qu'on charge d'élever les enfants. Il faut qu'il joigne à des mœurs pures, à une conduite irréprochable, un grand fonds de sagesse et d'expérience; car une bonne éducation est la source de toutes les vertus. Les jardiniers dressent
�— 140 — « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « des tuteurs autour des plantes et des arbrisseaux, pour soutenir leur tige. De même, un sage gouverneur environne, pour ainsi dire, son jeune élève do l'appui de ses préceptes, pour empêcher ses mœurs de se pervertir.
« Combien est coupable la négligence des parents à cet égard ! Quel mépris ne méritent donc pas ces parents qui, par une négligence coupable, ou du moins par une ignorance bien funeste, confient leurs enfants à des maîtres qui n'en ont que le nom, et qu'ils ne se donnent pas la peine d'éprouver ! Encore sont-ils moins blâmables lorsqu'ils le font par ignorance ; mais ce qui est le comble de la folie, c'est que souvent, quoique avertis, par des personnes éclairées, de l'inexpérience et de la mauvaise conduite des maîtres qu'on leur donne, ils ne laissent pas de les prendre, cédant aux caresses perlides de leurs flatteurs ou aux sollicitations pressantes de leurs amis. C'est ressembler à un malade qui, pour plaire à un ami, quitterait un médecin habile, de qui il aurait lieu d'espérer sa guérison, pour en prendre un autre sans expérience, entre les mains duquel il serait sûr de périr. C'est faire comme un voyageur qui, prêt à s'embarquer, laisserait, à la prière d'un ami, un pilote expérimenté, pour confier sa vie à un ignorant. Grands dieux! mérite-t-on seulement le nom de père, quand on aime mieux plaire à ses amis que procurer à ses enfants une bonne et solide éducation! « Ne doit-on pas se rappeler, à ce sujet, ce que Crâtès » l'ancien avait coutume de dire : qu'il voudrait pou-
�— 141 — « ce ce ce ee « ée « « ce ce « et ee ce ce ce « « « voir monter sur le lieu le plus élevé delà ville, et, de. là, crier d'une voix forte: « 0 citoyens, quelleerreur vous entraîne? Vous mettez tous vos soins à amasser des richesses, et vous négligez l'éducation de ces enfants à qui vous les destinez ! » Et moi, j'ajouterais à ces belles paroles que ceux à qui Crâtès parlait ressemblent à des hommes qui, uniquement occupés de la chaussure, ne se mettraient pas en peine du pied ; il en est même qui portent si loin l'amourpour l'argent, et l'indifférence pour le bien de leurs enfants, que, par le seul motif d'une épargne sordide, ils leur choisissent pour gouverneurs des hommes sans nul mérite, dont l'ignorance est toujours à bon marché. Aristippe fit un jour, à un de ces hommes méprisables, une réflexion pleine de sel. Gomme il lui demandait cinquante drachmes pour élever son fils : « Comment ! s'écria le père, avec cette somme j'achèterais un esclave! — Eaites-le, dit Aristippe," et vous en aurez deux, votre fils et celui que vous achèterez. » Education solide et honnête. — « Les parents doi« vent procurer à leurs enfants une éducation solide « et honnête. C'est le moyen de les conduire à la vertu, ee et de la vertu au bonheur. « «. « « ee « Qu'on veille à ce que les enfants ne tiennent que des discours décents et modestes : c'est encore un objet essentiel dans l'éducation. Il faut les accoulumer de bonne heure à mener une vie simple et frugale, à savoir se taire, maîtriser leur colère, eteonserver leurs mœurs pures. » Il faut porter les enfants au bien par la douceur.
�— 142 — — « On doit porter les enfants à l'amour du bien par « la douceur et la persuasion, et jamais par des punice lions dures et humiliantes, qui conviendraient tout « au plus à dos esclaves, et non àdos enfants de condi« lion libre. Les mauvais traitements et les affronts les « découragent et les rebutent. Les éloges et les repro« ches réussissent bien mieux que larigueuret lasévc« rité.Lcs unslesportent aubien,les autres les détource nentdumal. 11 faut donc en user tour à tour. S'ils « se laissent aller à une confiance présomp tueuse, humi« lier leur orgueil par des reproches salutaires, etrele« ver ensuitcleur courage par des louanges bien ména« gées, comme les nourrices, après avoir fait pleurer « leurenfant, le consolentenluiprésenlantlamamelle. « Mais qu'on évite aussi de les enorgueillir par des « louanges excessives qui les rempliraient d'amour« propre et de vanité. » II faut éviter la culture hâtive dans l'éducation. — « Je connais des pères qui ; pour trop aimer « leurs enfants, en sont réellement les ennemis. 11 (( en est, par exemple, qui, trop jaloux de leur voir « faire les progrès les plus rapides et obtenir en tout « une supériorité mai-quée , les surchargent d'un « travail forcé dont le poids les accable. 11 en résulte « un découragement qui leur rend les sciences « odieuses. « Les plantes modérément arrosées croissent facilece ment ; une eau trop abondante en étouffe le germe. c< Ainsi l'âme se nourrit et se fortifie par un travail ce bien ménagé; l'excès l'accable et éteint ses faculcc, tés. Il faut donc donner du relâche aux enfants, et
�— 143 — « se souvenir que tout., dans la vie humaine, est parie
lagé entre l'action et le repos. j> Nécessité d'exercer la mémoire des enfants. — « Il est
« très utile aux jeunes gens, et surtout dans le pre« mier âge, d'exercer leur mémoire. Cette faculté « est comme le trésor des sciences. C'est pour cela
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que les anciens ont feint que les Muses étaient filles
« de Mnémosyne, déesse de la mémoire, et voulaient « par là nous faire entendre que rien ne contribue « tant que la mémoire à nourrir et orner l'esprit. Il « faut donc la cultiver avec soin dans les enfants, qu'ils « l'aient bonne ou mauvaise. « L'exei'cice fortifiera dans les uns le don de la « nature ; dans les autres, il en réparera le défaut. Les « premiers l'emporteront sur leurs émules ; les seconds ï parviendront peu à peu à se surpasser eux-mêmes. « Croyons-en Hésiode : « Peu, souvent répété, fait « bientôt une somme. » « On sentira le prix de la mémoire, en pensant com« bien elle est à la fois utile pour les sciences et pour « les affaires de la vie civile. Le souvenir de ce qui a « été fait sert souvent de règle et de conseil pour « ce que l'on doit faire. » JJàge bouillant de la jeunesse demande encore plus de précautions que celui de l'enfance. — « Les parents « sages et prudents veilleront avec un soin particulier « sur le temps périlleux de lajeunesse, et, pour porter « les enfants à la vertu , ils useront tour à tour de « reproches, de menaces, de prières, de conseils et de « promesses. Ils leur citeront les exemples des jeunes « gens que l'amour des voluptés a précipités dans les
�— 144 — « plus grands malheurs, et de ceux à qui leur conli« nence et leur sagesse ont acquis une réputation « honorable. « L'espoir de la gloire et la crainte de l'infamie sont « les deux aiguillons de la vertu: l'un leur donne de ce l'ardeur pour tout ce qui est honnête ; l'autre leur « inspire la honte du mal. Mais, auparavant, qu'ils éloi« gnent d'eux les méchants, dont la société ne pourrait a que les corrompre. »
CHAPITRE II
DE i/ÉDUCATION A ROME.
A Rome comme à Athènes, le système d'éducation comprenait l'éducation domestique, la grammaire et l'enseignement supérieur. L enfant dans l'antiquité païenne et à Rome. — Parmi les faibles et les malheureux, parmi tous les disgraciés de la nature et de la société, nul ne le fut plus que les enfants. C'était, de toutes parts, un horrible empressement pour les vendre, les exposer, les prostituer et les tuer. Ce ne sont pas seulement les apologistes chrétiens qui nous l'attestent, mais encore les poètes, les philosophes, les historiens les plus célèbres de l'antiquité païenne. A Rome, le père avait droit de vie et de mort sur son enfant.
�Les lois portées par les empereurs romains et l'influence exercée par la femme dans la famille mirent, il est vrai, des bornes à cette puissance ; mais c'est à Jésus-Christ qu'il était réservé de réhabiliter l'enfant en le déclarant héritier des palmes immortelles.
Education domestique à Rome jusqu'à la décadence de F empire. Tant que la modération et la vertu habitèrent des toits de chaume et des foyers rustiques, les soins de l'éducation se partageaient à Rome entre le père et la mère, suivant les circonstances. Véturie éleva Coriolan, et la mère des Gracques regardait ses enfants comme son plus bel ornement. Nous voyons Cicéron instruire lui-même son fils, et l'empereur Auguste donner des leçons à sa fille et à sa petite-fille. Le père initiait les garçons aux connaissances pratiques de la vie, aux devoirs et aux droits de citoyens, et leur inspirait la crainte de la religion. Cet usage d'élever les enfants dans la famille se conserva jusqu'à ce que la splendeur eût succédé à la simplicité romaine, et que les mœurs devinrent efféminées sous la décadence de l'empire. Enseignement de la grammaire. — La grammaire fut introduite assez tard à Rome, peu de temps après la mort d'Ennius, par Cratès de Mallos, ambassadeur du roi Attale de Pergame auprès du Sénat romain, et contemporain d'Aristarque, entre la seconde et la
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�troisième guerre punique. Cratès donna des leçons publiques de grammaire, et inspira le premier aux Romains le goût de l'étude et de la littérature. Classiquement la grammaire se divisait en deux parties: l'une méthodique, qui était l'art déparier et d'écrire correctement; l'autre historique, à savoir l'explication des auteurs. Onvoitcombienest ancienne ladivisionde nos études en classes de grammaire et d'humanités. Enseignement supérieur. — La rhétorique et la philosophie constituaient pour les Romains ce que nous appelons l'enseignement supérieur. La rhétorique, introduite fort tard à Rome, rencontra bien des difficultés, avant de pouvoir s'y établir. Comme les philosophes, les rhéteurs avaient des disciples ; et comme leurs écoles étaient libres, il existait entre elles une grande émulation. Chaque maître avait sa méthode. Suétone insiste sur ce point capital. En effet, les exercices étaient aussi variés que possible : mots célèbres, sentences, événements mémorables, récits fabuleux ou allégoriques, narrations de toute nature, traduction du grec, éloquence, satires des hommes célèbres, usages, mœurs ou coutumes, dont on montrait les avantages ou les inconvénients, examen des faits racontés : tels étaient les sujets ordinaires qu'on donnait à traiter. La gymnastique. — Les Romains furent longtemps sans avoir de gymnases ou de lieux désignés pour instruire la jeunesse dans les différents exercices du corps. Ils n'eurent d'abord que les places publiques, et dans la suite le Champ-de-Mars ; mais, vers la fin de la Ré-
�— 147 — publique, ils élevaient de superbes édifices, qu'on appela Thermes. Les thermes renfermaient de grands emplacements destinés aux exercices du corps et même de l'esprit. C'était là que s'assemblaient les philosophes et les rhéteurs pour donner des leçons à la jeunesse. Les poètes y lisaient leurs ouvrages. Dans les lieux découverts, lesjeunes gens s'exerçaient à la lutte, au saut, à lancer le javelot et àmanier les armes. Sénèque et Quintilien. Tant que l'esprit de famille et les principes religieux se conservèrent à Rome, il n'y eut pas de théorie pour élever les enfants ; mais, lorsque lamorale eut dégénéré et que l'on apprit à discuter sur tout, la pédagogie devint le sujet de graves méditations ; et l'on vit apparaître une multitude d'écrivains qui se plaignirent du relâchement des mœurs, et qui tracèrent des règles pour bien élever les enfants. Parmi les auteurs les plus célèbres qui ont écrit sur cette matière, il faut citer Sénèque et Quintilien. Sénèque. —> Sénèque, génie puissant et fécond, travailleur infatigable, observateur profond du cœur humain, âme honnête, moraliste sincère et convaincu, a été un des écrivainsles plus sympathiques aux jeunes gens de Rome par la force et la beauté de ses pensées, la fierté et l'élévation de ses sentiments, la richesse de son imagination et l'originalité de son,style. Il est né à Cordoue, en Espagne, l'an 2 de l'ère chrétienne, et mourut dans un âge avancé.
�— 148 — Dès sa première jeunesse, il s'adonna à la philosophie avec une ardeur incroyable, et il s'attacha successivement, à Rome, aux maîtres les plus habiles. Sénèque s'est fait de la philosophie la plus haute idée, et la définit : « la recherche de la vertu » ; c'est elle qui rend l'homme semblable à Dieu. Il la divise en trois branches : la morale, la physique et la logique, et lui assigne deux caractères principaux, la libre réflexion et la pratique du bien. On peut résumer la métaphysique de la morale de Sénèque en deux mots : « le souverain bien, c'est l'honnête »; et c'est sur cette base solide qu'il établit une morale individuelle, empreinte d'un spiritualisme élevé, et qui se résume en quelques préceptes réellement féconds: subordonner lecorpsà l'âme, subordonner la partie brutale de Pâme à la partie raisonnable, se respecter soi-même. Il proclame la saintetédu mariage, l'égalité des deux époux, le mépris de la mort. La plupart des écrivains, depuis Quintilien jusqu'à de Maistre, ont rendu hommage à la beauté de sa morale et à l'élévation de ses pensées. Quintilien, défenseur officiel des traditions classiques sous Domitien, déplorait, au nom du goût, de voir Sénèque presque seul entre les mains de la jeunesse romaine, parce que, disait-il avec quelqueraison, « sa façon d'écrire, en général peu saine, est d'un exemple d'autant plus dangereux qu'elle abonde en défauts séduisants ». Mais, au point de vue moral, il le louait sans restriction. « Il excelle, ajoute-t-il, dans lacensure des vices ; il offre une multitude de pensées remarquables, beaucoup de choses à lire pour le
�— 149 — profit des mœurs. » En définitive, il en permettait, il enordonnaitlalecture aux esprits suffisamment affermis par des études sévères. Car, ajoutait-il, « il y a chez lui beaucoup à louer, beaucoup à admirer; il faut seulement avoir soin de choisir ». Voici le jugement de Rollin sur le célèbre moraliste : ce Le fond de Sénèque, dit-il, est admirable ; nul auteur ancien n'a autant de pensées que lui, ni si belles, ni si solides ». « Je ne crois pas, dit M. de Maistre, que, dans les « livres de piété, on trouve, pour le choix d'un directeur, « de meilleurs conseils que ceux qu'on peut lire dans « Sénèque... Il y a telle de ses lettres que Bourdaloue « et Massillon auraient pu réciter en chaire avec « quelques légers changements. » Méthode de Sénèque pour instruire f enfant. — Sénèque a donné pour but à l'éducation de l'enfant la pureté des mœurs, en subordonnant le corps à l'âme. Le maître doit tenir le milieu entre la sévérité et le relâchement dans la discipline. Il voulait qu'on revînt, pour l'instruction, à l'ancien système romain, d'après lequel on donnait aux enfants uneinstruclionsolide,pratique etutile,enlaissantdecôté le demi-savoir, qui ne fait que des hommes superficiels. C'est d'après ce principe qu'on dit avec raison qu'il ne faut pas apprendre pour l'école, mais pour la vie : non scholœ sed vitse discendum est. Sénèque dit qu'en enseignant on apprend soi-même. Il avance aussi avec raison que, dans toute éducation, les exemples tendent plus vite et plus sûrement au but que les rkg\es:perprœcepta brève et efficax per exempla.
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Préceptes de Sénèque relatifs à la lecture et à la composition. Il ne faut pas se borner à écrire, ou à lire uniquement : l'une de ces occupations attriste et épuise, je parle de la composition. L'autre énerve l'esprit et le relâche. Il faut faire l'un et l'autre tour à tour; ils doivent se servir de correctif : ce que la lecture a recueilli, la composition doit le rédiger. Nous devons, comme on dit, imiter les abeilles, qui se répandent dans la campagne pour tirer le suc des fleurs propres à faire le miel et pour disposer ensuite avec ordre dans les rayons le butin qu'elles ont apporté; « elles amassent, dit Virgile, le miel liquide, et garée nissent leurs ruches de ce nectar si doux ». Prenant une comparaison également judicieuse dans la fonction de l'estomac, Sénèque ajoute : « Tant que les aliments que nous avons pris con« servent leur qualité et nagent dans l'estomac sous « leur forme solide, ils lui sont incommodes, mais « quand ils sont décomposés, ils passent dans le sang « et arrosent la chair. Suivons le même procédé « pour les aliments de l'esprit : à mesure que nous les « prenons, ne les laissons pas dans leur entier, ils ne « nous appartiendraient pas ; digérons-les, sans quoi « ils resteront dans la mémoire et ne passeront pas « dans l'intelligence. Ne leur donnons qu'un assenti« ment raisonné, rendons-nous-les propres ; et de « plusieurs idées rassemblées ne formons qu'un seul
�— 151 — « « « cc corps de doctrine, comme de plusieurs sommes différentes, le calcul fait une somme totale. Telle est la marche que doit suivre notre esprit ; il faut qu'il cache tous les secours empruntés, pour ne laisser voir
<t que l'usage qu'il en fait. » « Comme dans un chœur, ajoute-t-il, les diverses « voixseforment dans une harmonie générale,ainsi les ce différentes connaissances de notre esprit doivent et servir pour former un même corps de doctrine par ce l'attention continuelle à n'écouter que la raison et ce à ne rechercher que la sagesse. »
Quintilien fait revivre l'éloquence à Rome. — Institution oratoire. — Education de l'enfant. — Portrait de l'orateur. Lorsque Quintilien forma le dessein de rendre à l'éloquence son premier lustre, elle n'était plus, à Rome, qu'un arrangement de phrases, un assemblage de lieux communs disposés selon les règles fondées en partie sur l'observation, mais qui tendaient à substituer à l'inspiration créatrice de simples procédés techniques. Ce célèbre rhéteur combattit le mauvais goût de son siècle, prit la défense des anciens auteurs, soutint hardiment qu'il était dangereux de vouloir avoir plus d'esprit que Démosthène et Cicéron, qu'Homère et Virgile ; que ces vains ornements dont on était amoureux faisaient une éloquence fardée qui n'avait plus rien de naturel ; que l'affectation , l'obscurité , l'afféterie et l'enflure étaient incompatibles avec le beau style.
�— 152 — Lui-même , il retraçait, aux yeux des Romains , l'image d'une éloquence mâle, noble et solide, qui songe moins à plaire qu'à se rendre utile. Quintilien, rhéteur judicieux, philosophe profond, homme probe et vertueux, écrivain éloquent, a été la gloire de la toge romaine. Ses contemporains l'ont placé sur un piédestal si élevé que, désormais, la louange ne saurait rien ajouter à sa gloire. Us ont parlé de lui comme du plus grand rhéteur et de l'homme le plus éloquent que l'on ait vu depuis Cicéron. Est-il né en Espagne ou à Rome ? C'est encore un problème à résoudre. On ne connaît pas plus l'époque de sanaissance que celle de sa mort. Tl nous apprend lui-même que, jeune encore, il avait vu Domitien Affer, qu'il l'avait pris pour modèle et s'était attaché à lui comme au plus grand orateur de son temps. Or, Domitien mourut l'an 59 de J.-C. Après avoir exercé avec succès la profession d'avocat, Quintilien enseigna publiquement à Rome la rhétorique ; et les Romains lui surent tant de gré d'avoir fait revivre l'éloquence et le goût du siècle d'Auguste, qu'ils lui assignèrent des appointements sur le trésor public, honneur qu'ils n'avaient encore fait à personne. Pendant vingt ans, Quintilien s'appliqua à former avec le plus grand succès la jeunesse romaine. Devenu vieux, il se retira; mais son repos ne fut pas oisif. Institution oratoire. — Ce fut dans sa retraite qu'à
�la sollicitation de ses amis, il composa douze livres de l'Institution oratoire pour servir éternellement de règle à ceux qui s'adonnent à l'éloquence, et de préservatif contre le mauvais goût, source de tous les vices qui l'empoisonnent et qui entraînent enfin sa ruine. Cet ouvrage fut interrompu par des malheurs domestiques qu'il déplore dans l'avant-propos de son sixième livre, et pour l'honneur que lui fit l'empereur Domitien de le donner pour précepteur à deux princes, ses neveux, qui étaient pour lui l'image des enfants qu'il avait perdus. L'Institution oratoire est un traité complet où l'orateur est considéré comme l'homme par excellence. Ce qui regarde l'éloquence ne vient qu'en son temps et en son lieu. Le but qu'il se propose est de former un homme de bien. Cet ouvrage est divisé en douze livres. Le premier livre contient tout ce qui précède les fonctions de l'orateur ; dans le second il traite des éléments de la rhétorique et des questions qui ont pour objet la nature même de la rhétorique. Il consacre les cinq livres suivants à l'invention, à la disposition; les quatre autres, à l'élocution, y compris la mémoire et la prononciation. Enfin, dans un dernier livre qui regarde la personne et l'orateur, il explique quelles doivent être ses mœurs, ce qu'il doit observer dans les causes qu'il entreprend, qu'il étudie, qu'il plaide. L'Institution oratoire est une œuvre de génie, un des plus beaux et des plus précieux monuments de l'antiquité.
�Principes généraux de Quintilien relatifs à F éducation de l'enfant. 1° Quintilien veut que les parents conçoivent les plus hautes espérances de leurs enfants et leur donnent une éducation soignée ; 2° Que l'éducation commence dès l'âge de trois ans; 3° Que le père et la mère, la nourrice et l'instituteur parlent correctement leur langue, et fassent des hommes honnêtes ; 4° Que l'instituteur ait des sentiments élevés et des mœurs pures ; 5° Il donne la préférence à l'instruction publique sur l'instruction privée; 6° Il réprouve tous les châtiments corporels ; 7° Il conseille de cultiver avec le plus grand soin la langue, la mémoire et l'exposition ; 8° Voulant faire de chaque enfant un orateur, il exige des connaissances universelles. C'est à lui qu'appartient cette parole remarquable qui a traversé les siècles : Pectus est quod disertos facit.
Fragments de l'Institution
oratoire.
D'après Quintilien, les parents doivent concevoir les plus hautes espérances de leurs enfants, et leur donner une instruction soignée. Ils recueilleront ce qu'ils auront semé.
�— 155 — « De même, dit-il, que l'oiseau est né pour voler, « le cheval pour courir, la bête féroce pour nuire ; de « même l'homme est né pour penser et exercer cette « intelligence active et subtile qui a fait attribuer à « l'âme une origine céleste. « Les esprits stupides et rebelles à toute instruc« tion sont, dans Tordre actuel, ce que les monstres « sont dans l'ordre physique. « Le nombre en est infiniment petit. Ce qui le « prouve, c'est qu'on voit briller dans les enfants des « lueurs très vives d'espérance qui s'évanouissent « avec l'âge : d'où il faut conclure que ce n'est pas la « nature qui leur manque, mais les soins. » Les nourrices et les premières impressions du premier âge. — « Avant tout choisissez des nourrices qui « n'aient pas un langage vicieux. Chrysippe lessouhai« tait savantes, si cela se pouvait, ou du moius aussi « vertueuses que possible. Il faut tenir aussi qu'elles « parlent correctement. Ce sont elles que l'enfant en« tendra d'abord; ce sont elles dont il essaiera d'imi«t ter et de reproduire les paroles ; et naturellement « les impressions que nous recevons dans le premier « âge sont les plus profondes. ce Ainsi un vase conservera toujours l'odeur dont < il a été imbu étant neuf, et la laine une fois teinte « ne recouvre jamais sa blancheur primitive. Mais « ce sont surtout les mauvaises impressions qui lais<t sent les traces les plus durables. « Le bien se change aisément en mal. Mais quand « vient-on à bout de changer le mal en bien ? Que « l'enfant ne s'accoutume donc pas, si jeune qu'il
�— 156 — « soit, à un langage qu'il lui faudra désapprendre. « A quel âge doivent commencer les premières études ce de F enfant? Quelques auteurs ont pensé que les « études de l'enfant ne devaient commencer qu'à sept « ans, parce que ce n'est guère qu'à cet âge qu'on ce a le degré d'intelligence et la force d'application « pour apprendre. C'était l'opinion d'Aristophane, et « notamment d'Eratosthène ; mais ceux-là pensent ce plus sagement qui veulent qu'aucun âge ne soit ce privé de soins : de ce nombre a été Chrysippe, qui, « tout en accordant trois ans aux nourrices, est d'avis « qu'elles s'appliquent à faire germer, dès cet âge, les ce meilleurs principes dans le cœur des enfants. Or, « pourquoi la culture de l'esprit ne trouverait-elle pas « place dans cet âge qui appartient déjà à la morale ? « Je sais bien que pendant tout le temps dont je parle « on obtiendra à peine ce qu'une seule année donce nera dans la suite ; mais il me semble que ceux que « je combats ont encore voulu plus ménager les maîcc très que les élèves dans cette partie de l'éducation. « Après tout, que pourront faire de mieux les en« fants du moment qu'ils commencent à parler, car, ce enfin, faut-il qu'ils fassent quelque chose. Or,pourcc quoi dédaignerait-on, sipetit qu'il soit,le gain qu'on « peut faire jusqu'à sept ans ? En effet, si peu que rapcc porte le premier âge, l'enfant ne laissera pas d'être, « à sept ans, capable d'études plus fortes que si l'on ce eût attendu jusque-là pour commencer. Ce bénéfice, « accumulé chaque année, formera avec le temps un ce capital qui, prélevé sur l'enfant, sera autant de « gagné pour l'adolescence. Appliquons lamême règle
�— 157 — « aux années suivantes, afin qu'aucun âge ne soit « arriérédans les études qui lui sont propres. Hâtons « nous donc de mettre à profit les premières années, « avec d'autant plus de raison que les commence« ments de l'instruction ne portent que sur une seule « faculté, la mémoire ; que non seulement les enfants « en ont déjà, mais qu'ils en ont encore beaucoup plus « que nous. Toutefois, je connais trop la portée de « chaque âge, pour vouloir qu'on tourmente tout « d'abord un enfant, et qu'on exige de lui une applia cation qui ne laisse rien à désirer. Car il faut bien c prendre garde de lui faire haïr l'étude dans un « temps où il est encore incapable de l'aimer, de c peur que sa répugnance ne se prolonge au delà des « premières années avec le souvenir de l'amertume « qu'il aura une fois ressentie. Que l'étude soit un jeu « pour lui; je veux qu'on le prie, qu'on le loue, et « qu'il soit toujours bien aise d'avoir appris ce qu'on i veut qu'il sache. Quelquefois, « d'apprendre, on ce qu'il refusera autre: cela l'enseignera à un
« piquera sa jalousie. 11 luttera de temps en temps « avec lui, et le plus souvent on le laissera croire « qu'il l'a emporté. Enfin, on le stimulera par les « récompenses que comporte cet âge. » De la lecture. — Quintilien veut qu'on fasse distinguer les lettres aux enfants comme on distingue les hommes par leur extérieur et leurs noms. c Quand ils liront, dit-il, qu'on ne les presse pas « d'abord, < voient soit pour articuler des à mots entiers , la liai« soit pour lire avec vitesse , moins qu'ils ne
tout d'un coup
et sans hésiter
�— 188 — « son des lettres : alors on pourra leur faire proie noncer un mot tout entier, puis des phrases. On « ne saurait redire combien la précipitation retarde les « enfants dans la lecture. Car il arrive de là qu'ils hé« sitent, qu'ils s'interrompent, qu'ils se répètent, et « cela parce qu'ils veulent dire mieux qu'ils ne peu« vent; etunefois qu'ils se sont trompés, ils se défient « même de ce qu'ils savent. « Quelalecture »oit d'abord sûre, ensuiteliée; qu'elle «soit longtemps très lente, jusqu'à ce que, à force « d'exercice, ils parviennent à lire vite et bien. » Objet de la lecture. — « Elle apour but d'apprendre à « l'enfant quand il doit s'arrêter pour reprendre ha«leine; quand il faut élever ou abaisser la voix, .ce « qui doit être prononcé avec une inflexion lente ou a: rapide, douce ou animée : ce qui ne peut guère se « montrer que parla pratique. Or, je n'ai qu'une chose « à recommander à cet égard : pour bien faire tout <t cela, qu'il comprenne bien ce qu'il lit, qu'il s'accou« tume surtout à lire d'un ton mâle qui ait à la foisde « la gravité ou de la douceur. » Prononciation. — « Il ne sera pas indifférent, pour « délier la langue des enfants, de leur donner une proie nonciationnette, d'exiger qu'ils répètent avec le plus « de vitesse et de volubilité possible certains mots « et certains vers d'une difficulté étudiée, dont les « syllabes enchaînées comme par force se heurtent « et s'entre-choquent,etqueles Grecs appellent Xalenoi. « Cette recommandation peut paraître minutieuse ; « cependant, si on la néglige, il se glisse dans la pro« nonciation une infinité de défauts, qui, lorsqu'on
�— 159 — c n'y remédie pas dans les premières années, s'enra« cinent à ce point qu'il n'est plus possible de s'en « corriger dans la suite. » L'Ecriture. — « Lorsque l'enfant commence à écrire, <r il sera bon de faire graver les lettres le mieux qu'on « pourra , sur une tablette, dont les sillons servent à « guider le stylet. Etant ainsi contenu de chaque côté « pardes bords, ilneserapas sujet à s'égarer comme sur « la cire, et ne pourra pas sortir des proportions vou« lues. L'habitude de suivre avec célérité les traces « déterminées formera ses doigts, et il n'aura plus « besoin que la main d'un maître vienne seposer sur la « sienne pour la diriger. Importance d'une belle écriture. — « Ce qu'il y a de « plus important dans les études, ce qui seul leur fait <L porter des fruits véritables, et jeter de pofondes « racines, c'est d'écrire, et cela dans l'acception du « mot. Or, une écriture trop lente retarde la pensée ; « grossière et confuse, elle est inintelligible : d'où ré« suite un second travail, celui de dicter ce que l'on « veut transcrire. « On se trouve donc toujours bien et en tout lieu, « mais particulièrement dans les correspondances « secrètes ou familières, de n'avoir pas négligé ce « point. »
L'éducation domestique est-elle préférable à celle des écoles publiques ? Quintilien examine cette question avec le plus grand soin, et l'on trouve chez lui les mêmes objections
�— 160 — et les mêmes réponses qu'on fait aujourd'hui. Il décide pour l'éducation des classes, et sa principale raison, qui paraît assez fondée, c'est qu'il faut de bonne heure accoutumer les jeunes gens à vivre en société. Ce motif, qui, bien examiné, peut s'appliquer à toutes sortes de personnes, est décisif surtout pour celui qui se destine au barreau. « Appelé à vivre dans le mouvement du monde et « au grand jour des affaires publiques, Forateur doit « avant tout s'accoutumer dès l'enfance à ne point « redouter les hommes, et à ne point s'étioler dans « l'ombre d'une vie solitaire. L'esprit veut être sans « cesse excité, aiguillonné. Il languit dans l'isolement, « et se rouille, pour ainsi dire, dans les ténèbres, ou « bien il s'enfle d'une vaine présomption. Comment « en effet ne pas s'en faire accroire quand on n'a jais:
mais occasion de se comparer avec personne? Vient-
« on ensuite à se produire en public : le grand jour « éblouit ; on trébuche à chaque pas dans un chemin <r où tout est nouveau, parce qu'on a appris dans la « solitude ce qu'il faut, au contraire, pratiquer dans « le milieu du monde. Je ne parle pas des amitiés « empreintes d'un sentiment presque religieux, qui « se prolongent avec la même vivacité jusque dans « la vieillesse. « Avoir partagé les mêmes études est un lien non « moins sacré que d'avoir été initié aux mêmes mys« tères. « Et ce qu'on appellele sens commun, où le prendra« t-on, si l'on a fui la société, dontle besoin n'est pas « seulement naturel aux hommes, mais aux animaui
�— 161 — eux-mêmes, tout privésqu'ils sont de la parole. Ajoutez à cela que l'enfant n'apprend dans la maison paternelle que ce qu'onlui enseigne, et que, dans une école, il apprendra ce qu'on enseigne aux autres. Il entend chaque jour approuver ou reprendre tantôt une chose, tantôt une autre; gourmander la paresse de celui-ci ; louer l'activité de celui-là ; et il en fait son profit. L'amour de la gloire pique son émulation ; il attache de la honte à être vaincu par ses égaux, et de l'honneur à surit passer ses aînés. Tout cela enflamme l'esprit ; et, « quoique l'ambition soit en elle-même un vice, elle « est souvent l'occasion des vertus. « Je me souviens d'un usage que nos maîtres avaient « adopté avec succès. Ils distribuaient les enfants par « classes, et assignaient les rangs pour parler, suivant « la force de chacun, en sorte que plus on avait fait <r de progrès, plus le rang était élevé : cet ordre était « soumis à des jugements, et c'était à qui remporterait « l'avantage ; mais d'être le premier de la classe, « c'était surtout ce qui faisait l'objet de notre ambi« tion. Cette distribution n'était pas d'ailleurs irré« vocablement fixée une fois pour toutes. « « « « « s « « Tous les trente jours, les vaincus pouvaient prendre leur revanche. Par là le vainqueur ne se reposait pas sur son triomphe, et la douleur excitait le vaincu à laver sa honte. Autant que je puisse le rappeler, cette lutte nous inspirait plus d'ardeur pour l'étude de l'éloquence, que les exhortations de nos maîtres, la surveillance des pédagogues, et les vœux de nos parents. »
11
« « « « « « « « « «
�— 162 — A ces raisons qui sont relatives au disciple, Quintilien en ajoute une autre qui regarde le maître. Il pense que celui-ci fera toujours beaucoup mieux dans une école fréquentée que dans une maison particulière. « Un maître qui n'a qu'un enfant à instruire ne « donnera jamais à ses paroles tout le poids, tout le « feu qu'elles auraient s'il était animé par une foule o d'auditeurs ; car le véritable foyer de l'éloquence, « c'est l'âme : il faut qu'elle soit émue, il faut qu'elle g se remplisse d'images et qu'elle s'identifie, pour ainsi « dire, avecleschoses donton aàpai'ler.Plusl'âmeest « généreuse et élevée, plus il faut de puissants leviers « pour l'ébranler. C'est pour cela que la louange lui c donne plus d'essor, que la lutte redouble sa force, « et qu'elle se complaît dans les grands rôles. Au con« traire, on ressent un secret dédain d'abaisser à « un seul auditeur ce talent de la parole acquis au « prix de tant de travaux ; on rougit de s'élever au« dessus des lois de la conversation. Représentez« vous, en effet, l'art d'un rhéteur qui déclame, ou la « voix, le geste, la prononciation d'un orateur qui sue « et s'escrime de corps et d'âme, et cela face à face « avec un seul auditeur : ne serez-vous pas tenté de « le prendre pour un fou? L'éloquence n'existerait pas « sur la terre si l'on n'avait jamais à parler qu'en « particulier. » Le choix du maître. — Ses qualités. — « J'aver« tirai seulement le père imprudent qui, dans le choix :< d'un maître, aurait fermé les yeux sur des vices « manifestes, que, ce point négligé, tous nos conseils <r pour la bonne éducation sont superflus.
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< 11 faut surtout veiller à ce que les tendres années des enfants trouvent dans la pureté du maître une garantie contre l'outrage, et que, dans l'âge des passions, sa gravité les détourne de toute licence. Et ce n'est pas assez qu'il donne lui-même l'exempie d'une grande autorité, si, par la sévérité de la discipline, il ne contient ainsi les mœurs de la jeunesse qui suit ses leçons. « Qu'il prenne donc avant tout, à l'égard de ses élèves,les sentiments d'un père, et qu'il se regarde comme tenant la place de ceux qui lui ont confié leurs enfants ; qu'il ne souffre aucun vice en lui ni dans autrui ; que son austérité n'ait rien de trop sévère, ni sa douceur rien de relâché: l'excès de l'un produit la haine ; l'excès de l'autre, le mépris. « Qu'il leur parle souvent de la vertu, car plus il avertira, moins il aura à punir. « Inaccessible à la colère, il ne fermera les yeux sur rien de ce qui est à reprendre. Simple dans l'enseignement, laborieux, exact, et sans être fatigant, il répondra volontiers aux questions, et ira même au-devant de ceux qui ne lui en feront pas. En louant les compositions de ses élèves, il ne sera ni avare ni prodigue de compliments, de peur de leur inspirer ou le dégoût du travail, ou trop de sécurité. En les reprenant de leurs fautes, il ne sera ni amer ni outrageant, car rien ne leur donne tant d'amertume pour l'étude que de s'entendre gronder, comme cela arrive tant de fois, avec l'accent de la haine. « Que chaque jour il entremêle ses leçons de
�— 164 — « « « « « « « « quelques bonnes paroles, qu'ils repassent dans leur cœur après les avoir entendues : car, quoique la lecture fournisse de bons exemples, cependant la voix vive, comme on dit, est plus pénétrante,surtout celle d'un maître pour lequel les enfants bien élevés ne peuvent manquer d'avoir de l'attachement et du respect. On ne saurait dire combien nous sommes portés à imiter ceux pour qui nous éprouvons de la
« sympathie.» Les esprits précoces et railleurs. — « Ces espèces « d'esprits précoces n'arrivent presque jamais à ma« turité. On les reconnaît à leur facilité à faire de « petites choses, secondés d'une certaine audace ; ils « font voir tout ce qu'ils peuvent en ce genre; mais « ce qu'ils peuvent ne s'étend pas bien loin. « Leur force est toute superficielle ; elle ne s'appuie « pas sur de profondes racines. Ils ressemblent à ces « semences tombées à fleur de terre, qui lèvent in« continent, et dont les petites herbes ne produisent t que des épis vides, avant le temps de la moisson. « Tout à coup les progrès de ces enfants s'arrêtent, « et le charme s'évanouit. » Qualités d'un bon élève. — « Pour moi, je veux un « enfant que la louange excite, qui soit sensible à la « gloire, qu'une défaite fait pleurer ! L'ambition sera « son aliment; un reproche le piquera au vif; l'hon« neur l'aiguillonnera. Jamais je ne craindrai la pacc resse dans un enfant de cette nature, D Le rhéteur. — Méthode pour apprendre l'éloquence. — Les préceptes que Quintilien expose dans ce passage, nous ne saurions trop les recommander aux
�— 165 — professeurs de rhétorique pour habituer leurs élèves à saisir les beautés des auteurs latins ou français qu'ils étudient. Quintilien veut que le rhéteur fasse connaître
à ses élèves les historiens et surtout les orateurs, en les lisant avec eux ; qu'il leur fasse sentir les beautés et les défauts d'un passage. « Voilà, dit-il, l'ente gagement que prend un maître d'éloquence.
« Qu'il choisisse un lecteur à tour de rôle ; que les « autres écoutent en silence, afin de les habituer à « bien prononcer. Puis, après avoir expliqué le sujet « du discours dont il aura donné lecture, il ne laissera « rien passer de ce qui est remarquable dans l'inven'< tion et dans l'élocution. « Il fera voir comment, dans l'exorde, on se conte
cilié le juge ; quelle clarté dans la narration ; quelle
« brièveté, quel air de sincérité ; quel dessein quelque« fois et quellefinesse cachée ; quelle habileté dans la « division, quelle argumentation souple et serrée ;
et et
quelle puissance pour émouvoir, pour apaiser ; quelle âpreté dans
quelle douceur les invectives,
« quelle urbanité dans la raillerie, quelle force de « pathétique pour se rendre maître des cœurs, pour « pénétrer dans l'âme des juges, et la tourner au gré « de ses paroles! De là, passant à l'élocution,il fera
<t et
remarquer la propriété, l'élégance, la sublimité de chaque expression. » Quintilien veut qu'un maître d'éloquence ee lise
et
quelquefois, devant les
élèves, certains discours
<e d'unsyle corrompu et vicieux auxquels pourtant le
�— 166 — « mauvais goût procure tant d'admirateurs, et leur « montre tout ce qu'il y a d'impropre, d'obscur, d'en« fié, de bas, de trivial, d'affété, d'efféminé dans ces <( compositions qui plaisent « sont dépraveés. « Le rhéteur, ajoute-t-il, doit interroger fréquem« ment les élèves et éprouver leur jugement. Par là, « ils se tiendront toujours prêts à répondre ; ils ne « laisseront rien échapper de ce qu'on leur dira, et « arriveront au but qu'on se propose dans cet exercice, « c'est-à-dire à inventer et à juger par eux-mêmes: « car, que cherchons-nous en enseignant, sinon à « les mettre en état de se passer des maîtres ? « Quant aux auteurs, il faut toujours lire les meil« leurs, toutefois ceux dont le style se distingue en « quelque sorte par un caractère candide et ouvert. » Il engage à lire les auteurs anciens et modernes, par cela même qu'elles
pour emprunter aux uns ce qu'ils ont de substantiel, aux autres ce qu'ils ont de précieux. Quintilien conseille au rhéteur de « tracer aux jeuce nés
élèves la route qu'ils doivent suivre;
mais
« lorsqu'ils seront assez forts, il suffira d'offrir à leurs « pas quelques traces légères, pour les accoutumer à
ce marcher d'eux-mêmes et sans aides. ce C'est à peu près, dit-il, ce que nous voyons faire
«. aux oiseaux : ils distribuent à leurs petits, encore
ce tendres et faibles, la nourriture qu'ils ont apportée ce dans leur bec ; mais
dès que ceux-ci paraissent
« plus forts, la mère leur apprendra à sortir du nid, ce et à voltiger autour de leur demeure en volant elle-
�— 167 — « même devant eux; enfin, quand elle a suffisamment « éprouvé leurs forces, elle les livre à la liberté du ciel « et à leur propre audace, a Il engage les élèves à apprendre des morceaux des grands maîtres. « Ils se familiariseront ainsi avec ce qui est parce fait; leur mémoire leur fournira sans cesse d'excel« lents modèles, et l'éloquence naturellement emcc preinte dans leur âme se reproduira d'elle-même, « et à leur insu, dans leur style. Les expressions choisies, les tours, les figures, tout ce cela naîtra sans effort sous leur plume, et s'épanchera ce comme d'une source cachée. Ajoutez à cela l'agréée ment de semer la conversation d'heureuses cice tations. » ce
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Devoir des élèves à l'égard de leurs maîtres. — ce Je n'ai qu'un mot à recommander aux élèves en passant : c'est d'aimer ceux qui les enseignent non moins que la science elle-même, et de les regarder comme des pères dont ils tiennent, non la vie du corps, mais celle de l'esprit. Cette piété filiale influe beaucoup sur les études : ils écouteront volontiers leurs maîtres, ils croiront à leurs paroles et n'auront pas de plus grand désir que de s'y conformer ; ils arriveront sur les bancs des écoles pleins de joie et d'ardeur ; ils seront sensibles à la louange, sans s'irriter contre les reproches. ce C'est par leur application qu'ils chercheront à se rendre chers : car, si le devoir de ceux-ci est d'enseigner, le devoir des élèves est de se montrer dociles : le maître ne suffit pas sans l'élève, et récipro-
�— m —
ce « « « quement. Comme la semence n'est reçue que dans un sillon préparé d'avance ; de même l'éloquence ne peut éclore sans un concours parfait du maître et de l'élève, s> L'orateur. —La science et les qualités qu'il doit avoir. — « J'entends par orateur un homme qui joint à la « nature d'un esprit supérieur une connaissance pro« fonde de tout ce que l'art et la science ont de beau, « un véritable présent fait à la terre, et inconnu jusce que-là aux générations de tous les âges ; un homme a unique, accompli de tout point, sachant également « et bien penser et bien dire. Il suffira de la moindre « partie de cet orateur pour protéger l'innocence, pour « réprimer l'audace du crime ou pour défendrela vérité « contre le mensonge dans les questions pécuniaires. « Virgile ne semble-t-il pas avoir tracé le portrait « d'un pareil orateur, dans ce personnage qu'il nous « représente, apaisant toute une populace mutinée, « qui lance déjà les brandons et les pierres.
a ï « <r Mais qu'à leurs yeux émus il se présente un sage: Son aspect imposant soudain calme l'orage. On se tait, on l'écoute, et les discours yainqueurs Gouvernent les esprits et subjuguent les cœurs. »
« Or, quand je parle de l'orateur parfait, je le prétends tel qu'il n'y ait que l'homme de bien qui le « puisse être. Je n'exige donc pas seulement de lui ce un rare talent pour l'éloquence, mais encore toutes ce les qualités de l'âme ; et je ne pense pas qu'il faille, ce comme quelques-uns l'ont cru, renvoyer aux philocr sophes ce qui regarde la morale et les devoirs car
ce
�— 169 — « « « « « le vrai politique, l'homme né pour l'administration des affaires publiques et privées, capable de régir un État par ses conseils, de le fonder par des lois, dele réformer par la justice, cet homme n'est autre, à coup sûr, que l'orateur.
« Je veux que l'orateur soit tel qu'il mérite vérita( blement le nom de sage parfait, non seulement « dans les mœurs (car cela, dans mon opinion, ne « suffit pas, quoique certaines personnes pensent le i contraire), mais encore dans toutes les sciences et « dans tous les geni'es d'éloquence, tel enfin qu'il ne « s'en est jamais rencontré. « Comme l'orateur, dit Cicéron, n'a pas, en effet, un « champ moins vaste que la vie de l'homme, et que « cette vie est sa matière, l'orateur doit tout chercher, « tout entendre, tout lire, tout discuter, tout remuer. « Gorgias était si persuadé que l'orateur doit être « prêt à parler surtout, qu'il permettait à ses auditeurs « de l'interroger sur quoi que ce fût. « « c « « « « « « Un travail opiniâtre, une étude assidue , des exercices de toute sorte, une longue expérience, une connaissance profonde des choses, une rare promptitude de jugement, voilà les conditions de l'éloquence. « La principale qualité de l'orateur est cet esprit de discernement qui lui apprendà se mouvoir différemmentsuivant les vicissitudes. Ce que je recommande, c'est qu'il ait toujours en vue deux choses : la convenance et l'utile. « L'orateur doit avoir la connaissance de ce qui est
�— 470 —
« « ce « ce « « « it « « (( ce « ce ce ce te « ce ce ce ce ce
honnête (1) et de ce qui ne l'est pas. Comment traitera-t-il une délibération, s'il ne sait apercevoir ce qui est utile ? Comment plaidera-t-il, s'il ignore la justice9Quedis-je? l'éloquencen'exige-t-elle pas du courage, et n'a-t-elle pas souvent à braver les menaces d'un peuple séditieux, ou la dangereuse animadversion des hommes puissants, et quelquefois même à parler comme dans l'affaire d'une soldatesque armée ? et L'orateur doit avoir la force d'âme, qui ne se laisse pas abattre par la crainte, ni intimider par les clameurs, ni dominer par l'autorité des auditeurs au delà du juste respect qui leur est dû. Sans la fermeté, l'assurance et le courage il ne faut rien attendre ni de l'art, ni de l'étude, ni de l'expérience, qui deviendraient alors aussi inutiles que des armes entre les mains d'un homme timide et faible. L'orateur emploiera toutes les formes de l'éloquence,suivant que l'exigera le besoin non seulement de la cause, mais des parties de la cause. ce Dans le même plaidoyer il s'y prendra d'une manière pour calmer les esprits et d'une autre pour les irriter; il ne tirera pas des mêmes sources la co1ère et la pitié ; il aura tel langage pour instruire et tel autre pour émouvoir ; il ne donnera pas la même couleur àl'exorde, à la narration, aux arguments, aux
ce digressions, à la péroraison. « L'élocution du même orateur offrira tour à tour ce la gravité, la sévérité, la vivacité, la véhémence,
(1) Sous le terme d'honnête, Quintilien comprenait Injustice, la piété, la religion et autres vertus semblables.
�— 171 — « « ce « et remporlementjl'abondancej'amertume, la politesse, la modération,la finesse, la flatterie,le calme,la douceur, la brièveté, l'urbanité; il sera partout, sinon semblable, du moins égal à lui-même. C'est ainsi qu'il atteindra la fin principale de l'éloquence.
«' Il maniera tous les genres de style avec la plus « grande facilité. Brillant,sublime et fécond, mon orale teur commandera en maître à ces flots d'éloquence « qui viendront de toutes parts rouler à ses pieds. « Ainsi notre éloquence sera noble sans être fastueuse, sublime sans être aventureuse, audacieuse sans être téméraire, austère sans être triste, grave sans être lourde, riche sans luxe, agréable sans afféterie, magnifique sans enflure, et ainsi des autres qualités. Tenir le milieu est ordinairement le plus sûr, parce que les deux extrémités sont vicieuses. » Les auxiliaires naturels de t orateur. — ce Les au« xiliaires naturels de l'orateur sont la voix, la « force des poumons , la santé , l'assurance , la « beauté des formes. Si ces qualités extérieures ont « été médiocrement départies , l'art peut y ajouter ; « mais quelquefois elles sont tellement défectueuses ce qu'elles corrompent jusqu'aux qualités de l'esprit et « aux fruits de l'étude ; comme aussi, sans un maître « habile, sans un travail opiniâtre, et un exercice pa« tient et continuel à écrire , à lire, à parler, ces « mêmes avantages ne servent à rien. » Tel est le portrait que nous a laissé Quintilien de l'orateur. « « « « « «
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CHAPITRE III.
NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. TRUIRE. UN SA MÉTHODE POUR INSBASE SON
PLAN D'ÉDUCATION AYANT POUR
ENSEIGNEMENT.
Vers le temps de l'apparition du Rédempteur sur la terre, les nations étaient dans l'attente de quelque personnage fameux. Suétone et Tacite racontent qu'une ancienne et constante opinion s'était répandue dans l'Orient qu'un homme s'élèverait de la Judée, et obtiendrait l'empire universel. Les soixante-dix semaines de Daniel s'étant écoulées depuis la destruction du temple, une vierge pure, de la race de David, donna naissance à cet enfant merveilleux que les prophètes avaient salué au loin des noms de Dieu fort, Père du siècle à venir, Prince de la Paix. Une crèche, un peu de paille, quelques langes : voilà les richesses,voilà la pompe du Libérateur du monde. La naissance de Jésus-Christ eut lieu l'an 749 depuis la fondation de Rome, en présence du monde entier, réuni sous un seul empire,lorsque la philosophie, les sciences et les lettres brillaient du plus vif éclat. En venant sur la terre, Jésus-Christ opéra la plus grande révolution qu'aient enregistrée les annales de l'histoire ; il dissipa les ténèbres de l'erreur, épura les mœurs des peuples, forma la conscience publique, et
�— 173 — donna la solution de tous les grands problèmes qui avaient agité l'esprit humain. Son ambition est de fonder avec sa doctrine sublime et sa morale élevée la monarchie universelle des esprits. Il déclare les hommes égaux devant Dieu, puisqu'ils ont la même origine, la même nature et les mêmes espérances. La femme était flétrie dans le paganisme par la corruption des mœurs et rabaissée par la tyrannie de l'bomme ; mais Jésus-Christ l'éleva au rang de compagne de l'homme, et lui rendit sa place d'honneur au foyer domestique ; et, en déclarant le mariage indissoluble, il met un frein à la passion la plus vive,la plus capricieuse, la plus terrible du cœur humain. Dans l'antiquité, l'enfant mal constitué était mis à mort. Mais Jésus-Christ en a fait un être sacré, en abritant son berceau avec sa crèche de Bethléem. Et lorsqu'il a prononcé ces paroles: Laissez venir à moi les petits enfants, c'était la gloire, la bénédiction éternelle de l'enfance qu'il proclamait. En soumettant les sens à la raison et en fondant la société qui fait les saints, Jésus-Christ sauva le monde qui croulait sous le poids du sensualisme et de l'orgueil. Par Jésus-Christ il n'est pas de mal si grand qui ne puisse être guéri, il n'est pas de bien si élevé qui ne puisse être atteint. C'est avec la sainteté, le devoir et le sacrifice qu'il a fait refleurir l'humanité. La ligure de Notre-Seigneur Jésus-Christ apparaît dans l'histoire, d'une manière si imposante que les plus grands incrédules en ont été frappés. « Quelle
�— 174 — « douceur d'âme, s'écrie Jean-Jacques Rousseau,
a quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce toucc chante dans ses instructions ! quelle élévation dans ■c ses maximes!quelle profonde sagesse dans ses dis« cours! quelle présence d'esprit, quelle finesse et « quelle justesse dans ses pensées! quel empire sur « ses passions ! Où est le sage qui sait agir, souffrir et «.c mourir sans ostentation! Quand Platon peint son « juste imaginaire couvert de tout l'opprobre du crime « et digne de tout le prix de la vertu , il peint trait « pour trait Jésus-Christ. « La mort de Socrate philosophant tranquille«: ment avec ses amis est la plus douce qu'on puisse « imaginer. Celle de Jésus-Christ, expirant dans les « tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, « est la plus horrible qu'on puisse craindre. Socrate « prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui « présente et qui pleure. Jésus-Christ, au milieu d'un « supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. « Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, « la vie et la mort de Jésus-Christ sont d'un Dieu. y> Méthode de Jésus-Christ pour instruire. — « Pour inculquer ses préceptes, N.-S. Jésus-Christ choidans sit l'apologue ou la parabole qui se grave aisément dans l'esprit des peuples. C'est en marchant les campagnes qu'il donne ses leçons. En voyant les fleurs d'un champ, il exhorte ses disciples à espérer dans la Providence, qui protège les faibles plantes et nourrit les petits oiseaux. En apercevant les fruits de la terre, il instruit à juger l'homme par ses œuvres. On lui apporte un enfant, et il recom-
�— 175 — mande l'innocence. Se trouvanL au milieu des bergers, il se donne à lui-même le titre de pasteur des âmes, et se représente rapportant sur ses épaules la brebis égarée. Au printemps, il s'assied sur une montagne, et tire des objets environnants le secret d'instruire la foule assise à ses pieds. « Du spectacle même de cette foule pauvre et malheureuse, il fait naître les béatitudes : Bienheureux ceux qui souffrent, bienheureux ceux qui ont soif ; et quand il demande de l'eau à la femme de Samarie, il lui peint sa doctrine sous la belle image d'une source d'eau vive. » Ce beau passage de Chateaubriand nous révèle la méthode admirable qu'employait Notre-Seigneur Jésus-Christ pour instruire. Le principe vital de son enseignement est d'apprendre à ceux qui l'écoutent à s'instruire eux-mêmes, en leur faisant faire un travail personnel. Il est même remarquable que non seulement il interrogeait les apôtres, mais se laissait interroger par eux et répondait à leurs questions. Un jour qu'il voulait donner à ses disciples le plus haut enseignement de l'Evangile, les instruire de sa filiation éternelle et de sa divinité, il les interrogea en ces termes : « Que dit-on du Fils de l'homme ? Ses « disciples lui répondirent : Les uns disent que c'est « saint Jean-Baptiste, les autres que c'est Elie, Jéré« mie, ou l'un des prophètes. — Et vous-mêmes, que « pensez-vous que je suis ? — Simon Pierre répond : « Yous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant. » Cette méthode de Notre-Seigneur Jésus-Ghristrend
�— 176 — actifs les interlocuteurs, puisqu'elle les force à mettre à contribution toutes les facultés de l'intelligence pour arriver à la vérité. Elle condamne les procédés de tous ces maîtres qui ont la prétention do bien instruire en rendant les enfants passifs. Dire les choses à un enfant, et les lui montrer, ce n'est pas là lui apprendre à observer; c'est faire de lui un simple récipient des observations d'autrui ; c'est affaiblir plutôt que fortifier sa disposition naturelle à s'instruire spontanément ; c'est le priver du plaisir que procure l'activité couronnée de succès. La méthode de Notre-Seigneur Jésus-Christ est surtout remarquable parce qu'elle conduit toujours l'eprit du connu à l'inconnu. Lorsque, se trouvant au milieu des bergers, il se donne à lui-même le titre de pasteur et se représente rapportant sur ses épaules la brebis égarée , ne nous montre-t-il pas toute sa sollicitude et tout son amour pour les âmes qu'il est venu racheter ? Sa méthode considérée dans son ensemble est si complète que tout ce qui a été dit sur l'art d'élever les enfants, depuis les Pères de l'Eglise jusqu'à Bossuot et Fénelon, se trouve résumé dans le saint Evangile. Notre-Seigneur Jésus-Christ, en venant sur la terre, ne s'est pas contenté de nous porter une doctrine sublime, mais il nous a encore appris comment nous devons l'enseigner aux ignorants et aux savants, aux enfants et aux vieillards. C'est donc à ce divin pédagogue que nous devons emprunter l'art d'élever les enfants. Notre-Seigneur Jésus-Christ joint à l'instruction qui
�— 177 — éclaire et fait connaître le devoir, l'éducation du cœur qui le fait aimer et élève l'âme tout entière. Un plan d'éducation ayant pour base F enseignement de Notre-Seigneur Jésus-Christ peut être ramené aux principes suivants : 1° La première qualité et le premier avantage du maître sont d'aimer les enfants et d'en être aimé ; car l'instruction sera toujours sans charme, si celui qui la donne n'aime pas ceux qui la reçoivent et si ceux qui la reçoivent n'aiment pas celui qui la donne. NotreSeigneur Jésus-Christ aimait les petits enfants et en était aimé. 2° Le maître doit avoir des sentiments élevés et une vie pure. Notre-Seigneur Jésus-Christ apudire: « Qui de vous m'accusera de péché ?» 3° Dans l'éducation, ce que le maître fait par luimême est peu de chose ; maisce qu'il fait faire à l'élève constitue une œuvre essentielle. L'âme n'est pas un vase qu'il faille remplir, c'est un foyer qu'il faut échauffer ; combien de fois nos pédagogues modernes n'ontilspas enfreint cette maxime ! Notre-Seigneur JésusChrist interrogeait ceux qui l'écoutaient et répondait à leurs demandes. 4° L'enseignement doit se présenter sous des formes attrayantes. Or, le divin Sauveur donnait ses leçons en se promenant et avait recours à l'exemple* à la comparaison. S» La classe doit finir avant que l'enfant ne montre des signes de fatigue. Or, les leçons du bon Maître étaient toujours courtes.
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�— 178 — 6° Le maître qui explique tout aux enfants travaille presque aussi mal que celui qui ne leur explique rien, car il empêche le développement spontané de leurs facultés. Les paraboles de Notre-Seigneur Jésus-Christ sont pour nous la mesure d'explications à donner pour bien enseigner. 7° Il faut toujours procéder du connu à l'inconnu. Notre-Seigneur Jésus-Christ faisait voir tout son dévouement pour les âmes, ense comparant aubonpasteur qui va chercher la brebis qui s'est égarée. 8° A l'instruction qui éclaire et fait connaître le devoir, il faut joindre l'éducation du cœur qui le fait aimer et qui, inspirant les bonnes inclinations et les saintes habitudes, forme aux vertus chrétiennes, et élève religieusement l'âme tout entière. Lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ prononça ces paroles: « Soyez parfaits comme votre Père céleste estparfait», il établissait d'une manière invariable les véritables assises de l'éducation de l'enfant. Et quiconque n'a pas compris cet enseignement n'a rien compris dans l'œuvre de l'éducation.
�— 179 —
CHAPITRE IV.
LE DIDASCALÉE D'ALEXANDRIE FONDÉ PAR SAINT MARC ET LES CATÉCHÈSES DANS LES PREMIERS SIÈCLES.
Au premier siècle de l'Église, Alexandrie était devenue une nouvelle Athènes, plus vaste et non moins bruyante que la cité-reine de l'Atlique ; elle le cédait à peine à Rome en grandeur, en magnificence, au rapport des historiensprofanes,sans parler de l'avantage que lui donnaient la célébrité de son port, la splendeur de son commerce'et le nom de son fondateur. Elle était fière de ses institutions philosophiques, et montrait avec orgueil aux étrangers les palais élevés à la science. Au deuxième siècle, cette ville voyait fleurir dans son sein les écoles grecques et orientales, discutertous les systèmes, cultiver toutes les sciences connues. Les idées, les opinions, la philosophie y étaient représentées, et un mouvement général d'études et de brillantes controverses emportait tous les esprits. Alexandrie était devenue le grand gymnase de l'esprit humain, le centre des lumières et le refuge de laphilosophie païenne, qui fut représentée avectant d'éclat par l'école néo-platonicienne. On vit alors s'élever en face de ces redoutables adversaires l'école chrétienne, qui opéra une profonde révolution dans les esprits, etdontle fondateurremonte au berceau du christianisme.
�— 180 — SaintMarc,envoyépar leprincedesApôtresàAlexandrie, y fonda une Eglise qui jeta dès sa naissance le plus vif éclat. Il fonda enmême temps, dans cette brillante cité, une école célèbre, connue sous le nom de Didascalée d'Alexandrie; on y recevait les enfants âgés de sept ans, garçons et filles, qui passaient du judaïsme ou de la gentilité à la société chrétienne. Mais, vers la fin du deuxième siècle, ony étudie avec le plus grand succès. Des maîtres habiles y interprètent les saintes Ecritures, exposent les doctrines et les éclairent avec le secours de la philosophie et des sciences humaines. L'école théologique s'est greffée sur l'école des catéchumènes. Etablissant les rapports delà science et de la foi, l'Ecole d'Alexandrie montra l'accord de la religion avec la vraie philosophie, approfondit les dogmes révélés, les justifia aux yeux de la raison et les coordonna dans une vaste synthèse. D'après une ancienne coutume, nous dit Eusèbe, il y avait chez les Alexandrins une école de saintes Lettres, ou Didascalée, qui s'est prolongée jusqu'à nos jours, et qui est composée d'hommes remarquables par leur éloquence comme par leur application aux choses divines. Les maîtres de cette école discutaient l'origine des écrits de l'Ancien et du Nouveau Testament, donnaient une grande place à l'allégorie, sans perdre de vue le sens littéral. Pantène fut le premier qui donna à cette école une
�— 181 — grande célébrité. Cet illustre docteur, qu'on croit originaire de Sicile, avait été partisan, dès sa jeunesse, de la philosophie stoïcienne. Ayant été amené au christianisme par un disciple des Apôtres, il vécut d'abord dans la retraite, d'où la Providence le tira pour le placer à la tête de l'Ecole dAlexandrie. Ilrecueillait le suc des fleurs qui émaillaient le champ des prophètes et insérait dans l'âme de ses auditeurs le trésor de la science pure de tout alliage. Doué de grands talents et orné d'une érudition très étendue et très variée, il s'appliqua à commenter les saintes Ecritures, et ce fut avec tant de succès qu'il fit, parmi les jeunes gens livrés à l'étude des lettres, de nombreuses conquêtes ; la plus célèbre fut celle de Titus Flavien Clément, qui lui succéda et qui est resté célèbre sous le nom de Clément d'Alexandrie. Nommé chef du Didascalée par l'évèque Démétrius, Clément accrut encore la renommée de l'Ecole d'Alexandrie, qui avait pour but de combattre l'érudition juive et païenne, les opinions philosophiques et les hérésies dont cette ville était le centre et le foyer. Tl compta un grand nombre de disciples, qui venaient puiser à cette source intarissable les trésors de la sagesse humaine ; mais les plus célèbres furent Alexandre de Jérusalem et le célèbre Origène, surnommé Adamance. Clément d'Alexandrie avait été heureusement doué par la nature: il joignait à l'esprit philosophique l'inspiration du poète. L'élévation d'esprit, la profondeur du sentiment, la richesse d'imagination se réunissaient chez lui dans une harmonie parfaite. Origène remplaça cet illustre docteur au Didascalée.
�Il n'était âgé que de dix-huit ans, lorsque Démétrius, évêque d'Alexandrie, le nomma à ce poste de confiance. Très versé dans la littérature grecque, doué de talents remarquables, relevés par le goût de la piété, Origène montra tant de profondeur dans ses leçons que ses auditeurs le croyaient inspiré du SaiutEsprit, qui avait instruit les prophètes. Plusieurs de ses disciples l'aimaient tellement, nous dit saint Grégoire le Thaumaturge, qu'ils disaient de lui:« G'esl l'âme de David fondue avec celle de Jonathas. j> Les chrétiens, les païens, les orthodoxes et les hérétiques venaient se grouper autour de sa chaire pour entendre sa parole. Il convertit au christianisme un grand nombre d'esprits distingués, et parvint à ramener à la vérité plusieurs hérétiques, succès que n'obtinrent pas toujours les conciles eux-mêmes. On le voit instruire les catéchumènes dans la doctrine catholique, et leur imposer le courage de la professer au péril de la vie ; il discute avec les philosophes, assiste les martyrs, qu'il accompagne sans crainte jusqu'au lieu du supplice ; il leur donne le baiser de paix, les ranime par ses paroles, même en présence des païens ; s'expose pour les soutenir dans la confession de la foi. Le but essentiel de ce docteur fut de ruiner le polythéisne et d'élever sur ses ruines l'édifice sacré de la religion. Origène eut pour successeurs Iïéràclas, Denys le Grand, Pierius, Théognoste, Sérapion ; au quatrième siècle, Didyme l'Aveugle et Rhodon, avec lesquels s'éteignit cette institution remarquable. On conserva dans cette ville les traditions d'Origène, c'est-à-dire sa
�— 183 — prédilection pour les explications allégoriques, les spéculations profondes et une partie des théories platoniciennes. Le Didascalée combattit les docteurs du Musée jusqu'au jour où Constantin publia son fameux édit de Milan. Ce décret eut pour résultat d'assurer le triomphe du christianisme et la ruine du polythéisme. A partir de ce moment, l'école polythéiste d'Alexandrie, privée des faveurs du pouvoir, des sympathies de la population, de ses membres les plus illustres et de ses principaux établissements, ne tarda pas à s'affaiblir ; néanmoins elle combattit avec une sorte de désespoir contre le nouvel ordre de choses et d'idées que veut le monde et que protègent les chefs de l'empire. Elle finit enfin par succomber glorieusement, lorsque le mahométisme fit son entrée triomphale dans la ville d'Alexandrie. Les catéchèses étaient, dans les premiers siècles du christianisme, une véritable école d'éducation. Ceux qui du judaïsme ou de la gentilité passaient à la société chrétienne s'appelaient, avant leur initiation complète par le baptême, catéchumènes, du grec katecheo, j'enseigne. La catéchèse n'était autre chose que l'art d'initier à la foi et à la vie de l'Eglise ceux qui se disposaient à la réception du baptême et parvenaient ainsi à leur majorité spirituelle. On donnait le nom de catéchète à l'ecclésiastique chargé, au nom de Jésus-Christ et de l'Eglise, d'enseigner la doctrine chrétienne aux catéchumènes II com-
�— 184 — mençaitpar leur inspirer le plus profond respect pour la parole de Dieu qu'il leur annonçait, les invitait à dépouiller le vieil homme par la pénitence, leur montrait la gravité du péché, leur faisait connaître Dieu, Jésus-Christ, sa naissance d'une Yierge, sa mission, sa mort et sa résurrection, son ascension, lejugement dernier, larésurrection des corps, et leur expliquait les Saintes Ecritures. Mais, en les instruisant des vérités de la religion, il formait aussi leur conscience et épurait leurs mœurs ; il leur apprenait à s'affermir dans lebien et à former dans leur âme l'image de JésusChrist. N'est-ce passur ces principes que repose l'éducation, dontle but est de préparer l'éternelle vie, en élevant la vie présente?
CHAPITRE V.
LES PÈRES DE L'ÉGLISE ; LEUR TION DE MÉTHODE POUR FAIRE L'ÉDUCA-
L'HUMANITÉ.
On a donné le nom de Pères de l'Eglise à ces écrivains dogmatiques qui, en dehors du corps des évêques, légitimes successeurs des Apôtres, passaient pour les témoins de la doctrine transmise par l'antiquité ecclésiastique. Réunissant tout ce que le talent a de plus brillant et. tout ce que la science a deplusprofond et de plus vrai, les Pères de l'Eglise devinrent des écrivains polis, des orateurs éloquents, des philosophes instruits, et donnèrent un essor puissant à l'éducationreligieuse et morale de l'humanité.
�— 188 — Leur méthode consistait dansl'instruction qui éclaire l'esprit et dans l'exhortation qui réforme les cœurs. Dans l'instruction, ils nous fonqconnaître Jésus-Christ parla grandeur de ses mystères et l'excellence de ses doctrines, par l'efficacité des sacrements et les caractères de son Eglise, par les pieuses industries de son amour. Ils dévoilent l'homme à l'homme en l'élevant jusque dans le sein de Dieu, de qui émanent tous les êtres. Ils développent à ses yeux les lois de la nature, ses devoirs, ses destinées; ils lui expliquent ce que jamais il ne comprendrait de lui-même : sa grandeur, sa bassesse, les contradictions mystérieuses de son esprit et de son cœur, la cause de ses maux et leur remède. Dans l'exhortation, ils combattent tous les vices et persuadent toutes les vertus ; ils mettent à nu toutes les misères, toutes les plaies de l'âme, etindiquentle baume divin, les remèdes qui peuvent les guérir ; ils tonnent contre l'esprit rebelle aux attraits de l'amour inlini, et ils le menacent de la sévérité de la justice divine. Deux caractères distinguent renseignement des Pères de l'Eglise : une tendresse qu'on a nommée onction, et une foi qui se communique et triomphe des résistances de l'esprit. Quelle différence entre l'éducation des Pères de l'Eglise et l'éducation de la Grèce et de Rome ! Chez les Grecs et chez les Romains, l'existence individuelle était absorbée dans l'être collectif, appelé peuple, et la place publique était comme le foyer domestique de l'État.
�— 4 86 — L'éducation n'avait donc qu'un but chez ces peuples : former dans l'enfant le citoyen, l'homme qui doit agir, parler et combattre pour la patrie. L'éducation des Pères est celle de la famille chrétienne; elle se propose d'élever dans l'enfant l'homme pour l'humanité et pour le ciel. Et, pour apprécier l'influence de cette éducation chez les païens, je ne citerai qu'un trait : Chrysostome, après avoir été instruit jusqu'à vingt ans par sa mère, jeune veuve chrétienne, fut admis à l'école de Libanius, pour suivre ses leçons. Ce philosophe, après l'avoir interrogé sur cette éducation domestique, s'écria : « 0 dieux de la Grèce, quelles femmes parmi « les chrétiens! » C'est cette éducation qui a lutté contre la corruption des vieilles mœurs ; c'est elle qui a adouci les peuples barbares, et sauvé le monde qui croulait sous le poids du sensualisme et de l'orgueil.
Saint Basile.
Parmi les grands évêques qui furent l'honneur et la gloire non seulement de l'Eglise, mais de leur siècle et de l'humanité, saint Basile occupe un rang distingué. Son génie et ses vertus lui ont assuré, dans cette phalange sacrée, une éclatante réputation ; et la critique littéraire recommande ses écrits comme un modèle parfait d'éloquence sacrée. Photius ne lui trouvait pas de rivaux dans l'art oratoire. « Quiconque, dit-il, aspire « à devenir un orateur accompli, n'aura besoin ni de
�— 187 — Platon, ni de Démosthène, s'il prend Basile pour modèle. Il n'y a point d'écrivain dont la diction soit plus pure, plus belle, plus énergique, ni qui pense avec plus de force et de solidité ; il réunit tout ce qui persuade et tout ce qui convainc et charme l'esprit. Son style, toujours naturel, coule avec la même facilité qu'un ruisseau qui sort de sa source. » Issu d'une famille où l'on comptait une suite' de héros,' saint Basile naquit à Césarée, ville de Cappadoce, l'an 329. Ses parents, qui étaient chrétiens, l'envoyèrent à Athènes étudier l'éloquence et la philosophie. Après avoir terminé ses études avec saint Grégoire de Nazianze et le futur empereur Julien, Basile revint dans sa ville natale, où il embrassa la profession du barreau. Il plaida quelque temps avec éclat ; mais, bientôt dégoûté du'monde, il alla visiter l'Egypte, puis se retira dans la solitude, et consacra plusieurs années à méditer sur la doctrine chrétienne. Julien régnait, lorsque saint Basile entra dans le sacerdoce. Jusqu'à la mort d'Eusèbe, évêque de Césarée, saint Basile vécut tantôt dans la solitude, tantôt auprès du saint évêque, dont il partageait le fardeau et dont il fut le successeur. Après avoir occupé pendant vingt années le siège de Césarée, il mourut le 1er janvier 379, à l'âge de cinquante ans, honoré du surnom de Grand, que justifiaient à la fois son caractère et son génie. « « « « « « «
�— 188 — Argument analytique de l'homélie de saint Basile aux jeunes gens sur l'utilité qu'ils peuvent retirer de la lecture des auteurs profanes. On ignore absolument à quelle époque et en quelles circonstances saint Basile prononça ce discours, dont le but est de guider les jeunes gens dans l'étude des lettres profanes et de leur en montrer l'incontestable utilité. Saint Basile s'adressait-il à ses neveux ou à une réunion de jeunes gens qu'il dirigeait dans les voies du christianisme? C'est encore un problème que les interprètes n'ont pas résolu. Quoi qu'il en soit de leurs divergences, les excellents conseils de l'éloquent évêque sont d'une application générale. Formé d'abord lui-même par la lecture des auteurs profanes, saint Basile ne pouvait méconnaître la double utilité que présentent leurs ouvrages, tant pour la perfection de la forme que pour la sage morale des préceptes qu'ils renferment ; toutefois, c'est sur ce dernier point qu'il insiste dans cette homélie : il s'efforce de démontrer à ses jeunes auditeurs que, si la lecture des poètes, des philosophes et des historiens de l'antiquité n'estpas toujours sans danger, onpeut cependant, en laissant tout ce qui est contraire à la foi ou à la pureté, extraire de leurs ouvrages des enseignements élevés, des leçons de vertu et de sagesse qui se trouvent en parfait accord avec la doctrine chrétienne. 1° La longue expérience de saint Basile et sa paternelle affection pour les jeunes gens auxquels il s'adresse l'engagent à leur donner quelques conseils sur
�— 189 — les avantages qu'ils peuvent retirer de la lecture des auteurs profanes. « Ce que je viens précisément vous conseiller, leur dit-il, c'est de ne pas mettre sans réserve entre leurs mains le gouvernail de votre âme, comme celui d'un navire, pour les suivre partout où ils voudront vous mener ; il faut, tout en prenant ce qu'ils vous offrent d'utile, savoir aussi ce que vous devez laisser de côté. Quel est le choix à faire, et comment exercer ce discernement ? C'est ce dont je vais vous instruire sans tarder davantage. » 2° Après avoir démontré que tous les biens de la terre n'ont rien de grand aux yeux du chrétien, dont toutes les aspirations sont pour une vie meilleure, saint Basile prouve que les saintes Ecritures nous conduisent à cette autre vie par l'enseignement des mystères, et que l'étude des lettres profanes est une utile préparation à celle des saintes Ecritures. Comparant le chrétien à un soldat qui doit être toujoursprêt à combattre, « une lutte,dit-il,et la plus grande « de toutes, nous est proposée ; et, pour nous y pré« parer, il nous faut tout faire, endurer toutes les fati« gués selonnosforces, fréquenter les poètes, les histo« riens,les orateurs, tousles hommes quipeuventnous « être de quelque utilité pour laculture de notre âme. « De même que les teinturiers préparent d'abord, au « moyen de certaines opérations, l'étoffe qui doit rece« voir la teinture, et seulement alors la baignent dans « la pourpre ou dans quelque autre liqueur, de même, « nous aussi, si nous voulons que l'image de la vertu « soit ineffaçable en nos âmes, nous nous initierons à
�ces études extérieures, avant d'entendre les sacrés et mystérieux enseignements; et, après nous être habitués en quelque sorte à voir le soleil dans les eaux, nous fixerons nos regards sur la pure lumière. » 3° La science profane ne fut-elle pour l'âme qu'un ornement, on ne devrait pas pour cela la dédaigner. C'est ce que prouvent les exemples de Moïse et de Daniel. Et pour exprimer sa pensée avec clarté, saint Basile a recours à une comparaison pleine de grâce et de charme. La voici : « La vertu propre de l'arbre est de se couvrir de fruits « dans la saison; mais, deplus,il reçoit une sorte depa« rure de ses feuilles qui s'agitent auto ur de ses rameaux; « de même, le fruit essentiel de l'âme estla vérité;mais « enmêmetempsla sagesse extérieure est pour elle une « enveloppe qui ne manque point de grâce, comme ces « feuilles qui offrent un abri au fruit et à l'œil un aspect « agréable ; aussi dit-on que le grand Moïse, dont la sa« gesse est sirenommée chez tous les hommes, exerça « d'abord son génie dansles sciences de l'Egypte, avant « d'en venir à la contemplation du grand être. Comme a lui, mais bien des siècles après, le sage Daniel ap« profondit à Babylone la science des Chaldéens, « avant d'aborder l'étude des choses saintes. » « « <r « <t 4°Maiscommentacquérirles connaissances profanes? C'est ce qu'il faut maintenant vous dire. Pour commencer par les poètes qui nous offrent des récils de toute nature, gardez-vous d'écouter indistinctement tout ce qu'ils vous disent ; lorsqu'ils vous rapportent les actions ouïes paroles d'hommes de bien, aimez
« « « «
�— 191 — leurs héros, imitez-les, efforcez-vous deleurressem« bler ; mais quand ils mettent sous vos yeux des <£ personnages vicieux, fuyez, bouchez-vous les « oreilles, comme ils disent eux-mêmes que. fit « Ulysse pour éviter les chants des sirènes. L'habi« tude d'écouter des paroles mauvaises conduit aux « mauvaises actions. C'est pourquoi, il nous faut veil« 1er sur notreâme avec une extrême vigilance, de peur <L que, séduits par l'attrait du langage, nous n'admet« tions sans nous en apercevoir quelque principe « pervers, et ne ressemblions à ceux qui avalent du « poison avec du miel.
(
« J'en dirai tout autant des historiens, surtout lors« qu'ils forgent des contes pour l'amusement de leurs « lecteurs. Nous n'imiterons pas non plus ces ora« teurs si habiles dans le mensonge. « Nous recueillerons, au contraire, tout ce qu'ont « dit ces auteurs, soit à la louange de la vertu, soit à « la honte du vice. Tandis que le reste des animaux « jouit seulement du parfum ou de l'éclat des fleurs, « l'abeille sait de plus y puiser le miel ; de même, i celui qui ne recherche pas uniquement l'agrément « et le plaisir peut trouver dans des ouvrages de ce « genre des richesses utiles à l'âme. Nous devons « donc les aborder en imitant exactement l'abeille. « Elle ne vole pas indistinctement sur toutes les « fleurs; elle n'essaie pas non plus d'emporter tout « entières celles sur lesquelles elle se pose, mais elle « y puise le suc nécessaire à son travail, et aban« donne le reste. Quand nous cueillons la fleur du «rosier, nous écartons les ronces; de même nous
�— 192 — « récolterons ce que les écrits profanes offrent de salu« taire, et nous nous garderons de ce qu'ils ont do « funeste. Il faut donc tout d'abord examiner de près « chacune de nos études, la mettre en harmonie avec « la fin que nous nous proposons, et, comme dit le « proverbe, aligner la pierre au cordeau. » 5° On doit s'appliquer surtout aux poètes et aux philosophes qui donnent les meilleurs préceptes, et exhortent le plus vivement au bien : exemples nombreux, tirés d'Hésiode, d'Homère, de Théognis et de Prodicus. « Croyons-nous qu'Hésiode ait eu d'autre motif « que d'exciter la jeunesse à la vertu, lorsqu'il écrivait « ces vers que tous répètent etdonlvoici le sens: la « route escarpée qui mène à la vertu paraît d'abord <i rude et difficile à gravir, féconde en peines et en « sueurs. Aussi, n'est-il pas donné à tout le monde d'y « entrer, tant elle est raide, ni à ceux qui entrent d'y « arriver aisément au sommet. ce Et pourtant, une fois que l'on y est parvenu, on « peut voir combien elle est belle et unie, « elle est facile et douce, combien combien enfin elle est plus
<x agréable que cette route qui conduiLau vice et que « les hommes prennent enfouie, dit encore le poète, « à cause de la brièveté du trajet. Pour moi, je pense « qu'Hésiode, en parlant ainsi, n'a eu d'autre dessein « que de nous exhorter au bien, de nous engager « tous à être honnêtes, et d'empêcher que les diffi« cultés ne nous découragent et ne nous fassent « renoncer au but. « Que si quelque autre a fait un semblable éloge
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- 193 — « delà vertu, accueillons encore ses récits : ils tendent « à la fin que nous nous proposons. & Prodicus raconte qu'Hercule, fort jeune encore, « à peu près à l'âge où vous êtes, délibérait sur la « voie qu'il devait prendre, et qu'il hésitait entre le « chemin pénible qui mène à la vertu et cette autre >x route si facile qui mène au vice, lorsque deux « femmes se présentèrent à lui : c'étaient la Vertu « et la Volupté. « Au premier abord, avant même qu'elles eussent « parlé, leur extérieur trahissait la différence de leurs <r caractères. L'une relevait sa beauté par tous les « artifices de la parure, elle était languissante de « mollesse, et menait à sa suite tout l'essaim des « plaisirs ; elle les montrait à Hercule, lui faisait des « promesses plus douces encore, et s'efforçait de l'at« tirer vers elle. L'autre, maigre et desséchée, au « regard fixe, tenait un langage bien différent : elle « ne lui promettait ni le repos ni le plaisir, mais des « sueurs continuelles, des fatigues et des dangers « sans nombre sur terre et sur mer. Pour récom« pense, il serait un jour au nombre des dieux, c'est « ainsi que s'exprime le philosophe ; et c'est elle « qu'Hercule suivit enfin. » 6° Il ne suffit pas de se pénétrer de ces préceptes, il faut encore les mettre en pratique. « Faire en public « un brillant éloge de la vertu, et s'étendre sur ce '< sujet en longs discours, tandis qu'en particulier on « préfère le plaisir à la tempérance, la cupidité à la « justice, c'est, j'ose le dire, ressembler à ceux qui « jouent les drames de la scène et qu'on veut faire
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�— 194 — « paraître en rois et en princes, lorsqu'ils ne sont ni « rois, ni princes, ni peut-être même de condition libre. « C'est le dernier degré de l'injustice, dit Platon, « de vouloir paraître juste quand on ne l'est pas. » 7° Les livres profanes rapportent des traits de sagesse et de vertu d'autant plus dignes d'être imités qu'ils sont conformes aux préceptes de l'Evangile. « Un homme du peuple insultait Périclès qui n'y « faisait aucune attention, et pendant tout le jour ils « continuèrent, l'un àprodiguer sans relâche les injures, «: l'autre à garder son « était venu, et indifférence. Comme le soir que d'obscurité décidait enfin cet
« homme à se retirer, Périclès le conduisit avec un « flambeau, ne voulant pas qu'il arrivât malheur à son « maître de philosophie. « Un homme frappait violemment au visage Soir
crate, le fils de Sophronique, etSocrate ne résistait
« point, mais il laissa ce furieux assouvir sa colère, « jusqu'à ce que son visage fût enflé et meurtri par « les coups. Quand il eut cessé de frapper, on dit « que Socrate se contenta d'écrire sur son propre « front, comme un sculpteur sur une statue : Ceci est « l'ouvrage d'un tel ; et que ce fut là toute sa ven« geance. Ces exemples sont à peu près d'accord avec « nos principes, et j'ose dire que c'est un grand « bien pour les gens de votre âge de les imiter. « Je ne passerai pas non plus sous silence la con« duite d'Alexandre. Lorsqu'il eut fait prisonnières les « filles de Darius dont on vantait la merveilleuse « beauté, il ne voulut même pas les voir, estimant
�« honteux pour celui qui avait vaincu les hommes de « se laisser vaincre par des femmes. » 8° Après avoir mis sous les yeux de ses jeunes auditeurs les exercices, les travaux et les fatigues auxquels se livraient les athlètes pour remporter une couronne d'olivier, saintBasile s'écrie: « Et nous à qui sont '( préparées des récompenses si merveilleuses par leur « nombre et leur grandeur que la parole ne saurait a en donner l'idée, pourrons-nous les obtenir sans « peines par une vie de nonchalance et de mollesse? « L'oisiveté serail alors une chose bien précieuse et « le plus heureux des hommes eût été Sardanapale... « Une existence passée dans de continuels travaux « suffirait àpeine, en effet, pour nous faire parvenir « à ces biens. Ainsi, je vous ai dit tout à l'heure qu'au« cune des choses humaines n'en offre l'image. « II ne faut donc pas nous laisser aller à l'insou« ciance, ni sacrifier nos belles espérances pour quelce ques instants de mollesse, si nous ne voulons nous « couvrir de honte et nous attirer un châtiment, sinon « ici-bas chez les hommes, quoique cela soit redou« table pour un esprit sensé, du moins dans ces lieux « d'expiation qui se trouvent sous la terre ou dans « touteautrepartiedel'univers.Dieu pourra pardonner « peut-être à celui qui aura failli involontairement ; « mais celui qui, de parti pris, aura préféré le mal est « sans excuse et ne saurait échapper à un rigoureux c châtiment. ■» 9° Montrant le châtiment que Dieu réserve au crime, saint Basile s'interrompt : « Que devons-nous « faire? me direz-vous. Eh! que devez-vous faire}
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sinon cultiver votre âme et ne prendre aucun soin du reste? Ne soyons pas esclaves de notre corps, si ce n'est pour les besoins indispensables ; mais recherchons ce qui est le plus avantageux pour notre âme'; adoucissons parune conduite chrétienne cette captivité qui la force à partager les passions
« du corps. » Il leur conseille ensuite la frugalité dans la nourriture, la simplicité dans les vêtements, la fuite des richesses, et le mépris d'une musique efféminée, dont l'influence est d'amollir le cœur. Il leur recommande surtout de mettre un frein à toutes les convoitises brutales de la chair. Saint Basile finit cette homélie en disant à ses jeunes auditeurs qu'ils trouveront développés d'une manière plus parfaite dans les saintes Ecritures, les préceptes qu'il leur donne ; mais que pour le moment il leur trace d'après les ouvrages profanes une sorte d'esquisse de vertu. Celte homélie de saint Basile est vraiment remarquable, et l'on ne saurait trop en recommander la lecture à la jeunesse studieuse.
Saint Jérôme.
Saint Jérôme est une des plus grandes gloires de l'Eglise. Ecrivain éloquent, polémiste du premier ordre, athlète infatigable de la vérité, il remua de sa voix puissante l'ancien monde, et fit entendre sur la chute de Borne des accents pathétiques qui nous émeuvent encore.
�— 197 — L'Eglise a déposé sur sou front l'auréole de la sainteté, et lui a décerné le titre glorieux de docteur et de défenseur delà vérité. Issu d'une famille chrétienne et favorisé des dons de la fortune, saint Jérôme naquit Tan 342, sur les confins de la Dalmatie, àStridon. Dès ses plus tendres années, il manifesta un tel amour pour les sciences que son père se décida à l'envoyer à Rome pour s'y former à Fécole des plus fameux rhéteurs et grammairiens de l'époque, Donat et Victorin. Sous l'habile direction de ces maîtres si distingués, Jérôme fit de rapides progrès ; ils furent l'heureux présage de l'éclat qui devait un jour rejaillir sur sa personne. Il perfectionna ses études à Trêves, une des villes les plus florissantes de l'Occident. C'est là qu'il prit la résolution de se consacrer à Dieu sans réserve et de mettre au service de la religion son érudition profonde et toutes les ressources de son brillant génie. Saint Jérôme a entrepris de grands travaux; mais le plus remarquable est la revision de la Bible appelée Vulgate. Il se fixa à Jérusalem, où il mourut en 421, chargé de gloire et d'années. Préceptes généraux de saint Jérôme relatifs à l'éducation. — Ces préceptes se trouvent dans les lettres que le célèbre solitaire écrivit à quelques dames illustres de Rome, particulièrement àLseta, qui voulait élever sa fille Paula pour le Seigneur. Education morale de la vierge chrétienne.— « Il faut,
�— 198 — « « « « rc rr « rr ;< « « rr « « rr 'i « ce rr « rr « rr <c « « rr rr rr lui dit-il, qu'une vierge qui doit être le temple de l'Esprit-Saint apprenne à ne dire et à n'écouter que ce qui peut lui inspirer la crainte de Dieu ; qu'elle ignore les auteurs profanes et la.signification des parôles déshonnêtes, et qu'elle prenne plaisir de bonne heure à chanter des cantiques et des psaumes. Ne souffrez pas en sa compagnie des enfants qui aient des inclinations mauvaises ; ne permettez pas que les filles qui la servent aient aucune liaison avec les personnes du dehors, de peur qu'infectées de la corruption du siècle, elles lui en inspirent les maximes et ne la corrompent par une contagion encore plus dangereuse. » La lecture et récriture. — « Faites-lui faire des lettres de buis ou d'ivoire, et donnez-leur à chacune leur nom, afin qu'elle s'en serve pour jouer et qu'elle s'instruise en jouant ; mais il ne faut pas se contenter qu'elle appelle les lettres de suite et qu'elle en répète les noms par cœur comme une chanson, il faut encore les mêler souvent ensemble et mettre les dernières au milieu, et celles du milieu au commencement, afin qu'elle les distingue non seulement par le nom, mais encore par la vue; et pour l'encourager à assemblerles syllabes, promettez-lui quelque récompense capable de gagner les enfants de son âge. rr Lorsque d'une main tremblante elle commencera à conduire le stylet sur la cire, il faudra ou lui soutenir sa petite main pour en régler les mouvements, ou lui imprimer les caractères des lettres sur des tablettes, afin qu'elle suive les mêmes
�— 199 — « lignes et les mêmes traces sans pouvoir s'écarter. » Méthode pour faire travailler l'enfant avec fruit. —■ « Donnez-lui aussi des compagnes d'étude, afin que « les applaudissements qu'elles recevront la piquent « d'honneur et lui donnent de l'émulation. « Si elle ne comprend pas ce qu'on lui dit, ne la « traitez pas pour cela avec rudesse ; animez-la au « contraire parles louanges, et faites en sorte qu'elle « soit également sensible à la joie d'avoir mieux fait « que ses compagnes et au chagrin de n'avoir pas si i bien réussi qu'elles. « Prenez garde surtout qu'elle ne se dégoûte de « l'étude, de peur qu'elle ne conserve dans un âge « plus avancé l'aversion qu'elle en aurait conçue « dès son enfance. « « <( « « « « « « «
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« Pour l'accoutumer peu à peu à s'exprimer, il ne faut pas lui apprendre indifféremment toutes sortes de mots ; il faut les lui choisir exprès, tels que sont, par exemple, les noms des Prophètes, des Apôtres et des Patriarches dont saint Matthieu et saint Luc nous ont décrit la généalogie, afin qu'en apprenant à parler, elle remplisse son esprit de plusieurs choses dont elle puisse un jour se ressouvenir. » Le précepteur ; —ses qualités. — « Choisissez-lui un précepteur savant, d'un âge mûr et d'une vie réglée. Je ne crois pas qu'un habile homme ait honte de faire pour une fille de qualité ce qu'Aristote a fait pour Alexandre à qui il enseigna les premiers éléments des lettres, comme un simple écrivain à gages. On ne doit pas regarder comme quelque chose de bas ce qui sert de fondement aux grandes cho-
�— 200 — « ses. Un homme savant prononce les syllabes et
« explique les premières règles de la grammaire auc< trement qu'un ignorant. Aussi ne devez-vous pas
« souffrir que votre fille, par une délicatesse ridi« cule et ordinaire aux femmes, s'accoutume à pro« noncer les mots à demi, ni qu'elle mette son plaisir
a et son divertissement à jouer parmi l'or et la
pour-
« pre, de peur que l'un ne gâte son langage et que « l'autre ne corrompe ses mœurs; elle ne doit rien « apprendre dans sa jeunesse qu'elle soit obligée son « d'oublier dans un âge plus avancé. On dit qu'Hor« tensius apprit à bien parler entre les bras de
a père, et que la manière dont la mère des Gracques
« savait s'exprimer fit apprendre à ses enfants, dès « l'âge le plus tendre, le goût de la véritable élo« quence ; car les premières impressions de la jeunesse « s'effacent difficilement. Quand une fois la laine a « été teinte en violet, il est impossible de lui rendre « sa couleur naturelle; et un vase neuf conservelong« temps l'odeur et le goût de la première liqueur dont « on l'a rempli. Nous lisons dans l'histoire grecque « qu'Alexandre, ce monarque si puissant qui se ren« dit maître de toute la terre, conserva toujours dans « ses mœurs et dans son allure les défauts de son « précepteur Léonide, qu'il avait pris dès son enfance. « Car on n'a que trop de penchant à suivre les mau« vais exemples, ou l'on imite aisément les vices de « ceux dont on ne saurait acquérir les vertus. » La nourrice; sesqualités. — « Donnez à votre fille une « nourrice qui ne soitni sujette au vice, ni coquette, ni « causeuse; choisissez-lui pour gouvernante une femme
�« honnête et modeste, et pour gouverneur un homme « sageetvertueux.
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Une vierge doit rechercher la simplicité dans sa ■parureet la frugalité dans'sesrepas. — « Queses habits, « dit saint Jérôme, l'instruisent de sa destinée ; qu'ils « soient d'une étoffe forte et propre à la garantir du « froid, et non point de ces étoffes légères et transparente
tes qui ne couvrent le corps qu'à demi. « Donnez-vous bien garde de lui percer les oreilles,
« de mettre du fard sur son visage et de lui charger le « cou de perles et la tête de pierreries. « Nourrissez-la de légumes et d'autres mets sem« blables; qu'elle ne mange quece qui est nécessaire, « de sorte qu'elle ait toujours faim et qu'elle puisse en « sortant de table s'appliquer à la lecture et à la psal« modie, Les parents doivent donner le bon exemple à leurs enfants, — « Servez-lui vous-même dans son enfance « et de maîtresse et de modèle. Songez que vous « avez une vierge pour fille, et que vos exemples « feront de plus fortes impressions sur elle que vos « paroles. Souvenez-vous qu'un mauvais air suffit pour « ternir la beauté du lis, de la violette et du safran, n Saint Jérôme recommande encore à Lseta de ne jamais se séparer de sa fille, et de lui faire éviter la conversation des jeunes mondains et de toutes les personnes qui pourraient tendre des pièges à son innocence, « Proposez-lui, ajoute-t-il, pour modèle de « sa conduite une fille d'un âge avancé, d'une foi « pure, d'une vie irréprochable, d'une charité reconnue, « qui l'instruise par ses exemples, et qui l'accoutume
�— 202 — « à se lever la nuit pour vaquer à la prière et à la « psalmodie. » Travaux manuels. — » Apprenez-lui à faire des « ouvrages de laine, à tenir la quenouille, à mettre sa a corbeille sur ses genoux, à filer et à manier le i fuseau ; mais qu'elle ne s'applique pas à faire des « ouvrages de broderie d'or ou de soie. » Voilà en résumé les préceptes que saint Jérôme donne à Laeta pour élever sa fille Paula. Il serait à désirer que toutes les mères de famille les missent en pratique pour Féducation de leurs enfants. Saint Augustin. Saint Augustin, la perle des docteurs, le vrai modèle des pénitents,le plushumble de tous les Pères del'Eglise, parce qu'il en a été le plus grand, l'apôtre de la grâce, le prédicateur de la prédestination, l'astre brillant de la philosophie, la bibliothèque et l'arsenal de l'Eglise, la langue de la vérité, le fléau des hérésies, la trompette de Jésus-Christ, la lyre del'Esprit-Saint, le siège de la sagesse, l'oracle des treize derniers siècles, le maître de Pierre Lombard, de saint Thomas et de Bossuet, occupe la première place parmi les plus grands ornements et les plus éclatantes lumières de l'Eglise. Il a reculé si loin les bornes de l'intelligence que les plus sublimes écrivants ont marché sur ses traces. Les conciles eux-mêmes ont souvent emprunté la parole à cet homme inspiré, pour lormuler leurs décrets sur les questions les plus ardues de la science
�— 203 — sacrée. Il a développé les mystères de la prédestination et de la grâce avec une telle pénétration, qu'on le dirait ravi au troisième ciel et initié aux secrets de Dieu. Il n'aborde jamais une question sans l'épuiser à fond. Il nous donne, dans ses ouvrages immortels, une idée admirable de l'ensemble de la religion, de ses rapports merveilleux avec tout ce qui intéresse l'homme, avec tout ce qui peut être l'objet de sa pensée. On y trouve cette méthode admirable qui coordonne et généralise, ces vues profondes, ces hautes contemplations, cette chaleur, cette vie, qui fait qu'on les lit toujours avec un nouveau charme, et qui ouvrent à l'esprit de nouvelles perspectives et de nouveaux horizons. Augustin naquit à Tagaste, en Numidie, l'an 354; il eut pour père un homme de condition modeste, Patrice, qui mit au rang de ses premiers devoirs l'instruction de son fils. Sa mère, sainte Monique, ne négligea rien pour inspirer à son enfant les sentiments dont elle était elle-même animée. Augustin avait été doué des plus heureuses qualités qu'il développa par des études sérieuses à Madaure et à Carthage. Il eut une jeunesse orageuse; mais, après bien des égarements, il revint à Dieu, et lui resta fidèle jusqu'à la fin de ses jours. Il mourut le 28 août 430, âgé de 76 ans.
�— 204 —
Théorie de saint Augustin relative à l'éducation, ramenée à quelques points fondamentaux. 1° VEglise est une grande école d'éducation. — Saint Augustin enseigne que l'Eglise est une grande école, qui a pour mission d'élever les enfants et de faire l'éducation de l'humanité. C'est à elle que Notre-Seigneur a confié la véritable science qui éclaire l'esprit et lui ouvre des horizons inconnus ; c'est elle qui dévoile l'homme à l'homme, et refait les âmes par la puissance des sacrements. 2° Qualités de celui qui enseigne. — Parlant des qualités du maître chargé de l'éducation, saint Augustin nous dit, dans son traité sur la manière de catéchiser les ignorants : « Ayez toujours la charité devant a: les yeux comme l'unique fin à laquelle tous vos « discours doivent se rapporter; et quoique vous « disiez, dites-le de telle sorte que celui qui vous <• écoute le croie, et que cette foi produise en lui « l'espérance, et cette espérance la charité. Quelles « que soient les personnes que nous instruisons, « ayons pour elles un cœur de père et des entrailles « demère; et lorsque par ce moyen nous ne serons plus « qu'un avec elles, ce que nous leur dirons nous « paraîtra nouveau, et comme à elles-mêmes ; caria « force de ce sentiment qui nous fait compatir aux « maux, aux besoins du prochain, va jusqu'à nous « transformer les uns dans les autres. Ainsi, le plai« sir que ceux que nous instruisons ont à nous ence tendre, et celui que nous éprouvons en voyant
�— 205 — <c qu'ils en profitent, passerad'eux en nous, et ils seront « comme s'ils parlaient eux-mêmes, et nous comme » si nous écoutions. C'est ainsi qu'à force de voir tous « les jours ce qu'il y a de beau dans une ville ou « dans un endroit de la campagne, il arrive que nous « finissons par n'en être plus touchés ; mais si nous « faisons voir ces choses à des personnes que nous « aimons, le plaisir qu'elles y trouvent renouvelle « celui que nous y avons pris autrefois, et cela enpro« portion de l'affection que nous avons pour ces per« sonnes, parce que la force de l'amitié fait que ce qui « est nouveau pour elles l'est aussi pour nous, tout « accoutumés que nous sommes à en jouir. » 3° Celui qui apprend ne doit pas réciter par cœur.— Saint Augustin ne veut pas que celui qui enseigne apprenne par cœur, car, dit-il, « celui qui récite par « cœur n'a pas la liberté de revenir sur ses paroles « parde vives et soudaines interrogations ». Mais, en donnant ce conseil, le grand docteur ne dispense pas celui qui instruit de se préparer sérieusement, et voici comment Fénelon commente les paroles de l'évêque d'ïïippone : « Je suppose, dit-il, un homme qui se remplit de son « sujet, qui en médite fortement tous les principes, et « dans leur étendue, qui s'est fait un ordre dans « l'esprit, qui prépare les plus fortes expressions par « lesquelles il veut rendre son sujet sensible, qui « range toutes les preuves, qui prépare un certain « nombre de figures touchantes, en un mot, un « homme qui sait tout ce qu'il doit dire et la place « où il doit mettre chaque chose, mais qui le sait par
�« un travail d'intelligence plutôt que par un effort de « mémoire, quoique la mémoire l'aide beaucoup dans « son travail. Seulement il ne sait pas par cœur jusce qu'à la moindre syllabe. » 4° Méthode suivie pour enseigner la religion. — Quant à la méthode à suivre pour enseigner la religion, saint Augustin veut qu'on en fasse l'exposé historique depuis la création jusqu'à Notre-Seigneur Jésus-Christ et qu'on termine chaque instruction par une conclusion morale qui insinue l'amour de Dieu et du prochain, fin de toute la loi ; enfin il ajoute deux modèles de discours qu'on peut étudier avec fruit. 5° // faut surveiller tous les penchants du cœur. — Saint Augustin veut qu'on développe dans l'enfant des sentiments élevés. Voyez-le après sa conversion dans cette campagne solitaire où il instruit quelques jeunesgens! Quelle attentive surveillance de tous les penchants du cœur ! Comme il craint, en excitant l'émulation, de laisser naître l'orgueil et la jalousie! Je ne sais quelle thèse où deux jeunes gens s'étaient piqués d'amour-propre comme des philosophes ; il la termine par d'admirables conseils sur l'amour de la vérité pour elle-même ; et, en versant deslarmes, il leurditpour précepte suprême: « Soyez bons » -.estote boni. 6°Respect des absents. — Saint Augustin veut qu'on parle avec le plus profond respect des absents, comme on peut s'en convaincre par ce distique qu'il fit graver dans la salle où il prenait les repas :
Quisquis amat dictis absentum rodere vitam Hanc mensam indignam noverit esse sibi.
v
�— 207 — 7° Ce grand docteur recommande une discipline sévère pour élever les enfants, et exige de leur part une obéissance complète. En résumé, l'éducation, d'après saint Augustin, consiste à cultiver, exercer, développer, fortifier et polir toutes les facultés qui constituent dans l'enfant la nature et la dignité humaines, et à préparer ainsi l'éternelle vie, en élevant la vie présente.
CHAPITRE VI.
DEUX PROBLÈMES HISTORIQUES A EST-IL UNE ÉPOQUE DE RÉSOUDRE : LE MOYEN OU DE GRANDEUR AGE POUR
BARBARIE
L'HUMANITÉ ? PROFONDE SIÈCLE ?
APRÈS LES PÈEES DE L'ÉGLISE, UNE NUIT
e
A-T-ELLE COUVERT L HUMANITÉ JUSQU'AU XVI
Voici la solution qu'ont donnée à ces deuxproblèmes M. Compayré et Voltaire : « Après les Pères du ive siècle, nous dit M. Comi payré, une nuit profonde couvrit l'humanité. Il y « avait progrès pour la foi, puisque le christianisme « agrandissait sans cesse ses conquêtes et recrutait « de nouvelles âmes pour la vie éternelle ; mais il y « avait décadence pour tout le reste, et leslettres tom« baient dans le plus complet discrédit. Quand on i examine les siècles qui suivirent les siècles des Pères « de l'Eglise, cet âge d'or du christianisme, il semble s vraiment qu'on assiste à une création nouvelle de « l'humanité. Le passé n'existe plus.
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« Le travail des Grecs et des Romains est comme évanoui. L'humanité recommence son œuvre; tout est à refaire. Il faudra des siècles pour qu'on voie renouer l'alliance féconde des croyances chrétiennes et des lettres antiques. Malgré des exemples illustrès, le moyen âge est une époque d'ignorance. Depuis le cinquième siècle jusqu'au quinzième on ne recueille que des plaintes de la décadence des
« lettres. » Voltaire, dont la plume intarissable versa des flots d'ironie sur les objets les plus vénérables et les plus sacrés, a éprouvé la même répugnance que M. Compayré. C'est une sorte de colère contre les grossières destructions de l'ancienne civilisation, un ennui profond de ces temps nouveaux, mais barbares ; il est même éloquent pour peindre cette décadence universelle, et dans quelques mots il grave toute la pensée qui a inspiré Gibbon : « Vingt jargons barbares succèdent à cette brillante a langue latine qu'on parlait du fond de l'Illyrie au « mont Atlas. Au lieu de ces sages lois qui gouver« naient la moitié de notre hémisphère, on ne trouve « plus que des coutumes sauvages. Les cirques, les « amphithéâtres élevés dans toutes les provinces sont « changés en masures couvertes de paille ; les grands « chemins si beaux, si solides, établis au pied du Ca« pitole jusqu'au mont Taurus sont couverts d'eaux « croupissantes. La même révolution se fait dans « les esprits : Grégoire de Tours, le moine de Saint« Gall, Frédegonde, sont nos Polybeet nos Tite« Live. »
�— 209 — Ayant hâte de quitter les premiers temps du moyen âge, Voltaire en rejette les détails, et déclare que l'histoire des premiers siècles de l'ère moderne ne mérite pas plus d'être écrite que celle des ours et.des loups. On voit que le moyen âge est pour Voltaire et pour M. Gompayré un ennemi dont il leur semble que la société moderne n'est pas encore assez débarrassée. Mais l'histoire, qui est, comme l'a dit Montaigne, un grand justicier du passé, prouve que cette époque a été plus haïe que jugée, plus satirisée que dépeinte, en haine [de l'Église. Et de nos jours Balmès, Villemain, M. Léon Gautier et tous les grands écrivains ecclésiastiques, après avoir consulté les écrits originaux,ignorés pour la plus grande partie, abandonnés dans l'ombre des cloîtres, inhumés dans la poussière, des vieilles bibliothèques ou dans les salles encombrées des archives de l'Etat, ont démontré d'une manière victorieuse que le moyen âge offre tous les caractères d'une véritable grandeur et d'une civilisation à part, ce Là est l'homme tout « entier, nous dit M. Villemain, avec ses grandeurs « et ses passions, ses idées, sa métaphysique ; le « moyen âge est une forme de civilisation à part, plu« tôt qu'une barbarie. Il s'y conserva toujours de « singuliers restes de le politique romaine. Le chris« tianisme, héritier plutôt que destructeur de la société « antique, en avait sauvé les plus précieux débris à « travers l'inondation des barbares du Nord, et dès « qu'ils s'arrêtèrent un moment sur le sol conquis, « l'intelligence humaine se trouva d'elle-même en « voie d'apprendre et d'inventer, et la trame fut
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210 —
« reprise. C'est un rayon dans la nuit que Voltaire <i aurait dû suivre. Mais, pour cela, il fallait être juste a envers l'Eglise et étudier sans aversion et sans mo< querie ce culte et cette vie religieuse où s'étaieut « longtemps réfugiées toute l'intelligence et la liberté « humaine ». Avant de démontrer tout ce que l'Église a fait et souffert pour préparer, au moyen âge, la civilisation moderne, trop oublieuse de ses origines, nous allons jeter un coup d'oeil sur la dissolution de l'empire romain et sur l'irruption des Barbares. Le peuple romain. — Causes de sa décadence. — Tableau de Rome païenne. — Irruption des Barbares, leurs cruautés. Il en est des peuples comme des familles : ils fleurissent, ils vieillissent et ils meurent. Lepeuple romain n'était, à son origine, qu'une tribu; mais par ses vertus il devint l'Italie, puis le monde, et fonda l'empire le plus puissant qu'aient connu les hommes. Il dut toute sa grandeur à la religion, aux mœurs, à ses vertus, à l'art de faire la guerre et à l'habileté de sa politique. Et sa corruption vint du culte, des lois, des mœurs du génie grec et de l'oubli des anciennes vertus. Le culte avait pour but de favoriser toutes les passions. Les mystères d'Adonis, de Cybèle, de Flore étaient représentés dans les temples et dans les jeux consacrés à ces divinités. On voyait à la lumière du soleil ce que l'on cache dans les ténèbres, et la sueur
�— 211 — et la honte glaçaient quelquefois le courage auteurs. des
L'ordre légal était conforme à l'ordre religieux : il autorisait le vice couronné de fleurs. Chaque peuple vaincu donna à Rome sa corruption particulière. L'Egypte lui donna sa superstition, l'Asie sa mollesse, l'Occident et le Nord de l'Europe son mépris de l'humanité. Le génie grec lui communiqua sa corruption intellectuelle: les subtilités, le mensonge et la vaine philosophie, en un mot , tout ce qui détourne de la simplicité naturelle, et ébranle la famille etla société. Le génie latin voua ces mêmes Romains à la corruption naturelle, aux excès des plaisirs des sens ; et lorsque Rome eut perdu ces nobles vertus qui avaient fait les Eabricius et les Scipion, elle était atteinte dans les forces vives de sa constitution. Le citoyen romain ne se sacrifiait plus pour la patrie, mais c'est la patrie qu'il sacrifiait à son ambition. Le tableau que nous ont laissé les historiens et les poètes, de la pourriture de l'empire romain, dépasse tout ce que l'imagination la plus vagabonde saurait inventer de nos jours, et nous laisse voir à nu tout ce que renferme de perversité le cœur humain. La corruption avait pénétré jusque dans le sanctuaire de la famille. Lucien, dans ses Dialogues des courtisanes, met en scène une mère et une fille : c'est la mère qui corrompt sa fille, qui cherche à lui enlever toutremords, toute pudeur,qui l'instruit du libertinage, du mensonge et du vol. Chez plusieurs nations, des villes entières étaient
�— 212 — consacrées à l'impudique Vénus ; des inscriptions écrites à la porte des lieux de débauche, et la multitude des simulacres obscènes trouvés à Pompéï ont fait penser que cette ville jouissait de ce privilège. Qui ne connaîtles débauches des empereurs romains, les spintriae — Tibère — et les incestes de Caligula? Qui n'a entendu parler de Messaline et du lit où elle apportait l'odeur de ses souillures? Néron se mariait publiquement à des hommes. Héliogabale, résumant tous les vices, depuis Auguste jusqu'à Commode, aimait particulièrement à se représenter l'histoire de Paris. A des chars inscrustés de pierres précieuses, il enchaînait deux, trois et quatre belles femmes, le sein découvert, et il se faisait traîner sur ce quadrige. Quelquefois il roulait sur des portiques semés de pailletttes d'or, imitant ainsi le Soleil conduit par les Heures. Cette mollesse du peuple et des empereurs passa à l'armée. Le soldat préférait les chansons obscènes au cri de guerre ; une pierre, comme autrefois, ne lui servait plus d'oreiller sur un lit armé, et il buvait dans des coupes plus pesantes que son épée. Avec la corruption des mœurs disparut l'ancienne frugalité romaine. Le luxe des repas et des fêtes épuisait les trésors de l'Etat et la fortune des particuliers. Qui ne connaît les effroyables orgies de Vitellius et d'Héliogabale ? Vitellius dépensait près de quatrevingt mille francs par jour, et il ne lui était pas rare de donner desfestins de cent mille écus. Dans un seul repas donné inpromptu à son frère, il y avait sept mille oiseaux et deux mille poissons de choix.
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Mais Héliogabale, ce monstre d'extravagance, semble avoir surpassé tous les autres au rapport de Lampride : chacun de ses repas coûtait à l'Etat plus de huit cent mille francs; on n'en sera pas surpris, si l'on considère qu'il faisait mettre ensemble jusqu'à six cents cervelles d'autruches, les talons grillés d'un grand nombre de jeunes chameaux, qu'il voulait des plats de langues seules de perroquets ou de rossignols et de barbillons, de poissons rares. Il mettait à prix l'invention de nouveaux mets. Les lits de table étaient parsemés de violettes , d'hyacintes et de narcisses ; des lambris tournants lançaient des fleurs avec une telle profusion que les convives en étaient étouffés. Les festins étaient rehaussés par le plaisir du sang. Quand on s'était bien repu et qu'on approchait de l'ivresse, on appelait des gladiateurs. La salle retentissait d'applaudissements lorsqu'un des deux assaillants était tué. Des chants de débauche,des cris de douleur,des vins, des parfums, des larmes, du sang, la profanation delà vie et celle de la mort, voilà 'le spectacle qu'offraient les repas des particuliers et des empereurs romains au monde étonné de tant de corruption. Le seul peuple qui ait jamais fait un spectacle de l'homicide est le peuple romain. Tantôt c'étaient des gladiateurs et même des gladiatrices de familles nobles, qui s'entre-tuaient pour le divertissement de la populace la plus abjecte, comme pour le plaisir de la société la plus raffinée ; tantôt c'étaient des prisonniers de guerre que l'on armait
�— 214 — les uns contre les autres et . qui se massacraient au milieu des fêtes, la nuit aux flambeaux, en présence de courtisanes toutes nues ; on forçait des pères, des fils, des frères de s'égorger mutuellement, afin de charmer les loisirs d'un Néron et mieux encore d'un "Vespasien et d'un Titus. Après le triomphe de Trajan sur les Daces, dix mille gladiateurs succombèrent dans des jeux qui durèrent cent vingt-trois jours. Mais la cruauté des peines applicables aux crimes et aux délits surpasse tout ce que l'on peut imaginer. La loi prescrivait la potence, le feu, la décollation, la précipitation, l'étranglement dans la prison, la fustigation jusqu'à la mort, la livraison aux bêtes, la déportation dans une île, et la perte de la liberté. Les supplices de la question qu'on fit endurer à tant de millions de martyrs étaient le chevalet, lequel étendait les membres et détachait les os du corps, les lances de fer rouge, les crocs à traîner, les griffes à déchirer. Le même homme pouvait être mis plusieurs fois à la torture. Si nombre de gens étaient convaincus du même crime, on commençait la question par le plus imideoule plus jeune; les raffinements des tourments étaient laissés à la discrétion du juge. De là cet arbitraire des supplices qui font frémi r. On voit, d'après ce tableau des mœurs de Romê) qu'il ne s'y trouve pas môme un reflet de l'équité, de a justice, du bon sens, .romaines le beau nom de qui aient mérité aux lois
RAISON ÉCRITE.
Finissons le tableau de Rome païenne en jetant un
�— 215 — coup d'œil sur l'avilissement de l'esclave et de la femme. Dans toute l'antiquité païenne, les esclaves étaient regardés comme une race dégradée par Jupiter luimême, marquée parla nature d'un sceau humiliant, et destinée d'avance à cet état d'abjection auquel elle resta condamnée pendant des siècles. C'est la doctrine qu'ont professée Homère, Platon et Aristote. Les esclaves formaient à Rome une partie de la propriété ; c'étaient eux qui cultivaient les terres , exerçaient les offices mécaniques ; en un mot, entre eux était distribué le travail. Le maître avait droit de vie et de mort sur les esclaves. Les cruautés exercées sur eux font frémir. Un vase était-il brisé? Ordre aussitôt de jeter dans les viviers le serviteur maladroit, dont le corps allait engraisser les murènes favorites, ornées d'anneaux et de colliers. Lors de l'assassinat du préfet de Rome, Pédonius Secundus, quatre cents esclaves qui lui appartenaient furent mis à mort. Mais parmi les disgraciés de la nature et de la société païenne, nul ne.le fut plus que les enfants. C'était, de toutes parts, un horrible empressement pour les vendre, les exposer, les prostituer, les tuer. Quant à la femme, elle était flétrie par la corruption des mœurs et rabaissée par la tyrannie de l'homme. L'empire romain était dans toute sa grandeur, et la femme n'était qu'une esclave ; et lorsque le voyageur ia rencontrait et qu'il lui demandait sa route, elle lui répondait tristement : « Je ne le sais, car je ne suis qu'une femme ! »
�— 216 — Voilà, en quelques mots, le spectacle qu'offraitRome païenne au monde, à l'époque de l'irruption des barbares. Les barbares. — Leurs cruautés. — La terre a été lavée deux fois de ses crimes : la première fois par les eaux du déluge, et la seconde fois par le sang que fit répandre la cruauté des barbares dans l'Empire romain. Figurez-vous ces fiers enfants de l'Aquilon lancés sur les débris de l'empire romain comme des lions sur une proie. Ils sont suivis de l'essaim de leurs femmes et de leurs enfants ; avec eux ils entraînent leurs troupeaux et un attirail grossier ; ils mettent en pièces sur leur passage de nombreuses légions ; ils forcent les retranchements, ravagent les campagnes, inondent des cités populeuses ; ils renversent tout ce qu'ils rencontrent sur leur chemin , ils poussent devant eux ces multitudes qui fuient pour échapper au fer et au feu. Lorsqu'Attila fit son invasion dans les G-aules à la tête de 700,000 combattants, il n'y eut que deux villes de sauvées : Troyes et Paris. — A Metz , les Huns égorgèrent tout, jusqu'aux enfants que l'évêque s'était hâté de baptiser. Salvien avait vu des cités remplies de corps morts; des chiens et des oiseaux de proie, gorgés de la viande infecte des cadavres, étaient les seuls êtres vivants dans ces charniers. Les Thuringiens, qui servaient dans l'armée d'Attila, exercèrent, en se retirant à travers le pays des Francs, des cruautés inouïes que Théodore, fils de Clovis, rap-
�— 217.— pela 80 ans après, pour exciter les Francs à la vengeance. « Se ruant sur nos pères, dit-il, ils leur ravirent « tout. Ils suspendirent leurs enfants aux arbres par n les nerfs de la cuisse. Ils firent mourir plus de 200 « jeunes filles d'une mort cruelle ; les unes furent atta« chées par les bras au cou des chevaux, qui, pressés « d'un aiguillon acéré, les mirent en pièces ; les autres a furent-étendues sur les ornières des chemins et « clouées en terre avec des pieux ; des charrettes « chargées passèrent sur elles, leurs os furent brisés, et « onles donna en pâture aux corbeaux et aux chiens. » En Afrique , les Vandales exercèrent les mêmes cruautés que les Huns dans les Gaules. « Cette dévas« tation, dit Possidonius, témoin oculaire, rendit très « amer à saint Augustin le dernier' temps de sa vie. « II voyait les villes ruinées, et à la campagne les « bâtiments abattus, les habitants tués ou mis en « fuite, les églises dénuées de prêtres, les vierges et « les religieuses dispersées. Les unes avaient suc« combé aux tourments, les autres avaient péri par « le glaive. « Ceux qui s'enfuyaient dans les bois, dans les cavernes et les rochers ou dans les forteresses étaient pris et tués , ou mouraient de faim. De ce grand nombre d'Églises d'Afrique, à peine en restait-il trois : Carthage , Hippone et Cirte , qui ne fussent pas ruinées, et dont les villes subsistassent. » Enfin l'Italie vit tour à tour rouler sur elle les torrents des Allemans, des Goths, des Huns et des Lombards. « « « « «
�— 218 — Rome fut assiégée quatre fois et prise deux fois, el subit les maux qu'elle avait infligés à la terre. « Les femmes, selon saint-Jérôme, ne pardonnèrent « pas même aux enfants qui pendaient à leurs ma<t melles, et firent rentrer dans leur sein le fruit qui « venait d'en sortir. Rome devint le tombeau du peu« pie dont elle avait été la mère. La lumière des na« tions fut éteinte. En coupant la tête de l'empire « romain, on abattit celle du monde. » La population de Rome tomba de trois millions d'habitants au-dessous de 80,000. Quel spectacle de désolation ! et quelle plume pourrait raconter de pareils malheurs ! Exaltés par la victoire, enorgueillis de leur butin, les barbares jettent partout l'épouvante et la mort ; ils introduisent le désordre chez les peuples envahis, brisent la force des lois, détruisent l'autorité, précipitent dans un véritable chaos les coutumes et les mœurs. Que serait devenu le monde si l'Eglise n'eût existé ? VEglise, ait milieu de la société romaine, n'a pas été seulement une école grande et féconde ; mais encore une association régénératrice ; elle a relevé F esclave et la femme de leur abaissement. A l'époque où les Barbares détruisent les boulevards que la stratégie des généraux romains avait dressés autour de leurs forêts, l'Eglise était sortie glorieuse des catacombes comme le divin Crucifié du tombeau ; elle était triomphante, libre, royale, à la tribune, à la pourpre.
�— 219 — Le monde jouissait des bienfaits de ses doctrines ; elle les avait développées d'une manière systématique dans tous leursrapports'avecles besoins de l'humanité, les appliquant aux mœurs, les réalisant dans les institutions pour le développement de la civilisation. Après avoir chassé l'erreur au soleil de la vérité, le premier soin de l'Eglise fut de relever l'esclave et la femme de leur abaissement et de réorganiser la famille et la société par le sacrement de mariage. C'est donc à l'Eglise que la civilisation européenne doit le plus beau fleuron de sa couronne, sa conquête la plus précieuse en faveur de l'humanité. Voici le chemin qu'elle a suivi pour rendre aux esclaves la liberté : 1° Elle enseigne à haute voix les véritables doctrines sur la dignité de l'homme. 2° Elle détermine les obligations des maîtres et des esclaves en les déclarant égaux devant Dieu. 3° Elle s'efforce d'adoucir le traitementdes esclaves, lutte contre le droit de vie et de mort. 4° L'Eglise ouvre aux esclaves les temples, et empêche, lorsqu'ils ensortent, qu'ils'ne soient mail rai tés. 5° Elle substitue à la vindicte privée l'action des tribunaux. 6° Elle s'efforce de fermer les sources de l'esclavage en rachetant les captifs. 7° Et, dans sa conduite vis-à-vis de ses propres esclaves, elle donne l'exemple de la douceur et du désintéressement ; elle facilite l'émancipation des esclaves en les admettant dans les monastères, dans l'état ecclésiastique ; elle la facilite par cent moyens.
�Grâce à ces moyens ingénieux de l'Eglise, on vit la servitude, cette lèpre delà civilisation antique, diminuer rapidement parmi les nations chrétiennes, et finalement disparaître. L'Eglise relève la femme de son abaissement par l'influence de ses doctrines, par les sentiments de la pudeur et de la virginité qu'elle lui a inspirés et principalement par la réforme du mariage. Elle l'a relevée par ses doctrines en faisant évanouir les préjugés, contraires à sa dignité, en la déclarant égale à l'homme par l'unité de l'origine et de la destinée, etparla participation aux dons célestes. Considérée commefillede Dieu,cohéritière de JésusChrist, la femme retrouva toute sa grandeur ; ce n'était plus une esclave ni un vil instrument déplaisir, mais la compagne de l'homme. . La pudeur releva la femme, en l'embellissant de tous les charmes de la vertu, et lui assura un plus puissant ascendant sur le cœur de l'homme ; elle lui marqua une place distinguée dans l'ordre domestique et dans l'ordre moral. La virginité contribua aussi à ennoblir la femme. Dans une société où règne la corruption la plus profonde, considérez les épouses du Seigneur, élevant leurs cœurs au-dessus de l'atmosphère du monde et faisant le sacrifice de tous les plaisirs de cette vie sur l'autel de Dieu qu'elles adorent. Ce rare spectacle de bonheur ne devait-il pas inspirer de saintes pensées et condamner les vices des cœurs corrompus? Mais c'est surtout la réforme du mariage qui a rendu à la femme toute sa dignité. Sur ce point la
�— 221 — doctrine chrétienne est bien simple : Un seul avec une seule et pour toujours ; et cette doctrine elle l'a soutenue dans la société romaine, contre les Barbares, contre les fiers seigneurs du temps de la féodalité et contre les souverains de l'Europe. Parmi les peuples européens, la monogamie a été une des causes qui ont le plus contribué à la bonne organisation de la famille et à l'ennoblissement de la femme. Et qui pourrait méconnaître les bienfaits de l'indissolubilité du mariage? C'est elle qui prévient la corruption des mœurs ; c'est elle qui garantit la tranquillité de la famille, et tient en bride les passions toujours prêtes à glisser sur une pente rapide. Mais ce qui a aussi contribué à relever l'individu dans l'antiquité romaine, c'est la doctrine du libre arbitre. L'homme privé de la liberté n'est plus libre delà vie, et l'ordre moral cesse d'exister. Le mérite et le démérite, la louauge et le blâme, la récompense et le châtiment ne sont plus que des mots vides. Avec le libre arbitre, tout change, l'homme est le maître de sa destinée. L'ordre moral se déploie à ses yeux dans toute sa grandeur ; le désir de mériter nous stimule ; la crainte de démériter nous retient. Le libre arbitre a relevé l'homme, a servi de base à la morale et à la législation. C'est en niant ce dogme que Luther ramenait les peuples à la barbarie.
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L'Eglise au milieu des peuples barbares. — Son système d'éducation pour adoucir les mœurs, et son système de bienfaisance pour soulager toutes les infortunes. Placée en face de la cruauté d'un peuple civilisé mais corrompu, et de la barbarie de cent peuples divers par les lois, les coutumes et par les mœurs, l'Eglise eut à lutter pendant quatre siècles contre ces deux éléments qui lui résistent, et jamais elle ne serait parvenue à les civiliser si elle n'eût été qu'une institution humaine. Qu'on se rappelle, en effet, le chaos de la société à cette époque. Le pouvoir public avait complètement disparu, les inimitiés particulières revêtaient un caractère violent. Le droit se décidait par le fait. Le monde se voyait menacé de n'être plus que le patrimoine du plus fort. Les Francs marchaient toujours armés, ils entraient dans l'église avec leurs armes. Cette coutume avait de graves inconvénients. La maison de prière était souvent changée en une arène de vengeance et de sang. Les chefs barbares à peine étaient-ils revêtus de la pourpre qu'ils faisaient assassiner leurs compétiteurs. Le voyageur, le navigateur, le berger, le laboureur ne trouvaient la sécurité nulle part. Les maisons étaient livrées au pillage. Voilà le déplorable état de la société à cette époque. L'Eglise est l'unique pouvoir que les peuples bar-
�— 223 — bares connaissent; elle a enchanté leur imagination par la splendeur et la magnificence des temples, par la majesté de la pompe du culte ; elle a mis sous leurs yeux le spectacle des vertus les plus sublimes et fait résonner à leurs oreilles un langage aussi élevé que doux et pénétrant, langage sans doute imparfaitement compris par eux, mais qui ne laisse pas de les convaincre de la divinité des mystères et des préceptes chrétiens, qui d'ailleurs, opérant sur des âmes d'une trempe vigoureuse, y engendre l'enthousiasme, y produit l'héroïsme. Forte de cette influence, voici le système d'éducation employé par l'Eglise pour adoucir les mœurs des Barbares. 1° Affligée par le spectacle d'innombrables violences de cruautés, de pillages, de rapts, de meurtres, elle proclame les maximes les plus saintes, invoque le droit, la raison, la justice et en appelle au tribunal de Dieu. 2° Elle interdit l'église à ceux qui ont des inimitiés, jusqu'à ce qu'ils se soient réconciliés. 3° Elle défend à qui que ce soit d'assister en armes à la Messe et aux Vêpres. 4e Elle lance la peine d'excommunication contre tout laïque qui provoque du tumulte ou tire l'épée pour frapper son semblable. 5° L'Eglise ne fléchit jamais devant les puissants. Et lorsque Théodose se présenta dans le temple de Dieu après le massacre de Thessalonique, saint Ambroise lui en interdit l'entrée : « Tu as imité David, « lui dit-il, dans le crime ; imite-le dans la pénitence. »
�— 224 — L'Empereur fléchit et s'humilie. La religion a triomphé de la Barbarie. 6° C'est surtout par la Trêve de Dieu que l'Eglise a adouci les mœurs des barbares. Cette loi, qui aujourd'hui paraîtrait étrange, fut pendant tout le moyenâge l'un des points capitaux du droit public et privé de l'Europe. Le concile de Tubuza, au diocèse d'Elne, dans le Roussillon, célébré par Guifred, archevêque de Narbonne, établit la Trêve de Dieu, depuis le soir du mercredi jusqu'au lundi matin : « Personne, durant ces « jours-là, ne prendra rien par force, ne se vengera « d'une injure, n'exigera un gage de sûreté. Celui « qui contreviendra à ce décret devra payer la cornes: position des lois comme s'il eût mérité la mort, « faute de quoi il sera excommunié et banni du c pays. » Cette loi ecclésiastique parut si avantageuse que plusieurs autres conciles en France l'établirent. L'an 1044, la Trêve de Dieu avait gagné du terrain; elle s'étend, à cette époque, non seulement du mercredi soir au lundi matin, après le lever du soleil, mais encore à des périodes considérables depuis le dimanche de l'Avent jusqu'à l'Octave de l'Epiphanie , depuis le dimanche de Quinquagésime jusqu'à l'Octave de Pâques, depuis le dimanche qui précède l'Ascension jusqu'à l'Octave de la Pentecôte. A partir de 1115, la Trêve de Dieu, au lieu de comprendre certains temps del'année, embrasse des années entières. Le concile de Troja, dans la Pouille, convoqué par le Pape Pascal, établit la Trêve de Dieu pour
�— 223 — trois ans. La Trêve de Dieu était le triomphe du droit sur le fait; elle eut pour résultat de protéger le faible contrelefort et de préparer, avec beaucoup de sagesse, la civilisation moderne. Mais, à côté de ce système d'éducation qui adoucit les mœurs des barbares, l'Eglise organisa un vaste système de bienfaisance qui s'étendit à toutes les infortunes. L'enfant et le pauvre, qui avaient rencontré dans l'antiquité une société sans entrailles, furent recueillis par l'Eglise et réchauffés contre son sein maternel. L'an 442 , le concile de Yaison décréta des règlements pour les enfants trouvés. Le concile de Tours, célébré l'an 566, ordonne que chaque ville entretiendra les pauvres , et que les prêtres et les fidèles de la campagne nourriront les leurs, afin de prévenir le vagabondage des mendiants a travers les villes et les provinces. Le concile de Lyon dispose, dans son canon 6, que les lépreux de chaque ville et du territoire seront entretenus aux frais de l'Eglise, par les soins de l'Evêque. L'Eglise chercha à adoucir le sort des prisonniers ; < t aucune catégorie de criminels ne fut exceptée du bienfait de sa sollicitude.
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L'Eglise a préparé, au moyen âge, les splendeurs de la Société moderne. Pour bien apprécier la civilisation moderne, l'historien ou le philosophe doit l'étudier à son origine,
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�— 226 — comme le physiologiste étudie l'homme dans son embryon ; il doit suivre le développement successif des idées, l'influence qu'elles ont exercée sur les événements, sur les institutions qui en sont le produit. Il doit montrer l'immense place qu'occupe l'Eglise au moyen âge avec ses saints, ses grands politiques, ses savants, ses artistes, ses œuvres de charité , ses écoles épiscopales et monastiques, les universités dont elle est la mère, les monuments dont elle couvre l'Europe, en un mot, tout ce qu'elle a fait et souffert pour régénérer les peuples. Après avoir exposé son système d'éducation pour adoucir les mœurs des fiers enfants de l'Aquilon, son système de bienfaisance pour soulager toutes les infortunes , nous allons jeter un coup d'œil rapide sur les croisades et la chevalerie, sur les Ordres religieux et militaires qui ont préparé les splendeurs de la civilisation moderne. Les Croisades. — Les croisades sont l'épopée de la foi. Le but de ces expéditions d'outre-mer fut de refouler au cœur de l'Asie les innombrables peuplades musulmanes qui menaçaient l'Europe d'une effroyable invasion, de sauver la croix, radieux symbole de la civilisation moderne, de délivrer Jérusalem, d'où la vérité s'était répandue dans le monde ; l'affranchissement du Calvaire devait être la grande victoire remportée sur les enfants de la nuit, car le mahométisme était le triomphe de l'erreur sur la vérité, de l'iniquité sur la justice, de la barbarie sur l'humanité et la civilisation véritable.
�— 227 — La sublime espérance des croisades était la conquête de l'Orient au profit du christianisme ; c'était l'unité chrétienne s'établissant sur toute la terre, et conduisant la grande famille humaine à la charité, à la lumière, à la paix. L'an 1095, Pierre l'Hermite, qui avait reçu du ciel l'enthousiasme de l'apôtre et l'éloquence de l'orateur, vint raconter au concile de Plaisance les angoisses des chrétiens d'Orient, et proclamer au nom du Christ l'ordre de les sauver. Pierre et Urbain se rencontrèrent au concile de Clermont. Le Pape, tout ému, y parla en ces termes : « La terre où s'est levé le Soleil de la vérité, où le « Fils de Dieu a daigné vivre, où il a accompli l'œuvre « de la Rédemption , celte terre sacrée est tombée « entre les mains des gentils. Le temple de Dieu a été « profané. Les saints ont été tués, et leurs corps sont « devenus la proie des bêtes. Le sang des chrétiens a « coulé comme de l'eau dans Jérusalem et autour de « ses murs, et nul ne vient les ensevelir. « Plein de confiance eu la miséricorde divine et en « vertu de l'autorité de saint Pierre et de saint Paul, i dont je suis le dépositaire, je donne indulgence « plénière à tous les chrétiens qui, animés d'une sin<£ cère dévotion , prendront les armes contre les inlis dèles. Quiconque mourra dans les sentiments d'une « vraie pénitence obtiendra la rémission de ses péchés « et là vie éternelle. » A peine eut-il achevé cet émouvant appel que plus de vingt mille voix s'écrièrent: « DIEU LE VEUT !... » Une croix figurée sur l'épaule droite devait être le
�— 228 — symbole de l'œuvre acceptée par l'enthousiasme général : tel fut le mobile qui arma les bras des croisés, inspiration du ciel qui, pendant deux cents ans, remua les uations de l'Europe, proiita autant à l'humanité qu'à la foi des chrétiens et fit triompher la folie de la croix du rationalisme chrétien, comme jadis elleavait triomphé de la raison païenne. Je résume en quelques points fondamentaux les résultats des croisades. 1° Les croisades sont une preuve merveilleuse de l'influence du christianisme sur la barbarie. — Elles nous révèlent la victoire que le christianisme a remportée sur les descendants des Barbares. Ceux-ci abandonnèrent les contrées solitaires et glacées du Nord, pour conquérir des régions placées sous un ciel plus clément, et plantèrent leurs lentes sur les ruines des cités qu'ils avaient détruites ; ceux-là abandonnèrent leurs biens, leurs terres, leurs possessions, en un mot, tout ce que l'homme aime et désire, pour réaliser, au prix des plus dures privations, des plus rudes épreuves, de la plus complète abnégation, une grande et féconde idée chrétienne : combattre le Croissant et faire flotter en Orient l'étendard du divin Rédempteur. 2° Les croisades furent un chef-d'œuvre de politique. — Envisagées sous le rapport politique, les croisades furent une guerre défensive, et par conséquent conformes aux règles de l'équité. Les enfants d'ismaèl, s'élançant de la péninsule arabique, attaquent, avec toute la fureur du fanatisme, leschrétiens de Syrie; commel'ouragan, ilsenvahissent FAsie-Mineure et mettent enfin le siège devant Cons-
�— 229 — tantinople, centre du monde chrétien d'Orient, peu d'années après la mort de Mahomet. De même ils assujettissent à l'empire du Coran, et par le sabre, la côte toute chrétienne de l'Afrique septentrionale, et l'Espagne entière en 712. Ils pénètrent jusqu'au cœur de la France, à Poitiers ; leur plan bien arrêtéétait d'asservirtoutel'Europe sous le double joug du despotisme et du fanatisme musulman, c'est-àdire sous le joug de la brutalité et de la stupidité. Los Francs et Charles Martel sauvèrentl'Europe, à la bataille de Tours, en 732. Les Arabes, vaincus dans l'Occident, commencent ce mouvement de retraite qui, sept siècles plus tard, devait les ramener sur les rivages de l'Afrique. Le succès fut décisif pour la France et pour le nord de l'Europe. Mais, dans la fougue de leur fanatisme etde leur avidité guerrière, les Arabes conquirent les grandes îles de la Méditerranée, une partie du royaume de Naples, et tentèrent de pénétrer dans la péninsule hispanique. Ainsi, après tant d'agressions, les croisades furent une réaction del'Europe contre l'Asie. Et, si la chrétienté ne se fût élancée alors par toutes ses portes et à plusieurs reprises,pour attaquerun ennemi formidable, ne doit-on pas croire que cet ennemi eût profité de l'inac tion des peuples chrétiens, qu'il les eût surpris au milieu de leurs divisions, et les eût subjugués les uns après les autres? Qui de nous ne frémit d'horreur en pensant que la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie pouvaient éprouver le sort delà Grèce et delà Palestine?Guidésparune pensée du ciel, les croisés agi-
�— 230 — rent avec la même habileté qu'Annibal, qui, pour défendre le sol africain de l'invasion des Romains, porta la guerre en Italie. Un des grands résultats des croisades fut donc de sauver l'Europe d'une nouvelle et totale invasion des Barbares. * 3° Les croisades ont préparé la ruine de la féodalité en France. — Le système féodal a son origine dans le don viager des terres par les rois francs à leurs grands officiers. Il fut le cadre de la société naissante au milieu des débris de l'empire carlovingien. Il eut son organisation complète au dixième siècle. La féodalité concentrait tous les droits et tous les avantages sociaux, comme privilèges, dans quelques hommes, et faisait peser tous les devoirs et toutes les charges sur l'immense multitude. Relevés par l'Eglise de leur abaissement, ces hommes que l'on voyait autrefois courbés sur la glèbe, au profit de leurs maîtres, lèvent maintenant la tète ; d'un cœur hardi et d'une lèvre affranchie, ils demandent une part des biens sociaux et réclament en commun que la loi soit substituée au caprice. 4° La royauté devient une force centrale et protectrice. — Les rois, jusque-là jouet de l'orgueil, de l'ambition, de l'obstination des seigneurs, font cause commune avec le peuple et acquièrent une nouvelle force ; et dès lors la monarchie devint une force centrale propre à garantir la société des violences et des excès. S0 Les villes et les nations se forment. — L'Eglise ayant sanctionné ce principe que l'homme doit vivre libre au milieu de la société, jouissant des avantages
�— 231 — sociaux, l'élément populaire se développa, et l'on vit les villes se former, s'agrandir, s'entourer de murs. Pour la première fois, depuis l'origine du monde, un nombre considérable de grandes nations offrent le spectacle de plusieurs millions d'individus, réunis en société et jouissant ensemble des droits de l'homme et du citoyen. 6° L'esprit humain se développa avec les croisades. — L'époque des croisades fut pour l'intelligence une époque de vive activité,,de curiosité ardente. De toutes parts, dans tous les sens, se développa un mouvement de vie, présage certain du haut degré de civilisation où doit bientôt s'élever l'Europe. Comme si une voix puissante eût évoqué les sciences et les arts, on les vit reparaître, réclamant accueil et protection. Au xme siècle, l'architecture gothique était, en Europe, dans toute sa splendeur : l'ogive, qui la caractérise, est comme le symbole de la pensée chrétienne, aspirant vers le ciel, se souvenant de l'autre vie, portant son espoir au delà de la tombe, vers la Jérusalem céleste. C'est aussi pendant les croisades que se perfectionna l'architecture navale, en agrandissant la forme des vaisseaux pour transporter la multitude des pèlerins. Les dangers attachés à des courses lointaines firent donner une construction plus solide aux navires destinés à aborder les rives de l'Orient. L'art de dresser plusieurs mâts dans un vaisseau, l'art de multiplier les voiles et de les disposer de manière à lutter contre le vent naquirent de l'émulatiou qui animait alors les navigateurs.
�— 232 — Les croisades firent naître et développèrent le commerce maritime entre l'Europe et l'Orient, et ouvrirent à la navigation une nouvelle carrière. Le Vénitien Marco-Paolo explora des régions qui semblaient infinies. Il pénétra jusqu'à la Chine et fit connaître ces régions orientales. Cette prodigieuse révélation et les voyages de ses émules fournirent des documents positifs sur les mœurs et le génie de ces sociétés nouvelles. La géographie fut la science qui prit tout à coup le plus prompt et le plus large développement. Ce sont encore les croisades qui ont créé les banques et les comptoirs d'escompte en Orient. En embrassant d'un coup d'œil les phases de cette vaste épopée chrétienne, on devine aisément le but providentiel de cet élau de l'Orient vers l'Occident. On entrevoit que, dans le plan divin, c'était moins la conquête matérielle de certains pays qui faisait agir la Providence, que la pensée de réveiller et d'entretenir parmi les nations de la terre la grande idée chrétienne, dont Rome est le centre, vers lequel gravite plus ou moins l'humanité. Constantinople s'est appelée, dès l'origine, la nouvelle Rome ; elle prétendait être un nouveau centre et diviser par là ce que Dieu a uni. Constantinople sera châtiée, humiliée jusqu'à ce que les Grecs eux-mêmes reconnaissent , de fait et de droit, que l'humanité chrétienne n'a qu'un centre, qu'un chef spirituel, que Dieu même lui a donné en la personne de saint Pierre, et de ses légitimes successeurs, dans la Ville éternelle. On voit, d'après cet aperçu, que les croisades furent
�— 233 — le premier pas de la société européenne vers ses hautes destinées,
La chevalerie ; ses lois. — L'éducation féodale. La remise solennelle des armes au jeune Germain, sous les ombres d'une vieille forêt, par un chef de tribu, telle est l'origine première de la chevalerie, que le christianisme viendra animer de son souffle divin, à une des époques les plus troublées de notre histoire. Les Sarrasins essayaient leurs dernières excursions sur les côtes du Midi. Il s'agissait de savoir si l'huma, nité leur appartiendrait. Les Normands continuaient à ravager le littoral de la Normandie. Depuis là mort de Charlemagne, l'anarchie et le brigandage désolaient l'Europe. C'est à cette heure terrible et décisive de notre histoire que l'Eglise entreprend de faire l'éducation du soldat ; c'est alors que, d'un pas résolu, elle va trouver le baron féodal et lui propose un idéal ; cet idéal : c'est la chevalerie. La chevalerie, c'est la forme de la condition militaire, la force armée au service de la vérité désarmée. La foi, le courage, la largesse, la courtoisie, l'honneur sont ses caractères ; le Décalogue, c'est sa loi ; son but, c'est d'élargir au loin les frontières du royaume de Dieu. La chevalerie s'est développée sous le soleil des nations chrétiennes. Son épanouissement dans la légende, c'est Roland, qui meurt sous la roche de Roncevaux, couché sur
�— 234 — Durandal, les yeux tournés en conquérant du côté de l'Espagne, et entouré d'anges. Son épanouissement dans l'histoire, c'est Godefro'y de Bouillon, ardent et beau, vaillant et doux, refusant de porter la couronne d'or dans cette ville sainte où Jésus avait porté la couronne d'épines. Pour sanctifier leur carrière militaire, les chevaliers appelaient sur leurs armes les bénédictions de l'Eglise; et ces armes, ils les consacreront à la défense des intérêts communs. Désormais la faiblesse fut vengée ; la religion et la foi furent l'objet d'un dévouement sans limite, et les personnes du sexe, objet elles-mêmes d'un culte qui rehaussa leur condition. La chevalerie décida, pendant quatre siècles, du sort de plusieurs grands Etats. Au lieu des Thésées, ravisseurs de femmes, des Pyrithous adultères, naquirent les Edouard, les Duguesclin, les Bayard, dont les noms sont synonymes d'honneur, de valeur et de gloire. L'extinction de la maison de Bourgogne, le gouvernement de Louis XI, la création des Ordres militaires, la nouvelle manière de faire la guerre, l'abandon des vertus chrétiennes contribuèrent peu à peu à abolir cette glorieuse institution. Son brillant esprit produisit les actions les plus héroïques dans les champs de la Bétique et de la Palestine, donna naissance aune littérature riche d'imagination, et contribua pour une grande part à adoucir les mœurs des seigneurs féodaux. Le décalogue de la chevalerie. — I. Tu croiras à tout ce qu'enseigne l'Eglise et observeras tous ses commandements. II. Tu protégeras l'Eglise.
�— 233 — III. Tu auras le respect de toutes les faiblesses, et t'en constitueras le défenseur. IV. Tu aimeras le pays où tu es né. V. Tu ne reculeras pas devant l'ennemi. VI. Tu feras aux infidèles une guerre sans trêve et sans merci. VII. Tu t'acquitteras exactement de tes devoirs féodaux, s'ils ne sont pas contraires à la loi de Dieu. VIII. Tu ne mentiras pas. IX. Tu seras libéral et feras largesses à tous. X. Tu seras, partout et toujours, le champion du droit et du bien contre l'injustice et le mal. Ces lois ont été conçues avec une si grande sagesse qu'elles auraient pu être adoptées par les plus grands législateurs et par les plus vertueux philosophes.
L'ÉDUCATION DU JEUNE BARON FÉODAL, ENTRÉE A LA DEPUIS SA NAIS-
SANCE JUSQU'À
SON
CHEVALERIE.
L'éducation du chevalier ressemblait à celle du clerc. Depuis sa naissance jusqu'à l'âge de sept ans, il était élevé par des femmes ; alors il passait entre les mains des hommes, qui se hâtaient do le préparer aux durs travaux de la guerre. Mais tandis qu'on endurcissait son corps aux fatigues, on assouplissait son âme à toutes les exigences de la hiérarchie nobiliaire. L'éducation du jeune baron comprenait l'éducation physique, l'éducation intellectuelle et l'éducation religieuse.
�— 236 — Education physique. — De sept à douze ans l'enfant apprenait l'escrime, la chasse et l'équitation. L'escrime était son exercice favori : elle se divisait en escrime de l'épée, en escrime de la lance et du bâton. La chasse était une véritable science très compliquée ; le cours se divisait en deux parties, la vénerie et la fauconnerie. Education intellectuelle. — C'est une grave erreur de croire que les nobles étaient d'une ignorance profonde. Le duc de Nevers, dans Gaufrey, se vanle de savoir parler le français, l'espagnol, le poitevin et le normand. Les chevaliers savaient lire, écrire, calculer ; ils avaient aussi quelque connaissance du droit. L'enfant noble avait un précepteur qui, dans le château paternel, était attaché à sa personne : tel est le maître de Daolin de Mayence ; tel est aussi le pédagogue dont parle l'auteur du « Roman des Sept Sages », lequel doit suivre son élève partout ; il le conduit à l'école, lui apprend le beau langage, lui inculque les. belles manières, et ne le quitte pas même quand il s'habille et se déshabille. Education religieuse. — L'enfant savait prier Dieu et priait. « C'est par Dieu, lui disait la mère, qu'il convient de commencer. Aux heures difficiles de votre vie, dites-vous bien, mon fils, que ce grand Dieu ne saurait jamais vous faire défaut, si vous avez confiance en lui. » Le jeune baron connaissait et pratiquait la doctrine chrétienne, et, pour nous convaincre de
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tLc vérité, rappelons à nos lecteurs les derniers ce moments du jeune Vivien tombé glorieusement à la bataille d'Aliscan. Le soirdela bataille, les chrétiens avaient été battus dans les plaines d'Aliscan; tous les Français, sauf quinze, gisaient à terre, et les païens sont encore cent mille. Ce ne sont partout que râles de mourants, cris terribles des blessés, hennissements de chevaux sans cavaliers, hurlements joyeux des vainqueurs. Et là. tout près, dans un joli vallon, près d'une fontaine, en un lieu charmant d'où l'on entend les derniers bruits de la mêlée, un tout jeune homme, un enfant, est étendu raide, les mains en croix, « sentant bon plus que baume et encens ». On le croirait déjà mort, si sa main ne venait de temps en temps frapper sa poitrine, sises yeux ne se relevaient pas au ciel, si l'on n'entendait ses lèvres balbutier le mot « Dieu ». C'est le neveu de Guillaume d'Orange, c'est Vivien qui meurt.
Guillaume cherche avec anxiété son neveu sur le champ de bataille et le trouve, ce beau jeune homme, au visage pâle et décoloré ; il n'a plus un mouvement, plus un souffle. Une pensée saisit alors ce chevalier, qui est lui-même tout couvert de sang et se bat depuis le matin comme un lion furieux : « Il sera mort sans avoir fait sa première communion », et il s'écrie : « Queue suis-je arrivé plus tôt ! » Le bon Guillaume s'est, en effet, muni d'une hostie consacrée : il la porte avec lui ; elle est dans son aumônerie, comme dans une sorte de ciboire militaire, et il regrette de ne pouvoir la poser pieusement sur les lèvres de son
�— 238 — neveu. Mais, hélas ! ces lèvres sont froides, ces lèvres sont mortes !.... Tout à coup l'enfant fait un léger, un imperceptible mouvement : c'est la vie qui lui revient. Guillaume, qui est alors dominé par une idée, lui adresse très douce, ment la parole : « Ne voudrais-tu pas, lui dit-il, mange: du pain consacré,par le prêtre? » — « Jen'en ai jamais goûté, répond le mourant; mais puisque vous êtes là, je sens que Dieu m'a visité. » Alors dans ce petit vallon très bas, sous le grand arbre, près de la fontaine, se passe une scène indicible. Guillaume devient grave; il devient prêtre, pour ainsi parler : « Tu vas me faire ta confession, dit-il à son neveu, puisque je suis Ion plus proche parent, et qu'il n'y a pas de prêtre ici. » — « Ji le veux bien ! répondit d'une voix faible l'enfant Vivien; mais il faudra que vous me teniez la tête contre vote poitrine. J'ai faim, oui, j'ai faim de ce pain ; mais hâtezVous, je vais mourir, je veux mourir. » Il se confesse en effet,et ne se souvient que d'une faute : « J'avaisfaitle vœu de ne jamais reculer d'un seul pas devant les païens, et j'ai peur d'avoir manqué aujourd'hui à ma promesse. » Le moment suprême est arrivé, Guillaume tire l'hostie de son aumônerie ; il la prend ente ses doigts, il la contemple, il l'adore comme au momeul de l'Elévation, puis' il l'approche des lèvres entrouvertes de Vivien. Il y avait là des anges par milliers qui assistaient au sacrement et étaient descendus d» Ciel pour chercher cette âme et la porter à Dieu. Le visage do Vivien s'illumine une dernière fois ; mais la mort lui descend de la tête au cœur ; il se penche ; il soupire, il meurt, et va dans l'hôtellerie du Paradis.
�— 239 — au sein de la joie qui n'a pas de fin, terminer la journée desa première Communion (1). Le jeune baron devenu écnyer. — A 12 ans le jeune baron allait suivre un cours de chevalerie chez un maître plus sévère et plus illustre que son père ; ce nouvel éducateur du futur chevalier était le plus souvent quelque puissant baron, c'était le seigneur suzerain ; c'était surtout le roi ; il prenait alors le titre d'écuyer, avec lequel changeaient ses divers offices : tantôt sous le titre de chambellan ou connétable, il était chargé de tirer des coffres la vaisselle d'or ou d'argent de son maître ; tantôt, sous celui d'échanson, il lui servait à boire au repas. Mais le pl.us beau rôle de l'écuyer était le service de guerre, il se tenait auprès du maître, était attentif à lui fournir des armes neuves ou des chevaux frais, et, en cas de besoin, de le relever sous les coups qu'on lui portait, de le couvrir et de recevoir les prisonniers. Installation du chevalier. — A 21 ans, l'écuyer était élevé à la dignité de chevalier. On compte trois modes d'installation : le mode militaire, le mode religieux et le mode liturgique. D'après le premier mode, c'était un chevalier ou un seigneur qui remettait l'épée au récipiendaire. D'après le mode religieux, le chevalier fait toucher ses armes à l'autel, ou fait bénir l'épée par le prêtre. Mais, à partir du onzième siècle, la cérémonie d'installation à la chevalerie prit un caractère liturgique. Le récipiendaire jeûnait, se confessait, communiait,
(1) Léon Gauthier, la Clievalerie.
�— 240 — passait une nuit tout armé, il était vêtu d'une tunique blanche ; le lendemain il entrait dans l'église. L'évêque bénit ses armes et lui ceint l'épée. Les plus qualifiés qui assistaient à la cérémonie lui chaussaient les éperons, le revêtaient d'une cuirasse, d'une cotte de mailles, appelée haubert; on lui donnai! trois coups de plat d'épée sur le cou, au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges. Depuis ce moment, toutes les fois qu'il entendait la sainte messe, il tirait son épée à l'évangile et la tenait haute. Cette installation était suivie degrandesfêtes et souvent de tournois, Les institutions monastiques de P Occident depuis saint Benoît jusqu'au douzième siècle. Parmi les puissants moyens de régénération que nous offre l'histoire de l'humanité, je ne sais s'il en est aucun qui ait exercé une plus haute influencé que les institutions monastiques. Pour réformer l'humanité, il faut être au-dessus de l'humanité. Pour agir sur la terre, il faut être audessus de la terre. Or, tel est le Religieux. Son action est donc incontestablement très puissante. Les moines ne se contentèrent pas de se sanctifier eux-mêmes; ils préparèrent aussi d'une manière admirable les progrès de la civilisation; et pour apprécier tous les services qu'ils ont rendus, rappelons-nous l'état de la société à l'époque de l'irruption des Barbares. Après la chute de l'Empire romain, lorsque la fumée de tous les incendies s'est dissipée, lorsque
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la poussière de tous ces décombres a été emportée par les vents, une seule chose apparaît : des ruines. Quels éléments de dissolution sociale ! Quelle dévastation de toutes parts! Que de larmes et de deuil! Quelle désolation îLareligion et la morale, les sciences et les arts, la famille et la société, l'autorité et le pouvoir public s'abîment sous les flots des Barbares. Silices ruines, que voyons-nous?Des Religieux, la croix à la main. Ce sont eux qui convertissent les barbares, eux qui les initient à la civilisation. Ds conservent, les débris des sciences. Non contents de recueillir les débris du passé, les Religieux préparent l'avenir. Ils ouvrent des écoles auprès de leurs monastères, où le fils du serf comme celui du seigneur peuvent puiser la science. Ils inspirent l'amour des arts. Ils défrichent les forêts, créent l'agriculture et apprennent le prix du travail. Enumérons brièvement tous les bienfaits procurés à la société par les Ordres religieux. 1° Ils font fleurir C agriculture dans des lieux incultes et déserts. — Ils font pénétrer la civilisation dans le désert ; ils défrichent des terrains incultes, dessèchent les marais, endiguent les rivières et y jettent des ponts ; ils ont fécondé de leurs sueurs les terres barbares de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, de l'Angleterre ; et jamais ce dernier pays ne serait arrivé à ce degré de civilisation dont il est si, fier sans les travaux des missionnaires qui y pénétrèrent au sixième siècle, et le tirèrent des ténèbres-de l'erreur et de l'idolâtrie. 2° Les solitaires du désert habituent les peuples au respect de la propriété. — La situation d'une grande 16
�partie des peuples de l'Europe, aux temps dont nous parlons, se rapprochait de cet état de fluctuation et de mobilité où se trouvent les pays qui n'ont fait aucun pas dans la carrière de la civilisation. C'est pourquoi l'idée de la propriété, l'une des plus fondamentales de toute organisation sociale, y avait fort peu de racines. Les attaques contre la propriété et contre les personnes étaient fréquentes à cette époque. L'homme, sans cesse obligé de défendre ce qu'il possédait, se laissait entraîner sans cesse à usurper la propriété d'autrui. La première chose à faire pour remédier à ce mal si grave était de donner assiette et fixité aux populations, en les appliquant à la vie agricole ; il fallait accoutumer les peuples au respect de la propriété, non seulement par des raisons tirées de la morale et de l'intérêt privé, mais encore par une sorte d'épreuve habituelle. Ce résultat se trouvait atteint par l'établissement de ces vastes domaines des monastères contre lesquels on ne pouvait rien entreprendre sans sacrilège. 3° Services rendus par les moines aux sciences et aux lettres.—J'ai parlé des services que les moines rendaientà l'agriculture. Leurs veilles savantes n'étaient pas moins utiles aux lettres. Il est, dans les sciences comme dans les arts, des monuments, qu'une seule main ne saurait élever. Les forces de l'individu ont des bornes, et des bornes toujours fort étroites, comme celles de la vie même. Aussi,quoi de plus ordinaire que
�— 243 — de voir des entreprises restées inachevées et d'immenses recherches absolument perdues, parce que la mort est venue suspendre l'auteur au milieu de ses travaux ! Mais, dans un Ordre qui ne meurt pas, rien ne se perd : ce que l'un a commencé, un autre l'achève ; point d'entraves, point de rivalité; tout se poursuit sans interruption, parce que tout se fait en commun et par devoir. . À côté du savant qui s'éteint, s'élèvent d'autres savants que lui-même a formés, comme dans les forêts un chêne antique s'entoure de jeunes rejetons. La vie monastique,d'ailleurs, exemple desoins etde distractions, favorise singulièrement les laborieuses études qui demandent l'homme tout entier ; et c'est là sans doute une raison de la supériorité des corporations religieuses sur les corps purement littéraires. Pendant tout le moyen âge, les illustres solitaires du désert recueillirent les monuments de l'antiquité avec le même soin que les abeilles butinent au printemps le parfum des fleurs pour en composer leur miel. Ils les copient et préparent ainsi les matériaux qui doiventservir à la restauration des connaissances. Mais ce serait une grave erreur de borner leur mérite au simple rôle de copistes. Plusieurs d'entre eux s'élevèrent à une science éminente; s'élançant de plusieurs siècles en avant de l'époque où ils vivaient, ils recueillaient l'histoire contemporaine, qui peut-être sans leurs travaux se serait perdue. Adon, archevêque de Yienne; Abbon, moine de Saint-Germain-des-Prés ; Aymon d'Aquitaine, saint
�— 244 — Yves, Ditmar (1), Adhémar, Gluber, moine de Cluny, Herman, Sigebert, Guibert, Hugues de Saint-Victor ont laissé des chroniques remarquables de leur temps. Ajoutons à la liste de ces grands hommes les noms de Pierre le Vénérable, de saint Bernard et de l'abbé Suger, et je ne puis oublier le célèbre Gratien, dont la collection fut d'un prix inappréciable. Présenter sous un petit volume une grande partie des richesses de l'antiquité en fait de législation civile et canonique, recueillir avec ordre, en les appliquant à toutes sortes de sujets, une multitude de textes des saints Pères, c'était diriger les esprits vers ce genre de recherches, créer une étude nouvelle, et préparer, pour l'utilité des sociétés modernes, la formation des codes ecclésiastiques et civils. 4° Les monastères furent des écoles de science et de vertus. — Dans un temps où l'ignorance et la corruption étendent rapidement leurs conquêtes, les couvents ouvrent des écoles de science et de vertu, où les hommes destinés à figurer un jour dans les affaires du monde viendront puiser des leçons. Voyez se diriger de toutes parts vers ces asiles sacrés les fils dos familles les plus illustres de l'empire : les uns avec le projet d'y demeurer toujours ; les autres, pour y recevoir une haute éducation, et rapporter au milieu du monde un souvenir des graves inspirations qu'ils y avaient puisées.
(1) Ce moine allemand a composé la Chronique de Henri Ier,des deux Othon et de Henri II, Chronique estimée à cause de sa sincérité, et que l'on a plusieurs fois réimprimée. Leibnitz s'en est servi pour éclaircir l'histoire de Brunswick.
�S0 Les monastères offraient un asile au repentir. — Envisagés comme lieux d'asile, les monastères offraient une retraite au repentir, un refuge à l'infortune, une solitude aux âmes tendres et mélancoliques, où leur amour se nourrissait de pensées célestes et d'immortelles espérances. La religion réparait dans le secret du cloître les torts de la société. Semblable au roi de l'Évangile, elle appelait au banquet divin de ses consolations les pauvres, les aveugles, les boiteux, les estropiés ; et celui-là était le plus cher qui était le plus infortuné. 6° Services rendus au point de vue politique. — Ce sont les moines qui ont appris à la société que l'union fait la force, et c'est en vertu de ce principe qu'au moyen âge les peuples d'Europe s'unirent pour refouler l'islamisme au fond de l'Asie, et que, dans nos temps modernes, se sont formées ces sociétés anonymes et ces compagnies dont les travaux étonnent l'esprit humain. Ces considérations devraient, ce semble, réconcilier avec les institutions monastiques un siècle qui se glorifie de sa civilisation et qui attache tant de prix aux lettres et aux sciences. Ce sont les moines qui ont préparé les splendeurs de la civilisation moderne. Les Ordres militaires. — Les Ordres militaires, dont le nom indique assez la réunion du double caractère du religieux et du soldat, furent pendant les croisades un rempart contre d'imminents dangers. Nous les voyons apparaître tantôt combattant sur les plages de l'Orient, tantôt dans les îles de la Méditerranée, sou-
�tenant et repoussant les attaques de l'islamisme qui essaie de se précipiter de nouveau sur l'Europe. Il suffit de nommer les chevaliers du Temple, de Saint-Jean-de-Jérusalem, de l'Ordre teutonique, de Calatrava, de saint Raymond, abbé de Fitero, pour rappeler au lecteur une suite d'événements merveilleux. En vain chercherait-on dans l'histoire une institution plus généreuse que celle des Ordres militaires.
Culture intellectuelle au moyen âge. — L'enseignement public était divisé en trois degrés : Vinstruction primaire, l'instruction secondaire et l'instruction supérieure. Quelques publicisles modernes, accueillant sans contrôle les assertions téméraires de certains historiens qui, sans cesse, ont conspiré contre la vérité, quelques publicistes modernes, dis-je, ont taxé le moyen âge d'obscurantisme et d'ignorance. Et cependant l'instruction n'a été jamais plus répandue à tous les dégrés que pendant le moyen âge. « Quand on a devant les yeux, dit excellemment « M. Ch. Jourdain, le tableau des Universités qui « furent établies du xme siècle au xve dans les diffé« rents paysde l'Europe, etparticulièremenl en France; a quand on considère la multitude des collèges dont « <r « « elles se composaient, les privilèges importants concédés aux écoliers et à leurs maîtres par les papes et par les rois, enfin le grand nombre de bourses fondées en faveur des étudiants pauvres, quelque lent
�— 247 — « que paraisse le progrès des études et des sciences, « on ne saurait méconnaître que l'éducation de la 4 jeunesse n'ait été une des plus constantes préoccu< pations de l'Eglise et de la Royauté, des seigneurs « féodaux et de la bourgeoisie (1). » Ecoles primaires. — L'Église établit des écoles primaires au moyen âge, comme le prouve ce passage d'un concile tenu à Vaison (Vaucluse) en 529 : « Tous <t les prêtres de la campagne recevront chez eux les « jeunes gens pour leur apprendre à lire, à écrire et € pour les instruire dans la loi de Dieu ». Ces écoles devinrent si florissantes que, dès le milieu duvie siècle, l'on vit commencer, par suite de l'accroissement du nombre des élèves, la distinction entrcl'internat et l'externat. Néanmoins, à l'avènement de Charlemague, elles étaient tombées en décadence; mais cet illustre prince, admirablement secondé par les évèques de son empire, fit d'énergiques efforts pour leur rendre leur ancienne splendeur. A Aix-la-Chapelle, en 789, il reprend les traditions du concile de Yaison, et ordonne aux prêtres de tenir école dans leurs paroisses. En 797, nous avons le célèbre capitulaire de Théodulfe, évêque d'Orléans, si souvent cité : « Que les prêtres établissent des écoles dans les vil« lages et dans les bourgs, et si quelqu'un de lourspa« roissiens veut leur confier ses enfants pour leur « apprendre leslettres, qu'ils ne les refusent pas, mais
(I) Jourdain, Mémoire de l'éducation des femmes ait moyen âge.
�— 24.8 — « qu'ils accomplissent cette lâche avec une grande « charité (1). » Un autre preuve de la diffusion de l'enseignement primaire au moyen âge se trouve dans les contrats d'apprentissage et de tutelle. Il est stipulé bien souvent que le pupille ou l'apprenti, quelquefois même l'enfant placé dans une maison comme serviteur, sera mis aux écoles et instruit selon sa condition (2). Du reste, l'article 220 delà Coutume de Normandie, relatif à la garde noble, porte que « où les seigneurs ne feraient leur devoir tant de la nourriture et entretènement que de l'éducation des soubz-aages, les tuteurs ou parents se pourront pourvoir en justice "pour les y contraindre (3) ». Les prédicateurs du moyen âge si patiemment étudiés par M. Lecoy de la Marche nous montrent maintes
(1) Hardouin, t. IV, p. 142. (2) M. de Beaurepaire a cité de ce fait plusieurs exemples, t. I, p. 62-65. Nous lui en emprunterons deux des plus significatifs. « En 1398, J. Miles en baillant pour six ans à G. Louvet, de la paroisse de Roy ville, son fils Colinet comme serviteur, stipule que le maître trouvera à l'enfant toutes ses nécessités de boire, mangier, chaussier et tenir à l'escole ». — En 1393, c'est un artisan de St-Cande-le-Jeune, qui « en baillant à un maître mirouier, Cl. de Toucque, son jeune fils Perrin pour neuf ans, l'oblige à tenir son apprenti àl'escole pendant les trois premières années, à lui trouver les livres nécessaires., à lui payer son escolage et à lui apprendre son mestier pendant le restant du temps de l'apprentissage ». Cet usage n'était pas particulier à la Normandie ; on le retrouve à Paris (Fagniez, Essai sur l'organisation de l'industrie à Paris aux xms et XIVe siècles. — Biblioth. de VÈcole des Chartes, t. XXXV, p. 489) ; dans l'Auxerrois (Quantin, p. 40), en Flandre (Houdoy, p. 1, 2), dans le Béarn (Sérurier, p. 19), etc. (3) Ap. Beaurepaire, t. I, p. 65.
�— 249 — fois, dans leurs sermons, les petits enfants s'en allant parbandes aux écoles avec un alphabet pendu à leur ceinture (1). M. de Beaurepaire a observé qu'au moyen âge on prenait dans les actes, comme titre d'honneur, la qualité d'écolier, et quelquefoismême onla préféraità celle d'écuyer ou de noble homme (2). Ces divers documents nous démontrent la diffusion del'enseignement primaire au moyen âge. Ecoles épiscopales. Enseignement secondaire et supérieur. — Au-dessus des écoles rurales, qui, selon Guizot, se multiplièrent fort irrégulièrement, s'élevaient les écoles épiscopales. Les écoles avaient été l'un des moyens employés par les Romains pour chercher à raffermir leur empire dans les Gaules. Ils avaient fondé à Besançon, à Trêves, à Bordeaux, àAutun, à Marseille, aNarbonne, à Arles, à Lyon, à Toulouse, des écoles municipales fameuses, où brillaientd'un si vif éclat les lettres grecques etlatiues. On y enseignait la philosophie, la médecine, la jurisprudence, les belles-lettres, la grammaire, l'astrologie, toutes les sciences de l'époque ; mais c'étaient des établissements destinés aux riches. Après une durée de quatre à cinq siècles, la domination romaine se retirait lentement comme les eaux d'un fleuve, laissant sur le terrain qu'elle abandon(1) Lecoy de la Marche, L'enseignement au moyen âge (dansîes Lettres chrétiennes. Mai 1880, p. 29). (2) Beaurepaire, t. fj p. 96.
�— 250 — nait les lois, les usages, la langue d'un peuple qui gouverna le monde. L'Eglise s'appliqua à utiliser ces ressources, et l'ou vit d'abord les évêques élever des écoles épiscopales, dont les plus florissantes, du sixième siècle au milieu du huitième, furent celles de Poitiers, Paris, le Mans, Bourges, Clermont, Vienne, Chalon-sur-Saône, Arles et Gap. Les études enseignées dans ces écoles embrassaient, d'après le cadre de l'érudition gréco-romaine, les sept arts libéraux, c'est-à-dire le trivium et le quadrivium. Le trivium comprenait la grammaire, la rhétorique, la dialectique. Le quadrivium comprenait l'arithmétique, la musique, la géométrie et l'astronomie. Ecoles abbatiales ou descouvents. — Les écoles abbatiales naquirent tout naturellement des offrandes faites aux Bénédictins. Chaque couvent eut bientôt son école; quelques monastères peu considérables se bornèrent à l'enseignement élémentaire ; mais les autres, comme ceux de Saint-Gall et de Reinau en Helvétie, de Fulda en Allemagne, eurent des écoles savantes et célèbres. On se fera une idée de l'importance de l'Ordre des Bénédictins et de son influence sur la civilisation, par la statistique suivante : cet Ordre comptait, avant la Bévolution française, 37,000 maisons, et il a fourni à l'Eglise 40,000 évêques, 200 cardinaux, 24 papes et 15,700 auteurs. Le développement des écoles abbatiales et épiscopales par l'adjonction de la théologie, de la médecine, de la jurisprudence et de quelques autres branches,
�— 251 — donna naissance aux écoles de droit, de médecine, de théologie et aux Universités. Transformation des écoles monastiques et épiscopales en Universités. — Les écoles claustrales et épiscopales , dépositaires exclusives de la civilisation à Fépocpue où elles furent fondées, donnèrent naissance aux associations ou corporations libres appelées Universités et qui commencèrent à s'organiser à dater du douzième siècle. Elles léguèrent à ces associations leur caractère ecclésiastique et leur mission scientifique. Les Universités les plus célèbres du douzième siècle sont celle de Bologne (école de droit romain), celle de Paris (école de théologie, de droit canon, de philosophie), celle de Salerne (école de médecine). Outre ces trois Universités, il faut compter encore les suivantes , qui s'élevèrent successivement : 1° En Italie : Vicence, 1204 ; Padoue, 1222; Naples, 1224 ; Verceil, 1228; Plaisance, 1246 ; Trévise, 1260 ; Ferrare (1264), 1391 ; Pérouse, 1276; Rome, 1303 ; Pise, 1343, et rétablie en 1472 ; Pavie, 1361; Palerme, 1394; Turin, 1405 ; Crémone, 1413; Florence, 1438 ; Catane, 1445 ; —2° en France : Montpellier (1189), 1289; Toulouse, 1228; Lyon, 1300; Cahors, 1332; Avignon, 1340; Angers, 1364; Aix, 1409; Caen, 1433 (1450); Bordeaux, 1441; Valence, 1452 ; Nantes, 1463 ; Bourges, 1465 ; — 3° en Portugal et en Espagne: Salamanque, 1240 ; Lisbonne, transportée à Coïmbre, 1290; Valladolid, 1346; Huesca, 1354; Valence, 1410; Siguenza, 1471; Saragosse, 1474 ; Avila, 1482 ; Alcala, 1499 (rét. 1508) ; Séville, 1504; — 4° en Angleterre : Oxford, 1249; Cambridge,
�— 252 — 1257 ; — 5° en Ecosse : Saint-André, 1412 ; Glasgow, 1454; Aberdeen, 1447 ;—6°en Bourgogne : Dôle, 1426; — 7° dans le Brabant : Louvain, 1426 ; — 8° en Allemagne : tienne, 1365 ; Heidelberg, 1387 ; Cologne, 1388 ; Erfurt, 1392 ; Ingolstadt, 1401 ; Wiïrtzbourg, 1403; Leipzig, 1409; Bostock, 1419; Greifwalde , 1456; Fribourg, 1457 ; Bâle, 1460 ; Trêves, 1472 ; Tubingen, 1477 ; Mayence, 1477 ; Wittenberg, 1502; Francfortsur-l'Oder, 1506 ; — 9° en Bohême : Prague, 1347; 10° en Pologne : Cracovie (1347), 1400;— 11° en Danemark : Copenhague, 1479; — 12° en Suède : Upsal, 1477; — 13° en Hongrie: Funfkirchen, 1367; Ofen, 1465, — et Presbourg, 1467. L'enseignement de ces Universités embrassait ainsi l'universalité de la science, et l'on considérait la théologie comme le terme de toutes les sciences, comme l'alpha et l'oméga de toutes choses. Mais parmi ces Universités celle de Paris occupe le premier rang. Elle a eu pour fondateurs Guillaume de Champeaux, l'un desplus célèbres docteurs du xue siècle ; Abélard, dont la parole féconde électrisait ses élèves ; Albéric de Beims, beau parleur, et Bobert de Melun, professeur solide et brillant. • C'est au commencement du XIII" siècle que l'Université de Paris brille du plus vif éclat, comme un corps définitivement constitué ; elle fut décorée des plus beaux privilèges, protégée et favorisée par les rois et par les papes. Dépositaire de tous les trésors de la science, elle devint l'arbitre des souverains, l'oracle des pontifes et des conciles. Elle a rendu des services à l'État, à la patrie, à
�— 253 — l'humanité ; elle a sauvé du naufrage les débris de la Grèce et de Rome, enrichi l'Europe des dépouilles de l'Asie; et après que Constantinople fut tombée sous le joug des Turcs, l'Université de Paris fut le port où vinrent aborder les illustres fugitifs de Byzance, et Athènes tout entière parut venir se réfugier dans l'antique Lutèce. Après une existence glorieuse de plusieurs siècles, la Faculté de théologie a été supprimée par la République française en 1885 !... Etait-il donc si barbare, ce moyen âge qui nous a donné les croisades, la chevalerie, les Ordres religieux, et où l'instruction était répandue à tous les degrés ? Hâtons-nous donc de conclure que ces siècles qu'on a appelés barbares ont tous les caractères d'une véritable grandeur, et ont préparé la civilisation moderne, trop oublieuse de ses illustres origines.
CHAPITRE XII
MONTAIGNE.
Michel Montaigne, célèbre moraliste, naquit en 1533, au château de ce nom, en Périgord. Dès qu'il commença à bégayer, son père lui donna des précepteurs qui ne parlaient que latin, en sorte que le latin fut sa langue naturelle. Il apprit le grec en se jouant. On l'éveillait chaque matin au son d'une douce
�musique, de peur qu'en l'éveillant en sursaut, il n'en contractât un caractère aigre etrevêche. Après avoir fini ses études, il parcourut la France, l'Allemagne, la Suisse, l'Italie, en observateur et en philosophe ; il fut honoré à Rome du litre de citoyen, et décoré par Charles IX de l'ordre de Saint-Michel. Il composa plusieurs ouvrages, dont le plus remarquable est le livre des Essais. Sa mort fut celle d'un véritable chrétien. Sentant sa fin prochaine, il fit célébrer le saint Sacrifice dans sa chambre, et, au moment de l'Elévation, s'étant soulevé péniblement, il joignit les mains et expira dans cet acte de piété, en 1592, à l'âge de 60 ans. Théorie de Montaigne (1) relative à l'éducation ramenée à quelques points fondamentaux. 1° But deïéducation.— « Que doivent apprendre les enfants ? Ce qu'ils doivent faire étant hommes. » Ce mot, emprunté à Plutarque, résume toute la pédagogie de Montaigne. 2° Education physique. — Montaigne rappelle pour l'éducation physique des enfants le judicieux précepte de Platon, qui conseillait de prendre soin du corps comme de l'âme, afin que, semblables à deux coursiers vigoureux attelés au même char, ils pussent l'un et l'autre concourir à le traîner avec une égale force.
(1) Les passages que nous citons de Montaigne sont extraits du livre des Essais, chapitre XXV, De l'institution des enfants, à Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson. Nous avons conservé le français du philosophe périgourdin.
�— 2o3 — La course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des armes feront une bonne partie de l'étude. « Endurcissez l'enfant, ajoute-t-il, à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hasards qu'il lui fault mespriser, ostez-lui toute mollesse et délicatesse auveslir et coucher, au manger, au boire ; accoustumez-le à tout, que ce ne soit pas un beau garson et dameret, mais un garson vert et vigoureux. ^Enfant, homme, vieil, iay toujours creu et exigé de mesme. » L'enfant ne doit pas être élevé au sein de la famille. < Aussi bien est-ce une opinion receue d'un chascun, que ce n'est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents, cette amour naturelle les attendrit trop etrelasche, voire les plus sages; ils ne sont capables nydechastier ses fautes, ny de le veoir nourry grossièrement comme il fault et hazardeusement ; ils ne le sçauroient souffrir revenant suant et pouldreux de son exercice, boire chauld, boire froid, ny le voir sur un cheval rebours, ny contre un rude tireur le floret au poing, ou la première harquebuse. Car il n'y a remède; quienveult faire un homme de bien, sans doulteilne le fault espargner en cette ieunesse, et fault souvent chocquer les règles de la médecine. »
Education intellectuelle. — Le maître, ses qualités. Méthode à suivre pour instruire. — « Je voudrais qu'on feust soigneux de choisir à l'enfant un conducteur qui eust plutôt la teste bien faite que bien pleine, et qu'on y requist toutes les deux, mais plus la main et l'enten-
�dément que la science, et qu'il se conduisit en sa charge d'une nouvelle manière. « On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verscroit dans un entonnoir; et nostre charge, ce n'est que redire ce qu'on nous a dict ; ie voudrais qu'il corrigeast cette partie, et que belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir et discerner d'elle-mesme ; quelquefois luy ouvrant chemin, quelquefois le luy laissant ouvrir; ie ne veulx pas qu'il invente et parle seul ; ie veux qu'il escoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Axcesélaus, faisoient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eulx. Il est bon qu'il le fasse trotter devant luy pour iuger de son train, et iuger jusqu'à quel point il se doibt i-avarler pour s'accomoder à sa force. A. faulte de cette proportion, nous gastons tout; et de le scavoir choisir et s'y conduire bien mesurément, c'est une des plus ardues besognes que je sçache, et est l'effet d'une haulte âme et bien forte, sçavoir condescendre à ces allures puériles, et les guider. Il marche plus seur et plus ferme à mont qu'à val. « Que le conducteur, ajoute-t-il, ne demande pas à l'enfant seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il iuge du proufit qu'il aura faict, non par le tesmoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le luy fasse mettre en cent visages, et accomoder d'autant de divers subjectspour veoir s'il l'a encores bien prins et bien fait sien. C'est témoignage de crudité et indi-
�— 257 — gestion, que de regorger la viande comme on l'a avallée, l'estomach n'a pas faict son opération s'il n'a fait changer la façon et la forme de ce qu'on luy ava.t donné à cuire. » En résumé, d'après Montaigne, le travail de l'esprit doit ressembler à celui des abeilles qui composent le miel avec le parfum des fleurs, Respect dû à l'intelligence de l'enfant. — Montaigne conseille «de ne pas surmener l'esprit de l'enfant en le faisant travailler 14 ou 15 heures comme un portefaix». « Combien ay ie veu de mon temps, dit-il, d'hommes abestis par téméraire avidité de science! Carnéade s'en trouva si affolé qu'il n'eut pas le loisir de se faire le poil et les ongles. » Études historiques. — Ce que Montaigne estime dans les études historiques, ce n'est pas l'érudition, c'est le profit qu'on peut en retirer. « Il ne faut pas tant imprimer dans la mémoire de l'enfant, la date de la reyne de Carthage que les mœurs d'Hannibal et de Scipion, ny tant où mourut Marcellus que pourquoi il fut indigne de son debvoir qu'il mourust là. » Etude de la nature. — Montaigne désire que l'homme se rende compte de la nature, afin de mieux comprendre le peu de place qu'il y occupe, afin de mieux conformer son ambition et ses visées à la médiocrité de sa doctrine et à la modestie de son rang. Le commerce des hommes et l'observation des choses.— Une grande nouveauté dans la théorie de Montaigne, c'est de rechercher l'instruction moins dans les livres que dans la compagnie des hommes. Tout doit servir,
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�— 238 — dit-il , à l'instruction de l'enfant. « On l'advcrtira estant en compagnie d'avoir les yeulx partout, car il trouve que les premiers sièges sont communément saisis parles hommes moins capables et que les grandeurs de fortune ne se trouvent guère mesléesàla suffisance; j'ai veu, pendant qu'on s'entretenait, au bout d'une table de la beauté d'une tapisserie ou du goust de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traicts à l'autre bout. Il sondera la portée d'un chascun; un bouvier; un masson, un passant, il faut tout mettre en besoigne et emprunter chascun selon sa marchandise, car tout sert en mesnage ; la sottise mesme el faiblesse d'aultruy luy sera instruction. A contrerooler les grâces et façons d'un chascun il s'engendrera envie des bonnes et mespris des mauvaises. « Qu'on luymette en fantaisie une honnête curiosité de s'enquérir de toutes choses ; tout ce qu'il aura de singulier autour de luy, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une bataille ancienne, le passage de César ou de Charlemagne ; il s'enquerra des mœurs, des moyens et des alliaeces de ce prince et de celuy-là : ce sont choses très plaisantes d'apprendre et très utiles à savoir, n Discipline. — Montaigne conseille de traiter les enfants avec une sévère douceur. « Au lieu de convier les enfants, dit-il, aux lettres, on ne leur présente, à la vérité, que terreur et cruauté. Ostez-moi la violence et la force ; il n'est rien, à mon advis, qui abastardisse et étourdisse si fort une nature bien née. «Si vousavez envie qu'il craigne lahonte etle chastiment, ne l'y endurcissez pas. J>
�— 2S9 — Faire des hommes habiles et vertueux, dont le jugement soit sûr, dont les actions soient prudentes et sages, tel est, en résumé, le but de l'éducation d'après le philosophe périgourdin.
CHAPITRE XIII.
LOCKE. SA THÉORIE DE L'ÉDUCATION RAMENÉE A QUELQUES POINTS FONDAMENTAUX.
Né en 1632, dans les environs de Bristol, d'une famille desmarchands, habitué de bonne heure au travail, Locke entra, vers l'âge de 14 ans, à la célèbre école deWesminster où il fit de rapides progrès. Il se distingua comme élève et comme professeur à l'Université d'Oxford. Il vint en France à plusieurs reprises, et admira de près la politesse si vantée de la société française. Locke aborda la vie publique dès que l'occasion lui en fut offerte, fréquenta assidûment une société aristocratique, entretint avec les femmes les plus distinguées de son époque une correspondance pleine de délicatesse et de charme, se plut dans la politique et dans le monde, fut enfin de tout point un philosophe pratique, un homme d'action. Chargé de gouverner l'éducation du fils de lord Ashley, il paraît s'être intéressé toute sa vie aux jeux et au babil des enfants qu'il rencontrait, car nous savons que peu de temps avant sa mort il se retira dans
�— 260 — une maison amie, où les enfants étaient nombreux, et où, loin d'en être importuné, il se plaisait à les réunir. Il a, le premier, marqué nettement le point de départ de toute théorie sur l'éducation en partant luimême d'une étude attentive de l'enfant. L'éducation, ayant pour but de rendre l'enfant capable de se gouverner lui-même, ne doit pas d'abord étouffer sa libre initiative. Locke demande en outre, et les vrais amis de l'enfant sont tous d'accord avec lui, que l'on cherche à développer la raison dans les jeunes esprits. Son système d'éducation a pour but de conduire sans effort les jeunes âmes et d'aider la nature en son développement, en sa diversité même, au lieu d'en comprimer l'élan et de l'enfermer bon gré mal gré dans un moule uniforme. s Education physique. lu II faut élevé?' les enfants d'une manière rustique. — Regardant la santé comme la pierre angulaire du bonheur, Locke a posé ce principe: « Laissons à la na« ture le soin de façonner le corps comme elle le trou« ve à propos » ; par suite pas, de vêtements étroits; la vie en plein air, au soleil ; des enfants élevés comme des paysans, aguerris au chaud et au froid, jouanttête nue, pieds nus, ou du moins, ce qui revient au même, avec des souliers si minces que lorsqu'ils mettent les pieds dans l'eau, elle passe à travers. 2° L'alimentation. — Le lait est la nourriture la plus convenable aux enfants. La viande est un aliment
�— 261 — trop solide pour leur estomac. Les mets épicés ou trop salés leur sont nuisibles. Entre les repas qui doivent être peu nombreux, on ne doit leur donner que du pain sec. Ils peuvent boire de la bière, mais non du vin et des liqueurs. Quant aux fruits que les enfants aiment d'un goût désordonné, Locke fait un choix singulier : il autorise les fraises, les groseilles, les pommes et les poires; mais il interdit les pêches, les prunes, les melons, les raisins. 'à0 Moyens àprendre pour fortifier la santé de l'enfant. — On doit l'habituer à des évacuations régulières. Le temps le plus propice est le matin après le déjeuner. Les enfants doivent tous les jours se laver les pieds dans de l'eau froide, afin de les endurcir, ainsi que les mains, contre l'humidité. Les bains froids font merveille sur les personnes faibles. L'enfant apprendra à nager ; il doit sortir et se mouvoir à l'air libre en toute saison. Se coucher tôt et se lever matin est une règle d'or, à laquelle il faut soumettre les enfants. Huit heures de sommeil suffisent. On ne doit pas les éveiller violemment. Leur couche doit être dure ; on ne les couchera pas sur laplume. On leur donnera le moins de remèdes possible, surtout pas de préservatifs, et ou n'ira pas chercher le médecin pour de légères indispositions. Locke recommande encore l'équitation, l'escrime et la danse comme des exercices propres à fortifier le corps, à l'assouplir, à lui donner de la. tenue,
�— 262 — Education intellectuelle. 1° La lecture. — Le programme des études que Locke fait parcourir à son élève est assez étendu. Il commence par la lecture, qu'il veut qu'on fasse apprendre en jouant. Un dé à 23 facettes, portant chacune une lettre de l'alphabet, est l'abécédaire qu'il remet entre les mains de son élève. On joue avec le dé, et l'élève doit apprendre à nommer les lettres qui sortent. On passe ensuite à l'épellation et à la lecture. 2° L'écriture. — Rien de remarquable. Le dessin n'est que la continuation de l'écriture. On doit apprendre à dessiner des maisons, des machines, des paysages, ce qui est d'une grande utilité en voyage. Locke veut que l'enfant étudie avec soin sa langue maternelle, et qu'il apprenne le français en compagnie de quelqu'un qui ne lui parle que cette langue sans songer à l'embarrasser des règles de la grammaire. La grammaire n'est bonne que pour les critiques e,t pour les savants, pour ceux qui veulent faire de la langue une étude approfondie. Le latin, qui succédera à la langue vivante, sera étudiée de la même manière, à la Montaigne. Locke ne maintient dans le programme des études que le latin ; il supprime absolument le grec. Quant aux enfants qui se destinent à des professions où le latin n'est d'aucun usage, il est ridicule et absurde de le leur enseigner. Il vaut mieux leur apprendre à bien écrire une lettre dans leur langue maternelle, et à faire exactement un compte, connaissances indispensables à toute profession.
�Outre la langue maternelle, Locke recommande encore la géographie, l'arithmétique commerciale et la tenue des livres, la géométrie, les six premiers livres d'Euclide, la chronologie et l'histoire, le droit civil et les lois constitutionnelles de son pays. Locke affecte du mépris pour la musique et la poésie, sous prétexte que ces arts sont inutiles. Je ne saurais partager son opinion. Education morale et religieuse. i" Le but de l'éducation est la vertu,qui rend l'homme » heureux. — Elle a pour base la connaissance de Dieu et de ses attributs. L'amour des louanges et la crainte de la honte sont les soutiens les plus solides de la vertu. La louange que l'on donne à l'enfant publiquement double la récompense. 2° Moyens à prendre pour faire travailler l'enfant. — Pour encourager l'enfant au travail, ne le punissez pas, et ne lui promettez jamais ni gourmandises, ni argent, ni beaux habits ; mais ayez recours à la louange et au blâme. 1° Comment on corrige [enfant gui aime mieux jouer que travailler. — On lui ordonnera de jouer beaucoup et on ne lui permettra le travail que comme récréation. 2° Il faut combattre les défauts de Venfant. On doit avoir l'œil ouvert sur tous les défauts d'un enfant afin de les combattre, et on évitera soigneusement de lui inculquer de mauvaises habitudes, telles que celles
�— 264 — de frapper, de mentir, de rechercher les friandises. La tenue et les bonnes manières s'apprennent dans la bonne société plutôt que par des préceptes. On ne doit pas donner à l'enfant trop de règles de conduite, car quand on veut les maintenir toutes, on devient trop sévère,et si l'on se relâche, on compromet son autorité. Il ne faut pas punir dans la colère ni apostropher les enfants en se servant de paroles injurieuses. L'entêtement et la rébellion doivent seuls être punis de la verge ;
CHAPITRE XIV.
PORTRAIT DE BOSSUET. SES PRINCIPAUX OUVRAGES. DE
L'INSTRUCTION DE MGR LE DAUPHIN, AU PAPE INNOCENT X).
FILS DE LOUIS XIV. —
A MGR LE DAUPHIN.
Né le 27 septembre 1662, Bossueta eu pour berceau la ville de Dijon, qui donna saint Bernard à la France. Sous quelque aspect que l'on considère ce grand homme, il s'élève partout au premier rang. Théologien profond, moraliste clairvoyant, controversiste infatigable, dialecticien pathétique, Bossuet est le plus beau génie qui ait jamais illustré les lettres, et l'on peut le placer avec orgueil à la tête de tous les écrivains anciens ou modernes qui font le plus d'honneur à l'esprit humain « Bossuet, dit Chateaubriand, c'est un Père de
�— 265 — l'Eglise ; c'est un prêtre iuspiré qui a souvent le « rayon de feu sur le front, comme le législateur des « Hébreux. » « Grand homme, s'écrie Villemain, ta gloire vaincs cra toujours la monotonie d'un éloge tant de fois « entendu. Le privilège du sublime te fut donné ; et « rien n'est inépuisable comme l'admiration que le su« blime inspire Soit que tu racontes les renversements « des Etatsetque tu pénètres dans les causesprofondes i des révolutions, soit que tu verses des pleurs sur ■ une jeune femme mourante au milieu des pompes « et des dangersde la cour, soit que ton âme s'élance « aveccelle de Gondé et partage l'ardeur qu'elle décrit, « soit que dans l'impérieuse richesse de tes sermons à « demi-préparés, tu saisisses, tu enchaînes toutes les « vérités de la morale et de la religion ; partout tu « agrandis la parole humaine, tu surpasses l'orateur « antique, tu ne lui ressembles pas. Réunissant une « imagination plus hardie, un enthousiasme plus « élevé, une fécondité plus originale, une vocation « plus haute, tu semblés ajouter l'éclat de ton génie « à la majesté du culte public, et consacrer encore la « religion elle-même. » Bossuet mourut le 11 avril 1704, honoré desregrets de toute l'Eglise, qui conserva une mémoire éternelle et chère de sa doctrine, de son éloquence et de son attachement pour elle.
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Les principaux ouvrages de Bossuet sont : les Elévations sur les mystères, le plus beau livre de celui qui en a fait de si beaux ; les Méditations sur VEvangile, qui forment un traité de morale chrétienne; ['Histoire
�— 266 — des variations, qui se résume dans un syllogisme ; la majeure est l'axiome d'identité, la vérité est une, la mineure est l'histoire du protestantisme, la conclusion sa fausseté. Le Discourt sur Vhistoire universelle' est une oraison funèbre, où tous les empires viennent tour à tour té. moigner de leur faiblesse et avouer que Dieu seul est grand. Bossuet y pousse les uns sur les autres tous les siècles et tous les peuples, et montre comment l'Empire romain prépara la voie au Désiré des collines éternelles. Dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soimême, il concilie l'Evangile et Platon, saint Thomas, d'Aquin et Descartes. C'est surtout dans les oraisons funèbres que Bossuet montre toute la grandeur de son âme et la puissance de son génie, il se crée une langue aussi neira et aussi originale que ses idées, et donne à ses expressions un tel caractère d'énergie qu'on croit l'entendre quand on le lit ; c'est un apôtre qui instruit l'univers. En pleurant, en célébrant les plus illustres de ses contemporains, en déplorant la mort d'un seul homme, il nous montre à découvert tout le néant de la natun humaine. Animés par la vérité la plus ardente, la plus originale, la plus véhémente, la plus sublime, les ouvrage de Bossuet sont des modèles classiques qu'il faut étudier sans cesse; ils sont pour l'écrivain et pour l'orateur ce que sont, à Borne,les chefs-d'œuvre deRapliaél et de Michel-Ange pour les artistes qui veulent forma leur goût et féconder leur génie.
�De l'instruction de Mgr le Dauphin, fils de Louis XIV. — au Pape Innocent XI.
l.La règle sur les études donnée par le roi. — 9. La religion. — 3. La grammaire, les auteurs latins, et la géographie. —4. L'histoire. Celle de France composée par Monseigneur le Dauphin, en latin et en français.—5. Saint Louis modèle d'un roi parfait. — 6. L'exemple du Roi. —7. La philosophie. Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. — S. La logique, la rhétorique et la morale. — 9. Les principes de la jurisprudence. —10. Les autres parties de la philosophie.— 11. Les mathématiques. — 13. Trois derniers ouvrages : pour recueillir le fruit des études. Ier Histoire universelle, pour expliquer la suite de la religion, et les changements des empires. —■ 13. Il' Politique tirée des propres paroles de la sainte Ecriture. — 14. IIIe L'état du royaume et de toute l'Europe.
Nous avons souvent ouï dire au Roi, Très-SaintPère, que Monseigneur le Dauphin étant le seul enfant qu'il eût, le seul appui d'une si auguste famille, et la seule espérance d'un si grand royaume, lui devait être bien cher ; mais qu'avec toute sa tendresse il ne lui souhaitait la vie "que pour faire des actions dignes de ses ancêtres et de la place qu'il devait remplir ; et qu'enfin il aimerait mieux ne l'avoir pas, que de le voir fainéant et. sans vertu. C'est pourquoi, dès que Dieu lui eutdonné ce prince, pour ne le pas abandonner à la mollesse, où tombe comme nécessairement un enfant qui n'entend parler que de jeux, et qu'on laisse trop longtemps languir armi les caresses des femmes et les amusements du remier âge, il résolut de le former de bonne heure u travail et à la vertu. Il voulut que dès sa plus tendre eunesse, et pour ainsi dire dès le berceau, il apprît remièrement la crainte de Dieu, qui est l'appui de a vie humaine, et qui assure aux Rois mêmes leur
�— 268 — puissance et leur majesté ; et ensuite toutes les sciences convenables à un si grand Prince, c'est-à-dire celles qui peuvent servir au gouvernement, et à maintenir un royaume , et même celles qui peuvent, de quelque manière que ce soit, perfectionner l'esprit, donner de la politesse, attirer à un prince l'estime des hommes savants : en sorte que Monseigneur le Dauphin pût servir d'exemple pour les mœurs, de modèle à la jeunesse, de protecteur aux gens d'esprit, et, en un mot, se montrer digne fils d'un si grand Roi. I. — La loi qu'il imposa aux études de ce Prince, fut de ne lui laisser aucun jour sans étudier. Il jugea qu'il y a bien de la différence entre demeurer tout le jour sans travailler, et prendre quelque divertissement pour relâcher l'esprit. 11 faut qu'un enfant joue, el qu'il se réjouisse: cela l'excite ; mais il ne faut pas l'abandonner de sorte au jeu et au plaisir, qu'on ne le rappelle chaque jour à des choses plus sérieuses, dont l'étude serait languissante, si elle était trop interrompue. Comme toute la vie des princes est occupée, el qu'aucun de leurs jours n'est exempt de grands soins, il est bon de les exercer dès l'enfance à ce qu'il y a de plus sérieux, et de les y faire appliquer chaque jour pendant quelques heures, afin que leur esprit soil déjà rompu au travail, et tout accoutumé aux choses graves, lorsqu'on les met dans les affaires. Cela même fait une partie de cette douceur, qui sert tant à former les jeunes esprits : car la force de la coutume est douce, el l'on n'a plus besoin d'être averti de son devoir, depuis qu'elle commence h nous en avertir d'elle-même,
�— 269 — Ces raisons portèrent Je Roi à destiner chaque jour certaines heures à l'étude, qu'il crut pourtant devoir être entremêlées de choses divertissantes, afin cle tenir l'esprit de ce Prince dans une agréable disposition, et de ne lui point faire paraître l'étude sous un visage hideux et triste qui le rebutât. En quoi, certes, il ne s'est pas trompé : car, en suivant cette méthode, il est arrivé que le Prince, averti par la seule coutume, retournait gaîment et comme en se jouant à ses exercices ordinaires, qui ne lui étaient en effet qu'un nouveau divertissement, pour peu qu'il y voulût appliquer son esprit. Mais le principal de cette institution fut sans doute d'avoir donné pour gouverneur, à ce jeune Prince, M. le duc de Montausier, illustre dans la guerre et dans les lettres, mais plus illustre encore par sa piété; et tel, en un mot, qu'il semblait né pour élever le fils d'un héros. Depuis ce temps, le Prince a toujours été sous ses yeux et comme dans ses mains ; il n'a cessé de travailler à le former, toujours veillant à l'entour de lui, pour éloigner ceux qui eussent pu corrompre son innocence, ou par de mauvais exemples, ou même par des discours licencieux. Il l'exhortait sans relâche à toutes les vertus, principalement à la piété : il lui en donnait en lui-même un parfait modèle, pressant et poursuivant son ouvrage avec une attention et une constance invincibles, et, en un mot, il n'oubliait rien de ce qui pouvait servir à donner au Prince toute la force de corps et d'esprit dont il a besoin. Nous tenons à gloire d'avoir toujours été parfaitement d'accord avec un homme si excellent en
�— 270 — toute chose, que même en ce qui regarde les lettres, il nous a non seulement aidés à exécuter nos desseins, mais il nous en a inspirés que nous avons suivis avec succès. 2. —L'étude de chaque jour commençait soiretmatin par les choses saintes ; et le Prince, qui demeurait découvert pendant que durait cette leçon, les écoutait avec beaucoup de respect. Lorsque nous expliquions le catéchisme, qu'il savait par cœur, nous l'avertissions, souvent, qu'outre les obligations communes de la vie chrélienne, il y en avait de particulières ponr chaque profession, et que les Princes, comme les autres, avaient de certains devoirs propres, auxquels ils ne pouvaient manquer sans commettre de grandes fautes. Nous nous contentions alors de lui en montrer les plus essentiels selon sa portée ; et nous réservions à un âge plus mûr ce qui nous semblait ou trop profond ou trop difficile pour un enfant. Mais dès lors, à force de répéter, nous fîmes que ces trois mots, piété, bonté, justice, demeurèrent dans sa mémoire avec toute la liaison qui est entre eux. Et pour lui faire voir que toute la vie chrétienne et tous les devoirs des Rois étaient contenus dans ces trois mots, nous disions que celui qui était pieux envers Dieu, était bon aussi envers les hommes, que Dieu a créés à son image, et qu'il regarde comme ses enfants; ensuite nous remarquions que qui voulait du bien à tout le monde, rendait à chacun ce qui lui appartenait, empêchait les méchants d'opprimer les gens de bien, punissait les mauvaises actions, réprimait les violences,
�— 271 — [pour entretenir la tranquillité publique. D'où nous lirions cette conséquence qu'un bon prince était pieux, [bienfaisant envers tous par son inclination, et jamais fâcheux à personne, s'il n'y était contraintpar le crime 'et par la rébellion. C'est à ces principes que nous avons apporté tous les préceptes que nous lui avons donnés epuis.plus amplement : il a vu que tout venait de cette source, que tout aboutissait là, et que ses études n'aIraient point d'autre objet que de le rendre capable de l'acquitter aisément de tous ces devoirs.
I II savait dès lors toutes les histoires de l'ancien et Bu nouveau Testament ; il les récitait souvent ; nous lui faisions remarquer les grâces que Dieu avait faites ■aux Princes pieux, et combien ses jugements avaient <• ité terribles contre les impies, ou contre ceux qui ivaient été rebelles à ses ordres.
Etant un peu plus avancé en âge, il a lu l'Evangile, es Actes des Apôtres, et les commencements de l'Elise. Il y apprenaità aimer Jésus-Christ, à l'embrasser ans son enfance, à croître pour ainsi dire avec lui, n obéissant à ses parents, en se rendant agréable à ieu et aux hommes, et en donnant chaque jour de ouveaux témoignages de sagesse. Après, il écoutait es prédications, il était ravi de ses miracles, il admiait la bonté qui le portait à faire du bien à tout le onde ; il ne le quittait pas mourant, afin d'obtenir grâce de le suivre ressuscitant et montant aux ieux. Dans les Actes, il apprenait à aimer et à honoer l'Eglise, humble, patiente, quele monde n'a jamais issée en repos, éprouvée par les supplices, toujours ictorieuse. Il voyait les Apôtres la gouvernant selon
�— 272 — les ordres de Jésus-Christ, et la formant par leurs exemples plus encore que par leur parole ; saint Pierre y exerçant l'autorité principale, et y tenant partout la première place ; les chrétiens soumis aux décrets des Apôtres sans se mettre en peine de rien, dès qu'ils étaient rendus. Enfin, nous lui faisions remarquer tout ce qui peut établir la foi, exciter l'espérance, et enflammer la charité. La lecture de l'Evangile nous servait aussi à nous inspirer une dévotion particulière pour la sainte Vierge qu'il voyait s'intéresser pour les hommes, les recommander à son Fils comme leur avocate, et leur montrer, en même temps, que ce n'est qu'en obéissant à Jésus-Christ qu'on en peut obtenir * des grâces. Nous l'exhortions à penser souvent à la merveilleuse récompense qu'elle eut de sa chasteté et de son humilité, par le gage précieux qu'elle reçut du ciel, quand elle devint Mère de Dieu, et qu'il se fît une si sainte alliance entre elle et le Père éternel. Nous lui. faisions observer, en cet endroit, combien les mystères de la religion étaient purs, que Jésus-Christ devait être vierge, qu'il ne pouvait être donné qu'à une vierge de devenir sa mère ; et qu'il s'ensuivait de là que la chasteté devait être le fondement de la dévotion envers Marie, puisqu'elle devait à cette vertu toute sa grandeur et même toute sa fécondité. Que si, en lisant l'Evangile, il paraissait songera autre chose, ou n'avoir pas toute l'attention et le respect que mérite cette lecture, nous lui ôtions aussitôt le livre, pour lui marquer qu'il ne le fallait lire qu'avec révérence. Le Prince, qui regardait comme un châtiment d'être privé de cette lecture, apprenait à lire
�— 273 — saintement le peu qu'il lisait, et à y penser beaucoup. Nous lui expliquions clairement et simplement les passages. Nous lui marquions les endroits qui servent à convaincre les hérétiques, et ceux qu'ils ont malicieusement détournés de leur véritable sens. Nous l'avertissions souvent qu'il y avait bien des choses en ce livre qui passaient son âge, et beaucoup même qui passaient l'esprit humain ; qu'elles y étaient pour abattre l'orgueil des hommes et pour exercer leur foi; qu'il n'était pas permis, en chose si haute, de croire à son sens, mais qu'il fallait tout expliquer selon la tradition ancienne et les décrets de l'Eglise ; que tous les novateurs se perdaient infailliblement; et que tous ceux qui s'écartaient de cette règle n'avaient qu'une piété fausse et pleine de fard. Après avoir lu plusieurs fois l'Evangile, nous avons Iules histoires du vieux Testament, et principalement celle des Rois : où nous remarquions que c'est sur les Rois que Dieu exerce ses plus terribles vengeances ; que plus le faîte des honneurs, où Dieu même les élève, en leur donnant la souveraine puissance, est haut, plus leur sujétion devient grande à son égard; et qu'il se plaît à les faire servir d'exemple du peu que peuvent les hommes, quand le secours d'en haut leur manque. Quant aux Epîtres des Apôtres, nous en avons choisi les endroits qui servent à former les mœurs chrétiennes. Nous lui avons aussi fait voir, dans les Prophètes, avec quelle autorité el quelle majesté Dieu parle aux rois superbes ; comment d'un souffle il dissipe les armées, renverse les empires, et réduit les
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�- 274 — vainqueurs au sort des vaincus, en les faisant périr comme eux. Lorsque nous trouvions dans l'Evangile les prophéties qui regardent Jésus-Christ, nous prenions soin de montrer au Prince, dans les Prophètes mêmes, les lieux d'où elles étaient tirées. Il admirait ce rapport de l'Ancien et du Nouveau Testament: l'accomplissement de ces prophéties nous servait de preuve certaine pour établir ce qui regarde le siècle à venir. Nous montrions que Dieu, toujours véritable, qui avait accompli à nos yeux tant de grandes choses prédites de si loin, n'accomplirait pas moins fidèlement tout ce qu'il nous faisait encore attendre : de sorte qu'il n'y avait rien de plus assuré que les biens qu'il nous promettait, et les maux dont il nous menaçait après cette vie. A cette lecture nous avons souvent mêlé les Yies des Saints, les Actes les plus illustres des martyrs, et l'Histoire religieuse, afin de divertir le Prince en l'instruisant. Voilà ce qui regarde la religion. 3. — Nous ne nous arrêterons pas à parler de l'étude de la grammaire. Notre principal soin a été de lui faire connaître premièrement la propriété, et ensuite l'élégance delà langue latine et de la française. Pour adoucir l'ennui de cette étude, nous lui en faisions voir l'utilité; et autant que son âge le permettait, nous joignions à l'étude des mots la connaissance des choses. Par ce moyen, il est arrivé que, tout jeune, il entendait fort aisément les meilleurs auteurs latins : il en cherchait même les sens les plus cachés; et à peine y hésitait-il, dès qu'il y voulait un peu penser. Il apprenait par cœur les plus agréables et les plus utiles en-
�— 275 — droits de ces ailleurs, et surtontdos poètes : il les récitait souvent, el dans les occasions il les appliquait à propos aux sujets qui se présentaient. En lisant ces auteurs, nous ne nous sommes jamais écarté de notre principal dessein, qui était de faire servir toutes ses éludes à lui acquérir, tout ensemble, la piété, la connaissance des mœurs et celle de la politique. Nous lui faisions connaître, par les mystères abominables des gentils, et par les fables de leur théologie, les profondes ténèbres où les hommes demeuraient plongés, en suivant leurs propres lumières. Il voyait que les nations les plus polies et les plus habiles en tout ce qui regarde la vie civile, comme les Egyptiens, les Grecs et les Romains, étaient dans une si profonde ignorance des choses divines, qu'ils adoraient les plus monstrueuses créatures de la nature, et qu'elles ne se sont retirées de cet abîme que depuis que Jésus-Christ a commencé de les conduire. D'où il lui était aisé de conclure que la véritable religion était un don de la grâce. Nous lui faisions aussi remarquer que les gentils, bien qu'ils se trompassent dans la leur, avaient néanmoins un profond respect pour les choses qu'ils estimaient sacrées , persuadés qu'ils étaient que la religion était le soutien des Etats. Les exemples de modération et de justice que nous trouvions dans leurs histoires, nous servaient à confondre tout chrétien qui n'aurait pas le courage de pratiquer la vertu, après que Dieu même nous Ta apprise. Au reste, nous faisions le plus souvent ces observations, non comme des leçons, mais comme des entretiens familiers ; et cela les faisait entrer plus agréablement
�— 276 — dans son esprit : de sorte qu'il faisait souvent de luimême de semblables réflexions. Et je me souviens qu'ayant un jour loué Alexandre d'avoir entrepris avec tant de courage la défense de toute la Grèce contre les Perses, le Prince ne manqua de remarquer qu'il serait bien plus glorieux à un prince chrétien de repousser et d'abattre l'ennemi commun de la chrétienté, qui la menace et la presse de toutes parts. Nous n'avons pas jugé à propos de lui faire lire les ouvrages des auteurs par parcelles, c'est-à-dire de prendre un livre de l'Enéide, par exemple, ou de César, séparé des autres. Nous lui avons fait lire chaque ouvrage entier, de suite, et comme tout d'une haleine, afin qu'il s'accoutumât peu à peu, non à considérer chaque chose en particulier, mais à découvrir tout d'une vue le but principal d'un ouvrage, et l'enchaînement de toutes ses parties : étant certain que chaque endroit ne s'entend jamais clairement, et ne paraît, avec toute sa beauté, qu'à celui qui a regardé tout l'ouvrage comme on regarde un édifice, et en a pris toute l'idée. Entre les poètes, ceux qui ont plu davantage'à Monseigneur le Dauphin, sont Yirgile et Térence; et entre les historiens, ç'a été Salluste et César. Il admirait le dernier, comme un excellent maître pour faire de grandes choses et pour les écrire. Il le regardait comme un homme, de qui il fallait apprendre à faire la guerre. Nous suivions ce grand capitaine dans toutes ses marches ; nous lui voyions faire ses campements, mettre ses troupes en bataille, former et exécuter ses desseins; louer et châtier à propos
�- 277 les soldats, les exercer au travail, leur élever le cœur par l'espérance, les tenir toujours en haleine ; conduire une puissante armée sans endommager le pays ; retenir dans le devoir ses troupes par la discipline, et ses alliés par la foi et la protection ; changer sa manière selon les lieux où il faisait la guerre, et selon les ennemis qu'il avait en têle ; aller quelquefois lentement, mais user le plus souvent d'une si grande diligence, que l'ennemi, surpris et serré de près, n'ait ni le temps de délibérer ni celui de fuir ; pardonner aux vaincus, abattre les rebelles; gouverner avec adresse les peuples subjugués, et leur faire ainsi trouver sa victoire douce pour la mieux assurer. On ne peut dire combien il s'est diverti agréablement et utilement dansTérence, et combien de vives images de la vie humaine lui ont passé devant les yeux, en le lisant. Il a vu les trompeuses amorces de la volupté et des femmes ; les aveugles emportements d'une jeunesse que la flatterie et les intrigues d'un valet ont engagée dans un pas difficile et glissant ; qui ne sait que devenir, que l'amour tourmente, qui ne sort de peine que par une espèce de miracle, et qui ne trouve le repos qu'en retournant à son devoir. Là, le Prince remarquait les mœurs et le caractère de chaque âge et de chaque passion exprimé par cet admirable ouvrier, avec tous les traits convenables à chaque personnage, des sentiments naturels, et avec cette grâce et cette bienséance que demandent ces sortes d'ouvrages. Nous ne pardonnions pourtant rien à ce poète si divertissant, et nous reprenions les endroits où il a écrit trop licencieusement. Mais en même temps nous nous éton
�— 278 — nions que plusieurs de nos auteurs eussent écrit pour le théâtre avec beaucoup moins de retenue, et condamnions une façon d'écrire si déshonnête, comme pernicieuse aux bonnes mœurs. II faudrait faire un gros volume pour rapporter toutes les remarques que nous avons faites sur chaque auteur, et principalement sur Gicéron,que nous avons admiré dans ses discours de philosophie, dans ses oraisons, et même lorsqu'il raillait librement et agréablement avec ses amis. Parmi tout cela, nous voyions la géographie en jouant et comme en faisant voyage ; tantôt en suivant Je courant des fleuves, tantôt rasant les côtes de la mer, et allant terre à terre ; puis, tout d'un coup, cinglant en haute mer, nous traversions dans les terres, nous voyions les ports et les villes, non en les courant comme feraient des voyageurs sans curiosité, mais examinant tout, recherchant les mœurs, surtout celles de la France, et nous arrêtant dans les plus fameuses villes pour connaître les humeurs opposées de tant de divers peuples qui composent cette nation belliqueuse et remuante : ce qui, joint à la vaste étendue d'un royaume si peuplé, faisait voir qu'il ne pouvait être conduit qu'avec une profonde sagesse. 4. — Enfin nous lui avons enseigné l'histoire. El comme c'est la maîtresse de la vie humaine et de la politique, nous l'avons fait avec une grande exactitude ; mais nous avons principalement eu soin de lui apprendre celle de la France, qui est la sienne. Nous ne lui avons pas néanmoius donné la peine de feuilleter les livres ; et, à la réserve de quelques auteurs de la
�— 279 — nation, comme Philippe de Gommines et du Bellay, dont nous lui avons fait lire les plus beaux endroits, nous avons été nous-mêmes dans les sources, et nous avons tiré des auteurs les plus approuvés, ce qui pouvait le plus servir à lui faire comprendre la suite des affaires. Nous en récitions de vive voix autant qu'il en pouvait facilement retenir : nous le lui faisions répéter ; il l'écrivait en français, et puis il le mettait en latin : cela lui servait de thème, et nous corrigions aussi soigneusement son français que son latin. Le samedi, il relisait tout de suite ce qu'il avait composé durant la semaine ; et, l'ouvrage croissant, nous l'avons divisé par livres, que nous lui faisions relire très souvent. L'assiduité avec laquelle il a continué ce travail l'a mené jusqu'aux derniers règnes : si bien que nous avons presque toute notre histoire en latin et en français, du style et de la main de ce Prince. Depuis quelque temps, comme nous avons vu qu'il savait assez de latin, nous l'avons faitcesser d'écrire l'histoire en cette langue. Nous la continuons en français avec le même soin, et nous l'avons disposée de sorte qu'elle s'étendît àproportion que l'esprit du Prince s'ouvrait, et que nous voyions son jugement se former, en récitant fort en abrégé ce qui regarde les premiers temps, et beaucoup plus exactement ce qui s'approche des nôtres. Nous ne descendons pas néanmoins dans un trop grand détail des petites choses, et nous ne nous amusons pas à rechercher celles qui ne sont que de curiosité ; mais nous remarquons les mœursde la nation bonnes et mauvaises : les coutumes anciennes, les lois fonda-
�— 280 — mentales, les grands changements et leurs causes ; le secretdes conseils ; les événements inespérés, pour y accoutumer l'esprit et le prépareràtout ;les fautes des rois et les calamités qui les ont suivies ; la foi qu'ils ont conservée pendant ce grand espace de temps qui s'est passé depuis Clovis jusqu'à nous ; cette constance à défendre la religion catholique, et tout ensemble le profond respect qu'ils ont toujours eu pour le SaintSiège, dont ils ont tenu à gloire d'être les enfants les plus soumis. Queç'a été cet attachement inviolable àla religion et à l'Eglise, qui a fait subsister le royaume depuis tant de siècles. Ce qui nous était aisé de faire voir par les épouvantables mouvements que l'hérésie a causés dans tout le corps de l'Etat, en affaiblissant la puissance et la majesté royale, et en réduisant presqu'à la dernière extrémité un royaume si florissant : sans qu'il ait pu reprendre sa première force qu'en abattant l'hérésie. Mais, afin que le Prince apprît de l'Histoire la manière de conduire les affaires, nous avons coutume, dans les endroits où elles paraissent en péril, d'en exposer l'état, et d'en examiner toutes les circonstances, pour délibérer, comme on ferait dans un conseil, de ce qu'il aurait à faire en ces occasions : nous lui demandons son avis ; et quand il s'est expliqué, nous poursuivons le récitpour lui apprendre les événements. Nous remarquons les fautes, nous louons ce qui a été bien fait ; et, conduits par l'expérience, nous établissons la manière de former les desseins et de les exécuter. S. — Au reste, si nous prenons de toute l'histoire de
�— 281 — nos Rois des exemples pour la vie et pour les mœurs, nous ne proposons que le seul saint Louis, comme le modèle d'un roi parfait. Personne ne lui conteste la gloire de la sainteté ; mais, après l'avoir fait paraître vaillant, ferme, juste, magnifique, grand dans la paix et dans la guerre, nous montrons, en découvrant les motifs de ses actions et de ses desseins, qu'il a été très habile dans le gouvernement des affaires. C'est de lui que nous tirons la plus grande gloire de l'auguste Maison de France, dont le principal honneur est de trouver tout ensemble dans celui à qui elle doit son origine, un parfait modèle pour les mœurs, un excellent maître pour leur apprendre à régner, et un intercesseur assuré auprès de Dieu. 6. — Après saint Louis, nous lui proposons les actions de Louis le Grand, et cette histoire vivante qui se passe à nos yeux : l'Etat affermi par de bonnes lois, les finances bien ordonnées, toutes fraudes qu'on y faisait découvertes, la discipline militaire établie avec autant de prudence que d'autorité ; ces magasins, ces nouveaux moyens d'assiéger les places et de conduire les armées en toute saison ; le courage invincible des chefs et des soldats, l'impétuosité naturelle de la nation soutenue d'une fermeté et d'une constance extraordinaires ; cette ferme croyance qu'ont tous les Français, que rien ne leur est impossible sous un si graudRoi ; et enfin le Roi même qui vaut tout seul une grande armée ; la force, la suite, le secret impénétrable de ses conseils, et ces ressorts cachés dont l'artifice ne se découvre que parles effets qui surprennent toujours ; les ennemis confus et dans l'épou-
�— 282 vante ; les alliés fidèlement défendus ; la paix donnée à l'Europe à des conditions équitables, après une victoire assurée ; enfin cet incroyable attachement à défendre la religion, cette envie, de l'accroître, et ces efforts continuels de parvenir à tout ce qu'il y a de plus grand et de meilleur. Voilà ce que nous remarquons dans le père, et que nous recommandons au fils d'imiter de tout son pouvoir. 7. — Pour les choses qui regardent la philosophie, nous les avons distribuées de sorte que celles qui sont hors de doute, et utiles à la vie, lui puissent être montrées sérieusement, et dans toute 'la certitude de leurs principes. Pour celles qui ne sont que d'opinion, et dont on dispute, nous nous sommes contenté de les lui rapporter historiquement, jugeant qu'il était de sa dignité d'écouter les deux parties, et d'en protéger également les^défenseurs, sans entrer dans leurs querelles, parce que celui qui est né pour le commandement doit apprendre à juger, et non à disputer. Mais, après avoir considéré que la philosophie consiste principalement à rappeler l'esprit à soi-même, pour s'élever ensuite comme par un degré sûr jusqu'à Dieu , nous avons commencé par là , comme par la recherche la plus aisée, aussi bien que la plus solide et la plus utile qu'on puisse proposer. Car ici, pour devenir parfait philosophe, l'homme n'a besoin d'étudier autre chose que lui-même ; et sans feuilleter tant de livres, sans faire de pénibles recueils de ce qu'ont dit les philosophes, ni aller chercher bien loin des expériences, en remarquant seulement ce qu'il trouve en lui, il reconnaît par là l'auteur de son être.
�— 283 — Aussi avions-nous, dès les premières années, jeté les semences d'une si belle et si utile philosophie ;et nous avions employé toute sorte de moyens pour faire que le Prince sût dès lors discerner l'esprit d'avec le corps, c'est-à-dire cette partie qui commande en nous, de celle qui obéit : afin que l'âme, commandant au corps, lui représentât Dieu commandant au monde entier et à l'âme même. Mais lorsque, le voyant plus avancé en âge, nous avons cru qu'il était temps de lui enseigner méthodiquement la philosophie, nous en avons formé le plau sur ce précepte de l'Evangile : Considérez-vous attentivement vous-mêmes (4) ; et sur cette parole de David : 0 Seigneur, j'ai tire' de moi une merveilleuse connaissance de ce que vous êtes (2). Appuyés sur ces deux passages, nous avons fait un Traite' de la connaissance de Dieu et de soi-même, où nous expliquons la structure du corps et la nature de l'esprit, par les choses que chacun expérimente en soi ; et faisons voir qu'un homme qui sait se rendre présent à lui-même trouve Dieu plus présent que toute autre chose, puisque sans lui il n'aurait ni mouvement, ni esprit, ni vie, ni raison : selon cette parole vraiment philosophique de l'apôtre prêchant à Athènes, c'est-à-dire dans le lieu où la philosophie était comme dans son fort : Il ri est pas loin de chacun de nous, puisque c'est en lui que nous vivons, que nous sommes mus, et que nous sommes (3) ; et encore : puisqu'il ?ious donne à tous la vie, la respiration, et toutes choses {h). A l'exemple de saint Paul, qui se sert de cette vérité comme con(II Luc. xxr, 54. — (2) Ps. cxxxvni, 6. — (3) Act. xvn, 27, 28. - (i) Ibid. 25.
�— 284 — nue aux philosophes, pour les mener plus loin, nous avons entrepris d'exciter en nous par la seule considération de nous-mêmes ce sentiment de la Divinité, que la nature a mis dans nos âmes en les formant: de sorte qu'il paraisse clairement que ceux qui ne veulent point reconnaître ce qu'ils ont au-dessus des bêtes, sont tout ensemble les plus aveugles, les plus méchants et les plus impertinents de tous les hommes. 8. —De là nous avons passé à la logique et à la morale, pour cultiver ces deux principales parties que nous avions remarquées en notre esprit, c'est-à-dire la faculté d'entendre, et celle de vouloir. Pour la logique, nous l'avons tirée de Platon et d'Arislote, non pour la faire servir à de vaines disputes de mots, mais pour former le jugement par un raisonnement solide ; nous arrêtant principalement à cette partie qui sert à trouver les arguments probables, parce que ce sont ceuxque l'onemploie dans les affaires. Nous avons expliqué comment il les faut lier les uns aux autres, de sorte que, tout faibles qu'ils sont chacun à part, ils deviennent invincibles par cette liaison. De cette source nous avons tiré la rhétorique, pour donner aux arguments nus, que la dialectique avait assemblés, comme des os et des nerfs, de la chair, de l'esprit, du mouvement. Ainsi nous n'en avons pas fait une discoureuse, dont les paroles n'ont que du son ;nous ne l'avonspas faite enflée et vide de choses, mais saine et vigoureuse ; nous ne l'avons point fardée, mais nous lui avons donné un teint naturel et une vive couleur, en sorte qu'elle n'eût d'éclat que celui qui sort de la vérité même. Pour cela, nous avons tiré d'Aristote, de,
�Cicéron, de Quintiiien et des autres, les meilleurs préceples ; mais nous nous sommes beaucoup plus servi d'exemples que de préceptes, et nous avions coutume, eu lisant les discours qui nous émouvaient le plus, d'en ôter les figures et les autres ornements de paroles, qui en sont comme la chair et la peau : de sorte que, n'y laissant que cet assemblage d'os et de nerfs dont nous veuons de parler, c'est-à-dire les seuls arguments, il était aisé de voir ce que la logique faisait dans ces ouvrages, et ce que la rhétorique y ajoutait. Pour la doctrine des mœurs, nous avons cru qu'elle ne se devait pas tirer d'une autre source que de l'Ecriture et des maximes de l'Evangile, et qu'il ne fallait pas, quand on peut puiser au milieu d'un fleuve, aller chercher des ruisseaux bourbeux. Nous n'avons pas néanmoins laissé d'expliquer la Morale d'Aristote : à quoi nous avons ajouté cette doctrine admirable de Socrate, vraiment sublime pour son temps, qui peut servir à donner de la foi aux incrédules, et à faire rougir les plus endurcis. Nous marquions en même temps ce que la philosophie chrétienne y condamnait ; ce qu'elle y ajoutait; ce qu'elle y approuvait; avec quelle autorité elle s'élevait au-dessus : en sorte qu'on fût obligé d'avouer que la philosophie, toute grave qu'elle paraît, comparée à la sagesse de l'Evangile, n'était qu'une pure enfance. 9. — Nous avons cru qu'il serait bon de donner au Prince quelque teinture des lois romaines : en lui faisant voir, par exemple, ce que c'est quelle droit, de combien de sortes il y en avait, la condition des per-
�— 286 — sonnes, la division des choses; ce que c'est que les contrats, les testaments, les successions, la puissance dos magistrats, l'autorité des- jugements, et les autres principes de la vie civile. 10. — Nous ne dirons rien ici de la métaphysique, parce qu'elle est toute répandue dans ce qui précède. Nous avons mêlé beaucoup de physique, en expliquant le corps humain ; et pour les autres choses qui regardent cette étude, nous les avons traitées selon notre projet, plus historiquement que dogmatiquement. Nous n'avons pas oublié ce qu'en a dit Aristote ; et pour l'expérience des choses naturelles, nous avons fait faire devant le Prince les plus nécessaires et les plus belles. Il n'y a pas moins trouvé de divertissement que de profit. Elles lui ont fait connaître l'industrie de l'esprit humain, et les belles inventions des arts, soit pour découvrir les secrets de la nature, ou pour l'embellir, ou pour l'aider. Mais, ce qui est plus considérable, il y a découvert l'art de là nature même, ou plutôt la providence de Dieu, qui est à la fois si visible et si cachée. 11. —Les mathématiques, qui servent le plus à la justesse du raisonnement, lui ont été montrées par un excellent maître, qui ne s'est pas contenté, comme c'est l'ordinaire, de lui apprendre à fortifier des places, à les attaquer, à faire des campements , mais qui lui a encore appris à construire des forts, à les dessiner de sa propre main, à mettre une armée en bataille, et à la faire marcher. Il lui a enseigné les mécaniques, le poids des liquides et des solides, les différents systèmes du monde, et les premiers livres d'Euclide:
�— 287 — ce qu'il a compris avec tant de promptitude, que ceux qui le voyaient en étaient surpris. Au reste, toutes ces choses ne lui ont été enseignées que peu à peu, chacune en son lieu. Et notre soin principal a été qu'on les lui donnât à propos, et chaque chose en son temps, afin qu'il les digérât plus aisément, et qu'elles se tournassent en nourriture. 12. — Maintenant que le cours de ses études est presque achevé, nous avons cru devoir travailler principalement à trois choses. Premièrement à une Histoire universelle, qui eût deux parties, dont la première comprît depuis l'origine du monde jusqu'à la chute de l'ancien empire romain, et au couronnement de Charlemagne ; Bt la seconde, depuis ce nouvel empire établi par les Français. Il y avait déjà longtemps que nous l'avions composé, et même que nous l'avions fait lire au Prince; mais nous la repassons maintenant, et nous y avons ajouté de nouvelles réflexions, qui font entendre toute la suite de la religion, et les changements des empires, avec leurs causes profondes que nous reprenons dès leur origine. Dans cet ouvrage, on voit paraître la religion toujours ferme et inébranlable, depuis le commencement du monde : le rapport desdeux Testaments lui donne cette force ; et l'Evangile, qu'on voit s'élever sur les fondements de la loi, montre une solidité qu'on reconnaît aisément être à toute épreuve. On voit la vérité toujours victorieuse, les hérésies renversées; l'Eglise, fondée sur la Pierre, les abattre par le seul poids d'une autorité si bien établie, et s'affermir avec le temps; pendant qu'on voit au
�— 288 — contraire les empires les plus florissants, non seulement s'affaiblir parla suite des années, mais encore se défaire mutuellement, et tomber les uns sur les autres. Nous montrons d'où vient d'un côté une si ferme consistance, et, de l'autre, un état toujours changeant et des ruines inévitables. Cette dernière recherche nous a engagés à expliquer en peu de mots les lois et les coutumes des Egyptiens, des Assyriens et des Perses, celles des Grecs, celles des Romains, et celles des temps suivants; ce que chaque nation a eu dans les siennes qui ait été fatal aux autres et à elles-mêmes, et les exemples que leurs progrès ou leur décadence ont donnés aux siècles futurs. Ainsi nous tirons deux fruits de l'histoire universelle. Le premier est de faire voir tout ensemble l'autorité et la sainteté de la religion, par sa propre stabilité et par sa durée perpétuelle. Le second est que, connaissant ce qui a causé la ruine de chaque empire, nous pouvons, sur leur exemple, trouver les moyens de soutenir les Etats, si fragiles de leur nature; sans toutefois oublier que ces soutiens mêmes sont sujets à la loi commune de la mortalité, qui est attachée aux choses humaines, et qu'il faut porter plus haut ses espérances. 13. — Par le second ouvrage, nous découvrons les secrets de la politique, les maximes du gouvernement etles sources du droit, dans la doctrine et dans les exemples de la sainte Ecriture. On y voit non seulement avec quelle piété il faut que les rois servent Dieu, ou le fléchissent, après l'avoir offensé ; avec quel zèle ils sont obligés à défendre la foi de l'Eglise, à
�— 289 — maintenir ses droits et à choisir ses pasteurs , mais encore l'origine de la vie civile : comment les hommes ont commencé à former leur société ; avec quelle adresse il faut manier les esprits ; comment il faut former le dessein de conduire une guerre, ne pas l'entreprendre sans bon sujet, faire une paix, soutenir l'autorité, faire des lois et régler un Etat. Ce qui fait voir clairement que l'Ecriture sainte surpasse autant en prudence qu'en autorité tous les autres livres qui donnent des préceptes pour la vie civile, et qu'on ne voit en nul autre endroit, des maximes aussi sûres pour le gouvernement. 14. — Le troisième ouvrage comprend les lois et les coutumes particulières du royaume de France. En comparant ce royaume avec tous les autres, on met sous les yeux du Prince tout l'état de la chrétienté, et même de toute l'Europe. Nous achèverons tous ces desseins, autant que le temps et notre industrie le pourra permettre. Et quand le Roi nous redemandera ce fils si cher, que nous avons tâché, par son commandement et sous ses ordres, d'instruire dans tous les beaux-arts, nous sommes prêt à le remettre entre ses mains, pour faire des études plus nécessaires sous de meilleurs maîtres, qui sont le Roi même, et l'usage du monde et des affaires. Voilà, Très Saint-Père, ce que nous avons fait pour nous acquitter de notre devoir. Nous avons planté ; nous avons arrosé : plaise à Dieu de donner l'accroissement. Au reste, depuis que celui dont vous tenez la place sur la terre, vous a inspiré, parmi tant de soins, de jeter un regard paternel sur nos travaux, nousnous
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�— 290 — servons de l'autorité de Votre Sainteté même, pour porter le Prince à la vertu, et nous éprouvons avec joie que les exhortations que nous lui faisons de votre part, font impression sur son esprit. Que nous sommes heureux, Très Saint-Père, d'être secouru dans un ouvrage si grand par un si grand Pape, dans lequel nous voyons revivre saint Léon, saint Grégoire, et saint Pierre même !
TRÈS SAINT-PÈRE,
De Votre Sainteté,
A Saint- Germain-en-Laye, le 8 de mars 1679. ..... Ainsi signe : Le fils très obéissant et très dévot. + J. BÉNIGNE, ancien évêque de Condom.
Et au-dessus : A Notre Très Saint-Père le Pape Innocent XI.
INNOCENT PP. XI. Vénérable Frère, salut et bénédiction apostolique. La méthode que vous vous êtes proposée, pour former, dès ses plus tendres années, auxbonnes choses le Dauphin de France, et que vous continuez d'employer avec tant de succès auprès de ce jeune Prince, pendant qu'il s'avance à un âge plus mûr, nous a paru mériter que nous dérobassions quelque temps aux importantes affaires de la chrétienté, pour lire lalettre où vous avez si élégamment et si pleinement décrit cette méthode. La félicité publique sera le fruit de la bonne semence que vous jetterez, comme dans une terre fertile, dans l'esprit d'un Prince que toute l'Eglise respecte déjà comme l'héritier d'un si grandroyaume, etqu'elle voit, sous la conduite d'un illustre père, se rendre digne
�— 291 — non seulement de protéger la foi catholique, mais encore de l'étendre. Entre tant d'instructions de la véritable sagesse dont vous remplissez l'esprit du Dauphin, celles-là sans doute sont les plus belles et les plus digues d'être inculquées sans cesse, qui apprennent à unir ensemble, comme choses inséparables, les intérêts et la gloire des rois avec le bien de leurs peuples et les règles d'un bon gouvernement. Le Prince que vous instruisez connaîtra un jour, avec un grand accroissement du bien public, et uu agréable ressouvenir de l'éducation qu'il aura reçue do vous, qu'il n'est point si beau ni si glorieux d'être né dans la royauté, que de savoir s'enbienservir; et que le plus digne emploi qu'un Prince puisse faire de cette puissance souveraine qu'il reçoit de Dieu, c'est de la faire uniquement servir, non pas à contenter ses passions ou le désir d'une gloire vaine, mais à procurer le bonheur du genre humain. Il connaîtra qu'il ne doit jamais former de desseins ni commencer d'entreprises, qui s'éloignent de la voie de la justice, et qui ne se rapportent à l'avancement de la gloire de Dieu : pensant souvent, en lui-même que les biens dont nous jouissons en cette vie, comme ils sont des présents de Dieu, doivent être rapportés à Celui qui nous les a donnés, et devant qui s'élèvent ou tombent, comme il lui plaît, les plus triomphants et les plus florissants empires. Au reste, pour ce qui regarde le Siège apostolique,nous espérons que ce Prince sera puissamment excité à lui donner, dans toutes les occasions, des marques d'une obéissance filiale, tant par l'exemple des rois de France ses prédécesseurs, qui, par le respect qu'ils ont toujours eupour
�— 292 — le Saint-Siège, ont attiré sur ce royaume d'infinis trésors de la libéralité du ciel, que par la tendresse et l'affection véritablement maternelle que nous ressentons pour lui dans notre cœur. Cependant nous no grâces à la bonté de Dieu, qu'il se cessons de rendre
soit trouvé un homme tel que vous, cligne d'élever et d'instruire un Prince né pour de si grandes choses; et nous lui demandons soigneusement, dans nos prières, que cette âme naturellement portée au bien, que le Dauphin a reçue en partage, y fasse chaque jourpar vos instructions et par vos soins de nouveaux progrès, et qu'ainsi puissent être instruits à l'avenir tous ceux qui gouvernent la terre. Quant à vous, vénérable Frère, nous vous donnons de bon cœur notre bénédiction apostolique, comme une marque de l'amilié que nous vous portons, et de la grande estime que nous faisons de votre vertu. Donné à Rome, à SainlPierre, sous l'anneau du Pêcheur, le 19 avril 1679, et le 111° de notre pontificat.
Signé : Et au-dessus :
MAEIUS SPINULA.
A notre vénérable Frère, l'Écêque de Condom.
A
MGR
LE DAUPHIN.
Ne croyez pas, Monseigneur, qu'on vous reprenne si sévèrement pendant vos études, pour avoir simplement violé les règles de la grammaire en composant. Il est sans doute honteux à un Prince, qui doit avoir de l'ordre en tout, de tomber en de telles fautes ; mais nous regardons plus haut, quand nous en sommes si fâchés : car nousne blâmonspas tant lafaute elle-même,
�— 293 — que le défaut d'attention, qui en estla cause. Ce défaut d'attention vous fait maintenant confondre l'ordre des paroles; mais, si nous laissons vieillir et fortifier cette mauvaise habitude, quand vous viendrez à manier, non plus les paroles, mais les choses mêmes, vous en troublerez tout l'ordre. Vous parlez maintenant contre les lois de la grammaire ; alors vous mépriserez les préceptes de la raison. Maintenant vous placez mal les paroles, alors vous placerez mal les choses ; vous récompenserez au lieu de punir ; vous punirez, quand il faudra récompenser ; enfin vous ferez tout sans ordre, si vous ne vous accoutumez dès votre enfance à tenir votre esprit attentif à régler ses mouvements vagues et incertains, et à penser sérieusement en vous-même à ce que vous avez à faire. Ce qui fait que les grands Princes comme vous, s'ils n'y prennent sérieusement garde, tombent facilement dans la paresse et dans une espèce de langueur, c'est l'abondance où ils naissent. Le besoin éveilhr*»». les autres hommes, et le soin de leur fortune les sollicite sans cesse au travail. Pour vous, à qui les biens nécessaires non seulement pour la vie, mais pour le plaisir et pourla grandeur, se présentent d'eux-mêmes, vous n'avez rien à gagner par le travail, rien à acquérir par le soin et l'industrie. Mais, Monseigneur, il ne faut pas croire que la sagesse vous vienne avec la même facilité, et sans que vous y travailliez soigneusement. Il n'est pas en notre pouvoir de vous mettre dans l'esprit ce qui sert à cultiver la raison et la vertu pendant que vous penserez à tout autre chose. Il faut donc vous exciter vous-même , vous appliquer ,
�— 294 — vous efforcer, afin que la raison domine toujours en vous. Ce doit être là toute votre occupation ; vous n'avez que cela à faire et à penser. Car, comme vous êtes né pour gouverner les hommes par la raison, et que pour cela il est nécessaire que vous en ayez plus que les autres, aussi les choses sont-elles disposées de sorte que les autres travaux no vous regardent pas, et que vous avez uniquement à cultiver votre esprit, à former votre raison. Pensez-vous que tant do peuples, tant d'armées, une nation si nombreuse, si belliqueuse, dont les esprits sont si inquiets, si industrieux et si fiers, puissent être gouvernés par un seul homme, s'il ne s'ap plique de toutes ses forces à un si grand ouvrage? N'eussiez-vous à conduire qu'un seul cheval un peu fougueux, vous n'en viendriez pas à bout, si vous lâchiez tout à fait la main, et si vous laissiez aller votre esprit ailleurs : combien moins gouvernerez-vous cette immense multitude, où bouillonnent tant de passions, tant de mouvements divers? Il viendra des guerres; il s'élèvera des séditions ; un peuple emporté fera de toutes parts sentir sa fureur. Tous les jours de nouveaux troubles, de nouveaux dangers. On vous tendra des pièges : vous serez environné de flatteurs, de fourbes : un brouillon remuera des provinces éloignées; un autre cabalera jusque dans votre Cour, qui est le centre des affaires: il animera l'ambitieux, il soulèvera l'entreprenant, il aigrira le mécontent. A peine trouverez-vous quelqu'un à qui vous puissiez vous fier: tout sera factions, artifices, trahisons. Au milieu de l'orage, vous croirez qu'il n'y a qu'à demeu-
�— 295 — rer tranquille dans votre cabinet, espérant, comme dit un de vos poètes, que les dieux feront vos affaires pendant que vous dormirez. Vous seriez loin de la vérité, si vous le pensiez. « C'est en veillant, disait sagement Caton, ainsi que Salluste l'a rapporté, c'est en agissant, c'est en prenant bien son parti, qu'on a d'heureux succès. Mais livrez-vous à une lâche indolence : vous implorez en vain les dieux ; ils sont en colère, et disposés à vous nuire. » Voilà en effet ce qui arrive. Dieu ne nous a pas donné pour n'en pas faire usage, le flambeau qui nous éclaire sans discontinuation, cette faculté de nous rappeler le passé, de connaître le présent, de prévoir l'avenir. Quiconque ne daignera pas mettre à profit ce don du ciel, c'est une nécessité qu'il ait Dieu et les hommes pour ennemis. Car il ne faut pas s'attendre, ou que les hommes respectent celui qui méprise ce qui le fait homme, ou que Dieu protège celui qui n'aura fait aucun état de ses dons les plus excellents. Que tardez-vous donc, Monseigneur, à prendre votre essor? Que ne jetez-vous les yeux sur le plus grand des rois, votre auguste père, dont la paix et la guerre font également briller la vertu ; qui préside à tout; qui donne lui-même aux ministres étrangers ses réponses, et aux siens les lumières dont ils ont besoin pour exécuter ses ordres ; qui établit dans son royaume les plus sages lois ; qui décide la marche de ses armées, et souvent les commande en personne ; qui enfin, tout occupé des affaires générales, ne laisse pas d'embrasser les détails. Rien qu'il souhaite avec tant d'ardeur que de vous faire entrer dans ses vues, et
�— 296 — de vous apprendre de bonne heure l'art de régner. Formez-vous un esprit qui réponde à de si hauts projets. Ne songez point combien est grand l'empire que vous ont laissé vos ancêtres ; mais quelle vigilance il faudra que vous ayez pour le défendre et le conserver. Ne commencez pas par l'inapplication et par la paresse une vie qui doit être si occupée et si agissante. De tels commencements feraient qu'étant né avec beaucoup d'esprit, vous ne pourriez que vous imputer à vous-même l'extinction ou l'inutilité de cette lumière admirable, dont le riche présent vous vient du ciel. A quoi, en effet, vous serviraient des armes bien faites, si vous ne les avez jamais à la main ? A quoi, de même, vous servira d'avoir de l'esprit, si vous ne l'employez pas, et que vous ne vous appliquiez pas? C'est autant de perdu. Et comme si vous cessiez de danser ou d'écrire, vous viendriez, manque d'habitude, à oublier l'un et l'autre ; de même, si vous n'exercez votre esprit, il s'engourdira, il tombera dans une espèce de léthargie ; et quelques efforts que vous eussiez alors envie de faire pour l'en tirer, vous n'y serez plus à temps. Alors il s'élèvera en vous de honteuses passions. Alors le goût du plaisir et la colère, qui sont les plus dangereux conseillers des Princes, vous porteront à toutes sortes de crimes ; et le flambeau qui seul aurait pu vous guider, étant une fois éteint, vous serez mis hors d'éta! de compter sur aucun secours. Vous comprenez aisément vous-même combien on serait, dans une pareille situation, peu capable de gouverner, Aussi n'est-ce pas à tort qu'un homme
�- 297 — emporté par ses passions est regardé comme n'étant plus maître de rien. Puisqu'il n'est pas son maître, comment le serait-il des autres? Esclave d'autant plus à plaindre, que sa servitude tombe sur cette partie de lui-même, sur cette raison, par laquelle Dieu a voulu que tous les hommes fussent libres. Qui voudra donc être maître, et tenu pour tel, qu'il commence par exercer sur lui-même son pouvoir : qu'il sache commander à la colère ; que les plaisirs, malgré tout ce qu'ils auraient d'attrayant, ne le tyrannisent point : qu'il jouisse toujours de sa raison. Or, voilà ce qu'on ne doit attendre de personne, si ce n'est une habitude prise dans le bas âge. Rappelez-vous, je vous en conjure, de quelle manière Denys le Tyran traita le fils de Dion, pendant qu'il l'eut en sa puissance. Tout ce qu'on peut imaginer de plus barbare, c'est ce que la haine qu'il avait pour le père lui fit entreprendre contre le fils. Vous avez vu, dans votre Cornélius Nepos, qu'inventeur d'un nouveau genre de vengeance, il ne tira point l'épée contre cet enfant innocent, il ne le mit point en prison, il ne lui fit point souffrir la faim ou la soif ; mais, ce qui est plus déplorable, il corrompit en lui toutes les bonnes qualités de l'âme. Pour exécuter ce dessein, il lui permit, tout, et l'abandonna, dans un âge inconsidéré, à ses fantaisies, à ses humeurs. Le jeune homme, emporté par le plaisir, donna dans la plus affreuse débauche. Personne n'avait l'œil sur sa conduite ; personne n'arrêtait le torrent deses passions. On contentait tous ses désirs; on louait toutes ses fautes. Ainsi corrompu par une
�— 298 — malheureuse flatterie, il se précipita dans toute sorte de crimes. Mais considérez, Monseigneur, combien plus facilement les hommes tombent dans le désordre qu'on ne les ramène à l'amour de la vertu. Après que ce jeune homme eut été rendu à son père, il fut mis entre les mains de gouverneurs qui n'oublièrent rien pour obtenir qu'il changeât. Tout fut inutile : car plutôt que de se corriger, il aima mieux renoncera la vie, en se jetant du haut en bas de sa maison, Tirez de là deux conséquences , dont la première est que nos véritables amis sont ceux qui résistent à nos passions, et que ceux au contraire qui les favorisent, sont nos plus cruels ennemis ; la seconde et la plus importante, que si de bonne heure on prend bien garde aux enfants, alors l'autorité paternelle et de bons documents peuvent beaucoup. Au contraire, si de mauvaises et fausses maximes leur entrent une fois dans l'esprit, alors la tyrannie de l'habitude se rend invincible, et il n'y a plus ni remède ni secret qui puisse guérir le mal. Pour empêcher qu'il ne devienne incurable, il faut le prévenir. Travaillez-y, Monseigneur ; et afin que votre raison fasse les plus grands progrès, fuyez la dissipation, ne vous livrez point à de frivoles amusements, mais nourrissez-vous de réflexions sages et salutaires ; remplissez-vous-en l'esprit, faites-en la règle de votre conduite, et accoutumez-vous à recueillir les fruits abondants qu'elles sont capables de produire.
�— 299 — Examen critique de l'Education du Dauphin. La plupart des écrivains qui ont traité cette question ont prétendu que Bossuet avait mis trop de grandeur, trop d'élévation dans l'éducation du Dauphin, et qu'il n'avait pas su, selon l'expression de Montaigne, « descendre aux allures puériles de son < disciple » ; que le « maître était tout, et que l'élève c n'était rien ». <t Monseigneur, nous dit Saint-Simon, n'avait pu « profiter de l'excellente culture qu'il reçut du duc « de Montausier, de Bossuet et de Flécliier. Son peu « de lumière, s'il en eut jamais, s'éteignit au con« traire sous la rigueur d'une éducation dure et « austère, qui donna le premier poids à sa timidité « naturelle, et le dernier degré d'aversion pour toute « espèce non pas de travail et d'étude, mais d'amu« sèment d'esprit, en sorte que, de son aveu, depuis « qu'il avait été affranchi de maîtres, il n'avait, « de sa vie, lu que l'article de Paris de la Gazette de « France, pour y voir les morts et les mariages (1) ». C'est dans le même sens qu'a écrit MgrDupanloup : « Bossuet fit de grandes choses, des choses admirables « pour l'éducation du Dauphin ; il ne lui en fit faire « aucune, pas même de médiocres ; l'éducation fut « nulle. « Ce n'est pas, sans doute, l'instituteur qui manqua « à l'élève , mais l'élève à l'instituteur. Bossuet ne « s'en aperçut pas assez tôt. Le fils de Louis XIV
(I) Saint-Simon, t. IX, p. 134.
�— 300 — « avait une nature vulgaire; il fut trop magnifiquece ment cultivé ; des soins si élevés et une culture si « forte l'étouffèrent. Bossuet était trop grand pour « lui, et ce grand homme fut trompé par son génie « même ; il travaillait pour la postérité en croyant « travailler pour cet enfant. Si Bossuet avait eu « dans l'âme autant de flexibilité et de patience que « de force et de grandeur, il serait descendu jusqu'à « cette faible intelligence ; il lui aurait fait faire ce « dont elle était capable. Cela ne fut pas, et on sait c les suites. » Le même reproche a été adressé à Bossuet par M. Henri Martin : « L'austère génie deBossuetne savait
a. pas se faire petit ; l'enseignement fut donné de
« haut au Dauphin et à distance. Il n'y avait ni « familiarité ni intimité entre le maître et le dis<r ciple. » Voici en résumé, d'après ces écrivains, les torts de Bossuet dans l'éducation du Grand Dauphin : 1° Le trop puissant instituteur éleva trop magnifiquement son élève. 2° Il éteignit son esprit sous la puissance de son génie ; il ne fit que le fatiguer et l'abattre. 3° 11 n'eut pas assez de patience et de flexibilité pour élever le Dauphin. 4° La discipline imposée au prince était trop austère et trop dure. S0 L'éducation fut nulle. Examinons successivement ces diverses raisons. 1° La grandeur du plan pour l'éducation du Dauphin était imposée par la volonté du Boi, par les des-
�— 304 — tinées du Dauphin et par la politique du siècle de Louis XIV. 2° Bossuet n'étouffa pas plus l'esprit du Dauphin qu'Aristote n'étouffa les talents d'Alexandre. Et, loin de le fatiguer et de l'abattre, il entremêlait l'élude et le jeu. « Il faut, dit-il, qu'un enfant joue et « qu'il se réjouisse, cela l'excite. » Après la récréation, l'élève, « averti par la seule coutume, retournait « gaîment et comme en se jouant, à ses exercices « ordinaires, qui ne lui étaient, en effet, qu'un nouî veau divertissement ». 3° La patience et la flexibilité de Bossuet se révèlent dans les travaux qu'il entreprit pour le Dauphin et dans la méthode qu'il employa pour le faire travailler. Jl éveilla son amour-propre en le faisant composer avec des enfants de son âge. La reine et une nombreuse assistance honoraient parfois ces joutes enfantines. Bossuet lui apprenait l'histoire et la géographie en l'amusant. Le Prince trouva le même charme dans la lecture des auteurs latins. « On ne peut dire, écrit Bossuet, « combien Monseigneur s'est diverti agréablement et « utilement dans Térence, et combien de vives images « de la vie humaine lui ont passé devant les yeux, en <£ le lisant. » Bossuet ne fut pas seul à élever le Dauphin ; il eut pour collaborateurs les hommes les plus distingués de cette époque, le duc de Montausier, Huet,Fléchier, Tillemont,Cordemoy; un savant très distingué,Blondel, lui enseigna les mathématiques ; il composa pour lui
�— 302 — un ouvrage spécial ; Jacques Rohault et après lui le Danois Roëmer iurenl chargés de lui donner des leçons de physique. Enfin Guichard Duverney fit à la cour, à Saint-Germain, des démonstrations de ses découvertes anatomiques, et le Prince assista à ces expériences. Donc attaquer Bossuet de n'avoir pas élevé le Dauphin d'après les règles de l'art, c'est attaquer en même temps tous ces maîtres habiles qui ont travaillé à cette œuvre difficile. 4° Bossuet resta étranger à la discipline du Prince. Le duc de Montausier , homme excellent en toute chose, était son gouverneur. 3° L'éducation du fils de Louis XIV fut-elle nulle? Saint-Simon le prétend ; mais Bossuet prouve le contraire dans la lettre qu'il écrivit au pape Innocent XI. Il résulte de ces diverses considérations que Bossuet apporta dans l'éducation du Dauphin un zèle au-dessus de tout éloge, une méthode admirable, une science consommée et une habileté rare, qualités qui nous révèlent la grandeur de son âme et les ressources de son puissant génie.
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CHAPITRE XIV.
PORTRAIT DE FÉNELON. — SES OUVRAGES PÉDAGOGIQUES. — ANALYSE DU TRAITÉ DE L ÉDUCATION DES FILLES. TION DU DUC DE BOURGOGNE. ÉDUCA-
Fénelon, intelligence élevée, imagination riche et féconde, cœur sensible et aimant, philosophe inspiré, théologien profond, écrivain du premier ordre, directeur éclairé, précepteur sans rival, apôtre infatigable, orateur plein d'onction, ami sincère et fidèle, avait reçu du ciel les dons les plus heureux; il eut après sa mort le même avantage que pendant sa vie, celui de faire aimer la religion. Il naquit au château de Fénelon, en Périgord, et suça avec le lait maternel une tendre piété qui fit les délices de sa vie. La famille fut pour lui un sanctuaire béni, où il trouva l'exemple de toutes les vertus. Un habile précepteur conduisit de bonne heure sa précoce intelligence à la double école de Rome et d'Athènes. Homère enchanta ses premières années. A 12 ans, il lisait les auteurs grecs et latins : Sophocle et Démosthène, Cicéron et Tite-Live ; il en connaissait les beautés, et déjà même il s'était essayé à les reproduire. La piété que puisa cet aimable enfant dans le cœur maternel et le goût des études que lui inspira son précepteur, exercèrent sur ses destinées une influence décisive.
�- 304 — Ces deux grandes qualités, le jeune élève les fit paraître à l'Université de Cahors, au collège du Plessis, à Paris, et au grand séminaire de Saint-Sulpice. Ordonné prêtre, il les fit briller à la paroisse de Saint-Sulpice, qui reçut les premiers fruits de son apostolat; et à la maison des Nouvelles Catholiques qu'il dirigea pendant dix ans ; il les fit briller surtout du plus vif éclat à la cour de Louis XIV et à l'archevêché de Cambrai. La vie de Fénelon peut se diviser en plusieurs époques bien distinctes: l'éducation du duc de Bourgogne, suivie de la disgrâce et de l'exil ; les discussions publiques sur le quiétisme, suivies du jugement de la Cour de Rome; enfin les désastres de la France et l'envahissement de son territoire par les étrangers, où la charité du prélat semblait croître, avec ses malheurs. Fénelon sera toujours un modèle pour l'écrivain, un modèle pour le précepteur , un modèle pour Pévêque. Qui pourrait égaler ce grand homme gence élevée qui dans l'art d'écrire? 11 avait de rares qualités d'esprit: une intellilui permettait de comparer, de juger, de raisonner tous les sujets qu'il étudiait; une mémoire qui lui fournissait à propos les faits historiques dont il avait besoin ; une imagination semblable à celle qui fait briller les plus grands hommes dans tous les arts et qui lui rendait les choses aussi présentes qu'elles le sont à ceux qui les ont vues; et ces nobles facultés qu'il avait cultivées et exercées avec le plus grand soin dans la triple étude d'Homère,
�— 305 — de Platon et de l'Evangile se trouvaient chez lui dans un équilibre parfait. Son esprit était orné d'une vaste étendue de connaissances en tout genre d'érudition, sans confusion et sans embarras. Fénelon a écrit avec âme et avec goût. Ne trouvel-on pas dans son style cette chaleur qui donne de la vie à chaque expression, anime chaque chose de plus en plus, élève le ton, colore les objets, joint le sentiment à la lumière et pénètre l'âme du lecteur ? Quel discernement dans l'application et l'usage de ses vastes connaissances ! Quel agrément et quelle facilité d'expression ! Quelle clarté et quelle netteté dans les idées! Quelle simplicité, quelle élégance, quelle noblesse, quelle pompe dans son langage ! En lisant ses ouvrages, on croirait qu'un ange lui a porté une plume du ciel pour charmer les esprits de la terre. Fénelon a été un précepteur sans rival. L'éducation du duc de Bourgogne, c'est son plus beau chef-d'œuvre. Cet enfant né terrible, selon le mot de Saint-Simon, cachait des trésors de sensibilité et d'intelligence : ces ressources secrètes, Fénelon sut les découvrir. Il y fallait son habile main, « la plus « habile main peut-être en tout genre, singulièrement « formée parle ciel pour l'art d'instruire un prince (1).» Fénelon sera toujours un modèle pour l'évêque. Ses visites pastorales dans le diocèse de Cambrai
(1) Saint-Simon, t. VIII, p. 116. 20
�— 306 — firent revivre les courses apostoliques des premiers ouvriers de l'Evangile. Prêcher, confesser, confirmer, réformer, consoler les malheureux, évangéliser les pauvres, visiter les prisonniers, catéchiser les petits enfants, étaient ses plus chères délices. Le cercle de ses journées n'était qu'un cercle de bienfaits. Un ministère si pénible ; une élude continuelle, souvent prolongée dans la nuit ; les cris des étrangers qui lui apprirent que la France expirante avait trouvé des vainqueurs ; la perte douloureuse de ses amis les plus chers, avaient entièrement détruit sa santé. L'abbé de Langeron fut le premier qu'il perdit; peu de temps après, il eut à pleurer le grand Dauphin, puis Madame la duchesse de Bourgogne , à laquelle le jeune prince avait survécu de quelques jours. « Mes liens sont rompus !» s'écria Fénelon en apprenant cette affreuse nouvelle. Bien ne saurait plus m'attacher à la terre. Le duc de Beauvilliers succomba à son tour. Cette mort fut le dernier coup qui frappa l'âme de Fénelon. « Nous retrouverons bientôt ce que nous avons « perdu, écrivait-il à Madame de Beauvilliers ; nous « en approchons tous les jours à grands pas: encore ce un peu, et il n'y aura plus de quoi pleurer. «Trois jours après la date de cette lettre, Fénelon tomba malade et mourut le 7 janvier 1715. Il n'était âgé que de soixante-quatre ans et cinq mois. « Ce prélat, dit Saint-Simon, était grand, maigre, « bien fait, avec un grand nez, deux yeux dont le feu ce et l'esprit sortaient comme un torrent, et une phy-
�— 307 — « sionomie telle que je n'ai rien vu qui y ressem« blât, et qui ne pouvait s'oublier quand on ne « l'aurait vue qu'une fois. « Elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y « combattaient pas ; elle avait de la gravité et de l'aie grément, du sérieux et de la gaîté; elle sentait éga« lement le docteur, l'évêquo et le grand seigneur. « Tout ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa « personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la « décence et surtout la noblesse. Il fallait faire effort « pour cesser de le regarder: tous ses portraits sont « parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse « de l'harmonie qui frappait dans l'original et la I délicatesse de chaque caractère que ce visage s rassemblait. « « ( « « « Ses manières y répondaient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût qu'on ne tient que de l'usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait l'épandu de soi-même dans toutes ses conversations! »
Ouvrages de Fénelon relatifs à l'éducation. Outre le Traité de l'éducation des filles et le Télémaque, Fénelon a encore écrit dans unbut pédagogique des Fables, des Contes, des Dialogues des morts et des Dialogues sur P éloquence. La morale et le fond religieux qui régnent dans ces ouvrages sont à l'abri de toute critique et témoignent
�— 308 — d'une grande sagesse dans l'art de gouverner les hommes. Le traité de Véducation des filles. — C'est un livre incomparable, il est devenu classique par le charme du style etpar l'excellence des préceptes. Placé à la lêLe de la Maison des nouvelles catholiques (1), Fénelon fut obligé d'étudier le caractère et d'éclairer les consciences des jeunes personnes qu'il dirigeait, et recueillit une multitude d'observations qui devinrent la base du Traité de ï éducation des filles. Ainsi fui composé, en face de la nature, ce chefd'œuvre de délicatesse, de grâce et de génie, où ce grand maître fait l'éducation des enfants, des instituteurs et des institutrices. Les Fables. — Ce fut pour son jeune élève que Fénelon imagina ces fables ingénues qui nous font assister à tous les incidents d'une éducation où il fallait user du frein et de l'éperon. Ces fables avaient pour but ou do rappeler au prince une faute qu'il venait de commettre, ou de lui inculquer d'une manière plus précise la leçon qui devait l'instruire. On remarque d'abord que ces fables ne conviennent qu'à un prince, et à un prince destiné à régner. Tout se rapporte à cet objet, et on y sent, pour ainsi dire, les progrès de l'élève dans le développement de h pensée du maître. Les Dialogues. —• C'est encore au Dauphin que furent destinés les Dialogues des morts. Fénelon fait passer
(1) C'était une association de filles éclairées, pieuses, bien nées, qui se dévouaient librement, sans prononcer de vœus, à l'instruction des jeunes protestantes.
�— 309 — sous ses yeux tous les personnages qui ont influé sur les destinées des peuples par de beaux ouvrages ou par des actions mémorables. Son but était moins de retracer des événements connus de son élève que de fixer son opinion sur le mérite des hommes célèbres. Il s'agissait de réduire à leur juste valeur les réputations usurpées, et aussi de rétablir dans leur gloire les réputations calomniées. Pour composer un pareil ouvrage, la connaissance des hommes ne lui était pas moins utile que celle de l'histoire. Fénelon l'entreprit sous les yeux de son élève. Les Dialogues furent presque toujours inspirés par les circonstances ; ils arrivaient comme une leçon ou comme un exemple ; ils étaient à la fois une récompense , une instruction, un délassement 'et une lumière. Tous les hommes que Fénelon fait revivre sont obligés de dire la vérité sur eux-mêmes et sur les autres. Il met aussi à découvert les petits ressorts qui les font agir, et les petites passions qui les ont séduits ou égarés ; il fait revivre par leurs propres aveux ou par les combats de leur vanité, tous les torts de leur conduite et tous les crimes de leur ambition, et il annonce ainsi au jeune prince comment l'histoire le doit juger un jour (1). Le Télémaque. — Au milieu de ses travaux apostoliques, Fénelon rassembla les matériaux épars du Télé(<) AIMÉ MARTIN,
Vie de Fénelon.
�— 310 — maque, et en composa un ouvrage digne de servir à la fois de modèle et de leçon à un souverain. Ce « livre divin », suivant le mot de Montesquieu, fut livré au public par l'infidélité d'un domestique, qui en avait tiré une copie. Louis XIV crut y découvrir une censure amè're de son ambition, et prit les mesures les plus sévères pour le détruire ; mais quelques exemplaires ayant échappé à ce vandalisme royal, le Télémaque fut réimprimé en Hollande. Les ennemis de Fénelon ont mis en doute que le Télémaque ait été composé pour l'éducation du duc de Bourgogne ;cependantl'archevêquede Cambrai dit positivement dans une de ses lettres : <r Télémaque est « une narration fabuleuse, oùj'aimisles principales <c actions qui conviennent à un prince que sa naissance « destine à régner. Je n'ai jamais songé qu'à amuser « le duG de Bourgogne, et à l'instruire en l'amusant, « sans jamais vouloir donner ce livre au public. » Ces paroles sont positives ; et accuser Fénelon d'avoir fait la critique de son siècle sous le voile d'une brillante allégorie, c'est rapetisser son génie, c'est le réduire aux minces dimensions d'un pamphlétaire ou d'un peintre de portraits. Les hommes comme Fénelon ne tirent pas de portraits ; ils gravent des types ! Le Télémaque offre une riche variété de portraits. Fénelon y fait passer successivement tous les vices et toutes les vertus dont le spectacle peut instruire un élève. La plus heureuse de toutes ces créations, c'est celle du héros principal, du jeune Télémaque. Pour instruire un jeune prince, Fénelon a choisi un héros
�— 311 — qui sort de l'adolescence. Ses excès et ses emportements sont ceux qu'on découvrait dans le duc de Bourgogne. Le Télémaque est écrit dans un style enchanteur. Le grand écrivain a créé pour son usage une prose élégante qui flotte à longs plis autour de la pensée, et l'enveloppe d'images et d'harmonie. Il varie le style suivant les sujets qu'il traite, s'élève ou s'abaisse à propos, et donne, par ce contraste, des caractères plus marqués et plus agréables. Fénelon savait sonner la trompette, toucher la lyre, et jouer même de la flûte champêtre. Cet ouvrage achève pour nous le portrait de Fénelon, comme ['Histoire universelle celui de Bossuet. Le Télémaque, païen par la forme, chrétien par la morale, philosophe par la politique, admet et résume toutes les conquêtes antérieures delà civilisation.
Analyse du traité de l'Education des filles. — Art d'élever les enfants. On pourrait ramener tout le plan de cet ouvrage à trois points fondamentaux : dans le premier point, Fénelon prouve l'importance de l'éducation des filles ; dans le second, il nous fait voir les inconvénients des éducations ordinaires ; et dans le troisième, il nous donne des préceptes relatifs à l'éducation physique, intellectuelle, morale et religieuse des enfants. 1° L'importance de l'éducation des filles dérive des devoirs que la nature leur a donnés en partage, devoirs qui sont les fondements de la nature humaine.
�— 312 — Ne sont-ce pas les femmes qui sont chargées de l'éducation des enfants, de régler leurs maisons, et de rendre leurs maris heureux ? Quel génie ne faut-il pas pour connaître le caractère de chacun des enfants, pour trouver la manière de se conduire avec eux, la plus propre à découvrir leur humeur, leur pente, leur talent, à prévenir les passions naissantes, à leur persuader les bonnes maximes et à guérir leurs mœurs ! Quelle prudence doivent-elles avoir pour acquérir et conserver sur eux l'autorité et la confiance ! Tous ces devoirs tombent naturellement sur les femmes pendant la vie de leurs maris occupés au dehors. Ils les regardent encore de plus près, si elles deviennent veuves. Enfin saint Paul attache tellement leur salut à l'éducation de leurs enfants qu'il assure que c'est par eux qu'elles se sauvent. Il y a encore la science de se faire servir que n'est pas petite. Il faut choisir des domestiques qui aient de l'honneur et de la religion ; il faut connaître les fonctions auxquelles on veut les appliquer, la peine et le temps qu'il faut donner à chaque chose, la manière de la bien faire, et la dépense qui y est nécessaire. Vous êtes en danger d'être la dupe ou le fléau de vos domestiques, si vous n'avez quelque connaissance de leur métier. Il faut encore savoir connaître leur humeur, ménager leurs esprits et policer chrétiennement toute cette petite république, qui est d'ordinaire fort tumultueuse. Et les hommes peuvent-ils espérer pour eux-mêmes quelque douceur dans la vie, si la plus étroite société,
�— 313 — fcuiest celle du mariage, se tourne en amertume? Ajoutez que la vertu n'est pas moins pour les femmes [que pour les hommes. Sans parler du bien ou du mal [qu'elles peuvent faire au public, elles sont la moitié [du genre humain racheté du sang de Jésus-Christ, et ■destiné à la vie éternelle. Enfin, il faut considérer, outre le bien que font les femmes, quand elles sont bien élevées, le mal qu'elles ■causent quand elles manquent d'une éducation que |eur inspire la vertu. II est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes, puisque les désordres viennent souvent et de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue et des passions que d'autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé. ■Quelles intrigues se présentent à nous dans les histoiquel renversement des lois, quelles guerres sanglantes, quelles nouveautés,quelles révolutions d'Etat, [causées par les dérèglements des femmes ! Voilà ce qui prouve l'importance de bien élever les filles. 2° Les personnes mal instruites ont en partage l'ennui, le dégoût des choses sérieuses, l'oisiveté, la mollesse, l'entraînement au plaisir ; leur imagination est toujours errante faute d'aliments solides ; leur curiosité se tourne avec ardeur vers les objets dangereux; elles font leurs délices de la lecture des romans et [traitent avec légèreté les questions religieuses, tandis .que les personnes instruites et occupées à des choses sérieuses n'ont d'ordinaire qu'une curiosité médiocre; ce qu'elles savent leur donne du mépris pour beaucoup ?de choses qu'elles ignorent; elles voient l'inutilité et le
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res,
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�— 314 — ridicule delà plupart des choses que les petits esprits qui ne savent rien, et qui n'ont rien à faire, sont empressés d'apprendre. 3° Les préceptes que nous donne Fénelon, relatifs à l'éducation, nous le résumons sous ce titre :
LA
CLEF DE L'ÉDUCATION.
On peut préparer les enfants à l'instruction avant qu'ils ne sachent entièrement parler. — Parmi ses cris et ses jeux, l'enfant remarque de quel objet chaque parole est le signe ; il le fait tantôt en considérant les mouvements naturels des corps qui touchent ou montrent les objets dont on parle, tantôt étant frappé par la fréquente répétition du même mot pour signifier le même objet. line faut pas exciter les enfants à parler. — Les enfants ne sachant encore rien penser ni faire d'euxmêmes, ils remarquent tout, et ils parlent peu, si on ne les accoutume à parler beaucoup : c'est de quoi il faut bien se garder. Souvent le plaisir qu'on veut tirer des jolis enfants les gâte. On les accoutume à hasarder tout ce qui leur vient dans l'esprit, et à parler des choses dont ils n'ont pas encore des connaissances distinctes; il leur en reste, toute leur vie, l'habitude de juger avec précipitation et de dire des choses dont ils n'ont pas d'idées claires : ce qui fait un très mauvais caractère. Une faut verser dans le cerveau de [enfant que des choses exquises. — La mollesse du cerveau de l'enfant fait que toutes choses s'y impriment facilement, et
�— 313 — que les images de tous les objets sensibles y sont très vives. Aussi il faut se hâter d'écrire dans leur tête pendant que les caractères s'y forment aisément. Mais il faut bien choisir les images qu'on y doit graver; car on ne doit verser dans un réservoir si petit et si précieux que des choses exquises ; il faut se souvenir qu'on ne doit à cet âge verser dans les esprits que ce qu'on souhaite qui y demeure toute la vie. Les premières images gravées pendant que le cerveau est encore mou et que rien n'y est écrit, sont les plus profondes.
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// faut laisser mûrir l'enfance dans les enfants. — Ce qu'il y a encore de très important, c'est de laisser affermir les organes en ne pressant point l'instruction. Quand bien même vous pourriez avancer beaucoup l'esprit d'un enfant sans le presser, vous devriez craindre de le faire, car le danger de la vanité et de la présomption est toujours plus grand que les fruits de ces {éducations prématurées qui font tant de bruit. La curiosité des enfants est un penchant de la nature qui va au-devant de l'instruction. — Comment il faut Xrépondre à leurs questio?is. — Ne manquez pas de [profiter de la curiosité des enfants. Par exemple, à la [campagne, ils voient un moulin, et ils veulent savoir ce que c'est : il faut leur montrer comment se prépare l'aliment qui nourrit l'homme ; ils aperçoivent des [moissonneurs, et il faut leur expliquer comment est-ce [qu'on sème le blé et comment il se multiplie dans la terre.
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Comme les enfants ignorent beaucoup de choses, [ils ont beaucoup de questions à faire: aussi en font-ils [beaucoup.
�— 316 — Il suffit de leur répondre précisément, et d'ajouter quelquefois certaines comparaisons pour rendre plus sensibles les éclaircissements qu'on leur donne. 77 faut apprendre aux enfants à lire et à écrire en se jouant. — Le moins qu'on peut faire de leçons en forme, c'est le meilleur. On peut insinuer une infinité d'instructions plus utiles que les leurs mêmes dans des conversations gaies. J'ai vu des enfants qui ont appris à lire en se jouant; on n'a qu'à leur raconter des choses divertissantes qu'on tire d'un livre on leur présence, et leur faire connaître insensiblement les lettres; après cela ils souhaitent d'eux-mêmes de pouvoir aller à la source de ce qui leur a donné du plaisir. Il faut leur donner un livre bien relié, doré sur tranche, avec de belles images et des caractères bien formés; tout ce qui réjouit l'imagination, facilite l'étude: il faut lâcher de choisir un livre plein d'histoires courtes et merveilleuses. Cela fait, ne soyez pas en peine que l'enfant n'apprenne à lire : ne le fatiguez pas même pour le faire lire exactement, laissez-le prononcer naturellement comme il parle ; les autres tons sont toujours mauvais et sentent la déclamation du collège. Quand sa langue sera dénouée, sa poitrine plus forteet l'habitude de lire plus grande, il lira sans peine avec plus de grâce et plus distinctement. La manière d'enseigner à écrire doit être à peu près la même. Quand les enfants savent déjà un peu lire, on peut leur faire un divertissement à former les lettres, et, s'ils sont plusieurs ensemble, il faut y mettre de l'émulation. Les enfants seportent d'eux-mêmes à faire des
�ligures sur le papier: si peu que l'on aide cette inclination sans la gêner trop, ils formeront les lettres en se jouant et s'accoutumeront peu à peu à écrire. Ou peut même les y exciter en leur promettant quelque récompense qui soit de leur goût et qui n'ait point de conséquence dangereuse. Ecrivez-moi un billet, dira-t-on ; mandez telle chose à votre frère ou à votre cousin. Tout cela fait plaisir à l'enfant, pourvu qu'aucune image triste de leçon réglée ne le trouble. Une libre curiosité, dit saint Augustin sur sa propre expérience, excite bien plus l'esprit des enfants qu'une règle et une nécessité imposée par la crainte. Il faut apprendre à lire et à écrire correctement. — Il est honteux mais ordinaire de voir des femmes qui ont de l'esprit et de lapolitesse et ne savent pas prononcer ce qu'elles lisent : ou elles hésitent, ou elles chantent en lisant : au lieu qu'il faut prononcer d'un ton simple et naturel, mais ferme et uni. Elles manquent encore plus grossièrement pour l'orthographe, ou pour la manière de former ou de lier les lettres en écrivant : au moins accoutumez-les à faire leurs lignes droites, à rendre leurs caractères nets et lisibles. Comment on apprend la grammaire. — Il faudrait aussi qu'une fille sût la grammaire; pour sa langue naturelle, il n'est pas question de la lui apprendre par règles, comme les écoliers apprennent le latin en classe; accoutumez-les seulement sans affectation à ne prendre point un temps pour un autre, à se servir de termes propres, à expliquer nettement leurs pensées avec ordre et d'une manière courte et précise
�Vous les mettrez en état d'apprendre un jour à leurs enfants à bien parler sans aucune élude. On sait que, dans l'ancienne Rome, la mère des Gracques contribua beaucoup, par une bonne éducation, à former l'éloquence de ses enfants, qui devinrent de si grands hommes. Les quatre règles de F arithmétique. — Elles devront aussi savoir les quatre règles de l'arithmétique. Vous vous en servirez utilement pour leur faire faire sou. vent des comptes. C'est une occupation fort épineuse pour beaucoup de gens ; mais l'habitude prise dès l'enfance, jointe à la facililé de faire promptement, parle secours des règles, toutes sortes de comptes les plus embrouillés, diminuera fort ce dégoût. On sait assez que l'exactitude de compter souvent fait le boa ordre dans les maisons. Mêlez [instruction avec le jeu, et rendez l'était agréable. — Laissez jouer un enfant et que la sagesse ne se montre à lui que par intervalle, et avec un visage riant. Gardez-vous de le fatiguer par une exactitude indiscrète. Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires : on met tout le plaisir d'un côté et tout l'ennui de l'autre : tout l'ennui dans l'étude, tout le plaisir dans le divertissement. Que peut faire un enfant, sinon supporter impatiemment celte règle et courir ardemment après les jeux. Tâchons donc de changer cet ordre : rendons l'étude agréable, cachons-la sous l'apparence de la liberté et du plaisir ; souffrons que les enfants interrompent quelquefois l'étude par de
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Hetites saillies de divertissement ; ils ont besoin de ces
distractions pour délasser leur esprit. Il faut former dès le bas âge le caractère de l'enfant. Ce qu'il y a encore de très important, c'est d'éviter ut ce qui peut allumer les passions, d'accoutumer ^fant à être privé des choses pour lesquelles il a Bmoigné trop d'ardeur, afin qu'il n'espère jamais tenir les choses qu'il désire. Si peu que le naturel des enfants soit bon, on peut prendre ainsi dociles, patients, fermes, gais, tranilles, au lieu que si on néglige le premier âge, ils y ■viennent ardents et inquiets pour toute leur vie ; leur sang se brûle, les habitudes se forment ; le corps ~core tendre, et l'âme qui n'a encore aucune pente s aucun objet, se plient vers le mal; il se fait en - une espèce de second péché originel, qui est la ■urce de mille désordres quand ils sont plus grands. Faut-ilmener les enfants aux spectacles et aux bals? Souvent même on voit des parents qui, comme dit saint Augustin, mènent eux-mêmes leurs enfants aux spectacles publics, et à d'autres divertissements qui ne peuvent manquer de les dégoûter de la vie sérieuse et occupée à laquelle les parents mêmes les veulent engager. Aussi ils mêlent le poison avec l'aliment salutaire. Ils ne parlent que de sagesse; mais ils les accoutument aux violents ébranlements des représentations passionnées et de la musique, après quoi ils ne peuvent plus s'appliquer. Ils leur donnent le goût des passions, et leur font trouver fades les plaisirs ■ocents. es plaisirs qui réjouissent les enfants. — Un petit
�— 320 — jeu qu'on invente, une lecture, un travail qu'on entreprend, une promenade, une conversation innocente qui délasse après le travail, font sentir une joie plus pure que la musique la plus charmante. Les plaisirs simples sont moins vifs et moins sensibles, il est vrai : les autres enlèvent l'âme en remuant les ressorts des passions. Mais les plaisirs simples sont d'un meilleur usage, ils donnentune joie égale et durable sans aucune suite maligne ; ils sont toujours bienfaisants, au lieu que les autres plaisirs sont comme les vins frelatés, qui plaisent d'abord plus que les naturels, mais qui altèrent et qui nuisent àla santé. Le tempérament de l'âme se gâte, aussi bien que le goût, par la recherche de ces plaisirs vifs et piquants. Tout ce qu'on peut faire pour les enfants qu'on gouverne, c'est de les accoutumer à cette vil simple, d'en fortifier en eux l'habitude le plus longtemps qu'on peut, de la prévenir de la crainte des inconvénients attachés aux autres plaisirs et ne les point abandonner à eux-mêmes, comme on fait d'ordinaire, dans l'âge où les passions commencent à se faire sentir, et où par conséquent ils ont besoin d'être retenus. Les divertissements desenfants. — Otons aux divertissements des enfantstoutcequipeut les passionnertrop, Mais tout ce qui peut délasser l'esprit, lui offrir m variété agréable, satisfaire sa curiosité pour les choses utiles, exercer le corps aux arts convenables, tout celi doitêtre employé dans les divertissements des enfants Ceux qu'ils aiment le mieux, ce sont ceux où Je corps esten mouvement; ils sont contents pourvu qu'ils cl»
�— 321 — gent souvent de place : un volant ou une boule suffit. Ainsi il ne faut pas être en peine de leur plaisir, ils en inventent assez eux-mêmes ; il suffit de les laisser faire, de les observer avec un visage gai et de les modérer dès qu'ils s'échauffent. Ne promettez jamais aux enfants pour récompenses des ajustements ou des friandises. — C'est faire deux maux : le premier, de leur inspirer de l'estime de ce qu'ils doivent mépriser ; et le second, de vous ôter le moyen d'établir d'autres récompenses qui facilitent votre travail.
Le Régime de l'enfant. Ce qui est le plus utile dans les premières années de l'enfance, c'est de ménager la santé de l'enfant, de tâcher de lui faire un sang doux par le choix des aliments et par un régime de viande simple; c'est de régler ses repas, en sorte qu'il mange assez souvent àproportion de son besoin, qu'il ne mange point hors de son repas, parce que c'est surcharger l'estomac pendant que la digestion n'est pas finie ; qu'il ne mange rien de haut goût qui l'excite à manger au delà de son besoin, et qui le dégoûte des aliments plus convenables à sa santé. La sobriété donne toujours assez d'appétit, sans avoir besoin de le réveiller par des ragoûts qui portent à l'intempérance. La tempérance, disait un ancien, est la meilleure ouvrière de la volupté ; avec cette tempérance qui fait
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�— 322 — la santé de l'âme et du corps,on est toujours dans une joie douce et modérée. La discipline. — Souvent il faut tolérer des choses qui auraient besoin d'être corrigées, et attendre le moment où l'esprit de l'enfant sera disposé à profiter de la correction. Ne le reprenez jamais ni clans son premier mouvement ni dans le vôtre: il s'aperçoit que vous agissez par humeur et par promptitude, et non par raison et par amitié ; vous perdez sans ressource votre autorité. Si vous le reprenez dans son premier mouvement, il n'a pas l'esprit assez libre pour avouer sa faute, pour vaincre sa passion, et pour sentir l'importance de vos avis ; c'est même exposer l'enfant à perdre le respect qu'il vous doit. Montrez-lui toujours que vous vous possédez : rien ne le lui fera mieux voir que votre patience. Observez tous les moments, pendant plusieurs jours, s'il le faut, pour bien placer une correction. Ne dites point à l'enfant son défaut, sans ajouter quelque moyen de le surmonter qui l'encourage à le faire ; car il faut éviter le chagrin et le découragement que la correction inspire quand elle est sèche. Si on trouve un enfant un peu raisonnable, je crois qu'il faut l'engager essentiellement à demander qu'on lui dise ses défauts, c'est le moyen de les lui dire sans l'affliger; ne lui en dites même jamais plusieurs à la fois.
CONCLUSION.
Enfin, considérez que, pour exécuter ce projet d'éducation, il s'agit moins de faire des choses qui
�— 323 — demandent un grand talent, que d'éviler des fautes grossières. Souvent il n'est question quede ne presser point les enfants d'être assidus auprès d'eux, de les observer, de leur inspirer de la confiance, de répondre nettement et de bon sens à leurs petites questions, de laisser agir leur naturel pour le mieux connaître, et de les redresser avec patience lorsqu'ils se trompent ou font quelque faute.
Éducation du duc de Bourgogne. Pour bien apprécier le mérite de Fénelon dans l'éducation du duc de Bourgogne, trois choses sont à considérer: l°les difficultés qu'offrait le caractère violent du prince; 2° la variété des moyens employés par Fénelon pour les vaincre ; 3° les résultats obtenus. I. — Difficultés. — Portrait du duc de Bourgogne. — Les défauts de Télève faisant ressortir les qualités du maître, nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs le portrait du duc de Bourgogne. <t Cet enfant, « dit Saint-Simon, naquit terrible, et dans sa première « jeunesse fit trembler; dur, colère jusqu'aux derniers « emportements contre les choses inanimées, impé« tueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre «résistance sans entrer dans des fougues à faire crain« dre pour sa vie (c'estcedont j'ai été souvent témoin); « opiniâtre à l'excès, passionné pour tous les plaisirs, «la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique
�— 324 — « avec une sorte de ravissement, et le jeu encore, et « où le danger avec lui était extrême ; enfin livré à <r toutes les passions et transporté de tous les plaisirs; « souvent farouche, naturellement porté à la cruauté, « barbare en raillerie, saisissant les ridicules avec une « justesse qui assommait, de ia hauteur des cieux, et ne « regardait les hommes que comme des atomes avec <r qui il n'avait aucune ressemblance, quels qu'il fussent; « à peine les princes, ses frères, lui paraissaient inter« médiaires entre lui et le genre humain, quoiqu'on « eût toujours affecté de les élever tous trois dans une « égalité parfaite. » II. — Variété des moyens employés par Fénelon.—Ce qui caractérise la méthode de Fénelon dans l'éducation du duc de Bourgogne, c'est la variété des moyens qu'il employa. Il commença par étudier son caractère, gagna ensuite sa confiance, attaqua ses défauts par la douce réprimande dissimulée dans l'agrément des paroles; il eut aussi recours à des moyens directs, fit appel à son amour-propre ; et comme la piété est utile atout, Fénelon s'en servit pour lui demander l'obéissance sous les yeux de Dieu. 1° Le premier soin de Fénelon fut d'étudier le caractère du jeune prince, de démêler ses inclinations, de s'assurer de la portée et de l'étendue de ses facultés et d'y proportionner ses enseignements. 2° Il s'attachait ensuite à gagner sa confiance, sans recourir à de basses flatteries ou à de lâches complaisances, mais en ne le trompant jamais sur rien, en lui résistant quelquefois et en lui montrant toujours la vérité, non comme un obstacle à ses progrès, mais
�— 325 — comme le seul objet qui pût le conduire au bonheur. 3° Fénelon n'attaqua pas la fierté dure et hautaine du jeune prince par des privations ; il se contenta d'abord de douces remontrances, de railleries fines et de ces réflexions simples et naturelles que les enfants d'esprit saisissent facilement; il parut même céder quelquefois, et n'usa de fermeté que lorsqu'il se fut bien assuré de son influence ou, pour mieux dire, de son autorité. III. — Fénelon attaqua les défauts du prince d'une manière directe. — Un jour qu'il s'était vu forcé déparier à son élève avec beaucoup de sévérité, le jeune duc lui répondit: <t Non, non, Monsieur, je ne me laisse « point commander; je sais qui je suis et qui vous êtes. » Fénelon ne répondit pas un seul mot : il sentit que, dans la disposition où se trouvait son élève, la raison n'arriverait certainement pas jusqu'à lui. Voulant lui donner une leçon dont le souvenir fût ineffaçable, il affecta de ne plus lui parler de la journée, et son air de tristesse témoignait assez son mécontentement. Le lendemain, Fénelon entra dans la chambre du duc au moment de son réveil, et avec une gravité froide et respectueuse il lui dit: « Je ne sais, Mon« sieur, si vous vous rappelez ce que vous m'avez dit « hier, que vous saviez qui vous êtes et qui je suis. Il « est de mon devoir de vous apprendre que vous igno« rez l'un et l'autre. Vous vous imaginez donc, Mon« sieur, être plus que moi? Quelques valets sans doute « vous l'auront dit, et moi je ne crains pas de dire que « je suis plus que vous. Vous comprenez ici qu'il n'est
�— 326 — « pas question de la naissance. Vous regarderiez « comme un insensé celui qui prétendrait se faire un « mérite de ce que la pluie du ciel a fertilisé sa moisce son, sans arroser celle de son voisin ; vous ne seriez « pas plus sage, si vous vouliez tirer vanité de votre « naissance, qui n'ajoute rien à votre mérite person« nel. Vous ne sauriez douter que je suis au-dessus de « vous pour les lumières et les connaissances : vous ne « savez que ce que je vous ai appris, et ce que je vous « ai appris n'est rien comparé à ce qui me restait à « vous apprendre. Quant à l'autorité, vous n'en avez « aucune sur moi, et je l'ai moi-même au contraire, « pleine et entière, sur vous :1e Roi et Monseigneur ce vous l'ont dit assez souvent. Vous croyez peut-être « que je me trouve fort heureux de l'emploi quej'exerce « auprès de vous? Désabusez-vous encore, Monsieur; « je ne m'en suis chargé que pour obéir au Roi et faire « plaisir aussi à Monseigneur, et nullement pour le pé:< nible avantage d'être votre précepteur ; et, afin que « vous n'en doutiez pas, je vais vous conduire chez Sa « Majesté pour la supplier de vous en nommer un aua tro, dontje souhaite que les soins soient plus heu« reux que les miens, n Cette déclaration jeta le prince dans les anxiétés les plus douloureuses. « Ah! Monsieur, s'écria-t-il en « pleurant, je suis désespéré de ce qui s'est passéhier. « Si vous parlez au Roi, vous me ferez perdre son ami« tié. Si vous m'abandonnez, que pensera-t-on de « moi? Au nom de Dieu, ayez pitié de moi. Je vous « promets de vous satisfaire à l'avenir. » Fénelon ne céda point de suite à ses prières : il le
�— 327 — laissa un jour entier dans l'inquiétude, et ne se rendit qu'aux instances de Madame de Mainte non, qu'on avait faît intervenir pour accentuer l'effet de cette scène. Les accès de colère du jeune prince revenant à chaque instant, Fénelon imagina d'opposer colère à colère, fureur à fureur, en lui offrant le tableau d'un homme dont la violence dominerait la sienne. Un matin que le jeune duc s'arrêtait à considérer les outils d'un menuisier qui travaillait dans son appartement, l'ouvrier, à qui Fénelon avait fait la leçon, lui dit du ton le plus absolu de passer son chemin. Le prince, peu accoutuméà de pareillesbrusqueries, se fâcha ; mais l'ouvrier, haussant la voix et comme hors de lui-même, lui cria : « Eloignez-vous, mon « prince, car, quand je suis en fureur, je casse bras et « jambes à tous ceux que je rencontre. » Effrayé, le duc de Bourgogne courut avertir son précepteur qu'on avait introduit chez lui le plus méchant homme de la terre. « C'est un bon ouvrier, dit froidement Fénelon ; son unique défaut est de se livrer aux emportements de lacolère. » — «Il fautlerenvoyer, dit le prince : c'est un méchant homme. » — « Je le crois plus digne de pitié que de châtiment, reprit Fénelon ; vous l'appelez unméchant homme parce qu'il fait une menace lorsque vous l'interrompez dans son travail ; et quel nom donneriez-vous à un prince qui bat son valet de chambre dans le temps même que celui-ci lui rend des services ? » Fénelon fait appel à F amour-propre de son élève. — H lui remontrait tout ce qu'il devait à son nom, aux: espérances de la France.
�— 328 — Il lui faisait signer des engagements d'honneur de se bien conduire: « Je promets, écrivait-il, foi de prince « à M. de Fénelon, de lui obéir ; et si j'y manque, je « me soumets à toutes sortes de punitions et de dés « honneur. Fait à Versailles, le 27 novembre 1685. « Signé : Louis. »
Education littéraire.
La variété dans les moyens, voilà ce qui caractérise encore la méthode employée par Fénelon pour faire l'éducation littéraire du duc de Bourgogne. Il l'instruisait sans contrainte en lui faisant de l'étude un amusement, mettant en pratique ce précepte qu'il nous donne dans son Traité de l'éducation des filles : « Que la sagesse ne se montre à l'enfant que par intervalle et avec un visage riant. Gardez-vous de le fatiguer par une exactitude indiscrète. » Toute la méthode de Fénelon est exprimée dans ces lignes si simples qui peignent son âme. Vétude du prince était un amusement. — « J'abandonnais l'étude, nous dit Fénelon dans une de ses lettres, toutes les fois qu'il voulait commencer une conversation où il pût acquérir des connaissances utiles. « L'étude se trouvait dans la suite, car il en avait le goût, et je voulais lui donner celui d'une solide conversation, pour le rendre sociable et pour l'accoutumer à connaître les hommes dans la société. » Fénelon prenait une part active à toutes les études de son élève ; il se divertissait àfaire des cartes, composait des versions et des thèmes; il rédigea même un
�— 329 — dictionnaire de langue latine où les acceptions différentes, où la valeur poétique de chaque mot, se trouvaient indiquées et appuyées par des exemples. Thèmes.— Fénelon composait lui-même les thèmes qu'il donnait à son élève; il les tirait des Métamorphoses d'Ovide. « Le sujet, nous dit-il, est fort varié»; il lui apprend beaucoup de mots et de tours latins;il le divertit, et t comme les thèmes sont ce qu'il y a de plus épineux, il faut y mettre le plus d'amusement qu'il sera possible, D La Grammaire. — Génie aisé et facile, Fénelon n'aime pas les règles, lespréceptes. Dans sa <t Lettre à l'Académie », il développe plus amplement l'idée de sobriété nécessaire en fait de règles grammaticales. « Ne donnez d'abord, nous dit-il, que « les règles les plus générales de la grammaire ; les «exceptions viendront peu à peu. Le grand point est de «mettre une personne le plus tôt qu'on peut dans Tap«plication sensible des règles par l'usage; ensuite cette «personne prend plaisir à remarquer le détail des «règles qu'il a trouvées d'abord sansy prendre garde. » Géographie et histoire. — Fénelon apprit la géographie a son élève avec le plus grand soin. Le jeune prince connaissait la France comme le parcdeVerailles, il n'était étranger dans aucun pays. Les temps assés lui étaient présents comme les événements du our. Toute la suite des siècles, dit l'abbé Fleury, était angée nettement dans sa mémoire ; il étudiait l'hisBire des pays voisins dans les auteurs originaux, les sait chacune en sa langue et il savait l'histoire de %Hse jusqu'à étonner les prélats les plus savants.
�— 330 — Résultat au point de vue moral et intellectuel. Le duc de Bourgogne, né terrible, dur et colère jusqu'aux derniers emportements, devint entre les mains de Fénelon attentif à tous ses devoirs, affable, doux modéré, charitable, patient, modeste, humble, austère. Ce fut le triomphe d'un maître qui alliait l'affection à l'autorité, la douceur à l'énergie, la décision à la souplesse. A dix ans il avait lu les plus belles oraisons de Cicéron et Tite-Live tout entier, et avait expliqué Horace, "Virgile, les Métamorphoses d'Ovide, traduit les Commentaires de César, et semblait vouloir partager avec ceconquérantlagloirequ'ils'étaitacquisepar les écrits; il avait commencé la traduction de Tacite, qu'il acheva dans la suite et qui ne fut pas retrouvée après sa mort. Ces résultats étaient vraiment surprenants. Bossuet voulut en juger par lui-même, et après une conférence avec le jeune prince, il lui témoigna toute son admiration. Fénelon avait commencé l'éducation de son élève par les fables, ill'avaitcontinuée parles dialogues, etla termina par l'épopée de Télémaque, comme Bossuet avait terminé l'éducation du Dauphin par l'Histoire universelle. Le voilà donc, ce prince admirable que Voltaire luimême a.loué en disant:
a Sous son règne la France eût été trop lieureuss I »
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CHAPITRE XVI.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU. — FRAGMENTS — LE
Contrat social
A
ET
Emile.
RELATIFS
L'ÉDUCATION.
Jean-Jacques Ronsssau est né à Genève le 28 juin 1712, d'une mère jeune femme distinguée qu'il perdit en venant au monde et d'un père simple horloger, mais homme d'esprit et d'humeur entreprenante. 11 eut toujours un goût très prononcé pour les lettres. Tout enfant, il pleurait en lisant Plutarque, et dans sa vie errante et pauvre il étudiait partout. Arrivé dans un âge mûr, sans soupçonner encore son génie, il s'exerçait, au Luxembourg, à réciter par cœur les Eglogues de Virgile qu'il avait lues cent fois. Né au sein du calvinisme, ses ouvrages ne sont que le développement des principes religieux de Calvin et de la doctrine publique de Jurien. Il emprunta à l'un le dogme de la souveraineté du peuple, et il en fit la base de son Contrat social; il apprit de l'autre à interpréter l'Ecriture sainte par l'examen privé. Sa raison ne vit dans ce livre divin qu'un pur déisme. Subjugué néanmoins par la beauté du christianisme, terrassé par tous ses bienfaits, il lui rendit plus d'une fois d'éclatants hommages,el il trouva dans son cœur de dignes éloges. Quoique agrégé assez tard à la secte philosophique, il conserva toujours avec la foi d'un Dieu l'espérance d'unavenir; et ces deux grandes pensées, vivifiant son
�— 332 — génie, lui inspirèrent quelques pages d'une noble et touchante éloquence. Le « Contrat social » et « Emile ». Les deux ouvrages les plus connus de Rousseau sont le Contrat social et Emile. Le Contrat social se résume dans cette idée qu'il n'y a de souveraineté que la souveraineté de tous; qu'elle ne peut être ni aliénée, ni partagée, ni représentée, ou plutôt que si elle se trompe, elle n'en doit pas être moins obéie. Emile est l'ouvrage que Rousseau regardait comme le principal, le plus utile de tous ses écrits, celui même auquel il attachait sa gloire, et qui devait mettre le sceau à sa réputation. « Que de veilles, dit-il, que de tourments ilm'acoû« tes! Et pourquoi? pour m'exposer aux fureurs « de l'envie. C'est surtout en composant cet ouvrage « que j'ai appris quel est le pouvoir d'une volonté « ferme et constantes. Vingt fois je l'ai abandonné; « vingt fois je l'ai repris avec une nouvelle ardeur. « L'homme vient à bout de tout, il ne s'agit que de « vouloir. »
EMILE. —
Emileest un roman sans conclusion, écrit avec toute la magie du style, où l'on trouve avec de graves erreurs des éclairs de bon sens. « C'est surtout dans cet ouvrage, dit Laharpe, que « Jean-Jacques Rousseau a mis le plus de véritable « éloquence et de bonne philosophie. Ce n'est pas « que son système d'éducation soit praticable en tout; « mais dans les diverses situations où il place Emile,
�— 333 — « depuis l'enfance jusqu'à la maturité, il donne d'ex« cellentes leçons, etpartoutla morale est en action et « animée de l'intérêt le plus touchant. Son style « n'est nulle part plus beau que dans Emile. » Oui, Emile est l'ouvrage où Rousseau a répandu le plus d'idées neuves et le mieux orné les idées des autres; mais avouons aussi que les meilleures vérités se dissimulent souvent dans les théories les plus fausses, comme des fleurs salutaires se perdent au milieu des fleurs vénéneuses. Dans Emile, Rousseau veut faire de son élève un homme. Le portrait est idéal, il le prend dans une des premières classes de la société, de celles que la fortune se plaît à combler de ses faveurs ; il le choisit parmi les esprits vulgaires, pour montrer ce que peut l'éducation sur l'homme ; il se dit : comment faut-il élevercelui qui doittout perdre un jour ? Jean-Jacques ne lui épargne aucun des. malheurs auxquels l'homme est exposé; il l'en abreuve, il lui fait avaler le calice jusqu'à la lie. Après l'avoir placé dans des circonstances telles qu'il est obligé de fuir sa femme, son enfant, d'abandonner sa fortune et de se servir de ses ressources personnelles, il le met dans l'esclavage et l'y fait conserver l'indépendance de la pensée et la fierté de son caractère. Dans cet ouvrage, Rousseau commence souvent par le paradoxe pour arriver au lieu commun, et va du lieu commun au paradoxe. Voulant faire de son élève l'homme de la nature, Rousseau le rapproche singulièrement de l'homme sauvage et l'assimile presque à lia bête.
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Fragments
CTEMILE
relatifs à l'éducation.
Importance de' la première éducation. — C'est à toi que je m'adresse, tendre et prévoyante mère, qui sus t'écarter delà grande routeet garantir l'arbrisseau naissant du choc des opinions humaines. Cultive, arrose la jeune plante avant qu'elle meure, ses fruits feront un jour tes délices.Forme de bonne heure une enceinte autour de l'âme de ton enfant: un autre en peut marquer le circuit, mais toi seule y dois poser la barrière. On façonne les plantes par la culture, et l'homme par l'éducation. Nous naissons faibles, nous avons besoin de forces: nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoii d'assistance : nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n'avons pasa notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l'éducation. Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes, ou des choses. Le développement interne Je nos facultés et de nos organes est l'éducation delà nature. L'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes ; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent, est l'éducation des choses. Chacun de nous est donc formé par trois sortes Je maîtres. Les inconvénients du maillot. — L'enfant au maillot fait continuellement des efforts inutiles qui épuiseul
�— 335— ses forces ou retardent leurs progrès. Il était moins à l'étroit, moins gêné, moins comprimé dans l'amnios, qu'il n'est dans ses langes : je ne vois pas ce qu'il a gagné de naître. L'inaction, la contrainte où l'on retient les membres d'un enfant, ne peuvent que gêner la circulation du sang,des humeurs, empêcher l'enfant de se fortifier, de croître et altérer sa constitution. Dans les lieux oùl'on n'a pointées précautions extravagantes, les hommes sont tous grands, forts, bien proportionnés. Les pays où l'on emmaillotte .les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus, de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de gens contrefaits de toute espèce. De peur que les corps ne se déforment par des mouvements libres, on se hâte de les déformer en les mettant en presse. On les rendrait volontiers perclus pour les empêcher de s'estropier. Le premier devoir de la mère est de nourrir sonenfant. — L'enfant a-t-il moins besoin des soins d'une mère que de sa mamelle? D'autres femmes, des bêtes même, ourront lui donner le lait qu'elle lui refuse. La solicitude maternelle ne se supplée point. Lorsque la mère ne nourrit pas son enfant, le naturel s'éteint dans tous les cœurs, l'intérieur des aisons prend un air moins vivant, le spectacle touhant d'une famille naissante n'attache plu s les maris, 'impose plus d'égards aux étrangers ; on respecte oins la mère dont on ne voit pas les enfants; il n'y a oint de résidence dans les familles ; l'habitude ne 'enforce plus les liens du sang; il n'y a ni pères, ni ères, ni enfants, ni frères, ni sœurs ; tous se con-
�— 336 — naissent à peine : comment s'aimeraient-ils ? Chacun ne songe plus qu'à soi. Quand la maison n'est qu'une triste solitude, il faut bien aller s'égayer ailleurs. Mais que les mères daignent nourrir leurs enfants, les mœurs vont se réformer d'elles-mêmes, les sentiments de la nature se réveiller dans tous les cœurs; l'Etat va se repeupler ; ce premier point, ce 'point seul va tout réunir. L'at trait de la vie domestique est le meillèur contre-poison des mauvaises mœurs. Le tracas des enfants qu'on croit importun devient agréable ; il rend le père et la mère plus nécessaires, plus chers l'un à l'autre, il resserre entre eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée, les soins domestiques sont la plus chère occupation de la femme et le plus doux amusement du mari. Ainsi Je ce seul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale ; bientôt la nature aurait repris tous se! droits. Qu'une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris. La nourrice. Ses qualités. — Il faudrait une nourrice aussi saine de cœur que de corps : l'intempérie des passions peut, comme celle des humeurs, altérer . son lait; déplus, s'en tenir uniquement au physique, c'est ne voir que la moitié de l'objet. Le lait peut être bon, et la nourrice mauvaise; un bon caractère esl aussi essentiel qu'un bon tempérament. Si l'on prenJ une femme vicieuse, je ne dis pas que son nourrisson contractera ses vices, mais je dis qu'il en pâtira. Nf lui doit-elle pas, avec son lait, des soins qui demandent du zèle, de la patience, de la douceur, de la p»
�— 337 — prêté ? Si elle est gourmande, intempérante, elle aura bientôt] gâté son lait ; si elle est négligente ou emportée, que va devenir à samerci un pauvre malheureux qui ne peut ni se défendre, ni seplaindre ? Jamais, en quoi que ce puisse être, les méchants rie sont bons à rien de bon. Le véritable précepteur de l'enfant c'est le père. — Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père. Qu'ils s'accordent dans leurs fonctions ainsi que dans leur système ; que des mains de l'un l'enfant passe dans celles de l'autre. 11 sera mieux élevé par un père judicieux et borné, que par le plus habile maître dumonde; car lezèlesuppléoramieux au talent, que le talent au zèle. Mais les affaires, les fonctions, les devoirs... Ah! les devoirs ! sans doute le dernier est celui de père. Et que fait cet homme riche, ce père de famille si affairé etforcé, selon lui, de laisser les enfants à l'abandon ? 11 paie un autre homme pour remplir ces soins qui lui sont à charge. — Ame vénale ! crois-tu donner à ton fils un autre père avec de.l'argent?Ne t'y trompe pas, ce n'est pas même un maître que lu lui donnes, c'est un valet. Il en formera bientôt un autre. Le gouverneur. — Il y a des métiers si nobles qu'on ne peut les faire pour de l'argent sans se montrer indigne de les faire : tel est celui de l'homme d e guerre ; tel est celui de l'instituteur. Qui donc élèvera ton enfant ? Je te l'ai déjà dit, toi-même. — Je ne le peux. —Tune le peux !... Fais-toi donc un ami. Je ne vois point d'autre ressource. Ungouvarneur ! oh ! quelleâme sublime !...Envérité,
22
�— 338 — pour faire un homme, il faut être ou père ou plus qu'homme soi-même. Voilà la fonction que vous confiez tranquillement à des mercenaires. Je remarquerai seulement, contre l'opinion commune, que le gouverneur d'un enfant doit être jeune, et même aussi jeune que peut l'être un homme sage. Je voudrais qu'il fût lui-même enfant, s'il était possible, qu'il pût devenir le compagnon de son élève, et s'attirer sa confiance en partageant ses amusements. Il n'y a pas assez de choses communes entre l'enfance et l'âge mûr, pour qu'il se forme jamais un attachement bien solide à cette distance. Les enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne les aiment jamais. Ne prenez pas pour élève an enfant maladif et cacochyme. — Celui qui se charge d'un élève infirme et valétudinaire, change sa fonction de gouverneur en celle de garde-malade; il perd à soigner une vie inutile le temps qu'il destinait à en augmenter le prix; il s'expose à voir une mère éplorée lui reprocher un jour la mort d'un fils qu'il lui aura longtemps conservé. Je ne me chargerais pas d'un enfant maladif et cacochyme, dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d'un élève toujours inutile à lui-même et aux autres, qui s'occupe uniquement à se conserver, et dont le corps nuise à l'éducation de l'âme. Que feraisje en lui prodiguant vainement mes soins, sinon doubler la perte de la société et lui ôter deux hommes pour un? Qu'un autre à mon défaut se charge de cet infirme, j'y consens, et j'approuve sa charité; mais
�— 339 — montaient à moi n'est pas celui-là: je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songe qu'à s'empêcher de mourir. Il faut que le corps ait delà vigueur pour obéir à l'âme: un bon serviteur doit être robuste. Je sais que l'intempérance excite les passions ; elle exténue aussi le corps à la longue ; les macérations, les jeûnes produisent souvent le même effet par une cause opposée. Plus le corps est faible, plus il commande; plus il est fort, plus il obéit. Toutes les passions sensuelles logent dans les corps efféminés; ils s'en irritent d'autantplus qu'ils peuvent moins les satisfaire. Moyens à prendre pour rendre Venfant intrépide à tout. — Pourquoi l'éducation d'un enfant ne commencerait-elle pas avant qu'il parle et qu'il entende, puisque le seul choix des objets qu'on lui présente est propre à le rendre timide ou courageux? Je veux qu'on Thabitue à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin, jusqu'à ce qu'il y soit accoutumé, et qu'à force de les voir manier à d'autres, il les manie enfin luimême. Si, durant son enfance, il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur, étant grand, quelque animal que ce soit. Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voit tous les jours. Tous les enfants ont peur des masques. Je commence par montrer àEmileun masque d'une figure agréable. Ensuite quelqu'un s'applique devant lui ce masque sur le visage; je me mets à rire, tout le monde rit, et l'enfant rit comme les autres. Peu à peu je l'accou-
�— 340 — tume à des masques moins agréables et enfin à des figures hideuses. Si j'ai bien ménagé ma gradation, loin de s'effrayer au dernier masque, il en rira comme du premier. Après cela, je ne crains plus qu'onl'effraie avec des masques. Quand, dans les adieux dMndromaque et d'Hector, le petit Astyanax, effrayé du panache qui flotte sur le casque de son père, le méconnaît, se jette en criant sur le sein de sa nourrice, et arrache à sa mère un sourire mêlé de larmes, que faut-il faire pour guérir cet effroi? Précisément ce que fait Hector : poser le casque à terre, et puis caresser l'enfant. Dans un moment plus tranquille, on ne s'en tiendrait pas là : on s'approcherait du casque, on jouerait avec les plumes, on les ferait manier à l'enfant ; enfin la nourrice prendrait le casque et le poserait en riant sur sa propre tête, si toutefois la main d'une femme doit toucher aux armes d'Hector. S'agit-il d'exercer Emile au bruit d'une arme à feu? Je brûle d'abord une amorce dans un pistolet. Cette flammebrusque etpassagère, cette espèce d'éclair le réjouit ; je répète la même chose avec plus de poudre: peu à peu j'ajoute au pistolet une petite charge sans bourre, puis un peu plus grande, enfin je l'accoutume aux coups de fusil, d'un canon, aux détonations les plus terribles. Quand la raison commence à les effrayer, faites que l'habitude les rassure : avec une gradation lente et ménagée on rend l'homme et l'enfant intrépides à tout.
ACCORDEZ AVEC PLAISIR, NE REFUSEZ QU'AVEC PEINE. —
Ce que vous accordez à l'enfant, accordez-le à son
�premier mot sans sollicitations, sans prières, surtout sans conditions. Accordez avec plaisir, ne refusez qu'avec répugnance, mais que tous vos refus soient inviolables ; qu'aucune importunité ne vous ébranle ; que le non prononcé soit un mur d'airain, contre lequel l'enfant n'aura pas épuisé cinq ou six fois ses forces, qu'il ne tentera plus de renverser. C'est ainsi que vous le rendrez patient, égal, résigné, paisible, même quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ; car il est dans la nature de l'homme d'endurer patiemment lanécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d'autrui.
N'ACCODTIIMEZ PAS L'ENFANT A TOUT OBTENIR.
— Savez-
vous quel est
le plus sûr moyen de rendre votre
enfanfmisérable? C'est de l'accoutumer à tout obtenir fcar ses désirs croissent incessammeut par la facilité do les satisfaire ; tôt ou tard l'impuissance vous forcera, malgré vous, d'en venir au refus, et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu'il désire. D'abord il voudra la canne que vous tenez ; bientôt il voudra votre montre; ensuite il voudra l'oiseau qui vole ; il voudra l'étoile qu'il voit briller, il voudra tout ce qu'il verra. A moins d'être Dieu, comment le conlenterez-vous? C'est une disposition naturelle à l'homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir.
NE RETENEZ PAS L'ENFANT CAPTIF.
— La nature a,
pour fortifier le corps et le faire croître, des moyens qu'on ne doit jamais contrarier. Il ne faut point contraindre un enfant de rester quand il veut aller, ni d'aller quand il veut rester en place. Quand la volonté
�— 342 — des enfants n'est point gâtée par notre faute, ils ne veulent rien inutilement. Il faut qu'ils sautent, qu'ils courent, qu'ils crient quand ils en ont envie. Tous leurs mouvements sont des besoins de leur constitution qui cherche à se fortifier. V enfant qui pleure par caprice. — Le seul moyen de guérir ou de prévenir celte habitude est de n'y faire aucune attenlion. Personne n'aime à prendre une peine inutile, pas même les enfants. Us sont obstinés dans leurs tentatives ; mais si vous avez plus de constance , d'opiniâtreté qu'eux, ils se rebutent et n'y reviennent plus. C'est ainsi qu'on leur épargne des pleurs, et qu'on les accoutume à n'en verser que quand la douleur les y force. Le sevrage et le hochet de Venfant. — On sèvrc trop tôt tous les enfants. Le temps où l'on doit les sevrer est indiqué par l'éruption des dents, et cette éruption est communément pénible et douloureuse. Par un instinct machinal l'enfant porte alors fréquemment à sa bouche tout ce qu'il tient, pour le mâcher. On pense faciliter l'opération en lui donnant pour hochet quelques corps durs, comme l'ivoire ou la dent de loup. Je crois qu'on se trompe. Ces corps durs appliqués sur les gencives, loin de les ramollir, les rendent calleuses, les endurcissent, préparent un déchirement plus pénible et plus douloureux. Prenons toujours l'instinct pour exemple. On ne voit point les jeunes chiens exercer leurs dents naissantes sur des cailloux, sur du fer, sur des os, mais sur du bois, du cuir, des chiffons, des matières molles qui cèdent et où la dent s'imprime.
�— 343 — On ne sait plus être simple en rien , pas même autour des enfants. Des grelots d'argent, d'or, du corail, des cristaux à facettes, des hochets de tout prix et de toute espèce : que d'apprêts inutiles et pernicieux! Rien de tout cela. Point de grelots, point de hochets ; de petites branches d'arbre avec leurs fruits et leurs feuilles, une tête de pavot dans laquelle on entend sonner les graines, un bâton de réglisse qu'il peut sucer et mâcher, l'amuseront autant que ces magnifiques colifichets, et n'auront pas l'inconvénient de l'accoutumer au luxe dès sa naissance. L'enfant qui tombe et qui se fait mal. — S'il tombe, s'il se fait une bosse à la tête, s'il saigne du nez, s'il se coupe les doigts : au lieu de m'empresser autour de lui d'un air alarmé, je resterai tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, c'est une nécessité qu'il l'endure ; tout mon empressement ne servirait qu'à l'effrayer davantage et augmenter sa sensibilité. Au fond, c'est moins le coup que la crainte qui tourmente, quand on s'est blessé. Je lui épargnerai du moins cette dernière angoisse ; car très sûrement il jugera de son mal comme il verra que j'en juge : s'il me voit accourir avec inquiétude, le consoler, le plaindre, il s'estimera perdu ; s'il me voit garder mon sangfroid, il reprendra bientôt le sien, et croira le mal guéri, quand il ne le sentira plus. Une faut pas apprendre à tenfant à marcher. — Y a-t-il rien de plus fort que la peine qu'on prend pour leur apprendre à marcher, comme si l'on en avait vu quelqu'un qui, par la négligence de sa nourrice, ne sût pas marcher étant grand ? Combien voit-on de gens au
�— 344 — contraire marcher mal toute leur vie, parce qu'on leur a mal appris à marcher ! Emile n'auranibourrelet, ni panier roulant,ni chariot, ni lisières, ou du moins dès qu'il commencera de savoir mettre un pied devant l'autre, on ne le soutiendra que sur les lieux pavés, et l'on ne fera qu'y passer en hâte. Au lieu de le laisser croupir dans l'air usé d'une chambre, qu'on le mène journellement au milieu d'un pré. Là, qu'il coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois le jour, tant mieux : il en apprendra plutôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beaucoup deblessures. Montrez à l'enfant la liaison des sensations avec les objets qui les causent. — Dans le commencement de la vie, où la mémoire et l'imagination sont encore maîtresses, l'enfant n'est attentif qu'à ce qui affecte actuellement ses sens. Ses sensations étant les premiers matériaux do ses connaissances, les lui offrir dans un ordre convenable, c'est préparer sa mémoire à les lui fournir un jour dans le même ordre à son entendement ; mais comme il n'est attentif qu'à ses sensations, ilsuffit d'aborddelui montrer distinctement la liaison de ces mêmes sensations avec les objets qui les causent. Il veut tout toucher, tout manier ; ne vous opposez point à cette inquiétude : elle lui suggère un apprentissage très nécessaire. C'est ainsi qu'il apprend à sentir la chaleur, le froid, la dureté, la mollesse, la pesanteur, la légèreté des corps, à juger de leur grandeur, de leur figure et de toutes leurs qualités sensibles, en regardant, palpant, écoulant, surtout en comparant la vue au toucher, en estimant à l'œil la sensation qu'ils feraient sous les doigts.
�— 345 — Ce n'est que par le mouvement que nous apprenons qu'il y a des choses qui ne sont pas nous ; et ce n'est que par notre propre mouvement que nous acquérons l'idée de l'étendue. C'est parce que l'enfant n'a point cette idée, qu'il tend indifféremment lamainpoursaisir l'objet qui le touche, ou l'objet qui est à cent pas de lui. Cet effort qu'il fait vous paraît un signe d'empire, un ordre qu'il donne à un objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter ; et point du tout, c'est seulement que les mêmes objets qu'il voyait d'abord dans son cerveau, puis sur ses yeux, il les voit maintenant au boutde ses bras, et n'imagine d'étendue que celle où il peut atteindre. Ayez donc soin de le promener souvent, de le transporter d'une place a l'autre, de lui faire sentir le changement de lieu, afin de lui apprendre à juger des distances. Il ne faut pas corriger dans les enfants les petites fautes contre Tusage. —C'est une pédanterie insupportable de s'attacher à corriger dans les enfants les petites fautes contre l'usage, desquelles ils ne manquent jamais de se corriger d'eux-mêmes avec le temps. Parlez toujours correctement devant eux ; faites qu'ils se plaisent avec personne autant qu'avec vous, et soyez sûrs qu'insensiblement leur langage s'épurera sur le vôtre, sans que vous les ayez jamais repris. // ne faut pas se presser de faire parler les enfants. — Mais un abus d'une toute autre importance et qu'il n'est pas moins aisé de prévenir est qu'on se presse hop de les faire parler, comme si l'on avait peur qu'ils n'apprissent pas à parler d'eux-mêmes. Cet empressement indiscret produit un effet directement contraire
�— 346 — à celui qu'on cherche. Ils en parlent plus tard, plus confusément : l'extrême attention qu'on donne à tout ce qu'ils disent les dispense de bien articuler; cl comme ils daignent, à peine ouvrir la bouche, plusieurs d'entre eux en conservent toute leur vie un vice de prononciation, et un parler confus qui les rend presque inintelligibles. Au lieu que quand on les laisse aller d'eux-mêmes, ils s'exercent d'abord aux syllabes les plus faciles à prononcer, et y joignent peu à peu quelque signification qu'on entend par leurs gestes ; ils vous donnent leurs mots avant de recevoir les vôtres : cela fait qu'ils ne reçoivent ceux-ci qu'après les avoir entendus ; n'étant point pressés de s'en servir, ils commencent par bien observer quel sens vous leur donnez, et quand ils s'en sont bien assurés, ils les adoptent. Les vêtements de l'enfant doivent être larges. — Les membres d'un corps qui croît, doivent être tous au large dans leur vêtement; rien ne doit gêner leur mouvement ni leur accroissement, rien qui colle au corps, point de ligature. Les humeurs stagnantes arrêtées dans leur circulation croupissent dans un repos qu'augmente la vie inactive et sédentaire, se corrompent et causent le scorbut, maladie tous les jours plus commune parmi nous, et presque ignorée des anciens, que leur manière de se vêtir et de vivre en préservait. Ce qu'il y a de mieux à faire est de laisser les enfants en jaquette aussi longtemps qu'il est possible, puis de leur donner un vêtement fort large, et de ne
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— 347 — ' point se piquer de marquer leur taille, ce qui ne sert qu'à la déformer. Leurs défaut du corps et de l'esprit viennent presque tous de la même cause, on les veut faire hommes avant le temps.
CHAPITRE XVII. Traité de Mar
LB
^ENFANT,
PAR
DUPANLOUP.
Ce livre est aussi remarquable par le fond que par la forme. L'auteur nous donne une définition complète et exacte de l'éducation, nous montre l'enfant avec ses défauts et ses qualités, et donne des règles très sûres pour le bien élever. Il a exposé les principes de Plutarque relatifs au choix de l'instituteur et au respect qui est dû à l'intelligence à la liberté de l'enfant. Il a surtout commenté le Traité de l'éducation des filles par Fénelon, ce chef-d'œuvre de délicatesse, de grâce et de génie, où la vertu est douce comme la bonté, et dont la doctrine simple et maternelle n'est que l'amour de Jésus-Christ pour les petits enfants. Nous citons quelques extraits de ce livre précieux. De l'éducation. — Qu'est-ce, en effet, que l'éducation? quelle est son idée tout à la fois la plus haute et la plus profonde, la plus générale et la plus simple ?La voici : cultiver, exercer, développer, fortifier et polir
�— 348 — toutes les facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses qui constituent dans l'enfant la nature et la dignité humaines; donner à ces facultés leur parfaite intégrité, les établir dans la plénitude de leur puissance et de leur action ; par là former l'homme et le préparer à servir sa patrie dans les diverses fonctions sociales qu'il sera appelé un jour à remplir pendant sa vie sur la terre ; et ainsi, dans une pensée plus haute, préparer l'éternelle vie, en élevant la vie présente: telle est l'œuvre et le but de l'éducation ; tel est le devoir d'un père, d'unemère, lorsque Dieu.les associant à sa Providence suprême, donne par eux la vie à de nobles créatures, et les charge de continuer et d'achever cette tâche toute divine, en conduisant au bonheur, par la vérité et par la vertu, ces enfants qu'il associera lui-même un jour à sa félicité éternelle et à sa gloire. Tel est le devoir des hommes qu'un choix honorable, une vocation sérieuse, un dévoûment généreux, associent à l'autorité et à la sollicitude paternelle et maternelle; telle est la sainte mission des instituteurs de la jeunesse; et cela partout et toujours, chez les nations les plus civilisées et les plus savantes, comme chez les peuples moins éclairés, moins polis. L'éducation privée comme l'éducation publique, l'édhcation la plus vulgaire aussi bien que l'éducation la plus haute, l'éducation des filles comme celle des garçons,en un mot, l'éducation humaine n'est qu'à ces conditions et à ce prix; autrement elle n'est pas. Telle est la loi de la nature et l'ordre imposé par la divine Providence elle-même.
�— 349 — De quoi est-il, en effet, question ? Il importe tout d'abord de le bien comprendre. Voilà un enfant: il faut l'élever ; mais qu'est-ce à dire, et quel est cet enfant? Cet enfant, c'est le o-enre humain ; c'est l'humanité tout entière ; c'est b l'homme: rien de plus, rien de moins. II a droit à la sollicitude de toutes les autorités, à l'action et auxbienfaits de tous les pouvoirs de la terre. Il a droit à tous les respects et il les doit à son tour. Toutes les autorités divines et humaines, le prince, le prêtre, le père, l'instituteur, le magistrat,la famille, la société, l'Eglise, sont instituéespour lui. La discipline, l'enseignement, lés lettres, les sciences, la religion, tous les prix du travailetdelavertu, la Providence enfin, tout est ici-bas pour lui, parce qu'il est lui-même deDieu et pourDieu! Voilà pourquoi touten ce monde doit travailler à son éducation, tout doit contribuer à l'élever, tout doit faire ou favoriser cette grande œuvre. . . . Dans l'éducation, Dieu est le modèle et l'image de l'œuvre qui est à faire; il en est l'ouvrier le plus puissant et le plus habile.
L'INSTITUTEUR ET L'ÉLÈVE.
L'éducation, de quelque côté qu'on la considère, est esseuliellementune action et une action créatrice; l'instituteur et l'élève y onttous deux essentiellement part : l'instituteur avec autorité et dévouement, l'élève avec docilité et respect. Au premier appartient cette action
�— 350 — puissante et féconde sur l'enfant, cette autorité réelle qui lui donne le droit et qui lui impose le devoir d'agir en maître. Dans l'éducation comme ailleurs, sans autorité réelle, point d'action légitime. Mais celle action est une action toute bienfaisante; car l'éducation est un service essentiellement paternel; le maître remplace et représente un père; donc, dans l'instituteur, dévouement qui soit l'inspiration et le courage de son action: bonté, affection, tendresse qui soient le fond de l'âme à son dévouement; et, dausl'élève, docilité profonde, courageux efforts, respect reconnaissant et inviolable pour une action qui est un bienfait, pour une autorité que le dévouement et l'affection inspirent. La tâche de l'instituteur. — L'éducation a pour but de former l'homme ; mais qu'est-ce à dire et quelle est donc la tâche réelle de l'instituteur? La voici : L'homme est tout àla fois corps et âme, intelligence, volonté, cœur et conscience. Dieu l'a fait ainsi. Donc former l'homme, c'est faire atteindre à l'enfant tout le développement, toute l'élévation, toute la force, toute la beauté dont ses facultés physiques et intellectuelles,morales et religieuses sont susceptibles. C'est donner à son corps la vigueur, la souplesse, l'agilité nécessaires au bon service de l'âme ;mais cela, on le comprend, c'est peu de chose encore: les païens euxmêmes trouvaient que l'homme n'est un beau spectacle
�— 351 — que quand la beauté et la force de l'âme sont en harmo nie avec la beauté et la force du corps (1).
Gratior et pulohrior venions in corpore virtus, Mens sanain corpore sano. (VIKGILU.)
Donc former l'homme, c'est encore, c'est surtout donner à son esprit toutes les belles connaissances, lui révéler toutesles nobles doclrines qui seront l'ornement et la lumière de sa vie; c'est lui faire acquérir toute sa force et toute son étendue par des exercices convenables, par des travaux intelligents ; c'est développer en lui le jugement, le raisonnement, le goût, la pénétralion, ia mémoire. Le concours de l'élève dans l'œuvre de l'éducation. — Je l'ai dit, l'enfant doit travailler lui-même à la grande œuvre de son éducation, par un concours personnel, par une action libre, spontanée, généreuse : c'est la loi de la nature et de la Providence. Ce concours de l'enfant est si nécessaire, qu'aucune éducation ne peut s'en passer, et que nul secours, nulle puissance étrangère, nul instituteur, si habile et si dévoué qu'il fût, n'y suppléa jamais. Quoi qu'on fasse, on n'élèverajamais un enfant sans lui et malgré lui. Il faut lui faire vouloir son éducation, il faut la lui [aire faire à lui-même. Coque fait l'instituteur par lui-même est peu de chose, ce qu'il fait faire est tout, j'entends ce qu'il fait faire librement.
(I) Platon, République, livre III, chap. IX.
*•
�— 352 — Quiconque, encore une fois, n'a pas compris cela n'a rien compris à l'œuvre de l'éducation humaine L'éducation du fils de Louis XIV par Bossuct offre de ceci un triste et mémorable exemple. Bossuet fit de grandes choses, des choses admirables, pour l'éducation du Dauphin ; il ne lui en fit faire aucune, pas même de médiocres: l'éducation fut nulle,
»
�QUATRIÈME
PARTIE
DE L'ÉDUCATION MATERNELLE, PRIMAIRE, SECONDAIRE
CHAPITRE PREMIER.
DE L'ÉDUCATION — COUP MATERNELLE. SUR — QUESTIONS PRÉLIMINAIRES. AGE DES OU ET ELLE DES
D'OÎIL
L'ÉDUCATION. SENTIMENTS DE LA
DOIT
COMMENCER.
ANCIENS
MODERNES. — LE — PÈRE,
IMPORTANCE LA MÈRE,
L'ÉDUCATION NOURRICE, LE
MATERNELLE. SERVITEUR. MORALE,
LEURS
DEVOIRS. DE
ÉDUCATION L'ENFANT.
PHYSIQUE,
INTELLECTUELLE
On façonne les plantes par la cul" ture, et les hommes par l'éducation. J.-J.
ROUSSEAU.
L'éducation et l'instruction sont doux choses très distinctes. L'instruction pourvoit l'intelligence de certaines connaissances; l'éducation élève l'âme tout entière. L'instruction s'adresse directement ài'intelligence ; l'éducation forme tout à la fois l'intelligence, le cœur, le
23
�— 354 — caractère, la conscience. Faire de l'enfant un homme, c'est-à-dire lui donner un corps sain et fort, un esprit pénétrant et exercé, une raison droite et ferme, une imagination féconde, un cœur sensible et pur, et tout cela dans le plus haut degré dont l'enfant est susceptible, et préparer la vie éternelle en élevant la vie présente, voilà le but de l'éducation. Tel est le devoir des parents; telle est la sainte mission de l'instituteur. L'éducation privée comme l'éducation publique, l'éducation la plus vulgaire aussi bien que l'éducation la plus haute, l'éducation des filles comme celle des garçons ; en un mot,l'éducationhumaine n'est qu'à ces conditions; autrement elle n'est pas l'éducation. Dieu est le modèle et l'image de l'œuvre qui est à faire ; il en est l'ouvrier le plus puissant et le plus habile. Le sujet de l'éducation, c'est l'enfant. « L'enfanl, « c'est ce premier âge de la vie si doux à voir, si ai« mable à cultiver, le plus souvent si commode à ins« Iruire, si iacile à former aux devoirs les plus saints, « et toujours si intéressant à étudier de près. » Dans l'éducation, ce que l'instituteur fait par luimême est peu de chose ; mais ce qu'il fait faire à l'enfant constitue une œuvre essentielle. A quel âge doit commencer F éducation des enfants. — « Quelques-uns ont cru, nous dit Quintilien, qu'il « fallait attendre que les enfants eussent au moins « sept anspour les^appliquerà l'étude, persuadé qu'a « vant cet âge ils n'ont ni la force de corps ni l'ouver« ture d'esprit nécessaires pour apprendre. Et l'on a « attribué ce sentiment à Hésiode et à Eratosthène.
�— 355 — « « « « « « Pour moi, j'aime mieux m'en rapporter à ceux qui ont cru, avec Chrysippe, qu'il n'y avait, dans la vie de l'homme, aucun temps qui ne demandât du soin et de la culture. Car, quoique ce philosophe donne trois ans aux nourrices, il veut pourtant que, dès cet âge, on accoutume les enfants au bien.
« Or qui empêche qu'on ne cultive leur esprit, si on « peut cultiver leurs mœurs? Je sais bien qu'on fera a plus dans la suite en un an que l'on n'aura pu faire s durant tout le temps qui a précédé. Mais il me « paraît, néanmoins, que ceux qui ont tant ménagé « les enfants, ont prétendu ménager encore plus les s maîtres. Après tout, que veut-on que fasse un « enfant depuis qu'il commence à parler? Car enfin, « il faut bien qu'il fasse quelque chose; et si l'on « peut tirer de ses premières années quelque avan« tage, si petit qu'il soit, pourquoi le négliger? En « effet, pour peu qu'il ait appris avant sept ans, n'est-il « pas vrai que c'est autant d'avance, et qu'à sept ans a on pourra l'appliquer à de plus grandes choses, au « lieu qu'il faudrait commencer par les plus petites? « Et cela continué d'une année à l'autre, ne devient'< il pas considérable à la longue ? En un mot, ce que « l'on pourra prendre sur l'enfance, c'est autant de « gagné sur l'âge qui suit. lien est de même de tous « les temps de la vie (1). » Parmi les auteurs modernes, Locke, Bernardin de Saint-Pierre, l'abbé Bordelon, Joly de [Jussieu, Boutaut, Chateaubriand partagent le sentiment de Quin(1) Quintilien, De l'institution de l'Orateur, livre I, p. 49.
�— 356 — tilien, et easeignent qu'il faut instruire l'enfant en l'amusant. Mais Montaigne, Bonely, Condoreet, docteur Feer, j.-P. Franck, Grasmann, La Chalotais, Michel Lepelletier,Philipon de la Madelaine, Pœlman,Sinabaldi, Spurzheini, Daniel, Stern, Talleyrand, docteur Wurzer, Fénelon, J.-J. Rousseau, A. Donné, croient que le travail intellectuel est nuisible à l'enfant avant la septième année. « Laissez mûrir l'enfance dans les enfants, écrit « l'auteur & Emile ; ne hâtez pas leur éducation ! « « k « « « « « « « « « i '< « « « « « La nature veut que les enfants soient enfants avant que d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n'aurontni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à se corrompre. « Laissez longtemps agir la nature avant de vous mettre à sa place, de peur de contrarier ses opérations. Vous reconnaissez, dites-vous, le prix du temps, et n'en voulez point perdre : vous ne voyez pas que c'est bien plus le perdre d'en mal user que de n'en rien faire, et qu'un enfant mal instruit est plus loin de la sagesse que celui qu'on n'a pas instruit, du tout. Vous êtes alarmé de le voir consumer ses premières années à ne rien faire ! Comment! n'est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée? De sa vie il ne sera si occupé. Platon, dans sa Re'publique qu'on croit si austère, n'élève les enfants qu'en fêtes, jeux, chansons, passe-temps; on dirait qu'il a tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir. Et Sénèque parlant de l'ancienne jeunesse ro-
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�— 337 — « maine: «Elle était,dit-il, toujours debout, on ne lui
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enseignait rien qu'elle dût apprendre assise. En vadonc peu de cette oisiveté prétendue. « Que diriez-vous d'un homme qui, pour mettre toute la vie àprofit, ne voudrait jamais dormir? Vous
« lait-elle moins, parvenue à l'âge viril? Effrayez-vous
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« diriez: Cet-homme est insensé; il ne jouit pas du « temps, il se l'ôte; pour fuir le sommeil, il court à la n mort. « Songez donc que c'est ici la même chose, que l'en« fance est le sommeil de la raison. »
Danger d'un développement prématuré des facultés intellectuelles. Inutilité d'apprendre à lire trop tôt aux enfants. '
Voici comment M. Al. Donné a résolu le problème qui nous occupe, d'après les lois de l'hygiène et de la physiologie. « C'est ici le lieu, dit-il, de recommander la « plus grande réserve relativement au développement « prématuré de l'intelligence et des facultés. Trop ( d'empressement à cet égard peut apporter des pertur« bâtions dans leur état physique,leur cerveau étant ( déjà surexcité par le grand nombre d'acquisitions -( involontaires qu'iks font filqu'ils doivent faire. « Aussi-m'élèverai-je fortement contre l'usage, très répandu aujourd'hui, d'apprendre à lire aux enfants « dès l'âge de trois ans : il n'y a aucun bénéfice à com« mencer de si bonne heure cette partie de leur insn truction ; c'est risquer de troubler, au prolit d'un dé« veloppement partiel de l'intelligence, sans avantage
�— 3S8 — « d'ailleurs pour l'instruction définitive, l'équilibre de « l'économie et delà constitution^Profitons du petit « nombre d'années qu'il nous est permis de consacrer « aux soins de l'organisation physique des enfants ; ne «perdons pas un moment decetempsprécieux; emplo« yons-le sans partage, à fortifier le jeu des organes, à « constituerune bonne santé, sans laquelle il n'y aura, « plus tard, de jouissance réelle, ni de com'plèteposses« sion des facultés intellectuelles. Tâchons de ne pas « faire de ces êtres imparfaits, dans lesquels l'esprit « n'est pas librement servi par ses organes, souffre du « défaut d'harmonie entre les différents systèmes de « l'économie, comme ceux-ci sont eux-mêmes promp« tement fatigués par les efforts intellectuels et l'exerce cice de la pensée. « Qu'est-ce qu'une ou deux années perdues, pour le « peu d'instruction que Ton acquiert à quatre ou cinq « ans? Les enfants bien portants etbien dirigés auront « promptement regagné ce temps, si inutilement « employé d'ailleurs pour leur santé (1). »
Importance de l'éducation maternelle. — L'enfant c'est l'espérance de la famille et de la société.
Sa première apparition dan* le monde, son premier sourire, son premier regard est un signe de paix, un présage de sérénité pour tous.
(MGR DUPANLOUP.)
(1)
Al. Donné, Conseils aux mères, 3i"2.
�— 359 —
Seigneur, préservez-moi, préservez ceux que j'aime, Frères, parents, amis et mes ennemis môme, Dans le mal triomphants, De jamais voir, Seigneur, l'été sans rieurs vermeilles, La oage sans oiseaux, la ruche sans abeilles, La maison sans enfants !
(VICTOR HUGO.)
L'éducation maternelle commence à la naissance de l'enfant et dure jusqu'à l'âge de 8 ou 9 ans. Elle est de la plus haute importance : tous les sages, tous les hommes d'expérience, tous les maîtres de la morale, depuis Platon et Aristote jusqu'à Bossuet et Fénelon, l'ont proclamé : le jour où cet enfant ouvre son premier regard à la vie et fait entendre ses premiers cris, toute une série de devoirs relatifs à l'éducation est imposée au père et à la mère, à la nourrice et au serviteur. Le premier devoir du père. Le premier devoir du père est d'élever son enfant. On lit dans Plutarque que Caton le Censeur, qui gouverna Rome avec tant, de gloire, éleva lui-même son fils dès le berceau, et avec un tel soin qu'il quittait tout pour être présent quand la nourrice, c'est-à-dire la mère, le remuait, le lavait. Suétone rapporte qu'Auguste, maître du monde, enseignait lui-même ses petits-fils à écrire, à nager, les éléments des sciences, et qu'il les avait sans cesse autour de lui. « Sitôt que l'enfant naît, ditJ.-J. Rousseau_,.emparez« vous de lui et ne le quittez plus qu'il ne soit homme : «vous ne réussirez jamais sans cela. Comme la véri« table nourrice est la mère, le véritable précepteur est
�— 360 — « le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de lofirs fonc-
lions, ainsi que dans leur système ; que des mains « de l'un l'enfant passe dans celles de l'autre. Il sera « mieux élevé par un père judicieux et borné que par 3 le plus habile maître du monde, car le zèle suppléera « mieux au talent que le talent au zèle.»
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La mère. Son premier devoir.
La mère, c'est ce qu'il y a de plus vénérable, déplus généreux, déplus doux sur la terre. Vous trouvez dans une extrême tendresse l'amour le plus patient et le plus fort; avec le dévouement sans borne la douleur expiatoire. Le premier devoir d'une mère saine de corps, d'esprit et de cœur, est de nourrir son enfant. La nature, son propre intérêt, l'intérêt physique et moral do l'enfant, l'ordre moral du foyer domestique lui imposent cette grave obligation (1). « Les mères, dit Plutarque, nourrissent avec plus de « soin leurs enfants que des femmes mercenaires, et se « proportionneront davantage à leurs besoins. L'ace mour maternel est plus tendre et plus vif ; il a sa <c source dans le cœur même et est fondé sur la nature. « La natureindique ce devoir auxmères. Cessources de « lait qu'elle leur donne sont destinées à la première <i nourriture de l'enfant; d'ailleurs les mères qui nour« rissent leurs enfants conçoivent pour eux plus de « tendresse. Ne s'attache-t-on pas plus fortement aux
(1) Voyez les Fragments de Rousseau sur cette question.
�— 361 sonnes avec qui l'on a été nourri? Ne voit-on
pas que les animaux qui ont été ensemble ne se quittent qu'àregret? C'est donc, je le répète, une obligation pour les mères de nourrir leurs enfants ou du
moins de l'essayer. » A ces considérations du célèbre moraliste, ajoutons ue les mères ne violent pas impunément les droits e la nature. Des maladies ou des infirmités sans ombre sont les suites funestes de ce devoir méconnu. Que la mère qui dédaigne d'être nourrice se rapelle le trait de cette mère chrétienne dont Godefroy e Bouillon fut le fils. Il arriva un jour que le petit odefroy s'éveilla en jetant de grands cris, et que, pour calmer, une « damoiselle » lui donna le sein. La mère, comtesse Ide, s'en aperçut; elle devient noire Imme cendre, le cœur lui chancelle, elle est forcée le s'asseoir. Mais vite elle se relève, bondit comme lue lionne, se précipite sur son enfant, l'arrache à la Tourrice, l'étend sur une table et lui fait rendre le lait ranger, lelait qu'il vient de prendre. Ce n'était qu'une rgéc sans doute; mais enfin ce n'était pas de sasubance. Une telle mère méritait d'avoir pour fils le plus mariait des chevaliers.
I Les raisons qui empêchent les mères d'être nourïces sont une affection dartreuse, scrofuleuse, une disposition à laphthisie pulmonaire, un tempérament m trop lymphatique, le manque de forces et une grande maigreur, le manque d'appétit, l'insomnie, l'inBiffrsance ou la mauvaise qualité de lait, etc. m La nourrice; ses qualités ; son régime. — Une ï>nne nourrice doit avoir de 20 à 30 ans. Sa santé, ac-
�— 362 — cusée par des proportions heureuses, le coloris du teint, la blancheur et l'intégrité des dents, ne doit rien laisser à désirer. La constitution doit être saine et vigoureuse, le tempérament sanguin, la santé exempte de toute disposition morbide et de vice organique. Il faut qu'elle soit d'un embonpoint médiocre et que son haleine soit douce, ce qui prouve que la digestion est chez elle exacte et facile. Son lait doit être abondant et de bonne qualité, d'un âge qui ne s'éloigne pas trop de celui de l'enfant. « Le lait peut être bon et la nourrice mauvaise, dit « J.-J. Rousseau; un bon caractère est aussi essentiel « qu'un bon tempérament. Si l'on prend une femme «: vicieuse, je ne dis pas que son nourrisson contrac« tera ses vices, mais je dis qu'il en pâtira. Ne lui doitce elle pas avec son lait des soins qui demandent du zèle, « de la patience, de la douceur, delà propreté? Si elle « est gourmande, intempérante, elle aura bientôt gâté « son lait. Si elle est négligente ou emportée, que va « devenir à sa merci un pauvre malheureux qui ne « peut ni se défendre ni se plaindre ? Jamais, en quoi « que ce soit, les méchants ne sont bons à rien. » Quintilien achève le portrait de la nourrice en exigeant « qu'elle parle bien surtout. C'est la nourrice « qui se fait entendre d'abord à un enfant. Ce sont « ses paroles qu'il tâche de rendre et d'exprimer par « l'imitation : or, ce qu'il en apprend à cet âge s'im« prime naturellement dans l'esprit. » Le serviteur. — Il faut encore choisir avec soin les serviteurs qu'on place auprès des enfants, soit pour
�— 363 — les servir, soit pour être élevés avec eux. Il faut particulièrement qu'ils aient des mœurs pures ; en second lieu, qu'ils sachent bien leur langue et qu'ils la parlent {correctement. Des serviteurs corrompus communiquelaientbientôt aux enfants les vices de leur langue, leurs ■défauts. On voit, d'après ce témoignage de Plutarque, loute l'application que demande la première éducation le l'enfant.
I
L'éducation physique, l'éducation intellectuelle, l'é-
lucation religieuse, rien ne doit être abandonné au lialard, rien ne peut être fait ou essayé à l'aventure.
Education physique de la première enfance.
Le lait. — Le lait est la première nourriture de Tenant. Il doit faire la base de son alimentation pendant toute la durée du premier âge. On y trouve tous les éléments nécessaires à la nutrition, tout ce qui entre pans la structure des différents umain. organes du corps
Donnez au nouveau-né le lait d'une femme nouvelement accouchée, et assurez-vous qu'il est de bonne ature, riche en éléments nutritifs, pur dans sa composition et suffisamment abondant. Un lait pauvre en globules ou en crème ne procure bas une bonne alimentation à l'enfant, n'entretient pas m forces, et ne lui fournit pas tout ce qui est nécessaire à son développement. Lesevrage. — Pour sevrer l'enfant, il fautchoisir le moment psychologique indiqué par la nature, car on ne viole pas impunément ses lois.
�— 364 — Le sevrage prématuré a l'inconvénient de fatiguer l'enfant, auquel il faut donner une nourriture qui n'est pas encore appropriée à la force de ses organes digestifs, et de le priver d'une ressource précieuse en cas d'incommodités, de'souffrances qui dérivent du premier âge. L'allaitement trop longtemps continué prolonge, pour ainsi dire, l'état de première enfance, retarde le développement et les progrès des forces et apporte au sevrage des obstacles toujours croissants. « Pour sevrer l'enfant, il faut attendre, dit le doc« teur Bouchut, que le travail de la dentition soit très « avancé ou presque terminé ; par conséquent l'épo« que du sevrage doit être fixée à l'âge de douze ou dix;t huit mois. Pour mon compte, je choisis toujours, pour a: ordonner le sevrage des enfants, l'unde cesmoments « de repos qui existent dans la sortie des dents, et je « ne supprime l'allaitement qu'après la sortie des dénis u canines : de cette sorte l'enfant se trouve avoir les « quinze ou seize premières dents caduques,dont l'é« volulionest la plus pénible, et il ne reste à percer « que les autres dernières molaires, qui viennent or« dinairement avec une grande facilité. » Régularité à suivre dans l'allaitement de F enfant. — Pour les très jeunes enfants, il en est de l'allaitemenl comme du sommeil. Consommantplus vite, ils ont besoin de plus de restaurant. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'il importe de les habituer promptement à un certain ordre sous ce rapport, et qu'on leur nuit beaucoup de les allaiter continuellement. L'estomac a besoin de repos pour devenir apte au travail de la digestion. Il ne faut leur présenter le sein
�que toutes les deux heures, et les accoutumer à ne pas le demander pendant la nuit, depuis onze heures ou minuit jusqu'à six ou sept heures. Le lait coupé avec moitié deau. — A défaut de lait de femme, ce qu'on doit préférer est le lait de vache coupé avec moitié d'eau ; mais il faut toujours celle-ci assez chaude pour que le mélange ait à peu près la température du lait qui sort de l'animal. La boisson de t enfant. — La meilleure boisson pour un enfant âgé d'un an est l'eau pure et non chauffée. On assure le bonheur des enfants pendant toute la vie en les accoutumant àboirede l'eau. Le vin. — L'habitude du vin n'affaiblitpas seulement l'estomac de l'enfant, elle débilite encore le corps entier, elle accélère outre mesure le travail intérieur de a vie, échauffe le sang, communique plus de violence au caractère et accroît la prédisposition aux maladies nflammatoires, au croup, aux fièvres cérébrales. C'était une loi cheztous les peuples anciens, quand lsvoulaient avoir des hommes distingués au physiueou au moral, des héros ou des prophètes, d'interirele vin aux enfants etaux jeunes gens. Le sommeil. — Le sommeil est aussi nécessaire au ouveau-né que le lait qui le nourrit, et je suis conaincu qu'onle feraitpérir en le faisant veiller pendant 4 heures. Laissez-le donc dormir aussi longtemps u'il en manifestera le désir ; mais à six mois on peut ég'ler son sommeil, ce qui est nécessaire pour toutes es fonctions animales. On le laissera dormir la nuit ntière, et, en outre, quelques heures, tant avant u'après midi. Il faut surtout l'habituer à consacrer
�— 366 — la nuit au sommeil, en éloignant toutes les impressions extérieures, la lumière, le bruit, mais surtout en ne cédant pas au désir qu'il a de se lever de boire, etc. Quant au sommeil après midi, on peut le permette jusqu'à trois heures. Cette durée diminue ensuite d'une heure environ chaque année, et vers l'âge desepi à huit ans, l'enfant ne dort plus que huit ou neuf heures, terme auquel il peut demeurer jusqu'à l'époque de la virilité. Il ne faut jamais réveiller l'enfant en sursaut. Le père de Montaigne éveillait son fils au son d'une douce musique, pour qu'il ne contractai pas un caractère aigre et revêche. Le berceau de [enfant. — Que le berceau de l'enfant soit de forme gracieuse. Aux plus vulgaires objets nospères savaient toujours donner je ne sais quel tour artistique et charmant. Le berceau de l'enfant doit être une corbeille faite de branches d'osier, croisées en tout sens, reposant su; quatre roulettes. 11 doit être garni de coussins de balle d'avoinepour les premières années, et de crin pour les suivantes, Que la disposition en soittout à fait horizontale et que la place de la tête en soit légèrement exhaussée. Bannissez surtout les coussins de plume : ils s'imprègnent d'émanations méphitiques, ramollissent le corps et disposent la peau à la transpiration et tout le corps aux catarrhes et aux fluxions. La chambre de l'enfant. — On ne saurait trop recommander et comme un point capital d'hygiène à premier âge, qu'on fasse dormir l'enfant dans une
�pièce indépendante, ayant de l'air et du soleil, qui ne soit pas habitée le jour, ni imprégnée d'aucune émanation. Elle ne doit pas même être chauffée en hiver, car le sommeil pris dans le milieu d'une atmosphère chaude affaiblit l'appareil pulmonaire, provoque les rhumes du cerveau et prédispose à la phthisie. La température d'une chambre d'enfant ne doit jamais s'élever à plus de 14 ou 13 degrés du thermomètre Réaumur.
Des lotions journalières.
Lavez souvent les enfants. Leur malpropreté en montre le besoin. Quand on ne fait que les essuyer, on les déchire ; mais à mesure qu'ils se renforcent, diminuez par degrés la tiédeur de l'eau, jusqu'à ce que vous le laviez été et hiver à l'eau froide et même glacée. Cet usage du bain une fois établi ne doit plus être interrompu, et ilimporte de le garder toute la vie. 11 entretient la propreté, rend plus flexible la texture des fibres et les fait céder sans effort aux divers degrés de chaleur et de froid; il fortifie le système nerveux et préserve ainsi les enfants de cette exaltation morbide delà sensibilité qui est souvent le fléau de la vie tout entière ; il procure à la peau cette vitalité pleine de santé dont l'absence est une source principale des maux qui régnent de nos jours. L'hygiène prescrit de ne pas laver les enfants à leur réveil, mais seulement une demi-heure après, quand ils ont eu le temps de perdre la chaleur ; il faut de plus procéder au lavage avec rapidité. Pendant l'hiver, les lotions doivent avoir lieu dans une chambre chaude.
�— 368 — Bains tièdes. —Le bain tiède entretient la propreté du corps, cette colonne fondamentale de la santé, rafraîchit et vivifie le tissu de la peau, met fin aux désordres des mouvements et de la circulation, régularise l'harmonie etle développement organique de toutesles forces, etenfin dirige l'activité vivante vers la superficie et les parties extérieures. Donnez donc aux enfants des bains tièdes plus frais pour ceux qui sont robustes, plus chauds pour ceuj qui sont faibles, mais en abaissant toujours la température à mesure que les années s'accumulent et que les forces se développent. Baim d'air journaliers. — C'est surtout dans les premières années de la vie que l'air agit dans la constitution des enfants. Dans une peau délicate etmolle,il pénètre par tous les pores ; il affecte puissamment ces corps naissants, il leur laisse une impression qui ne s'effacera jamais. L'air des champs et des bois, voilà celui qui convient le mieux aux enfants, à peine âgés de deux mois, Les premiers exercices de Venfant. — « Votre manie « enseignante et pédantesque, dit l'auteur d'Emile^ « d'apprendre aux enfants ce qu'ils apprendront beau» coup mieux d'eux-mêmes, et d'oublier ce que nous « aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien do pins « sot que la peine qu'on prend pour leur apprendre à « marcher, comme si l'on avait vu quelqu'un qui,par « la négligence de sa nourrice, ne sût pas marcher « étant grand ! Combien voit-on de gens, au contraire, « marcher mal toute leur vie, parce qu'on leur a nul « appris à marcher !
�— 369 — a Emile Il 3.U Tri îîl bourrelets, ni paniers roulants, ni chariots, ni lisières, ou du moins, dès qu'il commencera de savoir mettre un pied devant l'autre; on ne le soutiendra que sur les lieux pavés, et l'on ne fera qu'y passer en hâte. Au lieu de le laisser croupir dans l'air usé d'une chambre, qu'on le mène journellemènt au milieu d'un pré. Là, qu'il coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois le jour, tant mieux; il en apprendra plutôt à se relever. Le bien-être delà liberté rachète beaucoup de blessures. » Il faut proscrire les brassières, qui gênent la poitrine, l'aplatissent et déforment les épaules. « « « « « ce « « « Les cris de l'enfant. —Les cris de l'enfant, loin d'être contraires à la nature, sont conformes à ses vœux et utiles. Ils ne sont, dans beaucoup de cas, que des efforts pour mettre enjeu la force des poumons : d'où il suit qu'empêcher toujours un enfant de crier, c'est vouloir qu'il ait la poitrine faible et qu'il devienne sujet aux maladies des organes qu'elle renferme. L'un des motifs qui forcent le plus fréquemment les enfants à crier est l'accumulation des vents qui compriment le diaphragme de bas en haut, et qui, soit par ce refoulement, soit pour les douleurs qu'ils déterminent, contraignent, pour ainsi dire, involontairement l'enfant à respirer avec plus de force, ou, en d'autres termes,à crier, ce qui est le moyen de les répartir d'une manière uniforme dans le bas ventre. Le premier apprentissage des sens. Dans le commencement de la vie, où les facultés de l'esprit sommeillent encore, l'enfant n'est attentif
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�— 370 — qu'à ce qui affecte actuellement les sens. Montrez-lui donc bien distinctement la liaison des sensations avec les objets qui les causent. Il veut toucher, tout manier : ne vous opposez pas à cette inquiétude; elle lui suggère un apprentissage très nécessaire. C'est ainsi qu'il apprend à sentir la chaleur, le froid, la dureté, la mollesse, la pesanteur, la légèreté des corps, à juger de leur grandeur, de leur figure, de toutes les qualités sensibles, en regardant, palpant, surtout en comparant la vue au toucher, en estimant à l'œil les sensations qu'ils feraient sous ses doigts. L'enfant n'estime pas la distance des objets, et quand il tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet qui s'offre à ses regards. Éducation morale de l'enfant, depuis le premier âge jusqu'à sept ans. Le foyer domestique doit être pour l'enfant qui commence à apprendre à vivre une école de vertu, de sagesse, de respect et de vérité. C'est dans ce sanctuaire béni qu'un père et une mère doivent former son caractère, sa conscience et ses mœurs. 1° Pour former son caractère, ils doivent étudier son inclination dominante, qui se révèle dès l'âge le plus tendre. « J'ai vu, dit saint Augustin, un enfant jaloux : il ne « savait pas encore parler, et déjà avec un visage pâle « et des yeux irrités, il regardait l'enfant qui tétait « avec lui. »
�— 371 — Les parents doivent habituer l'enfant à l'autorité et au respect. Obéir, voilà la loi de l'enfance ; commander, voilà son penchant. L'enfant qui dès le premier jour obéit et se résigne, sera un enfant heureux; l'enfant qui commande, tourmenté par la soif insatiable de ses désirs, fera son propre malheur et le malheur de ceux qui l'approcheront. Voici la règle prescrite par l'auteur ftEmile pour habituer l'enfant à l'obéissance: « Accordez,dit-il, avec « plaisir, ne refusez qu'avec répugnance ; mais que « tous vos refus soient irrévocables. « Qu'aucune importunité ne vous ébranle ; que le « non prononcé soit un mur d'airain contre lequel « l'enfant n'aura pas épuisé cinq ou six fois ses forces, « qu'il ne tentera plus de le renverser. C'est ainsi que « vous le rendrez partout égal, résigné, paisible, même « quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ; car il est dans « la nature de l'homme d'endurer patiemment la né« cessité des choses, mais non la mauvaise volonté « d'autrui. » Pour bien former le caractère de vos enfants., procédez, pères et mères, non par boutades brusques, mais avec fermeté, douceur et persévérance. C'est au moyen de cette influence lente et constante que l'on réussit à détruire les mauvaises habitudes et à en donner de bonnes. Souvenez-vous que la goutte d'eau qui tombe sans interruption finit par creuser le plus dur rocher. L'on peut aussi, dès l'âge le plus tendre, former la conscience de l'enfant en lui faisant voir la différence qui existe entre le bien et le mal. « Vous pouvez, dit
�— 372 — « Fénelon, leur donner par des paroles qui seront aidées « par des tons et des gestes, l'inclination d'être avec « des personnes honnêtes et vertueuses qu'ils voient, « plutôt que d'autres personnes déraisonnables qu'ils « seraient en danger d'aimer. Ainsi, vous pouvez en« core, parles différents airs de votre visage et parle « ton de votre voix, leur représenter avec horreur les « gens qu'ils ont vus en colère ou dans quelque autre « dérèglement, et prendre les tons les plus doux, avec « le visage le plus serein, pour leur représenter avec « admiration ce qu'ils ont vu de sage et de modeste. » Conservez à jamais, mères chrétiennes , la fraîcheur dans le cœur de vos enfants. Que l'innocence soit pourleur âme ce qu'est la rosée du malin au lisqui croît dans le creux du vallon. Il faut habituer l'enfant à n'avoir pas peur. —Je veux qu'on l'habitue à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants,bizarres,mais peu à peu, de loin, jusqu'à ce qu'il y soit accoutumé et qu'à force de les voir manier à d'autres, il les manie lui-même. Si, durant son enfance, il a vu sans effroi des crapauds, des serpents venimeux, il verra sans horreur quelque animal que ce soit. Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voit tous les jours. —
J.-J. ROUSSEAU.
Education intellectuelle de Cenfant depuis le premier âge jusqu'à sept ans. L'éducation intellectuelle de l'enfant peut commencer dès l'âge le plus tendre, en suivant la nature pour guide; mais elle doit être un jeu et un amusement continuel.
�— 373 — « Avant que les enfants sachent entièrement parler, « on peut, dit Fénelon, lespréparer à l'instruction. On « trouverapeut-être que j'en dis trop; mais on n'a qu'à « considérer ce que fait l'enfant qui ne parle pas en« core : il apprend une langue qu'il parlera bientôt « plus exactement que les savants ne sauraient parler <r leurs langues mortes, qu'ils ont étudiées avec tant « de travail dans l'âge le plus mûr. » Mais que les premièresarticulations qu'on lui fait entendre soientrares, faciles, distinctes, souvent répétées, et que les mots qu'elles expriment ne se rapportent qu'à des objets sensibles qu'on peut lui montrer. Ne vous pressez pas trop de faire parler T enfant. — Cet empressement indiscret produit un effet directement opposé à celui qu'on cherche. lien contracte un vice de prononciation et un parler confus qui le rend presque inintelligible; et un autreinconvénient decetle précipitation, c'est qu'il ajoute aux mots qu'il prononce un sens qui n'est pas le nôtre. La curiosité de l'enfant. — Comme les enfants ignorent beaucoup de choses, ils ont beaucoup de questions à faire : aussi en font-ils beaucoup. La curiosité étant un penchautde la nature qui va comme au-devant de l'instruction, ne manquez pas d'en profiter : répondez précisément à leurs questions, et laissez-leur en faire d'autres à leur gré. « Entretenez seulement leur « curiosité, dit Fénelon, et faites dans leur mémoire « un amas de bons matériaux; viendra le temps qu'ils « s'assembleront d'eux-mêmes, et que, leur cerveau « ayant plus de consistance, les enfants raisonneront « de suite. »
�— 374 —
Les études de l enfant à sept ans. — La lecture. —L'écriture. — les premiers éléments de calcul. — L'Histoire sainte. — Les fables : Le nid de fauvette, par Berquin. Ces premières éludes doivent être extrêmement simples ; j'oserais presque dire qu'elles ne le seront jamais trop. Elles consistent dans la lecture, l'écriture, les premiers éléments de calcul, quelquesnotions d'histoire et de géographie. De la lecture. — Pour bien apprendre à lire à un enfant, il est de la plus haute importance de lui donner un maître habile. Philippe, roi de Macédoine, ne voulut-il pas que son fils apprît à lire d'Arislote, le plus grand philosophe de son temps ? Préceptes de Quintilien relatifs à la lecture. — « C'est « un artifice connu de tous, dit Quintilien, de faire « jouer les enfants avec des lettres d'ivoire pour les « mettre en humeur d'apprendre. « Je ne blâme point cela, ni tous les autres jouets « de cette nature, s'il y en a qui leur fassent encore « plaisir, qu'ils aiment à nommer, à tenir, à regarder. « Je n'aime point, ajoute-l-il, la méthode qu'on suit « ordinairement et qui consiste à faire apprendre aux « enfants les noms et la suite des lettres avant que « de leur en montrer la forme et le caractère, je suis « persuadé que cela leur en rendra la connaissance u plus difficile. Commeils saventleurs lettrespar cœur, i ils songent moins ensuite à ce qu'ils ont dans la .. mémoire, qui va plus vile que leurs yeux.
�— 375 — « C'est pourquoi on conseille avec raison de ne pas « leur présenter toujours les lettres de l'alphabet dans « leur ordre naturel, mais de les'mêler, de les transit porteren plusieurs façons, jusqu'à ce qu'ils endistin« guent parfaitement les caractères. Ils apprennent à « connaître les gens qu'ils voient par le visage et par « l'habit; il faut qu'il en soit de même des lettres. <i Mais ce qui est un obstacle pour les lettres n'en ;< est pas un pour les syllabes. Lorsque les enfants « connaîtront parfaitement les lettres, apprenez-leur « aies lier les unes avec les autres. Quand ils liront, « qu'on ne les presse point, ni pour articuler les mots, « ni pour les joindre ensemble, à moins qu'ils ne « voient tout d'un coup et sans hésiter la liaison des « lettres; alors on pourra leur permettre de dire un « mot tout entier, et même plusieurs de suite. Il n'est « pas croyable combien la précipitation nuit à la lecture « et combien on retarde les enfants pour les vouloir « trop avancer, car de là vient qu'ils hésitent, qu'ils « répètent, qu'ils s'interrompent eux-mêmes : tout « cela parce qu'ils veulent dire mieux qu'ils ne peuvent. « Et quand une fois ils ont manqué, ils ne disent plus « qu'en tremblant les choses même qu'ils savent le a mieux. « Accoutumez donc les enfants à lire lentement < pendant longtemps jusqu'à ce qu'à force d'exercice « ils parviennent à lire vite et bien tout à la fois. » Méthode pour apprendre la lecture aux enfants. L'éducation qui commence comme celle qui finit cultive, exerce, agit et fait agir.
�— 376 — L'éducation cultive, et c'est spécialement le travail de l'instituteur. Mais ce n'est pas tout : l'éducation exerce et fait agir; elle exige le concours actif, le concours docile, l'exercice personnel, spontané, généreux de l'élève. 11 est indispensable de le bien comprendre. Or, pour avoir ce concours personnel de l'enfant, présentez-lui la lecture sous un visage agréable ; racontez-lui une jolie histoire et dites-lui : <t Eh bien! comment vous plaîtcelte lecture? Voudrez-vous bien lire aussi ? Celui qui veut lire doit connaître les lettres. Aimez-vous à les connaître ? Je veux en écrire une sur le tableau. Lorsque vous l'aurez considérée attentivement, je vais vous dire son nom. » Il trace un i qu'il surmonté d'un point ; il fait ensuite répéter le nom de cette lettre par tous les élèves : « Mes enfants, observez bien cet i pour en distinguer et en retenir la forme. Si vous fermiez les yeux, diriez-vous bien à ce qu'il ressemble? — C'est très bien ! A quoi pouvez-vousle reconnaître? » L'instituteurpose cette question chaque fois que les enfants ont appris une seconde lettre. Il leur fera ensuite chercher Yiplusieurs fois dans le syllabaire, et lorsqu'ils en montreront un, il leur demandera de répéter à quoi ils jugent que c'est un i. Qu'il procède de même pour le reste de l'alphabet, à commencer par les voyelles, en disant pourquoi on les nomme ainsi, et apprenant à les retenir en comptant sur les doigts. Mais il ne faut pas tracer de nouvelles lettres si les enfants ne savent très bien les précédentes. S ils les ont oubliées, il faut les leur redire avec douceur et
�leur en décrire mieux la forme. Un moyen plus sûr, c'est, outre de fréquentes répétitions, l'emploi du syllabaire. Aussitôt qu'ils connaissent plus d'une lettre, faitesles-leur comparer l'une à l'autre. — Quelle ressemblance vous offrent e eli ? — Bien. Mais que voyez-vous au-dessus du trait dans i ? Le voyez-vous surl'e? Mais qu'y a-t-il dans e qui ne se trouve pas dans i ? Ne voyez-vous pas dans e un petit œil en haut? En quoi ces deux lettres diffèrent-elles l'une de l'autre? Ces rapprochements doivent être fréquents à cause de leur grande utilité, non seulement pour mieux apprendre les lettres, mais aussi pour habituer les enfants à réfléchir, à juger et à se former des idées claires. Les consonnes.— Quand les élèves connaissent les voyelles, apprenez-leur les consonnes. Vous les écrirez successivement, mais toujours une seule à la fois ; et, après avoir porté l'attention des enfants sur la figure de celle que vous venez de tracer, vous leur direz : elle se nomme p. Ecrivez ensuite pe, pi,pa,pu, po, et lorsqu'ils connaissent ces syllabes, ep, op, up, ip,ap, apprenez-leur que ce p, tout comme les autres consonnes, ne peut se prononcer sans le secours d'une voyelle : de là le nom que portent ces lettres. Ajoutez qu'en articulant le p, on fait un e immédiatement après, et que, si cet e y était joint, cela ne formerait pas deux sons, p, e, mais un seul son,/?e ; de même avec a, on aurait pa. Lorsque les enfants saventpa, pe, pi, po,pu, etc., qu'il leur écrive le mot pape, qu'ils
�pourront lire tout de suite parce qu'ils ont déjà appris les syllabes pa ni pe: cela leur fera plaisir. Il faut agir de même avec toutes les autres consonnes ; mais gardez-vous de jamais passer à une nouvelle avant que les élèves ne sachent prononcer la précédente accompagnée de toutes les voyelles. De Fépellation. — « Je serais d'avis, dit Locke, que « dès qu'un enfant commence à épeler, on lui fit voir « autant de figures d'animaux qu'on en pourrait trouver « avecles noms imprimés toutauprès, cequil'engageraà « lire, et lui donnera en même temps occasion de vous « faire des questions et d'apprendre quelque chose.? La méthode la plus expéditive pour épeler consiste à ne jamais prononcer les consonnes seules, mais à les joindre toujours à la voyelle qui se trouve dans la syllabe. S'il y a au commencement d'une syllabe plusieurs consonnes, on les sépare pour les articuler seules d'abord, puis on y ajoute la voyelle. Si c'est à la fin qu'elles se trouvent, on énonce l'avant-dernière avec la voyelle précédente, puis on prend celle qui reste. Par exemple, pré s'épelle pré ; cinq s'épelle c ing, cinq, Cette désunion ne se fait qu'autant qu'elle est nécessaire pour apprendre aux enfants à prononcer deux consonnes d'une seule émission de voix. De l'écriture. — Veillez à ce que les enfants qui commencent à écrire soient bien assis, à ce qu'ils n'inclinent pas trop le papier, à ce qu'ils tiennent bien la plume. Et si vous en voyez un en défaut, hâtez-vous de le corriger, de peur que ses condisciples-n'imitent son exemple. Exigez en outre, à l'origine, qu'ils considèrent avec attention le modèle: ainsi, qu'ils examinent
�— 379 — soigneusement un caractère avant de l'imiter, puis qu'ils comparent celui qu'ils viennent de faire, afin de jugerà quel point ils ont réussi, et de se perfectionner toujours davantage. Que les exemples d'écriture qu'on donne à copier aux enfants contiennent toujours des sentences utiles et morales : leur mémoire conservera ces importantes leçonsjusque dans la vieillesse. Rappelons-nous ces paroles deFénelon: « Il ne faut verser dans le cerveau des enfants que des choses exquises ». Que les instituteurs fassent écrire beaucoup les enfants pour leur donner une main déliée et une belle écriture. Une main pesante arrête la vivacité de l'esprit; et quand l'écriture est mauvaise ou qu'elle n'est pas nette, elle offre des difficultés au lecteur, et l'on estobligé de dicter ce que l'on veuf transcrire. Dans nos temps modernes, une belle écriture est exigée dans la plupart des bureaux d'administration et dans le commerce : elle est donc d'une grande utilité.
Les premières notions du calcul.
Compter. — Vos élèves ne savent-ils pas encore compter, c'est-à-dire nommer tout de suite les nombres à mesure qu'ils augmentent : apprenez-le-leur au moyen d'objets sensibles. Faites-leur compter, et comptez vous-même devant eux, les lettres au tableau, les doigts de la main, les enfants sur les bancs, des fèves, etc. Cela pourra se faire comme récréation entre les autres leçons. D'abord, ne dépassez pas 10 ; allez ensuite jusqu'à 13, 20, 30, et petit à petit jusqu'à 100. Demandez aussi de temps en temps qu'ils disent les
�— 380 — chiffres à reculons, c'est-à-dire en commençant parles plus élevés pour redescendre à l'unité. Exercice mental sur les 4 premières opérations. Aussitôt que les enfants sauront compter jusqu'à 10, l'instituteur les exercera au calcul mental pour les quatre opérations fondamentales, comme suit : Addition. —Sans expliquer aux; enfants ce que c'est qu'additionner, donnez-leur-en tout de suite une idée pratique ; par exemple : vous avez 2 noisettes et votre amienaS : combien en avez-vous ensemble ? Faites-leur compter les noisettes. Employez beaucoup d'exempte de ce genre. Soustraction. — En même temps que vous exerces les écoliers à additionner mentalement, apprenez-ta à soustraire de même. Sans définir la soustraction, donnez-en d'abord un exemple. Vous alternerez daui l'emploi des deux règles. Il ne faut encore rien dire des emprunts; les enfants s'en instruiront en calculai! au tableau. Multiplication et division. — Ont-ils acquis quelque facilité pour les deux opérations précédentes, passez à la multiplication et à la division sans les définir, Vous leur offrirez toutes sortes de petits exemples h multiplication et do division, sans néanmoins négliger l'addition et la soustraction. Vous leur poserez de temps en temps des problèmes pour la solution desquels ils devront simultanément employer plusieurs opérations, Le commencement de la multiplication s'effectuele
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�— 381 — lus aisément en leur apprenant le plus facile de la taie démultiplication. De la mémoire. — La principale marque d'esprit de enfant à sept ans, c'est la mémoire, qui consiste en Jeux choses :à apprendre aisément et à bien retenir. La mémoire est si utile à l'homme dans toutes les rconslances de la vie, qu'on devrait accoutumer les Infants à apprendre une infinité de choses par cœur, lès l'âge de sept ans: l'histoire sainte et les fables; iles-leur apprendre surtout l'histoire : elle aura oureux le plus vif intérêt ; expliquez-leur la création e l'homme, sa chute, le déluge, la vocation d'AbraLm, le sacrifice dlsaac, les aventures de Joseph, la aissance et la fuite de Moïse; annoncez tous ces récits r des tons vifs et familiers, faites parler tous vos rsonnages. Les enfants qui ont l'imagination vive oiront les voir et les entendre. Faites-leur apprendre core quelques fables courtes etjolies ; montrez-leurle sens. Je voudrais enfin que,pour leur rendre tte étude plus agréable, on leur fît apprendre et réter par cœur des historiettes, de petits dialogues comiques, comme chacun sait que les enfants les ment : ils y trouventun plaisir infini, et y réussissent merveille. Les enfants aiment aussi à réciter des orceaux de poésie. Citons comme modèle le Nid de uvette, par Berquin.
LE NID DE FAUVETTE.
Je le tiens ce nid de fauvette ! Ils sont deux, trois, quatre petits ! Depuis si longtemps je vous guette, Pauvres oiseaux, vous voilà pris I
�— 382 —
Criez, sifflez, petits rebelles, Débattez-vous ; oh ! c'est en vain : Vous n'avez pas encore d'ailes, Comment vous sauver de ma main? Mais quoi ! n'entends-je point leur mère Qui pousse des cris douloureux ? Oui, je le vois, oui, c'est leur père Qui vient voltiger auprès d'eux. Ah ! pourrais-je causer leur peine, Moi qui, l'été, dans les vallons, Venais m'endormir sous un chêne Au bruit de leurs douces chansons '/ Hélas ! si du sein de ma mère Un méchant venait me ravir, Je le sens bien, dans sa misère, Elle n'aurait plus qu'à mourir. Et je serais assez barbare Pour vous arracher vos enfants ! Non, non, que rien ne vous sépare ; Non, les voici, je vous les rends. Apprenez-leur dans le bocage A voltiger auprès de vous ; - Qu'ils écoutent votre ramage, Pour former des sons aussi doux. Et moi, dans la saison prochaine, Je reviendrai dans ces vallons, Dormir quelquefois sous un chêne, Au bruit de leurs jeunes chansons.
BEEQUIN.
Les amusements. — Donnez pour amusements aux enfants : les billes, les éehasses, les raquettes, le volant, les boules, le sabot, les bagues et la balançoire. A sept ans l'enfant peut commencer à monter s cheval. Au moyen âge, le jeune baron n'avait pas encore sept ans qu'on le juchait sur une de ces énormes bêtes, sur un de ces chevaux entiers qu'affectionnaienl
�— 383 — no< pères. Le petit ne tardait pas à prendre une asftttesur lacroupe immense, s'y tenait droit et raide, Boutait gravement les leçons qu'on lui donnait, frapBitde ses petits pieds le flanc rebondi de l'animal, lis, houplhoup! se mettait à galoper bravement.
��CHAPITRE II.
DE LÉDUCA.TION PRIMAIRE.
Programme de l'éducation primaire. — L'instituteur, ses qualités. ■—■ Education physique de l'enfant. — Education intellectuelle. — La lecture. — Principes relatifs à la lecture. — Règles pour la coupe des phrases. — La voix. — Ses registres. — Les intonations. — La ponctuation. — La prosodie. — Le travail spontané de l'enfant dans la préparation delà lecture. — Le travail du maître. —■ La grammaire. — La géographie.— L'histoire. —Les mathématiques. — Le style. — Ses qualités. — La lettre. — La narration.
> L'éducation primaire n'est pour l'enfant que la continuation de l'éducation maternelle ; elle a pour but d'affermir son esprit en lui faisant entendre le plus parfaitement possible sa langue maternelle qu'il a parlée déjà et qu'il comprend. Quand il en aura bien saisi les principes généraux, la grammaire, la syntaxe, la méthode et l'orthographe, elle deviendra alors pour lui, non pas un travail, mais un moyen puissant pour en étudier une autre. D'après ces principes, un enfant ne doit jamais commencer l'étude de la langue latine qu'après avoir fait une étude approfondie de la langue française. 52
�— 386 — L'éducation primaire comprend l'écriture, la grammaire nationale, l'histoire élémentaire et universelle, la géographie, la fable, le dessin, la musique, les éléments du calcul, les notions les plus faciles et les plus intéressantes des sciences naturelles. L'instituteur. — Ses qualités. — Parmi tous les devoirs qu'impose à un père et à une mère la haute autorité qui est en eux, je n'en connais point de plus grave que celui de choisir un instituteur chargé d'élever les enfants. « Il faut qu'il joigne, dit Plutarque, à des mœurs « pures, à une conduite irréprochable, un grand fonds •x de sagesse et d'expérience ; car une bonne éduca« tion est la source de toutes les vertus (1). » A ce témoignage de Plutarque sur le choix d'un instituteur ajoutons celui de Quintilien. Quintilien veut que l'instituteur soit homme de bien et qu'il sache tenir les enfants dans l'ordre par une exacte discipline. « Qu'il prenne surtout, dit-il, des <t sentiments de père pour eux et qu'il se regarde « comme tenant la place de ceux qui leslui ont confiés. « Non seulementqu'iln'aitpas de vices, maisqu'iln'en « souffre pas. Austère sans rudesse, doux sans fami« liarité, de crainte de se faire haïr ou mépriser, qu'il « leur parle souvent de la vertu. Plus il les avertira de « leurs devoirs, moins il sera obligé de les punir. Qu'il a ne soit ni colère, ni emporté, mais qu'il ne dissi« mule point leurs fautes. « Simple dans ses manières d'enseigner, patient,
(i) Voyez Plutarque.
�— 387 — « exact, sans trop exiger d'eux; qu'il se fasse un plai« sir de répondre à toutes les questions qu'ils lui font, « qu'il ne leur refuse point la louange qu'ils méritent; « mais aussi qu'il ne la prodigue pas, car l'un décou« rage, et l'autre donne une sécurité dangereuse. « Quand il les reprend, qu'il ne soit ni amer ni offen« sant :rien ne leur donne tant d'aversion pour l'étude « que de se voir continuellement gronder avec un air « chagrin, qu'ils prennent pour un esprit de haine, a Que chaque jour il leur dise quelque chose qu'ils « remportent avec eux, et dont ils fassent leur profit. « Quoique la lecture leur fournisse assez de bons « exemples, on fait encore plus de vive voix, particu« lièrementun maître que des enfantsbien nés aiment « et honorent ; car on ne saurait dire combien nous « imitons plus volontiers les personnes pour qui ÎIOUS « avons pris de l'estime et de l'inclination. » Voilà le langage de l'antiquité païenne sur le choix de l'instituteur. Ajoutons quelques ombres à ce portrait de l'instituteur, tracé par Plutarque et par Quintilien. 1° L'instituteur doit connaître l'hygiène et la psychologie pour laisser mûrir l'enfance dans les enfants, pour équilibrer les forces physiques et intellectuelles dans une harmonie parfaite et pour mesurer le travail à leur capacité. 2° Il doit aimer les enfants : or, aimer les enfants, c'est se plaire au milieu d'eux, c'est trouver du charme dans cette grâce en germe qui brille sur leur front ; c'est encourager leur timidité, protéger leur faiblesse, prendre part à leurs chagrins ; c'est se préoccuper de
�— 388 — l'avenir qui les attend dans cette vie et dans l'autre; c'est être dévoué à leurs intérêts. 3° Il doit faire entrer l'enfant dans la voie du travail personne], car à quoi serviraient toutes les brillantes qualités dont nous avons parlé, si l'instituteur ne savait pas faire entrer son élève dans la voie du travail et de l'application personnelle ? Travail ou exercice du corps, qui donne de la vigueur aux muscles; travail de l'esprit, qui forme le jugement, le goût, le raisonnement, la mémoire, l'imagination ; travail du cœur, de la volonté, de la conscience , qui forme le caractère, fait naître les penchants honnêtes, les habitudes vertueuses. 4° L'instituteur ne doit jamais punir son élève dans un moment de colère. Rappelez-vous la conduite de Fénalon à l'égard du duc de Rourgogne. Voilà, en résumé, les qualités que doit posséder l'instituteur pour élever les enfants qui lui sont confiés. Education physique des enfants. Le régime. — Donner aux enfants des muscles et - des nerfs, les rendre ainssi capables de soutenir la lutte intellectuelle qui les attend et l'excessive fatigue à laquelle ils seront soumis un jour, c'est le plus grand service qu'on puisse leur rendre dans la vie. Or, ces avantages, l'hygiène nous les procure par les règles qu'elleprescrit relativement au régime, aux vêtements et aux exercices des enfants. Ce qui est le plus utile, pendant la croissance des
�— 389 — enfants, c'est de leur donner une nourriture aussi nutritive, sinon plus, que celle des adultes. Gomme eux, les enfants doivent réparer la déperdition faite par l'usure journalière et par le rayonnement. Ils doivent, de plus, grandir. Or, ce n'est que par le surplus de nourriture qu'ils feront de nouveaux tissus. Il faut encore varier le régime alimentaire ; et l'expérience ne démontre-t-elle pas qu'il n'y a presque pas un seul aliment, même de premier ordre, qui fournisse en proportion suffisante ou convenable tous les éléments nécessaires aux fonctions normales de la vie ? D'ailleursla physiologie ne nous démontre-t-elle pas que le plaisir causé par la dégustation de certains aliments préférés est un stimulant nerveux qui, en activant les battements du cœur et en chassant le sang avec plus de force, aide à la digestion? Lorsqu'on change son régime alimentaire, il ne faut pas agir brusquement, mais ménager latransition. Les vêtements. — Les règles prescrites par l'hygiène sont de ne pas s'habiller dans toutes les circonstances d'une manière invariable, mais de prendre des vêtements qui soient suffisants comme nature d'étoffe et comme épaisseur, pour proléger le corps contre toute sensation éventuelle de froid, si légère qu'elle soit. Le vêtement de l'enfant, au lieu d'être en coton, en toile ou en tissus de fantaisie, doit être fait d'une matière qui soit un mauvais conducteur de calorique, comme d'une grosse étoffe de laine; qu'il soit aussi solide pour supporter aisément le tirage et le frottement que lui feront subir les jeux violents des enfants,
�— 390 — et que la couleur en soit telle qu'on puisse l'exposer à tout sans crainte de le salir. Les jeux. — Les meilleurs sont ceux auxquels on se livre en plein ciel découvert, car ils procurent l'avantage d'habituer les écoliers aux intempéries. La vie au grand air les rendra plus robustes et les empêchera de ressembler à de petits hygromètres. On encouragera de préférence les exercices qui s'adressent à la fois aux muscles et aux sens, qui exigent dans le déploiement de la force une certaine adresse, comme la balançoire, le cerf-volant, la balle, le colin-maillard, les barres. De l'éducation intellectuelle. Le travail de T intelligence dans l'enfant. — Dans l'enfant, le travail de l'intelligence étant prodigieux, l'instituteur doit profiter de cette ouverture d'esprit pour lui donner des idées simples, justes, claires et précises ; mais il se défiera de la manie de faire de jeunes docteurs. La nature veut que les enfants soient enfants avant d'être hommes. Pour bien comprendre la méthode à suivre dans l'éducation de l'enfant, rappelez-vous que .les facultés ne peuvent éclore ni se développer toutes que d'après les lois d'une progression successive nécessaire. Il n'entre pas dans l'ordre de la Providence qu'elles .parviennent toutes à la fois à leur maturité, à leur puissance naturelle. Voici l'ordre dans lequel elles se développent On voit apparaître d'abord la mémoire ; puis l'imagination se révèle, puis la sensibilité, la raison et le jugement n'arrivent que tardivement pour
�— 391 — contrôler les actes des autres facultés. Il faut donc dans l'éducation de l'enfant suivre l'évolution des diverses facultés. La lecture. — La lecture doit être la base ou la partie fondamentale de l'éducation primaire. Nous la définissons l'art de bien exprimer par la parole, les pensées et les sentiments écrits, en donnant aux sens la valeur qu'ils doivent avoir. On distingue la lecture recto tono et la lecture naturelle. La première se fait sans inflexions ; autrefois elle était reçue partout ; aujourd'hui il faudrait peut-être qu'elle ne le fût nulle part, parce que ce ton monotone n'est pas naturel et qu'il est plus fatigant que le ton modulé. La lecture faite sur le ton modulé est la seule qui mérite de porter le nom de lecture accentuée avec inflexion ; elle donne au discours sa couleur, ses traits, son caractère, sa vie, et reproduit ainsi tous les sentiments de l'écrivain.
Principes relatifs à la lecture. 1° Il faut lire avec goût, c'est-à-dire sans répétition, sans précipitation, sans lenteur, en s'arrêtant aux signes de ponctuation, en donnant le ton naturel. 2° Il faut comprendre ce qu'on lit, et le faire comprendre à ceux qui écoutent: pour cela, voir à l'avance toute la phrase d'un coup d'œil, afin d'en saisir l'ensemble. Un bon lecteur doit lire des yeux deux lignes à la fois, ne pas diviser dans la prononciation des mots
�— 392 — qui sont unis par le sens, ni en accoupler d'autres qui n'appartiennent pas à la même idée. 3° La prononciation doit être claire, distincte, pure, élégante. « Il faut donner, dit Quintilien, à toutes les ettres le son qui leur convient. Il y en a quelquefois qui nous échappent, parce que nous n'appuyons pas assez dessus ; d'autres sur lesquelles nous appuyons trop, ce qui fait un parler confus. C'est pourquoi tout homme qui voudra acquérir une prononciation délicate, expressive, agréable, et en même temps se faire bien entendre sans fatiguer sa poitrine, devra s'habituer à donner un coup de langue avec vigueur, à pincer fortement les lettres, à faire vibrer les r et à donner une aspiration bien marquée à la lettre h quand elle est articulée : on y parvient aisément avec de l'exercice. Il est même utile de se mettre à la bouche, à l'exemple de Démosthène, quelque objet qui gêne la langue et qui la force à développer davantage ses mouvements. Ne craignez pas de fatiguer cet organe. Ses mouvements en deviendront plus souples et plus forts. L'expérience de tous les siècles a confirmé ces principes. 4° Il ne faut jamais commencer une phrase du même ton qu'on a fini la précédente. 5° Il faut avoir soin de respirer pour rafraîchir l'organe phonétique et reposer l'oreille de l'auditeur. 6° On ne doit jamais essayer de tout faire valoir dans une phrase ; il est même nécessaire d'en négliger en apparence certaines parties pour mieux faire ressortir par l'accentuation les mots qui ont le plus de valeur.
�— 393 — 7° Il faut avoir soin de finir les phrases par un ton qui indique à l'oreille que la phrase est terminée. Voilà, en résumé, les règles les plus importantes relatives à la lecture. Règles pour la coupe des phrases. — Toutes les règles doivent être basées, pour la coupe des phrases, sur ce principe fondamental qu'il faut grouper ensemble tous les mots qui sont inséparablement unis par le sens, et qu'il faut séparer par une pause plus ou moins considérable ceux qui n'ont pas entre eux un rapportaussi nécessaire, en réglant la durée des pauses uniquement sur la liaison plus ou moins étroite des idées. Nous croyons pouvoir les réduire aux suivantes : 1. On doit séparer, par des pauses plus ou moins considérables , toutes les propositions d'une même phrase, incidentes ou non, quand même la ponctuation aurait été négligée, tous les membres d'une énumération, les apostrophes et les exclamations, en un mot, tout ce que les écrivains ont coutume de séparer par signes ; exemples 1 :
« Ce palais, 1 ces meubles, | ces jardins, | ces belles eaux, | enchantent, | et vous font récrier ; d'une première vue | sur une maison si délicieuse, | et sur l'extrême bonheur du maître ; qui ia possède. || Il n'est plus ; | il n'en a pas joui si agréablement; ni si tranquillement ; que vous. || «
TOUS
(LA BRUYÈRE,
Des biens de la fortune,)
a Dieu des Juifs, | tu l'emportes ! = Oui, ; c'est Joas. — »
(KACIÏTE,
Athalie.)
] Le signe j marque une pause très légère, | une pause ordinaire, au milieu des phrases, Il une pause finale.
�— 394 — 2. Dans une proposition principale, il faut généralement séparer le sujet du verbe par une légère pause à moins que le sujet ne soit un pronom personnel :
<l L'homme ■ est une noble créature. || » a Je suis content ; | il est sauvé. || »
3. Si le sujet a un complément qui lui soit inséparablement lié, on les prononce d'un trait \
« Le cœur d'une mère • est plein de tendresse. || » « L'homme vertueux ;. est estimé de ses semblables. || »
4. Le verbe ne doit pas ordinairement être séparé de son régime direct, ni même, à son défaut, d'un régime indirect très court, sans s'arrêter :
Chérir la vertu ; | mourir de douleur ; | aller à Paris ; | en partant pour Eome. || Il dit à son père | qu'il reviendrait d'Italie, | en passant par la Suisse, etc. [| x>
5. On peut toujours faire un léger repos entre le verbe et un régime indirect de quelques mots ; souvent même il est nécessaire de le faire :
« 11 se résolut : à faire Fie sacrifice de sa vie. || » — « Il ne cessa pas un seul instant | de répéter les mêmes plaintes et les mêmes reproches. || »
6. Le régime direct et divers régimes indirects, qui peuvent le précéder ou le suivre, doivent toujours être séparés les uns des autres par des pauses convenables :
a Pendant qu'on oppose j aux ennemis de l'État | des généraux et des négociateurs habiles, | Il faut opposer, ; à la licence et aux vices, | des lois et des vertus. || s c< Je le vis s'enfuir : à travers un bois très épais, | le long de la rivière, — et portant toujours j sur ses épaules fatiguées | le lourd fardeau ■ dont il était chargé. » ||
7. Toutes les fois que le sujet ou le régime ont un ou plusieurs compléments qui ne leur sont pas inséparablement unis, et qui renferment assez de mois pour constituer de petits membres de phrase, on doit
�— 395 — ordinairement les en séparer, et les séparer entre eux par un temps plus ou moins marqué :
8 J'arrivai tranquillement à une prairie • coupée de plusieurs petits ruisseaux, | dont les eaux, , aussi fraîches que pures, | roulaient •' avec un léger murmure | sur un lit de sable fin : parsemé de petits cailloux. || Ce lieu, | si agréable, | si bien fait pour reposer d'une longue promenade | par une chaleur d'été, | m'invitait à respirer, • quelques instants, | l'air frais et parfumé : qui s'y jouait à l'aise. || »
8. Lorsqu'on doit faire une énumération, il faut s'arrêter légèrement devant le premier membre, malgré sa liaison avec le mot précédent :
« s « u Soyez ■ officieux, | complaisant, | doux, | affable, | Poli, | d'humeur égale, | et vous serez aimable. || » Montrez-vous '■ généreux, | humain, ] et bienfaisant. | Ne plaisantez jamais ; ni de Dieu, | ni des saints. || »
9. Mettez un léger temps après les mots ou groupes de mots qui expriment une comparaison ou une opposition :
«L'un ; riait toujours, [ l'autre :" pleurait sans cesse. || » — <( Celui-ci • ne comprenait pas qu'on pût rire, | celui-là ; trouvait partout à s'amuser. || » « J'estime plus | un caractère gai | qu'un caractère sombre. || » « Préférez toujours '■ la vertu pauvre | au vice opulent. [| »
10. Toutes les fois qu'on veut faire ressortir une idée avec force, on doit détacher les mots qui l'expriment, malgré la liaison qu'ils peuvent avoir avec ceux qui les précèdent ou ceux qui les suivent :
« Au bout du petit sentier, | il rencontra un cadavre ; | c'était celui ; de son fils 1 |j » «Sa mort? | elle a été • horrible! || » « Le martyr parut hésiter | un instant, | mais aussitôt ] un rayon de force ; brilla dans ses yeux ; | un ange | sans doute [ lui monta ; la palme immortelle, | qu'il allait perdre. || » « As-tu donc oublié • tout ce que j'ai fait pour toi? | Ah 1 [ ton ™e | ingrate et perverse | ne se souvient plus de mes bienfaits I || »
Malgré la vérité de toutes ces règles, qui sont fondées sur la nature et l'expérience, on est obligé d'abandonner le soin de les modifier, dans une foule de
�— 396 — circonstances exceptionnelles, à l'intelligence et à la sagacité des lecteurs et des orateurs. La voix. — Ses registres. — La voix est un son pro. duit par l'air chassé des poumons et devenu sonore à la sortie de la glotte. L'appareil phonateur se compose du larynx, du poumon, de la trachée artère,de la glotte, des amygdales,du pharynx, enfin do la bouche et des fosses nasales qui terminent le tuyau vocal. Poussé avec plus ou moins de force, l'air fait vibrer les cordes du larynx et donne lieu à des sons qui se modifient par leur passage àtraversle tuyau vocal, selon l'état de la langue, des lèvres, des mâchoires et des dents. La voix a trois registres qui sont le médium, le grave et Y aigu. Sa justesse est essentiellement liée à la justesse de l'oreille. Il faut poser en principe fondamental, pour un homme qui connaît sa voix, qu'il doit toujours en prendre le médium au commencement, si des circonstances particulières ne l'obligent pas à faire autrement; car, dit Quintilien, en prenant au début un ton moyen entre le ton élevé et le ton bas, il sera facile ensuite de monter ou de descendre, quand on en sentira le besoin ; ce qui serait impossible si d'abord on se jetait dans le haut ou dans lobas de la voix. Dans la lecture comme dans la déclamation, la voix, ajoute Quintilien, doit subir des modifications analogues à celles de la pensée. Quand le sujet est gai, la voix est pleine, simple, en quelque sorte enjouée; mais , dans la dispute , elle s'élève de toutes ses
�— 397 — orces et déploie toute son énergie ; dans la colère, elle st farouche, rude, pressée, et coupée par une respi■alion fréquente. Il n'est pas possible, en effet, que a poitrine fournisse des sons de longue haleine quand lie en fait une telle dépense. Dans les compliments, es aveux, les excuses, les prières, la voix est douce et eu élevée ; dans les conseils, les avis, les promesses, les consolations, elle est grave. Elle est comprimée dans la crainte et dans la honte, forte dans les exhortations, mm dans la dispute, faible, flexible et comme voilée lansla compassion. Dans les digressions elle Ibondante, facile et claire. sera
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Dans le récit oratoire et dans le discours en général,
lelon sera plein entre l'aigu et le grave; maisil s'élèvera lu s'abaissera en suivant le mouvement des passions lelon le degré même des affections de l'âme. Les intonations. —Elles consistent à établir une harmonie parfaite entre les tons et les idées. Plus elles sont lonformes aux idées émises, plus elles sont justes ; leur rariété et leur justesse font le charme de la diction. Les inflexions sont les différentes nuances ou flexililités delà voix provenant, dans le parcours d'un ton, les diverses affections intérieures. On n'est vraiment naître de sa voix que quand on apprend à s'en servir.
I
De la liaison des mots. — Il faut lire les mots en se ;onformant aux règles qui régissent les liaisons. On entend par liaison entre deux mots l'articulation l'une consonne finale sur la voyelle initiale du mot iuivant, de manière à les joindre en une seule syllabe : •petit enfant, grand homme s>, se disent « peti ^enfant, pan Aomme. »
�— 398 — Voici en résumé les règles qui régissent la liaisoi des mots : 1° Il ne peut y avoir de liaison entre deux mois qui sont séparés par le sens et qui doivent l'être pai une pause dans la prononciation. 2° Toutes les fois que, les deux mots étant unis par le sens, la consonne finale du premier est articulée de droit, en toute rencontre, il est évident que la liaison a toujours lieu nécessairement. Dans ce cas, la consonne conserve le .son qui lui esl propre : ainsi dans Félix, gratis, x sonnant comme es, et s comme c, vous lirez: « Félix est bon; donner gratis à ses amis » ; comme s'il y avait : «Féli c s'est bon, donner grati çà ses amis ». Vous prendrez garde de substituer le son du z à celui du s ou du ç. 3° Plusieurs finales muettes dans les mots pris isolément changent leur son naturel en s'articulaul pour la liaison : s et x sonnent alors comme z, é comme t, et g comme k : Vous êtes d'heureux amis se prononcera : Vou zêtes d'heureugarnis ; — il répondà vos vœux, il répon tà vos vœux; — il sue sangel eau, il sue san lié eau, etc. 4° Les sept finales d, g, r, t, s, x, z, quand elles ne sont pas immédiatement précédées d'une autre consonne articulée, s'unissent toujours à la voyelle suivante. « Vous avez appris que tout ambitieux prétend aux honneurs, à un rang élevé », se prononcera donc toujours : « Vou savé rappris que tou ^ambitieux préten ta.u ^honneurs, à un ran A'élevé. o° Lorsque la finale d'un mot est muette, et que la consonne qui la précède immédiatement est articulée,
�;'ftstavec cette consonne que se fait la liaison. Si cette ;econde lettre était aussi muette, et qu'elle fût imméliatementprécédée d'une troisième consonne articulée, a liaison se ferait sur cette antépénultième. Corps à ;orps, l'univers entier, le renard est rusé, une mort tffreuse, etc., se prononcent : cor-à-cor, l'uni ver mtier, le renar est rusé, une mor affreuse, etc. (1). La prosodie. — La prosodie est la prononciation régulière et mesurée des mots selon l'accent et la quanité. L'accent prosodique est cette élévation ou cet abaissement que la voix donne à certaines syllabes selon leur importance. La quantité est le temps plus ou moins long qu'il faut mettre à prononcer les syllabes relativement les unes aux autres, quelque lent ou rapide que soit le débit. Nepas observer laquantité,c'estdétruire l'harmonie des mots et en grande partie l'effet de la pensée. Et pour vous convaincre de cette vérité, donnez à lire le « songe d'Athalie » à un de ces hommes dont la lourde prononciation annonce l'absence complète du son musical, puis à un autre dont l'organe délicat et flexible sache sans affectation moduler des sons variés avec art et avec goût : vous sentirez ce que peuvent l'arrangement des syllabes et les inflexions de la voix pour exprimer une pensée et communiquer un sentiment. L'habitude d'entendre bien parler et de fréquents
(1) Voyez pour plus de détails les Principes publique par le R. P. Champeau. de lecture
�— 400 — exercices d'imilation constituent la meilleure méthode pour apprendre à bien connaître et à bien observer la quantité. Il existe bien des règles, mais difficiles etmultipliées. Peu de personnes consentiraient à les étudier : nous nous bornons à donner les plus faciles et les plus importantes. Syllabes longues. Faites longue dans la prononciation : l°toutevoyelle surmontée d'un accent circonflexe : tête, évêque, apôtre, etc. ; 2° Toute syllabe masculine terminée par les lettres caractéristiques du pluriel, 5, x, z (quand même le mot serait au singulier) ; exemples : sacs, sels, temps, nez, Angers, Lonviers, etc. ; 3° Toute syllabe nasale (c'est-à-dire formée d'une voyelle nasale) qui est suivie d'une consonne autre que la nasale elle-même redoublée : emprunter, intention, etc. ; 4° Toute voyelle pénultième suivie d'un s et d'une muet final : rose, pause, base, sottise, etc. ; 5° Toute syllabe suivie de r redoublé, pourvu que le redoublement ne s'articule pas : tonnerre, barre, terre, etc. ; 6° Toute voyelle suivie immédiatement d'un emuel dans la même syllabe :joue, rue, joie, dévouement,'} prierai, il balaiera, etc. ; 7° La syllabe qui précède immédiatement les deuxs à l'imparfait du subjonctif des verbes : que faimasse,
�— 401 — que lu fisses, qu'ils reçussent, etc. ; et de même dans beaucoup d'autres mots, comme basse, châsse (de saint), abbesse, professe, cesse, confesse, passe, grasse, lasse, tasse, amasse, casse. Mais il y en a un grand nombre quifontexeeption ; parexemple : chasse (aux animaux), potasse, masse, passif, asservir, etc., et même le verbe que je fasse, etc. ; 8° La plupart des syllabes formées des voyelles suivantes : 1° au, œu : pauvre, plausible, cœur, etc. ; 2° ai et ei, quand elles ont le son ouvert : fournaise, punaise, baleine, etc. ; 3° eu, dans les terminaisons en eweal en euse : heure, malheureuse. Mais on voit, par nos exemples mêmes, que toutes les longues ne le sont pas également. Le nombre des douteuses en français est très considérable.
Syllabes brèves. Faites brève : 1° Toute syllabe finale dont la voyelle ou la diphtongue est immédiatement suivie d'une consonne, dernière lettre de la même syllabe, si cette consonne n'est pas une des caractéristiques du pluriel, s, x, z : sot, pot, fil, Sem, Cham, Lot, etc. ; et par conséquent toutes les syllabes terminées par 17 mouillé, à la fin des mots : orgueil, éventail, babil, travail, etc. La même syllabe est encore brève dans les mots : travailler, détailler, émailler, médaille, et plusieurs autres, mais non dans tous les mots qui ont // mouillés ; 2° La voyelle qui précède les redoublements de consonnes articulées, contrairement à ce que nous voyons
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—
en latin : Bellone, terrifier, illégal, pittoresque, etc. ; 3° La syllabe qui précède m ou n redoublés, quand même on n'en ferait sonner qu'un seul ; exemples : consonne, consommer, femme, que tu prennes, etc. ; excepté dans flamme et enflammer. 4° Toute syllabe finissant par r ou s articulés, et suivie d'une autre syllabe qui commence par une consonne différente : berceau, marteau, infirme, astre, jaspe, funeste, etc. ; 8° Toute .voyelle ou diphtongue suivie immédiatement d'une voyelle appartenant à une autre syllabe : louer, haïr, action, etc. Ceux qui souhaiteraient des règles plus étendues consulteront les auteurs qui ont traité cette spécialité (1). Mais nous pensons qu'ils seront épouvantés par les exceptions, et qu'ils en reviendront bientôt à notre principe déjà émis, que la meilleure méthode est d'écouter attentivement les personnes qui prononcent bien, et de s'efforcer de les imiter. Delaponctuation. La ponctuation est l'art de distinguer par des sigoes reçus les phrases entre elles, les sens partiels qui constituent ces phrases et les différents degrés de subordination qui conviennent à chacun de ces sens. Les signes de ponctuation sont la virgule (,) — le point et virgule (;) — les deux points (:) — le point (.) — le point interrogatif (?) — le point exclamatif (!) — les
(1) M. Duquesnois a publié une petite Prosodie française, qui entre dans les plus minutieux détails.
�— 403 — points suspensifs... — la parenthèse (...)—les guillemets («) — le tiret (—). L'a virgule se met entre les parties semblables qui ne sont pas unies par une des conjonctions et, ou, ni, qui ont peu d'étendue, et dont aucune ne se trouve déjà subdivisée en parties distinctes par un signe quelconque de ponctuation : Les armes, les séditions, les guerres civiles ravageaient la chrétienté. Le point et virgule remplace la virgule entre les parties semblables qui ne sont pas toutes compactes, c'est-à-dire dont quelques-unes renferment déjà des sous-divisions marquées par la virgule ; il se met aussi entre les propositions coordonnées qui ont trop d'étendue pour être séparées par une virgule. Cependant on se contente presque toujours de mettre une simple virgule devant les conjonctions et, ou, ni. C'est par la sagesse, disaitle jeune roi, que je deviendrai illustre parmi les nations ; que les vieillards respecteront ma jeunesse ; que les rois voisins, quelque redoutables qu'ils soient, me craindront ; que je serai aimé dans la paix et redouté dans la guerre. Les deux points se placent avant une citation et avant toute partie de phrase qui doit expliquer, confirmer ou résumer ce qui précède : Les peuples s'écriaient avec étonnement : On ne voit point d! idole en Jacob. (Bossuet.) Telle est Vinjustice des hommes : la gloire la plus pure et la mieux méritée les blesse. (Fléchier.) Le point se met à la fin d'une phrase. Ex. La paix fut donnée à l'Eglise. Constantin la combla d'honneurs et de biens. La victoire le suivit partout. (Bossuet.)
�Le point d'interrogation se met après une phrase interrogatoire.
Ex. Qu'est-ce qu'être bien penser et bien agir. sage ? demandez-vous. — C'est
Le point d*exclamation se met après une phrase exclamative ou après une interjection. Ex. : Oh! qui pourra compter les bienfaits d'une mère ? Les points de suspension s'emploient pour indiquer qu'on n'achève pas d'exprimer la pensée, soit parce qu'on ne le veut pas, soit parce qu'on ne le doit pas, soitpour marquer une émotion. Ex. : Quant à eux... Mais j'ai promis de me taire. Le tiret sert à indiquer le changement d'interlocuteur dans un dialogue et à éviter la répétition des mots dit-il, ajouta-l-on, etc. Exemple :
Est-ce assez ? Dites-moi ; n'y suis-je point encore ? — Nenni. — M'y voici donc ? — Point du tout. — M'y voilà? — Vous n'en approchez point.
(LA FONTAINE.)
Les parenthèses servent à renfermer des remarques, des citations, des dates, qui ne doivent pas faire partie du texte. Exemple :
Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe ?) Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge.
(RACINE.)
Les guillemets s'emploient au commencement et à la fin d'une citation.
�_ 411 — Le travail personnel de l'élève dans la préparation de la lecture. La signification des mots. — Le premier soin de l'élève dans la préparation de la lecture consiste à chercher tous les mots dont il ne connaît pas la véritable signification : Trouve-t-il les mots suivants : exil, bannissement, patrie, nation,pays, esprit, talent, génie, il les cherchera dans un dictionnaire et les écrira dans un cahier avec leur véritable sens. {"Exil, s. m., peine prononcée par le souverain ou par un tribunal qui éloigne quelqu'un de sa patrie, de son domicile, mais qui n'emporle point déshonneur. Au figuré, lieu où l'on est obligé de demeurer, et où l'on estprivé des agréments dont on jouissaitordinairement ailleurs. 2° Bannissement, s. m., condamnation juridique par laquelle une personne est bannie d'un lieu, d'un pays, d'un État, d'un district. 3° Patrie, s. f. (patriee terra), société politique dont on est membre. Pays, lieu où l'on est né. 4° Nation, s. f. (natio), quantité considérable de peuple qui a une origine et une naissance commune, qui parle le même langage, et qui ordinairement obéit au même gouvernement. Nation, peuple (syn.). Dans le sens littéral et primitif, nation marque un rapport commun de naissance, d'origine ; et peuple, un rapport de nombre et d'ensemble. La nation est une grande famille, le peuple est une grande assemblée.
�— 412 — Dans une autre acception, nation comprend les naturels du pays, et peuple tous les habitants. S0 Pays, s. m. (pagus), étendue de terre comprise sous un même nom, province sous les lois d'un même gouvernement, région, contrée, canton. 5° Esprit, s. m., substance incorporelle. Dieu est un pur esprit. — L'âme de l'homme. — L'âme d'une personne morte. Le mot esprit, quand il signifie une qualité de l'âme, peut se définir liaison ingénieuse, 6° Le talent et le génie. Le talent est une aptitude singulière, naturelle ou acquise à faire quelque chose : talent de l'esprit, lapoésie, la musique. Le génie paraît être plus intérieur, et tenir un peu plus de l'esprit inventif. Le talent semble être plus extérieur et tenir davantage d'une exécution brillante.On a le génie de la poésie et de la peinture ; on a le talent de parler et d'écrire. Orthographe. Après avoir cherché la valeur des mots dans un dictionnaire, l'enfant épèlera les plus difficiles pour mieux se rendre compte des lettres qui les constituent. Il examinera comment s'écrivent : tête, évêque, apôtre,polytechnique,index,sphinx,larynx,Alvarez, Coblenlz,Cortès, Metz, Rodez, Suez, toast, zénith, Auxerre, Bruxelles, deuxième, dixième, Newton, etc. Ponctuation. L'élève doit étudier la ponctuation d'un morceau de lecture, et la reproduire exactement par raisonnement. Le sens d'une leçon. Après avoir lu une leçon avec soin, l'élève doit la résumer en quelques lignes dans son cahier, pour en donner le sens d'une manière orale. Le travail de l'instituteur. Après avoir demandé à
�— 413 — l'élève la valeur des mots, l'instituteur leur donnera un nouveau développement, dans l'ordre où ils ont été écrits. L'élymologie et l'histoire sont d'accord, dira-t-il, à nous figurer l'exil comme une moindre peine que le bannissement. L'exil n'est qu'une fuite précipitée [ex satire) hors du lieu natal, fuite qui peut d'ailleurs être volontaire et qui à Rome sauvait des autres châtiments. L'exil, nous dit Cicéron, n'est point un supplice, mais un refuge, un port contre la menace du supplice. Le bannissement implique une idée de sentence, de publicité, d'où il suit que le bannissement emporte l'intervention d'une autorité qui prononce. ho.patrie est, avant tout, le lieu des pères. Les tribus américaines avaient raison d'emporter dans leurs émigrations les ossements des ancêtres, car c'est la cendre des morts qui créa la patrie. Le mot nation dit surtout communauté de naissance, fraternité entre hommes sortis d'une même race. Quant au pays, c'est le village, pagus. L'esprit s'exerce sur les petits défauts de caractère, sur les petites vertus. Qu'est-ce que l'esprit ? Rien autre chose que l'originalité de bon aloi aux prises avec les réalités familières, le bon sens vif et alerte se jouant parmi les objets de l'ordre inférieur, y marquant des rapports qui échappent au vulgaire, piquant par la justesse et l'imprévu de ses découvertes ; fin s'il parle surtout à l'intelligence et lui donne à penser ; gracieux si la finesse est enveloppée d'une image aimable ; délicat si elle-même sert d'enveloppe au sentiment ; voilà l'esprit, il pique, chatouille et flatte.
�— 414 — Le talent et le génie s'exercent dans cet ensemble aussi de relations qui unissent Dieu, l'homme, le monde ; c'est à eux qu'il appartient de frapper et d'ébranler puissamment, à eux la profondeur, l'éclat superbe, les élans pathétiques ; ils peuvent nous étonner par la force, la hardiesse et le sublime. Le génie estcette puissance intellectuelle de l'homme qui découvre vite des rapports et leur donne la notoriété. Le talent fait la même chose, mais il le fait moins bien et moins vite. Le génie est donc le suprême du talent. Vorthographe. L'instituteur demandera à l'élève l'orthographe des mots qu'il a lus, et les lui fera écrire sur le tableau ; il le questionnera sur la ponctuation, et lui expliquera les règles qui la régissent. Il habituera ensuite l'élève à parler sur le sujet de la lecture qu'il a déjàrésumé. On ne saurait trop engager les instituteurs à parler moins pendant les classes, et à faire parler davantage leurs élèves. La Grammaire. Montaigne, Locke conseillent une grande sobriété en fait de règles grammaticales ; et dans sa « Lettre à l'Académie » Fénelon écrit : « Ne donner d'abord queles règles les plus générales de la grammaire ; les exceptions viendront peu à peu. Le grand point est de mettre une personne le plus tôt qu'on peut dans l'application sensible des règles par l'usage ; ensuite cette personne prend plaisir à remarquer le détail des règles qu'il a trouvées d'abord sans y prendre garde. » Bossuet, expliquant au Pape Innocent XI le plan
�qu'il avait suivi dans l'éducation du Dauphin, dit en parlant de la grammaire : « Notre principal soin a été de lui faire connaître la propriété et ensuite l'élégance de la langue française. « Pour adoucir l'ennui de cette étude, nous lui en faisions voir l'utilité ; et, autant que son âge le permettait, nous joignions à l'étude des mots la connaissance des choses. » La Géographie. L'étude de la géographie doit être pour les enfants un voyage instructif et agréable. Rappelez-vous la méthode de Bossuet : « Nous voyions, dit-il, la géographie en jouant et comme faisant voyage ; tantôt en suivant le courant des fleuves, tantôt rasant les côtes de la mer et allant terre à terre; puis, tout d'un coup, cinglant en haute mer, nous traversions dans les terres, nous voyions les ports et les villes, non en les courant comme feraient des voyageurs sans curiosité, mais examinant tout, recherchant les mœurs, surtout celles delà France, et nous arrêtant dans les plus fameuses villes, pour connaître les humeurs opposées de tant de divers peuples qui composent cette nation belliqueuse et remuante : ce qui, joint à la vaste étendue d'un royaume, faisait voir qu'il ne pouvait être conduit qu'avec une profonde sagesse. » De l'histoire. —« L'histoireesttrèsimportante,nous ditFénelon : c'est ellequinousmontrelesgrandsexemples, qui fait servir les vices mêmes des méchants à l'instruction des bons, qui débrouille les origines et qui
�— 416 — explique par quel chemin les peuples ont passé d'une forme de gouvernement à une autre. « Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays ; quoiqu'il aime sa patrie, il ne la flatte jamais. L'historien français doit se rendre neutre entre la France et l'Angleterre, il doit louer aussi volontiers Talbot que Duguesclin, il rend autant de justice aux talents militaires du prince de Galles qu'à la sagesse de Charles V (1). » Méthode pour apprendre l'histoire — L'enfant doit étudier l'histoire, la plume à la main. Dans les études historiques, c'est l'intelligence qui jouelerôle principal, et la mémoire ne collabore que d'une manière secondaire. S'agit-il d'un personnage célèbre : il cherchera à connaître l'influence qu'ont exercée sur ses destinées l'éducation du premier âge ou le milieu dans lequel il a vécu ; il étudiera ses défauts et ses qualités, et jugera les actes d'après l'époque où il vivait. S'agit-il d'un grand capitaine : il étudiera son génie dans les plans de campagne et sur le champ de bataille, sa Lactique militaire dans les marches et contre-marches, sa bravoure dans les combats, et sa générosité dans le pardon accordé aux vaincus. Est-il question d'un grand peuple : il faut étudier ses origines, sa religion, ses mœurs, ses usages, les grands hommes qui l'ont illustré, et les causes qui ont préparé sa grandeur ou sa décadence. Cette méthode, que nous développerons dans les (J)
Fénelon, Lettre à l'Académie.
�— 417 — éludes secondaires, aura pour but d'éclairer l'intelligence de l'élève, de lui ouvrir de nouveaux horizons et de l'exciter au travail. L'étude prématurée des mathématiques altère les facultés de l'âme. L'homme est esprit, et à ce litre il, possède deux facultés essentielles : l'intelligence et la volonté. Il est encore esprit et corps : de l'union de ces deux éléments procèdent deux autres facultés nouvelles que j'appellerai mixtes, à raison de leur situation moyenne entre les sens et les puissances de l'esprit pur ; ces facultés sont l'imagination et la sensibilité. Lorsque les facultés supérieures ont une certaine vigueur, un certain développement, l'étude des mathématiques affermit, par un exercice vigoureux et utile, par une laborieuse gymnastique intellectuelle, la réflexion, le jugement, le raisonnement. Mais toutes les fois qu'on accorde aux mathématiques une prédo'minance prématurée dans l'éducation, il en résulte de grands malheurs : l'imagination, la sensibilité, qui collaborent avec les facultés supérieures pour les travaux intellectuels, s'éteignent tristement, puisqu'elles ne trouvent pas dans ces études l'aliment qu'elles réclament ; de plus, elles étouffent les facultés supérieures, qui n'étaient pas assez fortes pour porter le poids dont filles se trouvent surchargées ; elles enlèvent à l'intelîgence les grâces, l'éclat, la générosité, la chaleur que lui auraient communiquée l'imagination et la sensibilité ; elles lui enlèvent aussi la justesse morale, c'est-àdire la vraie grandeur de l'âme.
�— 418 — Les princes delascience,Descartes. Pascal, Leibnilz Bossuet et Fénelon ont écrit dans le même sens. Respectons donc l'intelligence des enfants,
afin
qu'ils ne soient pas condamnés plus tard à fixer sur les lettres et les sciences humaines des yeux affaiblis et stupides, et le regard incertain d'une intelligence éteinte ou égarée.
Le Style. Le style, c'est l'art d'ordonner les pensées, et de les présenter dans leurs détails avec la couleur, le mouvement et les expressions qui leur conviennent,pour agir sur l'âme du lecteur. Ordonner les pensées, c'est les enchaîner étroitement ; les exprimer dans leurs détails, c'est les exprimer d'une manière complète ; les colorer, c'est incarner Tirnage dans la pensée ; l'expression de la pensée, c'est la forme qu'elle revêt ; elle est la fleur du style. On distingue généralement trois genres de styles: le style simple, le style tempéré, le style sublime. Le style simple exige une manière de s'exprimer naturelle, presque sans ornements et sans passions fortes. 11 ne tend qu'à être pur, clair et précis. Le style tempéré tient le milieu entre le simple elle sublime ; il suppose un sujet sérieux et utile, admet tantôt des images brillantes et variées, tantôt des allusions d'une extrême délicatesse. 11 n'a, il est vrai, ni la simplicité du premier ni l'émouvante énergie du second ; mais il renferme parfois l'heureuse facilité de l'un, et quelquefois la noblesse de l'autre.
�— 419 — Le style sublime est des plus difficiles à définir : à lui appartient l'essor le plus élevé des sentiments et des idées. Par la grandeur et le choix de ses pensées, la majesté de ses expressions, ses élans spontanés, il frappe l'esprit d'étonnement, imprime à l'âme des mouvements de surprise et d'admiration. C'est même là le caractère dominant de ce style. Qualités des trois styles. — Chacun de ces styles doit réunir six qualités essentielles : la pureté, la clarté, la précision, le naturel, la noblesse et l'harmonie. 11 devient pur en employant grammaticalement, et dans la véritable acception, les mots consacrés par l'usage ; clair, en faisant comprendre sur-le-champ la pensée exprimée ; précis, en indiquant ce qui est nécessaire, sans rien de superflu ; naturel, en rendant la pensée sans apprêt et sans effort ; noble, en n'employant ni bassesidées ni triviales images, si elles ne sontrelevées par d'heureux accessoires ; harmonieux, en disposant lesphrases d'une manière imitative, agréable à l'oreille et toujours en rapport avec le fond du discours. La Lettre. La lettre est une conversation entre deux personnes absentes. Rien de plus indispensable que le talent d'écrire une lettre, car il n'est aucun genre de composition qui soit d'un plus fréquent usage dans la vie ; et souvent on juge un homme par la manière dont il a écrit une lettre. Le genre épistolaire comporte toutes les formes et toutes les variétés de style.
�— 420 — Ses principales qualités sont celles qui conviennent à la conversation des personnes bien élevées : simplicité, naturel, facilité, abandon, bienséance. La simplicité consiste à exprimer clairement sa pensée sans aucune recherche d'élégance. Ecrivez simplement, disait Fénelon, et avec une certaine exactitude sérieuse et modeste qui fait plus d'honneur que les lettres les plus élégantes et les plus gracieuses. Pour qu'il y ait simplicité dans le style d'une lettre, il faut des mots qui semblent s'être mis d'eux-mêmes à la place qu'ils occupent, des phrases coupées sans symétrie, beaucoup de réserve dans les figures et peu de hardiesse dans les tours. Fuyez donc la recherche et l'affectation. Mme de Sévigné écrivait à sa fille : & Vous médites « plaisamment que vous croirez m'ôter quelque chose « en polissant vos lettres. Gardez-vous bien d'y toute cher, vous feriez des pièces d'éloquence ; cette pure « nature est précisément ce qui est beau et ce qui « plaît uniquement ». La facilité exige qu'on évite tout ce qui sent la contrainte et la gêne, tout ce qui décèle l'étude et le travail ;]« soyez vous et non autrui », écrivait encore Mme de Sévigné à sa fille. « Votre lettre doit m'ou« vrir votre âme et non votre bibliothèque. Abandon.—Puisque la lettre est une conversation par écrit, il faut écrire à peu près comme on parle. 11 est bien entendu que l'on parle bien. La convenance dans la lettre exige que l'on n'oublie jamais ce que l'on est et ce qu'on doit à la personne
�— 421 — à laquelle on écrit. Elle consiste surtoutdans le tact et le discernement qui nous apprennent ce que l'on doit à l'âge, au rang-, aux mille différences de relations personnelles qui peuvent nous liera autrui. Au supérieur on doit du respect, mais sans bassesse ni flatterie ; à un égal de l'honnêteté et de la modestie ; à un inférieur de la bonté et une noble condescendance. On ne doit pas écrire à un inconnu comme à un ami intime. C'est par la convenance qu'on répand de la variété dans le style. La Narration. La narration est l'exposition d'un seul fait. Toute narration comporte l'exposition, le nœud de l'action et le dénoûment. L'exposition a pour but de préparer les esprits, de faire connaître le lieu de la scène, l'époque de l'événement, les personnages en action, et de donner l'intelligence de ce qui va suivre. Lenœud de l'action est cette partie du récit où les intérêts se compliquent et les obstacles se multiplient, où les personnages se heurtent et s'embarrassent, de sorte que le lecteur ne peut prévoir si l'issue sera heureuse ou funeste. L'intérêt de la narration dépend presque toujours de la manière dont le nœud se présente à l'esprit du lecteur. le dénoûment est le point où aboutit et se résout le nœud de l'action. Le dénoûment ne doit pas être annoncé,mais il doit être amené et préparé d'avance par tout ce qui pré-
�— 422 — cède, et répondre ainsi aux promesses de l'exposition. Les qualités de la narration. — Les qualités générales de la narration sont l'unité, la clarté, la brièveté, l'intérêt et l'agrément. L'unité consiste en ce que tous les détails et tous les faits accessoires se rapportent à un point principal et tendent à un seul but. La clarté consiste à mettre dans tout son jour le fait principal, de manière que le lecteur puisse le saisir dans son ensemble et dans son détail. La brièveté consiste à mettre dans la narration ce qu'il faut. Le modèle de la brièveté dans la narration sera toujours le bulletin laconique de César, « veni, vidi,vici, » qu'Agrippa d'Aubigné a traduit fort heureusement et d'une façon tout aussi concise dans ses stances sur la mort d'Henri IY : « Je vins, vis, et vainquis. » L'intérêt consiste à attacher le lecteur aux événements que l'on raconte et à lui inspirer le désir d'ea connaître le dénoûment. Lagrément consiste dans le judicieux emploi des ornements que peut comporter le sujet qu'on traite, Le style dans la narration doit toujours être proportionné à la nature des événements qu'on raconte, et rendre l'action tellement présente qu'on croie lavoir de ses yeux.
�CHAPITRE III.
]JE L'ÉDUCATION SECONDAIRE.
Véducation secondaire a-t-elle pour tous les enfants la même importance ? — A quel âge doit-elle commencer? — V éducation privée est-elle préférable à Féducation publique ? — Plaidoyer de Quintilien. — Coup d'œil sur la littérature grecque et la littérature latine. — La traduction du latin. — Les thèmes. — Devoir des maîtres dans l'explication des auteurs. — Etude de la langue française. — Analyse des auteurs. — L'art d'écrire l'histoire. — Le discours. — Le style d'après Buffon. — L'esprit. — Le talent. — Le génie. — Les facultés de l'âme. — Leur hiérarchie et leurs exigences dans la littérature. — Du sublime. — Des cinq sources du grand par Longin. — De F orateur daprès les lois de la physiologie, Fhygiène et la psychologie. — Définition. — Les princes de F éloquence à travers les siècles. — Les qualités de l'orateur. — Ce que la parole lui coûte. —L'orateur qui se fatigue n est pas orateur.— Preuves fournies par la psychologie et par Fhygiène. — La gymnastique physique, intellectuelle et morale de l'orateur. — La plume est touvrière de l'éloquence.— Programme de la science que doit acquérir [orateur.— Comment il s'informe des choses et leur donne F empreinte de son âme. —
27
�— 424 — L action, —La voix. —Rôle de la voixdans les phénomènes de la vie morale. —La voix mélodieuse,la voix sympathique, la voix sonore de F orateur. —La voix susceptible de perfection. — La voix de Démosthène et de Cicéron. — Le geste. —La physionomie. — La mémoire oratoire. — L'orateur du dix-neuvième siècle doit être un orateur improvisé préparé. — Thiers, Lacordaire, Dupin. — Hygiène de la voix. L'éducation secondaire n'a pas pour tous les enfants la même importance. — Indispensable pour ceux qui veulent embrasser une carrière libérale, elle devient presque inutile à ceux qui désirent entrer dans le commerce, le télégraphe, les bureaux de poste et les chemins de fer. Il faut donc, suivant la remarque de Spincer, examiner quel est pour les enfants le savoir le plus utile. Chaque chose doit être appréciée dans la vie suivant sa valeur intrinsèque. A quel âge les enfants doivent-ils commencer l'étude du latin et du grec. — Lesenfantsne doivent commencer l'étude de ces deux langues qu'à onze ou douze ans, lorsque leurs facultés naissantes ont été cultivées convenablement et se sont fortifiées par un exercice naturel dans la langue française. Et je ne connais pas de tyrannie plus odieuse et dont les conséquences sont plus lamentables que l'étude simultanée du français, du latin, à laquelle on condamne quelquefois l'âge le plus tendre. Il ne faut pas faire étudier le latin et le grec aux enfants qui n'y ont ni goût ni aptitude. — Quel profit peuvent retirer de ces études de pauvres infortunés
�— 425 — qui passeraient toutes les longues heures de leurs tristes journées à pâlir sur des auteurs qu'ils n'entendent pas ; à lire, ou du moins à avoir forcément sous les yeux des livres qu'ils ne comprendront jamais ; à écrire des devoirs où il n'y a aucun sens, aucune forme de la pensée et de la parole humaine ! et cela à l'époque où toutes les facultés les plus actives de l'esprit devraient se développer en eux. L'éducation du Dauphin est demeurée en ce genre un monument d'une triste et irrécusable célébrité. Feu Monseigneur, écrivait Mmc de Maintenon, savaità cinq ou six ans mille mots latins et pas un seul quand il fut maître de lui. La manière rude avec laquelle on le forçait d'étudier, écrivait Mme de Gaylus, lui donna un si grand dégoût pour les livres, qu'il prit la résolution de n'en jamais ouvrir quand il serait son maître. 11 a tenu parole. . Une faut donc appliquer un enfant qu'aux études dont il est capable. Véducation privée est-elle préférable à l'éducation publique ? — Plaidoyer de Quintilien. — Quintilien examine cette question avec le plus grand soin, et l'on trouve chez lui les mêmes objections et les mêmes réponses qu'on fait aujourd'hui. Il décide pour l'éducation des classes. Voici son plaidoyer. « Je vois que les législateurs les plus célèbres et les « auteurs les plus éminents se sont déclarés pour l'é« ducation publique. Mais il ne faut pas dissimuler « que quelques personnes ont sur ce point une con« viction personnelle à l'usage presque général. Deux
�— 426 — « « « ce « « « « « « raisons semblent surtout les déterminer : la première, c'est que les mœurs doivent être plus en sûreté loin de la foule des hommes naturellement plus enclins au vice, et dont le contact (plut au ciel que ce reproche fût sans fondement !) a été souvent la cause de dérèglements honteux; la seconde, que le maître, quel qu'il soit, semble devoir dispenser plus largement son temps à un seul élève, que s'il avait à partager le même temps entre plusieurs.
« Le premier motif est tout à fait grave ; car s'il « était certain que les écoles fussent avantageuses aux « études, mais nuisibles aux mœurs, je serais d'avis <r qu'on apprît plutôt à bien vivre qu'à bien parler. « Mais, selon moi, ces deux choses sont inséparables. « Je ne pense pas qu'on puisse être orateur sans être « homme de bien ; et, quand cela serait possible, je « ne le voudrais pas. Examinons d'abord ce premier « motif. On dit que les mœurs se corrompent dans les « écoles, et, en effet, cela arrive quelquefois. Mais ne « se corrompent-elles pas aussi au sein des familles? « Combien d'exemples prouvent que, soit dans les « écoles, soit dans la maison paternelle, un enfant « peut également perdre ou conserver son innocence; « le naturel et l'éducation font toute la différence. « Supposez un enfant naturellement enclin au mal, « supposez qu'on aura négligé dans le premier âge de « former ses mœurs et de le surveiller ; la solitude lui ce fournira-t-elle moins d'occasions de se livrer à ses « penchants vicieux ? En effet, le précepteur domes« tique ne peut-il pas être un homme dépravé; et le
�— 427 — commerce d'esclaves corrompus est-il plus sûr que celui d'hommes libres de peu de retenue ? Mais si l'enfant est Lien né, si les parents ne sont pas aveugles et endormis dans une coupable insouciance, on peut, et c'est le premier soin des personnes sages, faire choix d'un précepteur vertueux et soumettre l'enfant à une discipline sévère ; on Î peut, en outre, attacher à ses côtés un ami de mœurs « graves, ou un affranchi fidèle, dont la présence « assidue tienne en respect ceux mêmes que l'on n redoute. « Au surplus, le remède à ces craintes était facile. « Plût aux dieux qu'on n'eût pas à nous imputer à « nous-mêmes les dérèglements de nos enfants ! « A peine sont-ils nés, nous les énervons par toutes H sortes de délicatesses. Celte molle éducation, que « nous appelons indulgence, brise tous les ressorts de « l'âme et du corps. Que ne convoitera-t-ilpas quand « il sera adulte, l'enfant habitué à ramper sur la pour« pre? Il peut à peine bégayer quelques mots, que déjà « ilconnaît ce qu'il y a de plus délicat et de plus exquis. « Nous formons leur palais avant de dénouer leur « langue. Ils grandissent dans des litières ; essayent« ils de toucher la terre, des mains empressées les « soutiennent de chaque côté ; s'il leur échappe quel« que mot licencieux, c'est un divertissement pour « nous. Des paroles qui ne seraient pas supportables « dans la bouche de ces enfants d'Egypte, les délices « de leurs maîtres, sont accueillies d'un sourire ou d'un « baiser. Et cela n'a rien qui doive étonner ; nous « avons été leurs maîtres, ils ne font que répéter ce « « « « « « «
�— 428 — « qu'ils nous ont entendu dire. Ils sont témoins de « nos amours et de nos passions les plus infâmes ; il « n'est point de repas qui ne retentisse de chants « •obscènes ; des choses qu'on n'oserait dire sans rougir, «. sont exposées en spectacle à leurs yeux. Tout cela « passe en habitude, et bientôt en nature. Les malheucc reux, ils se trouvent vicieux avant de savoir ce que « c'est que le vice. Puis, ne respirant que mollesse et i volupté, ils viennent languir dans nos écoles. Ypren«. nent-ilsces mœurs? non, mais ils les y apportent. « Venons aux éludes. Un maître, dit-on, qui n'a «. qu'un élève sera tout à lui. Et d'abord rien n'em« pêche que ce maître si précieux ne soit aussi alta« ché à l'enfant qui suit les écoles. Que si ces « deux avantages ne peuvent s'allier, je préférerais « encorele grand jour d'une honorable assemblée aux « ténèbres et à la solitude. Car tout bon maître aime « un nombreux auditoire et se croit digne d'un graud « théâtre ; tandis que d'ordinaire les hommes mé« diocres, par la conscience qu'ils ont de leur faiblesse, « s'accommodent assez d'un seul élève et descendent « volontiers au rôle de pédagogue. Mais je veux que, « par une faveur spéciale, par amitié ou par argent, « on puisse avoir chez soi le maître le plus savant. Un « homme incomparable pourra-t-il consumer toute «sa journée auprès d'un seul enfant? L'attention de « l'élève lui-même pourra-t-elle être si contenue, « qu'elle ne se lasse, comme la vue, d'être trop long«. temps fixée sur un même objet ? D'ailleurs, l'étude « demande le plus souvent que l'on soit seul. Ainsi, « lorsque l'enfant écrit, apprend sa leçon ou médite, la
�— 429 — « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « présence du maîlre est inutile ; et quiconque siârvient pendant ce temps-là, précepteur ou autréf/il dérange l'élève dans son travail. Toute lecture n'exige pas toujours qu'un maîlre la prépare ou l'explique. Autrement, quand l'élève parviendrait-il à connaître un si grand nombre d'auteurs? Il ne s'agit donc que de lui assigner sa tâche de chaque jour, ce qui ne demande pas beaucoup de temps ; et c'est pour cela qu'on peut enseigner à plusieurs à la fois tout ce qu'on a à enseigner à chacun en particulier. Telle est, en effet, la nature de la plupart des choses, que la même voix peut les communiqueràtous en même temps. Je ne parle pas des partitions et des déclamations des rhéteurs ; quel que soit le nombre de leurs auditeurs, chacun peut profiter de tout. Car il n'en est pas de la voix d'un professeur comme d'un repas qui diminue à mesure que croît le nombre des convives ; mais il en est comme du soleil qui dispense à tous sa lumière et toute sa chaleur. Est-ce un grammairien qui disserte sur les lois du langage, qui développe des questions, lise quelques traits historiques ou fabuleux ou commente un poème, autant l'entendront,
« autant en profiteront. « Mais, dira-t-on encore,avectant d'élèves comment « suffire à la correction et à l'explication qui précède « la lecture de chacun d'eux? C'est un inconvénient, « sans doute, mais où n'y en a-t-il pas ? Bientôt nous « enterons voir la compensation. D'abord, je n'ente tends pas qu'on envoie l'enfant dans une école où « l'on croit qu'il sera négligé ; en second lieu, un bon
�— 430 — « maître ne se chargera jamais d'un nombre d'élè« ves au-dessus de ses forces ; et, de notre côté, faite sons en sorte de l'avoir, je ne dis pas seulement « pour ami, mais pour ami de la famille, afin qu'il ce agisse non par devoir, mais par affection. De cette « manière, notre enfant ne sera pas confondu clans « la foule. Ajoutez à celaqu'il n'est pas de maître, pour « peu qu'il soit lettré, qui ne donne des soins parti« culiers, dans l'intérêt de sa propre gloire, à l'élève « en qui il aura distingué du zèle et de l'esprit. « J'ai tâché de réfuter ce que l'on objecte contre les « écoles, il me reste maintenantàdire ce queje pense; « appelé à vivre dans le mouvement du monde et au « grand jour des affaires publiques,l'orateur doit avant « tout s'accoutumer dès l'enfance à ne point redouter « les hommes , et à ne point s'étioler dans l'ombre <t d'unevie solilaire.L'espritveutêtre sans cesse excité, ec aiguillonné. Il languit dans l'isolement et se rouille « pour ainsi dire dans les ténèbres, ou bien il s'enfle <t d'une vaine présomption. Comment, en effet, ne « pas s'en faire accroire quand on n'a jamais occaee sion de se comparer avec personne ? Vient-on ee ensuite à se produire en public ,le grand jour éblouit, « on trébuche à chaque pas dans un chemin où tout a est nouveau, parce qu'on aappris dans la solitude ce ee qu'il faut, au contraire, pratiquer dans le milieu du « monde. Je ne parle pas des amitiés empreintes d'un ee sentiment presque religieux, qui se prolongent avec « la même vivacité que dans la vieillesse. Avoir parce tagé les mêmes études est un lien non moins sacré « que d'avoir été initié aux mêmes mystères. Et ce
�— 431 — qu'on appelle le sens commun, où le prendra-t-on si l'on a fui la société dont Je besoin n'est pas seulement naturel aux hommes, mais aux animaux eux-mêmes, tout privés qu'ils sont de la parole ? « Ajoutez à cela que l'enfant n'apprend dans la maison paternelle que ce qu'on lui enseigne, et que, dans une école, il apprendra ce qu'on enseigne aux autres. Il entend chaque jour approuver ou reprendre tantôt une chose, tantôt une autre ; gourmander la paresse de celui-ci, louer l'activité de celui-là, et il en fait son profit. L'amour de la gloire pique son émulation, il attache de la honte à être vaincu par ses égaux et de l'honneur à surpasser ses aînés. Tout cela enflamme l'esprit, et quoique l'ambition soit en elle-même un vice, elle est souvent l'occasion des vertus. Je me souviens d'un usage que nos maîtres avaient adopté avec, succès. Ils distribuaient les enfants par classes, et assignaient les rangs pour parler, suivant en sorte que plus on avait fait de progrès, plus le rang était élevé. Cet ordre était soumis à des jugements, et c'était à qui remporterait l'avantage. Mais d'être le premier de la classe, c'était surtout ce qui faisait l'objet de notre ambition. Cette distribution n'était pas d'ailleurs irrévocablement fixée une fois pour toutes. « Tous les trente jours, les vaincus pouvaient prendre leur revanche. Parlà, le vainqueur ne se reposait pas sur son triomphe, et la douleur excitait le vaincu à laver sa honte. Autant que je puisse me le rappeler, cette lutte nous inspirait plus d'ardeur pour l'étude de l'éloquence que les exhortations de nos maîtres,
�— 432 — « la surveillance des pédagogues, et les vœux de nos ce parents. » A ces raisons qui sont relatives au disciple, Quintilien en ajoute une autre qui regarde le maître. Il pense que celui-ci fera toujours beaucoup mieux dans une école fréquentée que dans une maison particulière, ce Un maître qui n'a qu'un enfant à instruire ne donce nera jamais à ses paroles tout le poids, tout le feu ce qu'elles auraient s'il était animé par une foule d'audicc teurs, car le véritable foyer de l'éloquence c'est ce l'âme. Il faut qu'elle soit émue, il faut qu'elle se ce remplisse d'images et qu'elle s'identifie pour ainsi ce dire avec les choses dont on a à parler. Plus l'âme ce est généreuse et élevée, plus il faut de puissants ce leviers pour l'ébranler. C'est pour cela que la louange ce lui donne plus d'essor, que la lutte redouble sa ce force, et qu'elle se complaît dans les grands rôles, ce Au contraire, on ressent un secret dédain d'abaisser ce à un seul auditeur ce talent de ia parole acquis au ce prix de tant de travaux ; on rougit de s'élever auce dessus des lois de la conversation. Représentezce vous, en effet, l'art d'un rhéteur qui déclame, ou la ce voix, le geste, la prononciation d'un orateur qui sue ce et s'escrime de corps et d'âme; et cela face à face avec ce un seul auditeur ; ne serez vous pas tenté de le prence dre pour un fou ? L'éloquence n'existeraitpas sur la ce terre si l'on n'avait à parler qu'en particulier. Du devoir des parents. 1° Le premier devoir pour un père et pour une
�— 433 — mère, c'est de connaître parfaitement, personnellement ceux qui sont chargés d'élever leurs enfants. Comme le voulait autrefois Platon, ils doivent leur demander : « Qui êtes-vous ? d'où venez-vous ? Étes-vousde véritables instituteurs ? Quels sont vos titres à notre confiance ? Quelle est votre vie, vos œuvres, quelle a été votre jeunesse ? Qui vous a formés ? Quels ont été vos maîtres ? Quelle est votre intelligence, votre sagesse, votre instruction, votre prudence, votre famille, votre caractère, et surtout quel est votre dévoûment ? Quel est votre amour pour la jeunesse et pour l'enfance ? Quelle est votre religion, votre foi, votre vertu ? Ltesvous meilleurs que nous? vous le devez être, car vous devez avoir ce qui nous manque à nous-mêmes pour achever l'éducation de nos enfants (1). s> 2° Après avoir choisi des maîtres irréprochables, le second devoir des parents est de s'associer intimement, constamment à la grande action de l'éducation publique ; car ce n'est qu'à cette condition que les enfants obtiendront des résultats admirables, non seulement pour les études, mais aussi pour la piété. 3° Il faut que les parents se mettent en correspondance avec les maîtres, avec le supérieur de la maison, et aussi avec les professeurs, pour les aider dans la grande œuvre de l'éducation. 4° Il faut faire écrire par l'enfant les notes qu'il a méritées pendant la semaine. Si elles sont mauvaises, il écrit sa condamnation ; si elles sont bonnes, il
(1) Mgr Dupanloup, le Mariage chrétien, p. 174.
�_ 434 — augmente sa joie et son ardeur pour le travail en faisant connaître son succès à ses parents. 5° Je voudrais même que les parents demandassent chaque semaine à voir les copies de composition de leurs enfants, le cahier d'honneur de la classe, lorsqu'ils ont été jugés dignes d'y inscrire quelque bon devoir, et leur en fissent un compliment affectueux. 6° Comme la piété occupe la première place dans l'éducation, les parents doivent prier Dieu pour leurs enfants et pour les maîtres qui sont chargés de les élever. 7° Mais il ne suffit pas de prier pour les enfants, il faut savoir s'ils prient eux-mêmes ; s'ils sont pieux, s'ils remplissent leurs devoirs de religion avec ferveur, Voilà, en résumé, comment les parents doivent s'identifier avec un système d'éducation, avec la règle même d'une maison. Coup d'œil sur la littérature. — La littérature grecque et la littérature latine. Le mot littérature a pour l'ordinaire deux acceptions différentes. Il se prend d'abord pour l'ensemble des écrits d'un pays, d'une époque ou même d'un certain génie. C'est ainsi que l'on dit : la littérature de la Grèce, la littérature de Louis XIV, la littérature légère. Dans le second sens, le mot littérature se prend pour la collection des règles qui apprennent à juger les ouvrages d'esprit, et à écrire ou à parler soi-même
�kvec élégance et avec goût ; nous avons commencé tette année l'étude de la littérature. La littérature jaillit comme de source de la psychologie exacte et de la saine morale. Le beau littéraire est étroitement lié au vrai de la ature, au vrai de l'âme et des choses, mais encore u bien pour lequel les choses et l'âme ont été faites. La littérature grecque est celle qui d'Homère à ucien a fidèlement reflété dans une longue série 'œuvres supérieures l'esprit original de la race recque. La littérature grecque a pour nous une grande portance ; elle offre à notre admiration des œuvres ''art exquises, dont la connaissance procure aux esprits jultivés, avec le plaisir le plus délicat, l'enseignement plus salutaire et le plus fécond. C'est à cette littérature que se sont formés Virgile et icéron ; et nos plus grands écrivains du dix-septième Rècle sont les disciples d'Athènes et de Rome. I Vaiucue par Rome, la Grèce la subjugua à son tour lar l'ascendant et le charme d'une civilisation supéËeure; et cette domination qu'elle a exercée sur les maîtres, elle l'exerce toujours à travers les siècles sur mus les esprits cultivés. I Les Romains ont eu des destinées bien différentes ; |s abandonnaient aux autres peuples la supériorité ■ans les arts et dans les lettres; leur tâche est de conïuérir le monde et de lui donner des lois. Ce qui caractérise les Romains, c'est la patience à élever l'édiIce de leur grandeur, et ce caractère distinctif se Irouve profondément marqué dans leur littérature.
�Ce n'est que lentement |que le sentiment littéraire s'éveilla chez les Romains, et il ne s'éveilla pas de luimême. La littérature romaine arriva à son apogée au siècle de Gicéron et d'Auguste. Ce qui la caractérise, c'est qu'elle a fait [passer le beau après l'utile, la contemplation après l'action, la poésie après la prose. Cette littérature qu'ils n'ont fait qu'imiter des Grecs a cependant une grandeur majestueuse, comme il convient à un peuple conquérant et maître de l'univers. Placée entre la Grèce et les temps modernes, elle reçut de la première le dépôt qu'elle remit aux seconds, après l'avoir enrichi, et qui sans elle aurait été, suivant toute vraisemblance, condamné à périr. La littérature de Rome a laissé des traces si profondes dans notre pays, qu'on peut dire qu'elle a préparé notre civilisation et qu'elle est comme une seconde littérature nationale. De la traduction. — Son influence pour former l'écrivain. — Qualités de la traduction. Pour assouplir une langue analytique, rien ne vaut la reproduction des chefs-d'œuvre appartenant à une langue synthétique. Pour nous Français, nul exercice comparable à la traduction du latin. Les libres beautés du modèle nous sont un défi, et la traduction n'est bonne qu'à la condition d'être uue lutte sérieuse, non d'habileté seule et de métier, mais de profondeur et de délicatesse d'âme. Lutte où se
�sont exercés tousles grands écrivains, tant anciens que modernes. Cicéron nous dit dans son traité de l'orateur : « Plus tard je me livrai à une autre pratique, et je la continuai pendant toute ma jeunesse ; c'était de traduire les discours des plus grands orateurs de la Grèce, et ce travail me fut fort utile ; car, traduisant ce que j'avais lu en grec, non seulement je devais me servir des meilleures expressions en usage parmi nous, mais l'imitation pouvait encore 'm'en faire trouver d'autres qui, pour être nouvelles dans notre langue, n'en seraient pas moins convenables. » C'est par la traduction du latin que Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, ont donné à la langue • française toute sa perfection. La traduction doit être simple, claire, correcte, ornée, et doit rendre la délicatesse et l'élégance des tours latins par ceux qui peuvent y répondre dans notre langue. Néanmoins, la bonne traduction n'empêche pas de Isecouer à propos le joug d'une triste exactitude et Id'une sujétion outrée. Sacrifiez la construction grammaticale à la construction logique : soyez moins attentif au matériel ■de la phrase latine et à l'enchaînement des mots qu'au mouvement et à la vie de la pensée. Brisez parfois en deux ou trois tronçons la majestueuse unité de la phrase latine; faites d'un sujet un Icomplénient et d'un substantif un verbe ; mais, à ce |compte, serrez de près l'ordre des idées, égalez toutes les nuances du sentiment. C'est cette méthode qu'a
�— 438 — suivie Boileau |dans la traduction de Longin : « Qu'on ne s'attende pas, nous dit-il dans la préface « du Sublime, de trouver ici une version timide et « scrupuleuse des paroles de Longin. Bien que je me « sois efforcé de ne me point écarter en pas un' en« droit des règles de la véritable traduction, je me suis « pourtant donné une honnête liberté, surtout dans les « passages qu'il rapporte. J'ai songé qu'il ne s'agissait « pas simplement de traduire Longin, mais de donner « au public un Traité du Sublime qui pût être utile.» Les thèmes. —Les plus grands maîtres, tant anciens que modernes, depuis Quintilien jusqu'à Rollin, enseignent que les thèmes doivent être composés sur l'auteur expliqué par les élèves ; il leur fournit des expressions et des locutions déjà connues, dont ils feront l'application suivant les règles de la syntaxe. Fénelon composait lui-même les thèmes qu'il donnait à son élève : il les tirait des métaphores d'Ovide. « Le sujet, nous dit-il, est fort varié; il lui apprend beaucoup de mots, et comme les thèmes sont ce qu'il y a de plus épineux, il faut y mettre le plus d'amusement possible. » Les thèmes ne doivent pas être composés de notes bizarres et de pensées frivoles qui ne fournissent aucun sens, mais de maximes solides qui apprennent quelque vérité. De la langue française. — La langue française est supérieure à toutes les langues par son génie. La clarté en est la qualité dominante. C'est elle qui, jointe à des raisons historiques et politiques, en a fait la langue des relations internationales. Rivarol a dit avec raison:
�— 439 — a Ce qui n'est pas clair n'est pas français. » Il importe donc que les élèves en apprécient les beautés en faisant leurs études secondaires. Une bonne lecture leur en révélera toute la richesse et toute l'harmonie. De la lecture. — Que les professeurs regardent donc comme un des principaux devoirs de former les jeunes gens à la bonne prononciation, à la justesse et au naturel du ton, à une lecture et à une récitation intelligente et accentuée ; et à mesure qu'ils en deviendront capables, ils les exerceront à débiter convenablement des morceaux de prose et de poésie, d'après les règles que nous avons établies, et les prépareront ainsi à des éludes plus sérieuses dans l'art oratoire. La première chose pour bien lire et bien déclamer, c'est de faire sonner les voyelles, d'articuler convenablement les consonnes, et de lier à propos les syllabes et les mots, en observant les règles de la prosodie. Du choix des auteurs. — Quels livres faut-il mettre entre les mains des enfants? Il y a divergence sur cette question, nous dit Quintilien. Les uns veulent que l'on commence par les moindres auteurs, parce qu'ils sont plus faciles ; les autres croient que les écrivains les plus fleuris sont plus conformes à l'esprit des enfants. Pour moi, je pense qu'il faut lire les meilleurs et dès le commencement et toujours. Méthode pour lire les auteurs avec fruit. — Les élèves doivent toujours lire un auteur la plume à la main. Dans son traité de l'orateur, Cicéron nous dit : « La plume est le meilleur et le plus habile maître d'éloquence. »
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Explication des auteurs. — Devoir du maître. Le maître doit donner à ses élèves une notice de l'auteur qu'ils ont entre les mains, comme l'ont fait Boileau et M. Taine, lorsqu'il ont entrepris: le premier, la traduction du Sublime de Longin, le second son Essai sur Tite-Live. Il doit leur montrer dans l'écrivain l'homme de génie, et dans l'homme de génie l'historien, le philosophe, le poète et l'orateur (1). L'homme de génie se révèle par l'ordonnance et l'exécution du plan qu'il a conçu. L'ordonnance en est surprenante et ne ressemble à rien de ce qui a paru jusqu'à lui. L'exécution en est irréprochable. Prenant pour guide la nature dans sa marche et dans son travail, il vous expose son dessein avec clarté et vous conduit au but par la continuité du fil, la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme. Son style est mesuré parce qu'il est parfait. On dirait que la pensée est née tout exprimée, que les mots n'en sont pas distincts, tant ils lui conviennent, tant ils semblent faire partie d'elle-même. De Fart d'écrire F histoire. L'histoire raconte les faits accomplis, elle les coor{ Voyez Éducation, p. -178.
�_ 441 — donne, remonte à leurs causes, en déduit les conséquences et apprécie .leur degré de moralité. Cicéron l'appelle avec raison le miroir des âges, le ilambeau de la vérité, l'âme des temps passés, l'enseignement de la vie, la voix des siècles. L'histoire commence en général par être sacerdotale, puis elle devient monarchique, elle finit communément par être nationale, et, suivant le goût des temps, philosophique et systématique. En un mot, l'histoire subit comme les sociétés plusieurs transformations. 11 n'y a rien de définitif dans l'histoire, car les dénigrements et les réhabilitations lamodifient sans cesse. Les sources de F histoire. — Tous les peuples ayant la religion à leur berceau et la philosophie à leur déclin, il en résulte que, pour écrire l'histoire d'un peuple, il faut étudier sa religion, ses rituels, sa tradition. Tacite a écrit : « S'il n'est pas digne delà « gravité de mon œuvre d'amuser nos lecteurs par « des fables, je n'écarterai pas de ce travail ce que « l'opinion et la tradition nous révèlent. » Il faut encore consulter les statues, les trophées, les arcs de triomphe,les inscriptions, les chartes, les chants nationaux, les archives des familles, les historiens, les poètes. Le texte le plus ingrat dévoile souvent un caractère ou les débris d'une institution. Ce n'est qu'en voyant tout qu'on peut saisir la vérité et tout prouver. Les qualités de Fhistorien. 11 faut avant tout que l'historien soit libre dans ses
�— 442 — opinions, qu'il ne craigne personne, qu'il n'espère rien ; autrement il ressemblerait à ces juges corrompus qui, pour un salaire, prononcent des arrêts, dictés par la faveur ou par la haine. Fixant ses regards sur les siècles à venir, c'est à la postérité que l'historien doit demander le prix de ses travaux en lui faisant dire : « c'était un homme indépendant,ennemi de la flatterie et de la sévérité ». 1° La première qualité de l'historien, c'est d'être impartial.— L'impartialité consiste à n'avoir aucun parti pris politiqueou religieux ; à juger, s'il est possible, les événements sans faveur, comme sans colère, sine ira atque studio, selon l'élocution expresse de Tacite. «Le « bon historien, dit Fénélon, n'est d'aucun temps ni « d'aucun pays; il ne doit pas flatter avec prémédita« tion et par intérêt. Entre deux mots, il ne doit pas « choisir partout le plus honorable, mais le plus vraice semblable. » Il évite également le panégyrique et les satires. 2° Erudit clairvoyant. — L'érudition est une mine où l'historien doit laisser la boue pour ne retirer que l'or pur, se précautionnant contre l'erreur ; il doit choisir les auteurs les plus savants, les plus graves,les confrontant entre eux, et décider d'après des règles certaines. Quand ils ne sont pas d'accord, il suit le plus grand nombre, les plusaccrédités, les moins éloignés des événements. Il mesure ce que chacun mérite de confiance ;et laissant de côté les discussions arides, il doit courir droit au fait vrai, au détail original, au mot authentique. Alors les événements se recomposent, les personnages se raniment d'eux-mêmes.
�— 443 — Chacun va prendre dans la tradition les traits qui lui conviennent. 3° Poète. — Que la pensée de l'historien, nous dit Lucien, participe quelquefois de la poésie, qu'elle se rapproche de ce que celle-ci a de magnifique et d'élevé surtout, soit qu'il se trouve engagé dans la description d'armées rangées en bataille, de combats sur terre et sur mer. Il faut alors qu'un souffle poétique enfle les voiles de son navire et le fasse glisser à la surface des flots (1). 4° Orateur. — L'historien doit être orateur. N'estce pas l'éloquence qui donne à l'histoire des règles fixes sur la formation et le choix des mots? N'est-ce pas elle qui lui apprend à faire une narration, à composer un discours, à le varier, à l'embellir par l'éclat des pensées et de l'expression? N'est-ce pas l'orateur qui ranime les sentiments de ceux qu'il fait agir et parler? Il semble alors que l'historien s'efface, que les personnages qui vivent en lui se chargent de sa lâche, et d'eux-mêmes recréent avidement tout leur être, comme empressés d'agir et de jouir de tout ce qu'ils ont été. 5° Homme politique, pour comprendre le jeu des passions et expliquer comment elles ont changé les institutions elles gouvernements. 6° Homme de guerre, pour suivre les campagnes des généraux, exposer leurs plans, les critiquer, les juger non pas toujours d'après le succès d'une bataille, mais d'après le génie du capitaine. (1) Lucien,
De la manière d'écrire l'histoire.
�— 444 — 7° Peintre judicieux, pour faire parler les personnages suivant les temps et les lieux où ils ont vécu, avec leurs mœurs, leur barbarie, leur hypocrisie, hur génie. 8° Philosophe. — L'historien doit être philosophe. Le philosophe groupe les faits épars sous leur cause unique, afin que l'esprit sente et voie leur lien; en un mot, qu'il le comprenne. Comprendre les événements, c'est embrasser leur ensemble en saisissant leurs lois. La chute d'une pomme suffit à Newton pour deviner celte loi de la pesanteur qui fait rouler les astres au delà de la portée de nos instruments et de nos conjectures. 9° Historien sévère et grand écrivain. — L'historien sévère est celui qui écrit les grandes choses et les faits saillants. Citons comme modèle Voltaire. « Le siècle deLouisXIV, dit-il, ne ressemble à rien ; mon but n'est pas d'écrire tout ce qui s'est fait, mais seulement ce qu'on a fait de grand, d'utile, d'agréable; c'est le progrès des arts et de l'esprit humain que je veux faire voir, et non l'histoire du critique de cour et des méchancetés des hommes. » Il doit être grand écrivain pour bien penser et bien rendre. Le grand écrivain met toute son âme dans sa parole. 10° La principale perfection de Fhistoire consiste dans l'ordre et dans l'arrangement. Pour parvenir à ce bel ordre, l'historien doit embrasser et posséder toute son histoire ; il doit la voir tout entière comme d'une seule vue; il faut qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les côtés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé
�— 445 — son point de vue; il faut en montrer l'unité et tirer, pour ainsi dire d'une seule source, tous les principaux événements qui en dépendent; par là il instruit utilement son lecteur, il lui donne le plaisir de prévoir, il l'intéresse, il lui met devant les yeux un système des affaires de chaque temps, il lui débrouille ce qui doit en résulter, il le fait raisonner sans faire aucun raisonnement, il lui épargne beaucoup de redites, il ne le laisse jamais languir, il lui fait même une liaison facile à retenir par la liaison des faits. (FénelonJ
La 'Narration. La narration historique est l'exposé exact et fidèle d'un événement réel. Dans ce genre de narration, il faut exposer les faits tels qu'il sont, sans rien ajouter ni retrancher, et s'attacher avant tout à l'exactitude et à la fidélité. Dans la narration, l'historien court à l'idée générale à travers les faits qui la prouvent, ne s'arrête que pour mieux expliquer par des détails expressifs et montrer à l'horizon le but de son voyage. La narration doit être intéressante, animée, rapide, amusante. Elle est intéressante lorsque les faits sont choisis ; animée, lorsque les faits sont ordonnés ; elle est rapide parcequ'elle est savante et amuse parce qu'elle instruit. Croit-on qu'il faille beaucoup de mots pour exprimer une loi ou une cause ? Les principales sont les caractères, les climats et les peuples. Un portrait de six
�— 446 — lignes, s'il est vif et vrai, en apprend plus qu'un volume de dissertations. Les caractères. — H y a trois moyens de représenter des caractères. Ou bien l'auteur s'arrête pour réfléchir et compose un portrait, ainsi fait Thucydide en philosophe; ou bien il peint les personnages par leurs actions, c'est l'usage de Tacite et des poètes ; ou bien il expose leurs sentiments par leurs discours, c'est le talent de Tite-Live et des orateurs. Comme l'histoire est une œuvre de vérité, il faut faire parler les personnages en hommes et non en grands écrivains. II faut qu'ils tiennent des discours appropriés au temps où ils ont vécu, à leur caractère, et aux passions qui les animent. Les éloges et les blâmes doivent être modérés, circonspects, exempts de calomnie et de flatterie, courts et placés à propos, autrement vous seriez injuste et vous mériteriez le reproche fait à Théopompe qui, par un penchant particulier à la haine, fait le procès à presque tous ceux dont il parle. A cet égard, il passe tellement les bornes, qu'il semble plutôt un accusateur qu'un historien (1). Les mots et les phrases dans [histoire. Choisir les mots, construire les phrases est un grand talent de l'historien ; et sans ce don les autres sont comme s'ils n'étaient pas. L'historien doit employer des expressions pures, '"'(4) Lucien,
L'Art d'écrire l'histoire.
�— 447 — simples, parce qu'élant naturelles, elles sont seules propres à exciter des images et à remuer des sentiments. Il doit éviter les mots techniques, surannés, abstraits, parce qu'ils ne conviennent qu'à la science et ne sont pas transparents. Les phrases doivent être claires, naturelles, variées, amples; avec cet emploi de mots et de phrases, le ton du discours sera noble et soutenu, le style pur, coulant, varié, agréable. K Voilà comment il faut écrire l'histoire. Il vaut mieux, prenant la vérité pour guide, attendre sa récompense de la postérilé que nous livrer à la flatterie pour plaire à nos contemporains; telle est la règle, tel est le fil à plomb d'une histoire bien écrite (1). » Division de F histoire. Envisagée au point de vue des éléments qui constituent la société, on a divisé l'histoire en deux grandes parties. L'histoire sacrée et l'histoire profane. L'histoire sacrée raconte tous les faits relatifs à la religion depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours. Elle se subdivise en deux parties : 1° Histoire sainte, ou récit d'après les saintes Ecritures des faits antérieurs au christianisme. 2° Histoire ecclésiastique ou historique, qui traite de l'établissement de l'Eglise et de son développement à travers les siècles. L'histoire profane comprend l'histoire civile,poli(I) Lucien, L'Art d'écrire l'histoire, considérée sous le rapport de l'étendue des sujets.
�— 448 — tique et intellectuelle de tous les peuples. On la divise en trois grandes périodes : 1° Histoire ancienne, depuis l'origine des sociétés dans l'antique Orient jusqu'à la chute de l'empire romain, à la fin du quatrième siècle après Jésus-Christ. 2° Histoire du moyen âge, depuis la chute de l'empire romain jusqu'à la prise de Constantinople parles Turcs ottomans, sous Mahomet II (1453). 3° Histoire des temps modernes, depuis le milieu du quinzième siècle jusqu'à nos jours.
Le discours d'après Aristote, Cicéron et Quintilien. La disposition consiste à mettre en ordre les matériaux fournis par l'invention et à en régler l'usage: c'est ce qui constitue le discours. Faire un discours, c'est donc distribuer un sujet en ses parties, appuyer chaque raison principale sur un grand nombre de preuves secondaires, unir les arguments par des transitions régulières, annoncer la conclusion dans l'exorde, réunir toutes les preuves dans la péroraison. Il y a deux parties essentielles dans le discours :la proposition et la preuve. Ces parties sont propres au sujet. Les plus nombreuses qu'il puisse y avoir sont l'exorde, la proposition, la réfutation, la preuve, la péroraison. Exorde. — L'exorde est la partie du discours par laquelle l'orateur entre en matière et cherche à se concilier la bienveillance de ses auditeurs.
�— 449 — Rien n'est plus important, dit Cicéron, que de se rendre l'auditeur favorable. Néanmoins l'exorde n'est pas nécessaire pour toutes les questions. Supprimez-le dans toutes les causes justes, honnêtes, importantes, vulgaires, pressantes ; supprimez-le encore lorsque vous serez sûr de l'impartialité et de l'intégrité des juges. Les causes où il est nécessaire sont celles où l'on craint que les esprits ne soient aliénés ou prévenus parla partie adverse ; celles qui ne semblent pas dignes d'une application sérieuses, celles enfin qui exigent inévitablement une discussion pénible et auxquelles des esprits légers ou paresseux ne donneraient une attention suivie et soutenue. Selon le genre de la cause, Cicéron distingue deux espèces d'exorde : l'exorde par insinuation et l'exorde ex abrupto. L'exorde par insinuation est celui qui permet à l'orateur, par une sorte de dissimulation et de détour, de s'insinuer insensiblement et les esprits. Mexorieex abrupto est celui que prononce l'orateur au milieu d'une assemblée déjà émue et agitée par des passions ardentes. Cet exorde est solennel, magnifique ; même être véhément. il pourra en Lorsque Bossuet monte adroitement dans
chaire dans un temple dont la funèbre décoration est déjà un signe de deuil et devant une illustre assemblée que la mort d'une reine infortunée a pénétrée d'avance de la pensée du néant des choses humaines et de la puissance de Dieu, il peut sans crainte débu-
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ter par ces magnifiques paroles : « Celui qui règne « dans les cieux et de qui relèvent tous les empires « à qui seul appartient la gloire, la majesté et l'in« dépendance, est aussi le seul qui se glorifie défaire <t la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plaît, « de grandes et terribles leçons. » Lorsque Catilina vient braver les ressentiments du Sénat et s'asseoir au milieu de cette assemblée dont il a conjuré la ruine, Cicéron, témoin de l'effroi et de l'horreur qu'inspire l'audacieux conspirateur, peut donner cours à son indignation : « Jusques'à quand, « enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience? Cornet bien de temps encore serons-nous le jouet de ta « fureur ? » etc. Car cette véhémente apostrophe grondait déjà dans toutes les consciences avant de s'échapper de la bouche de l'orateur. Qualités de Fexorde. — Outre le soin que l'on doit mettre à l'exorde pour le rendre saillant, il faut encore qu'il se distingue par la pensée, par la justesse de l'expression, par une convenance parfaite avec la cause. Il faut donc le tirer des entrailles du sujet. Tout exorde doit donner une idée générale de la cause, en faciliter l'accès, l'examen, la relever, l'ennoblir. Cependant il faut qu'il soit proportionné au sujet, comme un vestibule et un portique au palais et aux temples auxquels ils servent d'entrée. La proposition est Je sommaire clair et précis du sujet. Dans le plaidoyer, elle expose le point litigieux; dans le sermon, elle énonce la vérité qui doit être développée, et dans le discours politique, la question
�— 4SI — qui sera débattue. Elle doit être claire, courte et
précise; elle ne se détache de l'exorde que dans les orands discours; cependant Bossuet les réunit souvent. La division est le partage du discours en divers points qui seront traités successivement. La division n'est pas toujours nécessaire ; mais elle a de grands avantages quand on s'en sert à propos. « Non seulement elle contribue à la clarté du discours « par le secret qu'elle a de démêler les principales « questions pour en faire tout l'objet de l'attention «des juges; mais elle délasse encore l'auditeur par « la fin déterminée de chacune de ses parties. C'est « ainsi qu'un voyageur respire et se sent soulagé à « mesure qu'il trouve sur sa route ces bornes qui ser« vent à marquer nos lieues. Car il n'y a personne « qui ne prenne un secret plaisir à mesurer la fatigue « qu'il a essuyée, et qui ne soit animé d'un nouveau « courage lorsqu'il sait au juste celle qui lui reste « encore à essuyer, par la raison que rien de tout ce « qui a une fin certaine ne doit paraître excessive« ment long. » Qualités de la divisioji. — La division doit être entière, c'est-à-dire embrasser tout le sujet ; —■ distincte, c'est-à-dire que ses différents membres ne puissent rentrer les uns dansles autres; —progressive, de telle sorte que le premier point soit comme un degré qui conduise au second, et le second au troisième ; — naturelle, car, puisqu'elle est destinée à répandre la clarté, si elle était forcée et artificielle, elle irait contre son but. J'emprunte à Bossuet un exemple dans lequel nous
�— 452 — trouverons une proposition nette et précise suivie d'une division entière, distincte, progressive et naturelle ; je la tire de son sermon sur la justice. Proposition. — a Si la justice est la reine des vertus « morales, elle ne doit point paraître seule : aussi la « verrez-vous, dans son trône, servie et environnée « de trois excellentes vertus que nous pouvons appe« 1er ses principales ministres : la constance, la pru« dence et la bonté. » Division. — « La justice doit être attachée aux « règles : autrement elle est inégale dans sa conduite, « Elle doit connaître le vrai et le faux dans les faits « qu'on lui expose, autrement elle est aveugle dans « son application. Enfin elle doit se relâcher quelque« fois et donner quelque lieu à l'indulgence : autre« ment elle est excessive et insupportable dans ses « rigueurs. La constance affermit dans les règles; « la prudence l'éclairé dans les faits ; la bonté lui fait & supporter les misères et les faiblesses : ainsi, lapre« mière la soutient, la seconde l'applique,la troisième « la tempère : toutes trois la rendent parfaite el « accomplie par leur concours.» La narration est l'exposition d'un fait. Dans la narration, chaque personnage mis en scène doit parlera son tour. Elle doit être claire, brève, vraisemblable, intéressante. Elle est claire, dit Cicéron, si on n'y emploie que des|termes reçus, si on y observe l'ordre des temps, si le récit des faits n'est pas interrompu. La narration est vraisemblable si vous dites comment l'événement s'est produit. Lemoyen de rendre la narration vraisemblable, c'est
�— 453 — de se consulter soi-même, et d'examiner si l'on ne dit rien qui choque le bon sens. C'est, en second lieu, de rapporter les causes et les motifs des principaux faits que l'on avance. C'est enfin de former des ca ractères qui aient de la convenance avec ces faits. Vous accusez un homme de larcin, d'adultère, d'homicide : représentez-le dominé par l'avarice, esclave de ses plaisirs, violent et prêt à tout entreprendre. Si vous le défendez, donnez-lui des mœurs toutes contraires. On prendra garde ensuite si ces mêmes faits s'accordent avec les circonstances du temps, des lieux, etc. La narration sera brève : 1° si on la commence par ce qu'il importe de faire connaître aux juges; 2D si on se renferme dans ce qui fait la matière du procès; 3° si l'on en retranche tout ce qui peut être supprimé sans rien ôter de ce qui est utile, soit pour la connaissance des faits, soit en général pour le bien delà cause, car il y a une certaine brièveté de parties qui ne laisse pas de faire un tout fort long. La narration est intéressante lorsqu'elle éveille la curiosité et ne la satisfait qu'au terme du récit. La confirmation consiste à développer les preuves avec choix, et avec ordre ; elle confirme la vérité des faits annoncés dans la proposition et exposés dans la narration. C'est la partie la plus essentielle du discours ; elle en est le corps et la substance. L'orateur doit choisir ses preuves, rejeter celles qui sont fausses, et ne pas insister sur celles qui sont faibles ou secondaires. Voici l'ordre que doivent avoir les preuves, d'après Cicéron : « En fait d'arguments, dit-il, que les plus
�- 434 — « « « « « « « forts soient les premiers employés, afin de répondre le plus tôt possible à l'attente des auditeurs ; car si on ne les satisfait pas dès le commencement, on aura plus de peine ensuite à y réussir, et il y a danger pour la cause qui, à peine commencée, ne parait pas la meilleure, sauf à réserver pour la péroraison ce que vous avez de plus décisif. »
Quant aux moyens médiocres (car les mauvais doivent être écartés), il faut qu'ils soient jetés dans la foule, et comme pour faire nombre. Ce n'est pas tout : il est bon d'isoler les arguments qui puissent faire par eux-mêmes une grande impression, et de grouper ceux qui paraîtraient trop faibles, pris isolément. « Les uns, dit Quintilien, agissent « comme la foudre ; les autres , comme la grêle. » « « « « « « Il ne suffit pas de traiter les preuves selon leur importance et de les classer dans l'ordre le plus convenable ; mais il faut passer naturellement de l'une à l'autre, àl'aide de transitions, véritables articulations du langage qui donnent de la souplesse et de l'élégance aux mouvements de l'argumen-
« tation (1). i> La réfutation consiste à répondre d'avance aux objections ou à détruire les arguments de son adversaire ; elle est du ressort de la dialectique ; elle convient au genre judiciaire et délibératif. Que la réfutation soit au prélude, ou partie ou complément de la confirmation, son rôle est toujours
(4) Géruzez, Revue littéraire, p. 44 5.
�— ioo — le même, elle doit frapper d'impuissance les moyens de la partie adverse. Pour réfuter, il faut montrer ou que l'adversaire s'est trompé sur les faits, ou qu'il a posé de faux principes, ou que, des principes vrais, il a tiré de fausses conséquences. On prouve la fausseté des faits, ou du moins on ébranle la certitude de leur existence, en attaquant soit le témoignage, si celui qui affirme est suspect de mauvaise foi, ou d'incapacité, soit le fait lui-même, s'il présente des circonstances contradictoires. Le fait étant détruit, les conséquences tombent d'elles-mêmes. On détruit l'autorité des principes, en montrant leur fausseté par l'absurdité des conséquences, ou en leur en opposant d'autres qu'un esprit droit recevra de préférence. Si les conséquences sont mal déduites, il faudra montrer qu'elles ne sont pas contenues dans le principe. La péroraison est le couronnement du discours. Comme c'est d'elle surtout que dépend l'impression définitive, il faut, autant que possible, qu'elle résume toute la force de l'argumentation et qu'elle produise une émotion profonde ; elle doit maîtriser tout ensemble la raison et le coeur. Pour atteindre ce double but, la péroraison, dans le genre judiciaire, se [compose habituellement de deux parties distinctes : la récapitulation et la péroraison proprement dite. La récapitulation' reproduit sommairement les preuves les plus importantes, en variant les formes et les tournures du style.
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�ha péroraison proprement dite est destinée à produire une émotion vive et une impression favorable. « Réservez pour la péroraison, dit Quintilien , les plus vives émotions du sentiment : c'est alors, ou jamais, qu'il nous est permis d'ouvrir toutes les sources de l'éloquence, de déployer toutes les voiles. Il en est d'un ouvrage oratoire comme d'une tragédie : c'est surtout au dénouement qu'il faut émouvoir le spectateur. Laissons parler sur cette question Arislote: « Au début delà péroraison, dit-il, l'orateur dira qu'il a Lenules promesses qu'ilavait faites, et pour cela, il doit rappeler cespromesseset dire comment il les a tenues. Cela s'obtient par le contre-rapprochement des arguments de l'adversaire ; on rapprochera ou les choses que les deux parties ont dites sur le même point, ou celles qui n'ont pas été mises en opposition. Mon contradicteur a dit telles choses à ce sujet, et moi, telles autres choses , pour telles raisons. » Ou bien on recourt à l'ironie, comme dans cet exemple : « Oui, certes, il a bien dit ceci ; mais moi, j'ai dit cela » ; et dans cet autre: « Que ne ferait-il pas s'il avait démontré ceci, mais non pas cola? » Ou encore à l'interrogation : « Quel point est resté sans démonstration?! Ou bien : « Qu'a-t-il démontré ?» On peut aussi procéder, soit par rapprochement ou dans l'ordre naturel, de la même façon que les choses ont été dites, les reprendre en vue de sa propre cause, et, par contre, si on le désire , revenir isolément sur les divers points du discours de l'adversaire. A la fin de la péroraison, il convient de parler un langage dépourvu de conjonctures, afin que cette
�— 457 — fin soit un épilogue, mais non pas un nouveau discours : « J'ai dit ; vous avez entendu, vous possédez la question : prononcez. »
Le style, c'est F homme ou l'àme puissante et ordonnée. — Les facultés de tâme. — Leur hiérarchie. — Leurs exigences. — Le fond est pratiquement identique à la forme. — La phrase. — La période et les mots. Le style supposant la réunion et l'exercice de toutes les facultés de l'âme, nous allons les étudier dans leur ordre hiérarchique avec leurs exigences. L'homme est esprit, et à ce titre il possède deux facultés essentielles : l'intelligence et la volonté ; il est en même temps corps et esprit, et de l'union de ces deux facultés procèdent en lui deux facultés nouvelles, l'imagination et la sensibilité, que j'appellerai mixtes à raison de leur situation mitoyenne entre les sens et l'esprit.Il y a donc hiérarchie et par conséquent subordination des facultés de l'âme. L'imagination et la sensibilité sont inférieures à l'intelligence, à la volonté. Un examen psychologique démontre cette vérité d'une manière incontestable. L'intelligence pénètre les choses et lit dans leur fond; l'imagination se joue aux surfaces et ne les dépasse jamais. L'intelligence voit le vrai immédiatement ou médiatement; l'imagination représente les objets sensibles absents, et, par une extension immédiate,les objets immatériels sous des images sensibles. Si nous comparons la volonté à la sensibilité son
�auxiliaire, nous voyons que l'un est espril et l'autre en grande partie chair et sang ; l'une est libre et l'autre est fatale. Aristote, saint Thomas, Bossuet, ont remarqué la supériorité de l'intelligence et de la volonté sur l'imagination et la sensibilité ; les premières, disentils, ne se fatiguent jamais de leur plaisir propre ; les autres ne jouissent du leur et même ne le supportent que jusqu'à une certaine limite. Ce point passé, la jouissance devientpeine, l'aliment se tourne en poison. Dans la littérature, chacune de ces facultés réclame son objet, son aliment. L'intelligence est impatiente du vrai, la volonté appelle le bien ; l'imagination veut des couleurs, la sensibilité, des émotions. Et comme ces facultés sont simultanées, aucune ne reste longtemps oisive. Essayez de parler à la raison, à la volonté, ce sera beau, ce sera glorieux. Mais l'imagination, mais la sensibilité réclameront leur part. Il faut donc que la parole littéraire se mesure aux exigences vraies de l'âme du lecteur. Il résulte de ces principes qu'un ouvrage commence d'être littéraire quand,procédant de toutes les facultés ensemble, il.commence à les atteindre toutes. Un écrivain, c'est donc une intelligence qui illumine une intelligence des clartés de la sienne ; une imagination qui se reflète dans une autre par des images évoquées ; une volonté sensible quiinspire à une volonté étrangère des résolutions fortement arrêtées dans la sienne.
�— 459 — L'écrivain, c'est donc l'homme parlant tout entier pour agir sur l'homme lout entier. Dans le style, travailler le fond, c'est travailler la forme, et vice versà. Dans le style, le fond est pratiquement identique à la forme, car celui qui vous lit ne sait de votre idée que ce que lui apprend votre phrase. Vous ne pouvez pas exiger que son esprit aille au delà de votre expression pour y chercher votre pensée. De cette identité pratique entre la pensée et l'expression découlent pour nous des conséquences pour l'art d'écrire. Travailler la phrase, c'est élaborer la pensée, lui donner son épanouissement et la faire arriver à la plus haute perfection. Rappelons-nous ce mot de Jouberl : « Ce n'est pas ma phrase que je polis, c'est mon idée, ma pensée s>. Travailler le fond, c'est donc travailler la forme, et réciproquement. 11 résulte do ces considérations que le fond et la forme se confondent comme l'âme et le corps. Les ouvrages bien écrits, dit Buffon, étant les seuls qui passeront à la postérité, l'écrivain doit s'armer d'une longue patience pour donner à son style l'empreinte de son âme. On cite de Cousin cette parole : « Quand je ne me « donne pas horriblement de mal, j'écris horrible« ment mal ; quand je me donne horriblement de mal, « j'écris un peu moins mal. » La phrase. — Aristote a défini la phrase un discours ayant par lui-même un commencement et une
�— 4G0 — fin, avec une étendue facile à mesurer d'un coup d'œil. Dans la construction de la phrase, jamais l'imagination ni la sensibilité ne doivent prévaloir contre la raison ; elles ne doivent que collaborer avec les facultés supérieures. Pour bien faire la phrase, retranchez tout ce qui n'appartient pas à son unité, tout ce qui revient à d'autres phrases, élaguez ensuite d'autres éléments qui lui appartiennent et dont elle peut se passer. Une phrase est bien faite, lorsqu'on ne peut n'y rien ajouter, ni rien en retrancher sans couper dans le vif. Le choix des mots. — La pensée sans les mots n'est rien, le mot, c'est la pensée revêtue d'un corps. Choisir les mots, c'est donner aux pensées les expressions qui les révèlent dans tous leurs détails. « Le choix des mots, dit Lucien, est d'une grande importance, caril n'y arien, peut-être, d'oùles orateurs tirent plus de grandeur, d'élégance, de netteté, de poids, de force, et de vigueur pour leurs ouvrages, que du choix des paroles. y> C'est par elles que toutes ces beautés éclatent dans le discours, comme dans un riche tableau ; et elles donnent aux choses une espèce d'âme et de vie. Enfin, les beaux mots sont, à vrai dire, la lumière propre et naturelle de nos pensées. « Parmi toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une, dit Labruyère, qui soit la bonne ; on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai, néanmoins, qu'elle existe, que tout ce qui nej'est
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pas est faible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre. » Le même écrivain ajoute qu'onéprouve,lorsque cette expression,souvent silente à se présenter, est enfui venue à l'esprit, « qu'elle est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, et qui semble devoir se présenter d'abord et sans effort ». Ces lignes si judicieuses justifient ce langage de Buffon: « Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. » Ce n'est pas assez de choisir les mots pour exprimer la pensée, il faut leur donner la place qui leur convient. Un mot qui a trouvé heureusement sa place dans une phrase et dans un discours y met la vérité dans tout son jour. La période. — Une période est une suite de phrases qui peuvent se détacher, mais qui marchent dans un même sens et vers un même but. Ce but est l'expression d'une pensée unique, composée de plusieurs propositions distinctes. Dans un discours de quelques pages, Buffon, répondant à M. de la Condamine, a placé une des plus belles périodes qu'on puisse citer : « Avoir parcouru l'un et l'autre hémisphère, traversé les continents et les mers, surmonté les sommets de ces montagnes embrasées où des glaces éternelles bravent également les feux souterrains et les ardeurs du midi ; s'être livré à la pente précipitée de ces cataractes écumantes dont les eaux suspendues semblent moins rouler sur la terre que descendre des nues ; avoir pénétré dans de vastes déserts, dans ces solitudes immenses, où la nature, accoutumée au plus profond silence, dut être
�— 402 — élonnée de s'entendre interroger pour la première fois ; avoir plus fait, en un mot, parle seul motif de la gloire des lettres qu'on ne fit jamais pour la soif de l'or : voilà ce que connaît de vous l'Europe et ce que dira la postérité. »
L'esprit. — Le talent. — Le génie. L'esprit n'est que l'originalité de bon aloi aux prises avec les petits défauts de caractère, et de ce qu'on appelle les petites vertus ; l'esprit, c'est le bon sens vif et alerte se jouant parmi les objets de l'ordre inférieur, y marquant des rapports qui échappent au vulgaire ; piquantpar la justesse et l'imprévu de ses découvertes ; fin, s'il parle à l'intelligence et lui donne à penser; gracieux, si la finesse est enveloppée d'une image aimable; délicat, si elle-même sert d'enveloppe au sentiment. Le talent et le génie. — Le talent, c'est l'expression d'une grande force intellectuelle acquise et innée. Le génie, c'est le sublime du talent ; le génie, c'est la plus haute expression de la force intellectuelle acquise et innée. L'invention est par-dessus tout le signe qui le caractérise. La différence qui existe entre le génie et le talent est celle du plus au moins. Dans le génie ou le talent, je vois une intelligence, une imagination, une volonté, une sensibilité agissant en concours et en ordre. L'objet de leurs recherches est le même : Dieu, l'homme, le monde et leurs relations. La façon dont ils attei-
�gnent leurs objets est aussi la même : talent ou génie ; l'homme n'a jamais pour la conquête do la lumière qu'une intuition étroite et une déduction plus ou moins prompte. On dit : le génie est créateur ; à parler juste, le génie n'est qu'un inventeur, et c'est toute sa gloire ; il découvre des rapports et ne les établit pas ; il leur donne la notoriété, il ne leur donne pas Tesislence. Le talent est aussi inventeur, mais moins que lui ; et voilà pourquoi nous ne pouvons pas les concevoir comme deux puissances de nature différente.
Du sublime. Tout ce qui est véritablement sublime a cela de propre, quand on l'écoute, qu'il élève l'âme et lui fait concevoir une plus haute opinion d'elle-même, la remplissant de joie et de je ne sais quel noble orgueil, comme si c'était elle qui eut produit les choses qu'elle vient simplement d'entendre. La marque infaillible du sublime, c'est quand nous sentons qu'un discours nous laisse beaucoup à penser, qu'il fait d'abord un effet en nous auquel il est bien difficile, pour ne pas dire impossible de résister, et qu'ensuite le souvenir en dure et ne s'efface qu'avec peine. En voici un exemple tiré de Y Horace de Corneille. Dans cette tragédie, dont les trois premiers actes sont, à mon avis,le chef-d'œuvre de cet illustre écrivain, une femme qui avait été présente au combat des trois
�— 4l>i — Horaces, mais qui s'était retirée un peu trop tôt, et n'en avait pas vu la fin, vient mal à propos annoncer au vieil Horace, leur père, que deux de ses fils ont été tués, et que le troisième, ne se voyant plus en état de résister, s'est enfui. Alors ce vieux Romain, possédé de l'amour de sa patrie, sans s'amuser à pleurer la perte de ses deux fils morts si glorieusement, ne s'afflige que de la faute honteuse du dernier qui a, dit-il par une si lâche action, imprimé un opprobre éternel au nom d'Horace. Et leur sœur, qui était là présente, lui ayant dit,
« Que vouliez-rous qu'il fît contre trois »,
il répond brusquement :
« Qu'il mourût. »
Qui ne voit la grandeur héroïque renfermée clans ce mot, qu'il mourût ! qui est d'autant plus sublime, qu'il est simple et naturel ; on voit que c'est du fond du cœur que parle ce héros, et dans le transport d'une colère vraiment romaine. De fait, la chose aurait beaucoup perdu de sa force, si, au lieu de qu'il mourût, il avait dit, qu'il suivît l'exemple de ses deux frères ; ou qu'il sacrifiât sa vie à l'intérêt et à la gloire de son pays. Ainsi, c'est la simplicité même de ce mot qui en fait la grandeur. Des cinq sources du sublime. Il y a, pour ainsi dire, cinq sources principales du sublime ; mais ces cinq sources présupposent comme
�— 465 — pour fondement commun une faculté de bien parler, sans quoi tout le reste n'est rien. Cela posé, la première et la plus considérable est une certaine élévation d'esprit qui nous fait penser heureusement les choses. Bien que cette élévation soit plutôt un présent du ciel qu'une qualité qui se puisse acquérir, nous devons, autant qu'il nous est possible, nourrir notre esprit au grand, et le tenir toujours plein et enflé, pour ainsi dire, d'une certaine fierté noble et généreuse. La seconde consiste dans le pathétique ; j'entends par pathétique cet enthousiasme, cette véhémence naturelle qui touche et qui émeut. La troisième n'est autre chose que les figures tournées d'une certaine manière. Or les figures sont de deux sortes : les figures de pensées, et les figures de diction. Nous mettons pour la quatrième la noblesse de l'expression, qui a deux parties : le choix des mots, et la diction élégante et figurée. Pour la cinquième, qui est celle, à proprement parler, qui produit le grand et qui renferme en soi toutes les autres, c'est la composition et l'arrangement des paroles dans toute leur magnificence et leur dignité (1).
(I) Longin, Traité du Sublime.
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DISCOURS PRONONCÉ A L'ACADÉMIE FRANÇAISE
PAR M. DE BUFFON
LE JOUR DE SA RÉCEPTION
(25
AOUT
1753).
MESSIEURS,
Vous m'avez comblé d'honneur en m'appelanl à vous; mais la gloire n'est un bien qu'autant qu'on en est digne, et je ne me persuade pas que quelques essais écrits sans art et sans autre ornement que celui de la nature soient des titres suffisants pour oser prendre place parmi les maîtres de l'art, parmi les hommes éminenls qui représentent ici la splendeur littéraire de la France, et dont les noms, célébrés aujourd'hui par la voix des nations, retentiront encore avec éclat dans la bouche de nos derniers neveux. Vous avez eu, Messieurs, d'autres motifs en jetant les yeux sur moi; vous avez voulu donner à l'illustre compagnie, à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir depuis longtemps, une nouvelle marque de considération : ma reconnaissance, quoique partagée, n'en sera pas moins vive. Mais comment satisfaire au devoir qu'elle m'impose en ce jour ? Je n'ai, Messieurs, à vous offrir que votre propre bien : ce sont quelques idées sur le style, cpie j'ai puisées dans vos ouvrages; c'est en vous lisant, c'est en vous admirant, qu'elles ont été conçues ; c'est
�— 467 — en les soumellant à vos lumières qu'elles se produiront avec quelque succès. Il s'est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n'est néanmoins que dans les siècles éclairés que l'on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l'exercice du génie et la culture de l'esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler, qui n'est qu'un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples, etl'imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s'affectent de même, le marquent fortement au dehors; et, par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme eL leurs affections. C'est le corps qui parle au corps; tous les mouvements, tous les signes, concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l'entraîner ? que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader ? Dn ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat et le sens exquis, et qui, comme vous, Messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots, il faut des choses, des pensées, des raisons; il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner : il ne suffit pas de frapper l'oreille et d'occuper les yeux; il faut agir sur l'âme et toucher le cœur en parlant à l'esprit. Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement,
�— 408 — si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu'àlafaveur des mots, quelque élégants qu'ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant. Mais avant de chercher l'ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s'en être fait un autre plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées : c'est en marquant leur place sur ce premier plan, qu'un sujet sera circonscrit, et que l'on en connaîtra l'étendue ; c'est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu'on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu'il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir. Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement, on distinguera les pensées stériles des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d'écrire, on sentira d'avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l'esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu'on puisse l'embrasser d'un coup d'oeil, ou le pénétrer en entier d'un seul et premier effort de génie; et il est rare encore qu'après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s'en occuper; c'est même le seul moyen d'affermir, d'étendre et d'élever ses pensées : plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l'expression. Ce plan n'est pas encore le style, mais il en est la
�— 469 — base; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement et le soumet à des lois; sans cela, le meilleur écrivain s'égare, sa plume marche sans guide, et jette à l'aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu'il emploie, quelques beautés qu'il sème dans les détails, comme l'ensemble choquera ou ne se fera pas assez sentir, l'ouvrage ne sera point construit; et, en admirant l'esprit de l'auteur, on pourra soupçonner qu'il manque de génie. C'est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu'ils parlent très bien, écrivent mal; que ceux qui s'abandonnent au premier feu de leur imagination, prennent un ton qu'ils ne peuvent soutenir; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées ; qu'en un mot, il y a tant d'ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d'un seul jet. Cependant, tout sujet est un ; et, quelque vaste qu'il soit, il peutêtre renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections, ne devraient être d'usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances : autrement, le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l'assemblage ; le livre parait plus clair aux yeux, mais le dessein de l'auteur demeure obscur; il ne peut faire impression sur l'es-
�— .470 — prit du lecteur, il ne peutmême se faire sentir quepar la continuité, du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait languir. Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits ? c'est que chaque ouvrage est tout, et qu'elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s'écarte jamais, elle prépare en silence les germes de ses productions ; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L'ouvrage étonne ; mais c'est l'empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L'esprit humain ne peut rien créer ; il ne produira qu'après avoir été fécondé par l'expérience et la méditation ; ses connaissances sont les germes de ses productions; mais, s'il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s'il s'élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s'il les réunit, s'il les enchaîne, s'il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels. C'est faute de plan, c'est pour n'avoir pas réfléchi sur son objet, qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées; et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres ; il demeure donc dans la perplexité. Mais lorsqu'il se sera fait un plan, lorsqu'une fois il aura rassemblé et
�— 471 — mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s'apercevra aisément de l'instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l'esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n'aura même que du plaisir à écrire ; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout, et donnera de la vie à chaque expression ; tout s'animera de plus en plus ; le ton s'élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment, se joignant à la lumière, l'augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l'on dit à ce que l'on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux. Rien ne s'oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants ; rien n'est plus contraire à la lumière qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu'on ne tire que par force en choquantles mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants, que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l'opposition : l'on ne présente qu'un côté de l'objet-, on met dans l'ombre toutes les autres faces ; et ordinairemeut ce côté qu'on choisit est une pointe, un angle sur lequel on faitjouer l'esprit avec d'autant plus de facilité, qu'on l'éloigné davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses. Rien n'est encore plus opposé à la véritable éloquence que l'emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consis30
�— 472 — tance, et qui, comme la feuille du métal battu, no prennent de l'éclat qu'en perdant de la solidité. Aussi plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style ; à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l'écrivain n'ait pas eu d'autre ©bjet que la plaisanterie : alors l'art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l'art d'en dire de grandes. Rien n'est plus opposé au beau naturel que la peine qu'on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d'une manière singulière ou pompeuse ; rien ne dégrade plus l'écrivain. Loin de l'admirer, on le' plaint d'avoir passé tant de temps' à faire de nouvelles combinaisons" de syllabes, pour ne dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles ; il ont des mots en abondance, point d'idées ; ils travaillent donc sur les mots, et s'imaginent avoir combiné des idées, parce qu'ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l'ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n'ont point de style, ou, si l'on veut, ils n'en ont que l'ombre. Le style doit graver des pensées : ils ne savent que tracer des paroles. Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et, lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s'en écarter, sans l'appuyer trop iné-
�— 473 — gaiement, sans lui donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir. C'est en cela que consiste la sévérité du style ; c'est aussi ce qui en fera l'unité et ce qui en réglera la rapidité, et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. A cette première règle, dictée par le génie, si l'on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l'attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. Si l'on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris' pour tout ce qui n'est que brillant, et une répugnance constante pour l'équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté. Enfin, si l'on écrit comme l'on pense, si l'on est convaincu de ce que l'on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres etla vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que celte persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu'il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur. C'est ainsi, Messieurs, qu'il me semblait, en vous lisant, que vous me parliez, que vous m'instruisiez. Mon âme, qui recueillait avec avidité ces oracles de la sagesse, voulait prendre l'essor et s'élever jusqu'à vous ; vains efforts ! Les règles, disiez-vous encore, ne peuvent suppléer au génie ; s'il manque, elles seront inutiles. Bien écrire, c'est tou t à la fois bien penser, bien sentir, et bien rendre ; c'est avoir en même
�— 474 — temps de l'esprit, de l'âme et du goût. Le style suppose la réunion et l'exercice de toutes les facultés intellectuelles. Les idées seules forment le fond du style, l'harmonie des paroles n'en est que l'accessoire, et ne dépend que de la sensibilité des organes ; il suffit d'avoir un peu d'oreille pour éviter les dissonances, et de l'avoir exercée, perfectionnée parla lecture des poètes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l'imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. Or jamais l'imitation n'a rien créé : aussi cette harmonie des mots ne fait ni le fond ni le ton du style, et se trouve souvent dans des écrits vides d'idées. Le ton n'est que la convenance du style à la nature du sujet, il ne doit jamais être forcé ; il naîtra naturellement du fond même de la chose, et dépendra beaucoup du] point de généralité auquel on aura porté ses pensées. Si l'on s'est élevé aux idées les plus générales, et si l'objet en lui-même est grand, le ton paraîtra s'élever à la même hauteur ; et si, en le soutenant à cette élévation, le génie fournit assez pour donner à chaque objet une forte lumière, si l'on peut ajouter la beauté du coloris à l'énergie du dessin, si l'on peut, en un mot, représenter chaque idée par une] image vive et bien terminée, et former de chaque suite d'idéesun tableau harmonieux et mouvant, leton sera non seulement élevé, mais sublime. Ici, Messieurs, l'application ferait plus que la règle ; les exemples instruiraient mieux que les préceptes ; mais, comme il ne m'est pas permis do citer les morceaux sublimes qui m'ont si souvent transporté en
�— 475 — lisanl vos ouvrages, je suis contraint de me borner à des réflexions. Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité: la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité : 'si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni se transporter, ni s'altérer : s'il est élevé, noble, sublime, l'auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n'y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. Or un beau style n'est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu'il présente. Toutesles beautés intellectuelles qui s'y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l'esprit humain, que celles qui peuvent faire le fond du sujet. Le sublime ne peut se trouver que dans les grands sujets. La poésie, l'histoire et la philosophie ont toutes le même objet, l'homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la nature ; la poésie la peint et l'embellit : elle peint aussi les hommes, elle les agrandit, les exagère, elle crée les héros et les dieux. L'histoire ne peint que l'homme, et le peint tel qu'il est: ainsi le ton de l'historien ne deviendra sublime que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il
�— 476 — exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions ; et, partout ailleurs, il suffira qu'il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime, toutes les fois qu'il parlera des lois de la nature, des êtres en général, de l'espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l'âme,de l'esprit humain, dessentimenls, des passions ; dans le reste, il suffira qu'il soit noble et élevé. Mais le ton de l'orateur et du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu'ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d'illusion qu'il leur plaît ; et que, devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent aussi partout employer toute la force et déployer toute l'étendue de leur génie.
EXAMEN CRITIQUE DU DISCOURS DE BUFFON
SUR LE STYLE.
Le discours de Buffon, où le talent et le génie se prêtent un mutuel éclat, a été diversement apprécié par les grands écrivains; mais tous l'ont admiré. « Le « style, dit le cardinal Maury, en est le sujet. C'était « par conséquent sur le style qu'un si beau génie « aurait dû nous donner de nouvelles lumières. Mal« heureusement pour notre instruction, son talent n'a « pas suivi cette route. Le style, dit-il, n'est que « l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées.
�— 477 — « Mais l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses « pensées forment le plan, la distribution et la pro« gression d'un ouvrage ; mais est-ce-là le style ? » En résumé, le cardinal Maury reproche à Buffon de n'avoir pas traité son sujet Ce reproche est-il fondé? Nous ne le croyons pas. Le poète enchanteur de la nature s'adressant à des hommes émiuents qui représentent la splendeur littéraire de la France, traite son sujet non en rhéteur, mais en savant, comme il convenait à un puissant génie ; il expose d'une manière magistrale les trois conditions que doit remplir l'écrivain dans toute œuvre de l'esprit humain ; il doit concevoir son sujet et les idées, les preuves, les moyens de succès qu'il peut offrir; en disposer ensuite les parties dans un ordre naturel et judicieux, savoir enfin le traiter dans un style adapté au caractère du discours. De là les trois parties de la rhétorique: l'invention (quid); la disposition [ubi, quando); l'élocution (quomodo). Cette dernière partie s'appelle élocution lorsqu'il s'agit d'un discours prononcé, et style lorsqu'il est question d'un écrit. Ces trois conditions que doit remplir l'écrivain, nous les trouvons dans le discours de Buffon. Ce grand écrivain fait épanouir le style sur l'invention et la disposition, comme le soleil fait épanouir la fleur sur l'églantier fleuri. Invention. —oc L'écrivain, dit Buffon, doit -se faire « un plan général et fixe, où ne doivent entrer queles « premières vues et les principales pensées. C'est en « marquant leur place sur ce premier plan que l'on
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en connaîtra l'étendue ; c'est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu'on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu'il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à le remplir. Ï> Disposition. — « Pour bien écrire, ajoute Buffon, il faut posséder pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représentera une idée ; et, lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s'en écarter, sans l'appuyer trop inégalement, sans lui donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir. »
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Définition du style. — « Le style est l'homme », dit Buffon, c'est-à-dire une âme puissante et ordonnée : puissante pour arriver au but que se propose l'écrivain, et ordonnée pour ne pas le dépasser. « Le style, ajoute-t-il, suppose la réunion et l'exercice de toutes les facultés intellectuelles. » Le grand écrivain nous montre le style obéissant aux grandes facultés littéraires de l'âme : l'intelligence, l'imagination, la volonté, la sensibilité. L'intelligence, la raison, y met la qualité souveraine, la logique profonde, la vérité claire et facile qui résulte de la précision des idées et de leur enchaînement. Sur cette trame serrée, l'imagination y sème des fleurs; à son tour, la volonté intervient pour commanderla
�décence et cette dignité qui mesure exactement aux objets l'élévation ou la noblesse aisée de la parole. Bien écrire. —C'est à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c'est avoir en même temps de l'esprit, de l'âme et du goût. Les idées seulesforment le fond du style ; l'harmonie des paroles n'en est que l'accessoire. Le style doit graver des pensées. Le mouvement dans les pensées. —Mettre du mouvement dans les pensées, c'est exprimer les choses telles qu'elles sont, avec une âme telle qu'elle doit être. Le mouvement dans les pensées suppose la connaissance et l'application des figures de rhétorique dont nous parle Longin dans son Traité du sublime. Le ton n'est que la convenance du style à la nature du sujet. Il ne doit jamais être forcé ; il naîtra naturellement du fond même de la chose et dépendra beaucoup du point de généralité auquel on a porté ses pensées. Importance du style. — Buffon attache la plus haute importance au style. « Les ouvrages bien écrits seront les seuls, dit-il, qui passeront à la postérité. » Ce grand écrivain enseigne que travailler le fond, c'est travailler la forme, et vice versâ. La beauté du style. — Un beau style Ji'est tel que par le nombre infini de vérités qu'il présente. Le style nerveux et concis. — Si on enchaîne étroi-
�— 480 — tement les pensées, si on les serre, ajoute Buffon le style est nerveux et concis. Le style diffus. — Si on les laisse se succéder lentement et ne se joindre qu'à la faveur des mots, quelque élégants qu'ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant. Méthode de l'écrivain-pour travailler. — II doit suivre la nature dans sa marche et dans son travail ; elle prépare en silence le germe de ses productions ; elle ébauche, par un acte unique, la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement contenu. D'après ces paroles de Bufton, l'esprit humain doit, imitant la nature, développer son sujet dans le silence, et lui donner l'unité par la réflexion. A quel moment F écrivain doit prendre la plume. — Lorsque l'écrivain aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet , il s'apercevra aisément de l'instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l'esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n'aura que du plaisir à écrire.
L'orateur d'après les lois de f hygiène et la psychologie. Définition de l'orateur. — « J'entends par orateur, dit Quintilien, un homme qui joint à la nature d'un
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esprit supérieur une connaissance profonde de tout ce que l'art et la science ont de beau, un véritable présent fait à la terre et inconnu jusque-là aux générations de tous les âges, un homme unique, accompli de tout point, sachant également et bien penser et bien dire. « L'orateur! c'est un heureux mortel exempt de défauts, qui, ayant reçu tous les dons du ciel, au point de vue physique, intellectuel et moral, est toujours prêt à embellir, par le charme et la magnificence de son langage, le sujet qu'il aura choisi, et qui semble tenir en réserve dans son âme et dans sa mémoire tout ce que la parole peut exprimer. » « L'orateur! dit le R. P. Longhaye, c'est toute une àme qui palpite dans son langage, mais encore qui chante dans sa voix, rayonne dans ses yeux, transparaît dans son geste et son attitude. C'est la parole achevée et souveraine, parce que l'homme y vit tout entier. » Î L'orateur doit réunir, pour être complet, la subtilité des dialecticiens, la raison des philosophes, l'élocution des poètes, la mémoire des jurisconsultes, l'organe des acteurs tragiques, et le geste des comédiens les plus habiles. Aussi rien de plu; difficile à trouver au monde qu'un ^orateur parfait; car, dans les autres arts, pour être approuvé, il suffit de posséder à un degré médiocre la qualité particulière que chacun d'eux réclame. Dans l'éloquence, il n'y a de succès qu'à la condition de les réunir toutes au degré leplus éminent. » (Cicéron, De F Orateur.)
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Les grands orateurs à travers les siècles. Les plus grands orateurs de l'antiquité sont Démosthène à Athènes, et Cicéron à Rome. Ces deux princes de l'éloquence se firent remarquer par la précocité de leur talent. Démosthène n'était âgé que de dix-sept ans, lorsqu'il plaida avec succès contre ses tuteurs. Cicéron avait vingt-sept ans, quand il défendit Roscius. Parmi les Pères de l'Eglise, signalons Origène, la gloire du Didascalée d'Alexandrie ; saint Jean Chrysostome, surnommé Bouche d'or, à cause de son éloquence ; saint Augustin, la perle des docteurs, et saint Bernard, la trompette de Jésus-Çhrist. Saint Bernard avait des gestes si éloquents, que, comme ceux des orateurs romains, ils permettaient aux barbares de deviner sa pensée, exprimée dans un langage qui n'était pas le leur. Dans nos temps modernes, les orateurs les plus célèbres sont Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Bridaine, Lacordaire, Raviguan, Dupanloup, Monsabré. Bossuet et Fénelon se font remarquer, comme Démosthène et Cicéron, par la précocité de leur talent oratoire. C'est à seize ans, après avoir soutenu sa première thèse, que Bossuet prêcha à l'hôtel de Rambouillet pour la première fois. C'est à quinze ans que les supérieurs de Fénelon lui firent prêcher un sermon qui étonna très profondémet les auditeurs.
�— 483 — En Irlande, O'Connell soulevait les flots des peuples comme Dieu soulève les flots de l'Océan. Le Père Th. Burke avait une voix si puissante qu'il se faisait entendre de 10,000 Irlandais, réunis dans la salle du Colisée de Boston. Dans la tribune française et au barreau brillent du plus vif éclat Berryer père, Royer-Collard, Casimir Périer, Dupin aîné, Guizot, Berryer Antoine, Dupin Philippe, Paillet Victor, Arago, Dumas, Thiers, Dufaure, Chaix-d'Est-Ange, Jules Favre, Montalembert, Jules Simon, Chesnelong. Montalembert et Lacordaire révèlent dès leur jeunesse l'éclat de leur talent. Qui ne sait l'effet produit à la Chambre des Pairs par le plaidoyer du comte de Montalembert en faveur des écoles libres ? Montalembert avait vingt et un ans: sa majorité lui donnait, à ce moment même, le droit d'entrer dans la Chambre haute. Les biographes de Lacordaire nous le montrent, à l'âge de-dix-huit ans, s'exaltant aux accents de cette éloquence native qui étonnait et captivait déjà ses bénévoles auditeurs. Le rôle de (orateur ; les dangers de fart oratoire. Rien n'est plus admirable qu'un parfait orateur : c'est à lui d'exprimer noblement son avis dans le Sénat, sur les intérêts les plus grands. C'est à lui de réveiller le peuple de sa langueur et de modérer son emportement, de convaincre le crime, de protéger l'innocence. Qui peut exhorter plus vivement au bien, détourner
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plus fortement du mal, flétrir le vice avec plus d'énergie, louer la vertu avec plus de magnificence, arrêter les déprédateurs par des reproches plus violents, soulager la douleur par des consolations plus douces?Mais aussi qui ne connaît les dangers auxquels il s'expose, dangers si bien décrits par Cicéron : « Oser prendre la parole, seul au milieu d'une nombreuse et silencieuse assemblée, qui vous entend discuter les plus importantes affaires, est une grande et dangereuse entreprise. Car il n'y a personne qui ne remarque plus finement et avec plus de rigueur les défauts de vos discours que leurs beautés ; et toutes les fois que nous parlons en publie, nous sommes jugés (1). » Ce que la parole coûte à F orateur. — La tribune dévore les consciencieux orateurs. On y perd le repos du jour et le sommeil des nuits. On ne vit plus que d'une vie agitée. Les organes respiratoires sont dans un état convulsif. Le cœur précipite ses battements ; il lutte pour se débarrasser du sang qui s'accumule dans ses cavités, dans les vaisseaux, dans les viscères, sous l'influence de l'effort, de l'émotion, de la passion. L'action oratoire met enjeu tout le système musculaire de la face, de la poitrine, de l'abdomen, des membres supérieurs. Les voies pulmonaires, insuffisantes pour donner issue à la vapeur, sont suppléées par la peau qui se couvre de sueur.
(1) Ci'céron Brutus, 1,?5.
�Enfin le système nerveux domine toute cette scène, c'est lui qui fait les frais de ces dépenses fonctionnelles. Voici en réumé les conséquences de l'exercice de la parole. Il appelle le sang- vers les organes phonateurs et congestionne de proche en proche le larynx, le pharynx et les parties avoisinantes. L'orateur doit se faire un genre d'éloquence approprié à sa santé, ce que Pline appelait voci, laterique considère. Cicéron nous en donne un exemple dans ses « Orateurs illustres ». En parlant de Cotta, il dit que cet orateur, dont la poitrine était faible, s'abstenait soigneusement de tout effort, et qu'il s'était fait un genre d'éloquence approprié à la débilité de sa santé; il avait su imposer à son éloquence le frein d'un régime indispensable et de sages tempéraments. L'orateur qui se fatigue n'est pas un véritable orateur. Il doit être classé parmi ces orateurs dont Quintilien nous trace le portrait : «Ils crient, ils beuglent en élevant la main ; ils sont hors d'haleine, ils se jettent tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; ils s'agitent, ils gesticulent, ils secouent la tête comme des fous. Les entendez-vous claquer des mains, battre du pied la terre, se frapper la cuisse, la poitrine, le front? Comment la multitude ne serait-elle pas dupe de cette mise en scène? Combien l'orateur instruit des règles de l'art en use différemment ! Voyez comme il modère, varie, dispose ses paroles ! Il conforme son action à la vérité et à la nature des choses qu'il doit dire, et s'il était une règle qu'il doit observer toujours et sans
�— 486 — exception, il ne voudrait jamais être ni paraître que modéré. Mais ceux-là doivent se montrer forts, ils ne sont que violents. » Que doit faire l'orateur pour ne pas se fatiguer ? Il doit composer son discours d'après les règles de l'art, en se conformant aux exigences des facultés de l'âme. Il doit s'exercer à développer le thorax par une gymnastique respiratoire bien dirigée. La capacité pulmonaire peut être augmentée dans une notable proportion, au grand bénéfice de la voix ; enfin, la santé générale est favorablement influencée par une respiration plus ample, par l'absorption d'une dose plus élevée d'oxygène, par une combinaison ultra-organique plus active et une nutrition plus parfaite'; il doit ensuite dire le discours avec aisance et agrément. La voix doit subir des modifications analogues à la pensée. Quand le sujet est gai, la voix est pleine, simple, en quelque sorte enjouée. Mais, dans la dispute, elle s'élève de toutes ses forces et déploie toute son énergie ; dans la colère, elle est farouche, rude, pressée et coupée par une respiration fréquente. Dans les compliments, les aveux, les excuses, les prières, la voix est douce et peu élevée ; dans les conseils, les avis, les promesses, les consolations, elle est grave. Elle est comprimée dans la crainte et dans la honte, forte dans les exhortations,vive dans la dispute, faible, flexible et comme voilée dans Ja compassion. Dans les digressions, elle sera abondante, facile, claire. Les gestes doivent toujours être en rapport avec la pensée, puisqu'ils en sont les fidèles interprètes.
�— 487 — Quel effet produirait l'ampleur, la violence du geste, quand l'idée est de celles qui doivent être exprimées simplement, sans éclat, d'une voix n'empruntant que l'éclat du récit ! Les gestes bruyants formeraient ici un accompagnement aussi déplacé que le jeu bruyant des pédales. Au point de vue de l'art comme de l'hygiène, la sobriété du geste varie avec la parole mesurée, quand on expose ou que l'on décrit, par exemple. La passion violente qui éclate dans l'affirmation, la contestation, la menace, exige le geste abondant et nourri... Il permet aux diamètres latéraux du thorax de s'étendre, et à la poitrine d'agrandir sa capacité, pour procurer un réservoir d'air plus considérable à une dépense continue, âme de la parole. Vorateur doit encore bien ponctuer. — La ponctuation n'est pas facultative, elle est de rigueur. L'orateur doit encore faire des pauses ailleurs qu'à la ponctuation. « Il faut, dit Quiutilien, qu'il sache s'arrêter et comme suspendre son débit quand il convient », pour trois raisons au moins : car premièrement la plus forte patience ne suffirait pas à déclamer d'un seul jet, sans respiration, certaines phrases de Bossuet ou de Mirabeau. En second lieu, si l'on veut être bien entendu d'un nombreux auditoire, il faut parler avec lenteur, et ne jeter à la fois qu'un petit nombre de sons. Enfin, il y a, dans la distribution des pauses, dans l'art de couper les phrases et dans les inflexions de voix que ces suspensions nécessitent, une ressource immense pour l'expression, du côté de l'orateur, en
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�— 488 — même temps qu'un agrément et une clarté inappréciable pour l'intelligence, du côté des auditeurs ; or, qu'on ne l'oublie jamais, l'attention coûte toujours, surtout quand elle est prolongée. Vorateur doit encore apprendre à transposer, comme disait Talma. — La transposition consiste en ce que l'orateur, tout en respectant les effets et les nuances, abaisse d'un ou de deux degrés le ton du discours. M. Legouvé raconte qu'il assistait, un jour, à une leçon privée de Samson : « J'arrivais chez lui, avec une de ses élèves... Il était étendu sur un fauteuil, un peu pâle et parlant à voix très basse. — Je vous demande pardon, nous dit-il, de vous recevoir en robe de chambre et de parler si bas ; mais ce soir je joue un des rôles les plus fatigants du répertoire, Y Intime des Plaideurs, et j'ai besoin de ménager mes forces. » Nous lui proposâmes de nous retirer. « Non, non, reprit-il, cela ne m'empêchera pas de donner ma leçon. » ce L'élève commença. Il ne s'agissait pas moins que de la grande scène à'Agrippine, dans le premier acte de Britannicus. Eh bien ! M. Samson, enfoncé dans son fauteuil, les yeux à demi fermés, les mains dans les poches de sa robe de chambre, sans faire un geste, sans élever la voix, exprima avec une telle grandeur toutes les passions de cette terrible impératrice, en indiqua si bien toutes les nuances, que mon premier mouvement fut de m'écrier : « C'est admirable ! » et le second, de lui dire : « Comment avez-vous fait ? » « — C'est bien simple, me répondit-il en souriant : j'ai suivi le conseil de Talma : j'ai transposé. — Corn-
�— 489 — ment ! transposé ? — Sans doute ! ce n'est pas dans l'éclat ou dans l'intensité du son que réside la grandeur du débit : elle résulte des vibrations de l'âme dont la voix est l'écho. Il suffit donc de mettre dans les mots juste assez de son pour qu'ils portent jusqu'à l'oreille de celui qui parle. Ainsi agissait Talma. Le jour où il se sentait fatigué, il transposait, c'est-àdire qu'à la façon d'un chanteur, il baissait tout son rôle d'un ou de deux tons, il donnait deux ou trois fois moins de voix ; l'effet produit était moins fort, mais aussi complet dans sa mesure. Voilà mon secret. » (Legouvé, M. Samson et ses élèves.) L'hygiène étant inséparable de l'art, il en résulte que cette marche dans le débit favorise tous les organes de l'orateur. Le discours ainsi composé et débité d'après les règles de l'art serait une musique ravissante, avec ses notes d'harmonie, sa mélodie et son rythme ; et l'orateur éprouverait, en l'exécutant, la joie la plus pure qu'un mortel puisse éprouver ici-bas. Les qualités de l'orateur. —Cicéron exige que l'orateur soit exempt de défauts : il y a, en effet, tels étals organiques ou fonctionnels qui interdisent absolument toute profession oratoire, parce qu'ils frappent l'orateur d'insuffisance ou d'incapacité physique : ainsi un larynx mal conformé ou gravement atteint par la maladie, le sujet fût-il jeune ; un thorax trop étroit, mal développé, quand l'âge ne permet plus de compter, pour remédier au mal, sur l'influence de l'exercice, même le plus méthodique ; une lésion pulmonaire, une lésion cardiaque.
�— 490 — Signalons encore la susceptibilité naturelle ou maladive des muqueuses du larynx ou du pharynx, état qui fait perdre à la voix sa force, sa souplesse, son éclat. Âpres avoir fait connaître les défauts que ne doit pas avoir l'orateur, signalons les qualités physiques qu'exige l'hygiène dans l'art de porter la parole. Qualités physiques. — La première, c'est d'avoir la santé. C'est un grand défaut d'être malade, quand on prétend à la célébrité. Traiter cette question de paradoxale , ce serait ignorer l'histoire des hommes célèbres. La profession oratoire, à cause des fonctions multiples et de premier ordre qu'elle met en jeu, des organes si élevés et si compliqués dont elle réclame le concours, ne semble compatible qu'avec l'intégrité absolue de la santé. Pour l'orateur, tout organe insuffisant ou malade est un obstacle. L'orateur doit avoir une certaine régularité ou proportion dans les traits du visage et les membres du corps, une organisation forte et des poumons vigoureux. Il lui faut une poitrine large, mobile, dilatable, capable d'emmagasiner beaucoup d'air pour alimenter une respiration active,précipitée au besoin, un larynx bien développé, dont toutes les parties, cartilages, muqueuse, muscles, se prêtent à ces mouvements, ces contractions, ces dilatations si promptes, si souvent et si longtemps répétées, qu'entraîne l'exercice de
�— 491 — la parole ; des poumons en état de supporter les rythmes respiratoires, si variés et si fatigants qu'ils soient, les inspirations et les expirations violentes, tumultueuses, presque convulsives, qui doivent, en certains cas, traduire au dehors l'émotion de l'orateur. Qualités au point de vue intellectuel. — Il doit avoir une intelligence élevée pour illuminer la nôtre des clartés du vrai, une imagination féconde pour colorer la nôtre des images évoquées, une volonté ferme pour inspirer à la nôtre des résolutions fortement arrêtées dans la sienne, une sensibilité exquise pour transmettre à, la sensibilité d'autrui des émotions qui l'ont ébranlé le premier. C'est la loi : Si vis me flere, dolendum estprimum ipsi tibi. Il doit avoir, en outre, une grande fermeté d'âme, pour ne point se laisser abattre par la crainte ni intimider parles clameurs, ni dominer par l'autorité des auditeurs, au delà du respect qui leur est du. Sans la fermeté, l'assurance et le courage, il ne faut rien attendre de l'art ni de l'expérience, qui deviennent alors aussi inutiles que des armes entre les mains d'un homme timide et faible. Au point de vue moral, l'orateur doit être homme de bien. Vir bonus dicendi peritus.
La gymnastique physique, intellectuelle et morale de F orateur. Pour être un homme parfait, celui qui ambitionne
�— 492 la gloire que promet l'éloquence doit s'efforcer de donner à ses facultés physiques , intellectuelles et morales tout le développement qu'elles sont susceptibles de recevoir. Il y a un âge où, par une obstination infatigable et ingénieuse, il peut développer le thorax, augmenter sa capacité pulmonaire, former sa voix, corriger ses gestes et acquérir ce grand art de l'action que Démosthène estimait le premier de tous, sans doute en proportion des efforts qu'il lui avait coûtés. Que d'orateurs nous pourrions citer qui, par d'incessants efforts, ont su triompher des conditions les plus défavorables ! Lorsque Démosthène, dit M. Villemain., s'essaya de parler dans l'assemblée publique, il s'aperçut de tout ce qui lui manquait encore : il fut repoussé par des huées... Démosthène mit en usage une obstination infatigable et ingénieuse pour former sa voix, fortifier sa poitrine, corriger ses gestes, et acquérir ce grand art de l'action qu'il estimait le premier de tous, sans doute en proportion des efforts qu'il lui avait coûtés. Cicéron sut, par une patiente étude, transformer cette voix « débile et âpre », — comme il la qualifiait lui-même, — pour en faire la voix la plus aimée parmi les grandes voix de l'éloquence antique. Ceux qui n'ont entendu M. Jules Favre que dans la maturité et dans l'éclat de son talent ne se doutent pas de ce qu'il lui avait fallu d'études, d'efforts, d'exercices répétés pour donner de la sonorité et de la chaleur à une voix primitivement sèche et sans ampleur.
�— 493 Ces deux modèles nous montrent tous les efforts que doivent faire les orateurs pour acquérir toutes les qualités qui leur manquent. Les uns doivent se rendre maîtres de. leur voix, les autres doivent lutter contre des dispositions organiques d'où résultent des défauts naturels, qui ne pourraient que nuire au succès oratoire. La gymnastique intellectuelle. — La gymnastique intellectuelle de l'orateur embrasse les règles de la rhétorique, la lecture des grands écrivains, de longs exercices dans l'art oratoire, la culture de la mémoire (1), l'analyse des grands auteurs, faite la plume à la main. 1° La rhétorique est à l'éloquence ce qu'est le frein au coursier, le gouvernail au vaisseau : elle la dirige, la règle. Cicéron a dépeint l'éloquence : la sagesse parlant avec opulence : Copiose loquens sapientia. La puissance de la parole suppose toute puissance déployée ; mais c'est lasagesse qui parle : donc l'ordre préside à ce déploiement; et l'ordre c'est la rhétorique qui l'établit dans le discours L'orateur doit lire les écrivains et les maîtres en tout genre pour se former le goût ; il doit les louer, les commenter, les corriger, les critiquer, les réfuLer, soutenir successivement le pour et le contre, trouver et exprimer tout ce qu'un sujet peut fournir àl'orateur. L'orateur doit travailler d'après les règles de l'hygiène. — L'orateur doit travailler tous les jours, mais
(I) Nous parlerons plus loin de la culture de la mémoire.
�— 494 — ne jamais surmener son esprit. Son organisme n'est pas doué d'une force inaltérable. Les maladies du cerveau et de ses dépendances, la constipation, les calculs des reins, l'hypocondrie, la mélancolie, sont les suites funestes d'un travail mal réglé. La physiologie a ses lois, et l'on ne saurait les violer impunément. Avant de commencer à travailler, l'orateur aura oin de faire un exercice modéré pour porter l'influx nerveux vers les extrémités des membres ; et lorsqu'il aura pris la forme d'un sujet, il eu fera l'ordonnance en se promenant. Ces précautions lui permettront toujours de conserver l'équilibre entre les facultés physiques et les facultés intellectuelles, et de cette harmonie résulte la santé : elle est l'unité qui fait valoir les zéros. La plume est la grande ouvrière de F éloquence. — La méthode, il faut le reconnaître, la plus efficace, et celle aussi que nous suivons le moins, à cause du travail qu'elle exige et que nous cherchons tous à éviter, c'est d'écrire beaucoup. La plume est le meilleur et le plus habile maître d'éloquence, et cela doit être, car si un discours préparé d'avance par la méditation l'emporte sur une improvisation soudaine et rapide, celui-ci même le cédera à une composition écrite avec soin et épurée par un travail assidu. En effet, nous sommesnous étudiés à rechercher tous les développements que comporte notre sujet, qu'ils soient du domaine de l'art ou n'appartiennent qu'au talent: si notre esprit s'y est appliqué de toutes ses forces, ils apparaissent et se présentent comme d'eux-mêmes : alors les pensées les
�— 495 — plus brillantes, les expressions les plus heureuses, selon la nature de la composition, viennent nécessairement se placer sous la plume ; les mots se rangent dans un ordre régulier, et les périodes se forment, sinon à la mesure des poètes, du moins au nombre qui convient à l'orateur. Telles sont les qualités qui dans l'homme éloquent le font admirer et applaudir, et qu'il demanderait en vain à ces déclamations improvisées et mille fois répétées, si depuis longtemps il ne s'est appliqué à écrire; car celui qui, avant de monter à la tribune, a su se former à cette précieuse habitude obtient cet avantage que, lors même qu'il parle sans préparation, il semble encore avoir écrit tout ce qu'il dit ; et si, après n'avoir confié au papier qu'une partie de son discours, il s'abandonne pour le reste aux inspirations de sa pensée, l'auditeur ne s'apercevra d'aucun changement dans la diction. Comme un navire lancé sur les flots, lorsque les rameurs s'inclinent en avant, s'avance ,el continue à voguer, en attendant un autre coup de rame et une nouvelle impulsion, ainsi pour le discours: le manuscrit de l'orateur vient-il à s'arrêter, sa parole n'en offre aucune interruption, animée qu'elle est par ce qui précède et qu'elle continue. La gymnastique morale consiste dans tous les efforts que fait l'orateur pour élever son âme vers le grand, le beau, le juste, afin de se montrer toujours un homme de bien, vir bonus, dicendi peritus, et inspirer autant que possible à ceux qui l'écoutent de la bienveillance et pour eux-mêmes et pour celui qu'ilsentendent. Or, ce qui inspire la bienveillance, c'est la dignité du caractère, ce sont de belles actions, c'est une vie irré-
�prochable, toutes choses qu'il est plus facile de louer si elles existent, que de créer si elles n'existent pas. Ces moyens sont encore fortifiés par la voix de l'orateur, sa physionomie, sa modestie, la modération de sa parole. S'il lui arrive quelquefois de s'emporter dans son attaque, il faut qu'il paraisse en avoir regret, y avoir été entraîné. Il faut que tout en lui annonce une humeur facile, la générosité, la douceur, le dévouement, la reconnaissance, jamais la passion ni la cupidité, tout ce qui prouve une âme droite, un caractère sociable, sans aigreur, sans acharnement, mais ennemi des querelles et de la chicane, inspirant de la bienveillance à l'auditeur et l'indisposant contre ceux qui ne possèdent pas ces qualités. Programme de la science de T orateur. — Le programme de la science de l'orateur comprend le catéchisme, la physiologie, l'hygiène, la psychologie, la logique, la morale, l'histoire, la géographie, les grands et populaires résultats des sciences physiques et naturelles, la connaissance de la nature humaine et de la société actuelle, des idées générales mais précises en art et en littérature. En un mot, Dieu, l'homme, le monde, et le principal de leurs rapports : tel est le programme obligatoire pour tout candidat sérieux de la parole. L'orateur doit étudier avec soin la cause qu'il traite et là présenter avec habileté. — L'orateur, se proposant l'élévation des âmes et le triomphe de la vertu, doit faire un double travail dans la composition du discours, s'informer des choses, de loin par un ensemble de connaissances acquises, et de près par la médita-
�— 497 — lion. Voici la méthode à suivre dans ce second travail. «Lorsque j'ai étudié une cause, dit Cicéron, avec toute l'attention dont je suis capable, que je l'ai considérée sous toutes ses faces, lorsque j'ai reconnu et saisi la question, ainsi que les moyens les plus propres à me concilier la faveur des juges, à les émouvoir, j'examine le côté avantageux et le côté faible de ma cause, car il n'y a presque aucun sujet de discussion qui ne présente l'une et l'autre ; mais c'est le plus et le moins qu'il importe d'apprécier. Or, voici ma méthode ordinaire. Je m'empare du côté avantageux, je l'embellis, je l'amplifie, je m'y arrête, je m'y établis, j'y prends racine. « Quant au côté faible ou mauvais de la cause, je m'en éloigne, sans toutefois paraître l'éviter, mais de manière à le dissimuler, à le cacher sous les ornements que je prodigue à celui qui m'est favorable. Est-ce une question à résoudre par les preuves ? j'insiste sur les plus solides, qu'elles soient en grand nombre ou qu'il n'y en ait qu'une. Faut-il me concilier ou émouvoir les juges? je ne néglige rien de ce qui peut attendrir l'âme des hommes. Voici, en un mot,mon secret: si je trouve plus d'avantage à réfuter les preuves de mon adversaire qu'à établir les miennes, c'est contre lui que je dirige toutes mes attaques ; si, au contraire, il m'est plus facile d'alléguer des raisons que de détruire les siennes, je travaille à détourner l'attention des jugesde sa défense et à la fixer sur la mienne. Enfin je me suis fait deux règles, qui paraissent d'une application fort simple ; car celles qui présentent des difficultés seraient au-dessus de mes forces. La première est de
�— 498 — ne point répondre à un argument, a une preuve embarrassante ou trop difficile à réfuter, et peut-être qu'on s'en moquera. Quel homme, en effet, no pourrait en faire autant? Soit: j'expose ma méthode, et non celle d'un autre. Or, j'avoue que si on me presse trop vivement, je fais retraite. Sans jeter pour cela mon bouclier ni même cesser de m'en couvrir, je n'ôte à ma parole rien de sa dignité, et je parais encore me battre en fuyant. Enfin suis-je retiré dans mes retranchements : j'ai moins l'air d'avoir voulu éviter l'ennemi, que de prendre une meilleure position. Ma seconde règle est celle-ci, et je crois que l'orateur doit l'observer avec soin; pour moi, j'y apporte toujours la plus grande attention : c'est de songer moins à s'assurer le succès de sa cause qu'à ne rien dire qui puisse la compromettre ; non que l'orateur ne doive s'étudier à remplir ces deux conditions, mais c'est qu'il y a plus de honte pour lui de nuire à la cause de son client que de ne pas l'avoir bien défendue. Les passions de l'orateur.
Si vis me flere, dolendum est Primum ipsi tibi.
Lorsque l'orateur parle en public, il se trouve en présence déjuges qui sont favorables à sa cause, ou bien qui sont calmes et sans passion. Si son discours les entraîne, il doit profiter de l'avantage qui lui est offert, et faire voile du côté où le vent le pousse. S'ils sont calmes et sans passion, il est réduit à ses propres forces, à son éloquence. Mais
�— 499 — l'éloquence, qu'un excellent poète a eu raison d'appeler la maîtresse des mœurs et la souveraine du monde, a tant de puissance, qu'elle entraîne celui qui chancelle, ébranle celui qui se tient ferme, et, comme un vaillant et habile capitaine, triomphe de celui qui lutte et qui résiste. C'est donc aux armes de l'éloquence que l'orateur doit avoir recours ; il doit déployer son âme tout entière, et exprimer l'énergie, la véhémence, la douleur dans ses regards, dans ses traits, dans ses gestes et jusque dans le mouvement de ses doigts ; les expressions les plus nobles et les plus heureuses doivent couler de sa bouche à flots abondants ; ses pensées doivent être si justes, si vraies, si imprévues, si naturelles, si dépouillées d'artifice, de tout puéril ornement, qu'il semble brûler du même feu qu'il veut porter dans l'âme des juges. C'est qu'il est impossible que l'auditeur s'afflige, haïsse ou s'indigne, craigne, pleure ou s'attendrisse sans que l'orateur, qui veut communiquer au juge toutes ces impressions, n'en paraisse lui-même pénétré. Et s'il devait feindre la douleur ou si son discours n'exprimait rien que de faux ou d'une mutation forcée, cela même exigerait de sa part une plus grande habileté. Comment voulez-vous en effet que le juge s'irrite contre votre adversaire, si vous êtes vous-même indifférent ; qu'il le haïsse, si vos propres yeux ne brûlent du feu de la haine ; qu'il soit ému de pitié, si vos paroles, vos pensées, votre voix, vos traits, vos larmes ne manifestent votre douleur ? car, ainsi que la matière
�— 500 — la plus inflammable ne saurait prendre feu sans l'avoir touché, de même aussi l'âme la plus disposée à subir l'influence de la parole ne peut s'embraser qu'au feu qui brûle et que lance l'orateur. Elocution. — Enfin l'éloquence s'est-elle suffisamment éprouvée à l'ombre du cabinet? il faut la produire sur l'arène, au milieu de la poussière et des cris, du tumulte et des combats du Forum ; il faut qu'elle s'accoutume aux regards de la foule, à mettre en œuvre toute sapuissance, à dévoiler tous ses secrets. L'élocuiion de l'orateur doit réunir la pureté et la correction du langage, la clarté, la netteté, l'élégance, enfin la bienséance et la convenance du style avec le sujet. Lémotion de l'orateur en montant à la tribune. — L'orateur le plus habile, celui qui s'exprime avec le plus d'élégance et de facilité, n'est, à mes yeux, qu'un effronté s'il ne s'approche avec crainte de la tribune et ne commence son discours en proie à l'émotion. Or, «ela ne peut manquer d'arriver ; car plus un orateur est habile, plus aussi il connaît les difficultés de l'art, plus il redoute l'incertitude du succès, plus il craint de ne pas répondre à l'attente des auditeurs.
DE L'ACTION. Son importance. — La voix. — Le geste. — La physionomie. — La mémoire. — L'orateur du dix-neuvième siècle doit être un orateur improvisé. Définition de l'action. — L'action oratoire est l'ensemble des moyens extérieurs qui concourent à l'effet
�du discours. L'action se compose de la voix, du geste, de la physionomie et même de la mémoire. L'art de la déclamation. — L'ensemble des préceptes s'appelle l'art de la déclamation. C'est une partie dont l'orateur et le comédien doivent faire une étude spéciale. Importance de Faction oratoire. — Les anciens, dit le cardinal Maury, regardaient l'action comme une portion très importante de l'éloquence, et ils avaient porté la savante magie du débit à un degré de perfection dont nous n'avons probablement aucune idée, si nous en jugeons du moins par les étonnants effets qu'ils lui attribuent. L'action était pour Démosthène la qualité capitale de l'orateur, celle surtout qui pénétrait, remuait les cœurs à son gré, et montrait l'orateur tel qu'il devait paraître. Et Quintilien a cru ne pouvoir mieux nous faire connaître la puissance de l'action qu'en mettant en face des mauvais orateurs ceux qui parlent bien. Dans nos temps modernes, Bossuet et Massillon, Lacordaire et Ravignan ont dû le succès de leur éloquence assurément à leur génie, mais surtout à la puissance de l'action. La parole admirable de Bossuet était secondée par un geste qui n'obéissait qu'aux convenances du discours, et qui en rehaussait dignement l'éclat. On dit que l'irrésistible prestige du geste de Massillon faisait l'admiration de tous, même des comédiens les plus renommés de l'époque. Lacordaire, qui a illustré à jamais la chaire de Notre-Dame, joignait à une parole pleine de vie et d'audace un geste admirable jusque dans sa hardiesse et dans sa fiévreuse agitation, geste
�— 502 — bien fait pour celte éloquence qui voulait remuer les indifférents du siècle, secouer, réveiller les endormis. Le barreau a connu des avocats qu'il fallait voir et ne pas entendre : ils ne valaient que par l'action. Combien d'autres ont passionné, émerveillé nos pères, et dont les plaidoyers, incapables de résister aux exigences de la lecture, nous feraient douter du talent de ces orateurs chez qui l'action tenait lieu de style! Combien ceux mêmes qui ont réuni ces deux qualités maîtresses du grand art, le style et l'action, perdent encore à n'être que lus !... La voix. — On donne le nom de voix au son que Thomme fait entendre en chassant l'air des poumons au travers du larynx convenablement disposé. Dieu ne l'a pas faite seulement pour charmer l'oreille par la douceur, l'harmonie, le timbre ; il lui a donné pour premier rôle de chanter avec une admirable souplesse tous les phénomènes de la vie morale, La voix a deux puissances expressives de premier ordre : la mélodie et le rythme. Le rythme, par ses accélérations et ses ralentissements, marque et scaude pour ainsi dire les mouvements de l'âme. La mélodie est peut-être plus riche avec sa triple variété possible dans l'acuïté, l'intensité et l'inflexion. La voix a été toujours considérée par les anciens comme le principal élément de l'action chez l'orateur. o Pour lui, disait Cicéron, une belle voix doit être l'objet de tous ses vœux ; et, à défaut de ce trop rare avantage, l'orateur ne saurait rien ménager pour con server et perfeclionner la voix dont il est doué. » Une bonne voix sera toujours une des armes les
�— o03 — plus essentielles, un des dons les plus heureux que l'orateur puisse posséder. Il y a quatre genres de voix pour l'orateur : la voix mélodieuse, la voix sympathique, la voix sonore ou complète, la voix susceptible d'éducation. La voix mélodieuse. — La voix mélodieuse est celle qui a pour caractère l'accent mélodieux. Les orateurs qui possèdent celte voix rare ont un charme infini dans leur élocution (1). On peut citer comme type de voix mélodieuse, celle de Massillon. Son éloquence avait la douceur et l'harmonie d'une lyre. Louis XIV en fut tellement pénétré qu'il lui dit à la fin de son « Petit Carême » : « J'ai entendu dans ma chapelle plusieurs prédicateurs, dont j'ai été très satisfait ; mais, en vous écoulant, j'ai été mécontent de moi-même. Je veux vous entendre désormais tous les deux ans. » La voix sympathique. — La voix sympathique doit beaucoup au timbre ; mais elle ne lui doit pas tout ; ce qui la constitue, c'est principalement l'émotion ressentie ou jouée par l'orateur ; elle donne à la voix un charme indéfinissable ; elle exerce une influence qui se transmet de proche en proche. C'est un frisson qui parcourt l'auditoire. C'est la voix de Bossuet qui forçait les esprits, en(1) Pour mieux apprécier la voix mélodieuse, donnons une définition exacte de la mélodie. La mélodie est la succession rationnelle et agréable des sons, ou, mieux encore, la relation ordonnée entre les sons successifs. Or, cette relation cette mélodie existe dans le style avant que la voix de l'orateur ou du lecteur y vienne ajouter une seconde vie. 32
�— 504 — traînait les cœurs, et ne permettait que le silence et l'admiration. C'est la voix de Berryer, orateur incomparable à la tribune de la Chambre, maître inimitable à la tribune, an Palais, charmeur dans la conversation ; c'est encore la voix si pénétrante de Lacordaire. « Il y avait dans son accent, presque au même de« gré que chez Berryer, cet autre roi des improvisa« teurs, ce quelque chose de poignant et d'inimitable « qui atteint les cordes les plus intimes de l'âme et « qui, en trahissant la sincérité et la profondeur de <r l'émotion chez l'orateur, bouleverse et enlève l'au« diloire. Je me souviens encore, avec un frémisse« ment intime, de l'intonation désespérée de sa voix, « lorsque, dans le tableau de la fragilité des affec« tions d'ici-bas, il prononça ces mots : « C'estjfini, à « jamais fini » ! Qui nous rendra la magie de celte « voix (1) » ? La voix complète est celle qui réunit trois caractères essentiels : Y intensité, Y intonation et le timbre. JJintensité de la voix tient à la force avec laquelle l'air expiré vient frapper les cordes vocales et à l'aptitude de celles-ci à entrer en vibration. L'inlo?iatio?i ou la hauteur de la voix dépend du nombre des vibrations exécutées dans une seconde par les cordes vocales. Le timbre de la voix dépend d'un ensemble d'éléments très divers, de la disposition, de la forme et des qualités des parois, des cavités de résonnance dont se
(1) Montalembert, Le Père Lacordaire, 475
�— o05 — compose le canal aérien sus-glottique, d'où résulte une voix propre qu'on distingue aisément de toute autre. La voix susceptible de perfectionnement. —- Les voix ayant à la fois la puissance, l'étendue et le timbre, sont rares, comme tout ce qui est parfait. Celles qui n'auraient aucun de ces avantages condamneraient l'orateur à des efforts sans compensation. Ce sont des instruments dont il ne pourrait jamais rien tirer. Celles qui possèdent l'une ou l'autre seulement de ces qualités sont des voix susceptibles d'être perfectionnées par le travail. Prenons pour modèle celui qui de tous s'est montré le plus entraînant des orateurs, l'Athénien Démosfhène. On sait qu'à force d'ardeur et de travail, Démosthène parvint à triompher de ses imperfections. C'est ainsi que, né bègue au point de ne pouvoir prononcer la première lettre de son art, il s'appliqua tellement à corriger ce défaut que personne ne parlait plus nettement que lui. Il avait la respiration courte ; il s'exerça si souvent à la retenir qu'il parvint, comme ses écrits nous l'apprennent, à prononcer deux fois sans respiration la même période. On sait encore qu'il mettait des cailloux dans sa bouche et récitait d'une haleine et à haute voix une longue tirade de vers, non en se tenant à la même place, mais en se promenant, et en montant sur des lieux élevés. L orateur doit développer la voix naturelle ou du médium. — C'est la voix de poitrine dont nous faisons toujours usage dans la conversation ou pour exprimer un sentiment de l'âme.
�— 506 — Qu est-ce que développe/' cette voix ? — C'est lui donner assez de souplesse et d'étendue pour vous suffire en toute circonstance. Quels moyens faut-il employer pour lui donner toute F étendue et la sonorité désirables? — Les moyens à prendre sont multiples : 1° Il faut établir la différence du son de poitrine avec le son de gorge, de nez et delà tète, et rien n'est plus facile. 2° Il faut ensuite monter et descendre une gamme en donnant d'abord très peu de son sur chaque note, et en respirant largement entre chaque note. 3° Il faut avoir soin de ne pas prolonger te son, une fois votre provision d'air dépensée, car vous n'y arriverez qu'au moyen d'une contraction de la gorge, ce qu'il faut éviter à tout prix. Certains lecteurs ou orateurs ont deux voix. — Explication de ce phénomène. — Une chose à remarquer, chez beaucoup de lecteurs ou d'oraleurs, est celle-ci, c'est qu'ils ont en réalité deux voix. Dans telle partie de phrase qui suit une respiration, la voix est naturelle, bonne ; mais clans telle autre partie elle se contracte et devient mauvaise : cela tient à ce que le lecteur n'a pas su respirer à propos. Procédé de M. Legouvé pour rendre la voix, Jiomogènè. — Il ne faut pas attendre, pour respirer à nouveau, nous dit M. Legouvé, qu'on ait épuisé sa provision d'air. Prenez toujours les devants, et la voix restera toujours homogène. Que la ponctuation vous guide pour savoir à quel
�moment vous devez respirer ; une respiration entière n'est pas toujours possible quand vous n'avez qu'une virgule; mais elle est possible et nécessaire lorsque le sens d'une phrase est fini, c'est-à-dire après le point et virgule et le point. Voyez aussi, par un rapide regard jeté sur ce qui suit, si la route que vous avez à parcourir avant de trouver une nouvelle occasion de respirer est longue ou courte, et prenez vos précautions en conséquence. Si vous attendez d'ailleurs que le souffle vous fasse défaut pour faire un nouvel appel à l'air extérieur, vous serez forcés, surtout dans les phrases d'un mouvement rapide, de respirer trop vite, et vous tomberez alors dans un défaut grave, le hoquet. Utilité des notes basses et des notes hautes du registre du médium da?is fart oratoire. — Je suppose que l'orateur a conquis le plus de notes, le plus de cordes possibles : à quoi servent les cordes hautes et les notes basses? Les cordes hautes serviront dans le discours pour la dialectique, pour les parties de démonstration ; les notes graves pour les parties de sentiment, pour la passion. Plus le sentiment a sa raison au fond de l'âme, plus la voix qui doit le traduire doit elle-même être profonde. Pour exprimer le sentiment paternel, c'est le cri des entrailles qu'il faut trouver. Une voix aigre ou glapissante laisserait l'auditoire froid, ou peut-être le ferait sourire. La respiration. — Quintilien résume en quelques mots toujours vrais les caractères de la respiration de l'orateur. « Elle ne doit être ni courte, ni de peu de durée, ni difficile à reprendre. » Lorsque la respi-
�— 508 — ration sofait en dehors deslois del'hygièue, les organes phonateurs souffrent de l'irrégularité de leur mise en jeu ; la circulation du sang se fait mal, et alors il y a désordre dans l'organisme. Le cœur hat d'une manière irrégulière, le sang congestionne les organes les plus importants : le cerveau et les poumons. L'orateur doit donc apprendre à respirer. Bien respirer, c'est être maître du jeu de ses poumons, faire des inspirations plus fréquentes et moins profondes, comme cela a lieu dans la conversation. L'intonation. — La voix a trois registres: le grave, le médium, l'aigu. Il faut poser en principe fondamental, pour un homme qui connaît sa voix, qu'il doit toujours en prendre le médium. La voix sera toujours d'autant plus persuasive qu'elle sera plus naturelle. Un des plus célèbres acteurs de la scène française employait à cet égard un moyen fort ingénieux pour débuter dans un ton qui fût naturel. « Talma se faisait donner dans les coulisses, avant d'entrer en scène, le diapason convenable. — Monsieur , voudriez-vous me dire l'heure qu'il est ? » demandait-il, par exemple, au premier venu... Celui-ci répondait naturellement ; de même, Talma disait : « Merci, Monsieur ». Et, en entrant en scène, ses premières paroles étaient dites sur le ton dont il venait de prononcer le « Merci, Monsieur ». Ce qui est essentiel, c'est de parler avec la voix naturelle, c'est de prendre pour point de départ le ton ordinaire. Celui qui commence bien n'est pas assuré pour cela
�— 509 — de bien finir; il se donne, du moins,la moitié des chances favorables : Dimidiam facti qui bene cœpit habet. La prononciation est l'articulation exacte des syllabes et des mots, suivant la valeur et la sonorité qui leur conviennent : c'est-à-dire sans confusion ni altération. Elle doit toujours réunir quatre qualités : être correcte, claire, réglée et harmonieuse. Correcte, c'est-à-dire conforme aux règles de la grammaire. La prononciation sera claire, si d'abord on a soin d'articuler entièrement les mots, au lieu d'en manger une partie, ou, comme fontlaplupart desorateurs, d'en laisser tomber quelques syllabes: ils appuient sur les premières en glissant sur les finales. Réglée, c'est-à-dire ni trop haute ni trop basse, ni trop lente ni précipitée. Trop haute, elle étourdit et fatigue l'oreille. Trop basse, les paroles se confondent, et ne permettent plus de comprendre le sens des phrases. Trop lente, elle produit la monotonie. Trop précipitée, elle empêche l'auditoire de vous suivre et de vous comprendre. Enfin la prononciation doit être harmonieuse, c'est-àdire en harmonie avec le sujet, car il est important de donner à chaque phrase sa couleur locale, c'est-àdire le degré de dignité qui lui convient.
Défauts naturels à corriger. Certains orateurs ont à lutter contre desdispositions organiques d'où résultent les défauts naturels de la
�— MM — prononciation, parmi lesquels figurent Je bégaiement, le balbutiement, le bredouillement. Le bégaiement est caractérisé par la difficulté de prononcer un plus ou moins grand nombre de syllabes, ou par l'obligation de les répéter au moyen de secousses convulsives, désordonnées. Dans le balbutiement, la parole est hésitante, interrompue, mais ne préseule plus de secousses convulsives. Le défaut semble correspondre à la faiblesse ou à la torpeur intellectuelle. Le bredouillement, au contraire, est souvent le défaut des orateurs vifs, à l'esprit très prompt, chez qui les idées arrivent avec plus de rapidité qu'ils ne peuvent les exposer ; de là une parole confuse, précipitée, des mots à peine articulés, qui s'enchevêtrent et se confondent. Dans le bégaiement, l'expérience démontre que le mal tient en grande partie, au désordre du rythme respiratoire. Aussi les plus sûres méthodes de traitement de ce défaut si grave, à quelque degré qu'il existe, chez le futur orateur, sont-elles fondées sur une gymnastique, sur des exercices raisonnés, dont le but est de rétablir l'harmonie dans les fonctions respiratoires, ou de discipliner les organes de la phonation et d'en replacer les mouvements sous le contrôle nécessaire de la volonté. Pour le bredouillement, il suffit de modérer le débit, et de s'étudier à prononcer distinctement. Le même résultat est atteint partout modérateur, qu'il soit matériel ou intellectuel, comme tout exercice
�destiné à agir sur les organes, par l'intermédiaire de la volonté. On se corrige du balbutiement en développant les facultés intellectuelles par un travail de chaque jour.
De la diction. Définition de ladiction. —Biendire, c'est,par-dessus tout, se pénétrer des idées et des sentiments d'autrui, et les traduire comme s'ils étaient nôtres.Il y a dans la diction un double travail : celui de la correction et celui de l'expression. Le travail de la collection. —■ Le travail de la correction consiste : 1° A grouper les mots d'une phrase dans un ordre déterminé à l'avance et toujours le même ; 2° A terminer ou suspendre une inflexion selon que le sens de la phrase est lui-même terminé ou suspendu ; 3" A détacher les incidents de la phrase principale par une double respiration et un changement dans la tonalité ; 4° A calculer le nombre etla durée du temps d'arrêtà observer dans le cours de la phrase," en prenant le plus souvent pour la base de ce calcul la ponctuation ; 5° C'est ensuite prononcer purement les voyelles, articuler nettement les consonnes ; 6° Tenir compte des longues et des brèves, des accents, et n'en pas créer arbitrairement. Les qualités delà correction. — Les qualités de la
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correction sont au nombre de quatre et consistent à prononcer purement, à'articuler nettement, à se rendre maître de son organe et en tirer tout le parti possible, et à construire correctement sa phrase. 1° La prononciation doit être pure. — Prononcer purement, c'est ne jamais dénaturer le sondes voyelles, ne pas abréger celles qui sont longues, ne pas allonger celles qui sont brèves ; c'est respecter tous les accents et n'en pas créer d'arbitraires ; c'est, en un mot, se soumettre, sans tenir compte de son goût personnel, aux règles établies en matière de prononciation, mais en rapprochant ces règles de l'usage. 2° Articulation nette. — Un orateur articule nettement, lorsqu'en se conformant aux règles prescrites par l'Académie, il prononce les mots tantôt contre l'orthographe, tantôt avec elle. Vous direz les mots irriter, immortelle, illégitime, etc., comme ils sont écrits, c'est-à-dire en prononçant les deux consonnes ; et vous n'en prononcerez qu'une dans sommet, allégresse : somet, alégresse. 3° Lorateur doit se rendre maître de sa voix (1). 4° La construction correcte de la phrase. — L'art de construire correctement la phrase consiste à grouper les mots d'une phrase dans un certain ordre, et à prendre à propos des temps d'arrêt. Les points d'arrêt sont les divers signes dont nous avons parlé dans la ponctuation. La diction ornée. — C'est en observant ces diverses règles que l'orateur arriverait à la diction ornée.
(!) Voir éducat, p. 490.
�— 513 — Quel est donc l'homme, dit Cicérou, qui frappe de surprise, qui étonne ceux qui l'écoutent parler, qui leur fait pousser des cris d'admiration, qui leur paraît comme un Dieu parmi les hommes? Celui dont les pensées et les expressions se suivent avec ordre et netteté, dont la parole facile, élégante, rappelle à l'oreille le nombre et l'harmonie des poètes. Il expression dans la diction. — Mettre de l'expression dans la diction, c'est dire juste et parler vrai. Dire juste, c'est prendre le ton qui convient, l'inflexion naturelle, simple. Parler vrai, c'est exprimer le sentiment de l'auteur, comme il l'aurait fait lui-même. On découvre l'inflexion de la voix en s'observant soi-même et en écoulant les autres ; et l'on découvre le sentiment par uneanalyse exacte et serrée du texte. Le geste. Ce n'est pas assez pour l'orateur de manier habilement l'arme de la parole et d'avoir une voix sonore et exercée. Le geste lui est encore nécessaire pour compléter l'action oratoire. En parlant aux yeux, il permet à l'orateur de se faire mieux comprendre avec de moindres efforts de voix. Envisagés au point de vue de l'hygiène, les gestes favorisent l'émission des sons; ils aident les muscles phonateurs, dont ils diminuent la fatigue par une heureuse division du travail. Tous les grands orateurs ont étudié le geste avec le plus grand soin ; il faut l'étudier bien plus dans la
�— Mk — nature que daus les livres. De même que le plus sûr moyen de s'accoutumer à bien parler est d'en contracter l'habitude dans le cercle de la société, de même le moyen le plus efficace et le plus simple pour acquérir un geste facile et naturel est de s'y exercer, sans que cela paraisse dans les rapports habituels avec les hommes.
Classification des gestes. Quatre sortes de gestes principaux servent à exprimer la pensée : Les affectifs, pour exprimer nos sentiments intimes, c'est-à-dire les impressions dont notre cœur est rempli ; Les indicatifs, pour désigner les personnes ou les choses sur lesquelles on veut attirer l'attention ; Les imitatifs, pour peindre les personnes ou les choses dont on parle ; Les affrmatifs, pour certifier une chose importante, ou pour prêter serment. Les gestes doivent toujours être en harmonie avec la pensée. Les principaux se font du côté de l'interlocuteur ; mais il faut surtout en éviter la multiplicité, qui ne fait qu'affaiblir l'action. Le geste est faible quand il demeure au-dessous de la pensée, et ne lui ajoute aucune expression ; vague, quand on le prodigue indifféremment sans faire attention aux divers sens d'une phrase; outré, lorsqu'il exprime avec véhémence ce qui ne demande que de la simplicité; faux, lorsqu'il dément oucoutreditlapensée.
�— 515 — Attitude de l orateur. — Les orateurs anciens parlaient toujours debout ; l'exception n'était admise que dans les plaidoiries des causes de minime importance. A Athènes, dit Quintilien, l'orateur parlait debout du haut de la tribune aux harangues, tribune bien placée sur l'Agora ou sur le Pynx, à côté de la pierre sacrée sur laquelle on jurait d'observer les lois. A Rome également, il parlait debout à la tribune comme aux Rostres du Forum. L'orateur doit donc se tenir droit. Status sitrectus. Celte attitude est prescrite par l'hygiène et la physiologie. Ce n'est que dans la position droite que la poitrine peut alleindre le développement aisé et complet de tous ses diamètres, développement indispensable à l'orateur et aux effets qu'il veut produire. Chacun a pu observer sur lui-même combien, quand on s'affaisse, quand on se penche en avant ou de côté, la respiralion perd de son ampleur et de sa durée, combien la voix s'altère, au point de vue de la franchise, de la souplesse et de la netteté des sons. Pour bien connaître le maintien que doit prendre celui qui parle, rappelez à votre souvenir l'attitude d'Eschine dans la statue dont on voit le moulage au musée du Louvre et dont l'original est au musée de Naples ! Quelle noblesse de maintien ! Quelle dignité sérieuse et pleine d'aulorité ! Son bras droit s'écarte légèrement du corps ; la main fait un geste, et avec quelle mesure ! L'orateur se tiendra donc parfaitement droit, sans arrogance et sans timidilé, le bras pendant de chaque côté ; le pied droit sera un peu plus avancé que le
�— 516 — pied gauche, de manière que le Lalon du premier soit vis-à-vis le milieu du second, et à une petite distance. La physionomie. — La physionomie a aussi son langage. En effet, le visage humain exprime tous les mouvements et toutes les passions de l'âme ; il les reflète comme un miroir. De même que la *'oix et le geste, la physionomie doit être appropriée aux pensées et aux sentiments du discours. La tête. — La tête, que la nature a placée au-dessus de tout le corps, joue le principal rôle dans le geste, quoique ses mouvements ne soient pas les plus apparents. « Il faut, dit Quinlilien, la tenir droite et dans un'e position naturelle ; car, baissée, elle donne un air de bassesse et d'incapacité; haute, un air d'arrogance ; penchée sur un des côtés, elle annonce l'indolence ; raide et immobile, elle marque je ne sais quoi de féroce. » (Inst. orat., livre XI, ch. ni.) Ce serait encore un grave défaut que de l'agiter trop fréquemment et d'une manière trop sensible ; ses mouvements doivent toujours s'exécuter avec dignité etmodération, Le visage. — Le visage, dit Quinlilien, doit toujours être tourné dans la direction générale du geste, à moins qu'on rie veuille condamner, refuser, repousser ; car il faut alors détourner la tête, en même temps qu'on repousse avec la main. Le visage est la partie dominante ; il supplie, il menace, il caresse, il est triste, il est gai, il est fier, il est humble ; il témoigne aux uns de l'amitié, aux autres de l'aversion ; il fait entendre une foule de choses, et souvent en dit plus que le plus beau discours. Le visage en effet est le miroir de l'âme.
�— 517 — Les yeux. — Dans le visage lui-même, dit Quinlilien, les yeux sont la partie dominante ; c'est par eux surtout que notre âme se manifeste, au point que, sans même qu'on les remue, la joie les rend plus vifs, et la tristesse les couvre comme d'un nuage. Ajoutez à cela que la nature leur a donné des larmes, ces fidèles interprètes de nos sentiments, qui s'ouvrent impétueusement un passage dans la douleur, et coulent doucement dans la joie. Mais, quand ils se mettent en mouvement, ils deviennent animés, languissants, fiers, menaçants, doux, rudes, et cela suivant le besoin. (List, orat., XI, ch. ni.) « C'est surtout dans les yeux, dit aussi Buffon, que les agitations intérieures se peignent : l'œil appartient à l'âme plus qu'aucun autre organe ; il semble y toucher et participer à tous ses mouvements, il en exprime les passions les plus vives et les émotions les plus tumultueuses, comme les mouvements les plus doux et les sentiments les plus délicats. » En effet, s'il y a une vérité reconnue de tout le monde, c'est que l'âme ne se peint nulle part avec autant de promptitude et de force que dans les yeux.
« L'œil sait toujours du cœur les premières nouvelles. » P.
SANLECQUE.
La bouche. — C'est un instrument admirable. Avec quelle mobilité et quelle fidélité ses muscles obéissent aux affections du cœur ! Avec quelle facilité elle passe du grave au gai, de la peine à la joie ! et quelle force d'expression n'y a-t-il pas dans ses divers mouvements ! Qui n'a observé le sourire de la complaisance,
�— 518 — celui du dédain, les crispations de la rage, les traits abattus de la douleur? Voyez comme les lèvres savent se plier en mille manières, pour rendre les diverses émotions de l'âme, sans jamais confondre les traits caractéristiques de chacune ! Les mains. — « C'est à peine si l'on peut exprimer, dit Quintilien, de combien de mouvements les mains sont susceptibles; elles semblent jalouses de répondre à l'abondance des paroles. Sans elles, l'action serait imparfaite et languissante ; car, si les autres parties du corps secondent le discours, celles-ci l'achèvent. Ne savons-nous pas, avec elles, demander, permettre, appeler, renvoyer, menacer, supplier, repousser, craindre, interroger, nier? Ne peignons-nous pas lajoie,la tristesse, le doute, l'aveu, le repentir, la manière, la quantité, le nombre, le temps? Ne valentelles pas des paroles pour montrer les personnes et les lieux ? Et c'est au point que parmi tant de peuples de langues différentes, le langage des mains est compris de tous les hommes, sans exception. » Les maîtres de l'art défendent d'élever la main plus haut que les yeux, et de la descendre plus bas que la ceinture. Sur quoi le célèbre Bacon disait : Les règles défendent d'élever le bras au-dessus de la tête, mais si la passion les y porte, ils feront bien : la passion en sait plus que les règles. Cependant on ne peut s'écarter de ce principe sans tomber dans l'excès. Voici les règles les plus importantes relatives aux mouvements possibles de la main.
�1° Les mains tournées en dedans,c'est-à-dire iapaunle de Ja main vers l'orateur, attirent, demandent, prient. 2° Tournées en dehors, renversées, c'est-à-dire présentant la paume à l'auditoire, elles repoussent, dédaignent, délestent, craignent. 3° Les doigts écartés annoncent une grande frayeur. 4° L'index allongé, pendant que les autres doigts soiitpliés dans la main, inclique avec force. 5° La position commune, ordinaire, naturelle des mains et des doigts dans l'action oratoire, est d'être allongés sans raideur dans le sens du bras, de manière âne faire qu'une même ligne droite. Les bras. — Le bras agit plus lentement que la voix et la physionomie : donc ne lui demandez pas de tout rendre. Le débit pris d'ensemble est comme une symphonieoù lemouvement des bras représente plutôt les notes de basse. Qu'on les pose d'ordinaire comme on doit les poser, avec des intervalles qui leur permettent de ressentir et de prolonger leur influence. Car voici une compensation nécessaire. Ce geste rare, il faut en général le soutenir. Mais de plus, en le soutenant, on peut et l'on doit souvent le modifier. C'est une gaucherie de débutant de ramener toujours le bras après une sorte d'excursion courte et rapide. Avant de revenir à sa position de repos, il peut varier son geste et le renouveler de mille manières (1). En résumé, que l'orateur conserve toujours une certaine sobriété dans le geste proprement dit: c'est une marque de bonne éducation, d'empire gardé sur soi-même jusque dans l'entraînement de la passion oratoire.
(1) Le R. P. Longhaye, Théorie des belles-lettres, iiM. 33
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De la mémoire. Dans l'évolution des facultés de l'âme, la mémoire s'éveille la première ; elle est comme l'arsenal où l'intelligence puise ses armes et ses matériaux, elle est le trésor de l'orateur. « En vain, dit l'abbé Maury, auriez-vous reçu delà nature l'heureux don de persuader et d'émouvoir; en vain auriez-vous perfectionné votre talent par l'étude des règles ; en vain même écririez-vous avec éloquence : vous ne seriez jamais un orateur vraiment éloquent, si vous étiez souvent interrompu dans le débit de vos discours par les infidélités ou les hésitations de votre mémoire. Vous devez même être assez indépendant et assez sûr de cette faculté pour oser improviser tous les traits heureux que le moment inspire, sans être contraint de négliger votre élocution par la crainte de ne plus retrouver le fil de votre discours, au point fixe où Vous cessez de le suivre. » [Eloge de la Chaire.)La. mémoire étant un don si précieux, on ne saurait trop la cultiver dès l'âge le plus tendre. Veillez donc sur cette faculté ; donnez-lui le pain de chaque jour. Mais surtoutapprenez motà mot; entendezbien : motà mot. Car il n'est rien, dit l'abbé Girard, qui rende la mémoire plus paresseuse, plus chancelante etplus débile, que de lui confier les choses d'une manière vague, incertaine, sans précision et sans exactitude. La mémoire est une esclave qu'il faut soumettre par la force, si l'on veut en tirer quelque service. Trop de liberté la rend infidèle et perfide.
�— 521 — Pour apprendre aisément ce que nous avons écrit, et pour bien retenir ce que nous avons seulement médité, je ne sais rien de meilleur que la division, qu'une composition exacte. Ces principes étant admis, je pose ce problème : Un orateur qui se dispose à parler en public, doit-il apprendre mot à mot ce qu'il a écrit, ou suffit-il qu'il possède la substance et l'ordre des choses? Quintilien et Fénelon sont partagés sur cette question. Nous allons exposer leurs sentiments. « Il n'est pas possible, dit Quintilien, de résoudre ce problème par une réponse générale. Car, si j'ai la mémoire assez bonne pour apprendre mot à mot, et que rien ne me manque, je veux que rien ne m'échappe de ce que j'aurai écrit, pas même une syllabe. Mais si la mémoire s'y refuse absolument, ou que le temps nous manque, il est inutile de se rendre esclave des mots, dont le moindre qui viendrait à nous échapper nous ferait hésiter désagréablement ou même demeurer trop court. ■» Fénelon soutient un sentiment contraire.
L'ORATEUR DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE DOIT ÊTRE IMPROVISATEUR PRÉPARÉ.
J'entends par improvisateur préparé celui qui, par un travail antérieur, s'étant acquis un large fonds d'idées, peut parler ex abrupto, en rassemblant, pour ainsi dire,d'un coup d'œil rapide, magistral et fécond, les pensées que le sujet commande. Mais combien peu d'orateurs ont su amasser celte épargne, qui. seule, donne le droit d'improviser dans le sens digne du mot!
�- 822 En supposant que mon orateur s'est beaucoup exercé à écrire, comme Cicéron le demande, qu'il ait lu tous les bons modèles, qu'il ait beaucoup de facilité naturelle et acquise , qu'il ait un fonds abondant d'idées, qu'il ait bien médité tout son sujet, qu'il l'ait bien rangé dans sa tête, je prétends qu'il doit se livrer à l'improvisation. Telle a été la "méthode de tous les grands maîtres. Quand Bossuet avait à prêcher, il se recueillait quelques heures, puis sortait tout à coup de cette méditation, plein de son sujet, et, comme pressé par le flot de ses pensées, il écrivait à la hâte quelques lignes, pour se diriger dans l'improvisation et s'y maintenir. Dans ces plans jetés sur lepapier on voit les points indispensables, les idées principales, les citations de l'auteur et des Pères de l'Eglise en leur lieu. Çà et là quelques grandes pensées, des expressions fortes, des exclamations de surprise, à la vue de quelque vérité qui lui apparaît. Avec ce sermon en projet, il montait en chaire, et remplissait ce cadre de mouvements , d'images, de fortes peintures liées entre elles parles idées principales plutôt que par l'artifice des transitions. (Nisard,t. III.) Lacordaire,à ses débuts,prononça à Saint-Roch un sermon récité. Il échoua si complètement que chacun se disait en sortant : « Ce ne sera jamais un prédicateur ». Il cessa de réciter, et il se prépara à devenir l'orateur que l'on sait. Thiers, qui lui aussi avait commencé par réciter, fut bientôt contraint de renoncer à cette méthode. Pourquoi? Il va nous le dire lui-même. C'était en 1831, à
�— S23 — un dîner chez M. Decazes. Mérimée, après avoir félicité le jeune orateur sur un récent succès, lui demanda comment il était arrivé à parler si facilement, après ses premiers échecs. « C'est bien simple, répondit Thiers: j'avais d'abord fait fausse route, en croyant devoir écrire mes discours et les apprendre par cœur, si bien que la moindre interruption me faisait perdre le fil. Mais,du moment où j'ai vu qu'un discours politique ne devait être qu'une causerie d'afiaires, et qu'il fallait parler à une assemblée comme ou le fait dans un salon, j'ai été tout étonné, moi-même, de ma facilité d'exprimer ce que je voulais dire ; j'ai médité mes discours, mais je ne les ai pas appris par cœur, et surtout je n'ai plus visé à l'éloquence. Voilà tout mon secret, Monsieur. » « Réciter, dit Dupiu, m'eût été impossible ; on s'en fût aperçu de suite, j'aurais été froid et languissant; une interruption du président ou de l'adversaire m'eût probablement dérouté ; mes moyens auraient été limités, circonscrits ; les inspirations d'audience ne seraient pas venues me trouver ; d'ailleurs, avec une telle habitude, comment répliquer? J'ai donc pris le parti de plaider simplement sur des notes, d'abord un peu étendues, puis réduites à leur plus simple expression. Si j'avais une grande cause, et qu'elle exigeât un exorde, je l'écrivais et je le lisais ouvertement, puis je prenais mon extrait, et alors je me trouvais d'autant plus à l'aise que mes notes étaient moins chargées :1e public et les jurés s'en apercevaient bien. » (ûupin, Mémoires, introduction.) L'improvisation est commandée par l'hygiène, la
�— 524 — psychologie et le mouvement qui emporte les hommes au dix-neuvième siècle. Elle délivre l'orateur de cette rude fatigue qu'il éprouve en apprenant par cœur, et de la tension cérébrale qu'il s'impose pendant des semaines pour fixer dans l'esprit et sur les lèvres cette froide imitation d'un discours dont un mouvementinaltendu, un bruit, l'altitude d'un auditeur suffisent à déranger la trop sympathique ordonnance. Dans l'évolution des facultés, celles qui s'éveillent • les premières, la mémoire et l'imagination, disparaissent aussi les premières pour faire place au jugement et au raisonnement qui ne s'éteignent qu'avec la vie. De plus, la vapeur et l'électricité ayant opéré une révolution gigantesque dans nos temps modernes, il faut que l'orateur puisse résumer son sujet ou le développer suivant les circonstances et la bienveillance de ses auditeurs. Hygiène de l'orateur. — L'orateur doit éviter avec le plus grand soin toutes les causes qui peuvent altérer sa voix. Les principales sont la cigarette, le tabac prisé, les poussières, le froid, l'humidité, les alcools» le travail tardif et fiévreux, l'insomnie, les mets épicés, les repas pris la veille, le matin et avant de parler. 1° La cigarette. — La fumée de tabac irrite, enflamme la muqueuse buccale et pharyngienne, et finit par changer entièrement le timbre de la voix la plus agréable. 2° Le tabac prisé. — Le tabac prisé finit par irriter la muqueuse pituitaire qui tapisse les fosses nasales,
�— 525 — et, par suite de cette altération, la voix prend un son aussi caractéristique qu'il est désagréable. 3° Les poussières. — Les poussières portées par le vent sur les muqueuses du pharynx et du larynx irritent aussi les organes producteurs de la voix. 4° Le froid exerce une grande influence sur la voix; et, pour vous en convaincre, comparez la voix rude, rauque, brisée des hommes qui vivent au grand air, dans les climats froids, avec la voix mélodieuse des habitants de certaines contrées du midi, de l'Italie, par exemple. 5° L'humidité peut déterminer des angines ou pharyngites, laryngites, bronchites. 6° Les boissons alcooliques altèrent la voix, la rendent rude, rauque par l'irritation qu'elles déterminent. On sait quel timbre caractéristique prend la parole chez les individus qui font abus de boissons alcooliques. 7° La voix est toujours influencée par une fatigue générale de l'organisme. Conçoit-on en quelles dispositions fâcheuses se présente l'orateur, quand, au lieu de s'être retrempé dans un sommeil réparateur, il vient de passer une dernière nuit d'insomnie due à l'émotion ou à un travail tardif et fiévreux ! 8° En raison de leur influence irritante sur la muqueuse du pharynx, il sera bon d'éviter les mets fortement salés ou épicés. 9° La veille, le matin du jour qu'il doit prendre la parole, il convient que l'orateur surveille ses repas. Il lui faut s'observer sur la quantité des aliments
�— 526 — dont il fait usage, écarter les aliments suspects, ceux dont il n'a pas l'habitude. Une digestion mauvaise ou difficile cause un malaise qui retentit sur le système nerveux; il en résulte un état d'abattement, une congestion de la tête qui privent l'orateur de ses moyens, et lui ôtent la libre possession de lui-même. 10° Avant de parler, il ne faut pas surcharger l'estomac. Ce n'est pas à la dernière heure qu'il faut donner à l'organisme les forces dont il a besoin pour la lutte. Il importe de s'y prendre plus tôt : la réfection précédant immédiatement l'exercice de la parole n'est pas plus opportune que le travail du dernier moment: l'uneeti'autrerisquentd'indigérer ; qu'il s'agisse de l'ordre intellectuel ou de l'ordre physique, il n'est pas bon de tenter de faire deux besognes à la fois, l'une devant nécessairement nuire à l'autre. Lorsque le sang, l'activité vitale sont ainsi appelés, en même temps, vers deux appareils organiques différents, l'un d'eux est fatalement sacrifié. L émotion préoratoire altère la voix. — Le café et les alcools sont-ils hygiéniques à lorateur ? Combien d'orateurs qui, en montant à la tribune ou à la chaire, Iremblent de tous leurs membres, comme des roseaux agités par les vents ! Leur larynx ne rend plus de notes ; le gosier se dessèche ; la voix, mal assurée, s'enroue, "Je rythme de la respiration est altéré, les inspirations sont courtes, le cœur bondit, et tous les membres sont
�— 527 dans une prostration complète. On dirait des condamnés qui gravissent les marches de l'échafaud. Quel stimulant pourra calmer le trouble de ces orateurs et leur rendre les forces qu'ils ont perdues ? Sera-ce le café ou l'alcool ? Erreur ! Le café est une boisson excitante, mais astringente, et ne peut, par conséquent, communiquer à la muqueuse l'humeclation favorable à l'émission de la voix. Les boissons alcooliques altèrent la voix, la rendent rauque par l'irritation qu'elles déterminent. Voici les causes de cet affaissement moral : 1° L'insuffisance d'un travail préparatoire ; 2° L'habitude de l'étude superficielle ; 3" La conscience de l'incertitude qu'elle donne à l'esprit. L'orateur est alors dans la situation d'un général obligé de livrer sur l'heure une bataille décisive, et qui s'aperçoit tardivement que ses troupes sont trop peu nombreuses ou mal aguerries ; que les moyens d'action lui manquent : il marche au combat, déjà sûr de la défaite. Le seul moyen qui puisse guérir l'orateur de ce trouble habituel, c'est la plume, la grande ouvrière de l'éloquence. Moyens pour asstirer la pureté de la voix. — Les substances gélatineuses, comme le. lait, les œufs, et particulièrement le lait de poule, sont considérées comme favorables à la voix, sans doute parce que, à leur action adoucissante, se joint un effet mécanique : elles entraînent les mucosités du gosier. Parmi les moyens pharmaceutiques pour assurer la
�— S28 — pureté de la voix, citons l'alun et le borax. Un médecin conseille aux chanteurs de mettre dans la bouche un petit fragment de borax de 15 à 20 centigrammes, et de le laisser fondre: on a ainsi une abondante sécrétion de salive dans la bouche et l'arrière-bouche. Outre ce moyen, il recommande aux orateurs, avocats, prédicateurs dont la voix se voile aisément, l'usage d'un gargarisme astringent: 5 à 10 grammes d'alun et 20 grammes de miel rosat, pour 200 grammes de décoction d'orge ou d'eau simple (l). On a vanté les inspirations de vapeur d'essence de térébenthine et de goudron, pour dissiper l'enrouement, diminuer la sécrétion exagérée de la muqueuse, prévenir la raucité de la voix. Ce traitement fort simple se fait au moyen d'une sorte de biberon inspirateur chargé de goudron et d'essence de térébenthine.Quelques inspirations suffiraient pour donner à la voix toute sa netteté et sa sonorité. (Sandras, Mémoire à l'Académie.) Les divers milieux dans lesquels Vorateur peut avoir à parler. Indications pratiques. Quand F acoustique d'une salle est-elle bonne? Une salle qui résonne bien. La salle qui a trop de résonnance. —■ Une salle sourde. 1° On dit que l'acoustique d'une salle est bonne quand l'orateur doué d'une voix suffisante, placé à une distance de ses auditeurs qui ne dépasse pas la portée d'une voix ordinaire, peut se faire entendre sans effort.
(1) Dr Corson, Répertoire de pharmacie.
�Dans un pareil milieu, l'oraleur n'a qu'à parler sans aucune fatigue. 2° Une salle résonne bien quand les ondes sonores ou réfléchies produisent, en s'y confondant, une sensation unique pour l'oreille, et qu'il en résulte pour le son un renforcement qui n'en altère en rien la netteté. Dans un pareil milieu, l'orateur n'a qu'à parler saris se presser. 3° La salle a trop de résonnance, quand elle transforme les paroles de l'orateur en un bruit confus. Il devra, dans ce milieu, articuler bien et lentement, prendre des temps plus nombreux et plus longs, entre les différentes phrases et les différents membres de phrases, de peur qu'une phrase ou une portion de phrase ne vibre encore quand il prononce la suite. 4° Une salle est sourde quand la voix n'y résonne pas. Dans ce milieu, l'orateur devra se tourner vers des parties pleines, car les ondes sonores dirigées vers des galeries, des espaces vides, s'y perdent inutilement. L'orateur doitrechercher le calme après avoir parlé. — Après la fièvre oratoire, laissez le calme à l'orateur. Ne savez-vous donc pas que les organes de la voix, la respiration, la circulation, le système nerveux, sont encore dans un état de surexcitation et tendent à reprendre leurs fonctions naturelles, comme un fleuve débordé cherche à reprendre son lit? Que l'orateur se retire dans une pièce où il trouvera une douce température, et qu'il ménage toujours la transition du chaud au froid : c'est à cette condition
��CINQUIÈME
PARTIE
CHAPITRE PREMIER
DE L'ÉDUCATION RELIGIEUSE.
Le catéchisme. — Définition. — Le catéchiste. — Ses qualités. — Organisation des catéchismes des écoles laïques. —Organisation des catéchismes où les enfants des écoles laïques sont réunis aux enfants des écoles congréganistes. — Catéchisme de persévérance. — Son importance — Ses avantages. — Les moyens à prendre pour développer la piété. — Les analyses. — Le sommaire de la leçon. — Le catéchiste développant et résumant chaque question. — Le devoir personnel des enfants. Définition. — Le catéchisme est une grande école de religion, de morale, de politesse, de bonne tenue, où les enfants qui se préparent à la Première Communion sont initiés à tous les devoirs de la vie présente et de la vie future. Faire le catéchisme, c'est éclairer leur intelligence des splendeurs du vrai, en leur enseignant les éléments de la doctrine chrétienne ; c'est élever
�— 532 — leur volonté au bien, en leur faisant aimer leurs devoirs et connaître le vrai bonheur. Faire le catéchisme, c'est déposer au fond de leurs cœurs la lumière de la foi l'amour de Dieu et l'espérance de la vie éternelle. Faire le catéchisme, c'est redresser leurcaractère, corriger leurs défauts, fortifier leur volonté, éclairer et vivifier leur conscience, ennoblir leurs sentiments en élevant jusqu'à Dieu leur âme tout entière. Le catéchiste. — Le catéchiste n'est pas simplement un professeur de religion et de morale qui instruit plus ou moins bien ses écoliers; ce n'est pas un pédagogue; c'est un pasteur qui appelle parleur nom les plus chères brebis de Jésus-Christ,.qui les précède et les conduit avec sollicitude dans les pâturages de la vie éternelle; C'est un père qui aime ses enfants avec tendresse; c'est une mère qui les nourrit avec bonheur du lait de la foi, justifiant daus toute son étendue cette belle parole deFénelon:« Soyez pèrejce n'est pas assez,soyez mère. » Le catéchiste doit aimer les enfants, car l'instruction sera toujours sans charme si celui qui la donne n'aime pas ceux qui la reçoivent, et si ceux qui la reçoivent n'aiment pascelui qui la donne. Or, aimer les enfants, c'est seplaire au milieu d'eux, leur parler avec affabilité et bonté, c'est s'intéresser à eux, les accueillir toujours avec une expression de plaisir et de contentement ; c'est avoir faim et soif de leur bonheur présent et de leur salut éternel. La préparation. —Le catéchistedoitpréparersérieusement pendant deux heures chaque leçon du catéchisme, car on n'enseigne bien que ce que l'on sait
�— 533 — bien. II doit tout écrire, instructions, homélies, interrogations, histoires, avis, les raisons qui peuvent convaincre, les mouvements qui peuvent toucher, et tout disposer dans un ordre d'où sort la lumière. Le catéchiste paraissant devant les enfants.—Le catéchiste doit se mettre à son aise, montrer un visage ouvert, un ton affable, un geste naturel, en sorte que les enfants soient eux-mêmes à leur aise et que leur attention s'éveille avec jouissance. Le catéchiste ne doit pas réciter par cœur. — Saint Augustin remarque avec raison qu'un catéchiste qui récite son instruction par cœur, n'a pas la liberté de revenir sur ses paroles par de vives et soudaines interrogations. C'est aussi le sentiment de Fénelon. Néanmoins ces deux grands hommes ne dispensent pas le moins du monde ceux qui parlent ainsi de se préparer sérieusement. Le catéchiste doit parler avec clarté.— La clarté de ses explications doit être telle qu'elle puisse porter la lumière dans les esprits les plus inappliqués,comme le soleil frappe nos yeux sans que nous y songions et presque malgré nous. L'effet de cette qualité n'est pas que nous puissions entendre ce que nous disons, mais qu'on ne puisse pas ne pas l'entendre. Le catéchiste doit suivre dans la diction les règles que nous avons données dans le Traité de l'Orateur. Le catéchiste doit interroger les enfants et répondre à leurs questions. — C'était la méthode du divin Sauveur. Cette méthode simple et naturelle a été suivie par Fénelon dans l'éducation du duc de Bourgogne. Le catéchiste doit toujours procéder du connu à Tin-
�— 834 — connu. — Celte méthode, qui nous a été enseignée par Noire-Seigneur Jésus-Christ, a été pratiquée avec le plus grand succès par saint Augustin ; expliquant le mystère de la sainte Trinité à des bateliers de la Mauritanie, il leur en montrait l'image dans leur âme. Il leur expliquait l'incarnation du Yerbe par l'incarnation de la pensée de l'orateur dans l'intelligence de ceux qui l'écoutent.
Organisation des catéchismes des écoles laïques. Les enfants des écoles laïques ayanl été déshérités en France de tout enseignement religieux, nous proposons un nouveau système d'éducation religieuse pour élever leur niveau intellectuel au même degré que celui des enfants des écoles congréganistes. Il embrasse l'organisation du catéchisme, une étude préparatoire, la récitation, l'explication et la pratique. Organisation. — 10II faudrait établir, clans toutes les grandes paroisses où il y a plus de 20,000 âmes, autant de divisions qu'il y a de catéchistes. 2° Chaque catéchiste prendra les noms et les adresses des parents, et leur demandera leur concours pour la grande œuvre qu'il entreprend. 3° Les enfants de chaque catéchiste doivent se rendre une demi-heure avant que le catéchisme ne commence dans leur chapelle respective, et le catéchiste doit être présent pour les recevoir. 4° Il leur fera apprendre le petit catéchisme de
�- 838 Paris par chapitres, et les prières par parcelles (1), Le placement des enfants. — Un bon placement est indispensable pour l'ordre elle succès du catéchisme : J0 II empêche les enfants de changer de place suivant leurs caprices, et les plus dissipés de se grouper les uns auprès des autres. 2° Il permet au catéchiste de les surveiller plus facilement. 3° II plaît même aux enfants; avoir leur place les flatte, les attache, les rend plus assidus. Le meilleur mode de placement est celui qui nous est indiqué par Quintilien dans son Institution oratoire. « Je me souviens, dit-il, d'un usage que nos maî« très avaient adopté avec succès. Ils distribuaient « les enfants par classe, et assignaient les rangs pour « parler, suivant - les progrès qu'ils avaient faits. Cet « ordre était soumis à des jugements, et c'était à qui « remporterait l'avantage. Mais être le premier de la « classe, c'était surtout ce qui faisait l'objet de notre « ambition. Cette distribution n'était pas, d'ailleurs, « irrévocablement fixée une fois pour toutes. Tous « les trente jours, les vaincus pouvaient reprendre « leur revanche : par là le vainqueur ne se reposaitpas « sur son triomphe et la douleur excitait le vaincu à « laver sa honte. Autant que je puisse me le rappeler, « cette lutte nous inspirait plus d'ardeur pour l'étude
(1) Notre Père... Je vous salue, Marie... Je crois en Dieu... Je confesse à Dieu... les Commandements de Dieu et de l'Eglise, les Actes de Foi, d'Espérance et de Charité, l'Acte de Contrition, et le Souvenez-vous, etc.
3i
�— 536 — « de l'éloquence que les exhortations de nos maîtres. « la surveillance des pédagogues et les vœux de nos « parents. » D'après ce mode de placement, le catéchiste assignera les premières places aux enfantsles plus intelligents ou qui montreront le plus d'aptitude pour apprendre le catéchisme. Tous les mois, après un concours général, chaque enfant sera placé suivant la note qu'il aura méritée. Létude du catéchisme. — Les enfants auront une demi-heure d'étude tous les jeudis, pendantiaquelle ils apprendront la leçon du petit catéchisme et la prière qui leur a été désignée. La première séance du catéchisme. — La première séance sera consacrée à démontrer aux enfants la grandeur du petit livre qu'ils ont entre les mains : il contient la solution de tous les grands problèmes qui ont agité l'esprit humain. Le bonheur ou le malheur de l'homme dépend de la conformité de sa conduite avec les principes sacrés de la Religion ou de son éloignement. Le catéchiste leur apprendra combien il importe d'avoir, dans chaque famille, un crucifix, de l'eau bénite, la Vie des Saints, et combien est agréable à Dieu la prière faite en commun. Il leur apprendra à faire le signe de la croix, et s'assurera que chacun sait le faire. La récitation. — Dans l'œuvre de l'éducation, rien ne doit être laissé au hasard. Voici la méthode que nous conseillons de suivre pour la récitation : La prière précédera la récitation, les enfants la liront pendant un an, dans leur livre.
�— 337 — Dans la seconde séance du catéchisme de semaine, ils liront Notre Père, jusqu'à Je vous salue, Marie. Dans la troisième séance, ils liront de nouveau cette belle prière, avec Je crois en Dieu. C'est en suivant cette méthode qu'ils apprendront toutes les prières que doit savoir un chrétien. Après que la prière a été lue lentement et respectueusement, les enfants chanteront trois couplets d'un cantique. Chaque enfant devra réciter à haute voix la moitié du chapitre qu'ilaappris avec la prière désignée. Celui qui vient après lui continue la récitation et reprend toute la prière. S'il y a 20 enfants dans le catéchisme, chaque chapitre aura été récité dix fois et la parcelle de prière vingt fois. Ce moyen nous paraît être le meilleur pour graver la leçon dans l'esprit des enfants. Les qualités de la récitation. — 1° L'enfant doit comprendre ce qu'il récite ; 2°Il doit prononcer purement, c'est-à-dire ne jamais dénaturer le sondes voyelles, ne pas abréger celles qui sont longues et ne pas allonger celles qui sont brèves ; il doit respecter les accents. 3° Il doit prononcer nettement, tantôt contre l'orthographe, tantôt avec elle, suivant les règles que nous avons données dans la diction. 4° 11 doit réciter d'une voix naturelle et assez élevée pour être entendu de tous. 5° Il doit construire correctement en groupant les mots d'une phrase dans un certain ordre, disposant à propos les temps d'arrêt. Explication. — Le catéchiste aura soin d'expliquer aux enfants chaque mot de la leçon qu'ils ont
�— 838 — récitée, en procédant toujours du connu à l'inconnu ; et il ne donnera la définition d'une vérité que lorsque les enfants la posséderont déjà. La même question sera répétée dix, vingt, trente fois, et sera toujours présentée sous un nouveau visage. Le catéchiste reviendra souvent sur les leçons précédentes. Les histoires. — Les enfants qui ont l'imagination vive aiment le merveilleux, les histoires. Le catéchiste doit profiter de cette ouverture d'esprit pour leur expliquer la création de l'homme, sa chute, le déluge, la vocation d'Abraham, le sacrifice d'Isaac,les aventures de Joseph et la fuite de Moïse ; il doit annoncer tous les récits par des tons vifs et familiers, en faisant parler tous les personnages. Le concours du mois. Ses avantages.— Il y aura un concours général tous les mois. M. le curé interrogera les enfants sur les matières qu'ils ont vues pendant ce laps de temps. Le catéchiste fera ensuite un nouveau placement, de ses enfants, et les récompensera suivant leur mérite. Voici les avantages de cette organisation : En établissant autant de divisions qu'il y a de catéchistes, les enfants sont mieux soignés. On gagne du temps pour la récitation et pour l'explication du catéchisme. • Tous les vicaires sont utilisés dans les grandes paroisses, et il existe entre eux une sainte émulation. Les rapports que les vicaires ont avecles enfants et les parents leur permettent d'être vite connus dans une paroisse et d'y faire le bien.
�— 539 — Organisation des catéchismes où les enfants des écoles laïques so?it réunis aux enfants des écoles congréganistes. Le placement. — Le catéchiste placera du côté droit les enfants des écoles laïques, et du côté gauche les enfants des écoles congréganistes. Us conserveront toujours, les uns et les autres, les bancs qui leur auront été désignés. Le placement sera renouvelé tous les mois d'après le mode que nous avons déjà indiqué. Etude.— Les enfants des écoles laïques feront seuls une demi-heure d'étude les jeudis. Le catéchiste leur donnera la leçon à apprendre, s'informera s'ils sont exacts à assister à la messe le dimanche, et les exhortera au travail et à bien se préparer pour la Première Communion. Explication. — Après que les enfants des diverses écoles ontrécité leurs leçons, le catéchiste les explique avec beaucoup de clarté, de manière que les explications soient profitables à tous. La confession. — La confession a pour but de faire l'éducation morale de l'enfant ; c'est elle qui le purifie de sesfautes et orne son âme de la grâce sanctifiante ; c'est elle qui forme son caractère, éclaire sa conscience et prépare son bonheur éternel. Pour l'accomplissement de cette œuvre admirable, il faut le concours généreux et éclairé du confesseur et le travail personnel et actif de l'enfant. Le premier devoir du confesseur est de bien apprendre aux enfants les prières relatives à la confession; il doit ensuiteles exercer à faire leur examen de conscience sur les commandements de Dieu et de l'Eglise, sur les péchés capitaux et les devoirs de leur
�— 540 — état ; il doit aussi les exciter à la contrition de leurs fautes. Ce n'est qu'après cette préparation qu'ils s'approcheront du tribunal de la pénitence. Le confesseur ne doit interroger les enfants que pour procurer l'intégrité de la confession, d'après les règles formulées par Mgr Gousset, dans son Traité de la Pénitence. Après que l'enfant a avoué ses fautes, le confesseur lui en fera voir les conséquences, et lui donnera l'absolution, si elles sont graves. Le travail de [enfant. ■—■ L'enfant doit faire un travail personnel en examinant sa conscience avec soin, en s'excitant à la contrition de ses fautes et en les déclarant toutes avec humilité, simplicité et sincérité. Le Catéchisme de Persévérance. — Définition. — Nécessité. — Avantages. — Méthode. — Nous définissons le catéchisme de persévérance : une grande école pratique où les enfants qui ont fait la Première Communion viennent compléter leur éducation religieuse et s'exercer à la pratique de toutes les vertus chrétiennes. L'importance de ce catéchisme provient de l'insuffisance d'instruction religieuse des enfants, des dangers qui menacent leur foi et des penchants de leur cœur. 1° En faisant leur Première Communion, les enfants ont reçu les prémices de la foi dans leur âme. Vous avez posé les bases de l'édifice religieux; mais cet édifice est-il achevé? a-t-il reçu son couronnement ? Non. Que resle-t-il à faire encore pour que l'enfant n'oublie pas les principes qu'il a reçus et reste ferme
�— 541 — au milieu de la tempête ? Il faut lui donner une éducation complète qui embrasse l'homme tout entier. 2° Dans ce siècle où l'hérésie marche triomphante et attaque toutes les vérités de la religion chrétienne, il faut à l'enfant une foi solide, forte, éclairée, pour ne pas voir s'obscurcir la lumière de son esprit. 3° Le catéchisme de persévérance est nécessaire parce que les années où l'enfant va entrer sont les plus périlleuses : iljette aveccuriositédes regardsavides sur la riante scène du monde ; ses passions se développent, et il a sous les yeux les exemples du mal qui l'entraînent. Qu'ils sont nombreux, les jeunes gens qui s'égarent dans le chemin de la vie !... Ceux qui restent fidèles à Dieu sont comme les épis que l'on recueille après la moisson.
Caractère du catéchisme. Le catéchisme ne doit avoir 'rien d'efféminé, de vaniteux, d'amollissant; il doit être grave, sérieux, instructif, austère, en un mot, apostolique dans le cœur de ceux qui le font, tout en conservant dans la forme le charme et l'attrait nécessaires. Là, par un plan suivi d'instructions, on instruit les enfants à fond de tout l'ensemble du christianisme. Là, par des exhortations touchantes mêlées auxinstructions, on leur donne des conseils qui conviennent précisément à leur âge, à leur position, à leurs devoirs, àleurs périls. Là on forme leur caractère, on éclaire leur conscience. C'est à cette grande école qu'on les forme aux
�devoirs les plus saints de la religion et à toutes les vertus qui font l'ornement du chrétien.
La méthode à suivre dans le catéchisme doit être didactique. Le catéchisme doit exposer clairement, fortement, éloquemmentmèmeles vérités dogmatiques et morales de la foi. Sa prédication, d'un genre tout particulier comme l'auditoire, ne doit être ni trop familière ni trop élevée, d'une simplicité quin'exclutpas l'élégance, d'une douceur qui n'exclut pas la force. La forme exhortative desinstructions du catéchisme de semaine n'est pas celle qui convient ici, mais la méthode didactique.
Méthode pour développer la piété. La foi est la racine de la justification ; c'est elle qui est la grande ouvrière de toutes les œuvres de charité; c'est la piété qui est le couronnement de la foi; et comme la piété est utile à tout, le catéchiste doit s'efforcer de la faire épanouir dans le cœur des enfants par les avis, les homélies, les sermons, la communion du mois, les fêtes et les œuvres qu'il établit. Les avis. — Les avis doivent être ordonnés de telle sorte qu'ils forment comme un petit cours de morale à l'usage des jeunes gens et des jeunes personnes dans le monde.
�— 543 — Ils doivent être simples, familiers, vifs et pressants ; ils doivent comporter tous les détails. Homélies. — Les homélies doivent, comme les avis, former un cours de piété morale, mais plus fort et plus élevé. L'homélie est une petite prédication dans le texte de l'évangile du jour. Le catéchiste doit par une étude réfléchie la diriger vers les défauts ou qualités propres à la jeunesse. Les se?'mons. — Les sermons rehaussent de temps en temps l'éclatdes fêtes ; ils font toujours laplus salutaire impression sur un auditoire disposé. Les communions du mois entretiennent la piété dans les âmes et deviennent l'édification et la bénédiction d'une paroisse. Les fêtes dît catéchisme sont toujours pleines de charme et de puissance. Les analyses. — Le catéchiste doit toujours dicter aux enfants le sommaire de sa leçon; et lorsqu'il parle, les enfants doivent l'écouter attentivement sans prendre des notes, et lorsqu'il a fini de traiter une question, il la résume, et c'est ce résumé que les enfants doivent copier. C'est avec ces données que les enfants pourront reconstituer toute la leçon en faisant un travail personnel ; et toute analyse qui ne serait pas rédigée par eux ne doit pas compter. Il serait à désirer que l'analyse fût faite par demandes et par réponses : celte forme catéchistique nous est indiquée par Bossuet dans son Catéchisme de Meaux.
�— 544 — Les analyses, doivent être courtes et substantielles. Rappelons à notre souvenir ces paroles de Buffon : « Les idées seules forment le fond du style ; l'harmonie des paroles n'en est que l'accessoire, J> Le style doit graver les pensées.
�APPENDICE
LES MARIAGES MAL ASSORTIS ; LEURS CONSÉQUENCES FUNESTES.
Le mariage étant un des actes les plus graves de la vie, on est étonné de voir tant de jeunes gens et tant de jeunes personnes l'accomplir avec légèreté et insouciance. Et comment raconter les conséquences funestes qui dérivent de ces unions malsaines, condamnées par l'hygiène, la morale, la religion ? D'après les loisde l'hygiène, les deux conjoints doivent être sains de corps et d'esprit, exempts de toute hérédité morbide, et âgés la jeune personne de 20 ans et le jeune homme de 25. D'après les lois de la morale, ils doivent jouir d'une bonne réputation. Un poète païen a dit : C'est une tache ineffaçable que de tenir le jour dune mère coupable. — La mauvaise réputation des parents, dit Plutarque, est pour les enfants un opprobre qui se répand sur tout le cours de leur vie, et les expose aux reproches les plus amers. La religion exige que les époux aient des sentiments chrétiens, puisqu'ils sont les coopérateurs de Dieu, et qu'ils ont mission de préparer l'éternelle vie en élevant la vie présente de leurs enfants. L'attrait d'une passion éphémère, des convenances de noms, des rapprochements d'habitude ou de famille, plus souvent encore la richesse rapide et inintelligente
�— 546 — de la fortune, tels sont les mobiles les plus ordinaires
à des unions malsaines.
Il faut ranger dans cette catégorie les mariages d'intérêt, les unions précoces, les unions tardives, les mariages discordants, les mariages consanguins, les mariages entachés d'hérédité morbide.
1» Le mariage d'intérêt peut se définir : le mariage de celui qui ne comprend pas son intérêt. Détourné de ses conditions naturelles et salutaires, il ne peut rien promettre de bon ni à ceux qui le contractent ni à leur descendance. 2° Les unions précoces peuvent être comparées à de jeunes arbrisseux qui donnent en auLomne. des fleurs au printemps, niais dont les fruits n'arrivent pas à maturité
Des unions brisées par la mort, des espérances
englouties, des inquiétudes et des déchirements sans fin, telles sont les conséquences lamentables qui en découlent. 3° Les unions tardives n'ont pas des résultats moins fâcheux pour les enfants. On remarque, en effet, que ceux qui sont issus de mariages de cette nature passaient quelquefois presque subitement de la virilité à la vieillesse, que leurs cheveux blanchissaient de bonne heureet que leur intelligence était souvent défectueuse.
L'homme ne saurait violer impunément les lois de la
nature. 4° Les mariages discordants sont ceux dans les-
quels existe entre les conjoints un trop grand écart d'âge: ils diminuent la chance de bonne conformation,
�— 547 — de vigueur, de longévité des enfants qui en naissent. 5°Les mariages consanguins ou entre cousins germains offrent des résultats si malheureux qu'on ne peut que louer la sagesse de l'Eglise qui les a prohibés, non seulement au point de vue de la morale, mais encore au point de vue de l'hygiène. L'épi lepsie, la scrofule et salamentable lignée (tumeur blanche, claudication, gibbosité), les malformations ou les monstruosités diverses (digétarisme, pied-bot, bec-de-lièvre, etc.), tel est le cortège qui accompagne les unions malsaines entre cousins. Le docteur Howe ayant analysé 17 mariages consanguins, lesquels avaient produit un ensemble de 95 enfants,a trouvé sur cechiffre : 44 idiots, 12 scrofuleux, 1 sourd, 1 nain; 37 seulement n'offraient rien de particulier. La statistique indique des résultats plus fâcheux encore pour les unions entre oncle et nièce et surtout entre tante et neveu : aux dangers propres àlasanguinilé viennent se joindre ceux qui, éventuels mais possibles, dérivent de la disproportion d'âge. Q°Les mariages entachés d'hérédité morbide engendrent ce que l'on appelle du nom douloureux de maladies de famille. Elle est d'autant plus redoutable qu'aux autres modes ordinaires de la transmission héréditaire elle en joint un nouveau : hérédité par métamorphose, c'est-à-dire qu'une maladie existant chez l'un des conjoints peut, en passant par la génération, se transformer en une autre maladie. Nommer la scrofule et ses innombrables productions, la goutte, les tubercules, le rhumatisme, le cancer, les diverses sortes de ma-
�— 548 — Jadies nerveuses, c'esL donner une haute idée des unions consanguines. Puisse l'aperçu que nous venons de tracer sur les mariages mal assortis, éveiller la sollicitude vigilante des familles, et leur montrer qu'au nombre des conditions si complexes du mariage, l'hygiène réclame une place, et une place importante. Fontenelle a dit avec raison que la santé est l'unité qui fait valoir les zéros de la vie. Il faut apporter cette unité au contrat, et se bien persuader dans les familles qu'une corbeille de mariage est mieux remplie quand on y met la santé, une bonne ascendance héréditaire et une intelligence saine, que quand on la garnit de titres ou de bijoux. On se marie, en effet, pour longtemps, et le mariage, comme dit Montaigne, n'a que l'entrée de libre. C'est une raison pour qu'on ne s'y aventure pas en aveugles.
FIN.
�TABLE DES MATIÈRES
DÉDICACE
V
AVANT-PROPOS
.
,
1
PREMIÈRE PARTIE La Physiologie et l'Hygiène.
CHAPITRE PREMIER
Echelle des êtres. — Quatre grandes lois régissent tous les êtres de la création. — Définition de la Physiologie è CHAPITRE II Fonctions et organes de la Nutrition CHAPITRE II! Les organes Explication de chacun de ces organes ... Appareil circulatoire Le cœur, les artères, les capillaires et 1. s veines CHAPITRE IV Fonction de relation. — Les organes du mouvement. ... 2 ■ 15 1G 19 21 13
Le Cerveau.
CHAPITRE V Classification des tempéraments
36
42
�-- 550 Tempérament sanguin Tempérament bilieux. Tempérament lymphatique Tempérament mélancoliqu ' Tempérament nerveux Tempérament nerveux surexcité CHAPITRE VI Des différents âges de la vie De l'enfance De l'adolescence et de la jbuuesà^ La virilité La vieillesse. . . . , CHAPITRE Vît De la longévité et de la probabilité de la vie humaine. ... .60 51 52 57 5S 69 43 44 45 40 47 49
•
Gode abrégé d'Hygiène pratique.
CHAPITRE PREMIER. Importance de l'Hygiène. — La Rîirjté Hygiène. — Matière de l'Hygiène CHAPITRE II Circumfusa. — Choses enviroiTsantcS. — L'air Les quatre saisons CHAPITRE III Habitata ou les habitations CHAPITRE IV Applicata (ou les vêtements, bains, propreté) CHAPITRE V Ingesta. — Les aliments Des boissons , 78 80 75 72 67 G9 Elïvls d'une l.onnc G3
�— 581 —
CHAPITRE VI Excréta (ou les excrétions) CHAPITRE VII Gesta (ou Gymnastique) CHAPITRE VIII Percepta • • Conséquences funestes des passions au point de vue physiologique et moral CHAPITRE IX Hygiène de la première enfance Conclusion , 93 96 86 91 83 , . . . 82
DEUXIÈME PARTIE.
Psychologie
CHAPITRE PREMIER Nature et immortalité de l'âme CHAPITRE II Des facultés de l'âme De l'intelligence De la sensibilité intellectuelle • . Sensibilité physique La sensibilité intellectuelle. — Caractère de cette faculté. Les sentiments rationnels De la volonté 101 10 1 107 97
. .
. .
107
108 HO
112
�552 TROISIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER La gymnastique et la musique chez les Grecs Les écoles d'Athènes à l'époque d'Alexandre. — Enseignement régulier du jeune Athénien Les sophistes à Athènes , Platon. — Sa doctrine et sa théorie sur l'éducation de l'enfant. Aristote. — Son système d'éducation Plutarque. — Son traité de l'éducation des enfants Extraits du Traité de l'éducation des enfants CHAPITRE II De l'éducation à Rome 144 Education domestique à Rome, jusqu'à la décadence de l'empire. . .• ." .V . . . . .145 Sénèque et Quintilien 147 Préceptes de Senèque relatifs à la lecture et à la composition. . 150 Quintilien fait revivre l'éloquence à Rome. — Institution oratoire. — Éducation de l'enfant. — Portrait de l'orateur. . . 151 Principes généraux de Quintilien relatifs à l'éducation de l'enfant. ..... -J.' 154 Fragments de l'institution oratoire 154 L'éducation domestique est-elle préférable à celle des écoles publiques ? 159 CHAPITRE III Notre-Seigneur Jésus-Christ. — Sa méthode pour instruire. — Un plan d'éducation ayant pour base son enseignement. . . Un plan d'éducation ayant pour base l'enseignement de NotreSeigneur Jésus-Christ peut être ramené aux principes suivants. CHAPITRE IV Le didascalée d'Alexandrie fondé par saint Marc, et les catéchèses dans les premiers siècles Les catéchèses étaient, dans les premiers siècles du christianisme, une véritable école d'éducation CHAPITRE V Les Pères de l'Eglise; leur méthode pour faire l'éducation de l'humanité 184 179 183 116 117 121 124 130 135 137
172 177
�— 553 —
Saint Basile Argument analytique de l'homélie de saint Basile aux jeunes gens sur l'utilité qu'ils peuvent retirer de la lecture des . auteurs profanes Saint Jérôme. . . v .■■ ." .•• .:.<. , Saint Augustin. . . •.i ■.• .: Théorie de saint Augustin relative à l'éducation, ramenée à quelques points fondamentaux CHAPITRE VI Deux problèmes historiques à résoudre : le moyen âge est-il une époque de barbarie ou de grandeur pour l'humanité ? — Après les Pères de l'Eglise, une nuit profonde a-t-elle couvert l'humanité jusqu'au XVIe siècle 1 Le peuple romain. — Causes de sa décadence. — Tableau de Rome païenne. — Irruption des Barbares, leurs cruautés. . L'Eglise, au milieu de la société romaine, n'a paB été seulement une école grande et féconde, mais encore une association régénératrice ; elle a relevé l'esclave et la femme de leur abaissement • L'Eglise au milieu des peuples barbares. — Son système d'éducation pour adoucir les mœurs, et son système de bienfaisance pour soulager toutes les infortunes L'Eglise a préparé, au moyen âge, les splendeurs de la société moderne La chevalerie; ses lois. — L'éducation féodale L'éducation du jeune baron féodal, depuis sa naissance jusqu'à son entrée à la chevalerie. . Les institutions monastiques de l'Occident, depuis saint Benoît jusqu'au XII» siècle Culture intellectuelle au moyen âge. — L'enseignement public était divisé en trois degrés : l'instruction primaire, l'instruction secondaire et l'instruction supérieure CHAPITRE VII Montaigne . Théorie de Montaigne relative à l'éducation ramenée à quelques points fondamentaux Education intellectuelle. — Le maître, ses qualités CHAPITRE VIII Locke. — Sa théorie de l'éducation ramenée à quelques points fondamentaux Education physique Education intellectuelle Education morale et religieuse 259 260 262 263 253 254 255 186 188 196 202 204
207 210
218 222 225 233 235 240 246
�CHAPITRE IX Portrait de Bossuet. — Ses principaux ouvrages. — De l'instruction de Mgr le Dauphin, fils de Louis XIV 264 Au Pape Innocent XI — A Mgr le Dauphin '267 Examen critique de l'éducation du Dauphin 299 CHAPITRE X Portrait de Pénelon Ouvrages de Pénelon relatifs à l'éducation Analyse du traité de l'Éducation des filles. — Art d'élever les enfants La clef de l'éducation Le régime de l'enfant Education du duc de Bourgogne Education littéraire Résultat au point de vue moral et intellectuel CHAPITRE XI Jean-Jacques Rousseau Le Contrat social et Emile Fragments d'Emile relatifs à l'éducation CHAPITRE XII Le Traité de l'enfant, par Mgr Dupanloup L'instituteur et l'élève . 347 349 331 332 334 303 307 311 314 321 323 328 830
QUAIEIÈME PARTIE De l'Éducation maternelle, primaire, secondaire.
CHAPITRE PREMIER De l'éducation maternelle. — Questions préliminaires. — Coup d'oeil sur l'éducation. — Age où elle doit commencer — Sentiments des Anciens et des Modernes. — Importance de l'éducation maternelle. — Le père, la mère, la nourrice, le serviteur. — Leurs devoirs. — Education physique, morale, intellectuelle de l'enfant. . .
353
�— 555 —
Danger d'un développement prématuré dea facultés intellectuelles. — Inutilité d'apprendre à lire trop tôt aux enfants. Importance de l'éducation maternelle. — L'enfant c'est l'espérance de la famille et de la société Le premier devoir du père, . . . • La mère. Son premier devoir Education physique de la première enfance Des lotions journalières Le premier apprentissage dea sens Education morale de l'enfant, depuia le premier âge jusqu'à sept ans Education intellectuelle de l'enfant, depuis le premier âge jusqu'à sept ans Les études de l'enfant à sept ans Méthode pour apprendre la lecture aux enfants De l'écriture Les premières notions du calcul Exercice mental sur les quatre premières opérations Les amusements CHAPITRE II
357 358 359 260 363 367 369 370 372 374 375 378 379 380 382
De l'Éducation primaire.
Programme de l'éducation primaire L'instituteur, ses qualités Education physique des enfants De l'éducation intellectuelle Principes relatifs à la lecture Syllabes longues Syllabes brèves , De la ponctuation. Le travail personnel de l'élève dans la préparation de la lecture. La grammaire ' La géographie L'étude prématurée des mathématiques altère les facultés de l'âme Le style La lettre La narration . CHAPITRE III
385 386 388 390 391 400 401 402 411 414 415
417
418 419 421
De l'Éducation secondaire.
L'éducation secondaire a-t-elle pour tous les enfants la même importance ?
424
�— 556 —
A quel âge les enfants doivent-ils commencer l'étude du latin et du grec?, . . L'éducation privée est-elle préférable à l'éducation publique ? Plaidoyer de Quintilien. . •. . Coup d'oeil sur la littérature. — La littérature grecque et la littérature latine De la traduction. — Son influence pour former l'écrivain. — Qualités de la traduction Explication des auteurs. — Devoir du maître De l'art d'écrire l'histoire Le discours d'après Aristote, Cicéron et Quintilien Le style c'est l'homme ou l'âme puissante et ordonnée. . . . L'esprit, le talent, le génie Du sublime , . Des cinq sources du sublime Discours de Buffon à l'Académie française Examen critique du discours de Buffon sur le style L'orateur d'après les lois de l'hygiène et la psychologie. . . . Les grands orateurs à travers les siècles Le rôle de l'orateur; les dangers de l'art oratoire Ce que la parole coûte à l'orateur L'orateur qui se fatigue n'est pas un véritable orateur. . . . La gymnastique physique, intellectuelle et morale de l'orateur. L'orateur doit travailler d'après les règles de l'hygiène. . . . La plume est la grande ouvrière de l'éloquence La gymnastique morale Programme de la science de l'orateur Les passions de l'orateur . . • De l'action. — Son importance. . . . , La voix. ; De la diction Le geste La physionomie. . De la mémoire L'orateur du dix-neuvième siècle doit être improvisateur préparé Hygiène de l'orateur 424 425 434 .„'6 410 440 448 457 462 463 464 466 476 480 482 483 484 485 491 493 494 495 496 498 500 502 511 513 616 520 521 524
�— 557 — CINQUIÈME PARTIE
CHAPITEE PREMIER
De l'Éducation religieuse.
Le catéchisme. — Sa définition La catéchiste. — Ses qualités Organisation des catéchismes des écoles laïques Organisation des catéchismes où les enfants des écoles laïques sont réunis aux enfants des écoles eongréganistes. .... Catéchisme de Persévérance. — Définition. — Nécessité. — Avantages. — Méthode
APPENDICE
531 §32 534 539 540
Les mariages mal assortis
545
POITIEBS. — TYPOGRAPHIE OUDIN.
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1|Dédicace|7
1|Avant-Propos|9
1|Première Partie - Physiologie et l'Hygiène|17
2|Chapitre premier |17
2|Chapitre II - Fonctions et organes de nutrition |21
2|Chapitre III - Les organes |23
2|Chapitre IV - Des différents âges de la vie |59
2|Chapitre V - Classification des tempéraments |50
2|Chapitre VI - Des différents âges de la vie |59
2|Chapitre VII - De la longévité et de la probabilité de la vie humaine |68
1|Code abrégé d'Hygiène pratique|71
2|Chapitre premier |71
2|Chapitre II - Circumfuse - Choses environnantes - L'air |75
2|Chapitre III - Habitata ou les habitations |80
2|Chapitre IV - Applicata (ou les vêtements, bains, propreté) |83
2|Chapitre V - Ingesta - Les aliments |86
2|Chapitre VI - excreta (ou les excrétions) |90
2|Chapitre VII - Gesta (ou gymanatisque) |91
2|Chapitre VIII - Percepta |94
2|Chapitre IX - Hygiène de la première enfance |101
1|Deuxième partie - Psychologie|105
2|Chapitre premier - Nature et immortalité de l'âme|105
2|Chapitre II - Des facultés de l'âme |109
1|Troisième partie |124
2|Chapitre premier - La gymnastique et la musique chez les grecs |124
2|Chapitre II - De l'éducation à Rome |152
2|Chapitre III - Notre seigneur Jésus-Christ |180
2|Chapitre IV - Le didascalée d'Alexandrie fondé par saint Marc et les catéchèses dans les premiers siècles |187
2|Chapitre V - Les pères de l'églises; leur méthode pour faire l'éducation de l'humanité |192
2|Chapitre VI - Deux problèmes historiques à résoudre : le Moyen-âge est-il une époque de barbarie ou de grandeur pour l'humanité? |215
2|Chapitre VII - Montaigne |261
2|Chapitre VIII - Locke |267
2|Chapitre IX - Portrait de Bossuet |272
2|Chapitre X - Portrait de Fénelon |311
2|Chapitre XI - Jean-Jacques Rousseau |339
2|Chapitre XII - Le Traité de l'enfant, par Mge Dupanloup |355
1|Quatrième partie - De l'Education maternelle, primaire, secondaire|361
2|Chapitre premier - De l'Education maternelle|361
2|Chapitre II - De l'Education primaire|393
2|Chapitre III - De l'Education secondaire|425
1|Cinquième partie|533
2|Chapitre premier - De l'Education religieuse|533
1|Appendice|547
1|Table des Matières|551