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Title
A name given to the resource
Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
A name given to the resource
L'école primaire et l'éducation morale démocratique
Subject
The topic of the resource
Education morale
Enseignement primaire
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Moulet, Alfred
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Hachette
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1915
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2017-06-23
Contributor
An entity responsible for making contributions to the resource
Buisson, Ferdinand (préface)
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/055251404
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
1 vol. au format PDF (405 p.)
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 37 743
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
Rights Holder
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Université d'Artois
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PRÉFACE
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Ce livre avait été écrit tout entier avant la guerre. Au moment d'en corriger les épreuves, l'auteur était appelé à d'autres devoirs, et de longs mois s'écoulèrent avant que l'officier pût songer à redevenir, même par instants, inspecteur d'académie. Mais la guerre se prolonge. Même sur le front, il y a des temps de repos, où, la tâche remplie, l'esprit revient malgré tout aux choses de la paix, celles d'hier et celles de demain. Il lui semble parfois que c'est encore aider à la défense nationale que d'occuper ainsi les heures qu'elle laisse libres. Le livre paraîtra donc sans attendre la fin du drame. Évidemment ce ne sera pas le livre définitif, celui qui ne pourra s'écrire qu'au lendemain de la victoire et quand on en pourra mesurer les suites. Mais précisément en raison des circonstances tragiques dont il porte la trace, quel document que celui-là ! Comme il est dans sa marche inquiète autrement émouvant, autrement décisif que ne le serait une démonstration en règle l L'auteur ici n'est pas l'avocat d'une cause. C'est une conscience qui s'interroge, en pleine crise, à la lumière des plus terribles épreuves qu'ait jamais pu subir une œuvre humaine.
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PRÉFACE
Celle que M. Moulet nous fait étudier sur le vif - l'école primaire républicaine de la France - est entre toutes une œuvre originale, qui se poursuit sous les yeux du monde depuis un tier~ de siècle. Elle a pour point de départ le vaste plan d'éducation nationale tracé par la Convention, abandonné, semblait-il, pendant quatre-vingts ans et repris avec une pieuse hardiesse par la troisième République. D'où est née cette nouvelle conception de l'école? A quelle évolution de la conscience nationale correspondait-elle? Quelles obligations en devaient résulter pour l'organisation d'un pouvoir moralisateur de l'école et quelles limites s'imposaient à ce pouvoir? L'école pour tous se chargerait-elle de donner à tous une éducation morale? Laquelle, comment, par quelles méthodes, sous quelles réserves? Enfin, comment peut-on juger équitablement une entreprise d'une telle portée, les objections qu'elle a soulevées, les phases diverses qu'elle a dû traverser, les résultats obtenus? Toutes ces questions, l'auteur les aborde franchement, sans nous en dissimuler ni la gravité, ni les aspects changeants, ni les solutions contradictoires. A travers cet exposé si riche, si plein de vie et d'ardeur, si impartial en même temps, de la première page à la dernière, une conviction s'affirme qui fait l'unité du livre. C'est qu'il existe une foi morale comparable en dignité et en efficacité à la foi religieuse, qu'il n'y a nulle raison de les confondre, encore moins de les opposer l'une à l'autre comme si elles s'excluaient nécessairement, et qu'en somme l'une peut être pour la société civile ce qu'est l'autre pour la société ecclésiastique.
M. Moulet est de l'école de nos grands révolutionnaires
qui croyaient à la raison, comme à la force souveraine, pour agir sur l'esprit du peuple et pour lui apprendre à se gou-
�PRÉFACE
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verner. Avec eux, il estime qu'il y a entre l'âme humaine et la vérité morale une affinité naturelle si puissante qu'il faut compter sur elle plus que sur tous les moyens extérieurs, indirects et intéressés, pour faire jaillir du fond de l'homme les merveilles de la vie morale. Avec eux encore il reconnaît à la nation le droit et le devoir de veiller par elle-même à ce que pas un seul de ses enfants ne soit dépourvu de ces premiers principes qui sont l'A B C de la science du devoir . Était-ce donc une espérance chimérique que celle d'enseigner, disons mieux, d'inspirer ainsi la morale par la morale P Et la France avait-elle trop présumé ou de la puissance de son idéal ou du bon vouloir de son peuple en se flattant de faire remplir par une simple institution scolaire un si grand rôle ? Beaucoup le craignirent, quelques-uns le soutinrent apriori. Sans s'engager dans des polémiques qui semblent aujourd'hui surannées, bien que datant d'hier, l'auteur de cette étude en appelle simplement à la bonne foi de tous. Aux sceptiques, les uns sincères, les autres de parti pris, il oppose les faits, ou plutôt il les opposait avant la guerre. Aujourd'hui, c'est la guerre elle-même qui a répondu, et avec quelle force 1 M. Moulet a raison de s'écrier : « Elle a reçu le baptême du feu, la petite école de Jules Ferry! >> Soudain, en effet, cette école faite à l'image de la République s'est trouvée aux prises non plus avec les obligations normales de la vie courante, mais avec la plus formidable crise que l'histoire du monde ait enregistrée. On pouvait se demander comment elle y ferait face, comment l'idéalisme républicain dont elle était imprégnée tiendrait tête à une agression savamment préméditée et conduitè avec le plus parfait mépris de l'idéal ou plutôt des notions élémentaires du droit des gens; comment maîtres et élèves épris des rèves de paix, de justice et de
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PRÉFACE
fraternité internationale, se transformeraient sur l'heure en soldats capables non seulement de mourir, mais de vaincre .... Le monde le sait maintenant. Il les voit à l'œuvre depuis plus d'un an . Il sait quelles réserves de patriotisme absolu s'étaient amassées dans cette école parfois soupçonnée d'avoir un peu sacrifié l'amour de la patrie à l'amour de l'humanité. Il y a plus. Ce culte du devoir dont elle avait fait une sorte de religion, non pas ennemie, mais indépendante de toutes les autres, il était permis de croire que c'était un enseignement d'école, confiné dans l'école et sans action profonde sur la masse nationale. Or, la guerre venue, il s'est trouvé que c'était le culte où se rencontraient, sans une minute d'hésitation, tous les Français . Au premier signal, toutes les divisions de secte , de parti, de classe s'étaient effacées . Le croyant et le libre penseur, le chrétien et le juif, le conservateur et le socialiste n 'ont eu aucun effort à faire pour communier, comme on l'a dit, dans l'héroïsme et dans le plus sublime de tous , l'héroïsme anonyme . « L'union sacrée >> des Français dans la tranchée, sur le champ de bataille, devant le péril et devant la mort, n'est-ce pas agrandie à l'échelle de cet héroïsme, l'union sacrée des petits enfants telle que l'ébauchait déjà la République dans l'humble et fraternel asile où elle leur apprend avant tout à s'aimer les uns les autres. C'est bien l'impression finale que laisseront les pages émues où l'inspecteur d'académie nous fait passer en revue, avec tant de liberté et tant de sûreté de jugement, l'œuvre scolaire de la troisième République. Aucun livre, croyons-nous, n'a été écrit jusqu'ici qui en fasse aussi bien sentir le vrai caractère. Tout le monde devine, mais tout le monde comprendra mieux après cette lecture, que cette « œuvre scolaire >> est surtout une « œuvre sociale >> . C'est, sous les dehors modestes
�PRÉFACE
IX
d'une réforme pédagogique, un des plus grands efforts et des plus méthodiques qu'ait jamais tentés un peuple libre pour s'assurer un lendemain. Et dans l'ère de luttes où le monde est entré, il n'y aura de lendemain que pour une démocratie qui sait ce qu'elle veut et qui veut ce qu'elle doit.
F. BUISSON.
��L'ÉCOLE PRIMAIRE
ET
L'ÉDUCATION MORALE DÉMOCRATIQUE
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L'ÉCOLE PRIMAIRE DOIT-ELLE DONNER UNE ÉDUCATION MORALE?
1 L'éducation morale donne à l'hqmme des habitudes de pensée et
d'action, et elle lui propose des principes pour diriger ses mœurs. L'école primaire, qui enseigne à l'enfant les premiers éléments du savoir humain, doit-elle aussi entreprendre une éducation morale? Pour quiconque accepte le programme de nos écoles primaires publiques, la question est superflue; mais des adversaires l'ont posée pour y répondre négativement. L'instituteur public, disent-ils, apprend aux enfants à lire, à écrire et à compter : sa tâche ne doit pas aller au delà. C'est à la famille, c'est aux Églises, c'est au prêtre uu'on réserve l'éducation proprement morale. Cette conception trouve des défenseurs parmi ceux qui ne se croient point hostiles aux écoles primaires publiques. A l'occasion, ils la vantent comme un remède à nos discordes politiques et religieuses. Quel parti prendre? Lire, écrire, compter - mais pourquoi? Même réduit, cet objet implique un choix entre la mentalité de l'homme qui sait lire, écrire et compter, et la mentalité de l'homme qui ne sait ni lire, ni écrire, ni compter; entre l'instruction, au moins rudimentaire, et l'ignorance de l'illettré; donc une préférence, au point de vue de l'intérêt individuel ou de l'utilité sociale, en faveur de l'instruction. Or, cela est déjà une éducation morale.
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L'ÉCOLE PHIMAIRE ET L'ÉDUCATION MORALE DÉMOCRATIQUE.
Au surplus, ne soyons pas dupes des mots. Absolument l'ignorance n'existe point. Le plus fruste des illettrés connaît quelqµe chose, souvent beaucoup, des hommes et de la nature; même l'expérience la plus bornée le renseigne sur lui-même et sur le monde. Fragmentaire ou étendue, fausse ou vraie, superficielle ou pénétrante, cette information tout empirique n'en constitue pas moins un savoir. Si quelqu'un vient et, la déclarant ou précaire ou périlleuse, enseigne à l'illettré à lire, à écrire et à compter, il entreprend une œuvre qui anticipe sur l'expérience, l'accélère, la complète, la corrige aussi; il oriente la vie de cet homme vers un idéal et selon des principes; il veut le rendre meilleur, plus heureux, plus utile à lui-même et aux autres, plus apte à se perfectionner, plus capable de hausser en lui l'idée de l'homme et de l'humanité : éducation morale au premier chef, et qui, malgré l'apparente modestie de son ambiLion, pose le problème de toute éducation humaine. Lire, écrire et compter - mais quoi? Ce programme d'instruction a un contenu, une matière, une substance. On n'enseigne point à lire, à écrire et à compter à vide. Même la « petite école » de jadis constituait son enseignement de faits, de textes, de récits, d'exercices, de leçons et de conseils choisis . On en sait la tendance; mais comment éviter toute tendance? Le choix des matériaux d'enseignement et ses programmes suppose un critère, le souci d 'adaptation à une fin, des préférences raisonnées; et l'usage de ces matériaux ou ressources, mème pour enseigner simplement à lire, à écrire et à compter, crée dans l'entendement puéril telles manières de penser, telles dispositions à vouloir ou à ne pas vouloir, telle docilité conservatrice à obéir ou tel penchant à réformer -et parfaire, telles résignations ou telles audaces, telle indifférence ou telle curiosité; bref telles antipathies et telles préférences. Cela n'est pas exclusivement œuvre d'instruction, d'enseignement. Même rare et médiocre, la matière dont un maître compose ses leçons communique aux enfants, à la longue, autre chose qu'une information sur eux-mêmes et sur le milieu, ou qu'une apLitude purement intellectuelle. Elle leur inspire des sympathies, et par là même détermine partiellement le jeu de leur volonté; et elle éveille en eux, à tout le moins, l'esprit qui anime cette matière et ce programme. Admettons qu'un enfant puisse apprendre à lire, à écrire et à compter dans des conditions de neutralité entière quant au contenu et quant à l'orientation du programme scolaire. Lire, écrire et compter exercent dès la première heure des facultés éminentes, proprement humaines; des tendances, des forces, des dispositions et des instincts supérieurs. Cette instruction, qui s'ajoute à la nature, -roganise donc une culture : elle modifie sciemment la mentalité de
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l'enfant, puis ses mœurs, puis le milieu où il vit, agit, grandit .... Si rudimentaire qu'on la suppose, cette culture met l'enfant en état de penser mieux, disons de penser autrement que si on avait abandonné à la seule expérience ou au seul hasard le soin d'utiliser et de développer l'entendement original. Éducation morale assurément, à la faveur d'un programme qu'on prétendait exclusif d'éducation morale. Éducation morale de singulière portée dans nos milieux populaires, travaillés d'espérances. De deux choses l'une : l'entreprise échoue, ou bien elle réussit. Si elle échoue - un peu plus, un peu moins - elle laisse l'enfant au sortir de l'école inquiet, troublé, déclassé peut-être, ou dégoû1é de l'étude, ou rebelle à la recherche, l'esprit las ou faussé - donc moralement diminué; et cette déchéance compromettra la société où il intervient. Si elle réussit, et si peu que ce soit, elle a développé en lui, avec les joies de l'étude, la curiosité scientifique, le besoin de savoir plus et mieux, l'ardeur à s'expliquer l'univers sainement, du moins à s'y évertuer, et la conviction qu'il n'y a point de dignité sans cette curiosité, sans cette ardeur, sans cet effort. En même temps, cette éducation l'a pourvu de méthodes qui ne lui permettront plus de se contenter d'explications sommaires et traditionnelles; de désespérer là où l'ignorant se résigne; de haïr là où il peut, il doit aimer; de s'accommoder du mal là où la diligence humaine adoucit et perfectionne; et d'abord il voudra mieux penser. S'il est vrai que travailler à bien penser soit le principe de la morale, dégage l'homme de ses ombres, le délivre et le rassure, la très modeste culture de l'école primaire initie l'enfant à une moralité supérieure en l'exerçant au savoir même humblement. Il est impossible de distinguer à l'école primaire une instruction qui soit exclusive d'éducation morale. Enseigner moralise et forme. Bien ou mal, c'est à voir et c'est selon .... Il y aura donc toujours lieu de débattre de cet enseignement dans ses rapports avec l'éducation morale proprement dite. La façon même dont il est donné imprime à un enseignement son allure et sa direction morale. Entre les mains d'un instituteur trop habile, l'instruction la plus raffinée n'est qu'un dressage à la docilité. Entre 'les mains d'un instituteur maladrojt, distrait ou sans tact, l'élève le mieux doué gaspille ses dons. Plus encore que l'enseignement, la méthode de l'école détermine, au moins en partie, là qualité de l'éducation. Une nation républicaine ne peut se désintéresser de la question de savoir comment, dans une école publique, l'enfant apprend à lire, à écrire et à compter. « Nous sommes, dit un pédagogue contemporain, toujours sur le
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L'ÉCOLE PRIMAIRE ET L ÉDUCATI0N MORALE DÉMOCRATIQUE.
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terrain moral avec nos enfants, à toute heure du jour, lors même que nous enseignerions le calcul et la géographie, ou que nous serions en récréation. Les incidents ordinaires de la vie scolaire, en classe, au préau, dans les corridors, à la sortie, fournissent même souvent à l'enseignement moral une matière inattendue et toute chaude d'à-propos 1 • » La portée des écoles primaires échappe au superficiel conciliateur qui voudrait les simplifier. Si réduite qu'on la conçoive et qu'on la fasse, l'école propose encore le principe de toute éducation morale. Dès lors, il faut choisir - quant aux fins et quant aux moyens. Il y a plus. La personnalité du maître ajoute son action, sa très grande action à celle du programme. Et la vie scolaire elle-même, la communauté d'études, de discipline et de jeux que l'école impose ·aux enfants, recèle des éléments moralisateurs et démoralisateurs décisifs. L'enfant qui a fréquenté quelques années, même irrégulièrement, l'école primaire n'est plus le même moralement; et il n'est pas ce qu'il fût devenu s'il était resté étranger à cette école : l'affirmer n'est point naïveté. Il y apprit à lire, à écrire et à compter; il vaut donc mieux si nous acceptons que l'inculte est inférieur et chétif, et que l'école est un acte de foi. Conduite selon certaines règles, sa pensée est devenue plus prudente; sa vie s'est assurée. C'est là une formation morale indirecte; elle résulte de l'enseignement le plus élémentaire. Convient-il d'y ajouter à l'école primaire une instruction morale directe, consciente de ses principes et de son objet, en un mot une éducation morale méthodique? Reprenant hardiment la tradition des penseurs du xvm• siècle et des grands républicains du second Empire, les fondateurs de l'école primaire ont confié à l'instituteur public une mission éducatrice. Les débats au Parlement lors du vote des lois de 1.882 et de 1.886: les instructions officielles annexées aux programmes scolaires; les discours de Jules Ferry et de ses collaborateurs; les déclarations des ministres de l'Instruction publique; toute une littérature officielle de commentaire, et en quelque sorte d'apologie, ont défini l'école primaire publique l'école qui entreprend l'éducation morale autant que l'instruction et, si l'on va au fond des choses, celle-ci moins que celle-là. L'école primaire française est une entreprise de formation morale et civique. Quand la République enfin triomphante aborda son programme d'organisation scolaire, je ne sache pas que cette haute conception de l'école populaire ait été contestée. C'est un sénateur de la droite,
1. Ch. Wagner, dans le Manuel général de l'instruction primaire (Hachette et C", 27 avril 1Q12, p. 385).
�L'ÉCOLE PRIMAIRE DOIT-ELLE DONNER UNE ÉDUCATION MORALE?
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Chesnelong·, qui, le 25 mars 1886, définissait ainsi l'éducation primaire et le rôle de l'instituteur : « L'éducation primaire a un double aspect. Elle doit d'abord former l'âme de l'enfant, y faire entrer cet ensemble de croyances, de principes, de traditions dont les foyers gardent le dépôt, qui s'y transmettent de génération en génération, et qui en sont à la fois le fondement, la règle et l'honneur. « Elle doit aussi initier l'enfant à ces premiers éléments des connaissances humaines qui sont nécessaires à tout homme , soit pour assurer son existence personnelle, soit pour qu'il remplisse un rôle utile dans la société. r' « L'instituteur a une double tâche: une tâche d'éducation, puisqu 'il doit former dans l'enfant l'homme moral; une tâche d'instruction, puisqu'il doit initier l'enfant aux premiers éléments des connaissances humaines. ~ Les sénateurs et députés de la gauche ne tenaient pas d'autre langage; ils plaçaient aussi la « tâche d'éducation » de l'instituteur public au premier plan. C'est dans cette voie que, dès le début, s'engagèrent tous les auteurs de manuels scolaires. Dans une étude sur « les manuels récents », M. Boutroux écrivait en 1882 : aucun de ces manuels « ne se borne à exposer les questions au point de vue didactique. Tous sans exception sont des ouvrages d'éducation en même temps que d'instruction; tous se proposent d'agir sur l'âme des enfants, de leur inculquer des sentiments et des dispositions 1 • » Ces ouvrages n'étaient pas tous d'auteurs« laïques ». L'inspiration religieuse, voire confessionnelle, domine dans plusieurs des manuels alors employés. Les Églises ne faisaient aucune objection, dans ces livres ou au Parlement, à la prétention de l'école primaire publique à dispenser une éducation morale. Laïques ou non, tous accordaient à l'école du peuple, dès 1882, le droit « d'agir sur l'âme des enfants 11 . Telle était la pensée du législateur; telle est bien la doctrine sco laire de la République . Un direc teur de l'enseignement primaire, Gasquet, la formulait à nouveau il y a quelques années. « L'État place au premier rang des enseignements qu 'il donne dans ses écoles primaires celui de la morale. Il ne saurait, sans abdiquer sa mission essentielle, se désintéresser des idées directrices qui doivent, dans la vie publique et privée, former le futur citoyen. Il méconnaît son rôle et joue un j~u de dupe s'il borne son ambition à meubler de connaissances élémentaires et utiles l'intelligence de l'enfant, s'il laisse à d'autres ou s'il abandonne au hasard le soin de façonner le
1. Revue pédagogique, 15 avril 1882, p. 307.
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L'ÉCOLE PRIMAIRE ET L ÉDUCATI0N MORALE DÉMOCRATIQUE.
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caractère, et dédaigne ce domaine mystérieux des âmes d'où jailliront plus tard les sources vives de l'action 1 • » Cette définition de l'école primaire française, chaque parti se réservait de l'exploiter à son profit; mais tous les partis la recevaient et l'entretenaient comme une vérité d'évidence, une certitude en quelque sorte dogmatique. Quand la séparation de l'État et des Églises fut consommée, le parti clérical refusa à l'instituteur - à l'instituteur de l'État émancipé - , et à l'école - celle où l'Église ne régnait plus - ce droit de formation morale proclamé et jusque-là incontesté. S'adressant « aux pères de famille de leur pays », les Cardinaux, Archevêques et Evêques de France ont protesté, le 20 septembre 1.908, dans un document historique, contre ce principe de l'école primaire. Tout au plus accordent-ils à l'État le droit« d'aider les familles ». Je cite le passage capital : « Tout d'abord, contrairement à la doctrine césarienne qui prétend que l'enseignement public est donné exclusivement au nom de l'État, nous vous disons, nous, qu'il l'est, qu'il doit l'être principalement au vôtre .... Aussi longtemps qu'il n'est qu'un enfant, c'est de la famille qu'il relève avant tout : celle-ci, en l'élevant, continue de le mettre au monde. Que dans votre tâche d'éducateurs naturels l'État s'offre à vous aider, qu'il vous supplée au besoin, soit, mais qu'il ne pense jamais à vous supplanter. Qu'il ouvre des écoles, qu'il rédige des programmes, qu'il indique quelles connaissances, au jugement des gens compétents, doivent être, comme il dit, << le viatique intellectuel nécessaire à la mise en valeur de la personne humaine », nous l'acceptons. Loin de nous de lui contester le rôle, qui est le sien, de diriger l'enseignement de manière à pourvoir soit aux besoins généraux de la société, soit à la plus grande utilité de ses membres. Ce que nous demandons, c'est qu'en toutes les formes de ses initiatives et de ses concours, il ne perde jamais de vue le droit primordial de la famille. L'État peut faire des maîtres d'école qui enseignent l'écriture, le calcul, l'histoire, la géographie, les sciences: quant au maître de l'école, en ce qui concerne la formation morale de l'enfant, c'est Dieu qui le fait; et vous l'êtes, vous, pères de famille, par Celui qui vous a faits pères . Là encore, que l'État vous aide, qu'il vous fasse aider: qu'il n'ose pas se substituer. » La campagne contre les manuels scolaires, en 1.909, fut le militant commentaire de cette déclaration. Deux puissances, deux autorités, l'État et l'Église, se disputent l'enfance. Des hommes animés d'un sincère désir de conciliation recherchent
1. Ln morale à. l'école laïque, Annuaire de l'enseignement primaire (A. Colin, t90i, p. ut).
�L'ÉCOLE PRIMAIRE DOIT-ELLE DONNER UNE ÉDUCATION MORALE?
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une solution amiable et pacifiante. Je n'en vois point. Qui donc renierait les principes républicains qui sont le fondement même de l'école primaire publique? Et nul n'oserait aujourd'hui la dépouiller de sa mission moralisatrice. i- La situation est très nette. L'école primaire française, « l'école laïque )> a été conçue et organisée pour soustraire enfin le peuple français à la tutelle ecclésiastique, pour arracher l'enfance à un système séculaire de pression abusive qui ne permettait qu'une éducation hostile aux idées modernes, défiante du savoir et de toute science, génératrice d'intolérance, donc antirépublicaine. C'est au nom du progrès, individuel et national, au nom du libre-examen et de la liberté de conscience que Jules Ferry et ses collaborateurs ont fondé, avec le joyeux consentement de la nation républicaine, une école qui sût donner au pays« l'éducation libérale)) si ardemment souhaitée. A la pédagogie cléricale, l'État substituait dans les écoles publiques une pédagogie respectueuse des religions et de leurs ministres, mais républicaine; à l'éducation morale confessionnelle, une éducation ~morale laïque. Cette école était dans la logique de l'évolution française. Elle y restera. L'école primaire n'abandonne donc rien de son dessein moralisateur. La légitimité s'en accroît, au contraire, de tout ce que perd l'ancienne autorité des Églises. Pour tout esprit non prévenu et attentif, il est hors de doute que la croyance religieuse a fléchi : un nombre de plus en plus grand d'enfants, en France ou hors de France, échappe à l'éducation morale confessionnelle. Ce n'est pas au moment où les Églises et leur puissance pédagogique déclinent, malgré tant d'apparences de succès çà et là, que nous accepterions d'affaiblir la vertu éducatrice de l'école primaire, et de confiner cette école dans sa « tâche d'instruction )), d'enseignement proprement dit. L'école populaire française maintient, haut et fier, un idéal de pensée et de conduite humaines. A ceux qui n'ont plus d'église ou de temple, elle offre une foi vivante et généreuse, une règle de mœurs, une espérance, une plus belle conception du bonheur humain, une plus claire notion de la justice et du devoir.~lle leur enseigne, mais plutôt leur révèle une morale qui se suffise; qui n'exclut aucune religion, mais n'en suppose aucune nécessairement; et son droit à le prétendre est d'autant plus éclatant que cette école est devenue le seul foyer d'idéal dont s'éclairent et s'échauffent des millions d 'enfants:...J Puisqu'il s'agit ici de l'école primaire, la question se pose en effet d'une façon particulière, disons originale. La généralité considérée,
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les élèves de l'école primaire sont enfants de paysans et d'ouvriers. Dans quelle mesure la famille du paysan et de l'ouvrier français peut-elle aujourd'hui former l'enfant? Et d'abord, ce paysan, cet ouvrier a-t-il, dans les conditions économiques et sociales actuelles, une famille, une famille capable d'action morale efficace et continue sur l'enfant? Les faits répondent. De moins en moins, l'enfant du peuple vit dans sa famille; de plus en plus il vit à l'école, ou dans les institutions qui la complètent ou la préparent, ou dans les champs et par les rues.... L'enfant du paysan et de l'ouvrier, l'enfant du petit commerçant aussi et du petit employé, est à l'État dès sa naissance, ou presque, et hors du foyer : à la crèche, à l'école maternelle, puis à l'école primaire; puis à la ferme, à l'atelier, à la boutique; puis à la caserne - jusqu'à ce qu'il fonde lui-même, s'il le peut, un foyer, le foyer que lui permet la vie actuelle, abri souvent sans bonheur d'une famille trop soucieuse ou trop insouciante, faite de la juxtaposition d'êtres pressés ou las, exténués ou frivoles , qui se retrouvent pour le repas rapide, la veillée silencieuse et le lourd sommeil; une famille que le labeur arrache à la maison, éparpille et désunit; une famille où la mère n'est plus retenue ni présente, à moins qu'elle n'y soit prisonnière de tâches excessives et qui ne lui laissent plus le loisir, le courage, la joie, le goût d'être mère .... Bientôt, il ne restera plus rien de la famille à l'enfant du peuple; et ce qui lui en reste encore l'enveloppe sans l'éduquer, le « gâte » et l'énerve, tarit en ses curiosités trop précoces le respect, la confiance, la pudeur, jusqu'à l'ingénuité qui fait la noblesse et qui demeure la sauvegarde de l'enfance. L'école où il va, si même il y va régulièrement, l'école publique gratuite, l'école du pauvre, l'école de sa « classe )> sociale, l'école primaire s'est peu à peu, parfois soudain, substituée à sa famille , tantôt « débarrassant )> la famille en « gardant >) cet enfant, tantôt irritant cette famille en le retenant aux jours de labeur domestique. En fait, c'est à l'instituteur et à l'institutrice qu'incombe presque exclusivement la tâche de pourvoir à l'éducation des enfants du peuple. L'autorité de l'école en tant qu'institution morale s'accroît dans la mesure où la civilisation et le régime économique dissolvent la famille populaire - ou la démoralisent. Là où la famille reste organisée, on ne saurait estimer trop l'éducation qu'elle donne à l'enfant; mais il y a des vertus que la famille la plus affectueuse et la plus unie ne communique point à cet enfant, et que l'école lui inspire avec ses enseignements méthodiques, sa tâche bien réglée et progressive, sa discipline, sa vie en commun,
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son organisation déjà sociale. L'école fortifie, mais aussi complète et ~orrige l'éducation domestique. L~ducation domestique confisque au profit du foyer et de l'intérêt familial les facultés que l'enfant apporte en naissant. Elle l'y retient. L'emprise maternelle, à la fois si douce et puissante, si généreuse et si égoïste, endort dans les caresses les ambitions de cet enfant, tempère et borne les désirs de sa jeunesse, et, contenant sa force, énerve aussi son énergie impatiente. Par l'excès d'une affectueuse sollicitude, la famille française, de plus en plus, amollit l'enfant et, le choyant, l'affaiblit ou l'inquiète; à moins qu'elle ne développe en lui l'égoïsme, le souci exagéré de sa personne, le sentiment que les autres sont à son service et peut-être à sa discrétion; comme aussi l'inaptitude à l'effort persévérant, sinon l'horreur de toute initiative. Elle le désarme, pensant le défendre. Ce seraient là des vices, dommageables à la collectivité comme à l'individu et destructeurs d'une démocratie, si l'école n'intervenait au nom d'un idéal d'éducation différent et plus large, plus juste aussi, parce qu'il est social et tend l'enfant pour une virile conception du bonheur et du devoir. Quoi qu'il en soit, l'école doit s'ajouter à la famille, non pour rendre l'enfant étranger au foyer maternel, mais pour tourner sa curiosité et diriger son effort vers la société. En ce sens, l'école rectifie l'éducation domestique, et c'est l'indiscutable devoir de notre école publique, même là où subsiste une famille, de donner aux fils et aux filles du peuple cette formation morale plus forte et sociale - républicaine. Marion l'a écrit avec précision.« L'instituteur, en un sens, continue l'œuvre commencée dans la famille. et l'on peut dire qu'avant tout il collabore avec les parents; en tous cas, il doit se soucier toujours de les avoir pour auxiliaires. Mais combien de fois n'a-t-il pas à refaire et à corriger l'éducation reçue dans la famille! ... << La tâche de l'instituteur ne se réduit pas à reprendre l'œuvre des parents. Il doit éveiller, exciter sans cesse la réflexion de l'enfant et cultiver sa raison, ce qu'on fait généralement si peu dans la famille. Il doit lui donner des façons générales de penser, des règles générales pour juger sainement, un sentiment plus large de sa responsabilité .... « L'enfant de l'école primaire, ne l'oublions pas, appartient presque toujours à un milieu où les sophismes abondent, où la morale courante est confuse et grossière : n'est-il pas nécessaire qu'il emporte de l'école des maximes précises autant qu'élevées, auxquelles il puisse recourir à· l'occasion? ... Elles le protégeront contre un retour ofîensif des mauvaises habitudes de son milieu 1 • »
L L'enseignement moral dans l'école primaire et les écoles normales, Revue pédagogique, 15 juillet 1882, p. 7-9 .
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Dans la conception que Marion se faisait des défauts et des vic,es populaires, il y a sans doute un peu d'injustice, une évide.il.te inexpérience de ce peuple où il faut vivre pour y discerner, malgré la rudesse et des vices, l'énergie patiente, l'obscur et inlassable dévouement, un vif besoin d'idéal, toutes les vertus modestes et silencieuses, mais fécondes, que le souci, l'incertitude du lendemain ou la misère font éclore au foyer populaire. Cette réserve faite, Marion voyait juste. C'est bien ainsi que les collaborateurs de Jules Ferry ont conçu , puis orienté l'éducation publique. Dans son rapport de 1889, Lichtenberger, après avoir rappelé que l'éducation trouve dans la famille trop d'obstacles, affirmait avec plus de conviction encore la mission moralisatrice de l'humble école primaire 1 • L'école primaire publique apparaît donc comme le correctif de l'éducation reçue par les enfants au foyer populaire. J 'ai dit ,plus haut la tare. bourgeoise, si je puis ainsi parler, de cette conception; mais reconnaissons-en aussi la générosité. Je l'accepte à mon tour, et sans réserve, si l'école primaire sait d'autre part entretenir et développer les vertus populaires, qui manquent à tant de familles bourgeoises, et dégager clairement dans la conscience de l'enfant l'instinct de progrès qu'il tient de sa race, les promesses de dignité qu'affirme son jeune sang tout chargé de fierté française. Populaire par son recrutement, par sa destination, par son adaptation aux besoins du pays, l'école primaire est l'asile même de l'idéal que la famille ne saurait révéler à elle seule à l'enfant, et que les conditions économiques de ce xx• siècle, où se mêlent toutes les espérances, mais aussi tous les périls d'une civilisation hâtive, menacent avec une hostilité croissante. L'école primaire française a reçu la mission d'exalter les puissances morales qui vivent dans ce peuple, et qui sont la sève de notre démocratie. L'école primaire publique doit être l'école moralisatrice par excellence.
1. L'éducation morale dans les écoles primaires. Voir le 28' fascicule des llfémoires du Mu sée pédagogique, p. 47 et suiv.
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LIMITES DU POUVOIR MORALISATEUR DE L'ÉCOLE PRIMAIRE
Les créateurs de l'école primaire républicaine assignaient à son action moralisatrice une puissance quasi illimitée. Si l'on se reporte aux débats parlementaires dès 1880, on se trouve en présence d'une conception résolument optimiste. Elle anime toutes les discussions; et les adversaires du programme laïque l'attaquent avec d'autant plus de véhémence qu 'eux-mêmes sont persuadés aussi que l'école est toute-puissante sur les mœurs. Cette conception règne dans les commentaires de la presse et les polémiques quotidiennes, dans les conférences de propagande ou d'opposition, dans les déclarations de tous les ministres, dans les discours politiques et électoraux, les bons et ... les autres. Toute une littérature spéciale s'en nourrit; elle s'affirme dans les « copies » des candidats, bons ou médiocres, aux fonctions pédagogiques. C'est comme un credo : l'école primaire forme l'honnête homme et le bon citoyen. · Une telle foi en l'action de l'école a la ferveur d'une croyance religieuse; et qui donc en redouterait le fanatisme? Elle animait Jules Ferry et tous ses collaborateurs; mais elle caractérise plus que cette héroïque génération. Cette optimisme a sa source dans les conceptions philosophiques du xvm• siècle qui, presque unanimement, posait comme un axiome la toute-puissance de l'éducation. Ce n'est pas seulement l'idée première de notre enseignement national qu'il faut chercher dans les mémoires d'un La Chalotais, dans les écrits d'un Condillac et d'un Helvétius, dans les enthousiastes projets d'un Lakanal et d'un Condorcet; c'est leur allégresse même et leur foi dans le pouvoir de l'éducation sur la nature humaine. Les foncl.ateurs de l'école de 1882 et de 1886 furent les héritiers de cet enthousiasme. Ils n'ont pas retenu, du moins profondément, les objections ou les réserves d'un Diderot, d'un Gœthe; ils ont cédé aux affirmations des croyants prophétiques, aux promesses d'un Kant et d'un
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Herbart. Généreusement et naïvement, ils ont épanché leur foi dans l'œuvre scolaire de la troisième République; et notre école primaire porte en elle cette généreuse naïveté. Dans un discours très étudié, trop étudié, M. Masson disait le 8 février 1912 à l'Académie, et à sa façon, notre inquiétude. « En un temps où les hommes furent si rares, Jules Ferry prit le caractère d'un homme d'État; il conçut un plan de politique générale et le suivit .... Si la panacée scolaire qui devait renouveler la moralité sociale, diminuer la criminalité, développer le patriotisme et déterminer l'universel exode vers Utopie et Salente, a produit des eITets directement inverses de ceux qu'il escomptait, provoqué une scission profond e dans une nation qui n'avait jamais eu tant besoin d'être unie, et en dernière analyse déchaîné la guerre religieuse, son illusion était, depuis un siècle, préconisée par les meilleurs esprits, et il ne fit qu'appliquer un programme pour lequel, heureusement, la recherche de la paternité est interdite. » La plaisanterie est de maunis goût, et un historien mieux averti du présent se garde bien d'attribuer à l'instruction scolaire française des maux dont la France n'est pas seule à donner l'exemple. Et puis ce ton de raillerie un peu condescendante n'atteint pas Jul es Ferry : à y regarder de près, il est au moins courtois, d'ailleurs plus spirituel, d'applaudir à l'enthousiasme des constructeurs d'écoles même quand on l'estime illusoire. Toutefois, convenons avec M. Masson, mais convenons douloureusement et sans raillerie, que « la panacée scolaire » s'es t _révélée sur bien des points inopérante. Certes, l'école a inspiré à la nation française, avec un souci plus vif de ses responsabilités, une dignité plus exigeante, et plus chatouilleuse; elle a haussé l'enfant du peuple vers la science et vers l'art; elle a stimulé dans les couches profondes les facultés de progrès que l'ignorance y tenait captives; elle a provoqué une évolution politique et morale qui sert d'exemple à d'autres nations. Mais notre regard se porte avec tristesse sur de troublants symptômes, sur des phénomènes sociaux qui nous semblent inouïs, qui du moins nous avaient échappé jusqu'alors, ou dont nous espérions que l'école aurai t raison. La criminalité grandit; et nous attendions de l'école qu'elle atténuât la criminalité : ouvrir une école, n'était-ce p·oint fermer une prison? Une littérature malsaine sollicite la curiosité de l'enfant, de l'adolescent, de l'adulte: et nous pensions que l'école assurerait le goût comme le sens moral de la race. Un maîaise fait d'irrésolution, de cupidité et de lassitude, d'ardeur à jouir à tout prix, de làcheté et de moindre effort, menace la jeunesse : et nous avions cru que l'école armerait pour la vie une génération décidée, loyale, alerte.
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Crier à la faillite de l'école nationale, c'est panique ou haineuse hostilité. Il n'y a aucun rapport de cause à effet entre le développement de l'éducation scolaire publique et ces maux, dont l'origine est sociale et économique, au surplus universels. J 'ose écrire que si nous les percevons avec autant d'acuité et si nous nous en affligeons ainsi, c'est que l'éducation populaire a aiguisé dans l'âme française la délicatesse qui les fait mieux discerner. Quoi qu'il en soit, bien des hommes qui avaient confiance en l'école sont inquiets, déjà sceptiques. D'un extrême à l'autre : la méthode est commune. Ils croyaient en l'éducation; voici qu'ils en contestent le pouvoir; et ils désespèrent avec autant de passion que naguère ils espéraient. On trouve dans l'un des derniers ouvrages de Maeterlinck l'expression , atténuée et mesurée , de ce scepticisme. « Il en est des peuples comme des individus : ce qui compte, c'est ce qu'ils apprennent par eux-mêmes, à leurs dépens, et leurs erreurs forment les biens de l'avenir. Il ne sert de rien de dire à un homme durant soi;i enfance ou sa j eunesse: « Ne mentez pas , ne trompez pas, ne faites pas souffrir». Ces préceptes de sagesse, qui sont en même temps des préceptes de bonheur, ne pénètrent en lui , ne nourrissent ses pensées, ne deviennent des réalités bienfaisantes qu'après que la vie les lui a révélés comme des vérités nouvelles et magnifiques que personne n'avai soupçonnées 1 • » L'obj ection porte non seulement sur l'école primaire française, l'école laïque et neutre, mais sur toute école. Maeterlinck s'en remet à la vie, et non point à l'instruction scolaire, du soin de former en effet l'individu et de faire fruc tifier ses dispositions au bien. Cette con ception est voisine de celle qui réduit l'école de l'enfance à l'enseignement élémentaire, ou qui la détourne de tout dessein moralisateur; et elle paraît propre à nous épargner la déception que j'ai dite. N'y a-t-il pas plutôt un malentendu? Que la vie ait cette vertu éducatrice, nul ne le nie; mais l'école la plus élémentaire peut et doit préparer à la vie; et l'action de la vie ne sera-t-elle pas plus sûre si l'action de l'école a été claire et féconde elle-même? Au surplus, l'école n'existe pas en dehors de la vie; elle est déjà la vie, la vie de l' enfant. Ces sortes de distinctions sont commodes, mais sans réalité. C'es t jeu d'esprit. Au lieu donc d'osciller entre deux affirmations, l'une qui exalte l'école, l'autre qui la méprise, ou presque, il paraît sage de s'en tenir à une opinion moyenne. Gardons et perpétuons l'enthousiasme des premiers jours; mais ne nous dissimulons jamais, et ne dissimulons
1. Le Double Jardin, p. 105.
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ni aux maîtres ni aux familles, que l'école est impuissante à élever à l'aide de ses seules ressources l'homme vertueux et le citoyen averti. Après l'école et en dehors de l'école la plus active et la meilleure, il y a la vie sociale, qui forme et déforme, affine ou abrutit, moralise ou démoralise. Non, l'école ne peut pas tout; non, l'éducation n'est point toute-puissante. Savoir qu'il rencontrera des obstacles souvent insurmontables, ce n'est point, pour un éducateur, douter de l'éducation ou de soi-même. Le premier de ces obstacles, c'est l'hérédité. L'instituteur le plus habile se heurte à tous les morts qui vivent dans son élève. Il doit compter avec leurs instincts ligués, bons et mauvais; leur force mystérieuse est si grande que souvent il est impuissant dans l'assaut quotidien qu'il doit livrer au passé. Là où il prend son point d'appui sur une tendance heureuse, l'instituteur réussit aisément. Veut-il refouler telle ou telle puissance inférieure qui, venue· des lointains du temps, s'affirme chez un enfant? Ce maître échoue souvent. Veut-il insinuer dans la nature de son élève tel ou tel instinct qu'elle n'a pas reçu d'hier? Il ne le peut presque jamais. Le tempérament de l'enfant, legs des morts, triomphe des meilleures leçons, du meilleur maître. Et les vivaats eux-mêmes lui disputent la victoire. La famille la · plus dévouée aux instituteurs de l'enfant, la plus soucieuse de son progrès moral, bien souvent ruine au foyer les leçons de l'école. Combien de parents rendent précaires, encore qu'à leur insu, le succès de l'école! Éducateurs eux-mêmes, bon gré mal gré, ils apportent à l'œuvre éducatrice de la bonne volonté souvent, mais plus souvent aussi le préjugé et la maladresse; l'anxieuse affection dont ils entourent leur fils ou leur fille n'a pour résultat que d'en faire des êtres trop choyés, égoïstes, vaniteux, mécontents des hommes et pusillanimes. Si les parents, disait Gœthe, étaient bien élevés, nous pourrions mettre au monde des enfants eux-mêmes bien élevés. Sans doute; mais nous n'en sommes pas encore là, et pas seulement dans les milieux populaires. Dans son rapport 1 , Lichtenberger notait déjà soit l'hostilité des famill es au nouvel enseignement moral, soit leur indifférence, soit leur inertie et comme un parti pris de ne point collaborer avec l'instituteur, soit même la résistance du milieu social tout entier; et déjà Lichtenberger s'inquiétait des mœurs du café, des progrès de certains journaux, du fait divers, des comptes rendus de cours d'assises, et des spectacles malsains de la rue démoralisante ...
1. Voir p. 10, note 1.
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Là ou l'éducateur rencontre des conditions très favorables hérédité propice, dispositions heureuses, milieu familial très sain et très avisé - il ne prétend pas davantage au succès complet, à plus forte raison définitif. L'éducation trouve ses très prochaines limites dans l'irrégularité de la fréquentation scolaire; dans la médiocrité éventuelle de l'enseignement donné; dans la personnalité du maître qui le donne, des maîtres qui successivement font appel à l'enfant; dans la dignité très inégale ou l'indignité accidentelle du milieu scolaire; dans les promiscuités qu'il impose aux enfants, à la campagne et à la ville; dans les diverses influences, bonnes et mauvaises, que l'école exerce, et souvent à l'insu du maître le plus vigilant, sur la pensée, sur l'imagination, sur le go·ût, sur la volonté de l'enfant. Que de possibilités d'insuccès, de déviation, de déformation, au moins d'échec partiel! Que do risq_ues ! Que de réserves à notre certitude! Que de périls pour notre espérance l Que de contre-puissances qui s'opposent à la puissance éducatrice dans la lutte de chaque jour, de chaque heure, où elles ont souvent raison du plus vaillant des maîtres! La remarque en est banale. Appliquons-la à l'école primaire, qui nous occupe. Elle reçoit les enfants de six à treize ans; beaucoup la quittent bien avant la treizième année. Ils la fréquentent mal ou peu, en maints endroits quelques mois à peine chaque année. Cela seul interdit l'espoir d'un succès certain et proprement scolaire. « N'exagérons donc pas l'efficacité des moyens d'action dont l'école dispose », écrivait judicieusement M. Ferdinand Buisson en 1.898 1 • Voici qui est plus grave. Les élèves de l'école primaire la quittent, en général, quand commence pour eux la crise de la puberté. Du moins elle est prochaine et les émeut déjà. Pour l'élève de nos lycées et collèges, le péril est moins redoutable : il reste sous la tutelle de ses maîtres et sous des influences heureuses quand cette crise le transforme. L'enfant du peuple et du pauvre est livré à la vie - à l'atelier, à l'usine, aux champs, à la rue - à ce moment décisif dans la formation physiologique et morale d'un être humain. C'est l'enfant, garçon ou fille, à qui sa condition sociale permet le moins d'être dirigé dans cette crise qui pourtant aurait le plus besoin d'un contrôle éducateur. On ne dit pas assez les périls spéciaux que court l'enfant des écoles primaires lorsqu'il les quitte; et l'on ne prend pas assez garde que cette situation même, qui le jette au hasard des fréquentations, des rencontres, des passions et des vices humains, compromet tout à coup jusqu'à l'anéantir l'action moralisatrice de l'école. Le journal, le mauvais livre, l'image obscène, les fréquen1. Reuue pédagogique, février 1898, p. 122-123.
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tations avilissantes, le cabaret, les mauvais lieux; l'exemple d'adultes imprudents, l'oisiveté dépravante du dimanche, la rude expérience de l'apprentissage qui révèle à cet enfant l'humaine âpreté et l'injuste souffrance, les suggestions des sens et la débauche , qui spécule moins sur la nature troublée que sur la vanité et la fanfaronnade, succèdent soudain, pour cet enfant de douze ou treize ans - qu'on y songe I - à l'école douce, aimable et aimante. En quelques jours, la vie a remis en question, chez cet enfant d'abord enivré d'une liberté trompeuse et trop complaisant aux exemples, les principes de probité, de rectitude et de pureté morale que l'école espérait assurer en sa conscience. Un enfant sans guide autorisé à l'heure de la puberté et de la première indépendance, qui grise et leurre, n'est-ce pas à en frémir? Et comment croire à la puissance moralisatrice de l'école si elle manque à l'enfant aux jours où elle lui serait si nécessaire? On ne demande tant à l'école primaire que parce qu'on ne réfléchit pas assez non plus aux conditions dans lesquelles naît et grandit l'enfant du peuple. L'enfant de la bourgeoisie - on voit assez quels milieux j e désigne - naît, respire et croît dans des conditions de famille, de logement, d'alimentation, en un mot de vie propres à développer en lui certaines qualités et vertus résultant d'une existence plus douce et plus sûre du lendemain. Je ne dis point que dans ces milieux tout soit mérite et ·probité exemplaire : ils ont leurs déchéances, leurs laideurs, leur hypocrisie, leurs hontes; mais ils sont de nature à favoriser une éducation régulière, à soutenir aussi l'œuvre de l'école et du maître. Du moins, il est certain que la situation matérielle d'une famille aisée et cultivée épargne à un enfant les risques des promiscuités et des corruptions qu'impose le pauvre logement exigu et sans confort; du foyer instable, sans tradition et sans goût, où vit une famille inquiète, sans loisirs, sans relations choisies; des scènes démoralisantes consécutives à l'alcoolisme, à l'union libre, au chômage, aux grèves, aux agitations politiques et syndicales, à la pau;vreté, même honnête , et à la misère, même imméritée. Comment l'école primaire pourrait-elle lutter à elle seule, et vic.torieusement, contre toutes ces influences compromettantes, contre les éléments démoralisateurs et les dangers de la condition populaire _actuelle? Prenons-y garde aussi. A vouloir avertir l'enfant, à l'éco·le, de ces risques et de ces périls qui sont ceux de sa famille même, le dégager au moins une heure de cette atmosphère pernicieuse à l'occasion, ne craignons-nous pas qu'il ait comme la révélation des tristesses et peut-être de l'indignité de foyer familial? Allons-nous donc Je rendre étranger à son milieu, et le faire juge de ses parents qu'il
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doit aimer pourtant, et qu'il aime? L'ayant ainsi déraciné, l'abandonnerons-nous ensuite à sa solitude, ne lui laissant plus que le choix entre le devoir de mépriser les siens ou la tentation de renier le conseil du maître afin de revenir à ces parents qu'il jugeait, et de s'abîmer, à son tour, dans ce milieu d'où il se dégageait? A l'instituteur d'y songer; mais il ne croit point, si vif que soit son enthousiasme, que son humble école puisse jamais, à raison de quelques heures par jour et pendant quelques années, tremper l'enfant assez fortement pour le rendre invulnérable quand viendront l'assaillir tous les génies qui guettent l'adolescent à l'entrée de la vie. Cessons de tant demander à l'école primaire si nous ne voulons pas que le peuple nous accuse de fermer les yeux aux graves questions sociales. Convenons enfin que, dans notre démocratie évoluant, l'éducation à l'école cesse d'être non seulement l'unique problème, mais le problème capital. Admirable dans son dessein et orientée vers un très haut idéal, l'école primaire ne peut avoir, dans les conditions sociales et économiques du présent, qu'une action faible encore et précaire si l'éducation après l'école ne la soutient, ne la reprend, ne la prolonge. Loin d'ébranler notre foi en l'école, loin de tarir notre enthousiaste espoir en l'éducation, cette constatation les rend plus vifs; et, révélant d'abord les bornes prochaines du pouvoir scolaire, elle nous contraint à mieux définir l'objet de l'école primaire.
L ÉCOLX PRIM.A.IRE .
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Dans le système universitaire, l'école primaire publique a son but propre. Elle enseigne les premiers éléments du savoir humain et, particulièrement, les connaissances ou notions indispensables au Français républicain du xx• siècle. Il y a une instruction primaire. Y a-t-il une éducation morale primaire ? Dans les milieux conservateurs ou réactionnaires , on parle volontiers d'une religion « pour le peuple ». La bourgeoisie voltairienne et<< dirigeante » en prit souvent à son aise avec la religion; pourtant elle pratiquait, afin de donner au << peuple» l'exemple d'une soumission aux commandements des églises . Elle l' entretenait ainsi dans une docilité favorable à ses intérêts. L'hypocrisie en haut, la sincérité en bas, celle-ci profitable à celle-là. Hommage rendu à la loyauté du peuple, mais non pas à sa clairvoyance : il était dupe. Et c'est aussi ravaler la discipline religieuse, l'avilir, que la considérer comme un moyen de gouvernement entre les mains des premiers occupants . Cette conception du devoir religieux et moral n'est pas seulement vile : elle est négatrice de progrès et de l'ordre républicain. Nous n'admettrons jamais que l'éducation soit envisagée comme un artifice pour tenir en tutelle un peuple naïf et laborieux. L'honnêté et l'effort vertueux s'imposent à toute << classe sociale», à la classe dirigeante - osons l'écrire - plus encore qu'au peuple dirigé. Une autre réserve. L'illettré peut être un très honnête homme. Le nier, ce serait insulter rétrospectivement nos aïeux et devanciers, d'abord nos vieux parents qui , eux-mêmes incultes, donnèrent pourtant l'exemple silencieux d'admirables vertus. L'expérience· nous découvre la probité dans les milieux les plus rudes, où l'improbité aurait tant d'excuses parfois; des traits de caractère touchants; l'accomplissement très méritoire d'obligations individuelles et altruistes; l'héroïsme des << pauvres gens » là où l'on serait tenté de ne point le chercher. Par contre, le vice, la légèreté, la dépravation,
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l'habileté criminelle, l'immoralité scandaleuse s'allient souvent à la culture la plus raffinée : l'histoire a ses leçons, et pas seulement celle du passé. Considérée comme l'accomplissement des devoirs et la volonté persévérante de mieux faire, la vertu ne paraît point liée à une instruction développée; ni à telle ou telle sorte d'instruction, primaire ou secondaire. L'ignorant peut tout aussi bien que l'érudit, l'enfant du peuple tout aussi bien que l'enfant de la bourgeoisie, donner l'exemple de mœurs dignes. Libérons-nous donc de notre superstition du savoir, de nos manies encyclopédiques, livresques et pédantesques. Le sentiment qui poussa la génération précédente à faire cesser l'ignorance populaire est très noble; mais en y cédant, nous avons accrédité, ou risqué de le faire, le préjugé que la moralité d'un homme est en fonction de l'instruction qu'il a reçue; que la vertu croît dans la même mesure que le savoir; que plus ou moins de connaissances scolaires font l'individu plus ou moins moral; qu'à ce compte l'école primaire donne une éducation inférieure à celle du lycée; que l'ouvrier, moins instruit qu'un ingénieur, vaut aussi moralement moins que lui, etc. L'homme très cultivé ne tombe guère dans cette erreur, mais le peuple, entraîné par le désir de s'instruire et de faire instruire l'enfant mieux que ne le fut le père, est exposé à une confusion aussi peu démocratique. La vivacité même de son souci d'apprendre et le prix qu'il attache, par anticipation, au savoir comme moyen d'accès à une vie plus heureuse font que le peuple incline à estimer l'acquisition de ce savoir excessivement. Le paysan, l'ouvrier a le sentiment quïl grandit, à ses propres yeux, quand il s'instruit : comment ne croirait-il point que la moralité dépend de l'instruction, et que la vertu se mesure au savoir acquis? Si cet ouvrier et ce paysan ardents à l'étude trouvent dans cette opinion, qui est une croyance, le ressort de leur perfectionnement moral, je les en loue; mais cette même croyance peut les amener à méconnaître les vertus de quiconque est rude ou moins instruit, ou qu'ils estiment l'être moins; à mépriser leurs origines modestes; à oublier, suprême ingratitude, le labeur, le dévouement, l'abnégation des parents qui les firent initier à la culture, et dont l'ignorance était comme fleurie de naïf héroïsme; à fausser ainsi en eux-mêmes l'instructive disposition aux vertus - antérieure et supérieure à tout savoir. Si l'instinction conseille à l'ouvrier, au paysan cette ingratitude ou ce mépris, elle les démoralise : je les aimerais mieux ignorants. Il est donc à la fois inexact et périlleux de lier instruction et moralité si étroitement. Il y a plus. Si la nature de cet ouvrier, de ce paysan n'est exceptionnellement heureuse, craignons que l'ivresse
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d'un demi-savoir, d'une instruction improvisée ou trop récente ne compromette en lui le sens moral même - soit qu'elle ait rendu cet homme présomptueux et vain, soit qu'elle le dispose au scepticisme. Ces dangers sont inséparables d'une instruction hâtive ou mal conduite. Au moment d'analyser l'objet de l'éducation morale à l'école primaire, il était utile de le rappeler. L'instituteur doit être mis en garde contre ces périls - et d'abord pour lui-même. Cela n'est point frapper de suspicion l'œuvre ei le dessein scolaires; encore moins réhabiliter l'ignorance ou certaine sainte simplicité. Au point où nous sommes de l'évolution humaine, toute moralité digne de ce nom, non pas seulement instinctive et inconsciente, mais aussi réfléchie, délicate et déjà plus fine, suppose chez l'individu une instruction au moins élémentaire. L'école qui enseigne ces éléments fonde donc cette moralité de qualité supérieure, et telle que la conçoit la conscience contemporaine. Nous ne concevons pas davantage qu'un Français du xx• siècle puisse être, ou se dire, bon citoyen s'il n'a été instruit, au moins sommairement. de ses droits civiques et de ses devoirs républicains; des institutions politiques de son pays; des a pirations sociales du présent; de l'histoire du passé humain, au moins de celle de la France et dans les grands traits; et c'est l'école qui a mission de lui donner cet enseignement historique et civique sans lequel nul Français ne peut se dire vertueux. Nous ne séparons pas l'idée de vertu de l'idée d'une culture au moins rudimentaire, primaire. La première certitude à enseigner à tout enfant, c'est que la dignité individuelle et le bonheur sont désormais incompatibles avec l'ignorance. La seconde, c'est que tout homme pourvu des connaissances indispensables, donc primaires, peut prétendre à l'excellence de la moralité. La haute culture est un luxe réservé au riche, ou que l'État dispense à l'enfant très doué; mais la vertu n'est le privilège d'aucune condition, d'aucune cc classe » . Elle ne connaît ni riche, ni pauvre; et s'il y a une égalité démocratique, c'est bien celle de tous devant la vertu morale et civique. Il n'est point de plus précieuse fierté pour l'enfant du peuple que le sentiment de cette égalité-là. Cette vertu, c'est l'accord de l'individu et de son activité; de sa vie privée ou professionnelle et des principes que lui dicte sa conscience éclairée. Dès l'enfance, dans son métier et dans toute profession; dans la plus humble des tâches comme dans la plus éminente; dans toute situation sociale, indigente ou riche; dans toute culture, élémentaire ou supérieure, la moralité individuelle peut être parfaite , et exemplaire si elle exprime avec aisance cette unité de pensée et d'action; si elle adapte utilement l'homme à sa tâche; si elle le fait
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bon serviteur d'une cause bonne, dans le silence de la vie privée ou dans l'éclat d'une fonction publique; si elle règle la conduite de cet homme sur des principes réfléchis et dignes; si elle soutient sa volonté toujours tendue vers le mieux, et pour lui-même et pour la nation. Moralement digne l'enfant tout à son travail scolaire; moralement dignes le fils et la fille dévoués à leur famille, jaloux de l'honneur domestique; moralement dignes l'apprenti honnête, l'ouvrier laborieux, économe et sobre, qui a l'amour-propre et comme la coquetterie de son métier; ou · l'employé exact, probe et fidèle; ou le paysan patient et tenace qui, le cœur plein d'une immortelle espérance, exige du sol paternel le pain d'aujourd'hui et l'aisance de demain. A tout âge, dans toute profession, manuelle et libérale, à toute heure de la vie, dans le bonheur et dans l'adversité, dans la paix et dans la g·uerre, au foyer le plus humble comme dans la somptueuse demeure, sous le toit familial comme au Forum, la dignité morale peut être réalisée. Elle est une harmonie qui dure par un effort vertueux continu. Sans doute, elle emprunte sa couleur et sa nuance au costume, au décor; mais c'est de la conscience même de l'individu qu'elle tire sa noblesse. Je place dans cette conception d'une vie vertueuse, et par conséquent du progrès social,. le fondement de l'éducation morale à l'école primaire. Chez chacun des enfants qui la fréquentent, cette école légitime le droit d'aspirer au bonheur par la pratique de cette vertu; elle l'encourage à vivre franchement sa vie et sa condition, et à les améliorer s'il en a le talent, le courage et la volonté. Du moins, elle peut le sauvegarder de l'humilité avilissante comme de l'envie corruptrice; de la résignation dégradante comme de l'inquiétude mauvaise conseillère, de cette a.m ertume qu'entretient au cœur du dévoyé, du mécontent, du déclassé la disproportion qu'il découvre entre sa situation trop modeste et son éducation trop ambitieuse. Me trompé-je? Cette conception me paraît propre aussi à prévenir le découragement, à refouler les suggestions de la cupidité ou de la haine auxquelles une éducation conçue imprudemment, et qui exalte moins l'énergie que la vanité, risque de livrer les hommes. Au contraire, elle peut communiquer à toute l'activité, à toute la vie d'un homme, quel qu'il soit et où qu'il vive, la quiétude qui ne fut jamais le privilège de la haute culture. Ainsi, nulle austérité anxieuse et sombre, nul ascétisme; mais une vertu qui, d'ailleurs sûre quoique modeste, s'exprime aisément, et avec une sorte de grâce naturelle, par des mœurs honnêtes sans ostentation ni pédanterie . Une vie vertueuse de la sorte est la naturelle et simple jouissance de soi-même, et pour les autres, dans la clarté et dans la joie.
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d'un demi-savoir, d'une instruction improvisée ou trop récente ne compromette en lui le sens moral même - soit qu'elle ait rendu cet homme présomptueux et vain, soit qu'elle le dispose au scepticisme. Ces dangers sont inséparables d'une instruction hâtive ou mal conduite. Au moment d'analyser l'objet de l'éducation morale à l'école primaire, il était utile de le rappeler. L'instituteur doit être mis en garde contre ces périls - et d'abord pour lui-même. Cela n'est point frapper de suspicion l'œuvre et le dessein scolaires; encore moins réhabiliter l'ignorance ou certaine sainte simplicité. Au point où nous sommes de l'évolution humaine, toute moralité digne de ce nom, non pas seulement instinctive et inconsciente, mais aussi réfléchie, délicate et déjà plus fine , suppose chez l'individu une instruction au moins élémentaire. L'école qui enseigne ces éléments fonde donc cette moralité de qualité supérieure, et telle que la conçoit la conscience contemporaine. Nous ne concevons pas davantage qu'un Français du xx• siècle puisse être, ou se dire, bon citoyen s'il n'a été instruit, au moins sommairement. de ses droits civiques et de ses devoirs républicains; des institutions politiques de son pays; des apirations sociales du présent; de l'histoire du passé humain, au moins de celle de la France et dans les grands traits; et c'est l'école qui a mission de lui donner cet enseignement historique et civique sans lequel nul Français ne peut se dire vertueux. Nous ne séparons pas l'idée de vertu de l'idée d'une culture au moins rudimentaire, primaire. La première certitude à enseigner à tout enfant, c'est que la dignité individuelle et le bonheur sont désormais incompatibles avec l'ignorance. La seconde, c'est que tout homme pourvu des connaissances indispensables, donc primaires, peut prétendre à l'excellence de la moralité. La haute culture est un luxe réservé au riche, ou que l'État dispense à l'enfant très doué; mais la vertu n'est le privilège d'aucune condition, d'aucune« classe ». Elle ne connaît ni riche, ni pauvre; et s'il y a une égalitJ démocratique, c'est bien celle de tous devant la vertu morale et civique. Il n'es t point de plus précieuse fierté pour l'enfant du peuple que le sentiment de cette égalité-là. Cette vertu, c'est l'accord de l'individu et de son activité; de sa vie privée ou professionnelle et des principes que lui dicte sa conscience éclairée. Dès l'enfance, dans son métier et dans toute profession; dans la plus humble des tâches comme dans la plus éminente; dans toute situation sociale, indigente ou riche; dans toute culture, élémentaire ou supérieure, la moralité individuelle peut être parfaite , et exemplaire si elle exprime avec aisance cette unité de pensée et d'action; si elle adapte utilement l'homme à sa tâche; si elle le fait
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bon serviteur d'une cause bonne, dans le silence de la vie privée ou dans l'éclat d'une fonction publique; si elle règle la conduite de cet homme sur des principes réfléchis et dignes; si elle soutient sa volonté toujours tendue vers le mieux, et pour lui-même et pour la nation. Moralement digne l'enfant tout à son travail scolaire; moralement dignes le fils et la fille dévoués à leur famille, jaloux de l'honneur domestique; moralement dignes l'app-renti honnête, l'ouvrier laborieux, économe et sobre, qui a l'amour-propre et comme la coquetterie de son métier; ou · l'employé exact, probe et fidèle; ou le paysan patient et tenace qui, le cœur plein d'une immortelle espérance, exige du sol paternel le pain d'aujourd'hui et l'aisance de demain. A tout âge, dans toute profession, manuelle et libérale, à toute heure de la vie, dans le bonheur et dans l'adversité, dans la paix et dans la guerre, au foyer le plus humble comme dans la somptueuse demeure, sous le toit familial comme au Forum, la dignité morale peut être réalisée. Elle est une harmonie qui dure par un effort vertueux continu. Sans doute, elle emprunte sa couleur et sa nuance au costume, au décor; mais c'est de la conscience même de l'individu qu'elle tire sa noblesse. Je place dans cette conception d'une vie vertueuse, et par conséquent du progrès social,. le fondement de l'éducation morale à l'école primaire. Chez chacun des enfants qui la fréquentent, cette école légitime le droit d'aspirer au bonheur par la pratique de cette vertu; elle l'encourage à vivre franchement sa vie et sa condition, et à les améliorer s'il en a le talent, le courage et la volonté. Du moins, elle peut le sauvegarder de l'humilité avilissante comme de l'envie corruptrice; de la résignation dégradante comme de l'inquiétude mauvaise conseillère, de cette amertume qu'entretient au cœur du dévoyé, du mécontent, du déclassé la disproportion qu'il découvre entre sa situation trop modeste et son éducation trop ambitieuse. Me trompé-je? Cette conception me paraît propre aussi à prévenir le découragement, à refouler les suggestions de la cupidité ou de la haine auxquelles une éducation conçue imprudemment, et qui exalte moins l'énergie que la vanité, risque de livrer les hommes. Au contraire, elle peut communiquer à toute l'activité, à toute la vie d'un homme, quel qu'il soit et où qu'il vive, la quiétude qui ne fut jamais le privilège de la haute culture. Ainsi, nulle austérité anxieuse et sombre, nul ascétisme; mais une vertu qui, d'ailleurs sûre quoique modeste, s'exprime aisément, et avec une sorte de grâce naturelle, par des mœurs honnêtes sans ostentation ni pédanterie. Une vie vertueuse de la sorte est la naturelle et simple jouissance de soi-même, et pour les autres, dans la clarté et dans la joie.
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Il est dans la nature humaine, quelque explication qu'en donnent les religions, les philosophies et la science, de désirer le Bien, mais de le rechercher avec une ardeur inégale ou intermittente, et de l'accomplir avec un zèle languissant. Une éducation morale qui, serait-ce dans le plus louable dessein, conseille à l'homme, à l'enfant la jouissance de soi-même sans l'obliger au mieux, risque de l'assoupir dans une quiétude égoïste, démoralisatrice inévitablement. Nous découvrons ici l'objet final de l'éducation morale. Elle habitue l'enfant au Bien, lui en rend l'idée familière; mais surtout elle le veut élever, par un effort de perfectionnement infini. Elle lui révèle un idéal clairement; mais elle lui donnera aussi le courage, la force de volonté, la constante énergie qui l'y achemine, l'y ramène s'il s'en détourne. Il sait le Bien; et il le vrul. Sinon, rien n'a été fait ou tout est à refaire. Tel est donc le problème, et pas seulement à l'école primaire. On discute les moyens de pourvoir un enfan t de ce viatique, . de lui imprimer cet élan. Les uns vantent l'adhésion à une confes:sion religieuse, d'une manière générale le sentiment religieux , la croyance en des sanctions supraterrestres, célestes récompenses ou châtiments infernaux; d'autres une conception purement humaine, et en quelque · sorte désintéressée, du Devoir, ou le vif sentiment d'une dette sociale, le dévouement à la collectivité humaine. Cette diversité d'opinions ne va pas sans incertitudes et sans discordes; et pourtant, à certaines heures, une nation doit choisir celles qui inspireront l'éducation publique. Il me suffira ici de dire que l'école, ce choix fait, oriente l'enfant vers un but suprême, vers un idéal moral qui attire l'individu comme l'aimant le fer, et qui, accoutumant l'homme à vouloir et à réaliser le Bien clairement conçu, l'a rendu capable de progresser. Que cette éducation soit requise à l'école primaire, cela est évident : elle est l'école du peuple, donc du nombre - considération capitale dans notre démocratie qui s'organise. Il importe que le nombre reçoive une éducation moralisatrice en effet, puisqu'il détient l'autorité. Si elle sait exalter l'énergie individuelle, la constance et la certitude qu'il n'y a pas de privilégiés de la naissance devant la vertu, l'école primaire entretient dans ce peuple, avec le besoin d'idéal et le courage, l'équilibre et la joie. Elle recèle donc un puissant élément de santé morale et de paix; elle stimule l'espoir et la vaillance chez le plus humble ou le plus déshérité; et elle suscite entre les hommes divers de tempérament, de condition, de fortune et de culture, mais dont les droits à la probité sont égaux et égaux les devoirs civiques, une émulation féconde. Animés de l'esprit kantien et préoccupés d'élever le peuple, les
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fondateurs de l'école primaire française la concevaient bien comme ce foyer d'action morale. Ils la voulurent capable de réaliser peu à peu les espérances libératrices que porte le génie humain . L'école primaire a élevé le peuple français . C'est dans le sens de leur effort que l'école doit persévérer et se parfaire. Or, des maux nouveaux ont surgi, en tous pays, de l'évolution industrielle et économique. Résister au courant, corriger la moralité populaire là où elle est menacée par la brutalité économique, l'école primaire ne le peut entreprendre réduite à ses seules forces. Cette dissolution sociale et cette confusion morale ont leur cause dans une fausse conception du progrès et de la jouissance; dans l'anarchie de la production capitaliste, dont le plus optimiste discerne enfin le péril; dans la ruée des hommes vers l'or; le remède à ces maux est dans un ensemble de lois de prévoyance et de réparation sociales. De son côté, et dans la limite de ses forces, que peut l'école primaire? Puisqu'elle a pour conscience la conscience même de ce peuple inquiet, elle doit en développer les dispositions généreuses et les qualités traditionnelles. L'amour du travail, le sens et l'habitude de l'épargne, une aimable gravité malgré l'apparence légère; la fierté, la vaillance; la haine de tous les pédantismes; une vive curiosité des idées générales, le goût passionné de la logique, donc de la justice et de la clarté; le dévouement, chevaleresque jusqu'à la témérité, aux causes libérales et l'impatience de toute servitude; pardessus tout l'invincible espérance qui, depuis l'essor de l'alouette gauloise, chante au cœur français; le refus de prendre son parti d'aucune misère, qui tend les ressorts de l'énergie nationale à l'heure même où l'observateur superficiel les croyait ou faussés ou brisés : ce sont là, chez un peuple qui sans doute a ses défauts, des vertus séculaires. L'école primaire en reçoit le dépôt sacré et la garde. Elle fait mieux. Elle révèle à la conscience populaire cet instinct même et cette tradition. Elle rend ce peuple, qui est un messager de l'idée, attentif aux aspirations qu'il porte en son inconscient, et qui sont comme la loi de son activité dans le monde. Dans le miroir qu'elle lui tend, il reconnaît son image épurée; il se comprend luimême; et elle l'exhorte à persévérer. Alors que partout l'esprit humain a entrepris de réaliser plus de justice, il n'y a nul chauvinisme à écrire que le peuple français s'y évertue plus hardiment. Ce qui s'annonçait vers 1880 s'affirme aujourd'hui . « A des besoins nouveaux, des devoirs nouveaux ont dû correspondre. Des scrupules nous sont venus que nos aïeux ne con-
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naissaient pas. La conscience s'est faite plus nette, plus délicate, plus nuancée. C'est nier l'évidence que de fermer les yeux à ce besoin de justice sociale, à ces sentiments de solidarité universelle qui sollicitent si activement les hommes de notre âge 1 • » Je ne puis douter, quant à moi, que l'école primaire ait sa part, sa grande part, dans cet affinement de la conscience française; mais l'évolution démocratique et sociale entraîne à son tour l'école publique. Déjà plus instruite, la nation lui demande plus et mieux que le rudiment, plus et mieux qu'une initiation élémentaire à la science et à la civilisation. Elle exige de cette école une éducation démocratique, en effet républicaine, adaptée aussi complètement que possible aux besoins du présent. Entre tant de partis, de la droite à l'extrême gauche, l'école primaire n'a point à prendre parti. Elle ne se fera point socialiste, pas plus qu'elle ne militera contre les socialismes. Ce qu'elle communique à l'enfant du peuple, c'es t un énergique esprit de réforme dans la paix et le labeur. Il appartient à l'adulte de choisir son parti; et la loi définit les voies et moyens; mais que l'école se fasse hardiment sociale. Elle instruit; mais elle doit de même échauffer au cœur des enfants l'amour du progrès, donc la volonté d'y collaborer. C'est ainsi, mais ainsi seulement, que notre éducation morale est démocratique. Si l'école hésite à ·s'accorder à la nation progressant, si même elle résiste à l'évolution sociale, elle conspire contre la nation que la loi lui prescrit de servir : elle n'est plus qu'un instrument de conservation ou de contrainte entre les mains d'une minorité hostile aux masses et jalouse de ses privilèges. École d'une « classe », et non pas de la nation; école de lutte, et non pas de pacification; école de guerre civile; école antidémocratique. Mais point d'équivoque. A aucun moment cette école ne sera militante, sinon pour l'idée même qui l'anime, pour l'idéal moral dont elle tire toute sa raison d'être; à aucun moment agressive contre des hommes et des croyances. Son œuvre est toute positive; elle exalte la foi démocratique, la foi dans la raison humaine mise au service du progrès général; elle ignore les polémiques. C'est en ce sens qu'elle est neutre, elle-même respectueuse de la liberté de pensée et de la liberté de conscience, et dévouée au régime politique, qui tout ensemble suppose ces libertés et les garantit. Je conçois donc une éducation morale exempte d'intolérance, pure de haine, favorable à la raison ènfantine, confiante en l'homme. L'école que j'aime ne veut que mettre l'enfant, plus tard, en état de jouir franchement de soi-même, de sa raison, de son énergie s'ef1. Annuaire de l'enseignement primaire (1904) : La morale laïque, par Gasquet, Directeur de l'enseignement primaire, p. 414.
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forçant vers le Vrai et le Bien dans les limites des libertés civiques et des lois nationales, les plus douces à l'homme. Et puisqu'elle sait qu'elle ne suffira pas à cette tâche, l'école veut au moins la fonder. Je le dis avec foi : l'école primaire ainsi définie est celle qui se montre la plus respectueuse de l'homme dans l'enfant, donc la plus libérale et la plus juste, la plus soucieuse de progrès humain, prudente et démocratique; créatrice d'ordre républicain; douce au mineur qu'elle élève moins pour lui-même que pour la nation. Elle lui enseigne le savoir, les institutions et les mœurs du présent, mais sans le lier pourtant à ce présent, attentive au contraire à échauffer en son cœur la foi qui réforme et l'énergie qui réalise.
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LA MAIS ON D'É CO LE; L'ART A L'ÉC OLE
On a vanté nos « palais scolaires », sans la moindre ironie. Je n'au;:ai donc garde d'en médire; et qui contesterait les progrès déjà réalisés? Réjouissons-nous donc si la maison d'école, plus claire et plus joyeuse, plus coquette aussi, enseigne de ses murs mêmes et de son aspect le plaisir des choses belles, ou simplement agréables, la joie du beau, le goût à l'enfant de France, et si l'étude s'est choisi un décor aimable. Or, le goût est mieux qu'une manière délicate de sentir ou de jouir; c'est l'expression d'une vie intérieure plus affinée, plus active. Ruskin disait qu'il est la préférence instantanée qu'un homme éprouve par la chose noble, là où il a le choix entre le « noble» et l' « ignoble ». C'est comme un jugement instinctif et catégorique, et l'éducation le révèle, l'affine. Nul homme n'est dépourvu absolument de goût; et l'école primaire, sans vouloir entreprendre la culture du sentiment esthétique, émeut favorablement l'enfant si elle exprime elle-même, dans son architecture et son aménagement, la grâce ou la force, l'agrément d'un style même officiel et simple, l'harmonieuse convenance du local et de la classe à leur destination, son caractère artistique en un mot, toute prétention gardée. Il est superflu de dire quel rôle la culture du goût doit jouer dans une éducation morale démocratique : on le voit d'abord. Le grand point n'est pas de faire de l'art une distraction, d'ailleurs supérieure, pour les heures de loisir. Spencer a dit son mépris pour cette conception subalterne; et nous n'accepterons pas davantage que le souci artistique soit, à l'école, en quelque sorte épisodique. Il ne doit pas y être non plus un complément d'éducation : des pédagogues plus avisés ont montré les rapports de l'éducation esthétique et de l'éducation morale 1 • L'amour du beau soutient la morale; il con1. Voir la communication de Marcel Braunschwig au Congrès de Londres,
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tribue à approfondir l'éducation . N'allons pas prétendre rénover soudain le goût de nos enfants de paysans et de nos enfants d'ouvriers par le « culte de la Beauté », qui ne va pas sans risques très graves, ni sans menaces d'amollissemen t, ou même de dépravation: la modeste école primaire ne nous offre pas les moyens d'entreprendre une éducation esthétique. Seulement, en ce domaine comme en tout autre, elle doit et peut donner à l'enfant quelques bonnes habitudes, fonder au moins la culture de la délicatesse, accroître cette exigence personnelle qui est comme la marque d'une éducation un peu « poussée ». Que le matériel scolaire, la décoration de la classe, la maison d'école elle-même soient sans vulgarité, sans laideur; que la propreté n'y soit pas seulement mesure de correction administrative ou d'hygiène. Quelle erreur, par exemple, d'employer dans nos leçons une imagerie vile, aux couleurs crues, chefs-d'œuvre d'un mauvais goût industriel dont trop d'instituteurs ne savent pas se défendre! C'est un préjugé, dit un fervent adorateur du Beau, que « de croire que la grossièreté de la façon convient à l'enfant, qu'elle lui suffit, qu'il « n'est pas difficile», et que« c'est assez beau pour lui ». Ceux qui pensent ainsi - des milliers - en jugent par eux-mêmes . L'enfant n'est grossier ni d'âme ni de sens; la grossièreté n'est pas de l'enfance, mais de la brutalité de l'âge mûr .. . quelle ignorance et quel défi au bon sens de soutenir que la vie fraîche des sens jeunes et sains peut s'accommoder du mauvais et du laid! ... Et l'enfant se plairait au grossier! ... Parce qu'il ne goûte pas la beauté comme nous, nous nous persuadons qu'il l'ignore 1 • » Ne nous enorgueillissons pas trop de nos palais scolaires, de cette architecture pompeuse et souvent banale! Sans doute, l'effort a été considérable; et j'aime l'école neuve, qui se dresse avec quelque fierté près de la mairie, de l'église ou du musée : cela même est une leçon pour l'enfant, et pour les adultes, à la longue. C'est l'attestation d'une conquête nationale; c'es t l'affirmation d'une espérance, d'une ambition, d'une volonté: l'école est devenue monument public dans le moindre village. L'école neuve est déjà plus claire, gaie, hygiénique aussi; ne tolérons pas davantage les « écoles-cimetières » tout ensemble laides et funestes. Sans doute, la hâte à construire et à « approprier )) nos écoles primaires a engendré une monotonie et une banalité évidentes , un type scolaire officiel et « omnibus >), d'où la préoccupation artistique est absente, et dont les éléments archisur • les rapporls de l'éd ucation esthétique et morale •, publiée dans les Paper$ on moral education (Lond res, chez David \V. Nutt. 1908) p. 283. 1. Pour la Beauté, par G. Scheid, Paris, 1899, p. 101.
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tecturaux sont communs à l'école, à la caserne ou à la prison. J e ne voudrais rien outrer; mais il est permis d'écrire que ni l'architecte, ni l'adminis tration , ni les autorités communales ou départementales, ni les bureaux de ministère, ni les comités des bâtiments civils ne se montrent très soucieux en matière de construction scolaire, d'art et de beauté. C'est une tradition à renouveler, à instituer plutôt. On devine la critique : cette maison d'école n'enseigne à l'enfant et à sa famille que la banalité, avec un peu de mauvais goût parfois ; et personne ne se réjouit de cette éducation-là. Voici une autre conséquence. Il arrive trop souvent que le« palais scolaire », si correctes que vous en supposiez l'architecture et l'exécution, est étranger tout à fait au milieu, surtout rural; l'école « jure » dans le village et le bourg. On la sent si différente, si à part et inattendue, importée autant qu'artificielle ! Elle semble elle-même surprise de ne pas s'y reconnaître; et, la première ivresse des inaugurations dissipée, l'école étrangère s'est recueillie dans sa solitude. Serait-ce que l'instruction qu'elle a mission de donner est elle-même étrangère au village, en dehors de la vie et de la tradition locales? A défaut de préoccupations proprement artistiques, et que les exigences administratives ou budgétaires ne permettent guère, on peut souhaiter que nos architectes assimilent, quand faire se peut, la maison d'école au milieu même; ou bien n'est-ce que rêve et chimère? A tout le moins, le village et le bourg s'intéresseraient-ils davantage à un type d'école moins factice, qui tout ensemble leur semblerait jaillir du milieu même et pourtant réaliser comme une émotion, une idée, un idéal; et je crois que l'enfant en serait luimême touché. Décentralisons aussi ce type de maison d'école, qui blesse, au moins par sa banalité et cette communauté même. Faisons que l'école nationale soit locale aussi par tels détails de son style, de sa sobre, mais claire ornementation; par son aspect ou sa forme même, si je puis. dire; par son caractère, afin qu'on la sente « chez elle )), et française partout. Est-ce donc impraticable? « Qu'on laisse enfin de côté les exemples empruntés, sans méthode et sans discernement, à une antiquité mal comprise; plus de frontons , plus d'ordres, plus d'entablements, plus de colonnes, plus de pilastres, plus de chambranles prétentieux , plus de consoles solennelles, plus de lourds bossages ; foin de la symétrie tyrannique et de l'ordonnancement académique qui transforme une école rurale en caricature d'un monument, en réduction Colas d'une sous-préfecture, d'un palais de justice, d'un musée ou d'une gare .... Que la façade, simple et accueillante, soit construite avec les matériaux tirés du pays; que l'écolier retrouve un peu de son chez lui, un chez lui plus
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confortable, plus serein, plus soigné, plus joyeux, mais rien de plus; que les sculptures, dans les villes importantes, soient tirées de la flore française si variée et si décorative, de cette flore expressive que chérissait le moyen âge et qui vaut bien la frigide feuille d'acanthe des temples romains 1 • » L'architecte qui a écrit ces lignes ajoute rudement : « Batailler contre un ordre de choses solidement établi, mécontenter des personnalités puissantes, risquer même sa situation et son avenir en manifestant des convictions admises seulement par une infime minorité, oui, la libre pensée artistique exige un exceptionnel courage. » Les artistes ont la haine vigoureuse; et c'est ailleurs qu'ils gardent la mesure. La routine et l'inertie suffisent à paralyser les innovations : ne cherchons pas la cause si loin. M. Frantz Jourdain ne cite-t-il pas lui-même l'exemple charmant d'un collègue, M. Sautereau? Il a construit dans une commune de la Haute-Vienne, à Jussac, une école exemplaire. « Cette école, qui garde jalousement l'aspect d'une maison paysanne avec son auvent rustique, ses volets de bois, son grand toit, sa silhouette amusante, cette école est simplement adorable; elle indique, sans fatras et sans phrases, la voie à suivre 2 .... >> Quel dommage que les initiatives exemplaires soient si rares en France! Voyez la jolie page du même auteur, un peu plus loin : « L'écols idéale, l'école dont nous souhaiterions de voir adopter partout l'harmonieux ensemble, elle existe, je l'ai vue et visitée il y a deux ans, et j'en ai gardé un ineffable souvenir captivant et suprêmement doux. Des murs d'un blanc ivoire enduits d'un humble crépi tyrolien; de larges baies sans chambranles; un auvent supporté par une fruste charpente; des chevrons apparents donnant une forte saillie à la couverture de tuiles roses; des géraniums aux fenêtres; des plantes grimpantes, glycines , capucines, volubilis et pois de senteur, jetant sur la façade la féerie de leur éblouissant et radieux décor. A l'intérieur, des murs badigeonnés à la chaux d'un ton crème rompu arrondis au plafond et dans les angles; des boiseries sans moulures, uniformément peintes d'un joli vert amande ainsi que les tables et les bancs; la chaire du maître placée dans un window pentagonal exhaussé d'une marche et entourée de fleurs champêtres plantées dans des pots de terre cuite unie; d'amples . rideaux de percale orange pour arrêter l'indiscrétion d'un soleil qui a l'habitude d'entrer sans se faire annoncer. Près du vestiaire une salle de douches revêtue de faïences claires et brillantes, et, dans un
1. Compte rendu du troisième Congrès, à Bruxelles, Anvers et Bruges (<i-5-6-7 août 1910), de la Société nationale de l'Art à l'école (25, quai de Béthune, Paris) : article de M. Frantz Jourdain, p. 1. 2. Id., p. 3.
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réduit voisin, un vacuum pour se débarrasser chaque jour de la poussière et des microbes. « Ah! l'adorable nid pour de jeunes oiseaux, et avec quelle intelligence, quelle délicatesse, quel art et surtout quelle tendresse l'architecte qui a eu cette fraîche inspiration a tenu à se placer à la portée de l'enfance et à deviner ses plus secrets désirs 1 « Cette école modèle, ce n'est malheureusement pas en France, mais à Stuttgart, que je l'ai rencontrée, dans une expositio"n de constructions rurales. » Sans s'abandonner à des illusions généreuses, mais décevantes, il est permis de dire qu'ainsi comprise partout où faire se peul, l'école instruirait le milieu autant que l'élève et les familles. Est-il exagéré de penser qu'elle serait elle-même comme une vivante leçon de gaieté, d'art simple, de goût, et de confort aussi,. et qu'à la longue l'habitation humaine s'en trouverait heureusement modifiée? Ne quittons pas la maison d'école si charmante; et entrons-y. Le souci d'une intelligente et sobre décoration y frappe l'enfant, qui s'y plaît, et qui chaque jour s'en rend mieux compte. Une circulaire ministérielle, du 24 septembre 1.899, a encouragé la décoration des écoles . « Je désire, écrivait le ministre, que ces maisons d'amitié et de solidarité aient une décoration qui leur soit appropriée. » Il s'agissait alors de tableaux en couleur représentant des paysages français, et de reproductions des principaux monuments de notre pays; le ministre se proposait d'ajouter à ces premières collections « des séries de personnages qui, par la pensée ou par l'action, ont travaillé à la grandeur et à la prospérité du pays ». S'agissait-il d'un enseignement, d'une histoire de l'art? « Il surfit d'éveiller le goût, d'ouvrir en quelque sorte et d'exercer les yeux des élèves par des images qu'ils puissent aisément comprendre. » Quand les inspecteurs y veillent, la décoration des classes se fait partout intelligente, et d'abord plus soignée. Mais que d'écoles encore malpropres, aux murs sordides, pourvues d'un matériel scolaire grossier ou laid, de cartes et de tableaux souillés, crevassés, en lambeaux, d'images banales aux couleurs flétries! Et le « tableau synôptique », avec l'encadrement de la chaîne d'arpenteur, tient lieu de décoration dans bien des classes. L'incurie et la routine règnent encore dans trop de maisons d'école françaises. On sent que l'i!lstituteur, que l'institutrice sont indifférents. Il n'ont point de goût euxmêmes; ils n'éprouvent pas le besoin de s'entourer de choses agréables, de couleurs et de lignes harmonieuses, images, fl eurs, dessins, cartes, vues variées . Comment les élèves prendaient-ils goût à la Beauté si le maître n'y est pas lui-même attentif? Il est vrai que
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bien des maîtres curieux sont sans ressources pour « décorer » leur école. Pourtant, ils s'ingénient. On discute entre professionnels la question de savoir si la décoration scolaire doit être fixe ou mobile; et la discussion est très importante. La décoration fixe risque d'émousser la curiosité des élèves; mais trop souvent renouvelée, elle les déconcerte, ou détruit l'unité même des écoles, leur tradition intérieure. Il faut une décoration permanente, et à demeure, qui maintienne à la classe son visage particulier, son caractère même. Voici quelques conseils donnés par la Société de !'Art à l'école (circulaire n° 3) sur « l'ornementaLion d'une classe » : (( La section constituera, autant que possible, un (( groupe» autour de chaque école (comprenant le directeur et les instituteurs) ayant pour mission de : (( Dégager les murs, serrer dans un placard les pancartes pédagogiques, anti-alcooliques ou économiques, qui seront exposées durant la leçon et le temps nécessaire à l'impression morale. (( Choisir la meilleure place pour l'exposition momentanée de ces pancartes, y poser dans cc but un ou deux clous de bronze, sinon une jolie tablette de bois. (( Étudier la peinture en clair des murailles : jaune, bleu, rose, vert d'eau , avec, si possible, filets , pochoirs floraux ou frises de papier. - On peut passer les murs à l'huile ou les tendre de papier de fond uni, blanc, gris ou rosâtre, à décorer soi-même par une frise au pochoir allongée sous le plafond. - Pochoir pour un ton : ajourer au canif une feuille de fer-blanc ou de carton épais, en enlevant un dessin de fl eurs ou feuilles, le fixer au mur, badigeonner avec un pinceau ou tampon avec le ton épais, presque sec, ocre humide additionnée de gomme arabique. Pour plusieurs tons, recommencer après séchage, en superposant. -Chercher l'harmonie des tons et du fond. - Peut être fait à plat sur des bandes à coller ensuite. (( Calculer la pose de planchettes au bord intérieur des fenêtres, sans gêner l'ouverture. (( Choisir deux ou quatre emplacements pour les images d'art. Changer périodiquement ces images dans les cadres, les alterner de classe en classe, les varier. Si l'image est moindre que le cadre, l'entourer de papier. Si elle est plus grande, la rogner à la plus vaste dimension usitée dans l'école. 1 << Se prêter des images d'école à école • »
1. M. Léon Riotor, secrétaire général de la Société française de l'Arl à l'école, et chargé de mission par le Ministre du Commerce et de !'Industrie, a donné d'excellents conseils, en formulant quelques critiques, dans son rapport sur l'Education artistique dans les établissements français d'enseignement technique et professionnel,
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Il est toujours facile d'égayer la classe de fleurs, de verdure, de feuilles, de plantes à joli feuillage; des graminées constituent une ornementation très simple et charmante. Il n'est pas souvent possible d'orner nos écoles de vases ou de poteries; mais il y a des reproductions, des plâtres, des moulages excellents à bon marché : mettons-en partout où cela est possible, sans prétention, sans pose « artiste», tout naturellement, avec une nuance de coquetterie dans nos écoles de filles, où l'on aime toujours voir des fleurs sur le bureau de la maîtresse. Cette application du maître à orner l'école n'échappe jamais aux enfants; les plus distraits en sont frappés enfin : ils ai.ment suivre cet effort pour égayer la classe, pour y mettre en valeur les ornements les plus intéressants, images ou plâtres; ils aident le maître, qui feint d'avoir besoin de leur assistance, puis s'y accoutume, à disposer toutes choses pour le plaisir des yeux et la joie du cœur. Les murs s'animent, parés et coquets; ils enseignent à leur tour; et l'enfant y pose volontiers son regard réjoui. Tout cela est leçon, insensiblement; et c'est une leçon dont le maître fait tout le premier son profit, avec la collaboration d'élèves séduits par son exemple. L'imagerie scolaire a fait de très grands progrès depuis quelques années. Il n'est pas une grande maison d'édition parisienne qui n'ait entrepris de charmantes publications pour nos écoles. La Société pour l'art à l'école a rendu déjà de grands services par ses conseils, brochures indicatives , revues périodiques, expositions scolaires, congrès, etc. 1 • Je signale tout particulièrement l'admirable série d'estampes en couleurs d'Henri Rivière, La féerie des Heures, par exemple 2; ou bien aussi la série des douze images récompenses, en noir et en couleurs, La Chanson des mois, de Delaw, poésie de
présenté au 4° Congrès international de l'éducation populaire, à Madrid (voir compte rendu général de M. Ramirosuez, Madrid, p. 107). Je cite ce qui peut aussi intéresser l'école primaire. • Sous prétexte d'égayer les murs trop nus, les directeurs font ou plutôt laissen t accrocher n'importe quoi. Les affiches de chemins de fer que beaucoup vantent sont le plus ordinairement inesthétiques et trop commerciales pour être décoratives .... Les directeurs négligent trop l'ornementation natul'elle la plus parfaite : la fleur ou le feuillage. Une seule fleur dans une classe suffit ponr la joie et la vie. • Désormais l'école à construire devra s'harmoniser avec l'architecture régionale et avec le site, s'inspirer de décor local, non se répéter uniformément comme les gares d'une même ligne de chemins de fer. Qu'elle ne vise pas au monument, mais à l'hygiène, à la gaieté, à la beauté .... • 1. Voir en particulier ses circulaires n•• 4 et 5 : imageries, mobiliers, collections, mu sées, moulages. 2. Chaque estampe, 7 fr.; la série : 100 fr. : Aspects de la nature, paysages parisiens, bretons, maritimes, etc. (Paris, Eugène Verneau, 108, rue de la Folie.Méricourt).
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Maurice Boukay au verso, format carte postale 1 • Les belles estampes en couleurs d'Hugo d'Alési sont déjà dans un grand nombre de classes . La librairie Hachette a édité de très jolies choses, affiches murales ou dessins. Voilà de quoi lutter contre « la laideur d'État» 2 • La Société française de l'Art à l'école a déjà fait merveille, infatigable à nous stimuler de l'exemple étranger 8 • Il est opportun d'intéresser activement les enfants à ces progrès; d'exciter une émulation de bon aloi entre les écoles, entre les classes, entre les maîtres. Qui donc refuserait de parer la classe où il enseigne, où il apprend? On devrait occuper plus fréquemment les fillettes, en classe, de ce soin: elles s'y accoutumeraient à orner leur propre foyer, qu'elles sauraient plus tard arranger avec goût en un home qui retienne et plaise. En ce sens, l'école peut être initiatrice aussi : elle développe le goût de l'enfant, qui transporte dans sa famille, en attendant qu'il soit en âge de fonder une famille à son tour, ce soin curieux, cette diligence délicate et plus raffinée. Que craint-on de ce zèle? Qu'il enorgueillisse les enfants et les fausse? Mais nul ne médite d'en faire des « artistes »; et cette persévérante attention à élever leur goût est plutôt faite pour les rendre très modestes 4 • On ne veut, et j'insiste, que leur inspirer le désir de s'entourer de choses choisies, aimées et préférées, qui plaisent aux yeux et réjouissent le cœur; développer en eux le sens de l'arrangement, du choix, de la mise en place, des effets de lumière et d'ombre, de la décoration domes tique, et le souci d'être non seulement net et propre sur soi, mais délicat, avec le besoin d'embellir la vie autour de nous, au foyer le plus modeste et le plus pauvre, mais dont la pauvreté même a du goût, décèle une curiosité artistique dans l'intention sinon dans les objets. Demanderons-nous à l'artiste , au professionnel d'intervenir à l'école, soit pour la décorer et orner, soit pour instruire l'élève? Si cette intervention est féconde, je la désire partout où faire se pourra; mais je ne dissimulerai pas mes craintes et dirai mes réserves. Ce qui m'importe, à l'école primaire, ce n'est pas tant l'excellence du milieu esthétique qu'on y crée, ni la compétence artistique du maître; c'est l'exemple de ce maître curieux d'embellir la classe à sa simple et naïve façon; et c'est aussi l'émulation qu'il
1. Librairie Larousse. Voir aussi les Jeux d'enfants, quatre frises en couleur, librairie Nathan. 2. Voir le n• de décembre 1013 du Bulletir1 mensuel de la Société de l'Art à l'lcole (26, quai de Béthune, IV), 3. Dès 1911, la Société se félicitait d'avoir fait aménager à Paris, et même en provi uce, des écoles selon ses conseils et sous son inspiration . 4. Lire l'article : l'Art et l'enfant, de Charles Morin, dans !'Art à l'école, n• de décembre 19H. 3 L ÉCOLE PRIMAIRE.
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sait exciter chez ses élèves, empressés à suivre son exemple. Si la grande ville met à la disposition des écoles des cours, des -..,auseries artistiques, des projections, ou attire les élèves à ses musée 9, sous la conduite de spécialistes ou de maîtres avertis, je m'en félicite; mais ce sont là ressources rares ; et j'envisage les écoles dans leur généralité. Et puis ces excursions artistiques, ces cours, ces conférences à projection conviennent surtout aux adultes, aux cours du soir, dans les associations d'anciens élèves, à l'université populaire. Ne détournons pas l'école primaire, la petite école, de son dessein et de sa destination même : oublions-nous à quels enfants nous avons affaire, et de quel âge? Restons modestes, en restant sages 1 • L'arrêté du 27 juillet !909 a donné une impulsion à l'enseignement du dessin dans les écoles primaires, et, surtout, il a assigné au dessin, dans ces écoles, son véritable objet. « Le dessin est moins étudié pour lui-même que pour les fins générales de l'éducation. » C'est « un instrument général de culture et comme un renfort de pius pour le jeu normal de l'imagination, de la sensibilité, de la mémoire ». S'agit-il d'imposer aux enfants des règles et des lois? Point. Le maître a « le respect de la vision et du sentiment propre à chaque élève ». Éducation de la sincérité, donc de la liberté, et bien digne de l'école républicaine. Ainsi compris, l'enseignement du dessin, même élémentaire, aide l'enfant à se reconnaître, à affirmer sa personnalité, à s'enhardir soi-même, tout en l'accoutumant à l'observation exacte et probe, les objets sous les yeux, soit qu'il dessine, soit qu'il modèle. Le dessin libre « provoque la verve »; et, d'autre part, « le dessin d'imagination est une contribution de premier ordre apportée à ce qu'on appelle la psychologie de l'enfant ». En octobre !910, M. Quénioux, inspecteur général du dessin, dans une lettre adressée à MM. les Inspecteurs primaires, insistait à son tour sur l'importance de l'enseignement de dessin dans l'éducation du goût. Cet enseignement exerce l'enfant à utiliser et à combiner les couleurs, les formes décoratives; et cela est affinement, délicatesse. Enfin, il ne permet pas à l'enfant « la préoccupation du lrompel'œil ». Excellente discipline de probité individuelle et de sincérité : dans la mesure où l'école primaire y peut réussir, niera-t-on que cette discipline soit républicaine et morale? On a dit les dangers du dilettantisme chez l'enfant trop vite satisfait, ou soucieux d'effet plus que de vérité. Un maître qui entre1. Diverses maisons d'édition ont publié au cours de ces dernières années des manuels élémentaires sur l'histoire de l'art, français au moins. Un maitre intelligent s'en aide pour ses lectures du samedi, ou pour telles leçons d'histoire et de géographie. Le dernier paru de ces livres, sauf erreur, est celui de Léon Rosenlhal: Notre art national (Delagrave), bien présenté, bien illustré, et très intéressan.
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tiendrait ses élèves dans ce goût malsain les dépraverait. Mieux averti, il fait servir l'enseignement du dessin, d'une façon générale la curiosité artistique et le goût, à développer chez les élèves le respect de la vérité et l'honnêteté même, qui sont vertus fondamentales en tout régime, mais dont une démocratie républicaine a plus besoin. Ni dilettantisme, ni snobisme, ni pose, ni affectation d'aucune sorte. Sinon, l'école se tournerait contre elle-même et démoraliserait, et elle formerait de sots « rapins >> à l'heure où nous lui demandons d'élever des citoyens sérieux. Il suffit que l'instituteur ait conscience du but. Il ne se propose point de donner à ces petits enfants malhabiles, mais curieux de lignes, de couleurs, de formes harmonieuses, de mouvements aisés, ' une culture technique et ambitieuse. Point de malentendus! Il n'a d'autre souci que d'échauffer en leur jeune cœur le goût du Beau, sous les formes mêmes où le Beau est accessible à un enfant, et d'entretenir en leur esprit une préoccupation supérieure. La maison ornée et riante, la leçon attrayante, le maître soigneux et délicat, tout enseigne à l'enfant du peuple le prix des joies fines, la dignité d'un souci ennobli, la pureté d'un idéal qui attire l'individu, en même temps qu'il concerte les hommes en une sorte de religion fraternelle, la religion du Beau, c'est-à-dire du Bien considéré dans ceux de ses aspects qui touchent le mieux et flattent notre cœur. Dans cette école soucieuse d'art, pourquoi nos écoliers ne chanteraient-ils pas, et mieux? Nul besoin, là non plus, de professionnels exercés et d'artistes très compétents. Les instituteurs, en général, y suffisent très bien, et notre intention est modeste. Voici pourtant quelques critiques. Nos écoliers chantent mal à propos et hors de propos. Ils chantent en entrant en classe, en la quittant, avant et après les récréations, quand ils se lèvent, quand ils s'àsseyent, en marche et au repos. J'exagère à peine. Le maître frappe de sa règle sur le pupitre, jette un titre, donne le ton; et les voilà tous chantant. Un exercice comme un autre, prévu et inévitable, à heures fixes, devenu banal, auquel ces enfants se livrent sans conviction et sans allégresse. Quelques-uns s'y ennuient; d'autres s'en égayent; la plupart sont indifférents, distraits. Celui-ci dénature le texte, et pas toujours involontairement; celui-là regarde le ciel bleu, par la fenêtre, tandis que ses lèvres murmurent un chant sans effet. Le maître intervient, gronde, fait recommencer - punit; et l'on passe à un autre exercice: Quelle vertu attend-on de ces chants trop souvent et si mal exécutés? La musique n'a pas de pires ennemis. Or, rien n'est assurément plus émouvant qu'un beau chœur chanté
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sait exciter chez ses élèves, empressés à suivre son exemple. Si la grande ville met à la disposition des écoles des cours, des causeries artistiques, des projections, ou attire les élèves à ses musée~, sous la conduite de spécialistes ou de maîtres avertis, je m'en félicite; mais ce sont là ressources rares; et j'envisage les écoles dans leur généralité. Et puis ces excursions artistiques, ces cours, ces conférences à projection conviennent surtout aux adultes, aux cours du soir, dans les associations d'anciens élèves, à l'université populaire. Ne détournons pas l'école primaire, la petite école, de son dessein et de sa destination même : oublions-nous à quels enfants nous avons affaire, et de quel âge? Restons modestes, en restant sages 1 • L'arrêté du 27 juillet 1.909 a donné une impulsion à l'enseignement du dessin dans les écoles primaires, et, surtout, il a assigné au dessin, dans ces écoles, son véritable objet. « Le dessin est moins étudié pour lui-même que pour les fins générales de l'éducation. » C'est cc un instrument général de culture et comme un renfort de pius pour le jeu normal de l'imagination, de la sensibilité, de la mémoire ». S'agit-il d'imposer aux enfants des règles et des lois? Point. Le maître a cc le respect de la vision et du sentiment propre à chaque élève ». Éducation de la sincérité, donc de la liberté, et bien digne de l'école républicaine. Ainsi compris, l'enseignement du dessin, même élémentaire, aide l'enfant à se reconnaître, à affirmer sa personnalité, à s'enhardir soi-même, tout en l'accoutumant à l'observation exacte et probe, les objets sous les yeux, soit qu'il dessine, soit qu'il modèle. Le dessin libre cc provoque la verve >); et, d'autre part, « le dessin d'imagination est une contribution de premier ordre apportée à ce qu'on appelle la psychologie de l'enfant )>. En octobre 1.910, M. Quénioux, inspecteur général du dessin, dans une lettre adressée à MM. les Inspecteurs primaires, insistait à son tour sur l'importance de l'enseignement de dessin dans l'éducatio11 du goût. Cet enseignement exerce l'enfant à utiliser et à combiner les couleurs, les formes décoratives; et cela est affinement, délicatesse. Enfin, il ne permet pas à l'enfant cc la préoccupation du lrompel'œil ». Excellente discipline de probité individuelle et de sincérité : dans la mesure où l'école primaire y peut réussir, niera-t-on que cette discipline soit républicaine et morale? On a dit les dangers du dilettantisme chez l'enfant trop vite satisfait, ou soucieux d'effet plus que de vérité. Un maître qui entre1. Diverses maisons d'édition ont publié au cours de ces dernières années des manuels élémentaires sur l'histoire de l'art, français au moins. Un maitre intelligent s'en aide pour ses lectures du samedi, ou pour telles leçons d'histoire et de géographie. Le dernier paru de ces livres, sauf erreur, est celui de Léon Rosenthal: Notre art national (Delagrave), bien présenté, bien illustré, et très intéressan .
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tiendrait ses élèves dans ce goût malsain les dépraverait. Mieux averti, il fait servir l'enseignement du dessin, d'une façon générale la curiosité artistique et le goût, à développer chez les élèves le respect de la vérité et l'honnêteté même, qui sont vertus fondamentales en tout régime, mais dont une démocratie républicaine a plus besoin. Ni dilettantisme, ni snobisme, ni pose, ni affectation d'aucune sorte. Sinon, l'école se tournerait contre elle-même et démoraliserait, et elle formerait de sots « rapins » à l'heure où nous lui demandons d'élever des citoyens sérieux. Il suffit que l'instituteur ait conscience du but. Il ne se propose point de donner à ces petits enfants malhabiles, mais curieux de lignes, de couleurs, de formes harmonieuses, de mouvements aisés, ' une culture technique et ambitieuse. Point de malentendus! Il n'a d'autre souci que d'échauffer en leur jeune cœur le goût du Beau, sous les formes mêmes où le Beau est accessible à un enfant, et d'entretenir en leur esprit une préoccupation supérieure. La maison ornée et riante, la leçon attrayante, le maître soigneux et délicat, tout enseigne à l'enfant du peuple le prix des joies fines, la dignité d'un souci ennobli, la pureté d'un idéal qui attire l'individu, en même temps qu'il concerte les hommes en une sorte de religion fraternelle, la religion du Beau, c'est-à-dire du Bien considéré dans ceux de ses aspects qui touchent le mieux et flattent notre cœur. Dans cette école soucieuse d'art, pourquoi nos écoliers ne chanteraient-ils pas, et mieux? Nul besoin, là non plus, de professionnels exercés et d'artistes très compétents. Les instituteurs, en général, y suffisent très bien, et notre intention est modeste. Voici pourtant quelques critiques. Nos écoliers chantent mal à propos et hors de propos. Ils chantent en entrant en classe, en la quittant, avant et après les récréations, quand ils se lèvent, quand ils s'~sseyent, en marche et au repos. J'exagère à peine. Le maître frappe de sa règle sur le pupitre, jette un titre, donne le ton; et les voilà tous chantant. Un exercice comme un autre, prévu et inévitable, à heures fixes, devenu banal, auquel ces enfants se livrent sans conviction et i;ans allégresse. Quelques-uns s'y ennuient; d'autres s'en égayent; la plupart sont indifférents, distraits. Celui-ci dénature le texte, et pas toujours involontairement; celui-là regarde le ciel bleu, par la fenêtre, tandis que ses lèvres murmurent un chant sans effet. Le maître intervient, gronde, fait recommencer - punit; et l'on passe à un autre exercice·. Quelle vertu attend-on de ces chants trop souvent et si mal exécutés? La musique n'a pas de pires ennemis. Or, rien n'est assurément plus émouvant qu'un beau chœur chanté
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avec sincérité. Le chant choral recèle une énergie communicative. Affranchie par lui et ravie en plein idéal, l'âme s'y reconnaît et s'y épanouit. Notre cœur a-t-il une prière plus intime qu'un chant convaincu montant des lèvres? La musique exprime l'inexprimable. Ce que le verbe est impuissant à dire, la mélodie et l'accord, séparés ou mariés, le traduisent pleinement. Le paysan inculte siffle le sentiment qui gonfle son cœur, souffrance ou joie, et s'attendrit à sa propre mélodie, à sa naïve improvisation. Mais de même que notre cœur n'aspire à la prière que s'il en a le besoin et répugne à l'acte de foi balbutié à heures fixes et en toute circonstance, de même il ne se complaît au chant qu'à l'instant où, joyeux ou triste, il en sent comme la nostalgie. Et c'est là ce que nous oublions. Par sa nature et par son effet, le chant doit donc conserver, à l'école et ailleurs, un caractère exceptionnel, disons grave. Inopportun et imposé, il rebute et n'émeut point. Souhaité et bienvenu, il apaise ou stimule , et toujours il élève. Des hommes faits pour la vie commune des affaires et de la cité se sentent plus fortement solidaires dans le chœur qui les a groupés; mais il est bon de les y préparer ainsi qu'à une communion un peu solennelle. Chantons mieux et à propos. Les Grecs mêlaient la musique à leurs mœurs ; mais l'hellénique sagesse ne fit jamais du chant l'accompagnement obligé des événements insignifiants de leur vie, privée ou publique : gardons cette mesure I Ainsi le veut le goût. Surtout, que le chant n'ait point une place immuable e~ mesurée dans l'emploi du temps. C'est au maître, et telle est bien la règle pratique en général, à choisir et le chœur et le moment. S'il aime la musique, je suis sans inquiétude : ses élèves chanteront bien et utilement. S'il ne la goûte ni ne la comprend, j'aime mieux qu'il s'abstienne. Liberté pour le maître. Qu'il décide lui-même, pour le plaisir des enfants et pour le sien, s'il commencera et terminera la classe par un chœur, exécuté posément et sérieusement; ou s'il la coupera ou non, aujourd'hui, par quelque chant; si les élèves désirent chanter, et quel chœur convient pour les recréer et sanctifier pour ainsi dire, les âmes à l'unisson, tel événement de la vie scolaire, municipale, nationale. Il faudrait aussi plus de goût dans le choix des chœurs appris à l'école primaire. Purgeons nos classes des chœurs insipides, qui les encombrent encore, ressassés pour les distributions de prix, et si banals, dont la musique vaut l'inspiration « littéraire » et la langue. On commencerait par les écoles normales, dont le répertoire est encore mal composé. Que de chœurs rebutants et stériles, vains exercices « musica,ux » annexés au cours de solfège, partitions bien
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faites pour inspirer le dégoût de la musique, leçons bruyantes qui dégénèrent en tapage d'indiscipline, et démoralisantes! Point de pitié non plus pour certains chœurs d'orphéons , « morceaux de concours i> au texte déplorable, et que nos élèves-maîtres ou maîtresses perdent leur temps à apprendre. C'est une tradition à instituer : est-ce donc si difficile? Des hommes de goût l'ont entrepris; les progrès sont trop lents encore. Qui n'aime les chants avec mouvements de Dalcroze, ou le goùt musical soutient le goût des attitudes aisées et gracieuses? Les chants de Bouchor sont devenus comme le bréviaire musical de beaucoup d'écoles 1 : qu'en dirais-je qui fût ignoré? Musique tour à tour attendrissante et joyeuse, au rythme alerte, mais parfois si émue et profonde, ou qu'épouse un joli texte, bien écrit et simple : voilà ce qui plaît à l'écolier de France. La voie est ouverte : l'initiative des maîtres curieux et enthousiastes peut pousser plus avant. Et que l'école populaire enveloppe l'enfant de calme beauté.
1. Chants populaires pour les écoles, par Bouchor et Tiersot (Hachette).
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LA COMMUNAUT:t SCOLAIRE
[ On discute encore des avantages et des inconvénients respectifs de l'éducation privée, par exemple domestique, et de l'éducation en commun. La loi n'impose que l'obligation d'instruire l'enfant; elle laisse la famille juge du moyen, sous certaines réserves. Mais je tiens pour évident que seule l'éducation en commun est démocratique, et qu'ainsi l'école primaire publique répond aux besoins d'une nation républicaine] De même, je considère que le progrès démocratique serait accéléré si tous les enfants, sans distinction de fortune, de « classe >) et de condition sociale, passaient d'abord par la même école; si l'éducation publique était fondée par une institution scolaire unique. Question très grave, et à laquelle on ne peut répondre à la légère, pour des raisons trop connues. J'exprime le vœu que l'avenir réalise cette réforme, et, sous certaines garanties, réunisse tous les petits enfants de France, au moins en ce qui touche l'instruction élémentaire, dans la même école primaire. Je prends cette école telle qu'elle est, légalement et en fait; et j'en analyse l'action morale sur l'enfant qui la fréquente. Un des aspects de l'école primaire ne me semble pas avoir été suffisamment envisagé. En tant qu'institution collective, elle exerce sur l'élève une influence morale - bonne, mauvaise ou mêlée - qui, pour être indirecte et diffuse, . n'en est pas moins profonde, le temps aidant. L'instituteur doit en être averti, afin qu'il accroisse, de ses propres interventions, ce pouvoir éducateur de l'école considérée d'abord comme communauté. En groupant des enfants - ici des garçons, là des filles, garçons et filles dans nos écoles « mixtes » - du même âge pour une même tâche, pour un même programme d'instruction et de formation morale, dans une même discipline, l'école dégage une puissance que la meilleure éducation domestique ne connaît point.
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D'abord, sauf quelques cas exceptionnels, chacun de ces enfants s'y rend mieux compte de l'utilité de l'œuvre scolaire. Seul, et même si un très vif instinct l'aiguillonne à l'étude, il ne conçoit pas nécessairement qu'il doive s'instruire, surtout progresser; il manque au moins de termes de comparaison. En classe, il se rapporte aux autres, et il les rapporte à soi-même. Il discerne peu à peu l'inégalité des aptitudes, de la diligence, du savoir, des talents; il trouve dans cette expérience d'ordre proprement social une première justification des desseins scolaires, donc de son devoir. En même temps, l'école entretient chez ces enfants· réunis des dispositions intellectuelles et morales, une excitation à travailler et à apprendre, un vivant entrain, une allégresse : l'école est comme un jeu, grave et de qualité plus rare, mais un jeu bien organisé, auquel président des maîtres. L'émulation fait le reste. L'école enseigne tout naturellement à des enfants, et par l'efl'et de son fonctionnement, la docilité à l'entreprise éducatrice, comme elle leur fournit les moyens d'en recevoir le bienfait. Il y a ainsi dans la plus humble de nos petites écoles publiques une force d'entraînement, du fait qu'elle est communauté scolaire. D'entraînement au bien et au mal, il faut le dire; mais surtout au bien : j'en appelle à l'observateur exercé. Par exemple, on parle souven t entre professionnels d'une « tête » et d'une « queue » de classe, et du petit drame de leurs efforts réciproques pour triompher l'une de l'autre, sous le regard du maître souriant, inquiet ou désespéré - selon l'homme qu'il est : ce drame même est un facteur d'éducation morale. Aussi le reproche qu'on fait à des instituteurs « de ne s'occuper que des premiers )) est-il parfois étourdi ou imprévoyant : soutenus par le maître, les bons élèves ont sur ... les autres, peu ou prou, une sorte de pouvoir d'attraction. Quoi qu'on en dise, la réciproque est rare. Il suffit que le maître sache y pourvoir. Ce sont bien là des gains moraux très appréciables; un instituteur avisé les assure par le fait qu'il en prend d'abord conscience et sait discerner cet invisible, si j'ose ainsi parler. Il en est d'autres. L'école est une institution minutieusement réglée - d'aucuns disent: beaucoup trop - dans le détail. On y sait le prix des jours, des heures, des minutes. Au mur est suspendu l'emploi du temps: prenons ces mots dans un sens symbolique. L'instituteur a réparti au mieux - heure par heure, jour par jour, et aussi mois par mois - le programme qu'il doit parcourir et enseigne!'. L'autorité académique a souscrit à cette prévoyante répartition quotidienne et mensuelle, qui essaie de ne rien laisser au hasard . L'engagement pris a quelque solennité : il a force de loi et de parole donnée, dans cette école; et chaque élève y voit comme l'expregsion d'un dessein, d'une
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méthode, presque d'un serment, d'une fidélité aux tâches promises; en somme, d'une obéissance à un idéal, à une loi. Raillez ou non programmes, répartitions mensuelles, emploi du temps, maîtres si scrupuleux, inspecteurs si exigeants , l'efîet moral de cet exemple est indéniable. Heureux l'enfant qui en est touché de bonne heure, et qui a reçu cette leçon de prévoyance, d'économie et d'ordre pour toute sa vie! Par cette application à bien répartir comme à bien distinguer ses tâches, cette école enseigne à tout le moins la valeur du temps, et que le gaspillage en est irréparable. Pas une minute n'est ici perdue ou inemployée. Le repos y est prévu au même titre que le travail, la récréation et les jeux au même titre que l'étude. Un grave esprit anime cet ordre : autre leçon et dont l'enfant des milieux populaires doit profiter le premier. L'école tout entière l'exhorte et l'accoutume à régler ses activités sur une pensée qui les pénètre; à méditer ce qu'il fait; à penser à ce qu'il fera ensuite, aujourd'hui, demain, plus tard; à prévoir autant qu'à se souvenir; à spiritualiser la matière de ses .études en les reliant à une haute préoccupation; à mêler ainsi un peu d'infini à la tâche la plus brève, d'idéal à l'exercice le plus pratique; et, puisqu'il est en cette école associé à d'autres enfants, elle le prépare, au moins dans une certaine mesure, à vouloir que l'ordre règne dans la société même pour la commodité et la sécurité de tous, donc à y instituer le régime de la loi. Pour notre démocratie encore chaotique, il est des leçons moins urgentes, moins utiles. La plus reculée de nos écoles primaires, au hameau le plus isolé, donne chaque jour cette leçon p·a r cela seul que cette école est et vit. Elle enseigne, même médiocre, la beauté de l'ordre dans le travail commun. A l'instituteur d'aviver cet enseignement et d'en prolonger l'effet. Il n'est pas seulement le témoin de ces leçons que donne l'école org·anisée : il les provoque, les encourage, les assure, et tout d'abord à l'aide du « règlement » qu'il affiche aux murs de la classe, et dont il enseigne à l'enfant le respect. J'ai sous les yeux un de ces règlements scolaires, composé par un instituteur habile et vigilant, et qu'il a reproduit aussi sur la couverture des cahiers d'élèves : un exemple, entre tant d'autres, de ce que peut le maître pour accroître le pouvoir moralisateur de son école. Le voici :
ARTICLE PREMIER. Les élèves doivent se présenter à l'école dans un état constant de propreté; ART. 2. - Les élèves doivent se trouver dans la cour cinq minutes au moins avant l'heure de la classe; ART. 3. - Au signal donné un quart d'heure avant chaque rentrée, les élèves doivent prendre leurs précautions pour n'avoir pas à se déranger pendant la classe;
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ART. 4. - Pendant la durée des classes, les élèves ne doivent sous aucun prétexte quitter leurs places sans en avoir obtenu la permission; ART. 5. - Toute communication entre élèves est absolument interdite pendant les classes; ART. 6. - Les cahiers, livres et autres objets à l'usage des élèves doivent être tenus dans le plus grand ordre; ART. 7. - Il est interdit de cracher dans l'école, d'y jeter du papier ou quoi que ce soit; ART. 8. - Les élèves ne doivent jamais avoir de porte-plume ou de crayon soit derrière l'oreille, soit à la bouche; de même qu'il leur est interdit de se mettre dans la bouche des billes, des plumes ou toute autre chose qui pourrait occasionner un accident; ART. 9. - Les élèves ne doivent jamais se quereller, ni se battre, ni se livrer à aucun jeu violent; tous les jeux dangereux sont formellement interdits; ART. 10. - Les élèves ne doivent avoir dans la cour aucun objet de nature à occasionner un accident, tels que couteau, bâtons, règles, porteplumes, crayons, etc.; ART. 11. - Il est absolument interdit de dénicher les nids des oiseaux utiles, et de maltraiter ou faire souffrir les animaux; ART. 12. - Les élèves doivent avoir une tenue convenable à l'extérieur de !'École; être polis et montrer par là qu'ils profitent de l'éducation qui est donnée en classe.
Là où le maître sait soutenir les leçons de l'école, croit-on que l'enfant ne s'en trouve pas, à la longue, heureusement touché? Et puisqu'elle tend à ordonner l'effort des enfants qu'elle groupe et discipline ainsi, l'école est sociale. Plaçons l'instituteur et maintenons-le à ce point de vue supérieur, d'où il découvre toutes les perspectives de l'éducation républicaine. L'école primaire publique peut d'autant mieux réaliser cet ordre qu'elle élève des enfants d'une origine sensiblement commune, paysans ici, ouvriers là, petits commerçants ailleurs et employés, de condition sinon toujours identique, du moins très voisine, et dont les aspirations essentielles sont quasi les mêmes. C'est ce qui donne à notre école primaire publique je ne dis pas son unité, mais un air de famille : aucune autre institution scolaire ne l'offre à ce degré. Or, même dans ces milieux populaires où la solidarité des intérêts économiques rapproche les individus , l'école primaire joue un rôle conciliant parce qu'elle est publique et gratuite. Le paysan est souvent contraint de vivre isolé; son labeur a quelque chose de solitaire, même aux jours où le retour périodique de certaines tâches l'unit à d'autres. Les familles rurales sont comme dispersées; elles sentent rarement la communauté de leurs intérêts, encore moins de leurs
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besoins supérieurs et de leur destinée. Un individualisme tenace, sinon un égoïsme traditionnel , fait tant de paysans réfractaires à toute solidarité consentie I A la ville, l'extrême division du travail, la hâte fébrile à utiliser les heures brèves pour l'activité et pour le repos, juxtaposent plus qu'elles n'associent les familles d'ouvriers qui auraient tant à gagner à se connaître, à se fréquenter. Regardons-y de plus près . Ces hommes, paysans à la glèbe et artisans à la machine, dont la destinée est pareille et pareille l'espérance, ne se sentent pas moralement reliés; du moins, le sentiment de ·cette solidarité n'est pas instinctif en eux : c'est une tradition séculaire qui les assemble, sans les concerter. Groupant leurs fils, leurs filles quelques heures par jour et pour quelques années, enfants du même village et des hameaux prochains, de la même bourgade, de la même rue, du même quartier, l'école publique crée un lien vivant, et pourtant spirituel, entre les foyers qu'absorbent et qu'isolent les soucis du jour. Entre tant d'hommes qui n'ont pas assez conscience qu'ils sont concitoyens, qui ne savent encore que mettre en commun du labeur et de la souffrance, l'école suscite un intérêt et une sympathie d'ordre plus élevé : elle est le rendez-vous de leurs meilleures pensées et de leur plus cher amour; et elle exprime par la voix et le regard de ses écoliers, groupés à l'heure où leurs parents, peut-être, se séparent ou s'opposent, les espoirs et les aspirations des famill es que l'enfance studieuse unit. Cette école anime la vie de ces paysans, de ces ouvriers, de ces petits commerçants, de ces petits employés, civils et militaires, d'une commune préoccupation, où entrent à la fois l'affection pour l'enfant et le respect pour l'école. Ce furent d'abord les petits enfants eux-mêmes qui, assemblées autour d'un maître, se rapprochèrent et se lièrent, s'étant connus. La camaraderie a réuni ces enfants jusqu'à ce jour étrangers l'un à l'autre, ou presque. Nouées en classe aux heures laborieuses, dans la cour, pendant les jeux, sur les chemins, au retour et par les rues, ces relations ingénues se prolongent au delà de l'école. Elle s'étendent, aux jours où chôme l'école, mais alors que son esprit énergique continue d'émouvoir le cœur et la pensée de ces petits écoliers, et, de proche en proche, elles gagnent les familles mêmes, attendries par le charme qui les met en présence et les fait se reconnaître. C'est comme une onde de fraternité qui, partie de l'école, traverse le village, la cité; elle va se propageant dans le peuple, ébranle la masse, met en mouvement l'opinion; et à certaines heures, c'est la France entière qui en est remuée : elle vibre de la vibration même qui émeut ses petites écoles primaires et qui ne s'évanouira pas. Débordant son programme didactique, l'école qui abrite réguliè-
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rement les enfants du peuple travaille ainsi, pour sa part et à sa façon, à la diffusion d'un esprit public. En ce sens, elle est vraiment un foye r républicain. Les enfants qu'elle élève en sentent le charme dès le premier jour; une émotion grave les pénètre; ils sont saisis par une pensée organisatrice, qui les groupe et discipline. Ils ne sont pas seulement assis les uns auprès des autres, voisins , pour quelques heures, pour quelques instants - tels des voyageurs dans la salle d'attente où ils se rencontrent fortuitement, au demeurant étrangers l'un à l'autre. Le moindre des exercices scolaires rappelle à l'enfant le plus léger et le plus étourdi qu'il est unité d'un tout organisé : cours et section, division, classe, école, selon son âge, ses aptitudes et ses connaissances. Même médiocre et peu active, même entre les mains d'un instituteur sans talent ou routinier, l'école publique est une collectivité ordonnée et policée. L'instituteur en exprime l'unité de dessein; et comme il assume à lui seul l'enseignement tout entier, cela même est un bienfait pour ses élèves : ils s'attachent à lui plus for tement, et son action sur eux est continue. Ils aiment davantage l'école que personnifie un homme, une femme; s'instruire, s'élever,· c'est pour eux tout d'abord s'attacher à cet homme, à cette femme; leur obéir avec déférence, les suivre avec foi, se laisser conduire en toute confiance par lui, par elle, et trouver dans cette touchante docilité le secret d'être libres un jour. Par l'attrait du maître, l'ensemble scolaire entraîne l'enfant dans un mouvement de progrès collectif et d'organisation nationale. Confusément d'abord, peu à peu plus clairement, l'enfant a compris ce caractère social de l'école; et il s'accoutume à en rattacher l'activité entière, comme la sienne, à une fin très haute, qui dépasse tous ces petits écoliers; qui dépasse le maître aussi .... L'enfant y baigne, si je puis ainsi dire, dans une atmosphère sociale. Il est membre d'un ensemble qui a une âme, un obj et, une loi. Avec les ans, cette première leçon de solidarité, déjà de civisme, développera' chez l'enfant de féconds effets démocratiques, et tout d'abord le sens social. C'est une sympathie, à la lettre, que l'école entretient chez l'enfant, alors même qu'il ne s'en rend point compte. Pour être indirecte, cette influence scolaire n'en est pas moins profonde : le tempérament français préfère aux meilleures leçons cette naturelle accoutumance, et qui lui semble présenter aussi plus de grâce. C' est bien une leçon, grave et forte, que l'école donne ainsi à l'enfant ; il la respire plus qu'il ne l'écoute; pourtant il s'en nourrit et elle le forme. Aussi ne conseillerais-je pas à un maître de la commenter à tout instant, pour ainsi dire de l'extraire du milieu scolaire afin de la traduire didactiquement, ni de la formuler - au moins trop tôt. Mais un maître
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avisé sait soutenir les leçons que dégage son école. Il suffit qu'il la sente vivre et agir en lui-même. Il encourage en toute occasion l'éducation sociale qu'elle donne silencieusement. Cette utilisation méthodique des heures et des minutes , cette répartition des enseignements et des leçons, cet aménagement aussi rationnel que possible des tâches scolaires, cette règle disciplinaire, cet ordre et cette communauté ont quelque chose de conventionnel, d'artificiel, disons d'idéal, si l'on compare l'école à la société. En ce sens l'école prépare mal l'enfant à la vie : adulte, il ne retrouvera pas au dehors de l'école l'harmonie qu'elle réalise, à laquelle elle accoutume l'enfant. L'ordre scolaire semble donc mal familiariser la jeunesse avec l'apparent désordre social; avec l'imprévu de l'activité collective et ce qu'elle a d'irrégulier, d'accidentel, sinon d'anarchique dans notre société encore imprégnée si l'on peut dire de conceptions, de traditions à la fois individualistes et autoritaires. Ce péril ne doit pas être exagéré; mais retenons l'objection. C'est Spencer qui a écrit: l'éducation implique une adaptation au monde tel qu'il est maintenant - a certain (ilness for the world as il now is 1 .D'où il résulte qu'une éducation dont l'objet est élevé risque de rendre la vie intolérable, impossible. En pressant un peu cette idée, on en ferait aussi jaillir la condamnation d'un système scolaire qui, par définition, n'adapte point à cette vie puisqu'il veut au contraire la modifier - mais du même coup perpètre donc le malheur de l'enfant en le déclassant, le dévoyant, l'isolant? A ce compte, faut-il supprimer l'éducation ou bien rendre l'école en quelque mesure complice des imperfections, des erreurs, des perversités sociales? Élever l'enfant, ce serait le désabuser dès le jour où il saura lire, et lui enseigner sinon l'égoïsme et le vice, du moins la défiance afin que rien ne le surprenne quand l'âge le mettra en présence des hommes. Serait-ce cela préparer à la vie? Mais, en revanche, qui préparera l'enfant à obéir à ce qu'il a de meilleur en lui, à céder à ses instincts généreux, au désir de mieuxêtre qui s'est éveillé dans sa conscience? Sous prétexte de le « préparer i> à la société telle qu'elle est, afin qu'il n'en soit ni dupe ni victime, et de l'armer pour la lutte vitale, faudra-t-il refouler en lui toute impulsion libératrice, toute aspiration désintéressée, tout dévouement, toute volonté de progrès et de perfection, et retenir les élans de son cœur? L'éducation ne serait plus qu'une vigilante résistance à son courage, à sa générosité native, à l'humanité. Toutefois, l'observation de Spencer peut nous mettre en garde contre une éducation romanesque ou qui ne tiendrait pas assez
1. Éducation : Mol'al education, p. 72 (édition populaire, Watts q Co., Londres).
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compte des nécessités de l'état social contemporain. Il suffit que notre école primaire entende par préparer à la vie préparer à ce qu'il y a de meilleur dans notre société, ce qui y correspond au meilleur de la nature enfantine et humaine, et, si possible, communiquer à l'élève la volonté, la force de parfaire les mœurs et les institutions. D'ailleurs, le jour où, sous prétexte d'utilitarisme et d'éducation pratique, on voudrait régler ainsi l'école sur le milieu , il faudrait choisir entre ce qu'il a de plus noble et ce qu'il a d'imparfait. Cela revient à dire que le réformateur chercherait en soi-même le critère dont il userait pour établir ensuite cette distinction, ce choix, et assigner à l'éducation telle ou telle fin. Mais quel homme concevrait l'école comme ayant pour objet de servir le mal, là même où il apparaît triomphant et pompeux, paré du prestige de la tradition, de l'autorité, de l'opulence, de la faveur? Quoi qu'il fasse, préparer les enfants à la vie, c'est les élever pour une vie meilleure. C'est à ce qu'il y a de plus pur et de plus digne en lui-même qu'il adapte l'école. Qu'on ne s'y trompe point: c'est l'idéal qui anime le plus réaliste des desseins pédagogiques; et il n'y a pas de plus évidente réalité que l'idéal humain, sinon l'immortel effort pour l'atteindre. Dans les limites de son pouvoir moralisateur, j 'allais dire révolutionnaire, notre école entreprend légitimement de modifier le milieu social par l'enfance mieux élevée. Adapter à la vie, c'est adapter à la vie qui sera - parce qu'elle se fait .... Si l'école, au nom d'un utilitarisme mercantile, abandonnait jamais cette entreprise, elle livrerait l'humanité pour un temps à la barbarie; mais la volonté de bonheur et de progrès qui entretient chez l'homme le courage du mieux reconstruirait bientôt l'école détruite; et l'homme y ranimerait l'éternelle espérance. Au surplus, pourquoi craindre chez l'enfant cette déception? Il ne passe point de l'école à la vie sans transition. Devenu majeur, une progressive accommodation s'est faite de sa pensée au milieu. Un équilibre s'est établi, peu à peu, entre la conception de la vie telle que cette organisation scolaire la lui faisait chérir et celle que l'expérience lui a depuis révélée. Sur tel point, « la vie » vérifia l'école ; sur tels autres, elle l'a contredite. La société lui apparaît toujours en deçà de l'idéal qui planait sur l'école et l'organisait; mais si cet homme est vaillant, il puise dans le sentiment de cette disproportion le courage de la diminuer: c'est alors l'école qui attire la société. S'il est pusillanime, il raille l'idéal de l'école et les leçons du maître, cède aux suggestions mauvaises du milieu, y choisit non ce qui l'exaltera, mais ce qui l'avilit; et c'est alors la société, ce
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qu'elle porte en elle de mauvais ou de brutal, qui attire l'école. Il y a une oscillation de l'homme entre son enfance et la vie, entre récole et la société même. L'homme clairvoyant et sûr de soi sait à quels points se fait le raccord; l'homme étourdi ne voit que l'opposition, et, mal conseillé par son égoïsme, cède au mal, se croyant plus avisé. Ce drame est humain. A l'école d'assurer le triomphe de ses leçons les plus subtiles, et tout d'abord de la leçon d'ordre et d'harmonie qu'elle donne à l'enfance. Notre école primaire est comme la pointe avancée de l'idéal français dans la société républicaine : elle est une des grandes forces organisatrices de démocratie policée. Tout n'y est-il donc que bienfait? L'institution de l'école publique comporte quelques risques graves. Obligatoire et gratuite, l'instruction primaire, l'école - particulièrement dans les cités industrielles - mêle des enfants venus de milieux très inégaux en dignité, confond des élèves qu'il serait souvent très sage de séparer. C'est un fait: examinons-le sans passion. Quelle mère, quel père soucieux des mœurs et de la dignité du foyer accepte sans appréhension, sans émotion que son enfant soit camarade de classe, de travail, de jeu d'enfants vicieux ou « mal élevés », grossiers de langage et de mœurs, venus de foyers où le mauvais exemple et l'inconduite sont si fréquents? Et comment l'instituteur ne serait-il pas ému lui-même en songeant à quels dangers l'école qu'il dirige, s'il la dirige en effet, expose les meilleurs, les plus sains - je ne parle pas seulement du danger que court leur santé - de ses élèves? Gardons-nous de rien exagérer. Les enfants les plus suspects, donc les plus à craindre par l'influence pernicieuse de leur conduite et de leur exemple, ne viennent pas tous, ne viennent pas nécessairement des milieux inférieurs; mais à ne considérer que la généralité des cas, il est vrai qu'en tant qu'école publique et gratuite, l'école primaire accueille l'enfant maladif, ou grossier, ou malpropre et vicieux au même titre que l'enfant sain, net, mieux « élevé », loyal. Elle les fait asseoir l'un auprès de l'autre; c'est l'aptitude, c'est la diligence qui leur assigne leur place dans l'ordre scolaire; et le talent s'affirme souvent là où on l'attendait peu. Cette juxtaposition n·est point sans périls. Pour un enfant vicieux qu'elle amende, que d'enfants honnêtes menacés de déchoir si le maître et la famille n'y veillent! Il n'est point indifférent à une mère, à un père de savoir que leur enfant peut subir l'influence d'un camarade d'école dont l'exemple est fâcheux. Prudents à choisir leurs propres relations, veut-on qu'ils se désintéressent des relations que la loi et leur pauvreté imposent à leur fils, à leur fille en classe? Ce risque est plus grave dans les villes. A la campagne, la corn-
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munauLé d'origine et de milieu est à peu près complète; mais veillons quand même. En supposant que des familles ne soupçonnent point ce risque, ou ne veuillent pas s'en émouvoir, notre vif souci de progrès moral démocratique nous ordonne de l'écarter en leur nom, et fût-ce à leur insu. Regardons-y de plus près encore. Populaire ou « bourgeoise », gratuite ou « payante », surchargée d'élèves ou peu fréquentée, une école expose les enfants étourdis ou faibles à certains exemples démoralisants : l'école primaire ne fait pas exception. Encore faut-il s'entendre et, pour ainsi parler, démonter le mécanisme de la contagion. L'expérience révèle que si un enfant « mal élevé » et un enfant c< bien élevé » sont réunis, c'est plutôt le premier qui influence le anque pas second. Un observateur superficiel, ou de parf · de conclure que la nature humaine a une 1,,·l!jJ~~lt:Jœ...trr1~~ mal; et il en tire la légitimité des systè, .. ,. .,,....,VP fessionnelle ou théologique. Dans la gén cy ~out autrement. Ce n'est point parce que l'e plutn.PAuya1 :I~ ue l'enfant « l'imite » : c'est qu'il y découv ~ elque chose d'i · vu, de d'inédit; l'affirmation d'une liberté plus u cieuse, d'un g.g verve et de crânerie, peut-être de courage; i\1¼9 ti discipline sciemment coupable, mais à l'in 1/ n<!>é.iô&'y vais ii exemple, en somme, lui plaît non par ce -qÜ'il contient de vicieux ou d'illicite, mais par ce que l'enfant y a cru reconnaître de recommandable, en un certain sens de fier et de généreux. Il n'y a là ni subtilité ni sophisme, encore moins excuse à tout prix. Ainsi le camarade malpropre ou débraillé est, pour cet enfant, moins sale et répugnant que pittoresque, << drôle », curieux à voir, sinon intéressant par sa négligence même, qui amuse la classe, à l'occasion. Le paresseux semble, par son refus de travailler ou son ingéniosité à esquiver les tâches, manifester une espèce de courage, ou la joviale résignation à se complaire dans l'incurie, ou l'adresse c débrouillarde », que la famille, le maître lui-même vont parfois c vantant et requérant. Le camarade turbulent, indiscipliné, désobéissant est un <c gaillard», un<< type >i hardi, supérieur à la punition et au châtiment, un héros dans son genre. Le vicieux précoce en impose non par l'indignité de ses actes, de ses fréquentations, de ses habitudes, mais par une manière de prestige personnel, une originalité un peu aventureuse, une maturité d'homme averti et qui connaî t la vie. Le mal retient ainsi l'attention des enfants, dans bien des cas, non pas en tant que mal, mais par celqu'il semble impliquer de bien. Cela revient à dire que même l'imitation d'un acteJ_mauvais;peut ne pas compromettre l'imitateur et, dans une certaine mesure, exercer
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tout d'abord en lui des facultés morales. Il imite l'acte qui, par quelque côté, flatte en lui un généreux instinct. Le danger est indéniable; mais il n'est pas alors dans la contagion même du mal : sondons d'abord le mobile , l'intention. Le danger, en pareils cas, est dans la confusion de la conscience, ignorante et non éclairée. Le problème de l'éducation consiste dès lors, dans ces cas mêmes, moins à refouler des instincts vicieux qu'à solliciter et instruire les instincts favorables. Et c'est toute l'éducation .... Ainsi déterminé, le risque de promiscuité que l'école en tant que communauté fait courir aux meilleurs élèves est tout autre, à coup sûr bien moins redoutable qu'on l'affirme. C'est la naïveté qui expose un enfant ignorant à l'imitation d'exemples que nous savons et déclarons mauvais . A nous de l'éclairer, de le mettre en garde contre cette duperie et cet abus. Comment y réussir dans des classes, des écoles où se pressent trop d'enfants? J'ai dit que ce risque de démoralisation contagieuse est surtout grave dans nos villes. Il s'accroît dans la mesure où l'école est surpeuplée; et c'est le contraire qu'il faudrait. A la campagne, l'école primaire a généralement un nombre restreint d'élèves - si mêmP,, dans certains hameaux , il est suffisant. C'est à la ville grouillante et redoutable, cruelle à l'enfance et démoralisatrice par tant d'exemples, qu'un instituteur peut le moins espérer suivre avec soin chacun de ses élèves et faire au mieux sa tâche : l'école est trop peuplée. Quelle contradiction! Et aussi quels périls! On ne le voit, on ne le dit pas assez. La communauté scolaire tend à devenir malfaisante normalement. Pour que l'école primaire rende les services que j'ai analysés au début de ~ chapitre, et, d'autre part, pour qu'elle lutte avec succès contre les risques que je viens de définir, il faut que le nombre des enfants y soit peu élevé. Ni trop, ni d'ailleurs trop peu, pour des raisons bien connues. Sinon, ce n'est plus une école organisée : c'est un troupeau, sommairement discipliné , une garderie; et l'atmosphère de cette école en es t toute changée. C'est alors l'incertitude, le hasard , l'aventure; ce sont tous les périls de l'inconnu; c'est la fatalité de forces mal contenues ou livrées à elles-mêmes, soit qu'elles échappent à l'attention des maîtres, excédés et surmenés, soit qu'ils se sentent impuissants à les discipliner ou combattre. Une telle école n'est pas, ne peut pas être dirigée; ou bien elle ne l'est que d'une façon incertaine, toujours intermittente. A l'occasion, elle travaille contre elle-même. Le moins qui puisse advenir, c'est que l'école échoue. D'où la nécessité d'alléger partout les effectifs scolaires, surtout
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dans les écoles urbaines, au cœur des cités et dans les faubourgs où la population est trop dense; et le moyen pratique, c'est d'augmenter le nombre des écoles et des classes, dans les villes d'abord. Objecter que c'est grosse dépense, ce n'est pas répondre; ce n'est pas nier non plus les périls auxquels il s'agit de parer, et dont les plus sûrs amis de nos écoles publiques ne sont pas assez instruits. L'école trop peuplée est plus qu'une illusion : elle est périlleuse en effet et, par son jeu même et son fonctionnement d'institution collective, désorganisatrice au moins autant que moralisante. Si l'on veut - et quiconque ouvre une école le veut - que l'instituteur enseigne avec entrain, qu'il exerce sur tous les enfants une surveillance active, encore que discrète, en classe et dans la cour, au travail comme au jeu, la première condition est de réduire le nombre de ses élèves dans toutes les écoles où il se voit débordé, parfois vaincu. Surtout, pas de réglementation uniforme et bureaucratique l Dans certains quartiers de grandes villes, où les familles vivent dans des conditions aussi peu défavorables que possible, je conçois qu'une école, une classe puisse être, à la rigueur, nombreuse. Dans les parties diteis populaires et ouvrières, où la pauvreté, la misère étale ses tristesses et ses hontes, où l'enfance est le plus menacée, où par conséquent l'œuvre scolaire est d'autant plus délicate et d'abord plus urgente, l'école ne devrait recevoir que très peu d'enfants : le nierait-on ? A ce prix, elle exercerait sur eux une influence moralisatrice et, par eux, atteindrait peut-être le milieu familial. En même temps que serait atténué le risque inévitable des contagions avilissantes, l'école agirait comme puissance de discipline morale et d'organisation sociale. Double gain, double progrès. Double devoir pour nous. Portons notre attention sur un autre point. Trop peuplée, l'école la plus dévouée à sa tâche est contrainte, par nécessité de discipline d'ordre extérieur, pour ainsi dire matériel et mécanique, d'uniformiser là où la République espérait susciter l'originalité individuelle. Bon gré, mal gré, et pour assurer un minimum d'activité studieuse dans un minimum d'ordre, cette école dresse plus qu'elle n'élève, contient plus qu'elle ne développe, résiste à l'enfance plus qu'elle ne l'encourage, et réprime plus qu'elle ne prévient - brutale et niveleuse par nécessité disciplinaire, n'ayant ni le loisir ni la possibilité d'être attentive à la diversité des enfants, de leurs goûts et inclinations, de leurs instincts, de leurs aptitudes, j'allais dire de leur visage intérieur, des promesses de leur âme et de leur pensée. Et elle uniformise dans la mesure même où son action est efficace. Education de sujets obéissants; mais de libres citoyens, non pas!
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Chargée de toutes nos espérances libérales, cette école est anti-républicaine. Si l'on permet cette image : l'instruction populaire n'y est plus qu'un méthodique cc sabotage » des intelligences et des cœurs. Si le législateur et les municipalités ne multiplient pas écoles et classes, tout autre moyen n'est qu'un palliatif, un expédient indigne d'une démocratie républicaine. Dans l'éducation que peut donner une école bourdonnante d'élèves en surnombre, rien n'est sûr, rien ne s'achève, rien ne se forme vraiment. Ébauche et confusion, et toujours péril de déformation morale, d'aberration, de culture antirépublicaine au premier chef. Ce n'est pas assez de dire qu'en l'espèce l'école la plus ardente à son devoir fait faillite : elle conspire contre l'intérêt national par son institution et son fonctionnement mêmès. Impuissante àfformer il'enfant, elle s'avoue débordée comme inhabile à régler les forces, morales et immorales, qui jouent naturellement parmi tant d'enfants groupés. Elle va au hasard, encourageant ou réprimant à l'aventure, au petit bonheur ....
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LA DISCIPLINE : RÉCOMPENSES ET PU_ NITIONS
L'école ne peut poursuivre son œuvre que si l'enfant y est soumis à une règle commune : nous touchons à la question de la discipline scolaire, dont l'importance est grande dans l'éducation démocratique. J'entends par discipline scolaire l'ensemble des moyens disciplinaires proprement dits - récompenses et punitions, et me borne dans les pages qui suivent à quelques observations générales. Nul ne conteste l'heureux effet des récompenses, et l'accord est vite fait dans cette partie de la pédagogie. La récompense est humaine essentiellement; aussi plaît-elle à l'enfant, non pas seulement, non pas tant parce qu'elle flatte son amour-propre, à l'occasion sa vanité, ou lui cause quelque plaisir, mais parce qu'elle satisfait chez lui un instinct de justice : méritant, il considère comme très juste d'être récompensé. Une éducation démocratique doit faire souvent appel à cet instinct. Les moyens coutumiers dont un instituteur se sert pour récompenser ses élèves sont comme consacrés par cette nécessité morale plus encore que par la tradition. Si la récompense n'est que cela, elle reste souvent vaine. Sans doute, elle correspond bien à une action ou à un sentiment louables et méritoires : un enfant est récompensé parce qu'il a été sage, propre, attentif et studieux, poli, obéissant, etc. Seulement, il importe qu'il continue à être ce pour quoi on l'a récompensé. Le mérite accidentel est de valeur bien faible; nous recherchons l'habitude du bien et de l'effort vertueux. La récompense est bonne si, au lieu de n'être qu'une sorte de dédommagement à une peine, elle aiguillonne cet enfant au travail soutenu, à la sagesse constante, à la propreté persévérante, etc., et, s'appuyant sur ce passé qu'elle loue, prépare l'avenir. Le maître soucieux d'éducation se place toujours à ce point de vue quand il récompense. La récompense utile lie l'enfant pour de nouvelles actions méritoires. Elle le loue, et c'est justice; mais elle l'exhorte aussi à faire mieux encore; elle le met affectueusement en demeure de persévérer; elle l'entraîne.
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Toute récompense qui n'atteint pas ce but, à plus forte raison si elle ne se le propose point, est inefficace. La récompense éclairée rassure un enfant sur lui-même non seulement parce qu'elle le dédommage d'une peine ou d'un effort, mais parce qu'elle vient lui démontrer qu'il ne s'est pas trompé ni abusé, qu'il a agi sagement, et qu'il avait bien raison de croire en la noblesse de son effort, en l'équité de la vie. On peut espérer qu'il transportera dans la société cette satisfaction scolaire, cette confiance dans la justice même. Mieux encore : la récompense l'a informé de sa faculté de labeur, d'énergie, d'attention, de volonté morale, de progrès, d'endurance, etc. : il sait, à n'en plus douter, qu'il est capable de refaire ce qu'il vient de faire; il se sent donc accru autant que récompensé, encouragé plus que loué; et cette récompense est plus un conseil qu'un éloge. Bref, il trouve dans la récompense non pas l'occasion de s'enorgueillir, mais une raison de persévérer, de faire mieux encore. Telle est la vertu éducatrice de premier ordre du plus humble moyen de récompense, louange, honneur, hochet .... L'observation nous montre que les récompenses les plus communément employées, et pas seulement à l'école, atteignent ce but par exception et, plus encore, développent chez l'enfant des émotions d'ordre inférieur, antidémocratiques, sinon immorales. Le moins clairvoyant des instituteurs sait que le bon point, la bonne note, l'éloge, le rang de composition, la distribution des prix excitent souvent chez ses élèves une légèreté vaniteuse, de la suffisance, ou une facilité trop grande à se croire et à se dire contents d'eux-mêmes, une très fâcheuse dispositi~n à s'accommoder d'un effort bref ou médiocre; ou bien aussi l'envie, la jalousie, la déception rancunière, le dépit mauvais conseiller, une très regrettable susceptibilité. Par ces effets, la récompense risque de démoraliser un enfant. Non seulement elle n'atteint pas son but, mais elle déprave en quelque mesure si un maître n'en sait user. En cette matière, qui ne réussit point compromet l'éducation. Le maître ne sait pas toujours éviter un autre danger. Ce n'est pas seulement l'abus, c'est l'institution même des récompenses qui risque de fausser chez de jeunes enfants le ressort de leur activité · morale. Craignons qu'ils ne travaillent que pour être récompensés! Cc qui ne doit être qu'un moyen devient alors le but de l'effort, de l'application persévérante. Vous dites à un petit garçon, à une petite fille : <c Si tu es bien sage, tu auras ceci ou cela pour la récompense >>. Si cette promesse a un effet heureux sur sa nonchalance, son étourderie, sa dissipation, je vous en félicite : mais n'abusons point. Systématisez cette façon de faire; appliquez-la à tous les enfants, sans distinction d'âge ni de tempérament; accoutumez-les à
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concevoir toute tâche comme dirigée et soutenue par l'espoir d'une récompense - et voyez ce qu'il advient de votre élève. C'est ainsi qu'on dresse des chiens savants par l'appât d'un morceau de sucre; , mais n'allons pas nous vanter de ce grossier système d'attraits appliqué à des enfants, à des hommes. On ne veut pas les « dresser » : on espère les instruire et les élever. Cette sorte d'émulation par la récompense est artificielle et peu digne. Quand elle viendra à manquer dans la vie, où rien n'assure l'homme de la récompense et du morceau de sucre, où donc cet enfant devenu adulte puisera-t-il la force de progresser? Quelles raisons se donnera-t-il à lui-même de progresser en effet? Pourquoi vouloir qu'il se perfectionne si la récompense reste aléatoire, ou si, même promise, elle manque, ou lui paraît insuffisante a priori? C'est toute son éducation qui est manquée; à moins que le bon sens, l'expérience, l'adversité ou l'aide des hommes n'y mettent ordre. Mais même dans cette hypothèse optimiste, quel dommage que l'éducation première n'ait pas été plus prévoyante 1 Cette conception de la récompense est une sorte de marché conclu avec l'enfant, et bientôt une corruption de sa générosité. Pour quelques résultats heureux obtenus, quel avilissement! Tout en constatant l'amélioration du système disciplinaire dans nos écoles publiques, F. Lichtenberger signalait l'opinion émise par l'un de ses collaborateurs. << Le système disciplinaire aurait besoin d'être mieux orienté; il se sent généralement d'un mercantilisme qui donne trop pour mobile l'intérêt à la conduite des élèves. Il faut évidemment soutenir la volonté vacillante des enfants; c'est l'acte moral qu'il faut avant tout produire, et c'est la satisfaction de l'avoir produit qu'il faut avant tout lui faire goûter. La récompense devrait plutôt soutenir, encourager l'effort vers le mieux que payer le succès 1 • )) On ne saurait mieux dire. Au point de vue pédagogique, la question se ramène à ceci : la récompense étant dans le sens de la nature humaine et recélant une force de progrès qu'on peut utiliser pour élever l'enfant, quels sont les meilleurs moyens de récompenser? Récompenser un enfant, c'est lui révéler l'accord qui s'est fait entre son activité, intellectuelle ou morale selon le cas, et sa conscience; entre son désir de savoir, de comprendre, de sentir, de jouir et le résultat de ses efforts mi-inconscients, mi-volontaires, à la fois instinctifs et délibérés. Au maître avisé à choisir les moyens selon l'âge, le tempérament, les goûts des élèves, qu'il connaît, qu'il doit connaître individuellement. Récompenser, c'est dire à celui qu'il récompense : « Tu es dans la bonne voie : restes-y 1 Tu as obéi à
f. Rapport sur l'éducation morale dans les écoles primaires, i889, p. 37.
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ce qu'il y a de meilleur en toi afin de résister à ce qu'il y a de moins bon : persévère i Tu vois bien que tu es fort el maflre de ta force. » L'instituteur trouve alors, tout naturellement, le langage et le ton qui conviennent. Cette récompense éclaire l'enfant sur lui-même, l'appelle à la vie réfléchie, dégage de sa conscience la force obscure qui l'a aidé à bien faire. On peut dire qu'une telle récompense ouvre les sources mêmes de la vie morale. A mesure qu'il grandit, l'enfant débrouille mieux cette intimité un peu mystérieuse; et chacune des petites victoires qu'il remporte sur lui-même, un peu de réflexion l'y aidant, est une attestation triomphante de la force de vie qui le promeut. C'est donc une sorte de révélation que la récompense amène peu à peu. Au début, l'enfant récompensé croit n'avoir que satisfait son instituteur, son institutrice, qu'il aime et veut imiter : cet amour même l'encourage à bien faire. Puis il sent que c'est à lui-même qu'il fait plaisir, que c'est à lui-même qu'il obéit; l'autorité à laquelle il se montre si docile, c'est sa conscience. Il jouit de sa récompense parce qu'elle le réconcilie avec soi-même ou l'entretient en joie. Puis il en jouit parce qu'elle l'enhardit à exercer ses forces et sa volonté de bien : il se connaît déjà mieux. Il ne sait pas encore tout ce qu'il peut; mais il sait déjà qu'il peut beaucoup quand il veut. Entre les mains d'un maître habile et peu prodigue de louanges, la récompense aiguillonne des forces morales insoupçonnées de l'enfant, et qui lui servent à refréner aussi des instincts mauvais ou dangereux. L'enfant ainsi éclairé sur soi-même développe ces forces morales dans la mesure où il en use avec une assurance croissante. Et l'enfant découvre un jour, un peu plus tôt, un peu plus tard, dans la joie ou dans l'adversité, que son activité s'accorde de plus en plus avec son principe même et le maintient dans sa voie. Cela, c'est vivre, et selon la nature, librement dans l'obéissance à soi-même. La récompense se confond donc avec l'éducation morale telle que je l'ai définie. Le système des récompenses n'est point quelque chose d'extérieur à l'éducation morale démocratique, ou de superposé à son dessein : il est au cœur même de l'école républicaine; et il la sert directement dans son ambition d'élever pour la nation des hommes clairvoyants et sincères, et, dans la mesure où faire se peut, autonomes. Les punitions concourent au même but; mais la question est plus grave. Une punition risque d'être injuste, ou bien hors de proportion avec la faute : dans les deux cas, elle peut induire un enfant à la révolte, ou entretenir la rancune en son cœur blessé, humilié. Même juste, la punition provoque une peine, morale ou matérielle, souvent morale et matérielle à la fois; et il n'est jamais indifférent de con-
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traindre un enfant à une peine. La punition l'afflige dans le temps présent, lui cause une douleur, au moins un chagrin, et si elle n'améliore pas ce petit coupable, si même elle l'aigrit, elle le compromet pour l'avenir, elle le déprave, l'abaisse. Pourtant, punir est nécessaire et juste; et punir n'est pas tant pour l'instituteur un droit qu'un devoir : il fait respecter dans sa classe la règl~ et l'ordre, afin que l'action scolaire soit aussi efficace que possible. En punissant, il ramène l'enfant à l'ordre et à la règle, au travail. Punir est acte d'éducation; mais à de certaines conditions. Je me refuse à admettre à l'école les châtiments corporels. Un pédagogue allemand constate que les divers peuples ne sont pas d'accord à ce sujet, et, tout en faisant des réserves très marquées sur l'emploi des châtiments corporels, il écrit que notre susceptibilité, dans ce domaine indique peut-être une certaine décadence 1 • Ce peut-tire me rassure; mais il y a des hommes, en France aussi, qui raillent notre amollissement, notre pusillanimité, notre scrupule à punir un enfant de châtiments corporels. Le martinet, le bâton, les verges, les coups, tout cela leur paraît inséparable de l'idée d'éducation. - Je n'écris point pour eux, mais pour l'enfance, qu'ils meurtrissent et que nous voulons élever. L'adoucissement de notre discipline scolaire correspond aux progrès mêmes de la notion de punition, et non à un énervement national. La circulaire ministérielle du f5 juillet i890 relative au régime disciplinaire dans nos lycées et collèges a consacré autant qu'encouragé ces progrès, d'ordre vraiment moral et démocratique : document de première importance dans l'histoire de l'éducation. Le même esprit prévaut aujourd'hui dans nos écoles primaires 2 • Je suis tenté d'écrire qu'il s'y affirme plus hardiment. Les instituteurs et les institutrices, et justement parce qu'ils instruisent les enfants du peuple, se rendent de plus en plus compte des rapports qu'il y a entre un judicieux emploi des punitions et l'éducation républicaine. Il reste pourtant beaucoup à faire. En tous pays, la discipline scolaire est encore brutale : ce n'est guère qu'une question de plus ou de moins. Sans doute, pour employer les termes mêmes de la circulaire citée plus haut, la répression prend du plus en plus un caractère « moral et réparateur » ; notre discipline, purement restric1. Papers on moral education, rapports communiqués au Congrès international d'éducation morale à Londres, 1908, article en allemand de Prof. Münch, de Berlin; p. 63 (Londres, David Nutt). 2. Marion était partisan d'une discipline très libérale, dans les lycées et collèges. Voir son livre !'Éducation dans l'Université, dont Ferdinand Buisson a parlé longuement dans sa conférence d'ouverture, à la Sorbonne. (Revue pédagogique du 15 décembre 1896, p. 595 et suiv.)
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tive autrefois, ne veut plus se satisfaire « d'un ordre apparent », sachant qu'elle tolérait, peut-être créait « un désordre profond »; et l'Université a résolument entrepris de former « les mœurs publiques à la hauteur de nos institutions ». Citons aussi ce passage décisif: « Ou bien l'éducation de l'enfant consiste dans un dressage, artificiel, tyrannique et vain, ou bien elle doit être le travail d'éclosion d'une conscience et de formation d'un caractère. Le Conseil ·s upérieur a repoussé la première hypothèse; il a invité l'Université à ouvrir plus généreusement les sources profondes où l'enfant, l'homme futur , puise la force morale. Ses résolutions sont un acte de confiance dans la conscience humaine et dans l'idée de liberté. » Je plains ceux qui ne voient dans ces affirmations qu'une belle, mais vaine phraséologie; et quels regrets qu'une telle cause ne soit pas encore gagnée tout à fait, même en France! « On vante tous les jours à nos enfants, écrit un homme sévère, mais très clairvoyant, les bienfaits de la liberté, mais en même temps on les dresse à penser et à agir comme les sujets d'un tyran. Il n'y a presque pas de classe ~ù ne passe en permanence un courant caché de rébellion. Les habitudes démoralisantes, les déformations du caractère dues à ces longues années de soumission apparente, sont si graves qu'un petit nombre seulement parviennent à s'en affranchir plus tard 1 • » Je n'appliquerais point ce jugement pessimiste à nos écoles primaires françaises; mais restons vigilants, surtout à l'heure où le maître y punit et châtie. La punition, disait la circulaire, est le dernier des moyens; pour trop de maîtres encore, elle est le premier. Qu'ils méditent le passage que je viens de reproduire d'un livre très courageux; et qu'ils regardent ensuite vivre leurs élèves 1 Le contrôle est très difficile. Il est aisé d'enquêter sur la valeur int~llectuelle d'une classe, d'une école, d'un enseignement : l'inspecteur dispose de moyens d'observation et de comparaison directs et éprouvés; la matière est saisissable objectivement. Il s'assure vite que le programme et l'emploi du temps sont bien suivis; que les enfants savent et répondent dè façon convenable; que leurs cahiers sont propres; que les devoirs sont bien choisis et corrigés; que les méthodes d'enseignement sont judicieuses; que les manuels sbnt sur la liste réglementaire, etc. Mais comment porter un jugement équitable, et d'abord motivé, sur les moyens disciplinaires que le maître emploie dans cette classe, sur les punitions qu'il inflige et dont l'effet moral - ou démoralisant - est si grave?
1. L'école et le caractère, par F. W. Fœrsler, traduit par Pierre Bovet, avec préface de Jales Payot (Saint-Blaise, 1009), p. 195. L'ouvrage porte en sous-titre : la pédagogie de l'obéissance et la réforme de la discipline scolaire.
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En présence de l'inspecteur, la classe tout entière est artificielle, changée. L'enfant d'ordinaire indiscipliné est docile. Le maître impatient et emporté se contient. Par cela même qu'il est présent, l'inspecteur rend la discipline différente; pour un moment, cette école est tout autre. Comment l'administration universitaire peutelle savoir, en toute certitude, si le régime des punitions est ici mauvais ou bon, si l'instituteur punit habituellement avec tact, avec la préoccupation d'élever plus que de châtier? Le témoignage des enfants, des familles est suspect, d'ailleurs indiscret, sinon indélicat dans la plupart des circonstances : double raison pour ne pas recourir à ce moyen d'information. L'adulte, il est vrai, nous renseigne sur l'école qu'il fréquenta jadis; il juge les moyens auxquels ses maîtres avaient recours pour le punir; mais ce jugement même, supposé libre et équitable, porte sur le passé, non sur l'éducation présente. Notre appréciation du régime disciplinaire actuel ne peut donc être qu'approximative et conditionnelle. Il n'y a guère d'exagération à dire que nous ne savons point ce que l'école primaire actuelle vaut moralement dans son régime disciplinaire, c'est-à-dire dans l'une de ses puissances éducatrices capitales et qui importent le plus à la République. En tout état de cause, les progrès déjà constatés dans le passé doivent nous stimuler à d'autres améliorations. En même temps que l'opinion publique exprime ses préférences pour une discipline sans brutalités ni tyrannie, affinons les maîtres et, dès l'école normale, appelons leur attention sur la nécessité d'approprier les punitions scolaires à l'institution républicaine, à la conscience démocratique. Il ne s'agit rien moins que d'une revision, à l'école, de la notion même de punition et de la pédagog,ie du châtiment. Pour trop de maîtres, punir est encore et essentiellement châtier. En apparence, conception très raisonnable : si la justice suppose les récompenses, elle suppose les punitions; même rapport nécessaire, et moral, entre l'acte et le traitement. L'élève coupable doit sentir et respecter la nécessité dans le châtiment, de même que l'élève méritant la sent et la respecte dans la récompense. Récompenser et punir sont comme les deux pôles de cette justice qui vit au cœur des hommes, et dont l'institution républicaine fait son âme. Si le coupable ne découvre point cette profonde nécessité, ses camarades la sentent, pour peu qu'on les y aide : ils attachent d'autant plus de valeur à une punition qu'elle leur semble frapper justement, et, par là même, leur apparaît comme la sauvegarde de leur propre innocence, la sensible garantie de l'ordre, scolaire et humain. Même pénible et afflictive retenue, pensum, privation de faveur - la punition s'offre comme justifiée par la nécessité sociale; elle révèle enfin, aux yeux des plus
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clairvoyants, une nécessité universelle. Seulement l'instituteur ne veut pas toujours n'être que ce rassurant gardien de l'ordre et l'instrument exemplaire d'une loi de justice. II entre dans ses punitions, trop souvent encore, cette vieille idée que quiconque commet une faute doit souffrir, expier : telle est la justice des hommes. Et l'on voudrait qu'elle fût celle des enfants? C'est l'éducateur lui-même qui entretiendrait, à l'école où il a mission d'améliorer l'homme dans l'enfant, cette grossière conception de la justice? Cette seule considération suffit, je crois, pour affranchir la punition scolaire de toute idée de châtiment expiatoire; mais qu'on veuille bien réfléchir encore à œci. La loi civile n'applique pas les pénalités de droit commun à l'enfant - parce qu'il est mineur. La société met l'enfant qui vole, qui tue, qui commet un délit non en prison, comme elle fait pour des adultes, majeurs et responsables, ou supposés tels, mais dans une maison de correction. Le juge ne condamne pas l'enfant en expiation de la faute commise; il l'envoie dans une institution réparatrice, qui du moins doit tenter de corriger l'enfant coupable. Si je puis m'exprimer ainsi, la loi civile ou pénale, en présence de l'enfant, met l'accent moins sur le châtiment que sur l'effort éducateur et régénérateur. Comparez à ce juge l'instituteur qui punit dans sa classe, et pour des fautes légères; comparez l'esprit dans lequel celui-ci et celui-là interviennent. Par la vivacité de son intervention, ou par la gravité du pensum, par l'appropriation judicieuse qu'il fait du châtiment à la faute, et par ce soin même à doser la punition, l'instituteur révèle qu'il traite l'enfant en être coupable et responsable pleinement, et que sa préoccupation est de le punir plus que de l'amender. Qui est le plus juste et le plus soucieux de moraliser - de cet instituteur et de ce juge? Non seulement l'école retarde sur les lois du pays, mais elle est ici en opposition avec l'objet moral et démocratique de toute notre éducation. Il y a deux justices pour l'enfant : une justice sévère, impitoyable et répressive à l'école, une justice indulgente et prévoyante au tribunal. Ainsi se trouve condamnée dans son principe une discipline qui n'est que répression, sanction expiatoire - châtiment. Elle vaut encore moins par ses efîets. Pour quelques enfants améliorés, tant d'autres n'_ sont que devenus pires! L'enfant a obéi, s'est tu, s'est en incliné, a expié, a « fait sa punition ». Mais le grand point eût été d'assurer cet enfant contre le retour de la faute; et, d'abord, la punition l'a-t-elle amené à un sincère examen de lui-même? Je n'en suis pas sûr. Peut-être proteste-t-il in petto, à l'heure où nous le croyons repentant et soumis, contre la punition, contre le maître, à qui il ne pardonne point d'avoir infligé cette peine. Cet enfant
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soumis est en état de rébellion; de mauvais sentiments l'agitent, aggravant la faute qu'en apparence il expie. II nourrit un vilain désir de revanche, de représailles. II est impossible qu'un instituteur attentif ne discerne pas ce désordre et, l'ayant discerné, ne s'empresse de le réparer. Il le tente par le raisonnement, affectueux ou sévère, persuasif, émouvant; il fait appel à de bons sentiments; il invite cet enfant à réfléchir, et généralement réussit. Or, le succès est dû, de toute évidence, non pas à la punition, puisqu'elle n'a fait que compliquer les choses et exciter l'enfant, mais à l'intervention personnelle du maître, qui a trouvé le chemin de ce cœur rebelle. Que n'a-t-il donc, au lieu de tant punir, commencé par là! Ne nous y trompons donc pas. Si une punition a un effet bienfaisant, c'est plutôt de façon indirecte, soit qu'elle ait provoqué chez le petit coupable une sage réflexion, soit que le maître en ait pris texte pour le conseiller. C'est assez dire que la punition, dans les meilleures circonstances, reste chose accessoire; presque toujours elle est inutile. C'est le commentaire, c'est l'encouragement à mieux faire qui importe; et puisque, même puni, un enfant risque de ne point se donner à soi-même cet encouragement, le maître intervient. La punition vient ensuite - si elle s'impose. Il en est de la punition comme de la récompense : il s'agit de toucher le meilleur moi des enfants, et de l'affermir dans sa lutte contre le moi inférieur. En d'autres termes, la faute à punir étant causée soit par l'ignorance, soit par la légèreté, par l'orgueil, par l'empire accidentel d'un sentiment vil, l'instituteur qui sait punir éclaire tout d'abord l'enfant sur la cause de l'acte fautif, et« traite » le coupable en conséquence. Qui donc poursuivrait de façon identique la faute d'inexpérience et la faute de récidive? En règle générale, il n'y a faute véritable et répréhensible que là où un enfant, quo ique averti déjà et renseigné, cède pourtant au mouvement vicieux, au penchant mauvais , au sentiment grossier, etc. Va-t-on lui tenir à nouveau un long sermon sur l'indignité du mobile? Les éclaircissements antérieurs ont échoué; cherchons mieux. Le remède est ailleurs en pareils cas : dans un appel aux bons sentiments que l'enfant a refusé d'écouter, en quelque sorte, ou n'a pas voulu entendre, ou que l'impulsion mauvaise a refoulés. Or, cela, la punition le peut-elle? A elle seule - presque jamais. Pour la commodité du débat, et en considérant la grande majorité des élèves, on peut représenter l'activité morale d'un enfant comme déterminée dans la plupart des cas par l'antagonisme de deux forces : l'une qui l'entraîne au Bien - travail , étude, politesse, franchise, bonne camaraderie, dévouement; etc.; c'est-à-dire dans le sens de la nature saine; l'autre qui le pousse au Mal - soit qu'il ait
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des dispositions vicieuses, des instincts vils (il est parfois brutal, sournois, paresseux, hypocrite), soit aussi qu'il se trompe sur le Bien et le Mal et, mal renseigné, s'abuse plus qu'il ne faute vraiment. Le problème est donc le suivant : instruire l'enfant du Bien et du Mal, et maintenir la prépondérance de la première force sur la seconde. Poser le problème, ce n'est point le résoudre; mais le bien concevoir, c'est déjà grande chance de succès. Sans vouloir réduire le jeu de toutes les activités enfantines à cet antagonisme, à ce drame de deux forces élémentaires, il est permis de dire que l'instituteur y découvre l'essentiel de la vie morale. A tout le moins, il ne se fait pas illusion sur l'efficacité de la seule punition. Il sait qu'il est aisé de punir l'enfant qui a cédé au mauvais mouvement, mais que la grande affaire est d'éviter une faute renouvelée. Et c'est là où j'attends l'éducateur. Il y a plus. La punition répressive maintient pour ainsi dire l'enfant coupable dans l'atmosphère mauvaise où il s'est mis. C'est le contraire qu'il faut faire, sans délai. Là où l'enfant s'incline vers le Mal , repoussons-le vers le Bien: un pensum n'y saurait suffire, puisqu'il occupe l'enfant de la pensée même du Mal, l'en obsède .. .. Là où un enfant a cédé à une impulsion vicieuse, excitons l'impulsion contraire : la punition n'y prétend pas. Là où il y a eu défaillance, révélons une force d'espoir et de courage, une assurance, une foi . En un mot, cherchons avec cet enfant, au fond de son cœur, les naturelles réserves de bonté énergique et créatrice, proprement morales. Puisqu'il doit obéir - ainsi le veut l'ordre - que ce soit toujours à ce qu'il y a de meilleur en lui . La liberté est à ce prix, comme le bonheur; et il n'est pas de meilleure définition du Devoir. En définitive, punir, c'est ramener à la nature. C'est pourquoi la punition est, plus encore que la récompense, acte d'éducation. Aussi suppose-t-elle chez l'éducateur sang-froid, perspicacité, tact et savoirfaire . Un reproche attristé, un blâme donné avec sens lui fournit l'occasion toute naturelle d'en appeler chez les élèves du meilleur moi contre le moi inférieur, et de s'allier avec celui-là contre celui-ci. A l'avance il applaudit à la revanche de la force du Bien; et cette punition même ouvre une perspective sur une récompense prochaine. C'est vraiment une alliance, défensive et offensive, qu'un maître conclut avec la nature enfantine contre ce qui la contrarie ou la menace; et la moindre des punitions, tourn;mt l'enfant non vers le passé, mais vers l'avenir, se relie au principe de l'éducation. D'où il résulte que la suppression progressive des traditionnels moyens disciplinaires s'impose à l'école. Non pas seulement parce que ce sont survivances du passé autoritaire et d'un système scolaire
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défiant de la nature humaine, mais parce que ces punitions, même adoucies, vont le plus souvent contre leur but. Nulle idéologie, nul romanesque; mais au contraire une sûre observation de la nature et des mouvements de l'âme humaine. Le romanesque, c'est notre persévérance à placer l'objet et la méthode de l'éducation humaine dans la lutte directe, corps à corps, avec les instincts mauvais, conçus et traités isolément, séparés des autres et, pis enco re, de l'ensemble de notre vie morale. L'idéologie, c'est la croyance en la déchéance de l'homme, en son avilissement originel, en son incurable faiblesse si quelque autorité ne l'assiste et soutient, telle une grâce .... Une conception quasi augustinienne anime encore les leçons de l'instituteur républicain; l'école qui a mission d'inspirer la foi dans l'homme et dans la liberté cède encore à de séculaires défiances et au mépris de la créature. En un certain sens, et particulièrement dans son régime disciplinaire, l'école française a recueilli et perpétue les principes pessimistes que l'institution républicaine rejette par définition. II suffit qu'on en avertisse l'instituteur avec force le jour où il entre, pour y enseigner, dans une école : il trouvera de lui-même, il cherchera les moyens de parfaire cette discipline encore grossière et despotique; et le devoir de récompenser comme de punir se confondra, pour lui, avec le devoir de stimuler les activités heureuses de la nature humaine, d'accroître et d'assurer chez l'enfant toutes les forces du Bien. A quoi bon occuper cet enfant d'un Mal à combattre? Obsédons plutôt son âme d'un Bien à réaliser infiniment. Ainsi renseigné, un bon instituteur dépouille les punitions scolaires de leur caractère inutilement afflictif, j'allais dire infamant; mais surtout, il sait les approprier à l'enfant puni; et jamais il n'oublie que l'effet moralisateur d'une punition réside non dans la punition même, mais dans la manière dont il l'a infligée et dont elle est reçue par l'enfant. S'il l'inflige sans discernement, sans prendre garde à la diversité des tempéraments plus ou moins susceptibles et délicats, il risque ici de dépasser la mesure, et là de rester en deçà. L'uniformité de ses moyens l'asservit à un empirisme grossier et brutal à la fois . Le pensum « omnibus » est injuste et inefficace : ce n'est pas aux enfants à s'ajuster d'eux-mêmes aux pensums; c'est aux pensums à s'ajuster - le maître y veille - aux élèves. II n'y a rien de plus erroné et de plus ridicule que la façon dont les maîtres punissent en général: leur système disciplinaire est sans variété, sans nuances; et la monotonie même des moyens rend ces punitions illusoires. Un enfant« qui a de l'amour-propre» cède à un reproche; l'enfant obstiné ou faible de caractère ne s'incline que devant un pensum sévère; tel autre ne s'accommode pas d'une punition donnée en
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présence de tous ses camarades; tel autre reste insensible aux châtiments si le maître ne les a point divulgués. « Le blâme, non point public, mais infligé en particulier et joint à des conseils donnés avec une affection virile, est souvent la meilleure des punitions; il n'est guère de fautes dont un bon éducateur ne puisse tirer parti pour augmenter le courage d~s faibles. Il doit, au reste, appliquer l'individualisation de la peine, qui est celui de la justice de l'avenir 1 • » Telle est la règle dans l'art difficile de récompenser et de punir. Au surplus, l'école où le travail est actif, joyeux, varié et intéressant ne connaît guère les punitions. Le maître « bon disciplinaire » est celui qui, aimant ses élèves et sachant les attacher au labeur, n'a nul besoin de punir : son indulgente fermeté, son sourire, un regard, une parole opportune, des observations brèves, mais bien senties, lui suffisent. L'enfant est tenté de mal faire là où il s'ennuie, inactif ou malheureux; il prend sa revanche, mais à sa façon, contre l'insuffisance de l'enseignement, contre un maître peu zélé ou incapable. Les mêmes enfants qui « se tiennent mal » dans la classe d'un professeur sont dociles, diligents et respectueux dans la classe d'un autre, qui pourtant punit si rarement! Accablés de pensums par le maître « coulé » - si l'on me permet le mot bien connu -, d'ailleurs impuissant à maintenir un ordre au moins apparent, l'idée de mal faire et d'être indisciplinés ne leur vient point avec un autre maître; et cette docilité est irréfléchie, non concertée ou délibérée. Tout cela se passe naturellement chez le maître et chez l'élève. Quelle indication pour nous! En général, le maître qui punit beaucoup, qui croit devoir beaucoup punir, est un mauvais maître: les enfants ne l'aiment pas; ou bien il donne l'exemple de la négligence et de l'incurie; ou bien il ne sait pas les occuper et ils s'occupent à ses dépens. En pareils cas, le maître est plus coupable que l'enfant. Quels effets moralisateurs espère-t-on d'une école où le maître est responsable, pour une grande part, de l'indiscipline et de la dissipation de ses élèves? Et quelle légitimité reste-t-il à une punition que le maître lui-même a rendue inévitable? Et si un enfant a vraiment fait une faute, le bon maître sait que la punition utile est préventive : elle met cet enfant en garde contre la récidive; elle l'avertit plus qu'elle ne le châtie; elle éveille le désir de mieux faire plus encore que la honte et le regret d'avoir mal fait; jamais elle ne l'arrête à la stérile et humiliante contemplation d'une faute, fût-elle grave. Le maître qui punit fait donc rentrer les enfants légers et fautifs dans leur voie droite en appelant à l'aide ce
1. L'éducation morale rationnelle, par Albert Leclère, p. 71 (Hachette, 1909).
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qu'ils ont en eux de plus digne, de plus vif - leur meilleur moi. Nulle obsession d'un vice à fuir, d'un mal à combattre, de laideurs à haïr, de vilenies à éviter. Quelle erreur, et quelle sottise, d'entretenir un enfant du mal qu'on lui veut faire détester, et pas assez du bien qu'il doit aimer l Préoccupons à tout instant l'enfant du devoir, de la vertu, de la sincérité, de la loyauté : tout cela est en lui, prêt à jaillir et à déborder, prêt à refouler des forces dissolvantes. La seule pensée des puissances de vie et de progrès moral occupe l'âme des enfants dans cette école - affectueuse et charmante tyrannie du Bien à aimer, non du Mal à craindre, et d'un maître soucieux d'élever l'enfant pour le Bien par le Bien même. Ainsi dirigée, l'activité d'un enfant se développe naturellement, avec grâce. Pourquoi le punirait-on si l'occasion de mal faire ne lui est pas laissée et si cette activité l'incline au Bien? On dit qu'il n'est pas mauvais de commettre quelquéfois une faute , afin de puiser dans le sentiment de cette faute un encouragement, et pas seulement un prétexte, à se perfectionner. C'est prétendre aller à la vertu par le chemin du vice; c'est comme si l'on disait qu'il est bon d'avoir quelques graves maladies pour jouir mieux ensuite de la santé et s'y maintenir. · Je pense qu'il vaut mieux à tous égards prévenir la maladie, et que la santé est un état positif. Mes préférences iront toujours aux écoles, aux systèmes pédagogiques et disciplinaires qui entraînent l'enfance à la vertu par la seule route qui y mène. L'enfant qu'on ne punit pas parce qu'il ne se met point dans le cas d'être puni et reste docile au meilleur de soi vaut, tout de même, mieux que celui qu'il faudra ramPr1er dans sa voie par la punition. Aussi la punition est-e .e l'exception dans l'école que dirige un bon maître; et c'est la récompense, j'entends celle que j'ai dite, qui y est la règle. L'éducation morale démocratique ne peut encourager d'autre conception. C'est aux instituteurs et aux institutrices à s'• y accommoder peu à peu : là est leur devoir, et là est notre droit sur eux.
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Absorbée par le labeur quotidien et souvent ignorante, la famille n'est guère en état de donner aux enfants les soins physiques sans lesquels il n'y a ni santé ni vigueur. Nul besoin de démontrer ici la nécessité d'une éducation physique. L'opinion publique est peu à peu conquise; le snobisme imitateur a accrédité en France certains jeux de plein air et les exercices gymniques. Efforts très salutaires, en dépit de quelques exagérations. Persévérons! J'envisage l'éducation physique dans quelques-uns de ses effets moralisateurs. Que peut l'école primaire? Les milieux où elle se recrute, à la campagne et à la ville, exposent fréquemment l'enfant à des habitudes de malpropreté, disons : de propreté insuffisante. Elles compromettent sa santé et rabaissent en lui l'homme alors que tout, à l'école, tend à le grandir. Même là où les mères savent mieux veiller à la propreté de leur fils et de leur fille, ces soins sont mal compris, rarement complets. Or, la propreté - il faut le dire - a une valeur civilisatrice et pour l'individu, et pour la nation. A ne la considérer que du point de vue moral, elle est à la fois une forme du respect envers soi-même et du respect envers les autres. Elle est sociale. La propreté est l'une des vertus démocratiques. Point d'équivoque. Longtemps négligé, sinon méprisé, le corps s'est vu soudain déclaré objet de culte : le« bon animal » de Spencer triomphe, même en-deçà du canal. On exagère à peine en disant qu'il y a un fanatisme du bain, de la douche et du tub , que les anciens, pourtant très soucieux de propreté, ne connaissaient point; et aussi une superstition du muscle, du massage, des sports. Le corps y a gagné sans doute; à l'occasion, l'éducation n'y aurait-elle pas perdu? Ce zèle à chérir la u guenille i> na'guère dédaignée développe chez beaucoup de gens un matérialisme inférieur, une sorte de souci
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païen, d'immodestie, d'impudeur provocante, et le mauvais goût. A tout le moins, cet empressement de fraîche date a quelque chose d'indiscret; la délicatesse française ne s'en accommode guère. Ces hommes, ces femmes, ces enfants sont propres, nets, assouplis et comme lustrés; je les en félicite, pourvu que ce zèle dure; mais leur ostentation est un peu brutale, et cette publicité offense. Il n'est pas nécessaire à la démocratie que la fenêtre de notre cabinet de toilette soit si grandement ouverte. Cache ta vie - au moins ton corps. Rien de trop : ainsi le préfère le goût français; ainsi l'ordonne la nature. L'instituteur n'a pas à mettre ses élèves en garde contre cet excès : la plupart de ces enfants, garçons ou filles, n'en sont pas encore là.. .. Mais qu'il soit attentif aux périls de l'exagération et de l'étourderie! Ni affectation ni insolence. Avec du tact, l'instituteur sait, quand il le veut, accoutumer peu à peu les enfants à plus de soin. Sans régenter les familles, et d'abord par son exemple, il réforme de déplorables habitudes. L'essentiel est que le conseil soit toujours donné affectueusement; que ce maître fonde ses critiques sur la dignité individuelle et le respect. Démontrer que la malpropreté et le manque d'hygiène sont périlleux pour la santé, c'est très bien : la peur du microbe est le commencement de la sagesse. Mais elle n'est pas la sagesse entière. L'école nous · doit de faire mieux encore : elle élève; et la propreté se justifie aussi, se justifie presque toujours par des raisons qui ne sont pas sanitaires ou tirées du laboratoire. Certes, l'école primaire n'est pas toute-puissante : ne nous flatt-0ns jamais. En bien des cas, le médecin aurait seul l'autorité nécessaire; mais il n'y a point de petites victoires : la vigilance d'un instituteur, d'une institutrice peut beaucoup. Il suffit qu'ils interviennent à propos, avec ménagement ici, avec plus de fermeté là, et sachent recommander aux familles une sollicitude mieux avertie. Tout cela se fait discrètement, à propos. L'école vaut donc ce que vaut le maître; mais quel qu'il soit, elle accoutume les enfants à la propreté par la régularité même de son contrôle. Les inspections dites « de propreté ii à l'entrée en 1., classe; les observations du maître; une attention marquée pour certains détails de la mise, de la tenue, de la toilette; des encouragements à soigner la chevelure, la bouche, le nez, les doigts: les bons maîtres savent ce qui importe - et ce qui porte. Cela est bien dans le programme de l'école primaire. Peu à peu, l'enfant soumis à cette influence s'améliore; stimulé dans le sentiment de sa dignité, il progresse même à l'insu du maître, qui travaille à se rendre inutile L'enfant a bientôt plus d'amour-propre, de décence, de goût, de coquetterie même. Deux fois par jour, sa mère l'envoie en classe
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propre, rangé, curieux de sa petite personne, préoccupé de sa mise, mais dans un dessein très louable. Il prend l'habitude d'être plus exigeant; il sent qu'il se le doit à lui-même et qu'il le doit à son maître, à ses camarades d'école. Tout cela est à la fois accoutumance et éducation. L'instituteur ne dédaigne aucun moyen; et il n'attend pas tout de leçons en forme. Après chaque récréation, faites laver les mains , mettre de l'ordre dans les vêtements. En quelques secondes, l'enfant que le jeu a excité s'apaise, se dispose à l'étude ; il vérifie sa tenue; il ne rentrerait pas en classe les mains souillées d'encre ou de boue. Puisqu'il y vint propre et soigneux, il veut y revenir de même: à aucun moment la malpropreté n'est excusable. Il prend l'habitude de la propreté tout naturellement : c'est l'école qui le guide et le soutient. Le maître s'abstient de sermons; nulle pédanterie; point de vexations non plus : la règle est commune, aisée, évidente à tous. Égalité devant l'eau, le savon, la brosse et le peigne. Ainsi s'éveille le sens de la propreté, de qualité morale. En classe, veiller à la propreté du banc et du pupitre, du sac où sont les livres, de la serviette, des livres aussi, des cahiers, des objets scolaires, privés et collectifs : la moindre des choses entre les mains d'un enfant est matière à éducation, bonne et mauvaise. Il ne s'en doute pas encore. A nous de le lui révéler. A ce régime, un enfant progresse chaque jour. Les familles ne s'y trompent pas; et elles en félicitent l'école. Nonchalant d'abord, parfois rebelle, le voisin finit par en être influencé : il emboîte le pas au camarade en progrès. L'émulation fait son œuvre, et, là aussi, une école agit socialement. L'enfant malpropre, mal lavé, qui sent mauvais, met en défiance ses petits camarades et les irrite. Il arrive qu'ils se sont d'abord égayés de lui, curieusement; mais il les incommode, il leur répugne; ils ont vite fait de le lui dire, les premières plaisanteries passées. Il finit par éprouver lui-même, si le maître s'en mêle, quelque gêne et certains scrupules : son droit à la crasse et à l'ordure lui apparaît tout de même discutable dans une collectivité, et il sent aussi que mieux vaut pour l'individu plus de soin et d'ordre. Cette gêne, ces scrupules, cette petite révélation, ce petit triomphe sur l'égoïsme sont féconds; ils découvrent à tous la solidarité dans le mal autant que dans le bien : un instituteur la fait vite comprendre à ses élèves. Enfin, que tout dans cette classe soit propre, ordonné, rangé, épousseté. Ainsi l'enfant prend le goût de la propreté sur lui et autour de lui; s'accoutume à vivre, autant que faire se peut, dans un milieu sain, une atmosphère de soin, un décor d'ordre. Et il s'assimile au milieu qui lui plaît. L'école sordide, désordonnée entretient
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l'enfant dans des habitudes d'incurie. Le maître peut y vanter, en leçons éloquentes, la dignité et le devoir : les murs, le plafond, le plancher, le mobilier scolaire mal entretenu insinuent dans le cœur des élèves une leçon qui tout ruine du meilleur enseignement. L'école soignée et soigneuse, dont la pauvreté même a du goût, forme à son image, à la longue, l'enfant qu'elle abrite, dût le maître y être parfois au-dessous de la leçon. Ces moyens d'action moralisatrice, tout indirects, sont bien connus : usons-en davantage. A condition que l'instituteur voie plus loin et plus haut : il reliera, au moins dans sa pensée, le petit fait présent qu'il blâme ou qu'il loue - visage barbouillé, cahiers bien nets - à une considération élevée. Il rattachera le plus banal des conseils, la plus élémentaire de ses leçons à une grande idée. Il ne la dit pas toujours; mais les enfants la pressentent, la devinent, la reconnaissent à l'accent de sa voix, à la soudaine gravité de son propos, à l'insistance du conseil, qui tout d'abord semble futile et comme disproportionné au fait commenté, et qui procède d'une raison directrice de toute l'éducation morale. A de tels moments, si humble que soit la leçon, si chétif qu'en soit le prétexte, c'est la sagesse même qui enseigne dans cette école; et c'est moins l'enseignement donné qui est fécond que l'esprit dans lequel ce maître le donne - les yeux levés et le cœur lui-même haussé. L'incident le plus vulgaire, l'observation la plus matérielle sur la propreté ou la tenue d'un enfant révèle tout à coup à l'instituteur, s'il domine ce qu'il enseigne, cette raison finale de l'éducation, et tout d'abord la difficulté de la tâche scolaire. Voici un élève malpropre, négligé, qui vient en classe sans cirer ses chaussures, qui ne se mouche pas, qui ne se peigne pas, etc. Ce peut être par étourderie, ou par ignorance. En général, il sait que c'est mal et d'un fâcheux exemple pour ses camarades, qui en sont incommodés, et qui peutêtre l'imiteront : ce qui est en soufl'rir doublement. J'insiste à dessein : cet enfant, si peu soucieux de son corps, a reçu à l'école et dans sa famille tous les conseils utiles. Il connaît son devoir. Il est prêt à en rendre compte, à disserter à sa manière sur ce que, précisément, il ne fait point : il est · très bien renseigné. Pourtant il s'obstine dans ses habitudes de malpropreté : la leçon et le conseil ne lui servent de rien. C'est la voionté même, capricieuse ou débile, qu'il faudrait saisir en lui et mener à la victoire : tel est le problème. Il est moral, et non intellectuel; le concevoir clairement, c'est déjà chance de succès. Rompre avec une habitude, c'est en prendre une autre; et cela n'est jamais aisé. Pour beaucoup d'enfants, comme pour tant d'adultes, c'est souvent impraticable. Le plus trivial conseil appliqué aux soins du corps dégage ainsi, et tout à
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coup, le dessein profond de toute l'éducation humaine ; le plus obscur effort pour rendre un enfant attentif à ces soins contribue à l'armer de coura ge, l'exerce à l'action, accroît sa vertu, hausse le sentiment qu'il a de sa dignité, le rend plus maître de soi. Il savait qu'il faut , et pour diverses raisons , être propre et soigné : et maintenant il le peut, l'étant devenu par son effort même pour l'être. L'école primaire peut de même corriger l'imprévoyante moll esse des familles, qui tendent à affaiblir l'enfant, croyant l'aimer mieux. Les mères fran çaises sont des mères admirables; mais elles « gâtent » leurs fils et leurs fill es, et, voulant leur éviter la douleur, les élèvent douillettement. Pour employer une expression populaire: elles les mettent dans de l'ouate et du coton . Au fur et à mesure que la civilisation s'affirme et que la population décroît, on attache plus de prix à la vi e humaine, déjà plus rare. Il faut s'en louer; mais notre zèle à adoucir l'existence, à dorloter les enfants va contre son objet: on les livre à la douleur , à la maladie et à l'adversité démunis , débil es, pusillanimes. Dans les milieux populaires, cette éducation, qui se croit prévoyante, a pour ainsi dire pour principes et pour ressorts la crainte de l'eau froid e, la crainte de l'air, la crainte du soleil et de la lumière, de cette lumière qui « mange » la couleur des rideaux, des tentures .... L'enfa nt es t surchargé de vêtements, de ' cache-nez, de foul ards, même en classe : les maîtres se croient souvent obligés de faire à la maman des concessions aussi ridicules qu'imprudentes, et que l'enfant expie. Ne pas trop marcher , ne pas courir, ne pas avoir froid, ne pas avoir chaud - c'est une résistance persévérante aux impulsions les plus naturelles et les plus saines de la nature enfantine, avid e d'activité, débordante de vie. Éduquer, ce n'est plus que contenir, intimider les instincts les plus vifs. Tant d'affec tueuse inquiétude prépare à l'enfant, s'il ne s'y peut soustraire à temps, la médiocre et pauvre existence des individus voués aux petites tâches des bureaux et du patient fonctionnaire. Aussi ne crois-je pas exagérer en disant que certains conseils de Rousseau n'ont rien perdu de leur actualité. Accoutumons les enfants à plus d'endurance! Je ne crains pas que les familles françaises, ni nos instituteurs, tombent dans l'excès spartiate. Ce souci de notre personne et cette prévoyance de vieillard ont quelque chose aussi d'égoïste et de mesquin : est-ce là l'éducation qui convient à notre démocratie, à notre temps? L'école primaire corrigera l'action familiale. L'enseignement de la gy mnasti que, en gra:ad progrès dans nos écoles, es t une excell ente di scipline de fermeté. Proscrivons inlassablement les « tours de forcé », plus curieux qu'utiles et qui, à la
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longue, faussent le sens moral des enfants : cette sorte de gymnastique, jadis très en honneur, attache leur estime à une acrobatie vaine et sans vertu, faite pour la parade, le bluff des concours publics, et peu loyale. Un maître intelligent choisit, au contraire, des exercices en quelque sorte sincères et probes, et auxquels il est honnête à tous égards d'occuper l'enfant, p~ l'entraîner à l'effort soutenu et réglé; des mouvements qui supposent moins la vigueur que l'énergie, et qu'il faut coordonner avec précision. Les exercices les plus simples donnent aux enfants les moins doués pour l'acrobatie et la virtuosité du gymnaste la confiance en soi, le sang-froid, l'aisance et la sûre.té de mouvements où l'on sent la certitude du pouvoir qui les exécute, la conscience d'une force supérieure à celle des muscles, d'autre essence, que le plus débile des hommes possède quand il sait vouloir, et qui est morale. Cette gymnastique-là dresse les corps, mais elle affermit aussi les courages; elle suscite l'effort personnel; elle tend la volonté; elle est une discipline d'endurance morale. L'instituteur qui l'a compris peut être malingre et gauche, ne point « sortir de Joinville » : il sait que cet enseignement n'est pour ainsi dire qu'un chapitre de l'éducation morale. Il le donne en conséquence. Par certaines tâches, il sait enhardir un enfant timide ou hésitant; il stimule l'enfant mou, il contient l'impétueux; le poltron devra franchir tel obstacle; le téméraire sera mis en garde contre sa vaillance irréfléchie. Les anneaux, la corde lisse, le trapèze, la barre fixe, l'échelle de corde, les barres parallèles, les moindres des agrès s'emploient à donner aux enfants, outre la souplesse et la vigueur du corps, l'adresse, la décision, un peu d'audace, le mépris du danger dans certaines circonstances bien choisies, une sorte d'entrain valeureux, la joie conseillère de courage et d'action. Il est bien connu que l'effet moral de la gymnastique « grandit beaucoup par l'exécution collective des exercices 1 ». Les mouve. ments d'ensemble, callisthéniques ou autres, conviennent à nos écoliers, les reposent de l'étude, les _ distraient, mais surtout les disciplinent par la précision des rythmes, qui s'imposent à tous simultanément; par l'exactitude d'une règle; par le sens de cet effort collectif où l'individu n'est qu'une intelligente unité d'un groupe bien organisé. Ces mouvements d'ensemble ont leur place dans toutes nos écoles publiques, à la ville et à la campagne. Ils sont vraiment discipline d'ordre, et en ce sens moralisateurs. Cette obéissance à
1. Manuel d'exercices physiques et de jeux scolaires (Ministère de l'instruction publique, Hachette, 1910), p. 4.
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plusieurs est une éducation démocratique, parce qu'elle n'est pas docilité passive à une direction autoritaire, mais intelligent dévouement à une communauté. On n'a plus à vanter les jeux organisés, gymnastiques ou de plein air 1 • Il me semble, toutefois, que l'ardeur présente a quelque chose d'un peu artificiel et de convenu; et c'est enthousiasme sportif plutôt que conviction sincère. J e voudrais me tromper. Mais n'est-ce pas la publicité un peu théâtrale du foot-ball, avec tout ce que les rencontres, matches et concours scolaires recèlent d'ostentation, de jactance, parfois de cabotinage ou de réclame, qui assure le succès de trop d'entreprises? Sans doute, l'essentiel est de développer le_ goût de ces jeux si bienfaisants; mais l'esprit qui y préside a sa grande importance. Sans le vouloir et sans le savoir, on risque d'y fausser le sens moral de la jeunesse. Le foot-ball anglais est sans grâce et violent. Les Français l'ont adouci; mais entre des mains malhabiles, les meilleurs jeux peuvent devenir discipline de brutalité ou d'égoïsme au détriment du courage, de l'esprit de décision, de la loyauté, du succès probe en ses moyens. On l'a remarqué finement : « Dira-t-on que dans les sports mêmes que nous commençons à pratiquer, nous montrons le sens de la discipline? Ne restons-nous pas, au contraire, suivant l'expression technique, trop personnels? Chacun de nos j eunes champions ne cherche-t-il pas à briller pour son propre compte, plutôt qu'il ne poursuit le triomphe de la collectivité 2 ? » Cette émulation même n'est pas à dédaigner; mais on voit le risque. Le foot-ball n'est pas un jeu de jeunes enfants; il ne peut être généralisé dans nos écoles primaires. Nous avions en France des jeux charmants : la paume, la pelote, les barres, la balle au chasseur, et d'autres, moins actifs, mais élégants, et collectifs aussi. La tradition s'en est quasi perdue. Les meilleurs de ces jeux ne conviennent pas non plus aux élèves de nos écoles primaires. D'ailleurs, l'instituteur ne dispose pas d'assez de temps, à part les divertissements organisés exceptionnellement un jeudi ou un dimanche. On ne peut donc demander aux jeux, dans ces écoles, une collaboration très appréciable. La question revient à ceci : comment occuper au mieux garçons ou fillettes pendant les courtes récréations? Le premier devoir du maître est de s'assurer que tous les enfants jouent, autant que possible par groupes assez nombreux. Il arrache le solitaire à son humeur taciturne; il associe, rassemble, stimule
i. Manuel précité, p. 232-23i; p. 2U. 2. Les • Boy Scouts ., par Paul Hazard. (Revue pédagogique du 15 avril 1912, p. 313.J
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les joueurs. Il suit du regard ce petit peuple qui se trémousse, qui court, saute, combine, s'élance ou s'arrête, s'ingénie et s'évertue, intellectuellement plus actif que pendant les plus belles leçons du maître. Il est bien connu que l'enfant au jeu se livre à son plaisir corps et âme : il s'y exprime ingénûment, avec ses qualités et ses défauts; et l'on sait aussi quel parti un maître avisé tire de ce spectacle. Et ce sont les enfants eux-mêmes qui, au cours de leurs jeux, se donnent les uns aux autres d'excellentes leçons. Si l'un abuse de sa force ou de son âge, les voici prêts à s'indigner, à protester, le premier mouvement de surprise, peut-être d'admiration passé. Ils s'y corrigent réciproquement, sous l'œil du maître, qui voit tout sans avoir l'air de regarder. Le plus naïf des jeux à plusieurs est école de bonne camaraderie, de franchise , de loyauté; il réprouve l'emploi des moyens brutaux, lâches, ou simplement « habiles »; il n'admet pas que la fin justifie les moyens, ou que l'impatience de triompher légitime certains procédés. On n'a pas dit assez combien ces jeux d'enfants, même courts et rares, contribuent à leur éducation morale, tout en fortifiant et en assouplissant leur corps, leurs membres, leurs poumons dilatés au grand air. Ils y prennent des habitudes de décision, de rapidité d'esprit, donc d'intelligence, qu'ils transportent dans leurs études et dans leur vie; ils s'accoutument à concerter des efforts individuels en vue d'une fin collective, sociale; ils s'y dépensent en une activité qui met en mouvement tout ensemble les facultés inférieures de l'être physique et les facultés éminentes de l'homme qui pense, raisonne, juge et veut. Ces jeux sont à cause de tout cela, et au moins pour quelques instants, générateurs de joie, d'équilibre et de paix. On proscrira tous les j eux dont le thème est immoral ou antisocial : j eux de brigands, d'apaches, de cambrioleurs, etc., que l'imagination enfantine, surexcitée par les journaux ou les entretiens de la famille, renouvelle et parfoïs poétise naïvement. Sans doute, l'honnête enfant ne s'y livre point sans réserves et sans une certaine ironie; mais il est absurde et toujours périlleux de diriger, pour ainsi parler, le sens moral d'un enfant sur de tels jeux. L'enfant est entraîné, par l'intrigue même de ces jeux et par la logique des situations, à des actes, à des pensées répréhensibles. L'image et le souvenir s'en imposent à son j eune esprit et, peut-être, détermineront plus tard sinon une action criminelle, du moins une impulsion mauvaise, une velléité brutale, un mouvement vicieux. Qui sait si le geste d'impatience, d'insolence ou de révolte auquel il cédera dans quelques instants, en classe ou à la maison,. n'a pas son origine dans cette émotion impure? Vous n'expliquez pas certaines tentations coupables de l'enfant, qui vous surprennent : c'est qu'il jouait tout à
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l"heure, tandis que le maître se promenait distraitement dans la cour, à des jeux éveilleurs de pensées et d'images immorales. Le jeu continue à occuper son âme, à son insu, et le pousse à mal faire presque automatiquement. Ce petit enfant est la proie d'un jeu imprudent. Puisque le jeu, ses mouvements, ses risques, les attitudes qu'il fait prendre à l'enfant, les gestes qu'il provoque, l'ordre d'images et d'idées dans lequel il le maintient ont cette action profonde, pour ainsi dire motrice et fatale, sur l'âme enfantine, choisissons des jeux et divertissements scolaires tels que tout y soit bon conseiller du cœur et de la volonté. Le moins qu'on puisse écrire, c'est que la cour ne doit pas contredire ou annuler les leçons ·de la classe. Il y a tout un mouvement d'opinion à provoquer en faveur de jeux sains à l'école primaire. Jusqu'à ce jour, c'est la routine, l'indifférence, l'empirisme aventureux. Le jeu est encore en marge de l'éducation, si même il ne défait point, çà et là, ce qu'elle a ébauché; et les meilleurs instituteurs ignorent souvent la vertu éducatrice des jeux biens choisis comme les méfaits démoralisateurs des jeux mal dirigés. Il faut laisser nos élèves se livrer au jeu en toute liberté; nous n'interviendrons pas dans leurs ébats indiscrètement. Mais un instituteur adroit sait le faire sans paraître importun; et il eU:courage chacun de ces enfants à jouer de bon cœur, de tout cœur, en camarade loyal et probe, attentif à ne point faire de mal aux autres, dévoué, généreux. Il est bon d'accoutumer aussi l'enfant à ne pas crier au jeu, à éviter les violences, les attitudes désordonnées, bref à exercer sur soi-même une contrainte. Tout cela est école de discipline, de fermeté, de constance, et d'abord de maîtrise de soi. Les sports ne sont pas à la portée des enfants de nos écoles primaires; et ce sont d'ailleurs des distractions parfois coûteuses, qui prennent beaucoup de temps. Il est au moins possible d'encourager dans les milieux populaires les jeux de plein air, la marche, la course, la natation, les glissades et le patinage, selon les ressources du pays. Des excursions bien conduites exercent le corps, récréent l'esprit, entretiennent le besoin de distractions en commun, de plaisirs collectifs, dejoiesproprementsociales. Tout cela est aussi école d'énergie, d'endurance, de courage et de bonne humeur, tout cela donne à un enfant confiance en soi, souplesse de corps et d'esprit, décision, ingéniosité dans l'effort, une première expérience de la liberté et des responsabilités de la vie 1 •
1. Je signale ici les elTorls si intéressants des Éclaireurs de France, nos boys-scot1ts Voir les ouvrages allrayants du capitaine Royet (au siège de l'Association, P11ris, 146, rue Montmartre).
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On ne saurait donc trop favoriser les promenades scolaires. Conduisez les petits écoliers par les champs, par les sentiers fleuris, par les bois, sur les collines apaisantes, sur les rivages où roule la vague venue des lointains, toute chargée d'inconnu, et qui éveille au cœur de l'homme je ne sais quels souvenirs confus, quels désirs de liberté et de rêve. Rien d'encourageant comme ces ébats d'écoliers que l'école a, pour quelques heures, confiés à la nature : ils recèlent une puissance de joie et de réconfort. L'enfant s'y épanouit. Fils du peuple, il y satisfait son goût des plaisirs simples, auxquels la nature donne un décor et comme une perspective d'infini. Elle le divertit des faux plaisirs, vains et pernicieux. L'enfant des campagnes n'a pas moins besoin qu'on lui commente, à l'occasion, ce charme afin qu'il soit plus attentif à « la terre qui meurt i>. Pour le petit citadin, ces promenades aux champs ont la signification d'un retour à la nature , souvent d'une révélation : il en conserve la nostalgie au cœur des villes, artificielles et corruptrices. Rien de surprenant que des hommes clairvoyants aient vanté les classes-promenades . La routine, notre paresse à déranger les traditions administratives, la légitime crainte des responsabilités accrues, l'inquiétude des familles n'ont pas encore permis à cette idée de triompher; mais la moindre conquête est un bienfait. Il n'est pas nécessaire que l'opinion publique la commente et la loue, ou que l'initiative d'un maître modeste soit pour ainsi dire orchestrée par la presse : cela ne peut que nous mettre en défiance, et tout d'abord frapper de suspicion le zèle des promoteurs. Mais travaillons-y un peu partout, en silence. Il faut toutefois bien s'entendre. Quels que soient nos efforts pour faire servir l'éducation du corps à l'éducation entière, pour encadrer l'enfant dans la nature et l'élever « en plein air >i, conservons à l'école son cara-ctère essentiel et original. A force d'attirer les enfants audehors, de déplacer, si je puis dire, le centre de gravité de leur activité studieuse, prenons bien garde de ne pas affaiblir, sinon ruiner l'école dans sa vertu propre : il ne faudrait pas, en la voulant plus attrayante ou plus libre, compromettre 1'6ducation dans sa force . même, dans son action proprement formatrice. L'école primaire, l'école de plus grand nombre, l'école de ceux qui ne connaîtront pas d'autre école, est le foyer de concentration intellectuelle et de vie intérieure où s'éclaire, s'échauffe l'enfance. C'est une instituti on grave, et dont la discipline est profondément humaine. Il importe que l'enfant du peuple de France, aux années décisives où sa pensée s'éveille et son courage s'assure, en soit influencé pour toujours.
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Par cela seul qu'elle enseigne, par l'effet de ses très modestes disciplines scientifiques, l'école primaire moralise. Mais comment? Les Encyclopédistes s'imaginaient que « le progrès des lumières » suffit à l'éducation morale, et qu'un homme éclairé est par là même vertueux. D'où leur ardeur à combattre l'ignorance. Leur foi en la puissance moralisatrice de l'instruction était telle qu'il n'est pas excessif de la considérer comme une sorte de superstition, d'ailleurs touchante. La pédagogie d'Herbart, qui se présente comme scientifique et rigoureuse, procède du même intellectualisme. Quand Herbart écrivait : « l'homme stupide ne peut être vertueux », il n'entendait pas seulement que la vertu est inconcevable chez l'homme dépourvu de savoir; il considérait l'instruction comme le fondement de toutes les vertus. Ne la concevait-il pas comme la créatrice même de l'âme? Cet empirisme psychologique explique, dans le système d'Herbart, l'affirmation que la formation du caractère dérive de la culture de l'esprit. Une science mieux informée a répudié cette théorie; mais l'opinion publique attache toujours une importance moralisatrice décisive à l'instruction, pas. seulement en France. La foi généreuse des Encyclopédistes survit aussi dans nos programmes scolaires de 1886. J'estime donc nécessaire, en ce point de mon enquête sur l'école primaire démocratique, de rejeter d'abord ces théories intellectualistes, dont l'insuffisance n'est plus douteuse et qui ménageaient de graves déceptions. En revanche, nul ne prétend plus qu'une instruction même élémentaire soit sans effet sur la conscience de l'homme, de l'enfant, et sur ses mœurs. « Je n'imagine pas, disait Victor Duruy dans un discours à Lyon, le 23 juin 1867, qu'il se cache dans les vingt-cinq lettres de l'alphabet une vertu magique, par laquelle serait immédia-
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tement transformés ceux qui les possèdent. Mais je suis persuadé qu'il y a, pour le plus grand nombre des hommes, un lien nécessaire entre l'esprit qui s'éclaire et le cœur qui se purifie. Le maître d'école ne met qu'une clé dans la main de ses élèves, clé de plomb qui plie, se fausse et reste inutile ou dangereuse pour quelques-uns; mais, pour d'autres, clé d'or, ouvrant les portes qui conduisent à tout; et d'abord, âu juste, à l'honnête. Instruisons donc les enfan ts dans les écoles primaires, qu'il faut multiplier; les adultes dans les classes du soir, qu'il faut conserver et accroître; les jeunes filles dans les écoles professionnelles, qu'il faut fonder; celles qui n'ont pas besoin d'un état dans des cours supérieurs, qu'il faut ouvrir. Enfin, pour l'enfant, pour la femme, augmentons le temps de l'étude, diminuons celui du travail 1 • » Entre les deux thèses extrêmes et toutes théoriques, celle qui affirme la toute-puissance moralisatrice de l'instruction, et celle qui lui conteste quelque puissance que ce soit, il y a place pour la concep tion juste, telle que Duruy la définissait en ces termes dès 1867. Rechercher de quelle thèse elle est le plus voisine, c'est jeu stérile. Disons qu'il est sage de ne pas faire à l'instruction un trop large crédit dans l'éducation morale si l'on entend par instruction l'enseignement, la culture intellectuelle. Un instituteur qui, de la première. thèse, retient la ferveur dont il amende la seconde ne se montre pas seulement judicieux et prudent : il est d'accord avec l'expérience. Il enseigne donc avec plus de chances de succès. Fût-il le plus enthousiaste et le plus habile des intellectualistes ou des herbartiens, il n'exerce d'influence moralisatrice sur les enfants que dans la mesure où son enseignement émeut chez eux d'autres forces, pénètre au vif des cœurs. Ainsi conçue, l'instruction la plus diligente sait qu'elle a ses limites, mais qu'elle reste pourtant partie essentielle de toute l'éducation. L'instruction scolaire favorise l'éducation morale par son · contenu scientifique, mais plus encore par ses méthodes. Le peuple ne s'y méprend point : dès qu'il s'instruit, il a le sentiment que non seulement il sait davantage, mais qu'il vaut déjà mieux, parce que son esprit a été mis en œuvre, employé, formé. Les connaissances acquises enrichissent son âme plus encore en l'occupant et en l'exerçan t. L'observation en est banale : il convient de la rappeler avec force quand on recherche comment l'instruction primaire contribue à l'éducation morale démocratique. Elle nous apparaît moins comme une initiation au savoir que comme la mise en valeur de l'âme populaire.
1. Notes et souvenirs, 1901, p. 207.
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C'est un instinct sûr qui a poussé ce peuple à s'instruire et le législateur à lui en fournir les premiers moyens. Une volonté d'affinement moral s'affirme chez ceux mêmes qui ne semblent rechercher dans l'étude que des satisfactions intellectuelles ou utilitaires. Au fond obscur de sa conscience, et comme au point mystérieux où il pressent que sa vie se relie à la vie universelle ei:J. éternelle croissance, le « simple » comprend que l'instruction non seulement le pourvoit de notions pratiques, mais satisfait à un besoin d'ennoblissement, à la lettre de perfectionnement; que désirer le savoir, c'est déjà progresser, accéder à une plus haute conception de la vie et du devoir; que le persévérant effort pour acquérir le savoir: si peu qu'il vaille, c'est déjà une amélioration morale; qu'étudier, c'est sans doute apprendre, mais aussi donner libre jeu à une fonction supérieure et plus dignement humaine, vivre pleinement; pour ainsi parler : respirer avec tout son esprit et tout son cœur, s-,accroître et grandir sans-fin . Ainsi, alors qu'il ne croyait que se renseigner, s'équiper pour la lutte vitale, se munir de connaissances immédiatement utilisables, il avivait sa pensée, entretenait en lui comme une faim spirituelle, une curiosité; et il multipliait son propre pouvoir d'action morale. Même quand ces connaissances scolaires auront disparu de sa mémoire, en apparence oubliées et vaines, il sentira qu'elles continuent à inspirer sa vie : en s'écoulant, elles laissent au vase leur parfum précieux. Au fur et à mesure que plus de savoir, mais de bon savoir, entrait en lui, c'était comme une lumière apaisante qui le pénétrait, l'ensoleillait, le rassurait sur lui-même, et, dissipant l'anxiété, lui découvrait les limites, mais aussi les ressources de son humanité. C'est ainsi qu'il faut envisager l'instruction, même élémentaire; c'est ainsi que la plus modeste école primaire instruit, au sens propre du mot. Plus exercé, l'homme compare les système~ d'enseignement que lui proposent l'État et des particuliers. Il choisit pour ses enfants l'école qui soit le plus douce, le plus propice à cet ,instinct de vie supérieure, à l'élan de son cœur espérant. Il a surtout compris que l'instruction, si complet qu'en soit le programme, vaut non par la quantité, mais par la qualité; qu'une instruction ou maladroite ou trop habile « trompe » notre faim spirituelle et, quand l'enfant porteur des aspirations populaires, mains tendues vers ses maîtres, demande du pain, lui offre une pierre. En définitive, l'instruction vaut moralement ce que valent ses méthodes : le programme ne fait presque rien à l'affaire. Les méthodes éveillent ou assoupissent, affinent ou abrutissent, libèrent ou enchaînent. Ce que l'enfant apprend vaut s·u rtout par la manière dont il
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l'apprend, donc par la manière dont on le lui enseigne. « La valeur éducatrice de l'instruction ressort de ce fait même qu'on peut s'en servir pour des fins contraires . Selon la m éthode employée, on peut par elle humilier la pensée, lui enlever toute spontanéité, toute ardeur, toute curiosité, ou au contraire préparer des esprits libres, capables d'iniLiative, résolus à contrôler leurs idées et à ne se rendre qu'à la raison. Il y a un art de détacher la science de l'esprit, d'en faire comme un objet matériel qu'on découpe en tranches el qu'on insinue du dehors à petites doses. Ainsi donnée, l'instruction ne laisse pas d'être une éducation , mais mauvaise, dangereuse, parce qu'elle ne va rien moins qu'à diminuer l'individu en atrophiant dans l'intelligence ce qu'elle a de vivant, de spontané, les qualités viriles qui en font un facteur de caractère. Tout autre es t la méthode qui s'inspire de cette idée que l'instruction es t un apprentissage de la pensée et qu'il n'est point indifférent de bien penser pour bien vivre 1 • » Cette méthode intelligente, active pour l'appeler de son nom, est celle que choisit l'éducation démocratique, et celle-là à l'exclusion de toute autre. Où serait-elle mieux à sa 'place que dans nos écoles primaires? L'école primaire a l'ambition de répondre aux besoins d'un peuple dont le génie est clair, hardi , travaillé d'espérances. Elle dispense à l'enfant quelques notions sur toutes choses, ou presque; mais par ses enseignements mêmes, et aux meilleurs moments, elle touche ce qu'il y a chez cet enfant de plus sensible et de plus délicat. Elle fait appel à des facultés - tenons-nous-en à ce mot, qu'une science récente répudie - encore incertaines : non qu'elle prétende les créer là où elles manquent; mais elle les stimule là où elles sont. Et elle émeut chez l'enfant la volonté même, impatiente de trouver sa voie. Elle confie à sa mémoire des connaissances variées, afin qu'il comprenne mieux le monde et les hommes; qu'il s'acclimate, si j e puis dire, dans notre société politique et économique, et qu'il sache y vivre; mais ce faisant l'école s'allie avec ce qu'il y a de meill eur dans sa conscience d'enfant, avec ce que le passé, la race, la famille, la vie déjà y ont mis, la,vie toujours neuve, mobile et créatrice, chargée de puissances et d'instincts dont le but - s'ils en ont un - nous échappe, mais dont nous sentons et découvrons la direction. Et c'est cela qui est suivre la nature. Cette préoccupation moral~ est constante chez les organisateurs de l'école publique telle que les lois de 1882 et de 1886 l'ont définia.
1. L'éducation intellectuelle et l'éducation morale, rapport présenté par Gabriel Séailles au premier Congrès international d'éducation morale, à Londres, en 1908. (Papers on moral education, p. 295. David Nutt, Londres, 1908.)
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C'est la doctrine scolaire de la troisième République, affirmée par Jules Ferry en 1.881. « Constituer un enseignément vraiment éducateur, une école qui ne soit plus seulement un instrument de discipline en quelque sorte mécanique, mais une véritable maison d'éducation; c'est cette préoccupation dominante qui explique, relie, harmonise un très grand nombre de mesures qui, considérées du dehors un peu légèrement, et quand on n'en a pas la clef, pourraient donner prétexte à des reproches d'excès dans les nouveaux programmes, d'accessoires exagérés, d'études trop variées, et qui ne paraissent pas au premier abord suffisamment convergentes. Nous groupons autour de l'enseignement fondamental et traditionnel du « lire, écrire et compter » les leçons de choses, l'enseignement du dessin , les notions d'histoire naturelle, les musées scolaires, les promenades scolaires, la gymnastique, le travail manuel de l'atelier placé à côté de l'école, le chant, la musique chorale qui y pénétreront à leur tour. Pourquoi tous ces accessoires? Parce qu'ils sont à nos yeux la chose principale, parce qu'en eux réside la vertu éducative de l'école primaire, parce qu'ils feront de l'école primaire, de l'école du moindre hameau, du plus humble village, une école d'éducation libérale 1 • » Cette page définit l'esprit et la méthode de l'enseignement primaire républicain. L'ambition des grands constructeurs d'écoles reste la nôtre. Je ne passerai pas en revue, même sommairement, les différentes matières du programme d'enseignement primaire, tel que l'a défi;ni l'article 2 de la loi du 28 mars 1.882. Quiconque est averti des choses de l'école, et qui s'interroge soi-même, sait quel profit moral un élève bien conduit retire de l'histoire de France, de la géographie, des leçons de choses, du dessin, de lectures bien choisies, etc. Qui donc contesterait aussi l'utilité morale et sociale de l'instruction civique? Éclairer le citoyen d'une République, c'est d'abord le renseigner sur la constitution politique du pays, son gouvernement, le mécanisme parlementaire, l'origine et l'application des lois. Cette instruction particulière, qu'on serait tenté de trouver prématurée à l'école primaire, y est au contraire à sa place: c'est à l'école publique qu'il appartient de famaliariser les enfants avec les institutions républicaines, afin qu'ils inter iennent plus tard intelligemment dans la vie de la nation. Cela va de soi. Par exemple, il faut enseigner à l'enfant du peuple ce qui est comme la technique du suffrage universel. L'instruction est ici tout d'abord une information : l'ent. Jules Ferry, Congrès pédagogique du 19 avril 1881; passage cité par F. Buisson à. la fête organisée par la Ligue de l'enseignement en l'honneur de Ferry à. la Sorbonne, le 20 décembre 1906. ,..
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fant sait ce qu'est le vote et le suffrage universel. Plus tard, il votera bien ou mal, selon les circonstances et les hommes. Il suffit que l'instituteur, qui le renseigne, l'exhorte à la pratique vertueuse des libertés républicaines. On ne conteste pas davantage l'effet moralisateur des enseignements de vulgarisation scientifique. La moindre des leçons de choses, en même temps qu'elle renseigne l'esprit, encourage à la vie plus sûre et plus prudente : c'est profit pour l'individu et pour la nation. Ces petites leçons, auxquelles on voit reprocher d'être inutiles ou superficielles, insinuent peu à peu le goût d'une amélioration d'abord matérielle, puis morale, s'il est vrai que satisfaire la curiosité scientifique, c'est élever. Il est superflu de dire quel rôle les leçons d'hygiène jouent dans l'éducation populaire. Elles ont une influence immédiate sur l'enfant et, par son intermédiaire, sur les familles, peu ou prou. Et cela aussi est affinement moral. Chaque progrès dans cette partie de l'instruction primaire a pour conséquence d'intéresser mieux la famille aux soins du foyer et aux exigences d'une vie plus réfléchie. Sur ce point, l'école contribue par ses enseignements à améliorer les conditions de la moralité, familiale et publique. Ainsi, dans cette école, tous les enseignements accroissent la qualité morale de l'enfant. Du moins l'instituteur s'y efforce. Non par des sermons en forme : ils répugnent au tempérament français et attristent l'éducation à l'heure même où il y faut de la joie; mais par des leçons bien choisies et attrayantes. Telle notion dont un enfant ne sent ni l'utilité ni l'attrait, ou qu'il croit s'être borné à« apprendre» pour la« réciter», agit en lui et continuera de le faire. Elle chemine dans sa conscience, s'y associe à d'autres notions , s'en accroît ellemême et les accroit, s'allie avec telles autres, stimule les instincts de toute vie, les féconde. Mêmes aux heures où cette notion, à son insu vivante et progressante ou qu'il croyait inutile, détermine telle de ses pensées, tel de ses actes, il ne la sent point en lui. S'il s'analyse et veut voir clair en son cœur, peut-être croit-il que cette pensée, cet acte dérive d'autres notions plus utiles, ou plus récentes, encore présentes à sa mémoire , et pourtant restées étrangères à sa vie intérieure. Ce qu'il pensait avoir oublié alimente encore son activité. Il ne croyait qu'apprendre; et c'est son cœur qui fut pris. Le rudiment scientifique dont cet homme sourit maintenant, ·à moins qu'il ne le méprise, a contribué à engendrer quelques-unes des habitudes de sa vie morale. Il ne s'en doute point. S'il s'en doutait, sa vie tout entière n'aurait pas cette aisance, cette sûreté, cette grâce mêlée d'ingratitude. C'est de ce point de vue qu'il faut envisager le programme des enseignements à l'école primaire. L'instruction qu'elle donne n'est
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pas une mécanique communication de connaissances, faite par l'adulte à l'enfant. Dans la plus humble de ses matières, cette école forme, élève, moralise : du moins elle se propose cet objet. Il n'y a ni pédantisme ni ridicule à parler là de mission. Sans doute, l'école primaire s'adresse à la mémoire, faculté inestimable encore que subalterne; et elle met ainsi l'enfant en possession de notions générales, élémentaires, en un mot primaires; mais elle veut avant tout faire œuvre d'éducation. Avec l'âge, l'enfant prend conscience de ce bienfait; et l'oubli de connaissances scolaires ne compromettra point l'œuvre moralisatrice de l'école. Devenu homme, il ne sait plus ceci, il a oublié cela; mais il garde sa pensée exercée, sa curiosité vive, que ce fragile savoir stimulait. Tant de notions se sont effacées, peu à peu; elles se sont comme enfoncées dans l'inconscient; et elles y vivent encore: une activité en émane infiniment. Voilà le suprême bienfait de l'instruction. Il n'est pas spécial à l'école qui x 'occupe; mais ce bienfait est plus précieux encore à :n l'école populaire, de toute évidence. Si élémentaire que soit et doive rester l'instruction primaire, elle fonde aussi chez l'enfant le respect de la science. C'est en ce sens qu'on a pu dire qu'une école est un acte de foi - de foi en l'homme, de foi en sa volonté de s'instruire. L'école affirme, dès son premier degré, la puissance de l'esprit; et elle veut y faire participer les enfants que leur condition sociale paraît le moins propre à les y préparer. Le véritable spiritualisme de nos écoles primaires n'est point dans le chapitre des « devoirs envers Dieu » inscrit à son programme d'enseignement moral , ni dans les résidus de philosophie religieuse que les rédacteurs de ce programme ont semblé y retenir, plus ou moins gauchement. Ce spiritualisme, il est dans la signification morale de notre dessein scolaire, et dans la conception même de l'instruction considérée comme une sorte de culte adressé à la pensée, à la raison, à la destinée de l'homme; une foi - supérieure au temps comme à l'espace - à la justice, au progrès, àu devoir; une affirmation joyeuse, et pourlant grave, qu'il vaut la peine de s'instruire, de se cultiver, fûl-on fils d'humble artisan ou de pauvre ouvrier; une sorte d'exaltation du savoir; une croyance en la vertu de l'effort pour l'acquérir, quoi qu'il arrive. Et c'est par là que l'instruction primaire est génératrice d'éducation morale. Les divers enseignements du programme scolaire constituent comme autant d'occasions d'exercer l'intelligence et l'âme enfantines; de les convier à une sorte de jeu supérieur, de récréation en même temps que de création spirituelle. On voit don~bien que ce
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qui importe ici, c'est moins le nombre et, pour ainsi dire, le poids de ces enseignements, de leur contenu scientifique, que leur appropriation aux facultés de l'enfance et aux besoins essentiels de l'homme. Non qu'il s'agisse d'une sorte de gymnastique mentale, toute scholastique, où le nombre et la nature des notions enseignées soient accessoires : il reste entendu que l'instruction primaire donne à l'enfant un minimum de connaissances positives et utiles , qui l'adaptent à la société contemporaine. Mais l'école primaire se propose un autre but et, par cette instruction même, elle élève l'enfant, l'accroît, active en lui les puissances morales éveillées, les discipline, les tourne vers la société en progrès, dégage en son cœur tout ce qui constitue son humanité même; et elle lui fait aimer l'obéissance à la science comme l'idéal vers lequel il tendait obscurément. L'instructiàn, même élémentaire, si l'école sait la donner dans cet esprit et pour cet objet, révèle l'enfant à lui-même et lui imprime un élan vers le Vrai , vers le Bien, vers le Beau. Or cela, c'est un progrès moral. Progrès démocratique : l'école primaire instruit l'enfant du peuple; elle le prépare à collaborer au progrès collectif dans la légalité et dans l'ordre. Progrès laïque : jamais école confessionnelle n'attacha un tel prix au savoir, à l'exercice de l'entendement qui le recherche et s'en nourrit; n'encouragea l'homme à croire qu'il peut, ·par les ressources de la raison, se donner à soi-même et sa règle de vie et sa loi. Progrès libéral : formé à cette discipline, l'enfant aura pris l'habitude de réfléchir, d'observer, de juger, de s'enquérir des causes plus encore que des eiiets, donc de penser ; devenu homme, il n'accueillera plus aveuglément ou légèrement les explications toutes faites, les systèmes d'obéissance traditionnels, les régimes d'autorité. Les réserves que j 'ai faites au pouvoir de l'école me dispensent de remarquer qu'elle ne peut suffire à une telle ambition; mais si modeste qu'en soit le progamme scientifique, si générales, si élémentaires que soient les connaissances primaires - cette école, tour à tour dédaignée comme inféconde ou redoutée comme trop puissante , est bien dans le sens de l'évolution libérale française; elle est au cœur de notre institution républicaine; et la défendre sera toujours défendre la conscience libérale de notre pays. Chacune de nos petites écoles primaires, au hameau, au village, à la ville, est un foyer de progrès moral et démocratique dans la mesure même où elle s'applique à sa mission - gardons le mot - intellectuelle et scientifique. Ce progrès moral, voudrait-on soutenir qu'il est antireligieux? Le programme scolaire est indépendant de toute confession_religieuse : ainsi le veut la science, en un siècle qui ne concevrait plus qu'elle
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restât, ou redevînt, servante des théolog·ies. Et cette indépendance intellectuelle est, dès l'école primaire, la leçon de dignité et de liberté que reçoit l'enfant d'un peuple émancipé. Mais cette instruction avive, accroît dans l'homme, dans le petit enfant, ce que la nature et le temps y ont accumulé de généreux, de libre, d'ailé, si je puis ainsi parler d'immatériel, l'immortelle aspiration de l'homme à sortir de soi-même et de son limon, à se dépasser, à se survivre, et d'abord à ne vivre qu'en confondant sa pensée avec une grande cause et une grande espérance. Ce qui anime cette école, à l'heure même où l'instituteur croit peut-être n'enseigner qu'une petite leçon « pratique » et « utile », c'est l'effort spirituel par lequel la vie humaine veut s'accorder avec la vie universelle; un empressement joyeux et passionné à considérer l'homme non plus comme un hôte du monde et dont tout le séparait, mais comme relié à ce monde, qu'un peu de savoir n'explique point, mais qu'un peu de savoir éclaire et fait accueillant; un souci d'élever l'individu, de le soulever chaque jour sur lui-même; de l'engager dès l'enfance dans de grands intérêts collectifs; d'imposer ainsi à son esprit, peu à peu, l'idée d'une organisation humaine idé,!le, et comme abstraite, qui l'attire et à laquelle il se dévoue. En dernière analyse, cette petite école, que l'on voit dénoncer comme négatrice des besoins supérieurs de l'humanité, ne tend au contraire qu'à exalter la pensée créatrice; à développer le goût de l'étude, le culte du savoir considéré comme moyen d'accès à une moralité plus digne, le sens comme le besoin de la réflexion, la conception d'une vie qui sache se ~égager de la matière, puis se l'asservir; et enfin l'invincible espérance dans le triomphe de l'idée sur les choses, de la justice sur les iniquités , du Bien sur le Mal. Quelle Église dit en termes plus fervents et plus simples cet acte de foi en l'effort spirituel? Quelle religion , autant que l'école primaire dans son modeste programme de notions, se montre assurée de la vertu de ce quelle enseigne et de l'effet ennoblissant de ses leçons? Quelles écoles confessionnelles entretiennent adoration aussi pure que celle qui, silencieusement, monte de « l'école sans Dieu » vers l'univers? Si l'essence du sentiment religieux réside dans la volonté de l'homme de s'élancer vers un objet idéal, de s'unir à lui, de communier avec l'âme du monde, l'école primaire esl religieuse profondément, par cela seul qu'elle initie le peuple à la science et qu'elle le fait participer à l'effort spirituel de l'humanité.
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DE QUELQUES 'CRITIQUES
L'école primaire s'est appliquée à cette tâche; elle a contribué au progrès national depuis 1886. L'école primaire a élevé la démocratie. Que l'œuvre ait été sans défauts, qu'elle soit aussi sûre que les promoteurs l'ont souhaité, on ne le soutiendrait pas. Forts des résultats obtenus, demandons-nous si l'école primaire a gardé intact l'esprit des premiers jours, si l'instruction primaire est éducation morale et démocratique en effet ou assez. On reproche au programme de ses matières d'être « trop chargé». Ce reproche va à l'Université entière; et il est grave. S'il est vrai que l'école primaire prétend enseigner à de jeunes enfants un savoir disproportionné à leur âge, à leurs facultés comme à leurs besoins, elle se contredit dans son objet, qui est l'enseignement de notions élémentaires. Ce programme est-il donc excessif? Il est défini à l'art. 1 de la loi du 28 mars 1882 : « L'instruction morale et civique; la lecture et l'écriture; la langue et les éléments de la littérature française; la géographie, particulièrement celle de la France; l'histoire, particulièrement celle de la France jusqu'à nos jours; quelques notions de droit et d'économie politique; les éléments des sciences naturelles, physi.ques et mathématiques; leurs applications à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts industriels , travaux manuels et usage des outils des principaux métiers; les éléments du dessin, du modelage et de la musique; la gymnastique; pour les garçons, les exercices militaires; pour les filles, les travaux à l'aiguille. » Tel est le programme légal : on ne le réduirait point sans dommage pour l'éducation nationale. L'organisation pédagogique, arrêtée le 18 janvier 1887, de l'école primaire à ses difiérents degrés, développant cette indication générale, propose aux maitres un plan d'études un peu détaillées, qui sont comme l'explication de l'article de loi: et c'est cela qu'on entend par« les pro-
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grammes de l'école» quand on les critique comme surchargés et trop lourds. Or, le bon maître ne s'asservit point à ces programmes; il ne les fait point entrer de force dans ses leçons; il n'en écrase point l'enfance. Seulement, trop d'instituteurs n'osent les utiliser avec sens. Le désir de bien faire, l'exigence des familles, la hantise des examens et concours, une hâte fiévreuse à instruire des enfants qui fréquentent l'école irrégulièrement et pour trop peu d'années, les encouragent à prendre ces programmes à la lettre : « bourrage » malfaisant dont on a dénoncé l'absurdité, et qui compromet l'éducation française 1 • C'est donc avec raison qu'on parle d'un surmenage intellectuel à l'école primaire; mais entendons-nous bien. Supposée fréquentée régulièrement, l'école primaire ne retient l'enfant que cinq jours par semaine, à raison de six heures par jour; et les vacances sont fréquentes : ne s'en plaint-on pas? S'il y a un surmenage, où donc est-il? Dans l'intensité d'un régime de surchauffe, d'une activité sans détente; dans l'obsession, au moins artificielle pour de jeunes enfants, d'études qui ne laissent pa:s assez de répit à l'âge où les plus curieux et les plus doués ne sont point organisés pour une telle vie. L'enfant médiocrement doué ou peu laborieux s'accommode aisément de ce régime: il n 'en prend que ce qu'il peut ou veut en prendre; l'insistance et le courroux du maître n'y feront rien .... Cet élèvelà - est-ce un instinct qui l'avertit? - appelle sa nonchalance ou sa médiocrité même à l'aide contre l'étude impitoyable. Mais l'enfant intelligent, travailleur et curieux, est comme la proie toute désignée. Je serais tenté de dire: malheur à lui puisqu'il est doué! Ce sont les meilleurs fils du peuple, les plus éveillés, les plus prompts à l'étude, donc les plus chers à une démocratie qni entend ménager ses ressources et ses réserves; en un mot, ce sont ceux-là mêmes qui sont nés pour constituer l'élite populaire, et peut-être savante, que le surmenage scolaire menace, attire, saisit.. .. Comme si l'école ne suffisait point, elle déborde de son cadre et suit l'enfant - dois-je dire le poursuit? - dans sa famille. Je veux parler des devoirs à la maison. Question très importante, même du point de vue où je me suis placé dans ce livre; et elle n'intéresse pas les seuls professionnels. Je ne nie point l'utilité de certaines tâches scolaires à faire dans la famille . L'enfant s'habitue à rester curieux et studieux en dehors de la classe; un souci de perfectionnement l'accompagne dans sa vie. Mais outre que ces devoirs seront choisis judicieusement, je les souhaite
1. Voir par exemple, l'article de M. Jules Payot, recteur, à la Rr:vqe universitaire dn H avril 1899, et le réquisitoire de Gustave Le Bon dans la Psychologie de !'Éducation, p. 56; H9; 157, etc.
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courts et jamais accablants. Sans cela, point de détente pour cet enfant. A peine est-il de retour - je parle surtout de l'enfant des villes - qu'il s'est assis à sa table de travail , avant le dîner, après le dîner, et, sous l'œil vigilant de parents d'ailleurs bien intentionnés, qu'il y « fait ses devoirs» . Jouer? Sans doute; mais où et quand? Travailler occupe, prévient le bruit, entretient le silence dans cette maison où dort « le petit frère », où veille la mère. Ces devoirs, surtout écrits, sont une si belle ressource pour discipliner l'humeur inquiète d'enfants turbulents! Qu'importe si l'enfant maudit cette étude et le maître, rejette ce savoir obsédant, associe à toute idée de travail scolaire l'idée de contrainte, de gêne, de tristesse, et « bâcle » le devoir qui, demain, lui vaudra en classe réprimandes et punitions 1 Qu'importe si, diligent et docile, il se livre corps et âme à cette tâche et pâlit à cette besogne inexorable, qui ne lui laisse ni trêve ni repos 1 Il suffit que ce risque existe quelque part pour que je m'en émeuve. A tout le moins, une telle ins\ruction scolaire risque d'affaiblir l'enfant dans sa sève. L'école, même élémentaire, doit faire l'homme clairvoyant, équilibré, maître de lui-même. Elle manque son but si elle ne lui laisse ni le gcût de mieux apprendre, ni la possession de soi-même. Le remède es t évident : en organisant l'instruction postscolaire, en y reportant une notable partie des enseignements et des leçons actuellement confiées à l'école, ou allég·era ces programmes. Au législateur d'y pourvoir sans tarder. Ce problème est complexe et d'ordre économique? Il faut pourtant le résoudre. - Il sera dès lors possible à l'école primaire de jeter du lest, de se borner en effet aux premières · notions et de les enseigner bien, par des méthodes plus actives, à loisir, sans hâte ni impatience , au mieux de l'éducation nationale. II est facile, par exemple, d'insérer davantage d'anecdotes, de récits, de biographies et de faits tirés de notre histoire nationale dans les leçons de lecture. On remplacerait ainsi très avantageusement, pour l'éducation morale et civique, tant de lectures dites morales, qui entretiennent dans nos écoles un · certain pédantisme. L'enseignement des sciences physiques et naturelles pourrait être simplifié, mais rendu plus fructueux , et plus attrayant, par de nombreuses expériences et par l'emploi de documents instructifs. Reléguons nos manuels dans l'armoire du maître! Et mettons des choses sous les yeux, dans les mains de ces enfants, dont nous voulons faire des hommes curieux, réfléchis, attentifs aux choses plus qu'aux mots, soucieux des causes et des effets. Donnons à cet enseignement un caractère plus éducatif. Cela est formation morale au premier chef. Pour la même raison, l'enseignement de la géographie doit
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être mieux utilisé au profit de l'éducation. Purgé des énumérations fastidieuses, il incorpore l'enfant, par la pensée, aux milieux naturels et ethniques situés au delà du pays natal; il l'instruit des mœurs humaines, diverses à l'infini avec des aspirations pourtant communes; il lui enseigne aussi la tolérance - vertu démocratique par excellence, et la foi dans le travail ingénieux des hommes, maîtres du sol, explorateurs avisés de la terre, des eaux, des bois, des airs. Peu à peu, des pays et des hommes nouveaux pour lui, jusque-là étrangers, font pour ainsi dire irruption dans son cœur : il étend sa notion de l'homme et de l'humanité. Il faudrait un chapitre spécial pour montrer le rôle éminent de l'enseignement: de l'histoire dans l'éducation normale démocratique. Je me borne à quelques brèves observations. Si l'on veut que l'histoire, même réduite aux éléments du programme de l'école primaire, soit en effet génératrice de vertu et d'énergie civique, expulsons à jamais de notre école l'histoire-nomenclature, l'histoire-chronologie, l'histoire-batailles; que le passé français exalte chez l'enfant l'espérance et l'effort libérateur! Point d'histoire chauvine et orgueilleuse, pourtant. De tout le passé humain monte un appel pacifique, la réprobation des tyrans et des brutaux, des destructeurs de libertés et des égorgeurs d'hommes, la condamnation des patriotismes sanglants. Bien enseignée, l'histoire constitue pour le futur citoyen une philosophie pratique et optimiste du progrès. L'histoire contemporaine est mal enseignée, quand elle l'est; quelle lacupe dans l'éducation populaire! Certaine circulaire ministérielle limita, naguère, à 1.875 l'histoire « enseignable » .... N'insistons pas. Certains faits récents , pour ainsi dire actuels, enseignent à l'enfant de nos écoles, commentés avec tact, la vig·ilance, l'espoir, la fidélité au passé, le dévouement à l'idéal de France. Un maître avisé sait s'en tenir à ce qu'il importe à ses élèves de connaître. Une sobre récapitulation hebdomadaire, ou mensuelle, telle que la donnent déjà certains journaux et revues scolaires, oITre à l'instituteur de précieuses ressources pour rendre l'enfant, sans passion politique ni préoccupation sectaire, pour ainsi dire témoin du présent, et plus conscient du devenir humain. En remontant du présent au passé - je préférerais cette méthode à celle que l'école primaire suit, qui est inverse - par étapes bien choisies, l'histoire s'anime aux yeux des élèves; ils ont un point d'appui plus ferme, et la notion du progrès, au moins de changement quand le progrès est douteux, se précise en leur esprit : cela aussi est éducation morale. Mais qu'on enseigne l'histoire par cette méthode ou par celle qui jette entre l'enfant et le présent, tout d'abord, l'abîme des siècles, il faut la lui ofîrir par tablêaux pitto-
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resques, au relief vigoureux, clairs et très distincts - leçons de choses historiques, et non plus leçons en forme ou chapitres de manuels. Voici quelques-uns de ces tableaux: L'homme des cavernes, la cité lacustre, Versailles; L'agora, le forum, la maison du peuple; Saint-Louis et Louis XI; Richelieu et Turgot; Le siècle de Périclès, de Léon X, de Louis XIV; Les armes à travers les siècles; Les foires au moyen âge: nos expositions universelles; L'Église et la Cathédrale; l'Université populaire; L'Hôtel de Ville; histoire de quelques communes; Les arènes romaines, les courses de taureaux; Le château féodal , le monastère; L'habitation à travers les âges; La retraite de Russie; La prise de la Bastille, la Fête de la Fédération; La diligence, le chemin de fer, 1'aéroplane; La Conférence de la Haye·; La guerre de tranchées, etc. Ce sont là de petites leçons opposées ou contrastées, qui rendent saisissants les progrès réalisés par les hommes à travers les siècles; à moins qu'elles n'affirment la lenteur de tout progrès moral. Et qui parlerait là d'histoire arrangée? Les historiens n'ont nulle tendresse pour un enseignement où l'on choisit les faits selon une tendance, une vue finaliste, fût-elle républicaine. Ils disent que c'est manquer au respect de l'histoire; qu'il faut présenter à l'élève les faits dans leur intégrité, au moins dans leur suite, et qu'il jugera. Ces· scrupules sont très honorables - à la Faculté ou dans les classes supérieures des Lycées et des Collèges. Ils me touchent peu, je l'avoue, quand on trânsporte à l'école primaire des procédés d'enseignement et de critique à l'usage des étudiants de licence ou d'agrégation. Un cours d'histoire, dans l'acception scientifique du mot, est plus que déplacé dans l'enseignement de l'école primaire : un enfant n'en peut suivre le développement, et il.d emeure irrésolu. Il n'est point question, je crois inutile de l'affirmer, de cc truquer » l'histoire et d'en composer un manuel mensonger pour dresser le citoyen au culte des institutions présentes : nous ne pensons point recourir aux bons offices des Loriquets rouges, s'il en existe. Mais l'évolution du peuple français vers la forme républicaine n'est-elle qu'une vue, ou bien est-elle le plus objectif des faits? En présence de ce fait, l'inte~prétation peut varier selon le
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parti qu'on représente; mais tous les partis, à cette heure, ne se réclament-ils pas des libertés garanties par la forme républicaine? Ou cette adhésion unanime n'est-elle encore qu'hypothèse de sectaire? II se peut aussi que le détail, cette vermine de l'histoire disait l'historien Voltaire, révèle mainte incohérence dans les conseils humains et quelques incertitudes dans la volonté des nations progressant; mais à s'en tenir aux mouvements essentiels de cette évolution, qui donc nous contesterait le droit d'affirmer que tout le passé français tend vers la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen; que le présent français, à la lumière de cette même charte républicaine, élabore un régime social plus juste encore; et que l'humanité civilisée tout entière est en marche vers ce même idéal? L'enseignement historique républicain n'est donc pas seulement l'acte de foi d'un parti; il a la force d'une certitude; ces affirmations sont dans la logique même de notre passé. La France ne réalise nullement une harmonie sociale préétablie : ce finalisme, dont la méthode serait celle d'un Bossuet, aurait quelque puérilité. Mais la conscience individuelle, se dégageant de plus en plus de ses brumes et de ses terreurs, s'évertue à créer une société plus conforme à un idéal, désormais très net, de liberté et de justice. En présentant à l'enfance ces tableaux décisifs de notre « légende des siècles », c'est l'histoire de la civilisation française qui revit à ses yeux dans ses pages maîtresses, ses épisodes marquants, ses journées dramàtiques, avec ses ombres et ses rayons. Voilà l'enseignement historique qui me paraît convenir à notre école primaire. Il dégage un énergique esprit républicain. Il rapporte l'évolution humaine non plus à tel ou tel Dieu, et ne la critique pas en fonction de telle ou telle Église; c'est l'histoire telle que la fonda Voltaire, telle que les grands historiens du xrx• siècle l'ont illustrée. Son critérium est humain. Il ne déifie pas l'homme; mais il le campe librement au milieu des autres hommes, artisan avec eux du progrès social; il lui donne confiance en lui-même ; il le stimule par le spèctacle des imperfections sociales et la conscience d'un mieux infini . C'est l'histoire laïque; celle-là seule convient à l'école de la démocratie française. Et pour cette histoire, la neutralité en face des faits éminents du passé n 'est ni un devoir, ni une nécessité scientifique. L'instituteur n'a pas à être impartial en présence de tous les événements et de tous les hommes qui ont collaboré à nous faire ce que nous sommes . Ne l'embarrassons pas des sublilités qui s'imposent au savant ou au professeur de Faculté, mais qui ne doivent pas trouver place à l'école des enfants, hors d'état de saisir tant de finesses, et avides d'attacher leur amour à quelques réalités simples, claires, définies.
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Dégagée de toute passion théologique, métaphysique ou politique, l'histoire montre à n'en pouvoir plus douter que l'humanité est avide de progrès, et qu'un progrès incont~stable, depuis le dolichocéphale des cavernes, transforme insensiblement les sociétés, les institutions, les individus; qu'en même temps que les Éphémères matériellement vivent plus heureux, moralement ils deviennent meilleurs, et meilleurs à leurs propres yeux; que la superstition et le fanatisme, générateurs de sottises et de crimes, cèdent peu à peu à une éducation sociale plus avertie et à une civilisation plus douce; qu'une aspiration inlassable vers plus de liberté, plus de justice dès cette terre soutient la société en son effort. Ces vérités jaillissent non seulement de l'histoire de France, mais de l'histoire universelle, dont nous ferons connaître les éléments les plus simples - de l'an tiquité à nos jours - à nos enfants, la dernière année de leur scolarité obligatoire surtout, et par la même méthode, vivante, pittoresque. On y réussira d'autant mieux qu'on incorporera plus souvent l'histoire française à l'ensemble international, auquel elle est liée. L'enfant doit concevoir au moins grossièrement - la vie précisera plus tard - la solidarité internationale, qui unit les hommes en dépit des diversités de race, de couleur, de rois, de maîtres et de dieux. L'éducation patriotique trouve dans ce supplément d'étude historique son achèvement, son correctif aussi. L'école aura en outre, par ce moyen, éveillé la curiosité de l'enfant pour les autres nations : l'histoire collabore à la géographie. Le journal, le livre et les voyages prolongeront plus tard l'œuvre de la modeste école. Avec la même certitude, l'histoire - française et universelle enseignera au futur citoyen de notre démocratie qu'un peuple ne prospère que par la dignité et le travail, les vertus privées, la foi en lui-même. Cela ressort avec évidence de l'histoire de la Grèce, de Rome, de la France au xrv 0 siècle, de la Prusse après Iéna, de la France depuis 1871 - et bientôt victorieuse d'un barbare agresseur et de la brutalité germanique. Voilà, je pense, des leçons précieuses à une démocratie - entre tant d'autres leçons. Si l'instituteur a réussi dans cette œuvre, notre fils et notre fille n'envisageront point les institutions présentes comme définitives . Cet enfant jouira du présent - et à bon droit; mais son idéal le stimulera à parfaire la civilisation actuelle dans le sens d'une culture plus digne, attachée à des biens plus élevés. Et ainsi, à l'exemple des aïeux, il saura léguer à la génération suivante un état de choses déjà meilleur. L'enseignement historique, en ce point précis de son action, collabore avec l'enseignement moral et civique : il redit à l'enfant et au citoyen l'immortelle leçon du Vieillard aux trois jeunes
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hommes. Il fait surgir en son cœur la· notion du devoir social. Un tel enseignement doit occuper une place d'honneur à l'école démocratique. De tout le poids, de toute la force du passé, il élance l'enfant pour de nouveaux progrès. La « décentralisation » paraît à de bons esprits comme le meilleur moyen d'adapter les programmes allégés au milieu local, au terroir, à la région économique, et, par conséquent, de rendre l'instruction primaire plus éducatrice. Au Congrès d'Aix-les-Bains, en octobre 1913, la Ligue de l'enseignement a émis le vœu que « dans l'intérêt même de la fréquentation scolaire, une plus grande décentralisation soit apportée dans les méthodes et même dans les matières de l'enseignement, mieux approprié aux besoins régionaux ». Rapporteur de la commission chargée d'étudier ce vœu, j'ai cru devoir dire avec quelles réserves et à quelle condition le Congrès pouvait l'adopter : j'insiste ici même, car une décentralisation imprudente, en la supposant réalisée, mettrait gravement en péril l'éducation publique. Sans enlever à l'école primaire son caractère, pour ainsi parler ses attributs d'école nationale, et sans imaginer une diversité de régime, de programmes, d'horaires, de fonctionnement administratif et pédagogique telle qu'à l'uniformité reconnue dommageable succéderaient une confusion et un désordre proprement destructeurs de l'unité morale d'une nation, il est désormais indispensable d'assouplir, dans une certaine mesure d'individualiser l'institution scolaire, de l'accommoder aux besoins régionaux, de l'adapter autant que faire se peut à la vie économique de chaque pays. Et j'ajoutais : le mot décentralisation dit à la fois trop et pas assez; mais chacun y voit une indication féconde. Le temps paraît venu, puisque aussi bien l'unité nationale ne saurait être contestée ni rompue, de substituer aux conceptions tout ensemble latines et bureaucratiques, qui ont été nécessaires à certaines heures, mais dont l'excès nous incommode aujourd'hui gravement, un régime prudent, mais hardi, de décentralisation scolaire. - Cette réforme est liée à la question de l'éducation morale démocratique. Or, les meilleurs programmes valent surtout par l'application qu'on sait en faire. L'école primaire n'a-t-elle pas trop tôt et, quand elle l'a, trop constamment la préoccupation du certificat d'études, d'un examen, des diplômes, des concours? Si oui, c'est l'éducation démocratique tout entière qui est compromise, ou altérée dans sa qualité morale et essentielle. Ce qui devait n'être qu'une sanction de bonnes études primaires et qu'un moyen d'émulation est devenu, avec le temps, l'objet même de ces études. Je sais que le mal sévit ailleurs qu'à l'école élémentaire. Jules Ferry, dès 1879, dénonçait les
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regrettables effets du baccalauréat, « cette épreuve dont on a fait un but, et qui ne devait être qu'un point d'arrivée, qui est devenue une prime /J. la mémoire, une excitation fiévreuse aux études hâtives .. .. Le baccalauréat, qui devait être le couronnement du savoir accumulé, et qui n'est trop souvent aujourd'hui que le manuel couronné et l'aide-mémoire triomphant 1 • » Cela n'excuse ni n'atténue le péril à l'école primaire. N'exagérons rien; mais pourquoi nier la tendance? Elle est préjudiciable à l'éducation libérale que cette école a mission de donner. A ce régime de « bachotage », l'enfant le moins réfléchi ne peut pas ne point concevoir l'instruction dont on le gorge, et dont il se rassasie, comme un moyen de réussir à un examen , et comme cela seulement. Il prend ainsi l'habitude de chercher en dehors de lui les sanctions de son effort intellectuel. Apprendre, s'instruire, ce n'est plus satisfaire à un profond besoin de la nature humaine; c'est « préparer un examen », qui plaît à la vanité ou procure des avantages matériels; et peu à peu cette sorte de diligence encourage chez le plus laborieux « l'arrivisme ». Ou bien elle l'entretient dans la manie des distinctions - antidémocratique par excellence; dans le souci très personnel des intérêts particuliers qu'on a signalé comme l'une des tares de l'éducation latine 2 • Voyez une école - et pas seulement l'école primaire - à l'approche des examens . Toute instruction, toute éducation digne de ce nom fait place au suprême « entraînement ». Quelle fièvre de revisions 1 Quelle hâte à se pourvoir des notions propices! Quelle ingéniosité à prévoir, à deviner les questions et les épreuves, à rechercher les goùts, préférences ou manies des examinateurs! Quel entrain à calculer les chances et à supputer les malchances I Quel soin à ramener tout à matière d'examen! Soucis très mesquins, de qualité morale inférieure, et qui, en quelques jours, quelques semaines, risquent de remettre en question l'œuvre entière de l'éducation. Le plus sincère des écoliers risque d'en sortir altéré dans sa loyauté et son courage : l'école a pris une direction fausse. Comment croire qu'une instruction ainsi conçue puisse stimuler chez un enfant le goùt de la vie intérieure, de la délicatesse, d'un progrès vraiment moral , et la volonté de s'ennoblir si l'étude n'est plus autre chose, au moment décisif, que l'exaspération du seul besoin de réussir en même Lemps qu'une distribution d'habiles et sûres recettes? C'est déformer à plaisir la conscience enfantine. Le moins qui puisse
1. Discours prononcé à la distribulion des prix du concours général, le. 4 août 1879. Voir !'Officiel du 6 août 1879 et Discours et opinions de J. Ferry, édités par Robiquet, III, p. 195. 2. La psychologie de l'éducation, par Gustave Le Bon, p. 174.
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arriver à la nation, c'est que cette instruction soit pour elle un grave déficit. Il est d'expérience quotidienne qu'un écolier soumis à ce régime imprévoyant en sort dégoûté de l'étude, donc appauvri. Vous le félicitez d'avoir réussi, bien réussi, aux examens du certificat d'études? Et je l'en vois étourdi de joie orgueilleuse; mais n'espérez point qu'il fréquente , plus tard, les cours d'adultes, ou qu'il se montre assidu aux conférences populaires, même corsées de projections lumineuses. Il ne veut plus retourner à l'école; et c'est une sorte de rancœur que l'instruction lui a laissée. Ignorant, il eût peut-être souffert de se savoir ignorant, et nourri le désir d'apprendre, lui aussi, pour s'élever à ses propres yeux. Instruit, mais mal instruit, il se renie dans ses aspirations; il se sent comme affaibli dans son ardeur; il porte en lui tout ensemble un regret et une déception. J'ose écrire qu'il vaut moralement moins et sera pour la République un citoyen moins utile. Allons-nous supprimer le certificat d'études primaires, tout examen, tout concours dans nos écoles? Il suffirait, je pense, d'en choisir toujours les épreuves au mieux, et aussi d'attacher plus d'importance à l'examen oral qu'à l'examen écrit. C'est par un entretien affectueux avec l'enfant que l'examinateur se rend le mieux compte si le << candidat i> est ouvert, curieux, dégrossi déjà, un peu renseigné sur toutes choses primaires, et si l'école a bien fait son œuvre. C'est dans une conversation, et à loisir, qu'un maître découvre si l'instruction, tout en équipant ce petit garçon et cette petite fille pour la vie et en les munissant de notions très simples et très pratiques, a éveillé en eux l'amour de l'étude, la joie d'apprendre et de savoir, l'impatience de savoir mieux encore, la volonté de progresser. Une école fait faillite qui ne conçoit pas l'instruction comme le moyen de soutenir chez l'homme, dès l'enfant, cette ardeur et ce zèle. Que nul instituteur ne l'oublie I Abandonnons enfin les méthodes livresques et routinières, les pédantesques traditions, les exercices et les tâches qui ne font appel qu'à la mémoire, les leçons et les « devoirs » impuissants à stimuler les facultés individuelles et vivantes. La fécondité de l'instruction primaire réside dans l'excellence des méthodes, actives pour les appeler par leur nom, éveilleuses de vie intérieure et de pensée, donc de dignité humaine.
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Ainsi qu'il le déclarait au Congrès pédagogique de 1883, Jules Ferry a voulu créer dans l'école « une atmosphère morale élevée, une atmosphère saine et vivifiante ». Je viens d'en analyser les éléments énergiques dans son action moralisatrice indirecte, en quelque sorte automatique. Peut-elle suffire? Cette influence morale tout indirecte fait défaut, au moins partiellement, là où le maître est médiocre et inhabile I là où les conditions favorables sont rarement réunies dans la même école; là où le recrutement des élèves est inégal ou très mêlé, etc. L'action éducatrice dont j'ai parlé a, par conséquent, un caractère fragmentaire, ou incertain, ou intermittent; elle agit sur l'élève un peu à l'aventure - comme la vie, comme le hasard. Or, l'école prétend avoir une action aussi complète et durable que possible; elle est la vie arrangée, en un certain sens factice, mais prévoyante et meilleure. Réduite aux influences que j'ai énumérées, la plus féconde des écoles aurait de graves lacunes. Elle ne serait point l'entreprise nationale et profondément éducatrice que nous aimons si elle ne tentait, au moins, de les combler par un enseignement moral direct . Voici une autre raison . Les conditions favorables à cette éducation morale indirecte, diffuse, et qui résulte naturellement du jeu de l'institution scolaire, sont rarement heureuses, ou toujours heureuses, dans une même école; à plus forte raison varient-elles d'une école à une autre. On ne conçoit point pour toutes les écoles primaires de France une puissance éducatrice identique. Quoi que nous fassions, et malgré l'uniformité légale des écoles primaires, elles sont diverses dans leurs effets, dans l'intensité de ces effets. Cette évidente et d'ailleurs inévitable diversité peut être salutaire à notre nation, centralisée à l'excès; mais l'éducation démocratique suppose une unité sans laquelle il n'y a à proprement parler ni éducation nationale ni unanimité populaire; et. c'est l'école primaire
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qui fonde cette communauté d'esprit. Il ne suffit point - et j'insiste puisque l'on parle tant aujourd'hui de « décentralisation scolaire » · - que les écoles primaires soient en toute région, de par la loi et les règlements, semblables quant à l'organisation et au fonctionnement: ce n'est là qu'un élément extérieur d'unification nationale. A tout le moins, cette identité de programmes, de tâches, de méthodes disciplinaires et d'organisation pédagogique ne peut-elle assurer en effet, pour ainsi dire mécaniquement, une communauté démocratique, un esprit public fraternel. Au cœur même de son institution, l'école primaire doit être complétée d'un enseignement qui agisse directement, par ses méthodes propres, sur la raison, le cœur et la volonté des enfants moral et civique en son essence, et qui puisse unir dans les mêmes aspirations, les mêmes idées, mais plutôt les mêmes goûts et les mêmes méthodes de pensée et d'action, les enfants du peuple françai s. L'inégale aptitude des enfants à utiliser les muettes leçons de l'écol e bien organisée ne doit pas non plus être perdue de vue. Tel élève est docile à cette influence et s'en réjouit; tel autre, plus fier ou trop distrait, y échappe; il résiste à ce qu'on a appelé le climat moral de l' école. Il ne saurait donc nous suffire que l'école soit naturellement moralisatrice si l'enfant es t insensible ou rebelle. Même contraint par l'exhortation, la menace ou la punition, il poursuit en silence, et à notre insu, sa vie propre, en réaction contre la discipline et le milieu . La plus dévouée des écoles n'éduque point cet enfant-là; et à lutter contre elle, parfois ouvertement, il se démoralise plus encore qu'il n'obéit à son tempérament, impatient de toute contrainte. Par exemple, l'enfant adulé, « gâté » par ses parents se refuse, au moins au début, à prendre les habitudes de modestie, de réserve, d'obéissance et d'ordre que la discipline scolaire impose par une nécessité en quelque sorte organique. Au lieu de s'améliorer dans ce milieu, d'y faire peu à peu l'apprentissage de la régularité dans le travail, du respect des tâches données et promises, de la bonne camaraderie, etc., il exaspère ses dispositions égoïstes et capricieuses; il ne veut point s'adapter à cette école; il ne s'y adapte qu'en apparence; son ressentiment fortifie, dans une feinte docilité, son goût d'une activité irrégulière, son dilettantisme; et tout cela entretient la débilité de l' enfant « volontaire ». Non seulement l'école a été dans ce cas impuissante, ou presque, à former cet enfant, mais il y a aggravé sa nature et sa première éducation dans la mesure même où il s'est ingénié à déjouer le maître et les prétentions de l'école. L'instituteur perspicace suit cette lutte sournoise de certains élèves contre le milieu scolaire; il ne se fait pas illusion sur la
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sincérité de certa ines soumissions; il saï t que tel et tel enfant sont pour amsi dire en insurrection contre lui, contre la règle scolaire. Quelle action ce maître espérait-il donc d'une école si les enfants, parfois, mettent leur dignité ou leur énergie à vivre sans elle, sinon contre elle? A de tels moments, l'éducation morale appelle à l'aide une discipline de moralisation plus directe, plus claire, plus impérieuse aussi parce qu'elle est générale et qu'elle s'inspire d'une loi souveraine. On objectera que de tels cas sont exceptionnels. En général, un enfant se montre docile à ces leçons de l'école et les accepte affectueusement; elle le forme. Mais sommes-nous assurés que cette action du milieu scolaire sur l'enfant sera durable, survivra à l'école et que, par conséquent, l'école n'a pas besoin de recourir à une discipline spéciale de moralisation, qui soit le couronnement du programme scolaire 9 En aucune façon; et voici quelques raisons à opposer à ceux qui ne croient ni à la nécessité, ni à l'utilité d'un enseignement moral proprement dit à l'école primaire. L'enfant y a pris de bonnes habitudes , soit; il y apprend, sans mème s'en douter, à être exact, soigneux, diligent et ordonné; il y · avive sa curiosité, exerce son esprit; il y accroît son goùt de l'étude et son désir du Beau pressenti; il y a donc développé sa valeur humaine; et si la vertu est l'habitude du Bien, cette école le fait vertueux . Ce sont des habitudes morales au premier chef; mais elles sont récentes . A moins de dispositions exceptionnelles, l'enfant ne les prend que vers la fin de la scolarité; et il quitte l'école - l'a-t-il régulièrement fréquentée? - bien peu de temps après qu'il vient d'en retirer ce profit moral. Comment croire que ces habitudes, si lentement assurées ou de fraîche date, soient définitives? Voici l'enfant libéré de l'école - en pleine vie sociale. II quitte un milieu choisi, dont l'organisation est artificielle, mais propice et douce . Tout n 'y fut point pour lui faveur et joie; mais pour prix de son travail et de son obéissance à la règle, il a reçu de cette école des bienfaits dont sa vie entière sera comme pénétrée. Sous la tutelle de maîtres toujours présents, qui l'ont instruit, guidé, encouragé au bien et détourné du mal, et dont l'expérience a corrigé son étourderie quelquefois, son ignorance toujours, il s'est accoutumé à penser avec clarté, à sentir plus dignement, à agir avec probité. Tout à coup, l'heureuse influence cesse, l'heureuse tutelle fait défaut. Quel changement dans l'existence de cet enfant! Après l'école, et soudain - le champ à labourer, la ferme ou l'atelier, l'usine ou la fabrique, le bureau et, la première ivresse dissipée, la déprimante uniformité d'une vie âpre avec ses revers, ses souffrances, ses épreuves, avec les plaisirs dégradants et les séductions.
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immoral~s que la rue, le cabaret, les mauvais lieux, les mauvais journaux et les mauvais livres proposent à l'adolescent qu'enivre sa jeune liberté. J'insiste : l'école primaire se sépare de l'enfant du peuple alors qu'elle lui serait le plus utile - à l'heure périlleuse de la puberté! En cette crise grave, qui peut remettre en question l'éducation la plus saine, et d'où l'enfant peut sortir à jamais faussé ou dévoyé si une main experte ne le dirige, l'école le livre sans autre viatique qu•'une instruction élémentaire et livresque, quelques récentes habitudes de pensée et d'action sans doute très dignes, mais fragiles; et il passe soudain de l'école prévoyante à cette vie à l'inconnu. Si l'éducation morale que lui donna l'école n'a été qu'une influence toute diffuse; si cette éducation n'a pas été fortifiée, tout d'abord éclairée par un enseignement précis qui ajoute à l'impulsion ou à l'habitude une très nette conception du Bien et du Devoir, autant dire que cet enfant sera moralement ce que la vie Je fera - au hasard des gens, des choses, des événements. Il y a plus encore. Si la moralité n'a été pour cet enfant, jusqualà, que l'accoutumance aisée et quasi inconsciente au milieu scolaire; si la règle de sa vie morale a été jusqu'à ce jour la confiante soumission aux influences de ce milieu, pourquoi ne persévérerait-il pas dans cette conception de la vertu, et pourquoi ne se croirait-il pas autorisé à se soumettre de même aux milieux où il vivra dorénavant? L'habitude en est prise; le soin même qu'on aura pris à lui épargner une éducation directement et plus sévèrement morale, celle qui fait réfléchir l'individu sur le milieu, ne pourra que justifier chez cet enfant l'opinion que vivre bien, c'est vivre selon ce milieu, le laisser agir sur nous, s'y abandonner, s'en accommoder et l'accepter; que, par conséquent, la règle de notre vie n'est pas en nous-mêmes, ni dans un effort d'autonomie; qu'elle est en dehors de nous. En fin de compte, une telle éducation annule l'individu et asservit l'homme. Telle serait l'erreur d'une éducation qui, sous prétexte de dénoncer les pédantes prétentions d'un enseignem~nt moral, se bornerait de parti pris à l'action de l'école et du climat moral qu'elle crée. Cette éducation d'apparence plus libre et élégante est le contraire d'une culture libérale; elle subordonne l'individu à ce qui l'entoure, c'est-àdire à la nature peut-être, mais aussi aux institutions politiques et sociales que d'autres hommes, et le hasard, ont entretenues. Elle ne laisse à l'homme d'autre liberté morale que celle d'une adhésion irréfléchie au milieu, quel qu'il soit. Et ainsi, subordonnant les hommes au milieu, sauf à croire qu'il puisse s'améliorer de soimême grâce à je ne sais quelles interventions extérieures, elle tend à perpétuer ce qui est; elle ravit à l'homme la part qu'il prend, qu'il doit prendre au progrès moral.
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A vouloir rester à ce point superficielle et incomplète, l'éducation populaire trahirait tous nos espoirs. Par hypothèse force de perfectionnement humain , elle ne serait qu'une discipline de mollesse, de conservation sociale, d'insouciance et de résignation. En refusant d'enseigner aux enfants sinon une morale , du moins quelques principes directeurs de la conscience et de la vie, elle négligerait les aspirations essentielles de la race francaise, de l'humanité même; elle n'oserait ni ne voudrait instituer l'homme juge du milieu qui l'enserre, qui heurte durement son sens de la justice et de la loyauté; et le jour où pourtant, sous l'aiguillon de la souffrance ou de la misère, cet homme prétendrait tout à coup observer le milieu, l'éprouver à la lumière de sa raison, puis le parfaire, cette attitude apparaîtrait à d'autres comme illégitime et insurrectionnelle. Si l'école démocratique n'établissait point, clairement et franchement, le droit de l'homme sur la société et l'autorité de la conscience humaine sur le monde perfectible, et si cette école n'enseignait point à l'enfant du peuple que le problème républicain, tout ensemble moral et politique, est dans la juste définition des rapports de l'homme et du milieu, donc dans l'effort méthodique de la raison humaine pour rechercher dans le milieu ce qui dure et ce qui passe, l'école dont on vante pompeusement la mission éducatrice ne serait en réalité qu'une entreprise décevante, qui travaillerait contre son objet, et en dernière analyse réactionnaire, au moins conservatrice. On le voit: réduit aux influences favorables qui émanent de l'institution scolaire, un système d'éducation qui rejette tout enseignement proprement dit du bien, de la vertu et du devoir est antidémocratique et niveleur. Y a-t-on bien songé? Il fait dépendre la conduite et le bonheur des hommes du milieu sans les éclairer sur l'inégale dignité de ce milieu, donc .sur la nécessité soit de s'y soustraire là où faire se peut, soit de le perfectionner après l'avoir confronté avec l'idéal que porte la conscience humaine. Il dérive le progrès moral non pas de l'activité humaine réfléchie, consciente et volontaire, mais des puissances troubles et mystérieuses, mécaniques, en quelque sorte fatales qui animent la société; ou bien des instincts de l'individu soit qu'il cède, soit qu'il s'insurge; donc du caprice ou de la fatalité; de l'accident ou du désordre. Ce système pédagogique, dont on vante l'aisance et l'aimable facilité, destitue la raison souveraine, transporte aux choses l'autorité directrice et réformatrice que nous plaçons dans la conscience de l'homme; et, par crainte du pédantisme, il désarme l'individu en présence de la société, de l'univers . Si, dans une enquête patiente et à laquelle ils pussent sincèrement répondre, on interrogeait les adultes sur leurs impressions d'adolescents, la première certitude serait, je crois, la suivante: leur enfance
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n'avait pas été assez avertie, si même elle le fut, du bien et du mal; leur raison n'avait pas été mise en possession de méthodes simples, mais sûres, pour la guider dans le discernement du bien et du mal, et pour réagir sur le milieu. C'est pourquoi la crise redoutable qu'ils traversèrent au sortir de l'école a pu être irréparable. Tout d'abord, ils continuèrent à vivre hors l'école comme ils avaient vécu à l'école. Puis ce fut en eux un malaise : la vie était si différente de cette école! Ils perçurent chaque jour davantage une opposition, sur certains points, entre celle-ci et celle-là; et ce fut comme une cruelle dissonance en leur cœur simple. D'autres nécessités firent peu à peu fléclùr leur volonté dans une direction qui n'était déjà plus dans le prolongement de l'école. Tiraillées entre les leçons de cette école et les conseils de la vie, ils se sont sentis troublés , incertains de la route. L'équilibre de leurs actes et de leur pensée s'est rompu; ils hésitent, ils errent; plus de clarté dans la conscience, tandis que les sens éveillés conseillent à l'inquiète raison une fausse indépendance... . Les individualités énergiques et saines se sont ressaisies à temps. Les autres ont sombré dans l'incertitude, esprits sans guide. A l'heureuse quiétude de la vie scolaire a succédé l'incohérence agitée parce que l'adolescent n'avait point reçu, en même temps qu'il contractait quelques habitudes vertueuses, les principes qui les fixent et justifient, principes clairs et impérieux, et qui parlent haut dans une âme. En peu de jours, on a vu la vie ruiner l'action morale scolaire : l'école n'avait pas su élever, à certaines heures, l'enfant au-dessus des hommes et des choses, éclairer sa raison, la faire juge des mœurs, la pourvoir d'un critère qui lui permît de reconnaître et le mal et le bien, donc de discerner le Devoir, et qui rassurât sa conscience quand la sensualité s'éveille ou que le monde se présente à nous comme une énigme hostile. De leur propre aveu, il a manqué à leur enfance une instruction morale. De vagues exhortations, encore que généreuses et cordiales, et quelques bonnes habitudes n'ont point suffi. Dans toute crise de notre vie, dans le tumulte des sens, des instincts antagonistes ou des désirs contradictoires, la bonne volonté n'est rien si une idée n'intervient et ne décide - puissance de pacification et d'action probe. C'est l'adolescence qui nous dicte les principes d'une éducation de l'enfance. Observez ces jeunes gens et ces jeunes filles, hier encore écoliers, et dont la jeunesse impatiente cherche sa voie. Si l'instituteur ne leur a enseigné une règle de vie, quelle sera désormais leur attitude? A tout instant, il leur faudra pourtant délibérer, prendre parti, décider, en un mot vivre intelligemment. Qui dit liberté dit pouvoir de choisir en connaissance de cause. Comment le pourront-ils
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si l'éducation n'a rien ajouté à cette éducation morale indirecte? J'entends dire que l'adulte trouve dans les religions la règle de vie qu'il lui suffise de suivre en tous les cas, et qui inspire toute son activité, privée et publique, individuelle et sociale. Soit. Laissons de côté la question de savoir si, en l'état actuel de la civilisation française, telle et telle des confessions religieuses sont ou non propices au progrès moral républicain. Il est clair qu'en ce qui concerne l'Église. catholique, des restrictions s'imposent : le « ralliement » de cette Église au régime libéral paraît aux moins soupçonneux des observateurs dicté par des considérations d'opportunuité politique; mais ce débat n'importe pas ici. J'admets aussi, et tairai mes réserves, que la religion donne sans doute à l'homme cette règle morale infaillible, supérieure pratiquement aux seules habitudes vertueuses; règle sans laquelle il n'es t point d'éducation dignement humaine. Mais que deviennent les milliers d'hommes qui ne professent aucune religion? Quelle autorité dicte à leur conscience la norme de leur conduite et de leurs plus secrètes pensées? De ceux-là au moins - et le nombre s'en accroît sous nos yeux - il n'est point exact de dire que la religion leur fournit une règle de mœurs et de progrès. Je vais plus loin. Parmi les fidèles de l'église, du temple et de la synagogue, parmi les défenseurs des religions, parmi ceux-là mêmes qui leur empruntent non seulement une foi, mais une discipline de vie, combien s'en trouve-t-il qui vivent en vérité de cette foi et selon cette discipline? Si donc on ajoute aux milliers d'hommes étrangers aux Églises les milliers de fidèles que les Églises - elles ne l'ignorent point - n'influencent pas profondément, ce sont en fait des millions d'hommes, de femmes, d'adultes et d'adolescents qui, si l'école n'y avait pourvu, si elle n'avait tenté d'y pourvoir, vivraient aujourd'hui sans principes et sans règles. L'école primaire assume cette responsabilité en une société où a décru la foi religieuse et où l'État laïque s'est séparé des Églises. Alors que des milliers d'enfants n'apprennent plus, ou apprennent à peine et à la hâte, des Églises l'art dP. vivre selon un idéal fièrement confessé, l'école primaire intervient, consciente d'une mission moralisatrice légalement définie. Elle ajoute aux leçons qu'elle donne de toute son institution même à l'enfance les leçons directes d'un enseignement moral proprement dit. Elle ne croit pas avoir assez fait en baignant, si je puis dire, l'élève dans une atmosphère d'ordre, de travail, de discipline et de progrès : elle parle à sa jeune raison au nom d'un idéal, et elle confie à cet enfant la prétention de l'entendement humain de régir l'homme lui-même et la société des hommes; elle lui présente, elle aussi, à certains moments,« la vérité
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morale dans sa nudité, dans la sublime sécheresse de sa formule abstraite » 1 • Nous découvrons ici l'originalité de l'école primaire française. Elle veut stimuler ce qui constitue la dignité du citoyen - la pensée même. Elle fait réfléchir l'enfant sur le monde et sur lui-même. Elle lui apprend à commenter le milieu scolaire et social. En un mot, cet enseignement qui s'adresse à ce qu'il y a de plus intime et d'original, et aussi de plus digne, dans l'homme, d'abord dans l'enfant, entretient la vie intérieure. N'eût-il que ce résultat, un enseignement moral a sa place de choix au programme scolaire élémentaire de notre démocratie. La vie contemporaine emporte l'homme dans un vif mouvement de progrès matériel. Étourdi de voir changer si vite le décor de sa vie, il se sent saisi d'une sorte de vertige. Il ne trouve plus le temps de se recueillir, si d'ailleurs cette fiévreuse agitation et sa hâte à en jouir lui ont laissé le goût du recueillement. Cette activité turbulente, qui surexcite les villes et gagne les campagnes, a la signification d'un appauvrissement spirituel. Bouleversée par l'application scientifique, notre civilisation gagne en apparence ce qu'elle perd en essence, en surface ce qu'elle perd en profondeur. L'école primaire doit y remédier, dans la mesure où elle le peut, par la gravité d'un enseignement moral, par l'action qu'elle en espère sur la vie spirituelle des enfants, sur leur âme autant et plus encore que sur leurs mœurs. C'est proprement une discipline d'intériorisation, si l'on me permet ce mot d'un moraliste contemporain et dont l'œuvre se poursuit sous nos yeux 2 • La plus modeste de nos écoles primaires, moralisant à ses heures et philosophant à sa simple façon, ranime chez l'enfant la vie réfléchie. Elle propose donc à la conscience enfantine, en termes clairs, un idéal moral et qui ait force de loi. Il n'est pas seulement une efflorescence du milieu scolaire; et l'école ne veut point laisser à l'enfant le soin de l'extraire des influences dont elle l'entoure, dont elle le pénètre. Cet idéal moral est l'expression directe d'un enseignement, qui fait appel à la raison; qui émeut dans l'enfant l'homme pensant; qui stimule en lui, dès l'âge où la raison s'éveille, la faculté essentiellement humaine de réflexion sur les faits et sur les choses; qui , sans rebuter l'élè_ve et sans devancer la nature, inscrit dans l'entendement puéril , ou plutôt y cherche et révèle la définition d'un Bien à aimer, d'actes à accomplir ou à éviter, d'une règle de pensée et de conduite, d'un Devoir.
1. Leclère, L'Éducation morale rationnelle, p. 149 (llachette, 1909). 2. Paul Desjardios, dans le Deuoir présent (A. Colin). C'est le programme de l' Union pour l'action morale et des institutions qui en dérivent.
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Sans doute, l'homme qui accomplit le bien naïvement, avec la foi des simples et sans ratiociner, est vertueux; et sa vie peut nous plaire par cette aisance dans la pratique des vertus. Mais l'homme qui, instruit de ses devoirs et exercé à les connaître, sait délibérer, choisir, expliquer son choix et, s'il le faut, se donner les motifs d'une préférence; en un mot celui dont la vie morale ne reste point instinctive ou spontanée, est mieux préparé à viYre avec probité. Plus net en sa pensée, plus ferme en sa vie, plus maitre de soimême, plus capable de se diriger, il est aussi plus utile à la nation. Aux heures de surprise, de trouble, d'angoisse, quand l'instinct et l'habitude le laissent irrésolu, il sait lire dans son cœur, comme au plus précieux des livres, le conseil, le commandement, la règle impérative, la loi qu'une prudente instruction morale y a gravée. Il se recueille; et c'est à cette lumière qu'il éclaire sa route : son pas s'en trouve assuré soudain, et plus vif. Quand il s'est ainsi recueilli et qu'il tient conseil en son cœur, il lui semble entendre l'appel de sa mère, de son père, de son maître. La règle abstraite et le devoir s'animent de ces souvenirs touchants : c'est une voix chère qui donne à sa conscience un ordre affectueux. Et peu à peu, s'il hésite encore, cette voix se fait pressante et plus grave, comme impersonnelle; elle vient de plus loin, de plus haut, plus profonde aussi. Cette exhortation monte du mystère de sa conscience; et bientôt il sent, à ne point s'y méprendre, que c'est comme la voix de la sagesse même - Dieu pour les croyants; la Nature, l'Univers, la Loi morale pour les autres - qui ordonne l'obéissance à qui veut être libre et qui, pour prix de cette soumission sublime, communique à la pensée de l'homme la paix, à ses actes l'allégresse, à toute sa vie la dignité. La République place justement le principe d'autorité dans la conscience; elle fonde l'ordre social sur l'accord, légalemeut défini, toujours revisable et perfectible, des volontés individuelles. Elle est donc logique avec elle-même en instituant à l'école primaire, l'école publique par excellence, cette discipline d'autonomie morale. Il n'est point question d'assombrir le visage des enfants de France, rieurs et vifs ; de communiquer autoritairement à leur nature joyeuse, qui y répugne, le goût d'un ascétisme de moine retiré du monde, ou je ne sais quelle austérité de quaker, quelle gravité de calviniste accablé sous le problème de la grâce. L'école primaire se propose simplement d'instruire du bien l'esprit de l'enfant dans le temps même où elle habitue cet enfant naturellement au bien. Elle lui enseigne la vertu, lui définissant le devoir. Ce n'est point là délier l'homme du milieu, l'opposer au monde ou l'en isoler; ce n'est pas l'en divertir; c'est encore moins susciter
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un antagonisme, dramatique peut-être, mais antisocial, de l'individu et de la collectivité. Au contraire, c'est habituer un enfant à se rendre compte de l'action de l'homme sur la société comme de la société sur l'homme; à éprouver, à contrôler ses pensées et ses actes en les rapportant à une règle supérieure, c'est-à-dire à quelque chose qui le dépasse et dépasse tous les hommes, mais qui pourtant les oblige tous parce qu'ils sont et se sentent unis dans une même loi. Ambition excessive et dessein immodeste? Mais l'école primaire ne veut que poser les fondements de l'édifice! Sur ce point aussi, elle est l'école élémentaire. L'enfant à qui elle fait prendre, et par la bonne manière, cette attitude est pour ainsi dire marqué à jamais. Une noble préoccupation est en lui, quoi qu'il devienne et quoi qu'il fasse; au fond de sa conscience vit une grave idée morale. Même aux heures où l'adulte incline au mal, l'enseignement que son enfance a reçu se rappelle à lui : un malaise, une pudeur dans la déchéance, le repentir, le remords - tout cela n'est que l'attendrissant souvenir de leçons oubliées, qu'il croyait oubliées .... L'école qui renoncerait à former ainsi l'enfance ferait faillite à sa mission. C'est actuellement la France presque tout entière qui, tournée vers l'école, lui demande de développer une foi morale; mieux encore : d'enseigner une morale. « Que la tâche acceptée par l'école de France soit la plus ardue qu'une civilisation puisse assurer, nul n'y contredira. Ce qui n'est pas moins sûr, c'est que le pays tout entier, en affrontant les périls d'un semblable effort, a fait un acte de foi, d'espérance et d'amour que les âmes mystiques devraient admirer 1 • » Or, qu'a donc voulu le législateur en inscrivant à l'article premier de la loi du 28 mars 1.882, qui régit encore l'école primaire française, un enseignement moral? Je n'ai qu'à reproduire les instructions jointes à !'Arrêté organique du 27 juillet 1.882 : « L'enseignement moral esl destiné à compléter el à relier, à relever el à ennoblir tous les enseignements de l'école. Tandis que les autres études tendent à développer chacune un ordre spécial d'aptitudes et de connaissances utiles, celle-ci tend à développer, dans l'homme, l'homme lui-même, c'est-à-dire un cœur, une intelligence, une conscience. « Par là même, l'enseignement moral se meut dans une tout autre sphère que le rei;te de l'enseignement. La force de l'éducation morale dépend bien moins de la précision et de la liaison logique des vérités enseignées que de l'intensité du sentiment, de la vivacité des impressions et de la chaleur communicative de la conviction. Cette éduca:1.. P. Sabatier, L'Orientation religieuse de la France contemporaine (Paris, A. Colin), p. 26&.
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tion n'a pas pour but de faire savoir, mais de faire vouloir; elle émeut plus qu'elle ne démontre; devant agir sur l'être sensible, elle procède plus du cœur que du raisonnement; elle n'entreprend pas d'analyser toutes les raisons de l'acte moral; elle cherche avant tout à le produire, à le répéter, à lui en faire une habitude qui gouverne la vie. A l'école primaire surtout, ce n'est pas une science, c'est un art, l'art d'incliner la volonté libre vers le bien. « L'instituteur est chargé de cette partie de l'éducation, en même temps que des autres, comme représentant de la société : la société laïque et démocratique a, en effet, l'intérêt le plus direct à ce que tous ses membres soient initiés de bonne heure, et par des leçons ineffaçables, au sentiment de leur dignité et à un sentiment non moins profond de leur devoir et de leur responsabilité personnelle. « Pour atteindre ce but, l'instituteur n'a pas à enseigner de toutes pièces une morale théorique, suivie d'une morale pratique, comme s'il s'adressait à des enfants dépourvus de toute notion préalable du bien et du mal : l'immense majorité lui arrive, au contraire, ayant déjà reçu ou recevant un enseignement religieux qui les familiarise avec l'idée d'un Dieu auteur de l'univers et père des hommes, avec les traditions, les croyances, les pratiques d'un culte chrétien ou israélite; au moyen de ce culte et sous .les formes qui lui sont particulières, ils ont déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle et universelle : mais ces notions sont encore chez eux à l'état de germe naissant et fragile : elles n'ont pas pénétré profondément en eux-mêmes; elles sont fugitives et confuses, plutôt entrevues que possédées, confiées à la mémoire bien plus qu'à la conscience, à peine exercée encore. Elles attendent d'être mûries et développées par une culture convenable. C'est cette culture que l'instituteur public va leur donner. « Sa mission est donc bien délimitée : elle consiste à fortifier, à enraciner dans l'âme de ses élèves, pour toute leur vie, en les faisant passer dans la pratique quotidi_enne, ces notions essentielles de moralité humaine, communes à toutes les doctrines et nécessaires à tous les hommes civilisés. Il peut remplir cette mission sans avoir à faire personnellement ni adhésion, ni opposition à aucune des diverses croyances confessionnelles auxquelles ses élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale. « Il prend ces enfants tels qu'ils lui viennent, avec leurs idées et leur langage, avec les croyances qu'ils tiennent de la famille, et il n'a d'autre souci que de leur apprendre à en tirer ce qu'elles contiennent de plus précieux au point de vue social, c'est-à-dire les préceptes d'une hante moralité. « L'enseignement moral laïque se distingue donc de l'enseignement
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religieux sans le contredire. L'instituteur ne se substitue ni au prêtre, ni au père de famille; il joint ses efforts aux leurs pour faire de chaque enfant un honnête homme. Il doit insister sur les devoirs qui rapprochent les hommes, et non sur les dogmes qui les divisent. Toute discussion théologique et philosophique lui est manifestement interdite par le caractère même de ses fonctions , par l'âge de ses élèves, par la confiance des familles et de l'État; il concentre tous ses efforts sur un problème d'une autre nature, mais non moins ardu, par cela même qu'il est exclusivement pratique : c'est de faire faire à tous ces enfants l'app,.entissage effectif de la vie morale. « Plus tard, devenus citoyens, ils seront peut-être séparés par des opinions dogmatiques, mais du moins ils seront d'accord dans la pratique pour placer le but de la vie aussi haut que possible; pour avoir la même horreur de tout ce qui est bas et vil, la même admiration de ce qui est noble et généreux, la même délicatesse dans l'appréciation du devoir; pour aspirer au perfectionnement mol'al quelques efforts qu'il coûte; pour se sentir unis, dans ce culte général du bien, du beau et du vrai qui est aussi une forme, et non la moins pure, du sentiment religieux. » L'innovation n'a pas été accueillie sans résistances parmi les plus sûrs défenseurs de l'école républicaine. Une objection commune est la suivante : la morale ne s'enseigne point; « elle se respire ». Je pense avoir réfuté cette erreur grave. Si un enseignement a chance d'agir heureusement sur les mœurs humaines, c'est bien dans une école primaire publique, où il est de toute nécessité pour les raisons que j'ai rappelées. D'autres l'accordent très volontiers; mais, disent-ils, les instituteurs et les institutrices ne sont point préparés à donner utilement un tel enseignement moral : qu'attendre de ces leçons si le maître y est gauche ou au-dessous de sa tâche? - En supposant cette objection fondée, elle porte non sur l'enseignement moral , mais sur le maître qui en est chargé: elle s'annulerait d'elle-même si ce maître se trouvait avoir reçu une culture appropriée; l'objection est conditionnelle et toute provisoire, et elle n'affaiblit point l'utilité d'un enseignement à l'école primaire : c'est de cela qu'il s'agit. Au surplus, la plupart des instituteurs et des institutrices ont l'instruction et l'expérience humaine suffisantes pour donner simplement ces très simples leçons. Si l'on met en doute leur autorité, c'est plutôt qu'on se fait de cet enseignement moral scolaire une conception trop ambitieuse, qu'on en méconnaît le caractère pratique et familier. Il semble à d'autres, encore hésitants, que les enfants sont rebutés par un enseignement moral. Sans doute - s'il est sec, aride, trop abstrait, donc prématuré, et si le maître ne le sait point égayer.
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Mais là encore, l'objection vise une certaine manière de donner cet enseignement, non l'enseignement même; et elle implique en somme une adhésion entière à la leçon- si la leçon est bien donnée. On voit pourtant des hommes parler d'une répugnance absolue chez l'enfant, quel que soit l'art du maître, pour cet enseignement moral. A les en croire, il y a incompatibilité entre le caractère d'un enfant et un enseignement de la morale. L'observation et l'expérience démentent cette affirmation. L'enfant tient de sa race, en France, le goût du raisonnement, de l'idée pour l'idée, de la discussion logique et parfois subtile, de l'analyse, de la classification, du système, et surtout des idées générales. Ne pas raisonner avec nos enfants serait résistance à leur nature. Au contraire, il semble qu'un tel enseignement convienne particulièrement aux enfants de ce pays. Ils se passionnent pour ces débats; ils discutent avec feu; l'excès même de cette disposition instinctive nous inquiète à l'occasion; ils ont, quoi qu'on prétende, une prédilection pour ces études, ces recherches; et ils aiment la leçon qui sait être spéculative et théorique. Il manquerait quelque chose à notre éducation française si l'école primaire renonçait à l'enseignement moral. En tout état de cause, ces critiques s'adressent à l'abus de leçons didactiques et formelles, de la théorie , de l'abstrait, mais non au principe de l'enseignement et à sa validité. En général, on ne conteste plus qu'il soit nécessaire : c'est sur la manière qu'on persiste à se diviser. Et l'on voit encore des _maîtres s'ingénier laborieusement à écarter de la leçon de morale l'apparence même d'une leçon. Ils reconnaissent, eux aussi, l'insuffisance pratique d'une éducation morale indirecte, la nécessité d'y faire intervenir le conseil et la règle; mais cette intervention, à les en croire, ne doit se produire qu'incidemment, sans insister, à l'occasion d'un fait, d'un acte, d'un événement scolaire ou public. C'est un enseignement moral occasionnel, assez discret pour faire tolérer sa présence, et d'abord accepter sa venue. C'est l'incidental leaching de la pédagogie anglaise : il se glisse dans la classe à la faveur d'une autre leçon, mais n'oserait se présenter de soi-même, et pour soi-même. Modestie feinte, parce que cet enseignement, le plus grave de tous et qui apparaît subordonné aux autres, dont chacun est comme son fourrier, est sans franchise : il doute de sa légitimité par les ménagements mêmes qu'il prend à s'affirmer; et il croit plus habile de n'être nulle part au programme scolaire - y étant partout. Une telle méthode me semble indigne d'une éducation morale républicaine. En fait, cet enseignement moral occasionnel et dissimulé est encore un hommage rendu à l'enseignement moral tout court.
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Le maître qui utilise telles ou telles leçons sco1aires pour formuler tout à coup, ou enfin, aux élèves un principe abstrait, un conseil proprement moral , intervient soudain dans le domaine propre d'une discipline supérieure, et il avoue par là même qu'il doit expliquer, classer, assurer le gain moral retiré d'une lecture, d'une récitation, d'un chapitre d'histoire, d'un récit scientifique; que l'école serait incomplète, et comme découronnée, si le maître n'en reliait les diverses disciplines, ne les achevait au nom de la raison et d'un idéal de vie clairement formulé . Non , l'enseignement moral ne peut être donné à l'enfant de France par cette voie détournée ou oblique. A l'occasion du premier congrès international d'éducation morale, réuni à Londres en septembre 1908, quatre leçons morales types furent faites, publiquement, à des enfants : elles opposèrent non pas des conceptions du devoir humain, ni même des personnalités aux dons divers, mais les méthodes d'un enseignement moral qui ose ou n'ose point s'avouer. Alors que Mlle Billotey, directrice de !'École normale d'institutrices de la Seine, parla sans longues précautions oratoires ni détours subtils à ses élèves très attentives, M. Gould, pédagogue anglais réputé, s'appliqua, avec un art un peu lent et un soin outré de déguiser la leçon morale, à induire son auditoire de garçons au devoir de solidarité humaine. Rendons hommage à l'adresse du maître; mais cette virtuosité, dont les enfants ne sont pas longtemps dupes, est-elle bien digne et de l'élève et du sujet? Une leçon ainsi conçue et conduite, habile à se faire excuser et ingénieusement intrigante, instruit-elle? Je ne puis pas, du moins, ne pas relever ici une contradiction. Ce maître évite soigneusement de parler du devoir, de la morale, de la vertu, parce qu'il ne croit point que ce langage plaise à l'enfance, et qu'il veut capter son attention; et le partisan de cet enseignement moral tout indirect et diplomatique nie que l'enfant ait l'aptitude, la maturité intellectuelle, 1a faculté d'abstraction, la sagacité nécessaires pour suivre un enseignement direct de la morale. Or, voyez l'inconséquence! Le même pédagogue laisse, ou presque, à ses élèves, prétendus inaptes à abstraire, le soin de dégager eux-mêmes de tant d'exemples ou de récits la règle , le conseil, le commandement, le principe directeur des mœurs et de la vie. En réalité, cette méthode traite abusivement l'enfant en homme mûr. Toute cette morale par voie d'apologues et de faits divers est attrayante - à condition qu'on aide l'enfant, puisqu'il n'est qu'un enfant, à la tirer clairement et prudemment des récits et, là où il ne le pourrait de lui-même, que le maître la formule, l'enseigne. Quand un pédagogue avisé comme R. Penzig écrit que la meilleure leçon de morale est celle où le mot de morale ne paraît point
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et où les élèves ne s'aperçoivent pas qu'il s'agissait d'une leçon de morale, la thèse est outrancière 1 • R. Penzig redoute la sécheresse d'une pédante leçon, et qu'elle mette l'enfant a priori en défiance; mais l'expérience qu'il a des enfants ne lui dissimule point la nécessité de les instruire de la morale, et par des leçons qui soient des leçons. Le reste n'est qu'une question de savoir-faire pédagogique. Mais un enseignement s'impose, justement parce que ce sont des . enfants - des enfants à diriger et à élever. ~es progrès de la Moral /nslruclion League en Angleterre et de la Deutsche Liga für den Moralunterricht en Allemagne démontrent que la conception d'un enseignement moral direct et systématique est de moins en moins contestée à l'étranger. L'évolution est très marquée en Angleterre : symptôme très significatif. C'est un pédagogue comme le Professeur J. S. Mackenzie qui, dans un ouvrage récent, timidement d'ailleurs, écrit qu'un enseignement direct des principes moraux enveloppés dans un enseignement incidenlal lui paraît indispensable; ces principes doivent être, de temps à autre, résumés et groupés en leçons proprement dites, que l'enfant emporte à la maison. Je cite textuellement ce passage caractéristique : « I,n a sense, alrnost all lessons may be said to be lessons in the use of the mother tongue; but our linguage would surely not be very throughly learned if there were never and any direct systematic teaching of it. So I should think it must be with morals. It may be that in in a well organised and well conducted school the time devoted toit need not by very great; but I am convinced that there ought at least to be certain occasions 6n which the principles conlained in the incidenlal teaching of it vould be br, ught to a o head, summed up and driven home 2 • » Cette instruction morale, qui ne supprime pas l'autre, mais la complète et l'assure, est claire et, puisque l'enfant apprend à raisonner, à penser, seule digne de sa raison et de sa pensée. L'école primaire française célèbre dans cet enseignement une conquête définitive. Reste une dernière objection, plus sérieuse parce qu'elle semble impliquée par les principes républicains, contre un enseignement systématique et direct de la morale à l'école primaire. Enseigner « la morale » à des enfants, d'une façon générale à des mineurs, c'est, dit-on, les contraindre, les violenter, user d'une pression autoritaire, contraire à l'institution républicaine; c'est perpétuer une méthode
1. Papers on moral education (London, David Nutt, 1908, p. 2,1.9) : • Die beste Moralstunde ist eine solche, in der weder dlls Wort Moral vorkommt, nocb die Schüler merken, dass sie eine Moralstunde erbielten. • 2. Moral education : The task of the teacher, -p. 9.
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cléricale à sa façon; c'est instituer à l'école démocratique, dont la mission est d'élever l'enfant pour la liberté de penser, un régime de dogmatisme, de conservation sociale ou de révolution délibérée, selon la tendance et le maître du jour. De sorte que l'école qui, en théorie, exerce le libre examen et en fait la condition comme la garantie première de la République, contredit son objet par sa prétention d'enseigner à l'enfant certaines règles de vie, individuelle et sociale. Elle « dresse », elle aussi, des sujets au profit d'un régime, d'une tradition, d'un parti , d'une classe, d'un privilège capitaliste, etc. Poussée à l'extrême, cette objection tirée de la liberté individuelle aboutit aux négations de l'anarchisme, à l'opposition au moins spéculative du nihilisme intellectuel. Réduite à des proportions en quelque sorte sensées, ou moins intransigeante, elle se retrouve dans le programme scolaire de certains partis socialistes en ce qui concerne les principes politiques, et de certains libres-penseurs en ce qui concerne les droits de la conscience, les principes philosophiques de l'éducation nationale. C'est à ce titre qu'elle nous peut intéresser. Or, qui dit démocratie républicaine dit effort légal pour organiser la société par l'action consciente des individus éclairés et solidaires; et tout ordre collectif es t limitation de l'individu , limitation autant consentie que subie. Nier le droit de l'école primaire à donner une instruction morale, c'est nier le droit à l'existence de cette école même qui , en dehors de toute leçon morale proprement dite, par son programme d'études, par le jeu de toute son institution pédagogique, forme l'enfant. En un sens, l'obligation scolaire est, comme toute obligation légale, une contrainte : elle implique la volonté de l'État républicain d'utiliser et de modifier la mentalité enfantine, méthodiquement, en vue de certaines fins sociales. En votant l'obligation scolaire et en la concevant comme consécutive à l'établissement du régime républicain, le législateur de 1882 a accepté pour lui-même et imposé à tous les conséquences morales de l'instruction obligatoire, et qu'il a définie quatre ans après. En ce point de notre discussion, l'intensité plus ou moins grande de ces conséquences importe peu. Ce qui est en cause, c'est la légitimité du dessein moralisateur . Je n'écris point pour l'adversaire de l'obligation scolaire, encore moins pour l'adversaire du régime républicain qui la fit voter. J 'écris pour tous ceux qui reconnaissent les sacrifices que la société républicaine impose à l'individu en échange de l'aiae qu'elle lui assure pour vivre aussi libre et aussi heureux que possible. Pour ceux-là, la cause est entendue depuis longtemps; et à leurs yeux, la loi de toute société démocratique en voie d'organisation régit souverainement l'éducation qui veut
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s'accorder à la société. En admettant ainsi la nécessité sociale d'une éducation nationale, d'un enseignement commun et vraiment public, ils ont admis une fois pour toutes le droit de l'école de diriger l'enfant selon un idéal moral; de lui enseigner - par quelles méthodes, c'est à voir - une morale républicaine, celle-là même dont cette école tire sa raison d'être et son autorité. École publique, éducation morale républicaine : les deux termes sont liés. L'école primaire française , par cela justement qu'elle est l'école d'une démocratie consciente, implique l'instruction morale de l'enfance. Est-ce à dire qu'elle soit libre de donner arbitrairement tels et tels enseignements moraux? L'enfant peut-il être d'aventure l'enjeu ou la proie des partis qui se disputent la direction du gouvernement et s'y succèdent?· Par le contenu même de cet enseignement, qui est une entreprise direc te de formation morale, surtout par l'esprit et la tendance qui peut l'animer, par la fin individuelle et sociale qu'il assigne à l'enfant, l'école primaire relève de la critique républicaine à tout instant. Quel es t donc le contenu du programme de l'enseignement moral introduit à l'école par la loi de 1882? Quel en est l'esprit, quelle en est la tendance? Quelle fin poursuit-il officiellement?
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L'ENSEIGNEMENT MORAL LE PROGRAMME
Avec de tout jeunes enfants - section enfantine, de cinq à sept ans - il n'est évidemment point question d'un enseignement moral. Le programme prévoit des causeries très simples, mêlées à tous les exercices de la classe, de la récréation. « Petites poésies expliquées et apprises par cœur. Historiettes morales racontées et suivies de questions propres à faire ressortir la sens et à vérifier si les enfants l'ont compris. Petits chants. « Soins particuliers de la maîtresse à l'égard des enfants chez lesquels elle a observé quelque défaut ou quelque vice naissant. » Au cours élémentaire - de sept à neuf ans - c'est la même méthode, encore indirecte et comme enveloppante. « Entretiens familiers. Lectures avec explications (récits, exemples, préceptes, paraboles et fables). Enseignement par le cœur. » Dans cette partie, le programme officiel définit beaucoup plus la méthode que la substance des leçons. Il s'agit d'émouvoir au cœur de l'enfant des sentiments généraux, d'éveiller des préoccupations morales et le sens du bien. Des leçons en forme seraient déplacées avec d'aussi jeunes enfants; et tous les instituteurs s'entendent sur ces sentiments généraux, qui constituent le patrimoine de l'éducation publique. « Exercices pratiques tendant à mettre la morale en action dans la classe même : « 1. Par l'observation individuelle des caractères (tenir compte des prédispositions des enfants pour corriger leurs défauts avec douceur ou développer leurs qualités); « 2. Par l'application intelligente de la discipline scolaire comme moyen d'éducation (distinguer soigneusement le manquement au devoir de la simple infraction au règlement, faire saisir le rapport de la faute à la punition, donner l'exemple dans le gouvernement de la classe d'un scrupuleux esprit d'équité, inspirer l'horreur de la
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délation, de la dissimulation, de l'hypocrisie, mettre au-dessus de tout la franchise et la droiture, et pour cela ne jamais décourager le franc-parler des enfants, leurs réclamations, leurs demandes); « 3. Par l'appel incessant au sentiment et au jugement moral de l'enfant lui-même (faire souvent les élèves juges de leur propre conduite, leur faire estimer, surtout chez eux et chez les autres, l'effort moral et intellectuel, savoir les laisser dire et les laisser faire , sauf à les amener ensuite à découvrir par eux-mêmes leurs erreurs ou leurs torts) ; « 4. Par le redressement des notions grossières (préjugés et superstitions populaires, croyances aux sorciers, aux revenants, à l'influence de certains.nombres, terreurs folles, etc.); « 5. Par l'enseignement à tirer des faits observés par les enfants euxmêmes ; à l'occasion, leur faire sentir les tristes suites des vices dont ils ont parfois l'exemple sous les yeux : de l'ivrognerie, de la paresse, du désordre, de la cruauté, des appétits brutaux, etc., en leur inspirant autant de compassion pour les victimes du mal que d'horreur pour le mal lui-même; - procéder de même par voie d'exemples concrets et d'appels à l'expérience immédiate des enfants pour les initier aux émotions morales; les élever, par exemple, au sentiment d'admiration pour l'ordre universel et au sentiment religieux, en leur faisant contempler quelques grandes scènes de la nature; au sentiment de la charité, en leur signalant une misère à soulager, en leur donnant l'occasion d'un acte effectif de charité à accomplir avec discrétion; aux sentiments de la reconnaissance et de la sympathie, par le récit d'un trait de courage, par la visite à un établissement de bienfaisance, etc. » Dans le cours moyen, de neuf à onze ans, l'entretien tend déjà à la leçon, à l'enseignement proprement dit. « Entretiens, lectures avec explications, exercices pratiques. M ême mode et mêmes moyens d'enseignement que précédemment, avec un peu plus de méthode et de précision. - Coordonner les leçons et les lectures de manière à n'omettre aucun point important du programme ci-dessous. « 1. L'enfant dans la famille. Devoirs envers les parents el les grands-pa,·enls. - Obéissance, respect, amour, reconnaissance. Aider les parents dans leurs travaux, les soulager dans leurs maladies; venir à leur aide dans leurs vieux jours. « Devoirs des frères el des sœurs. - S'aimer les uns les autres : protection des plus âgés à l'égard des plus jeunes; action de l'exemple. « Devoirs envers les serviteurs. - Les traiter avec politesse, avec bonté.
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« L'enfant dans l'école. - Assiduité, docilité, travail, convenance. - Devoirs envers l'instituteur. - Devoirs envers les camarades. « La patrie. - La France, ses grandeurs et ses malheurs. Devoirs envers la patrie et la société. « II. Devoirs envers soi-même. - Le corps : propreté, sobriété et tempérance. - Dangers de l'alcoolisme, affaiblissement de l'intelligence, de la volonté, ruine de la santé. - Gymnastique. « Les biens extérieurs. Économie; éviter les dettes; funestes effets de la passion du jeu; ne pas trop aimer l'argent et le gain; prodigalité; avarice. Le travail (ne pas perdre de temps, obligation du travail pour tous les hommes, noblesse du travail manuel). « L'âme. - Véracité et sincérité; ne jamais mentir. - Dignité personnelle, respect de soi-même. - Modestie : ne point s'aveugler sur ses défauts. - Éviter l'orgueil, la vanité, la coquetterie, la frivolité. « Avoir honte de l'ignorance et de la paresse. - Courage dans le péril et dans le malheur; patience, esprit d'initiative. - Dangers de la colère. « Traiter les animaux avec douceur : ne point les faire souffrir inutilement. - Loi Grammont, sociétés protectrices des animaux. « Devoirs envers les autres hommes. - Justice et charité (ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît; faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent). - Ne porter atteinte ni à la vie, ni à la personne, ni aux biens, ni à la réputation d'autrui. - Bonté, fraternité. - Tolérance, respect de la croyance d'autrui. - L'alcoolisme entraîne à violer peu à peu tous les devoirs envers les autres. hommes (paresse, violence, etc.).
«N.B. - Dans tout ce cours, l'instituteur prend pourpoint de départ l'existence de la conscience, de la loi morale et de l'obligation. Il fait appel au sentiment et à l'idée du devoir, au sentiment et à l'idée de la responsabilité; il n'entreprend pas de les démontrer par exposé théorique. ·
« III. Devoirs envers Dieu. L'instituteur n'est pas chargé de faire un cours ex professo sur la nature et les attributs de Dieu; l'enseignement qu'il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points : « D'abord il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu; il associe étroitement dans leur esprit à l'idée de la Cause première et de l'Ètre parfait un sentiment de respect et de vénération: et il habitue chacun d'eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu'elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion. « Ensuite, et sans s'occuper des prescriptions spéciales aux diverses
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communions, l'instituteur s'attache à faire comprendre et sentir à l'enfant que le premier hommage qu'il doit à la Divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. » Au cours supérieur - onze à treize ans - le programme prévoit expressément l'enseignement de la morale. Entretiens, lectures, exercices pratiques, comme dans les deux cours précédents. Celui-ci comprend, de plus en plus, en une série régulière de leçons, dont le nombre et l'ordre pourront varier, un enseignement élémentaire de la morale en général et plus particulièrement de la morale sociale, d'après le programme ci-après:
« I. La Famille. - Devoirs des parents et des enfants; devoirs réciproques des maîtres et des serviteurs; l'esprit de famille.
« II. La Société. Nécessité et bienfaits de la société. La justice, condition de toute société. La solidarité, la fraternité humaine. L'alcoolisme détruit peu à peu ces sentiments , en détruisant le ressort de la volonté et de la responsabilité personnelle. « Applications et développements de l'idée de justice : respect de la vie et de la liberté humaines, respect de la propriété, respect de la parole donnée , respect de l'honneur et de la réputation d'autrui. La probité, l'équité, la loyauté, la délicatesse. Respect des opinions et des croyances. · « Applications et développements de l'idée de charité ou de fraternité. Ses divers degrés , devoirs de bienveillance, de reconnaissance, de tolérance, de clémence, etc. Le dévouement, forme suprême de la charité : montrer qu'il peut trouver place dans la vie de tous les jours.
« III. La Patrie. - Ce que l'homme doit à la patrie (l'obéissance aux lois, le service militaire, discipline, dévouement, fidélité au drapeau). - L'impôt (condamnation de toute fraude envers l'État). - Le vote (il est moralement obligatoire, il doit être libre, consciencieux, désintéressé, éclairé). - Droits qui correspondent à ces devoirs : liberté individuelle, liberté de conscience, liberté du travail, liberté d'association. Garantie de la sécurité de la vie et des biens de tous. La souveraineté nationale. Explication de la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité. (( Dans chacun de ces chapitres du cours de morale sociale on fera remarquer à l'élève, sans entrer dans des discussions métaphysiques: (( 1. La différence entre le devoir et l'intérêt, même lorsqu'ils
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semblent se confondre, c'est-à-dire le caractère impératif et désintéressé du devoir; « 2° La distinction entre la loi écrite et la loi morale: l'une fixe un minimum de prescriptions que la société impose à tous ses membres sous des peines déterminées; l'autre impose à chacun dans le secret de sa conscience un devoir que nul ne le contraint à remplir, mais auquel il ne peut faillir sans se sentir coupable envers lui-même et envers Dieu. » Tel est le programme officiel de l'enseignement moral , ou plutôt de l'instruction morale à l'école primaire publique. Il est d'une netteté parfaite; il a inspiré, depuis 1882 et 1886, de nombreux manuels « rédigés conformément aux programmes », et dont l'instituteur s'aide en classe. Et c'est cette école qu'on dénonce comme « immorale», « matérialiste» et « sans Dieu ». Quiconque éprouve « l'école laïque », soit qu'il la loue, soit qu'il la blâme, doit fonder sa critique sur ce programme, et, tout d'abord , y lire la claire intention des promoteurs. En premier lieu, ce programme est un essai de répartition méthodique. Il prend le petit enfant à son arrivée à l'école, le conduit jusqu'à l'heure où il la quitte; la matière en est distribuée clairement sur sept années de scolarité; en sorte que l'enfant, s'il fréquente régulièrement l'école, reçoit une instruction morale progressive et aussi complète que possible. Il y a dans cette distribution, théorique~ent très commode, un peu d'artifice, de convention, d'illusion peut-être : les rédacteurs eux-mêmes ne s'y trompaient pas; mais l'effort prévoyant est très louable, et l'adaptation de la matière à l'enfant grandissant, chaque j<;mr plus capable de réflexion , est rationnelle. A la base, cette instruction morale est indirecte; c'est« l'enseignement par le cœur » si le conseil intervient; la « morale en action » dans la classe. Puis l'éducation morale prend conscience d'elle-même, pour ainsi parler, de son objet, de ses ressources et de ses moyens, et aussi de sa langue: des faits observés par l'enfant, le J]laître l'invite à tirer « un enseignement » ; des « entretiens » proposent en toute simplicité des règles de vie; l'enseignement moral est donné déjà « avec plus de méthode et de précision ». Des « leçons » interviennent; et il faut bientôt les « coordonner ». Enfin, il s'agit bien« d'une série régulière de leçons», d'un « cours» suivi et systématique, d'un « enseignement de la morale élémentaire », en particulier de la « morale sociale ». L'enseignement moral proprement dit, on le voit, n'est donné à l'école primaire qu'aux élèves du cours moyen, surtout du cours
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supeneur, là où ce cours existe. Le reproche qu'on adresse à nos écoles de « faire des leçons de morale à de jeunes enfants » n'est point fondé. II se peut que, désireux de bien faire, mais inexpérimentés, des instituteurs oublient cette prescription capitale du programme: c'es t une erreur pédagogique, dont ce programme ni l'école ne sont responsables. La « leçon » d'enseignemen t moral ne doit être donnée, telle es t la règle, qu'à des élèves d'au moins neuf ans, et toujours avec des tempéraments quant à la forme . Si donc un critique, même dévoué à l'institution scolaire laïque, s'évertue à nier l'utilité, tout d'abord la légitimité psychologique d'un enseignement moral avec de tout jeunes enfants, il ne fait que justifier l'école qu'il croit discuter : je le renvoie au programme et aux instructions officielles. De cette première constatation, il résulte qu'il faut chercher le programme de l'enseignement moral proprement dit là où il existe en droit et en fait, aux cours moyen et supérieur de l'école primaire. Il n'y a programme, matière scolaire bien définie, énumérée et répartie, que là où il y a leçons en forme et enseignement suivi. Et comme ces cours moyen et supérieur sont les plus importants et les plus caractéristiques de l'école primaire française, nous sondons cette école, en analysant cette partie de son entreprise didactique, aux années décisives de son action en tant qu'écale de la démocratie française . La simple lecture de ce programme impose à tout homme impartial la certitude suivante : comparé à ce que j'appelle l'état général de l'opinion française vers 1886 touchant les mœurs de l'homme et du citoyen, il n'apporte, quant à la morale et particulièrement quant à la morale sociale, rien de nouveau. Le caractère novateur et, si l'on veut, révolutionnaire de cet enseignement scolaire est dans sa} laïcité, dans son dessein d'être indépendant de tout système religieux, . de toute discipline confessionnelle, de toute Église; il n'est à aucun degré dans son contenu, dans sa substance même. A cette date, il n'a retenu et voulu -proposer à l'enfance que les vivantes traditions de la quasi totalité des Français, les habitudes morales de la nation, les opinions et les jugements coutumiers, les « vérités » sur lesquelles s'accordaient des familles par ailleurs divisées . Un demisiècle plus tôt, la conscience nationale, surtout en ce qui concerne le sentiment civique et politique, était différente; elle est différente aujourd'hui, sur quelques points, de ce qu'elle fut vers 1886: à aucun moment, l'école primaire ne prétendrait fixer ce qui évolue; et l'école républicaine, par définition, est celle que la démocratie évoluant et progressant se donne selon ses besoins nouveaux. Il nous suffit que l'école de 1882-1886, par ce programme d'instruction morale qui est encore celui de l'école de 1915, ait voulu
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exprimer la conscience française dans ses traits les plus généraux à un moment donné de l'histoire; par là même quelques-unes des aspirations essentielles de l'humanité, de la nature humaine; mais aussi, école de France, un consentement français sur l'art de vivre honnêtement et pour le mieux en régime républicain. A y regarder de près, le programme de 1886 enseigne à l'enfant moins une morale individuelle qu'une morale sociale, c'est-à-dire une aptitude à vivre en collectivité républicaine. Et cette morale sociale, que le programme officiel analyse dans ses prescriptions les moins discu- · tées, les plus propres à être acceptées de tous, c'est la morale que pratiquaient alors tous les Français honnêtes; qui était comme l'armature de leur vie et le support de leur conscience. Obscurcie dès le début dans l'opinion par une apologie enthousiaste, mais surtout par une hostilité rageuse, « l'école laïque » apparut à bien des Français comme la tentative d'un parti pour imposer autoritairement, à l'aide de la loi et des règlements, une morale nouvelle, une nouvelle conscience à l'individu. Le doute n'est point permis, quoi qu'on pense du dessein scolaire de 18821886, sur la pensée directrice, la doctrine des fondateurs. Dans son principe, l'enseignement moral n'est rien de cela; et les instructions officielles, annexées au programme, mais surtout la lettre si claire que Jules Ferry, devinant les périls de l'équivoque, adressa aux instituteurs le 1. 7 novembre 1883, sont d'une précision définitive. La loi du 28 mars 1882, écrivait-il , « affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n'hésite pas à inscrire au nombre des vérités que nul ne peut ignorer». En même temps qu'il apprend aux enfants à lire et à écrire, l'instituteur « leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul ». Et plus loin : « Vous avez à poser dans l'âme des enfants les solides fondements de la simple moralité». Voici mieux encore:« Vous n'avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens .... Vous n'êtes pas l'apôtre d'un nouvel évangile .... » De quoi s'agit-il donc? De transmettre aux enfants « les principes mêmes de la morale, j'entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères, et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de.la vie sans nous mettre en peine d'en discuter les bases philosophiques. » Qu'aucun instituteur ne se méprenne sur sa mission! ,, En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s'est-il trompé? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence? Assurément il eût encouru ce reproche,
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La question même d'un programme d'enseignement moral a été posée et brièvement débattue au premier Congrès international d'éducation morale, à Londres, en septembre 1908 1 • Félix Adler le vaillant fondateur des Associations américaines pour la culture éthique, professeur de morale appliquée à l'Université Columbia, mit en doute la possibilité d'établir à l'école un tel programme. On se propose, disait-il, d'y réunir seulement « les points de moralité communs aux différentes sectes philosophiques et religieuses, et les enseignements moraux fondamentaux auxquels toutes puissent adhérer 2 ». Mais ce fonds commun même - common fond - existe-t-il? S'il existe, ne se réduit-il pas à un nombre de points plus petit qu'on ne le suppose? Félix Adler ne croit point à ce fonds commun : il se sépare du législateur français de 1882 et de Jules Ferry. Il s'en prend à vrai dire à l'insuffisance de notre vocabulaire. Les mêmes mots sont employés en tous pays, ou presque; mais les hommes attachent à ces mots « d'énormes diITérences de sens 3 ». L'imperfection, la crudeness de ce vocabulaire nous dissimule la diversité des idées, des tendances et des habitudes. Là où nous croyons fonder l'enseignement moral sur une identité, en fait nous le fondons sur une confusion. Enfin, admettons que ce < fonds commun » existe et puisse être adroitement extrait : la c méthode de conciliation par l'élimination des différences, en la supposant d'ailleurs praticable, ne nous mettrait en possession que d'un résidu minime de moralité, privé de vitalité et de pouvoir actif, incapable d'émouvoir\ impropre à l'éducation . Au contraire, M. Boutroux, dans sa communication au Congrès, estime que l'éducation morale à l'école publique ne peut point ne pas constituer son programme « des idées communément admises par les honnêtes gens » . Cette solution, qui est la plus simple, était déjà celle de Socrate. « L'éducation morale, à l'école publique, doit prendre pour principes les idées communément reçues dans la société en question 6 • » Enseigner ces idées, ces préceptes, ces maximes morales ne saurait suffire; il en faut chercher les raisons mêmes « dans la raison, cette faculté supérieure qui fait; la dignité et l'essence de l'homme » . Et quelle définition M Boutroux en donne-t-il? La raison <c n'est pas une collection d'abstractions mortes et immuables, mais
1. Voir les rapports et communications dans le volume Papers on Moral education publié par la commission anglaise d'organisation (Londres, David Nutt, 1908), et dans le Record of the proceedings etc. (même éditeur) . 2. Papers, etc. p. 11. 3. Id., p. il. ,. Id., p. IL 5. Id., p. 21.
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une faculté vivante où se condensent et s'universalisent les efforts en tous sens du cœur, de la volonté de l'homme et de l'âme humaine». Aussi, « comment l'appel à la raison serait-il un congé donné à la religion, à la métaphysique, aux élans spontanés et plus ou moins mystérieux de l'âme des individus et des sociétés? La raison ne peut être la négation de la vie, car elle la suppose; et la vie elle-même s'alimente à ces sources supérieures dont la religion et la métaphysique aspirent à nous révéler la nature et à nous assurer la possession 1 • » Cette conception si belle, et baignée de lumière française, délimite les domaines de l'école publique d'une part, et, d'autre part, de la métaphysique et de la religion. « Les idées communément reçues par les honnêtes gens; la raison humaine sous _la forme actuelle et vivante : on ne voit pas sur quel autre fondement pourrait être établie l'éducation morale à l'école 2 • » C'est le principe de l'indépendance et de la neutralité de l'école laïque. M. Boutroux reprend ici, en la traduisant en sa limpide langue philosophique, la lettre familière de Jules Ferry aux instituteurs. M. Boutroux compléta sa communication au Congrès d'une conférence : il est superflu de dire qu'elle fit impression sur les auditeurs. C'est la thèse même des républicains de 1.882, des fondateurs de « l'école neutre ». Laïque, cette éducation se présente comme rationnelle essentiellement; et, puisqu'elle se rapporte à l'opinion générale, elle est sociale. Elle règle son programme sur l'esprit dominant de la société. Elle cherche dans la société même les principes, les maximes, les vérités, la loi qu'elle enseigne ensuite à l'enfant. Après avoir lu et entendu les explications de Félix Adler, M. Boutroux a pourtant déclaré au Congrès qu'il sentait sa conviction ébranlée; il doutait de ses conclusions mêmes. -Et ce doute, en conséquence, s'étend à l'effort du législateur de 1.882, à notre école primaire. Entre M. Boutroux et Félix Adler, le désaccord est en effet complet sur « le fonds commun » dont se constitue le programme d'éducation morale de l'école publique. S'il existe, disait Félix Adler, que vaut pratiquement une éducation réduite à ce minimum? A mon avis, cette objection n'a point la gravité que lui suppose Félix Adler, et j'ai la témérité de penser que M. Boutroux s'en émeut peut-être à tort. Pourquoi donc un enseignement moral réduit à quelques principes, à quelques maximes, à si peu de règles serait-il a priori
1. Papers, etc., p. 23. 2. Id. , p. 22.
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inefficace? La légèreté, si je puis dire, de son contenu est en bien des cas garantie de succès, pour des raisons évidentes . Le nombre des principes et des règles importe peu; et cette simplicité même de l'enseignement convient à des enfants . En tout état de cause, ce n'est qu'une question de méthode pédagogique. Il ne s'agit point de savoir si un maître enseigne plus ou moins de « vérités » communément acceptées, d'idées communément reçues; il s'agit de savoir par quels moyens cet instituteur, cette institutrice fera surgir de la conscience des enfants et passer dans leur vie ce très petit nombre de préceptes, de maximes, de vérités, d'idées morales. Le nombre ne fait rien à l'affaire ; et si j'osais m'exprimer ainsi, je dirais qu'avec de jeunes enfants une éducation morale est non quantitative, mais qualitative. Dans sa communication au Congrès, M. Boutroux avait écrit : << Quand il serait vrai que la morale des croyants et des incroyants, des· spiritualistes et des matérialistes, est sensiblement la même, il ne s'ensuivrait pas que les uns et les autres disposent des mêmes ressources pour pratiquer ces préceptes également reconnus de part et d'autre. Autre chose est connaître, autre chose faire: nulle part plus qu'en morale cette distinction n'est capitale 1 • » Cette distinction, en effet capitale, subsiste quelle que soit l'indigence ou la richesse du « fonds commun » dont une éducation morale s'est constituée. Ce n'est pas le plus ou moins d'ampleur ou de densité de son programme qui la fait ou plus ou moins féconde. L'objection décisive, et fort troublante, est celle qui vise la possibilité même de composer ce programme d'idées et de règles communément reçues; et elle vise aussi, par conséquent, le programme d'instruction morale tel que l'a défini le législateur de 1882, tel que Jules Ferry l'a présenté aux instituteurs. Si malgré les apparences le « fonds commun » n'existe point, l'école publique qu'édifie M. Boutroux, celle-là même que le législateur de 1882 a instituée est en contradiction avec son principe : elle s'écroule. L'enseignement moral qu'elle a ainsi constitué contient donc des idées morales qui ne sont point reçues communément, des règles encore très discutées, des préceptes qui ne sont pas universels, pas même généralement français. Cet enseignement participe, si peu que ce soit, ou à la religion, ou à la métaphysique qu'il prétendait, par zèle fraternel et par équité, avoir éliminées de l'école publique et neutre. Ainsi, de quelque façon cette éducation morale renferme des éléments d'arbitraire, d'intolérance, de division, d'autorité, d'oppression : elle n'est point une éducation morale démocratique. M. Boutroux ne retiendra, c'est entendu, que les idées corn1. Papers,
etc., p. 2L
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munément reçues par les honnêtes gens. Ainsi parlait, à quelques termes près, Jules Ferry. Mais les athées, par exemple, sont-ils et peuvent-ils être des honnêtes gens? Ils peuvent l'être certainement, répondrait M. Boutroux. Non, répondait, en 1882, Jules Simon; non répondent encore aujourd'hui des hommes et des peuples : l'athéisme n'est pas encore considéré comme une idée communément admise. Et l'introduction des cc devoirs envers Dieu » dans le programme de notre enseignement laïque, à l'école « neutre », estelle légitime si l'on se place au point de vue même du législateur de 1882, puis de M. Boutroux? S'il est pratiquement impossible de constituer un« fonds commun» valable pour tous les enfants et acceptable de tous dans une éducation morale publique, l'école primaire actuelle reste autoritaire gravement; et elle attente à la liberté de conscience, que pourtant elle suppose et enseigne, sans laquelle elle s'annule. Cette école-là n'est plus l'institution scolaire digne d'une société républicaine où l'État s'est séparé des Églises. Au législateur de la mettre à la refonte. Il y a plus. Les principes sur lesquels M. Boutroux fonde l'éducation morale à l'école publique sont-ils eux-mêmes communément admis et peuvent-ils être enseignés comme tels? Affirmer par exemple, comme le fait M. Boutroux avec sa grande autorité, que cc la science ne contient pas les principes de l'éducation morale 1 » (il est vrai qu'il désigne cc la science proprement dite, la science physique et naturelle »), n'est point une idée commune. Du moins, l'affirmation de M. Boutroux choque certaines des aspirations contemporaines. Il sait aussi que, même en France, l'indépendance de la morale et de l'école publique « laïcisée » n'est point davantage une idée cc communément reçue». L'Eglise, avec tout le parti qu'elle inspire, n'a jamais accepté cette laïcisation de l'école, de la morale; elle ne peut pas l'accepter en effet si elle entend rester conséquente avec -son dogme et sa tradition. La séparation de l'éducation morale et des religions est la doctrine d'un parti, le parti républicain, grandissant et définitivement installé au pouvoir par la volonté nationale; mais elle n'est point une idée proprement commune à tous les Français. Pourtant, elle est à la base de_l'école neutre; et nous entendons bien l'y maintenir. Prendre pour critère des maximes morales la raison même, éprouver celles-là à la lumière de celle-ci, c'est le principe de la France républicaine; mais ce n'est pas le principe admis de tant de Français qui sont et restent attachés aux Églises, de ceux sans qui et malgré qui se sont faites la République, la laïcisation scolaire, la
l. Papers, etc., p. 21.
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employeurs; ou il la subit; ou il feint d'y adhérer. Dans ce cas même, il résistait non au besoin de s'expliquer son destin et le monde, mais à l'explication à laquelle il était contraint autoritairement; et l'inclination métaphysique s'affirme encore dans son attitude résignée . Humilié ou révolté, elle atteste la vivacité du besoin inné à sa nature et caractéristique de son humanité. Invinciblement, la pensée du plus simple des simples prétend dépasser les phénomènes et les faits; les incorpore à un système d'opinions, de croyances et d'espoirs; elle se fait, s'il le faut, créatrice. Les plus audacieuses négations sont des affirmations d'un besoin métaphysique. Nier l'immortalité de l'âme, nier la spiritualité de la pensée, nier Dieu, nier le devoir, fondre la personnalité morale de l'homme dans l'écoulement fatal de la matière, c'est raisonner encore, c'est affirmer la puissance de l'esprit, l'immortalité de la pensée, donner encore de l'univers une explication transcendentale. Ce qui est plus apparent que la diversité des conceptions métaphysiques, dont les religions sont en définitive les plus pompeuses , c'est la manifestation permanente et invincible de cette tendance de la raison humaine. Aussi, en purgeant l'éducation morale publique de tout ce qui rappelle la diversité des idées métaphysiques ou religieuses, M. Boutroux, par là même, n'y laisse rien paraître de ces dispositions essentielles à la raison humaine. L'école présente à l'enfant, - et précisément à celui qu'elle élève pour la collectivité, socialement une humanité fictive , en un certain sens fausse ou mutilée, puisqu'elle la lui peint comme s'accordant sur les règles de la vie si aisément, comme pratiquant une morale commune; et l'enfant ne pourra rien soupçonner ou deviner de tout ce qui fait la dramatique variété des opinions, sinon des mœurs, ni de ce qui constitue l'essentielJe dignité de la vie humaine. En s'appliquant à ne retenir, selon les paroles de Jules Ferry et les rédacteurs du programme de 1882, que ce qui unit les hommes et à écarter ce qui les divise, l'école entretient, risque d'entretenir chez l'enfant une conception inexacte des hommes et de la vie; et, pacifiante par ce soin même à les unir, elJe n'aiguillonne point chez l'enfant la curiosité métaphysique, l'audace de la pensée, l'émulation dans la pratique des droits de la raison toujours en éveil. Admettons que d'autres enseignements, et singulièrement celui de l'histoire, révèle à cet enfant cette diversité profonde, si souvent passionnée et belliqueuse : on peut craindre que l'éducation morale proprement dite stimule peu chez lui le désir et la volonté de s'expliquer l'homme et le monde, l'humaine diversité qui est elle-même école de recherche, d'effort et d'indépendance spirituelle; ou qu'elle le persuade que l'humanité est unanime. Craignons qu'une telle
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éducation, qui dissimule les conflits humains dans le généreux dessein d'unir enfin les hommes, ne fasse l'enfant trop docile à accepter les jugements simplistes et sommaires de l'opinion, ceux qui se proposent comme intrépides, assurés et tranchants, les plus bruyants, et sans nuances n i réserves; qu'ellë' le laisse désarmé devant le doute et l'incertitude; qu'elle le veuille douer d'une quiétude illégitime, dont la vie heurtera rudement la confiance au sortir de l'école, ou qui , conseillant à l'homme une accommodante mollesse, atténuera plutôt en lui l'effort vertueux et la puissance de dignité. Par définition, l'école primaire telle que l'ont instituée les lois républicaines de 1882 et de 1886, l'école publique tell e que la conçoit aussi M. Boutroux, ignore autant que faire se peut ce qui sépare les hommes, écartant ce dont ils doutent et ce qui les oppose, attentive à n'enseigner à l'enfance que les idées communes, la bonne et simple morale usuelle : dans une certaine mesure, elle déguise donc à l'enfant la vérité sociale. Elle ne le prévient point, ou bien ne Je prévient qu'indircctement et par surcroit, qu'il rencontrera diversité, confusion et luttes, partis aux prises, antagonisme de systèmes, de doctrines et d'intérêts, de croyances et d'ambitions, de théories et de mœurs, émulation générale dans le bien comme dans le mal; que poursuivre la paix sociale à l'aide d'une sorte d'unification des conceptions et des systèmes, c'est tout ensemble péril pour l'humanité et appauvrissement spirituel; et il n 'est pas excess if de dire qu'il manquera à la première et décisive éducation de cet enfant l'un des éléments essentiels de la vie morale, la féconde inquiétude. En un certain sens, l'école primaire satisfait pourtant au besoin de notre raison de chercher une cause première par le fait qu'elle élève l'enfant à Dieu , lui enseigne enfin ses« devoirs envers Dieu » . Je me réserve de discuter cette partie du programme scolaire. Du moins, si l'instituteur a du tact, ce chapitre de notre enseignement moral est pour l'enfance l'avertissement très net que l'homme rattache à un principe supérieur les règles de la vie morale; qu'il relie rationnellement les données de son expérience à une cause souveraine, coordonnant ce que le monde lui livre épars et incohérent; et qu'ainsi la vie morale vraiment digne est celle qu'inspire et soutient une volonté régulatrice, créatrice d_'équilibre et d'ordre, qui donne à l'existence humaine à la fois son sens, son unité, sa loi. C'est le régime démocratique qui est le plus intéressé à ce que l'éducation publique familiarise l'individu avec cette tradition rationnelle. Le programme de 1882 n'a rien retenu des divergences et des conflits, métaphysiques ou religieux; et qui donc voudrait en instruire de petits enfants? Mais il révèle, en terminant, à l'élève la direction philosophique de la pensée humaine et notre invincible besoin d'organiser le chaos.
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séparation de l'État et des Églises. Le croyant, par exemple le catholique, n'admet ni n'affirme - du moins ses actes attestent que tel est son sentiment et telle sa foi s'il est catholique en effet - la souveraineté de la raison comme instance suprême en matière morale. Il cherche ses raisons de retenir ou de rejeter telle ou telle maxime, telle ou telle règle de vie dans une autorité transcendentale, et qu'il dit infaillible. Comment accepterait-il de fonder l'éducation morale sur une faculté sans doute éminente , mais que son prêtre lui dénonce comme incertaine ou corrompue? Comment parler là d'une idée commune? Allons au fond du débat. La définition que donne M. Boutroux de la raison est-elle une idée commune? Faculté vivante, évoluant et perfectible, incessamment enrichie par l'expérience et la science, elle reniera peut-être demain, parce que plus éclairée, telle règle morale, telle maxime qu'elle a déclarée hier valable et impérative. Cette définition de la raison implique un finalisme optimiste; du moins on y sent davantage le souci de ce que la raison devient que le respect de ce qu'elle est essentiellement et à l'origine. Elle ne trouvera point d'adversaires parmi les fondateurs de l'école primaire française; mais l'accord national peut-il se faire sur cette définition de la raison? Je ne parle point du problème métaphysique que pose une telle définition , et dont l'école publique n'a que faire. J 'envisage les seules conséquences au point de vue de l'éducation morale. Contre cette foi - car c'est une foi - en l'évolution de la raison progressante; contre cette doctrine qui soumet la raison même à la loi de tout organisme et de toute vie, beaucoup d'hommes encore protes tent, surtout les croyants des religions positives. La raison leur apparaît fixée depuis l'heure où Dieu en a doué l'homme, ou déchue depuis le premier péché, et qui ne peut se modifier en son essence, ni même progresser selon sa nature sans l'assistance d'une foi religieuse, de la grâce, de Dieu. Les plus conciliants de ces croyants concèdent qu'une telle définition de la raison humaine n'est ni impie ni blasphématoire ; mais ils nient qu'une éducation morale ainsi fondée soit sûre, ou même digne. Cela revient à dire que l'école publique ainsi constituée ne pourrait valablement enseigner les principes mêmes sur lesquels elle repose : ils n'ont point le caractère commun et largement social qu'on requiert, comme première condition, des principes qui soutiendront cette école. L'autorité dont elle se réclame les ruine. Le programme de M. Boutroux n'est-il point contestable aussi par tout ce qu'il élimine? Au gré de tel ou tel, selon les partis ou selon les intérêts, le « fonds commun » retient trop ou trop peu. Il se trouvera toujours un nombre considérable d'hommes pour souhaiter
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qu'on y ajoute ceci, qu'on en retranche cela : le désaccord éclate dès qu'on parle d'accord. A l'heure où quelqu'un propose un programme d'idées communes, les divergences s'accusent. L'expérience a démontré que les catholiques sincères, je veux dire ceux qui sont fidèles à leur foi et dociles à leur prêtre, n'admettent point une éducation où cette foi et leur dogme ne soient point, et ne soient point comme fondement même de l'éducation. Ils ne considèrent point comme valable le critère socratique, tel que l'institue M. Boutroux après Jules Ferry. Ils cèdent à la loi, quand ils y cèdent, et à la contrainte civile; ils tolèrent l'école qu'ils ne peuvent fermer, ou qu'ils désertent; intimement ils sont en état de rébellion si leurs enfants la fréquentent faute d'école privée concurrente. C'est que l'école laïque a été une solution politique, la solution d'un parti enfin victorieux d'un autre; et le souci même de M. Boutroux d'accréditer une éducation publique qui soit indépendante de toute religion leur semble n'être que la suprême consécration de leur défaite. Pour M. Boutroux, comme pour tous ceux qui aiment l'école laïque, l'éducation publique de notre démocratie est indépendante de la métaphysique comme elle le doit être de la religion. Au moment même où M. Boutroux restreint, loyalement, le programme de l'enseignement moral aux idées communément admises, il en exclut aussi la préoccupation métaphysique, qui est le fait humain le plus évident, le moins contesté, universel, et qui, à ce titre, semblerait devoir figurer en premier lieu aù programme de l'école primaire. Que l'homme soit en tous pays, en France pour nous en tenir à la France, et à très peu d'exceptions près, un être pensant et raisonnant, zélé à se donner de soi-même et du monde une explication au moins provisoire, le fait est constant; et l'idée que l'homme est métaphysique, · par inclination et par habitude , peut être considérée comme une idée commune. Dire que les hommes vivent comme s'ils possédaient une sûre explication d'eux-mêmes et de l'univers et sans pourtant y avoir réfléchi, n'affaiblit point ma constatation: une confuse philosophie, traditionnelle ou instinctive, mêlée de préjugés et de concepts d'ordre métaphysique eux-mêmes, les conduit à leur insu. Ils sont subordonnés, eux aussi, à une idée, directrice de leur vie morale. Le moins spéculatif des hommes, le moins méditatif des Français recherche les causes autant, souvent plus que les eil'ets, et, même réduit à des hypothèses sur l'origine des choses, se choisit ou se laisse imposer une hypothèse - la plus rassurante pour sa raison, ou la plus favorable à ses goûts, ou 1~ plus commode à sa vie, à ses mœurs, dignes ou indignes. Il se la choisit librement; ou il la reçoit toute faite d'autres hommes, parents, maîtres, prêtres,
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Et pourtant, puisqu'elle écarte soigneusement, par raison de tolérance et de pacification, les religions et les églises de son programme d'instruction morale, l' école primaire masque aussi à l'enfant un des autres traits caractéristiques de l'humanité. Il ne s'agit point de remettre à l'école publique la préoccupation confessionnelle; mais le fait religieux existe séculairement, et présentement encore; malgré quelques apparences, il est demeuré une des idées communes. Une éducation morale qui n'en instruit pas directement, sous la forme et par les moyens qùe j'exposerai , les enfants de notre école primaire est incomplète aussi et, par l'ignorance où elle maintient ces enfants , périll euse pour une République dont la garantie fondamentale est la liberté de conscience et dont la condition permanente est la vigilance de la raison, la netteté d'information humaine. Un débat sur le programme de notre instruction morale imposet-il donc finalement l'incertitude ou l'irrésolution? Le programme de i886 est-il illégitime ou illusoire? li est hors de doute que l'éducation publique, celle qui ait le plus de chance d'élever le mineur pour la lib erté et pour la paix, est une cducation fondée sur ce qui tend à unir les citoyens, et non plus sur ce qui les divise, les oppose, les rend étrangers les uns aux autres. En conséquence, un prog~amme républicain d'enseignement moral doit être en effet constitué d'idées communément admises dans la nation. Il en dégage les principes vivants qui la régissent; et la morale qu'enseigne l'école primaire publique, ce n'est pas autre chose que la synthèse des habitud es morales essentielles de cette nation. Théoriquement, il es t impossible de composer un programme d'éducation publique qui ne soulève aucune objection : c'est évident. Or, la discipline civile et politique, la loi même donne-t-elle donc satisfaction à tous sans aucune exception? Qui dit collectivité policée dit pour quelques-uns et pour tous , pour une minorité tout au moins, contrainte et sacrifice. En régime républicain, et la aifférence est capitale, c'est la volonté nationale, à laquelle participe l'individu librement, qui impose, restreint ou étend , revise ou assure ces contraintes : elles sont toutes en un certain sens limitations de la personnalité individuelle, mais en même temps aussi garanties de son développement. Il suffit que les libertés constitutionnelles mettent à la disposition de tout citoyen qui se croit lésé ou violenté illégalement les moyens réguliers et pacifiques de défendre son bon droit, d'améliorer équitablement son sort, de modifier ce qui apparaît perfectible : telle est la conception républicaine. Et c'est jeu stérile que de vouloir discuter si elle n'est point en effet la conception la plus favorable à l'autonomie individuelle dans les nécessaires limites de la loi nationale. En ce qui concerne l'école publique, on s'applique donc à extraire ,
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pour ainsi parler, de la vie collective quelques aspirations morales identiques, quelques opinions communes et universelles sur l'individu, la famille, l'État, la patrie, l'humanité; sur le devoir, le bien, le beau, le vrai - assez précises pour que l'enfant s'en instruise en effet, assez générales pour que les citoyens divers s'y reconnaissent, s'y concertent. Écartons une fois pour toutes un malentendu grave. Le programme qu'on a lu plus haut ne propose point à l'enfant des formes de devoir immuables, des commandements définitifs, des hypothèses éternelles sur la vie et sur la mort, des conceptions morales toutes faites et intangibles, une doctrine orthodoxe de la famille, de la patrie, de l'humanité, de Dieu. Il n'est ni un dogme absolu, ni une énumération catéchitique; il n'est point, convenons-en, un recueil scolaire ou sectaire de vérités, de recettes, de pratiques enseignées autoritairement par le majeur au mineur, par le, maître à l'élève, dans le dessein non de préparer une société que l'enfant devenu homme fera meilleure, mais de conserver ce qui est au profit de ceux qui sont, et de perpétuer des formes morales, politiques, économiques et sociales. Qu'est-il donc en réalité? Il rappelle simplement à l'enfant la tendance morale commune aux honnêtes gens, c'est-à-dire à tous ceux qui, plus ou moins délibérément, pensent, vivent et espèrent selon une règle , des devoirs, un devoir; l'habitude ,instinctive des hommes, même les plus rudes, de raisonner si peu que ce soit leurs actions; le souci proprement humain de relier - religare - toute activité morale et la conscience entière à un idéal. Ce n'est donc pas, au fond, tel ou tel devoir que l'école primaire enseigne à l'enfant à l'exclusion de tels autres. A proprement parler, elle ne choisit pas arbitrairement entre des règles de vie : elle fortifie et développe chez cet enfant le sens moral, le sens du devoir, le sens de la loi et de la vertu. Et le détail de ce programme, si l'on veut bien y regarder de plus près, n'est qu'une illustration d'un seul précepte, acceptable de tous sans distinction : vis en être réfléchi, progresse selon un idéal moral et une haute espérance. Celui-là seul qui prétendrait vivre affranchi de toute règle, au gré de son caprice et de ses intérêts passagers - mais cela même est un idéal 1 - pourrait protester contre une école qui discipline l'enfant. Mais la loi politique ne reconnaît point le droit à cet anarchisme dans la société républicaine; elle ne peut le reconnaître dans l'école républicaine. Fondée sur l'ordre, la République veut une école qui enseigne à l'enfance au moins l'ordre républicain - sans pourtant fermer l'avenir. Dès lors , la question de la composition d'un programme d'enseignement moral à l'école s'éclaire : ce programme ne peut qu'être
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relatif et provisoire, revisable incessamment. Il a pour ainsi dire force de loi tant qu'un courant national au moins perceptible n'éveille l'attention du législateur. Le jour où l'opinion publique, maîtresse des destinées de la nation, décide que ce programme doit être modifié, revisé, étendu ou restreint, la nation républicaine dispose souverainement du moyen de le faire et, par les hommes qu'elle délègue à cet effet, députés et sénateurs, administrateurs et pédagogues, ministres, de préparer des lois ou de rédiger le programme scolaire nouveau - et que demain pourra de même améliorer ou parfaire au gré de la République évoluant. Le statut scolaire d'une République est et reste approximatif; et notre vigilance à éprouver, de temps à autre, la valeur de nos écoles , leur correspondance aux mœurs et aux institutions, leur adaptation plus ou moins grande aux besoins nationaux, est une des nécessités du régime républicain - disons sa vertu propre et son destin. Dans la mesure même où notre pays reste préoccupé de la chose scolaire, il se montre digne de lui-même, de son principe, de ses traditions et de son avenir; osons dire : de sa mission humaine. Aussi, loin de s'affliger ou de s'irriter quand les hommes se passionnent pour ou contre l'école, pour ou contre le programme de 1882, pour ou contre cet enseignement moral, il faut au contraire s'en réjouir publiquement. Même stériles, en apparence du moins, ces débats irritants, mais poursuivis, à condition pourtant qu'ils procèdent d'une information loyale et sûre, attestent que la démocratie entend rester libre de choisir la forme scolaire qui lui agrée et l'éducation morale qui lui convienne. Ces débats affirment et perpétuen t l'autorité de la loi politique sur l'école publique. Puisque le programme d'enseignement moral scolaire es t fait de ce qui paraissait unir les Français, la République reste fidèle à son principe quand, de temps à autre, au Parlement, dans les Facultés, dans la presse, devant le peuple, elle soumet à son examen le programme de l'éducation publique. Il émane de la souveraineté nationale; il a l'autorité même de la loi : une autre loi peut le mettre à la refonte et le parfaire. Il a tiré sa raison d'être, autant que sa substance scolaire, d'une opinion générale légalement exprimée : il reste docile à l'opinion. A la nation de décider aujourd'hui encore quelle instruction morale doit ou devra être donnée dans les écoles primaires publiques. C'est dire qu'on ne saurait pas plus admettre le droit de quelquesuns à peser sur l'école, ou sur le maître, pour qu'elle restreigne ou altère le programme d'enseignement moral, que le zèle éventuel de tels ou tels instituteurs, même très bien intentionnés, à le modifier arbitrairement dans un sens ou dans un autre. Ramenée à sa condition d'institution légale et puremen t républicaine toute réforme
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intéressant l'école publique est claire et ne peut déconcerter ni des hommes ni la collectivité. L'école primaire publique est une loi ; l'autorité de cette école est certaine tant q_ue la loi qui l'institua n'aura été ni abrogée, ni revisée. Et quiconque, instituteur ou administrateur, le ministre de l'instruction publique non excepté, par des moyens divers, ou par souci de conciliation pusillanime, ou par zèle tracassier et sectaire, ouvertement ou en secret, ne sait ni ne veut conserver à l'école publique son âme légale et sa figure originale, trahit la République et, croyant la servir, la dessert. La paix sociale est dans l'ordre républicain. D'une part, l'État républicain reste maître de ses écoles; la loi qui les institue ou qui les réforme est l'expression des volontés familiales; et, dans la société démocratique, nul ne peut contester cette souveraineté nationale, qui est la condition même de l'exercice des libertés individuelles. D'autre part, loin d'être une entreprise autoritaire, ~n moyen de propager et d'assurer une orthodoxie, ou de faire fonction d'église distributrice d'absolu, l'école ne veut enseigner à l'enfance que ce qui animait la généralité des Français républicains : les autres n 'avaient-ils pas et n'ont-ils pas encore leurs écoles privées, libres? Il est clair que la majorité républicaine du Parlement avait le droit, le devoir d'instituer l'école nationale conforme aux principes mêmes de l'État républicain. Il est certain aussi qu'en instruisant l'enfance, l'école nationale a favorisé le progrès républicain. Il est plus certain encore - et cette constatation est décisive - que la démocratie française s'est alors donné l'institution scolaire qu'elle estimait lui convenir, et qu'ainsi c"est à l'école de suivre l'évolution nationale. Dès qu'on cesse de considérer l'école primaire publique comme un moyen de déterminer l'âme française et qu'on l'envisage telle qu'elle est légalement, c'est-à-dire l'institution qui devait correspondre dès 1882 à un certain état national évolué, toute question scolaire est simple. L'école « laïque )> ne fut point l'œuvre de quelques hommes d'avant-garde et imposée par eux au pays docile : ils n'auraient pu rien créer durablement si la conscience française n'avait été prête à les suivre. C'est ce que les adversaires de notre école ne veulent, ne savent point comprendre, ou sont intéressés à dissimuler à ceux qu'ils dirigent. Certes, ils ont le droit de tenter une réaction selon leurs propres préférences. Ils n'ont pas le droit de croire, ni surtout de laisser croire, que l'édification de « l'école fut le coup de force d'une minorité audacieuse. L'école laïque laïque est venue parce que la nation la voulait. Et c'est ainsi que le programme d'enseignement moral de notre école, depuis longtemps pressentie, conçue, espérée, était dans la tradition de la France en progrès, dans le sens de ses aspirations républicaines . Ce pro>)
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gramme n'est point seulement le conscient effort des hommes qui donnèrent à l'école nouvelle mission de fonder enfin la paix sociale par l'instruction élémentaire; il est l'expression de la conscience républicaine vers 1882. S'il l'a depuis, e retour, affermie et éclaircie, nous en louons la France; à l'origine, c'est la conscience française qui l'a réalisé et qui l'anima. Y avait-il dans ce programme trop peu ou trop? Porte-t-il tous les traits distinctifs de la conscience républicaine française? Le pays a toute liberté pour le remettre en discussion si cela paraît utile, et, si ce programme n'est plus en harmonie avec sa pensée générale, pour le corriger : il progresse avec elle. De même que la France l'a rédigé en 1882 tel qu'il est, elle peut le rédiger telle qu'elle est aujourd'hui. Mais la légalité républicaine impose au réformateur les mêmes voies et moyens qu'à l'adversaire; et ce statut scolaire y subsiste tant que la loi n'aura point revisé le programme fondamental.
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Qu'y a-t-il donc, au surplus, qui ne puisse présentement rallier tous les républicains? Ce programme d'enseignement moral porte le meilleur de notre foi républicaine et le plus pur de la conscience humaine. C'est celui d'une école généreuse qui élève les enfants dans' la pratique des obligations consacrées par le bon sens, l'expérience, la justice, la tradition française. Il exalte l'effort de perfectionnement moral. Il mêle à la vie la plus humble un noble souci de probité, de fidélité à la règle, de sincérité, de dignité individuelle et de fraternité; il fait l'enfant dévoué à un idéal. Devoirs envers la famille, devoirs envers les serviteurs, envers les camarades, envers les autres hommes, envers Dieu même, d'un Dieu qui nous est révélé par la conscience et la raison, et pur d'anthropomorphisme - quels pères de famille pourraient, de bonne foi, élever une objection contre ce programme d'enseignement moral, contre l'école qu'il anime? Cette précision même dans l'enseignement de devoirs divers, c'est l'expression de l'idée du Devoir pur, qui entraîne l'homme et se le subordonne. Il n'est pas une école au monde où l'exaltation du Devoir soit si vive et si claire. Plus attentif, le contempteur de nos écoles y reconnaîtrait la puissance idéaliste de tout le passé humain. Si, disait M. Ferdinand Buisson dans une émouvante conférence faite en 1911, à Rodez, spus les auspices du Cercle aveyronnais de la Ligue de l'enseignement 1, nos adversaires « voulaient comprendre ce qu'il y a de touchant dans ces écoles laïques, au lieu de nous attaquer avec cette âpreté parfois
t. Jales Ferry et l'éco le laïque (Rodez, Forvielle, 1911), p. 37.
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féroce, ils seraient tentés de dire : mais il y a là un dernier rayonnement de l'idée chrétienne! Qui est-ce qui a donné cette formule aux hommes : « Vous êtes tous frères? » Qui est-ce qui a semé dans le monde armé, courageusement, l'idée de la fraternité humaine? Qui est-ce qui a fait comprendre aux hommes qu'ils doivent s'aimer pour être conformes à leur destinée? Qui est-ce qui a répandu des idées si belles, si grandes? Qui? sinon l'Évangile? Eh bien, pourraient dire ceux qui nous attaquent, mais vous êtes disciples de l'Évangile sans le savoir I Ce que vous faites, c'est d'une autre façon l'œuvre de l'Église que vous étendez à toute la société I Cet Évangile, vous rêvez de l'étendre à tous les hommes, vous voulez cette fraternité non pas pour les membres d'une Église, mais pour toute la société. Eh bien, de même que les chrétiens sont les héritiers des Grecs, des Égyptiens, des Hindous, nous sommes les héritiers de tous ceux qui ont travaillé à la formation de la morale humaine et se sont transmis les principes dont nous ne pouvons pas nous passer. » C'est en ce sens que l'école française est la plus humaine des écoles, la plus respectueuse de la tradition morale, et celle qui fait le plus confiance à la raison en progrès. Qui parle là d'intolérance et de tyrannie? Qui parle d'immoralité sectaire? Ce programme n'a prévu nulle discussion théorique sur l'origine et sur les fins dernières de la morale, sur le fondement du devoir, sur les sanctions suprêmes. Le législateur n'a jamais songé, écrivait Jules Ferry aux instituteurs, à charger tout à coup quatrevingt mille - il sont bien plus aujourd'hui - maîtres et maîtresses d'école d'une sorte de cours ex professa. Nul instituteur, nulle institutrice, nul père de famille, nulle mère ne peut interpréter ce programme et les instructions officielles comme une invitation à disserter sur le Devoir. L'école publique prend le devoir comme une notion première, un fait de conscience et habituel, une tradition indiscutée des hommes qui vivent solidairement, et elle l'enseigne. S'il faut pourtant donner à cette notion du devoir un fondement que nul ne puisse nier , croyants et incroyants, nous le trouvons dans la pensée, dont il n'est pas un homme digne de ce nom, pas une confession religieuse, pas une école philosophique ou morale qui ne se réclame. On discute sur l'origine et sur les fins de la pensée. Les uns l'estiment suffisante à la vie morale; d'autres l'assistent, l'éclairent d'une autorité théologique ou transcendentale : l'essentiel est que la pensée reste le fait essentiellement humain, permanent et universel, et qu'aucun de nous ne conçoit une éducation qui ne bâtirait point sur cette indestructible donnée. « Nous recherchons, écrit M. Payot, des croyances solides. En effet, à notre époque, la philosophie, par sa théorie psychologique de la matière, a détruit
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le matérialisme comme doctrine. Il y a un profond renouveau spiritualiste. La pensée devient pour les philosophes le fond même des choses. En tout cas, elle est la raison d'être de l'homme. C'est sur la valeur absolue pour nous de la pensée humaine que sont fondés tous les devoirs individuels et sociaux 1 • » Ce renouveau spiritualiste n'est en effet pas douteux. L'affirmation que la pensée est le fond même des choses est-elle acceptable, d'ailleurs si nouvelle en sa tendance idéaliste absolue? Les métaphysiciens en débattent, et une telle discussion n'intéresse point l'enfant des écoles primaires . Il suffit qu'il soit élevé dans la foi en la dignité de la pensée et en la valeur morale de l'individu pensant. Les hommes pensent diversement de la pensée humaine; divisés, ils s'accordent cependant par le fait même qu'ils pensent. Voilà une donnée indiscutable, une réalité d'ordre commun. L'éducation morale qui justifie ainsi le devoir ne contredit aucune morale et ne peut choquer aucune conscience française. C'est sur ce spiritualisme qu'est fondé le programme de l'enseignement moral à l'école primaire. Qui parlerait donc de matérialisme dégradant? Mieux informés, certains de nos critiques laisseraient à d'autres le plaisir de travestir l'institution scolaire laïque pour les besoins de leur cause perdue. Ce qu'on peut reprocher mais qui l'oserait de bonne foi? - à cette éducation morale, c'est la qualité même de son inspiration, la pureté de l'atmosphère où elle baigne l'élève, l'extrême spiritualisation de la conscience humaine qui soutient son programme. Un tel reproche viserait moins le programme lui-même que l'efficacité pratique des résultats : j'y reviendrai. L'école qui suppose, entretient, exerce ainsi la pensée, exaltant avec cette ferveur confiante le devoir qui tout ensemble en dérive et la stimule, assigne à la vie des fins supérieures; et l'école laïque française n'a rien à craindre d'une comparaison avec d'autres écoles, en France et hors de France. Écartant de l'école élémentaire toutes considérations d'origine et de fin, le législateur a laissé aux familles le soin d'ajouter, ou de n'ajouter point, à ce programme d'instruction morale les explications d'un culte ou d'une croyance en dehors de l'école. Indépendant des confessions religieuses par logique républicaine et par nécessité proprement sociale, l'enseignement moral de l'école primaire publique ne peut être relié à une religion, à un culte, à une église. L'école publique est « neutre ». Telle est la profonde originalité de cet enseignement moral. Définissons-la avant de la discuter.
1. Le Volume, 12 mars 19H (A. Colin).
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« L'instruction primaire sera religieuse. » Tel était l'article premier de la grande loi scolaire de 1.833. Mais l'article second était ainsi conçu : « Le vœu des familles sera toujours consulté et suivi quand il s'agira de l'instruction religieuse de leurs enfants. » Le principe de la liberté de conscience, et cela nous semble tout naturel aujourd'hui, était confirmé par cet article même de la loi de 1.833. Sans doute, rien n'y dit que les parents sont libres de dispenser leurs enfants de toute instruction religieuse, et l'article premier édictant que l'instruction primaire sera religieuse; la liberté des familles se réduit à la faculté de choisir entre plusieurs confessions. A la Chambre, le 23 décembre 1.880, Jules Ferry s'autorisait de cette disposition libérale pour enlever à l'école primaire, dans la loi en ])réparation, son caractère confessionnel, et pour inscrire dans la législation républicaine le principe de la neutralité scolaire. La loi réactionnaire de 1.850 abrogea l'article II de la loi de 1.833. L'article 23 stipulait que cc l'enseignement primaire comprend l'éducation morale religieuse». Rien ne restait de l'ancien article second: l'origine cléricale de la loi Falloux s'y révèle clairement. Sans doute, la loi de 1.850 n'imposait point l'obligation scolaire. Les familles dissidentes étaient donc libres, au moins théoriquement, de ne point envoyer leurs enfants à l'école inspirée par une confession différente de la leur. Qu'est-ce à dire sinon que l'école est et reste confessionnelle, au culte près, et que par définition légale elle exclut toute possibilité d'éducation nationale, commune et publique, en un mot démocratique? Et là où, pour diverses raisons, un père de famille n'avait pas 1a possibilité de choisir l'école à son gré, soit faute d'écoles,-soit par suite de la pression cléricale ou patronale, force lui était ou de laisser grandir ses enfants dans l'ignorance, ou de les envoyer à l'école dévouée à un autre culte religieux que le sien. Tel était le régime de l'école primaire vers 1880. Et puisqu'elle
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donnait une instruction morale confessionnelle, elle relevait par là même aussi des ministres des cultes, de l'autorité ecclésiastique. L'instituteur n'était que le répétiteur du prêtre, du pasteur, du rab in; et de même que les évêques avaient leur banc au Conseil supérieur de !'Instruction publique, ils étendaient leur droit de surveillance, de tutelle, sur l'école primaire, en apparence sur la partie proprement religieuse de l'enseignement, en fait et nécessairement sur l'ensemble des disciplines et du programme scolaire. C'est l'âme même de l'école qui relevait de l'autorité ecclésiastique. La loi qui fait de l'instruction religieuse une matière obligatoire de l'école non seulement autorise, mais oblige les autorités confessionnelles à s'assurer et de cette instruction religieuse, et de l'école, et du maître. Cela va de soi. « L'enseignement primaire public restait confessionnel; non seulement l'école devait donner un enseignement dogmàtique formel, mais encore, et par une conséquence facile à prévoir, tout dans l'école - maîtres et élèves, progràmmes et méthodes, livres, règlements - était placé sous l'inspection et sous la direction des autorités religieuses 1 • » Le jour où un gouvernement républicain proposa au Parlement de voter l'obligation de l'instruction primaire, ce qu'on appelle l'obligation scolaire, le projet de loi qu'il présentait devait instituer la neutralité : devenu service d'État, l'enseignement public ne pouvait être et rester confessionnel. C'est l'évidence même. C'est donc la loi du 28 mars 1.882 qui, en même temps qu'elle rendait la fréquentation c obligatoire pour les enfants de six à treize ans, a réalisé à l'école primaire publique la neutralité scolaire. Le principe de liberté de conscience proclamé par la Révolution, et passé peu à peu dans les mœurs malgré l'opposition incessante de l'Église ultramontaine, triomphait définitivement dans l'éducation nationale, dans le statut scolaire. Déjà il était consacré dans l'enseignement secondaire : rinstruction religieuse y était confiée, comme elle l'est encore, exclusivement aux ministres des cultes et selon le vœu des familles. L'enseignement secondaire était laïcisé. Il importait en conséquence de laïciser aussi, dans son programme d'abord, et bientôt dans son personnel, l'enseignement primaire. Reprenant la tradition révolutionnaire et le plan de Condorcet, les Michelet, les Quinet, tous les républicains de l'Empire, tels Brisson et ses collaborateurs à la Morale indépendante, et les plus -clairvoyants parmi les spiritualistes avaient préparé l'opinion française aux lois d'obligation, de laïcité. On sait aussi quelle part revient dans cette propagande à la Ligue de l'Enseignement et à son président Jean Macé. Désormais fondée, la République devait accorder sans retard
1. F. Buisson, Dictionnaire pédagogique, 1887, II, p. 1469.
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l'enseignement primaire public aux principes sur lesquels repose le régime républicain : tel est le sens des lois scolaires de 1880, 1882 et 1886. Et c'est dans les travaux parlementaires, dans les discussions et débats à la Chambre et au Sénat au sujet de l'article premier de la loi du 28 mars 1882 qu'il faut chercher l'exacte et légale définition de la « neutralité scolaire ». Quiconque veut abroger, ou modifier, ou restreindre, ou étendre la neutralité scolaire, et dans quelque esprit que ce soit, doit l'éprouver telle que la loi républicaine l'a conçue et établie en 1882. La discussion générale sur le projet de loi d'obligation et de laïcité, dont le rapporteur était Paul Bert, s'ouvrit à la Chambre le 4 décembre 1880. Paul Bert invita la Chambre à laïciser d'urgence le programme scolaire, à séparer l'école des Églises, << à enlever l'enseignement religieux et confessionnel pour le rendre au fonctionnaire qui a pour rôle naturel de le donner, c'est-à-dire au prêtre». N'oublions point que la neutralité scolaire a été instituée en régime concordataire. La loi assignait sa place à chaque fonctionnaire, dans l'école, dans l'église, au temple, à la synagogue. Et il est évident que, si la neutralité scolaire était à tous égards justifiée en régime concordataire, elle l'est autant, sinon plus, en régime de séparation. Paul Bert critiqua vivement la loi de 1850. Je reproduis ses paroles telles que les publie l'Of(iciel du 5 décembre 1882, avec deux interruptions très significatives. Cette loi , rappelait Paul Bert, « inscrit en tête dés matières de l'instruction primaire l'instruction morale el religieuse : nous vous demandons d'enlever ce dernier mot et de ne laisser subsister que l'instruction morale. « Monseigneur Freppel. - C'est la même chose 1 « ... C'est un spectacle funeste , poursuit Paul Bert, que celui des écoles confessionnelles; c'est une chose fâcheuse que de diviser le~ enfants dès leur plus bas âge sur les bancs mêmes de l'école et de leur apprendre d'abord , non pas qu'ils sont Français, mais qu'ils sont catholiques .... « M. Paul de Cassagnac. C'est la même chose! « ..• protestants ou juifs. Nous trouvons que c'est un spectacle funeste; et lorsque nous voyons dans le pays se perpétuer d'antiques haines, je dirai d'antiques dissentiments pour ne pas exagérer la valeur des mots, nous nous disons que peut-être l'éducation commune aurait empêché tout cela, et que cette séparation des enfants était une mauvaise préparation à l'union, à la concorde et à la prospérité entre les enfants de la mère patrie. » Le même jour, Paul Bert montrait irréfutablement comment on avait tiré de la loi de 1850, par voie d'interprétation administrative, des conséquences tendancieuses afin d'imposer au personnel , aux
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enfants, çà el là aux enfants appartenant à d'autres cultes, la religion catholique et une dévotion catholique très apparente, ostensible. Il citait des cas d'oppression nombreux dont étaient victimes des familles protestantes. Au passage, il soulignait l'accueil sympathique que les milieux protestants, à la différence des catholiques, étaient prêts à faire à la laïcité des programmes. « Nous ne voulons plus l'imtituteur dépendant de l'Église; nous voulons l'instituteur libre dans son école. En même temps, nous laissons le prêtre libre dans son église .... De cette façon, nous séparons les deux domaines, nous laissons chacun libre, nous évitons les conflits et nous assurons la paix publique. » Dans son rapport du 6 décembre 1879, Paul Bert avait déjà écrit : , Par la suppression des matières religieuses de l'enseignement public, on assurait la liberté de conscience de l'enfant, celle du père de famille, celle de l'instituteur. » Le texte de l'article premier tel que le gouvernement le présenta à la Chambre le 21 dtcembre 1880 était ainsi conçu : « L'enseignement religieux ne fera plus partie des matières obligatoires de l'enseignement primaire. « L'instruction religieuse sera donnée en dehors des heures de classe aux enfants des écoles primaires publiques par les ministres des différents cultes, conformément au vœu exprimé par les familles. « Le conseil départemental pourra, sur l'avis des conseils municipaux, autoriser les ministres du culte qui en feront la demande à donner l'instruction religieuse dans les locaux scolaires. « Sont abrogées les dispositions des articles 18 et 44 de la loi du i5 mars 1850 relatives au droit d'inspection des ministres des cultes. » La commission présenta, comme amendement au texte du gouvernement, le proj et d'article suivant : « L'instruction religieuse ne sera plus donnée dans les écoles primaires publiques des divers ordres: elle sera facultative dans les écoles privées. « Les écoles publiques vaqueront un jour par semaine en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s'ils le désirent, à leurs enfants telle instruction religieuse qu'il leur plaira. » Sur le fond même, l'accord était complet : l'instruction religieuse ne ferait plus partie des matières obligatoires de l'enseignement public. Telle est la neutralité scolaire de 1882. Le sens s'en précisa aussitôt dans la discussion des amendements déposés par les députés catholiques et des dispositions additionnelles. Monseigneur Freppel insista pour que la loi retînt l'article 23 de la loi de 1850: « instruction morale el religieuse». Le21 décembre 1880, son amendement fut repoussé: le principe de l'école publique confessionnelle était abrogé.
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Le même jour, un amendement de Trarieux ne fut pas pris en considération : « L'enseignement de la morale continuera toutefois à faire partie de l'enseignement primaire. Il aura pour but de prépa.rer les enfants à la pratique de toutes les vertus chrétiennes et sociales. « L'instituteur s'abstiendra d'enseigner, de faire ou de laisser faire quoi que ce soit qui puisse porter atteinte au respect des croyances religieuses des différents cultes professés en France: » L'amendement de H. de Lacretelle amena Jules Ferry, ministre de l 'Instruction publique, à la tribune le 23 décembre : « Des notions générales sur l'existence de Dieu, indépendantes de tout dogme, sur l'immortalité de l'âme, sur les principes organiques d'un gouvernement républicain, seront données aux élèves des deux sexes dès l'âge de dix ans». Un député courageux, et non athée, M. Maigne, avait combattu cet amendement comme étant en contradiction avec le principe de la loi. Jules Ferry établit que la neutralité à l'école, c'est la neutralité confessionnelle, dont il a trouvé le principe implicitement inscrit dans l'article 2 de la loi de 1833, que j'ai cité plus haut. Éclairant ces débats de l'exemple belge (1879), il montre comment les services publics ont été successivement enlevés aux églises et remis au pouvoir civil. Cette « sécularisation des institutions devait aboutir, tôt ou tard, à la sécularisation de l'école publique » . L'heure est venue de la réaliser : ainsi le veut la tradition française, « la doctrine de la liberté de conscience, de 1'indépendance du pouvoir civil, de l'indépendance de la société civile vis-à-vis de la société religieuse ». Cette séparation inévitable, le Parlement vient de l'accomplir, il y a quelques jours, dans l'enseignement secondaire : Jules Ferry n'a aucune peine à démontrer que le Parlement se doit de l'accomplir aussi dans l'enseignement primaire. La cause était gagnée 1. Au Sénat, où la résistance fut plus vive, Jules Ferry reprit sa démonstration le 10 juin 1881, en réponse à M. de Ravignan, mais aussi au discours de M. Tolain contre le catholicisme. Ce que le gouvernement combat, ce n'est pas le « catholicisme religieux ))' c'e.st le « catholicisme politique ». La thèse est forte. « Oui, nous avons voulu la lutte anticléricale, mais la lutte antireligieuse, jamais, jamais! » Que veut donc réaliser le gouvernement? « Le règlement d'une question de compétence, effectué pour le bien de tous, pour le plus grand bien de la foi autant que de la raison; pour la liberté des instituteurs autant que pour la liberté des ministres des cultes ... . La séparation de deux enseignements qu'on ne peut, sans les plus grands inconvénients, laisser dans les mêmes mains .... L'instituteur
i. Journal officiel du 24 décembre 1880.
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cessera d'être le répétiteur forcé et obligé du catéchisme et de l'histoire sainte. » Que l'opposition catholique ait multiplié au Sénat les tentatives pour faire échouer cet article, ou, puisqu'une majorité se révélait prête à le voter, au moins pour l'atténuer, ou le compromettre, il n'y a rien là qui surprenne : le parti de l'opposition était dans son rôle. L'amendement Delsol, présenté au Sénat en deuxième délibération le 1er juillet 1881 , est caractéristique : au lieu de l'instruction morale el civique, on inscrirait à l'article premier : la morale religieuse el l'instruction civique. Le 2 juillet 1881, Jules Ferry déjoua la manœuvre. Il répudia cette indéfinissable « morale religieuse », fertile en équivoques. Il s'en tint à l'instruction morale « sans épithètes », à la morale « tout court ». La cause semblait enfin gagnée. Mais Delsol se rallia à l'amendement de Jules Simon : « Les maîtres enseigneront à leurs élèves leurs devoirs envers Dieu et envers la Patrie ». Le 4 juillet, Jules Ferry refusa. Le baron de Lareinty interrompit : « Ce que vous refusez dans la loi, vous déclarez le mettre dans vos programmes· ». Mais, s'écria Jules Ferry, « il ne s'agit pas de voter pour ou contre Dieu : on ne vote pas Dieu dans les assemblées 1 » Après une nouvelle intervention de Jules Simon en faveur de son amendement, qui fut voté par 139 voix contre 126, la droite triomphait.... · La Chambre refusa, le 25 juillet, de suivre le Sénat : elle rejeta l'amendement Jules Simon, d'une façon générale les modifications votées par le Sénat aux articles 1, 2 et 6. Les élections législatives qui eurent lieu le 21 août au 4 septembre 1881 renforcèrent la majorité républicaine. Les élections partielles du Sénat, le 8 janvier 1882, firent perdre 24 sièges au parti conservateur et réactionnaire. Le H mars, le projet de loi revint en discussion au Sénat, pour la troisième fois; Jules Simon y soutint à nouveau l'amendement « sur les devoirs envers Dieu ». La vive opposition de Ferry fit repousser cet amendement, par 167 voix contre 123. La séparation de l'école et des Églises était faite. « Le gouvernement, disait Ferry, veut l'école libre, l'école neutre; il veut l'école affranchie, permettez-moi le mot; il veut l'école laïque. » Le 28 mars , la loi était votée, promulguée le 29 mars à l'Officiel. A une question de Buffet sur l'attitude du maître et pour le cas où son langage serait « contraire à la neutralité et à la foi catholique », Jules Ferry r épondit sans embarras, le H mars : « Si un instituteur s'oubliait assez pour instituer dans son école un enseignement hostile, outrageant contre les croyances religieuses de n'importe qui, il serait aussi sévèrement et aussi rapidement châtié que s'il avait
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commis cet autre méfait de battre ses élèves ou de se livrer contre leur personne à des sévices coupables ». Au cours de ces débats prolongés, Jules Ferry avait à maintes reprises défini l'innovation républicaine. Ajoutons aux déclarations qui précèdent, et qu'il n'y a point d'exagération à qualifier d'historiques, les suivantes. « Si la morale ne peut être détachée des théories théologiques et métaphysiques, qui donc aura le droit de l'enseigner? Personne. Car de deux choses l'une : ou bien il y a un enseignement moral dégagé des doctrines sur lesquelles sont fondées les religions positives ou les différentes métaphysiques qui se partagent les esprits· depuis qu'il y a des esprits qui raisonnent, une morale distincte de toutes les religions changeantes à l'infini ou se vêtant de formes nouvelles - car, au fond, ce sont toujours les mêmes luttes dans l'esprit humain; ou bien il n'y a pas de morale, car ce n'est pas en :1880 que vous revendiqueriez pour un culte, à l'exclusion de tous les autres , le droit à l'enseignement de la morale 1 • >> Le iO décemb re :1880 encore, cc fut un violent tumulte au Sénat quand J. Ferry, en réponse aux attaques de la droite contre l'enseignement secondaire féminin (loi du H décembre :1880) s'écria : « Voulez-vous démontrer qu'il ne peut y avoir, pour la société française, d'enseignement moral en dehors de l'enseignement théologique et de l'enseignement catholique, et voudrait-on par hasard, de ce côté, dans un temps ou nul n'a plus le pouvoir de s'emparer des consciences par la force ... (violent tumulte). Il y a des doctrines religieuses, exclusives, qui ne peuvent plus s'emparer de la conscience par la force ... veulent s'emparer de l'esprit public par la famine ... voudraient persuader aux pays qu'en dehors d'une doctrine religieuse exclusive, il n'y a ni morale ni religion 1 « Je dis que cette tactique est connue, qu'elle est celle d'un parti qui a des organes dans les deux Chambres, auquel nous opposons, quant à nous, les traditions de l'humanité elle-même 2 • » Nourri de la pensée révolutionnaire, il rappelait opportunément à la Chambre, le 23 décembre :1880, une page décisive de Condorcet, au cours de la discussion de l'article premier de la loi du 28 mars :1882. « Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit qu'a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la
t. Discou;s au Sénat, le iO décembre 1880. Voir les Discours de Jules Ferry, édition de Robiquet, IV, p. 29 (A. Colin). 2. Discours de Ferry, Robiquet, IV, p. 31-33.
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France, ne permet point d'admettre, dans l'instruction publique, un enseignement qui, en repoussant les enfants d'une partie des citoyens, détruirait l'égalité des avantages sociaux, et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n'admettre dans l'instruction publique l'enseignement d'aucun culte religieux. « Chacun d'eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents , quelle que soit leur opinion sur telle ou telle religion , po~rront alors sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux; et la puissance publique n'aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l'éclairer et de la conduire. « D'ailleurs, combien n'est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison? Quelque changement que subissent les opinions d'un homme dans le cours de sa vie, les principes établis sur cette base resteront touj ours invariables comme elle; il les opposera aux tentatives que l'on pourrait faire pour égarer sa conscience; elle conservera son indépendance et sa rectitude, et l'on ne verra plus ce spectacle si affligeant d'hommes qui s'imaginent remplir leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés, et obéir à Dieu en trahissant leur patrie. « Ceux qui croient encore à la nécessité d'appuyer la morale sur une religion particulière doivent eux-mêmes approuver cette séparation : car, sans doute, ce n'est pas la vérité des principes de la morale qu'ils font dépendre de leurs dogmes : ils pensent seulement que les hommes y trouveront des motifs plus puissants d'être justes; et ces motifs n'acquerront-ils pas une force plus grande sur tout esprit capable de réfl échir, s'ils ne sont employés qu'a fortifier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé?» Des membres de l'opposition, comme Keller à la Chambre, fortifiaient le principe même de la neutralité des citations par lesquelles ils pensaient le ruiner. C'est ainsi que Keller rappelait, croyant en triompher, le 20 décembre 1.880, un texte de Pelletan, vice-président du Sénat, qui fonde justement la neutralité scolaire. « Si la volonté du père de famille, éclairé ou aveugle, était la règle de l'enseignement, il faudrait autant de modes d'enseignement qu'il y a de pères de familles qui pensent d'une manière différente en religion, en politique, en philosophie, en morale. Vous en arriveriez à décréter l'hérédité des doctrines vraiei. ou fausses, et à constituer dans notre pays des castes d'opinion. Non, l'enseignement a pour but de réunir les enfants dans des idées communes, en dehors des castes
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religieuses qui nous divisent. ... » Et Jules Ferry s'écriait : « C'est excellent, c'est très bien cela 1» La loi du 30 octobre 1886 laïcisa le personnel après que la loi du 28 mars 1882 eut laïcisé le programme de l'école primaire publique. Le 2 novembre 1882, une circulaire ministérielle disait : « La loi du 28 mars n'est pas un accident, un fait isolé dans notre législation : en sécularisant l'école, elle ne fait qu'étendre le droit commun, et en quelque sorte les principes mêmes de notre Constitution à l'organisation de l'instruction nationale, c'est-à-dire au seul des services qui, jusqu'ici, par une étrange contradiction, eût conservé l'attache confessionnelle. » L'opposition tenta, par l'organe de Mgr Freppel lors du vote des articles 16 et 18 1 , de remettre en discussion le principe de la neutralité scolaire : ce fut peine perdue. Le 4 février 1886, R. Goblet, ministre de l'instruction publique, disait au Sénat : (I._ On a été tenu de mettre l'école en situation d'abriter toutes les corrfes&ions et toutes les croyan·ces sans en blesser aucune. Eh bien, à côté des. enfants qui appartiennent à des familles catholiques, il y a des enfants dont les familles appartiennent à d'autres cultes, et il y a, de plus en plus peut-être, des enfants dont les familles ne professent aucun culte et aucune religion positive. On ne doit blesser la conscience ni des uns ni des autres; et voilà pourquoi il est nécessaire d'établir et d'assurer dans l'école le principe de la neutralité religieuse. » La conquête était définitive; le Dictionnaire de pédagogie, publié sous la direction de M. Ferdinand Buisson, directeur de l'enseignement primaire, commissaire du gouvernement pour la loi de 1886, l'enregistrait en 1887 2 • L'enseignement public était jusqu'alors confessionnel. Désormais l'école, qui reçoit des enfants de tous les cultes, et même des enfants qui ne professent aucun culte, sera fermée aux ministres des cultes. Ils n 'y entreront plus; ils ne surveilleront plus ni l'enseignement ni le maître. L'école publique est neutre. « Le programme ne comporte aucun chapitre, aucune section d'enseignement qui puisse porter le titre d'instruction religieuse. » Ni hostilité, ni résistance aux religions, ni malveillance à leur égard; mais la seule indépendance, de par la loi. C'est la neutralité confessionnelle, « celle qui exclut de l'école toute polémique et toute propagande de confession à confession, <l'Église à Église, de secte à secte sans affecter d'exclure, par une sorte de puritanisme de neutralité, toute mention des idées morales et religieuses qui appartiennent au fonds commun de la langue et de la civilisation et qui , prises
1. Voir !'Officiel pour la séance du 19 février 1884 à la Chambre. 2. Dictionnaire de pédagogie : articles neutralité, 1" partie, p. 2019, et laïcité, p. U,69.
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sous ce'tte forme simple, populaire, concrète, n'engagent m ne blessent la conscience de personne. » En laïcisant le programme, puis le personnel enseignant de l'école primaire, la République a mis l'éducation nationale en harmonie avec la constitution.
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Des débats parlementaires, que j'ai résumés succinctement, et de l'étude de notre programme d'enseignement moral, il résulte que l'équivoque n'est point possible sur le sens que la loi et les règlements attachent à la neutralité scolaire. Une neutralité conçue comme le font certains adversaires du régime républicain imposerait à l'école primaire la nullité. L'éducation y occuperait les facultés puériles vainement; l'instituteur y parlerait pour ne rien dire , avec mission officielle d'enseigner sans instruire, crainte de choquer tel ou tel , ceci ou cela. On exclurait du programme toute matière propre à engager une responsabilité, à influencer une conscience; par exemple l'enseignement de l'histoire, qui a été rendu obligatoire dans les écoles primaires par une loi de l'Empire, en 1867. C'est la prétention de quelques familles, stimulées par le prêtre; la campagne contre les manuels a pratiquement abouti, çà et là, à l'énervement de l'instruction historique. Intimidés ou irrésolus, ou dirigés mollement, des instituteurs ont cru sage, au moins habile, de sacrifier cet enseignement, de l'atténuer, de le « neutraliser », le ravalant ainsi à n'être plus qu'une sèche chronologie, un répertoire anecdotique et sans vertu, une banale et superficielle collection d'informations. Ainsi appauvri et mutilé, le programme scolaire se réduit aux éléments de la lecture, de l'écriture, du calcul, avec quelques notions générales et sommaires; à condition que les exercices de lecture, d'écriture , de calcul portent sur des sujets à peu près insignifiants. Au-dessus des fenêtres d'une école à ce point « neutre », on pourrait inscrire : défense à la lumière d'entrer par respect pour l'ombre; et au-dessus de la chaire du maître ces mots, qui sont un programme de neutralité : c'est ici le sanctuaire du néant. Une telle institution scolaire, en la supposant praticable, serait en contradiction av~c la volonté du législateur et de la nation. Mais
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comment la supposer praticable? Si ingénieux que soit un instituteur à parler en vain, il enseigne quelques « vérités », fût-ce seulement en orthographe ou en géographie; il fait donc penser, réfléchir, comparer, à la longue préférer et vouloir. Il prend parti - au moins contre l'ignorance et par définition. L'école la moins active et la moins audacieuse est un acte de foi. Une croyance positive en l'utilité de son action la soutient et l'anime; elle tend vers un but; elle réalise, elle répand une certaine conception du progrès individuel et social, une certaine conception de la vie et de la mort; elle a pris parti; elle ne saurait être neutre absolument qu'en cessant d'exister, qu'en fermant ses portes . Tout cela est si évident! Faut-il pourtant le rappeler - même à des républicains? (( Il ne faut pas, écrivait Fouillée 1 , que le régime de neutralité imposé à l'école devienne simplement un système de neutralisation mutuelle et de mutuelle défiance , aboutissant à faire le silence sur toutes les grandes questions. Le résultat serait l'immobilité morale .... Quoi? sous prétexte de ne pas engager la conscience, vous ne l'éveilleriez pas? » Ferdinand Buisson, à la séance de clôture du 25• Congrès de la Ligue de l'Enseignement, le 1cr novembre 1905, rappelait qu'on doit parler encore de la neutralité scolaire « parce qu'elle a aujourd'hui trop d'amis, surtout des amis nouveaux qui nous inquiètent. Les mêmes hommes que nous avons connus tous il y a vingt ans protestant violemment contre la neutralité scolaire quand elle a été introduite dans nos lois, les mêmes hommes qui n'y voulaient voir qu'un attentat contre la liberté, ce sont eux aujourd'hui qui se retournant vers l'instituteur, vers l'institutrice, leur disent d'un air très entendu et très sentencieux : « N'oubliez pas qu'il y a une loi qui vous impose la neutralité, soyez neutres, mes bons amis! » Ils veulent dire : « Soyez nuls! 2 » L'instituteur qui s'effacerait ainsi ne serait plus rien « qu'un distributeur automatique de leçons de calcul et d'orthographe » . Et enfin : « Nous n'acceptons pas que l'école soit neutre au sens absolu et total de ce mot, qui serait une insoutenable exagération. Dites qu'elle ne doit pas être une école de combat; mais accordez-nous que l'école fondée par la République est une école de défense et d'action républicaines 3 • » Il ne saurait, par conséquent, davantage être question d'une neutralité politique absolue. Si par politique on entend la politique électorale et locale, la politique de personnalités, de partis el?- lutte, de coteries, d'individus aux prises et d'intérêts mesquins, l'insti1. La France au point de vue moral, 3' édit., p. 229. 2. La Foi laïque, p. 210 (Hachette, 1912). 3. ld., p. 211.
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tuteur n'eut jamais le droit, encore moins le devoir, de l'introduire à l'école : dès le 4 mars 1884, alors que le Parlement abordait la discussion de la loi organique de 1886, Paul Bert, rapporteur, le déclarait à la Chambre à propos de l'article 25. Sur ce point, les ministres qui se sont succédé à !'Instruction publique sont unanimes. Mais les fondateurs de l'école primaire laïque et le Parlement, dès l'article premier de la loi de 1882, ont proclamé le devoir républicain et de l'école et du maître. Les débats parlementaires à propos de l'instruction civique (déclaration de Paul Bert, 23 décembre 1880; discours de Maze sur l'enseignement civique, 21 décembre 1880) ne laissent aucun doute : l'instituteur public enseigne la constitution républicaine et, mieux encore, le respect des lois, l'amour des libertés démocratiques et des principes de la Révolution. Le i9 octobre 1886, Compayré, qui fut depuis recteur et inspecteur général de l'enseignement secondaire, répondait_ainsià M. de Lamarzelle dans la discussion générale de la grande loi organique : « Quant à la neutralité politique, certainement nous ne demandons pas que nos instituteurs enseignent la République comme un dogme, comme autrefois on enseignait, sous l'Empire, le catéchisme napoléonien; mais nous voulons tout au moins que les instituteurs, qui sont des agents de l'État, les représentants de la société moderne dans chaque commune , n'apprennent pas aux enfants du peuple à détester la République et les institutions républicaines. Nous voulons surtout qu'ils éclairent, qu'ils affranchissent .de plus en plus l'esprit de leurs élèves. Car le jour où l'esprit des enfants du peuple sera affranchi, éclairé, libre enfin de préjugés, ce jour-là, nous sommes bien tranquilles, les enfants du peuple seront bien près d'aimer la République et d'être des républicains. » Le 25 octobre, à la Chambre, le Ministre lui-même, René Goblet, renouvelait les déclarations faites en diverses circonstances par Jules Ferry et les collaborateurs du grand initiateur : « Nous interdisons aux instituteurs de prendre part aux luttes locales et de devenir des agents électoraux; mais nous attendons d'eux des sentiments républicains et nous leur demandons de les inculquer aux jeunes gens qu'ils sont chargés d'instruire ». Et il s'écriait : « Qu'est-ce que l'enseignement civique sinon l'enseignement des principes répu· blicains? » Au Sénat, le 4 février, ses déclarations avaient été aussi nettes lors de la discussion de l'article 12 : « Nous avons le droit et le devoir non seulement d'enseigner le mécanisme constitutionnel, mais les principes sur lesquels repose notre Constitution républi· caine .... Nous avons le droit de faire aimer ces principes, d'en inculquer l'amour et le respect à nos jeunes générations. » Il serait paradoxal d'exiger que l'école primaire, ainsi définie dans
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sa mission nationale et républicaine, se fit « neutre » pourtant, par respect d'une neutralité politique étrangère à son institution légale. Il est logique que cette école enseigne avec clarté, avec foi, avec force les principes politiques mêmes de la nation qui l'a instituée. Non seulement l'instituteur a le droit de comprendre ainsi son rôle: la loi lui en a toujours fait un devoir. S'agit-il donc d'une neutralité philosophique? Si l'on entend par là une réserve obligatoire quant aux problèmes métaphysiques de l'origine, des fins, des sanctions, etc., l'école primaire est neutre par définition, par destination, par nécessité : qui donc voudrait débattre, poser ces problèmes devant des enfants de l'école élémentaire? L'instituteur n'a pas davantage à choisir personnellement entre les systèmes; il maintient l'enseignement moral, tous les enseignements de l'école dans une région en quelque sorte moyenne; et il considère comme des faits les principes qu'il enseigne. A d'autres qu'à lui-même d'en rechercher les causes et d'en apprécier les effets. C'est à l'adulte à se préoccuper, s'il l'estime nécessaire ou simplement utile, de ces questions assurément très dignes et passionnantes, mais dont l'élève d'une école primaire n 'a que faire, en vérité. \ Or, le 23 décembre 1880, Jules Ferry disait à la Chambre : « Quand il s'agit de neutralité philosophique, d'opinions métaphysiques sur l'origine des choses et sur leur fin, je vous demande un peu quel intérêt les pouvoirs publics, la société laïque que nous défendons peuvent avoir à ce que telle doctrine ou telle autre soit enseignée à l'école ? Non seulement la société n'a aucun intérêt à ce que les solutions métaphysiques soient écartées de l' enseignement des écoles, mais je dis qu'elle a un avantage manifeste à ce que les notions morales, les notions de philosophie morale, soit au degré primaire, soit au degré secondaire de l'enseignement public, ne puissent être séparées de ces notions métaphysiques .... Je ne comprends pas qu'on jelte la pierre à des penseurs qui s'efforcent de fortifier la morale en lui donnant des assises indépendantes de toute affirmation dogmatique .... Quant à moi , j'estime que tous les réconforts, tous les appuis qui peuvent fortifier l'enseignement moral , qu'ils viennent des croyances idéalistes, spiritualistes, théologiques même, tous ces appuis sont bons; ils sont tous respectables .... Il y a un fait qui doit nous rassurer : c'est que l'immense majorité des professeurs de l'Université se rattache à la philosophie spiritualiste. Ils enseignent la morale comme une science distincte, mais ils ne s'étudient en aucune façon à la séparer violemment de ce qui, dans leur esprit, en constitue le support nécessaire ou, si vous voulez le complément glorieux et idéal. ,.
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Comme on le voit, J. Ferry semblait tout d'abord ne point admettre à l'école primairae la neutrlité philosophique. C'est M. Raymond Poincaré qui, en 1.909, rappelait avec raison les premières dispositions de J. Ferry 1 • Mais six mois plus tard, au Sénat, Jules Ferry répondait à un amendement de M. de Broglie. « L'honorable duc de Broglie, disait-il alors, aperçoit dans ces mots « ensei« gnement moral » une sorte de pérégrination philosophique à travers les systèmes et sur les origines de l'espèce humaine, sur les destinées de l'humanité, une recherche des bases du devoir. « Oubliez-vous donc, messieurs, que nous sommes à l'école primaire, que nous sommes devant de petits enfants? ... Nous ne prescrivons pas à l'instituteur d'appeler l'attention des enfants sur les bases de la morale et sur Je postulat du devoir. Nous disons que l'instituteur, non dans les leçons ex professa, - il n'y en a pas et il ne peut pas y en avoir à l'école primaire pour la morale, - mais dans l'intimité quotidienne du maître et de l'élève, dans les plus simP,les devoirs, dans les conversations qui se tiennent à l'école et hors' de l'école, dans les récréations scientifiques, dans les promenades géologiques, dans tous ces petits exercices à la fois hygiéniques pour le corps et salutaires pour l'esprit, que nous cherchons à développer, à faire entrer dans la pralique des écoles primaires, enseignera quoi? une théorie sur le fondement de la morale? Jamais, messieurs, mais la bonne vieille morale de nos pères, la nôtre, la vôtre, et nous n'en avons qu'une. » En ce sens que l'école primaire n'enseigne point « une théorie sur le fondement de la morale », elle observe la neutralité philosophique; mais par le fait qu'elle a retenu « la bonne vieille morale de nos pères », et que j'ai analysée à propos du programme d'enseignement moral, elle n'observe point la neutralité morale, délibérément. Enseigner, c'est choisir; et qui a choisi prend parti. L'école primaire a choisi une certaine morale, un certain nombre de préceptes, de maximes, de règles de conduite, de devoirs. En ce point de son programme d'éducation, l'école primaire laïque n'est point neutre, ne peut l'être. Nul homme de bonne foi, et de bon sens, ne demandera à cette école que, sous prétexte de tolérance et de liberté, elle soit et s'applique à rester neutre en effet - ni l'un ni l'autre - en face du devoir, de l'âme et du corps, de la pensée, de la probité individuelle, du respect de~ lois, des contrats et de la parole donnée, de la propriété d'autrui, de la vie, de la mort, etc. C'est à l'évidence même. Et qui dit société républicaine dit aussi volonté <l'organisa·
1. Manuel général, n• du 18 décembre 1909 (Hachette).
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tion sociale, mœurs policées et régulières, donc moralité très consciente et soumission des individus à un ordre public. L'armature politique de la société est elle-même l'expression et aussi la garantie d'une certaine morale; les lois tout ensemble procèdent d'une certaine morale, individuelle et sociale, et la règlent; il y a sur la vie en commun une sorte de consentement public, provisoire peut-être, mais que les lois fixent un instant et dont les principes, les uns éternels comme la nature, les autres passagers, constituent une façon nationale de vivre, de penser, de sentir, de croire, d'espérer, en un mot une morale usuelle, qui inspire notre activité aux heures mêmes où nous ne le soupçonnons point. L'école primaire enseigne à l'enfant, en toute légitimité, cette morale de fait et d'usage, à la fois traditionnelle et novatrice, qui est comme l'âme de notre France républicaine. Il n'est point de neutralité qui puisse interdire à l'instituteur le droit, le devoir d'enseigner à l'enfance l'âme républicaine française, les habitudes essentielles de notre pays. L'école n'est pas l'entreprise politique de quelques hommes audacieux qui voulurent imposer au pays, par l'enseignement, une certaine manière de penser, de vivre et d'agir en commun. L'école de 1882-1886, c'est le miroir où la nation française reconnaît son image, épurée peut-être en quelques traits, mais fidèle et ressemblante. Cette conformité de l'école primaire au pays, elle ne s'exprime nulle part plus clairement que dans les instructions officielles annexées aux programmes 1 • « L'instituteur n'a pas à enseigner de toutes pièces une morale théorique suivie d'une morale pratique, comme s'il s'adressait à des enfants dépourvus de toute notion préalable du bien et du mal : l'immense majorité lui arrive, au contraire, ayant déjà reçu ou recevant un enseignement religieux qui les familiarise avec l'idée d'un Dieu auteur de l'univers et père des hommes, avec les traditions, les croyances, les pratiques d'un culte chrétien ou israélite; au moyen de ce culte, et tous les formes qui lui sont particulières, ils ont déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle et universelle; mais ces notions sont encore chez eux à l'état de germe naissant et fragile, elles n'ont pas pénétré profondément en eux-mêmes : elles sont fugitives et confuses, plutôt entrevues que possédées; confiées à la mémoire bien plus qu'à la conscience à peine exer~ée encore. Elles attendent d'être mûries et développées par une culture convenable. C'est cette culture que l'instituteur public va leur donner.
1. Bulletin administratif de l'instruction publique, n° 572 (2i novembre 1882), p. 375.
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« Sa mission est donc bien déterminée : elle consiste à fortifier, a enraciner dans l'âme de ses élèves, pour toute leur vie, en les faisant passer dans la pratique quotidienne, ces notions essentielles de la moralité humaine communes à toutes les doctrines et nécessaires à tous les homm'es civilisés. Il peut remplir cette mission sans avoir à faire personnellement ni adhésion, ni opposition a aucune des diverses croyapces confessionnelles auxquelles ses élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale. « Il prend ces enfants tels qu'ils lui viennent, avec leurs idées et leur langage, avec les croyances qu'ils tiennent de la famille, et il n'a d'autre souci que de leur apprendre à en tirer ce qu'elles contiennent de plus précieux au point de vue social, c'est-à-dire les préceptes d'une haute moralité. » ,. Qu'on traite l'entreprise de chimérique, d'illusoire ou d'impraticable, la question n'est point là présentement. Avant de discuter l'école laïque ou de la maudire , rendons hommage en toute équité à l'intention des fondateurs. Il est hors de doute que, quoi qu'on fasse, cette détermination de l'âme d'une école publique reste approximative, et toujours revisable. Il suffit qu'elle ne se présente jamais comme absolue et définitive, et que la nation qui institua l'école publique dispose souverainement des moyens légaux de la parfaire, de la modifier, de l'accommoder en effet à la nation dans le sens d'une justice exacte et plus circonspecte. Respectueuse des conceptions individuelles et laissant à l'adulte f pleine liberté de conscience, de pensée, de critique, de recherche et d'opinion, l'école primaire développe seulement chez l'enfant l'amour de la République et le respect d'un idéal moral. Elle ne veut ni ne peut donc être neutre au point de vue politique et moral : sa conscience est la conscience même du pays républicain. Cette école, c'est \ la nation même qui enseigne aux enfants sa constitution, sa foi, ses ,Préférences, ses espoirs, son fier idéal. L'unique neutralité qu'on puisse envisager à l'école primaire, c'est la neutralité confessionnelle. Î Laïque dans son programme, qui exclut toute matière religieuse; laïque dans son personnel et dans son administration, cette école devenait neutre par rapport aux diverses confessions, aux divers cultes reconnus et salariés par l'État. Ni l'un ni l'autre. Aucune hostilité, aucune malveillance. Comment l'école publique auraitelle eu la faculté de discréditer les croyances et confessions que la République elle-même reconnaissait? Comment l'instituteur, fonctionnaire public, aurait-il pu se croire autorisé à attaquer dans sa cJasse le prêtre, le pasteur, le rabin fonctionnaires comme lui, à vrai dire dans un autre domaine? La neutralité de 1882 était une sépara-
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tion de compétences, un partage de tâches jusque-là confondues et subordonnées. Rien de plus , rien de moins. La méthode de discussion est mauvaise qui mêle à l'acte législatif de 1882 des considérations intéressant l'état de choses de 1915. La séparation de l'école et des Églises impliquait une séparation d'ordre pédagogique : l'école publique enseignerait sans savoir si l'enfant reçoit ailleurs, ou non, une éducation confessionnelle, et laquelle. Ou bien l'enfant aurait au gré de sa famille deux maîtres, l'un à l'école, l'autre à l'église; l'un civil, l'autre ecclésiastique : dans ce cas, chacun des deux maîtres, fonctionnaire public, était moralement tenu de ne dire devant l'enfant rien qui pût discréditer l'autre. En bonne logique démocratique et concordataire, la neutralité s'imposait au prêtre, au pasteur et au rabin autant qu'à l'instituteur : je voudrais être sûr que le fonctionnaire de l'ordre confessionnel fit toujours son devoir à l'égal du fonctionnaire de l'ordre laïque .... Ou bien l'élève, n'appartenant à aucune confession et ne pratiquant aucun culte, ne trouverait pas ailleurs qu'à l'école l'instruction morale dont l'enfance a besoin. Dans ce cas, pourquoi l'école l'associerait-elle à une hostilité et à des polémiques contre des confessions qui lui sont à lui-même inconnues, étrangères, inutiles? Dans les deux hypothèses, l'école de 1882 est neutre nécessairement. Elle ne choisit point entre les confessions reconnues par l'État, et dont chacune peut être une collaboratrice si la famille en use pour les enfants en dehors de l'école; à plus forte raison les ignore-t-elle si la famille n'en use point. « Messieurs, disait Ferry au Sénat, le 31 mai 1883, en réponse au duc de Broglie, nous avons promis la neutralité religieuse, nous n'avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique. Il n'y a eu d'engagements pris que sur ce point précis et déterminé : le gouvernement veillera à ce qu'il ne tombe pas des lèvres de l'instituteur, à ce qu'il ne se manifeste sous aucune forme dans son enseignement une attaque directe ou indirecte aux croyances de l'enfant, et, permettez-moi de vous rappeler l'expression dont je me suis servi et que j'aime à répéter - à la conscience de l'enfant, la plus vénérable de toutes les consciences. » Cela paraît simple. En réalité, dans le détail et dans la pratique des enseignements, cette neutralité est-elle possible, quels que soient la circonspection et le tact du maître? Oui, disait Ferry; oui, disait le législateur républicain en toute bonne foi; non, répliquait l'adversaire; non, pensent aujourd'hui des hommes qui sont au nombre des meilleurs amis de l'institution laïque; non, répond décidément M. Jules Payot, recteur. « La neutralité à l'école est impossible. L'idée même de neutralité n'a pu germer que dans des têtes con-
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fuses, les protestants libéraux et les spiritualistes cousiniens qui 1a ont présidé à ~ fondation de l'éducation par l'État. Intimidés par les campagnes de presse contre « !'École sans Dieu » ils ont perdu - la claire notion des réalités. En inscrivant le nom de Dieu en tête des programmes de morale ils ont espéré, nbn sans quelque naïveté, enlever aux irréconciliables adversaires de l'école laïque leur principal argument. D'autre part, religieux eux-mêmes et effrayés par les progrès de l'irréligion, ils ont voulu faire de l'école la citadelle destinée à sauver les dogmes religieux de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu. Ils ont ainsi violé la neutralité sous le couvert de la neutralité. Ils ont méconnu le principe fondamental de l'école républicaine, et ils sont responsables de la confusion de la lutte actuelle. « La neutralité est, répétons-le, impossible. Dès que Dieu figure au programme, moi, éducateur honnête et convaincu, je ne puis être neutre, c'est-à-dire nul. Je ne puis ne pas prendre parti. Si je suis catholique, cela se verra. Si je suis protestant, cela se verra. Si je suis libre penseur cela se verra. « Or, à l'école cela ne doit pas se voir 1 • » La contradiction est vigoureuse, un peu rude; et l'objection est discutable sur tel et tel point : j'examinerai la question des « devoirs envers Dieu ». Il est certain que la neutralité scolaire n'est pas entièrement conforme à la définition qu'en donnait J. Ferry puisque, bien que la loi n'ait point retenu la notion de « devoirs envers Dieu », le programme scolaire d'enseignement moral la comprend : j'y reviendrai. La pensée de législateur de 1.882, comme aussi celle des rédacteurs de ce programme, s'éclaire si on la rapporte au régime concordataire. La croyance en Dieu était bien croyance commune aux adeptes des trois confessions reconnues, pratiquées - au moins en apparence et superficiellement - par la grande majorité des Français. Quant aux formes religieuses particulières, l'école restait neutre même en affirmant les « devoirs envers Dieu ». Neutralité confessionnelle .... Cette réserve faite - elle est très grave - et dans ces limites, la neutralité scolaire était- elle donc impossible? M. Payot envisage l'attitude du maître : ce n'est qu'un des aspects de cette neutralité religieuse. Essentiellement, la neutralité est une réserve de la part de l'institution scolaire, de l'école elle-même : question de programme, plus que de méthode et même de personnel. Dans son programme, l'école peut être neutre puisqu'elle ne se prononce ni pour
t. Le Volume, n• du 31 décembre 1910, p. 219 (A. Colin).
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ni contre telle ou telle église, ni pour ni contre telle ou telle des formes confessionnelles de cette « idée de Dieu » ; et il suffit que l'instituteur s'applique à exposer impartialement les préceptes qu'il a mission d'enseigner, y compris les « devoirs envers Dieu » tels que le programme et les instructions les lui définissent, pour que, sans raffiner sur son impassibilité plus ou moins grande, nous le considérions comme ayant satisfait à l'obligation de neutralité scolaire. En fait, les maîtres ont le tact qui convient; et l'enfant n'est point si curieux , qu'on s'en plaigne et qu'on s'en loue, de chercher dans le regard de l'instituteur l'opinion de l'homme. Exceptionnellement, un maître a pu se trahir, exprimer ses conceptions personnelles, ses préférences ou ses antipathies, pour ou contre la matière de sa leçon, tel ou tel personnage historique mêlé aux guerres de religion, etc. De même, quelques enfants ont pu surprendre - en sont-ils d'ailleurs bien sûrs? - dans la voix, les yeux, le geste, le sourire, l'émotion, ie silence soudain de l'instituteur un désaveu de ce qu'il enseigne, ou au contraire une adhésion à des croyances religieuses, qui est elle-même indiscrétion et abus .... Sauf ces rares exceptions, dont la gravité a été exagérée par l'esprit de parti, l'école primaire observe la neutralité confessionnelle, la seule qu'elle soit tenue de pratiquer selon la loi. Ce faisant, instituteurs et institutrices n'ont pas seulement obéi à la loi et aux chefs, actifs à la leur rappeler là où les passions religieuses sont toujours vives : ils sont loyalement entrés dans la pensée du législateur. L'opposition fait état de l'attitude, des paroles de tel ou tel maître, çà et là : elle est dans son rôle, si le maître a tort en effet, renseignements pris et vérifiés. En revanche, elle s'accommode à merveille des maîtres trop timides à être ce que le statut scolaire républicain leur enjoint d'être; elle s'accommode de leur complaisance à étendre la neutralité - à l'histoire, à l'enseignement civique, peut-être à certaines conclusions d'ordre scientifique, dût-elle engager ainsi ces maîtres infidèles à violer la loi, à déchoir dans l'opinion des élèves ou des familles; elle ne rougit point d'accepter parfois que des instituteurs, des institutrices violent la neutralité scolaire - au profit de l'Église et, en secret sinon ouvertement, neutralisent l'école au point que cette école n'est plus, en ses leçons décisives, qu'un succédané de l'institution confessionnelle; et elle n'a jamais hésité à provoquer, là où elle l'estime propice à ses intér~ts, des défections qui, pour n'être point toujours connues de l'administration, n'en sont pas moins viles. L'instituteur laïque qui attaque une confession, un prêtre dans sa classe viole la neutralité, et je l'en blâme; il a grand
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tort; et le parti républicain ne pense pas autrement, sur ce point, que le parti réactionnaire qui dénonce ce mauvais maître. Mais l'instituteur qui, au mépris de son devoir d'éducateur public, viole la neutralité dans un sens favorable aux prétentions politiques de l'Église ou du parti qu'elle inspire, est plus coupable encore: l'Église le loue, le flatte, l'attire. Je ne dis pas qu'elle l'estime; mais elle accueille ces services de déserteur. Le premier de ces deux maîtres est à ses yeux un malfaiteur; le second est un instituteur ... conciliant. Il n'y a point viol de la neutralité scolaire quand le parti clérical en profite. Je ne veux point, étant bien placé pour savoir ce qu'il en est, laisser peser sur le personnel enseignant public un soupçon de partialité cléricale : il ne le mérite point; il ne mérite point davantage qu'on l'accuse de légéreté antireligieuse, de sectarisme. Mais, si les partis républicains avaient le goût des basses polémiques auxquelles d'autres semblent se plaire, ils pourraient opposer à quelques exemples regrettables de zèle « sectaire » des faits nombreux de défaillance, au moins de complaisante abstention, parfois de complicité cléricale, et qui n'ont pas toujours eu l'excuse d'être causés par des convictions sincères. Ce qu'une loi leur a enlevé, l'Église et son parti espèrent qu'une loi le leur rendra : ils sont dans leur rôle. Restons dans le nôtre : faisons que cette espérance soit vaine. Même ralliée au régime républicain, il est naturel que l'Église place son devoir dans un effort de restauration; le principe même de la neutralité scolaire est inacceptable pour le prêtre catholique. L'Église nous somme de l'appliquer, et bien au delà de nos engagements, parce qu'il est dans notre programme; mais elle le condamne parce qu'il ne fut jamais dans le sien. Paul Bert disait avec raison à la Chambre que la neutralité a ( l'adhésion des communautés protestantes; l'Église catholique n'a point voulu s'y rallier : voilà le fait constant, qui domine en France ' toute discussion sur la neutralité scolaire. L'Église catholique n'admet point qu'on accorde à d'autres Églises un droit d'existence équivalent au sien; elle tolère ce qu'elle est impuissante à empêcher; mais la neutralité confessionnelle, c'est-à-dire l'impartiale réserve de l'école publique en face des confessions concurrentes, cette Église la réprouve. Son dogme, sa discipline, sa hiérarchie, sa tradition universelle lui commandent cette attitude. En admettant que l'Église catholique se résigne à une neutralité qu'elle n'a plus le pouvoir de détruire , elle accepte moins encore la séparation de l'enseignement religieux et de l'éducation : bon nombre de croyants, sur ce point, pensent comme leur prêtre, et certains
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libres penseurs sont prêts à des concessions. Les croyants mêlent indissolublement l'enseignement et la religion, celle-ci fondant celuilà et le couronnant; ils ne conçoivent point qu'une éducation ne soit pas religieuse; ils estiment que l'éducation, même élémentaire, ne saurait être la juxtaposition de deux systèmes indépendants l'un de l'autre, l'un civil, l'autre confessionnel, le premier pouvant dispenser du second dans certaines circonstances ou absolument. Or, que fait l'école primaire française? Elle dissocie ce que ces croyants confondent. Elle institue, en dehors de l'instruction proprement reli-. gieuse, une discipline intellectuelle et morale qui en est indépendante soit que les familles la complètent de cette instruction religieuse, soit qu'elles s'en contentent. Tel est l'acte grave du législateur de 1882. Sans doute, et par cela même, l'instruction morale laïque n'est hostile à aucun enseignement religieux ni malveillante; mais elle est innovation révolutionnaire. Elle est; et elle est donnée par un homme ou par une femme qui n'ont aucun compte à rendre au prêtre, au pasteur, au rabbin; et cela en vertu d'une distinction entre le civil et le religieux, entre Je laïque et le confessionnel; distinction d'origine essentiellement civile, acceptée sans réserves par les seuls laïques, consommée par l'État, qui l'imposa aux Églises à l'aide d'une loi politique, d'un vote de majorité parlementaire, c'est-à-dire au nom de la souveraineté nationale. En un mot, la neutralité religieuse , et même simplement confessionnelle, n'est pas acceptée, en conscience, des croyants pour qui la distinction entre le laïque et le religieux à l'école est par définition inconcevable, hérétique ou impie. Et ils nous disent: « Vous vous prouvez à vous-mêmes la légimité pédagogique de la neutralité religieuse; mais n'êtes-vous pas convaincus à l'avance? Concevoir, même dans le plus généreux dessein de tolérance et de pacification sociale, comme distinctes et pratiquement séparables l'éducation civile et l'éducation religieuse, c'est déjà raisonner en hommes convertis à la neutralité; et vous vous donnez bien de la peine pour débattre, entre vous ou devant nous, d'une distinction qu'implique déjà votre manière même de poser la question : c'est nous qu'il faudrait convertir. Or, en toute conscience, nous refusons d'adhérer au principe de la neutralité, même si vous vous êtes assurés qu'elle sera observée scrupuleusement à l'école publique. Nous ne nous inclinerons qu'en apparence - et devant la loi. » C'est qu'en effet, et il faut le redire car le passé éclaire l'avenir, la laïcisation de nos programmes scolaires est d'origine civile; et elle a été faite par la voie politique. Raisonner sur la neutralité scolaire sans tenir compte de cette origine et de ces moyens, c'est raisonner
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dans la chimère. En régime républicain, la neutralité est, ne pouvait pas ne pas être une solution majoritaire. L'école publique devenait neutre entre les confessions représentées en France le jour où la majorité, légitimement, décida qu'il en serait ainsi désormais. Autorité souveraine en gouvernement républicain. Et ce qu'une loi républicaine instaura, seule une loi nouvelle peut le reviser ou parfaire. Une loi subsiste intégralement tant que le Parlement ne la modifie point : tel est l'ordre constitutionnel; et tel est le devoir pour quiconque a charge, à quelque titre que ce soit, de veiller à l'application des lois, de la Constitution. L'éducation publiqiie avait cessé d'être confessionnelle, proprement religieuse : mais la liberté de conscience était-elle donc restreinte ou inquiétée, et la liberté d'ouvrir des écoles privées confessionnelles, sous des garanties bien déterminées par la loi, était-elle abolie? La loi scolaire de 1882 distinguait, et sans les opposer, deux disciplines jusque-là confondues et subordonnées : en enlevant à l'enseignement religieux son caractère scolaire public, que détruisait la loi de cet enseignement religieux même? En quoi le prêtre, le pasteur et le rabbin étaient-ils donc lésés, fonctionnaires de cultes reconnus et salariés par l'État, par le fait qu'ils n'entraient plus à l'école publique, à l'école officielle de l'État1 A l'opinion française de dire aujourd'hui si la loi de 1882, la loi de cette neutralité scolaire ainsi définie relativement au temps et aux nécessités d'alors, doit être modifiée, amendée, complétée, restreinte ou étendue. Pour toute loi, la procédure majoritaire a quelque chose d'approximatif, de sommaire, de brutal parfois quand la loi intervient dans le domaine spirituel et moral : comment pourrait-il en être autrement? Cette imperfection est essentielle aux gouvernements humains quels qu'ils soient, comme à toute législation faite pour le plus grand nombre; et l'on ne peut concevoir une loi nationale qui ne soit pas une contrainte au moins pour quelques-uns. Mais cela même est l'aiguillon qui stimule la nation à parfaire et à nuancer ses lois, à les assouplir, à les adapter aux exigences croissantes, à faire plus délicat le régime autoritaire par nécessité sociale. Soyez sûrs que l'Église catholique n'incriminerait point la loi de 1882 si cette loi avait consacré la tradition cléricale, et que les partis réactionnaires s'embarrasseraient peu des protestations d'une minorité de libres penseurs. Et quand on pense que cette loi de 1882 n'enlevait rien, par ailleurs, à la liberté religieuse et à l'indépendance des cultes, on ne peut approuver en quoi que ce soit des protestations d'ordre insurrectionnel ou des entreprises de réaction et, proprement, d'anarchie.
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A ce compte, c'est le régime républicain même qui ne pourrait s'établir, puis persévérer dans une société républicaine tant qu'il y aurait des citoyens, laïques ou non, hostiles aux principes républicains. Ace compte, la loi constitutionnelle ferait violence, chaquejouret chaque heure, au député qui l'a combattue, aux électeurs qui l'avaient élu, nommé et délégué, à tous ceux qui, dans le pays, estiment la loi nouvelle contraire à leurs . principes, à leurs convictions, à leurs préférences, à leurs intérêts. Et parce qu'il y a encore en France quelques milliers - qui oserait dire quelques millions? - de Français désireux de ramener le prêtre à l'école primaire et de rétablir l'enseignement public confessionnel, ont-ils le droit de dénoncer l'oppression des lois de laïcité? Quel système ont-ils donc à nous proposer et qui soit pur de « coaction »? L'organisation sociale, en quelque région que ce soit, qu'il s'agisse ou non de lois scolaires, implique une contrainte inévitablement. Il suffit que le régime républicain et démocratique soit le plus doux à l'individu et aussi le plus propre à faire connaître le désir, l'espérance et la volonté des minorités en même temps que la décision de la majorité souveraine. Est-ce que la loi est neutre entre les particuliers? Est-ce que la constitution est neutre entre les partis? Est-ce que l'école républicaine est neutre entre l'idée de monarchie et celle de république? Il suffit que la loi qui l'institua n'ait par ailleurs rien ôté des libertés de la conscience religieuse; et quiconque parle là de logique sectaire, d'idéologie politique ou de jacobinisme révolutionnaire est en réalité en rebellion contre la constitution même de son pays, ou se trompe, ou bien nous veut tromper .' Depuis i882, à maintes reprises et en maintes occasions, la France a dit sa ferme volonté de ne point remettre en discussion le principe de là neutralité scolaire. L'idée de neutralité est une de celles qui sont présentement les plus familières à la nation; c'est proprement une idée commune; ceux-là mêmes qui la combattaient nous invitent aujourd'hui, en toute circonstance, à la respecter. Notons donc que les partis réactionnaÏ!res reconnaissent enfin la légitimité d'un principe que leurs représentants au Parlement, vers i882, !éprouvaient au nom de l'Église, au nom de la religion, de la morale même. Quel député oserait prendre l'initiative d'un projet de loi tendant à abolir la neutralité scolaire dans ce pays? La lettre des évêques et leur campagne, dès i909, contre nos manuels, a fourni à la Chambre l'oçcasion en quelque sorte solennelle de prononcer le jugement de l'opinion contemporaine sur la neutralité. La discussion remplit douze séances, en janvier i9i0. « Ce fut, écrivait M. Ferdinand Buisson, comme un examen de conscience
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après vingt-cinq ans d'instruction gratuite, obligatoire et laïque 1 • » Le principe de la neutralité est sorti de ces débats non seulement intact, mais confirmé, définitivement établi dans la conscience française et dans nos mœurs. Sans doute, quelques orateurs de la droite ou de partis rétrogrades vinrent, une fois de plus, rappeler les hautaines prétentions de l'Église ultramontaine. M. Piou s'écria : « Nous ne céderons pas, nous ne capitulerons pas, nous ne voulons pas d'une neutralité qui proclamerait que le droit des consciences est égal! » Voilà qui est franc: certains naïfs s'estiment-ils enfin éclairés? Mais les amis de M. Piou montrèrent plus de réserve. L'Église comprenait que l'heure est passée, si vous voulez : que l'heure n'est pas revenue, de formuler avec une franchise qui n'était pas sans grandeur son programme séculaire et ses prétentions intransigeantes. « Jamais, remarque avec raison dans le même article, M. Ferdinand Buisson, les prétentions de l'Église, n'ont été présentées sous une forme plus atténuée. Nous n 'entendons par là ni louer ni blâmer l'habileté des avocats de la cause catholique. Nous constatons que force leur est d'être de leur temps. ,, Sur le droit divin de l'Église et sur son magistère absolu, sur l'autorité qu'elle a si longtemps revendiquée, même dans l'ordre civil et politique, sur la suzeraineté spirituelle qui devrait lui être reconnue , ils ont glissé ou se sont tus. ,, Ce qu'ils ont au contraire réclamé, sans relâche, en d'éloquentes variations, c'est l'application des principes de la démocra tie. Ce sont les droits de l'homme et du citoyen, les droits du père de famill e, les droits de la conscience individuelle, toutes les franchis es républicaines, depuis la liberté de la parole jusqu'à celle de l'association et du syndicat. ,, Rien de plus curieux que le spectacle de la Chambre quand le ministre ou quand Jaurès, prenant un des manuels revêtus de nombreuses approbations épiscopales, en citait les pages non pas les plus violentes, mais les plus décisives, celles qui réclament ouvertement pour l'Église le droit de condamner la liberté de conscience et la tolérance, de vouloir une religion d'État, de s'élever contre plusieurs de nos lois civiles et de nos institutions républicaines. Personne à droite, personne du moins parmi les députés qui représentent autre cl;iose que leur arrondissement, n'osait prendre la défense d'aucune de ces thèses du cléricalisme intransigeant : l'Of(iciel en fait foi. ,, Dans ces silences éloquents, plus d'une fois l'assemblée entière enregistrait en quelque sorte l'impossibilité morale, disons même l'impossibilité matérielle pour l'Église d'aujourd'hui de professer
t. Les leçons d'un grand débat parlementaire, dans le Manue[ général du 5 février 1910 (Hachette) .
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cette aversion violente pour tout ce qui fait vivre le monde moderne. Et le président du Conseil n'a pas manqué d'en faire la remarque et de graver cette impression dans tous les esprits, même et surtout dans ceux des catholiques. » Et M. Buisson ajoutait: « La neutralité? Il semblait qu'elle avait fait son temps; et, après examen, tout le monde s'en déclare partisan , le ministre, les universitaires, les catholiques .... » Cette timidité, si l'on veut cette prudence du parti clérical à ne pas rappeler les théories scolaires de l'Église, est d'autant plus caractéristique .que, depuis 1.882-1886, un grave fait s'est produit : l'État s'est séparé des Églises; le régime concordataire a pris fin. Du même coup, l'Église recouvrait toute sa liberté d'action et d'offensive, si tant est qu'elle l'ait jamais aliénée. Elle en usa aussitôt pour entreprendre contre l'Université, spécialement contre les écoles primaires et pour des raisons évidentes, une campagne injustifiable dont l'enseignement privé catholique a retiré des avantages, dans quelques régions, quant au recrutement des élèves. Il est connu que les résultats obtenus par ces tentatives perturbatrices sont disproportionnés à l'effort qu'elles ont coûté. Si dans un petit nombre de départements les écoles chrétiennes s'en sont trouvées soudain florissantes, partout ailleurs le gain est dérisoire; là même où des pressions cléricales et patronales ont vidé l'école laïque, elle a grandi dans l'estime publique. L'Église ne s'y trompe point : elle sait que la plupart des familles qu'elle contraint à déserter l'école laïque le font à contre-cœur. Elle sait aussi que si un mouvement se dessine en France en faveur du « monopole », elle porte la responsabilité de certaines aspirations populaires. Cette Église n'ose plus, ni au Parlement, m dans sa presse active et audacieuse, affirmer aussi hautement que jadis ses prétentions scolaires ; remonter le courant qui entraîna la France aux lois de laïcité; orienter l'opinion dans le sens d'un rétablissement de l'école publique confessionnelle. La liberté que la dénonciation du Concordat lui donna, l'Église l'emploie non pas à révivifier ses prétentions scolaires, non pas à affirmer ses dogmes de souveraiI\eté spirituelle sur le pouvoir civil et sur l'enseignement national, non pas à dénoncer encore la neutralité, mais à peupler ses écoles privées par des moyens dont la qualité et la valeur chrétienne ne lui font point illusion à elle-même. Le principe de la neutralité scolaire se trouve ainsi confirmé doublement. D'une part, le parti républicain victorieux, l'immense majorité du pays l'envisage comme l'une des conquêtes définitives de la conscience contemporaine : la neutralité scolaire est désormais
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une des traditions de la France. D'autre part, convaincue elle-même que notre pays ne se déjugerait point, l'Église a cessé de discuter ce principe et de le réprouver. Bien plus, elle l'accrédite dans la mesure où elle s'en autorise pour troubler les écoles publiques et servir ses propres écoles à la faveur de ce désarroi; et, renonçant enfin à débattre le problème devant une nation qui l'estime résolu, l'Église porte sur d'autres points ses efforts et ses troupes. Peut-être espère-t-elle préparer, par le développement de ses écoles - mais comment soutenir un tel effort longuement et sûrement? et par la diffusion de l'enseignement catholique, une nouvelle opinion nationale qui acceptera, plus tard, de reviser les lois de sécularisation. L'avenir dira ce que vaut cette espérance : l'Église ést dans son rôle de la nourrir; et le nôtre serait de ne l'entraver en rien dans ses libertés si elle n'avait recours, pour développer ses écoles, à des actes de pression intolérables. Réserve faite de ces moyens, l'Église rend hommage au principe de neutralité comme à la loi d'instruction obligatoire par ce zèle scolaire même. Elle sent que la France ne la suivrait point dans une entreprise directe et franche de restauration scolaire confessionnelle. Et elle se garde bien de mettre publiquement à l'épreuve, devant le monde entier, sa puissance religieuse et morale en attaquant de front les institutions scolaires de ce pays. Tel est le fait contemporain : toute discussion de la neutralité, à quelque parti qu'on appartienne, y aboutit et en procède. Et tel est le chemin parcouru depuis 1882. La situation française, depuis 1905 surtout, étant 1ifférente, convient-il de remettre à la fonte les lois de 1882 et de 1886? La séparation des Églises et de l'État étant consommée, libère-t-elle l'école primaire publique de l'obligation d'être neutre? Le temps est-il venu de modifier le statut de laïcité dans le sens d'un affranchissement total de l'école? Dire que l'école publique n'observera plus la neutralité confessionnelle, c'est dire ou bien que le programme obligatoire comprendra une matière religieuse, d'ailleurs à déterminer - et la presque unanimité des Français, croyants ou non, rejette cette hypothèse ; ou bien que l'instituteur aura la faculté d'apprécier, soit dans l'instruction morale et civique, soit dans les autres enseignements, les diverses religions humaines. L'école qui cesserait d'être neutre serait donc autorisée à critiquer, à juger, à comparer, à approuver et à désapprouver en matière religieuse. Ce qui reviendrait à ceci : le maître aurait officiellement qualité pour porter des jugements sur les religions et les morales confessionnelles, et sans y être Je moins du
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monde préparé par ses études ou son expérience. Ces jugements ne seraient pas, nécessairement et partout, agressifs : chaque maître, ici libre penseur, là croyant, déiste en telle ville, athée au village, catholique pratiquant ou franc-maçon, s'exprimerait dans sa classe selon ses convictions personnelles ou son indifférence, ses recherches ou son ignorance, ses goûts ou ses dégoûts; et cela en toute légitimité puisque l'école affranchie de la neutralité laisserait au maître une entière liberté d'appréciation. Neutralité ou liberté : il n'y a pas de régime mitoyen en matière religieuse à l'école publique. Les périls d'un tel régime de liberté critique sont évidents. Ce sont ceux mêmes <le l'école confessionnelle, et que la loi de 1.882 a écartés si heureusement. Selon le maître, l'école serait ou une institution religieuse, ou une institution irréligieuse, sinon antireligieuse. On verrait se ranimer chez nous, à l'école même, les discordes et les haines que la loi de 1.882 voulut tarir en leur principe. Le moins qu'on puisse écrire de ce régime, c'est que, dans ses enseignements les plus importants, l'école serait quant à l'esprit et à la tendance ce que serait l'instituteur, religieuse ou irréligieuse, et qu'il n'y aurait plus ainsi ni garantie d'indépendance pour les familles, ni sauvegarde pour l'enfant, exposé à la diversité contradictoire de ses maitres successifs. En dernière analyse, il n'y aurait plus d'éducation publique et nationale. Des républicains, prétendus avancés et« radicaux », qui réclament l'abrogation de la neutralité scolaire sans y avoir mieux réfléchi, n'entendent pas ainsi la libération de l'école primaire. Ils s'en remettraient à l'État du soin de se prononcer en matière religieuse, de définir ce qui, à l'école, serait enseigné dans ce domaine. Il y aurait donc une doctrine d'État, ou presque, qui ne rejetterait pas tout de l'enseignement religieux, mais le « laïciserait » à son tour. L'école, cessant d'être neutre confessionnellement, instituerait sa souveraineté sur toute confession et, pour que l'enseignement ne fût pas abandonné au caprice de l'instituteur, une loi et des règlements scolaires définiraient les principes, rédigeraient le programme de cette officielle orthodoxie appliquée à des faits et à des croyances d'ordre religieux, par conséquent hors de l'atteinte et de la compétence civiles. Dessein chimérique et encore intolérant. Si généreuse que paraisse l'intention des réformateurs, il est impossible de concevoir autrement une école publique qu'on aurait relevée du devoir de neutralité religieuse et confessionnelle. A moins de supprimer toute instruction commune, publique, nationale en effet, l'État aurait ses dogmes religieux, telle une Église, telle une secte. L'instituteur aurait le devoir d'enseigner ces dogmes, quelle que fût sa conviction personnelle. Il serait le prêtre d'une religion
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d'État. De là à lui faire prêter le serment d'y rester fidèle , tout d'abord de s'y rallier, il n'y aurait qu'un pas. L'État n'aurait-il point en effet le devoir de s'assurer que les instituteurs croient en effet, et qu'ils pratiquent la doctrine qu'ils ont mission d'enseigner? Dans le temps même où l'État, se séparant enfin des Églises, laisse à la conscience individuelle toute liberté pour se choisir, ou non, une religion et un culte, imposerait-il la préoccupation religieuse à l'élève, donc au maître? Libérer de la sorte l'école neutre, ou la faire hardiment irréligieuse et négatrice des religions, serait grave recul. Loin de supprimer la neutralité scolaire, fortifions-la au contraire. L'école primaire publique était neutre en régime concordataire; elle l'est à plus forte raison dans le régime de séparation des Églises et de l'État. Mais , puisque le législateur de 1882, ou plutôt les rédacteurs du programme de notre enseignement moral y ont inscrit l'obligation d'une croyance spiritualiste et des « devoirs envers Dieu », l'école primaire n'a-t-elle pas sur ce point, et justement au nom de la neutralité, un nouveau progrès à réaliser?
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LES DEVOIRS ENVERS DIEU
Neutre au point de vue confessionnel, l'école primaire enseigne Dieu et nos devoirs envers Dieu. Elle n'est point « l'école sans Dieu». Comment expliquer cette contradiction indéniable entre le programme, spiritualiste et théiste, et l'école « neutre » républicaine? Là encore, toute discussion et toute proposition de réforme supposent l'étude historique des origines parlementaires de la loi. Indépendante de toute confession religieuse, l'école publique reti(lndrait-elle ou non l'idée de Dieu, la croyance en Dieu , des devoirs humains envers Dieu? La droite et tout le parti catholique, dès le début., dénoncèrent bruyamment « l'école sans Dieu ». Dès l'instan t où le crucifix n'était plus au mur de cette école, elle devenait athée, négatrice d~ la divinité et de toute religion , etc. Depuis 1882, cette objection n'a cessé d'être faite. Déjà au Sénat, dans la discussion de loi du 20 décembre 1880 sur l'enseignement secondaire féminin, le parti catholique fit une violente opposition à l'enseignement moral indépendant de toute: doctrine religieuse que Ferry proposait. Il faut relire le discours qu'y prononça Jules Ferry le iO décembre 1880, en réponse au duc de Broglie. Il invoque le précédent de Duruy, qui élabora pour l'enseignement secondaire spécial un programme d'instruction morale indépendante de toute métaphysique. Sur ce modèle en quelq1,1e sorte, le Conseil supérieur de l'instruction publique a préparé le programme de l'enseignement moral dans les collèges de jeunes filles. Or, ce programme prévoit et impose les « devoirs envers Dieu ». Sur ce point, Jules Ferry est catégorique : il lit au Sénat une page d'un des m~nuels rédigés selon ce programme, et dont l'auteur est Marion. Cette page fait l'apologie du sentiment religieux et de la bonté divine. Elle proclame la grandeur et la nécessité de ce spiritualisme; Jules Ferry les proclame à son tour. Telles étaient les dispositions du grand laïcisateur en décembre 1880 quand la Chambre mit en discussion le projet de loi de
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laïcité. Rassurerait-il l'oppostion et hâterait-il ainsi le vote de cette loi? Espérance vaine. Le parti catholique n'admettait point, n'admet · point encore la diversité de l'idée de Dieu. Les milieux protestants, par goût et par la tradition même de leur discipline spirituelle, étaient sympathiques au projet de loi. Ils savaient bien aussi que la neutralité scolaire porterait un coup très sensible au clergé romain. Pour l'Église catholique, il n'y a qu'un Dieu, qui est le sien. Par définition, et quoi qu'ait dit Jules Ferry dès 1880, le spiritualisme universitaire et le vague théisme qu'il enveloppe ne peuvent satisfaire, encore moins rassurer le parti catholique. En proclamant la nécessité du spiritualisme dans une éducation publique pourtant laïcisée, Jules Ferry exprimait la conviction profonde et très loyale du parti républicain d'alors, la sienne aussi. Même à la Chambre, la plupart des députés résolus à laïciser l'école et l'enseignement répugnaient à la pensée d'une instruction morale qui n'eût pas inscrit au programme de ses leçons la croyance en Dieu et à l'immortalité de l'âme. La tradition cousinienne était puissante même dans l'élite réformatrice. C'est donc au parti républicain que pensait Jules Ferry et qu'il s'adressait quand il se fit, au Sénat puis à la Chambre, Je champion de ce spiritualisme à l'école publique. Il avait un autre scrupule, et qui l'honorait grandement. Il ne voulait pas imposer au personnel enseignant, en grande majorité spiritualiste et théiste, une instruction morale où ne seraient point la croyance en Dieu et la notion de devoirs envers Dieu. A plusieurs reprises, et pas seulement au Parlement, Ferry a manifesté son sincère désir d'accorder l'enseignement nouveau à la conscience des instituteurs et des institutrices. On peut critiquer aujourd'hui l'intention, sinon l'information de Jules Ferry. L'éducation publique ne doit pas être réglée, dans son programme et moins encore dans son esprit, sur le personnel qui en sera chargé. Prise à la lettre, cette conception n'est point républicaine : elle transporte au fonctionnaire l'autorité réformatrice qui appartient à la nation, elle-même juge souveraine du fonctionnaire qu'elle délègue à l'enseignement public. Si l'on accréditait cette conception d'un fonctionnaire à ce point maître de sa fonction, d'un instituteur à ce point indépendant, il faudrait procéder incessamment, parmi les 120 000 instituteurs et institutrices publics, à un referendum sur les principes de l'éducation nationale, et la modifier incessamment aussi au gré « de l'immense majorité » des maîtres, pour parler comme Ferry. Toute exagération gardée, l'enseignement public et national, justement dans ses parties délicates et qui importent le plus à la vie morale de la nation, serait à la discrétion des croyances du personnel enseignant. même si la majorité des
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citoyens de la nation que représente le personnel enseignant ne les partage point, même si le recrutement de ce personnel est capricieux, instable et irrégulier, déterminé par le hasard des ressources humaines et des décisions budgétaires. On voit aussi les conséquences. La thèse de Ferry, prise absolument, est inacceptable; mais rapportons-là au moment même. Alors qu'il instituait cette décisive et très grave expérience scolaire, Jules Ferry, ministre prudent et prévoyant, avait le devoir d'y rallier tout d'abord le personnel enseignant, familier avec un régime, des traditions et des principes jusque-là différents. Il fallait sans doute ménager les habitudes et la conscience d'instituteurs venus au service de l'État à une heure où l'enseignement n'était ni laïque ni neutre. Et quel succès attendre de l'enseignement moral nouveau s'il trouble l'âme des maîtres et les déconcerte, les inquiète; s'ils n'y retrouvent pas ce qui soutient leurs espoirs, ce qui anime leur vie spirituelle; s'ils y hésitent, s'ils s'y sentent mal à l'aise, ou s'ils le donnent sans foi ni enthousiasme? Qu'espérer en effet d'une instructiorr morale et civique donnée presque à contre-cœur, ou timidement, et d'abord sans joie? Ferry était donc sage de prendre son point d'appui, pour parler ainsi, sur l'état d'âme et sur la conscience du personnel enseignant l'ensemble considéré - tels que la France les lui donnait vers 1882. Il voyait intelligemment les hommes à l'heure où il soulevait des idées si graves. Il utilisait les ressources du présent pour assurer l'avenir. Il ne pouvait donc, croyait-il, rompre soudain et entièrement avec la tradition pédagogique et les coutumes scolaires, ni improviser l'instituteur laïque. Ferry et ses collaborateurs se montraient réalistes au meilleur sens du mot par ce souci de gagner le personnel enseignant à une innovation aussi décisive. Politique avisé autant que probe et scrupuleux, homme d'État au regard sûr, il offrait aux instituteurs une réforme qui les pût attirer et réconforter, telle qu'il la concevait et voulait réaliser selon la volonté de la majorité parlementaire républicaine. Enfin cette attitude était dans la logique du régime concordataire. La République reconnaissait et entretenait trois cultes, trois églises, trois clergés, trois religions - dont aucune n'était athéiste. Le Concordat consacrait la croyance en l'immortalité de l'âme, en Dieu, aux sanctions de l'au-delà; croyance commune aux adeptes des religions par ailleurs antagonistes; croyance commune à « l'immense majorité » des Français et des instituteurs d'alors. Cherchant à composer un enseignement moral aussi adapté que possible à la France, Jules Ferry et le parti républicain s'estimaient fondés à retenir à l'école primaire publique la notion de Dieu, des devoirs envers Dieu. Si Jules Ferry apportait dans cette délicate entreprise
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la sincérité de convictions spiritualistes, il est juste de dire qu'il pensait aussi être docile à la volonté française, à « l'immense majorité » des Français. Or, la commission, dont Paul Bert était le rapporteur, ne mentionnait pas les « devoirs envers Dieu ,, . Le 21. décembre 1.880, Mgr Freppel en fit la remarque à la Chambre. Le rapporteur de la loi en discussion, disait-il, fera le silence « sur Dieu lui-même; car vous allez jusque-là, monsieur le Rapporteur de la commission, à la page 40 de votre rapport .. .. On nous dit maintenant que la commission et le gouvernement ne sont pas d'accord sur ce point. " Habilement, l'évêque d'Angers exploitait ce désaccord. Sachant les préférences spiritualistes de Jules Ferry et de la majorité républicaine, il pressait le gouvernement d'intervenir. « Ne pas parler de Dieu à l'enfant pendant sept ans, alors qu'on l'instruit six heures par jour, c'est lui faire accroire positivement que Dieu n'existe pas, ou qu'on n'a nul besoin de s'occuper de lui. » II insistait, développant sa thèse. Ce silence de la part de l'instituteur n'équivaudrait pas « à un acte de neutralité ». Dans la démonstration qu'il fit de la nécessité de la croyance en Dieu et des devoirs envers Dieu, Mgr Freppel se réclamait de Guizot, de Cousin. Sur ce point, l'évêque catholique parlait en conformité de vues avec la majorité républicaine d'alors. Le 23 décembre, il soulignait à nouveau le désaccord entre le gouvernement et la commission quant à la notion de Dieu. Où est la vérité, demandait-il? La commission refuse d'inscrire cette notion dans la loi; le gouvernement l'y estime indispensable. Au moins, la commission est franche et a le courage de la sincérité. Piquant au vif Jules Ferry, Mgr Freppel croit, ou feint de croire, à une manœuvre sans loyauté. « Le gouvernement cherche à dissimuler sa vraie pensée sous des conclusions apparentes, uniquement parce qu'il est convaincu d'avance de la répulsion presque unanime du pays pour les écoles sans prière, sans culte et sans Dieu 1 • » L'accusation était très injuste, mais adroite. Elle amena Jules Ferry à la tribune; et, en réponse à l'évêque d'Angers, il s'écriait le même jour, tout en se défendant du reproche d'avoir voulu faire une« école sans Dieu >> : « Eh! Messieurs, nous entreprendrions un travail aussi insensé que nous ne réussirions pas, car nous ne pouvons faire donner l'enseignement dans nos écoles, aussi bien dans nos écoles primaires que dans nos écoles secondaires, que par le corps de professeurs que nous avons à notre disposition. Or, je l'ai dit dans l'autre Chambre, je
i. Journal officiel du 24. décembre 1880, p. 12797.
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l'ai montré par des exemples qui ont été cités de nouveau à cette tribune, et que, par conséquent, il serait inutile de citer de nouveau, j'ai dit aux âmes inquiètes, aux âmes religieuses dans lesquelles les attaques virulentes de nos adversaires pouvaient avoir jeté certains troubles : « Il y a un fait qui doit vous rassurer, c'est que l'immense majorité des professeurs de l'Université se rattache à la philosophie spiritualiste ». « J 'ai dit, messieurs, et c'est un fait dont je dois compte assurément aux pouvoirs publics, j 'ai dit que, en fait , la majorité du corps enseignant se rattache à cette philosophie spiritualiste qui est chère à beaucoup d'entre vous; j'ai montré , les programmes en main, que ces professenrs enseignent la morale, assurément, comme une science distincte, mais qu'ils ne s'étudient en aucune façon à la séparer violemment de ce qui, dans leur esprit, en constitue le support nécessaire, ou, si vous voulez, le complément glorieux et idéal. Tel est l'enseignement de l'Université, tel il sera pendant longtemps, car il reflète l'état d'esprit de la population française. « Je ne veux pas dire que, cet état d'esprit étant donné, il s'ensui:ve pour la liberté scientifique une restriction quelconque. Oh! ces choses se passent dans un domaine où la liberté de la pensée est la première règle, parce qu'elle a été la première et la commune conquête. Il n'y a pas de corps plus libéral, au point de vue des doctrines, que l'Université, et vous verrez certainement éclore dans son sein des intelligences plus hardies, plus osées, si vous voulez, qui chercheront à dégage?' les dogmes de la morale des dogmes de la théodicée. Tout cela s'accommode de mœurs profondément libérales qui sont les mœurs mêmes de l'Université française. Mais tout cela aussi est une réponse suffisante aux vaines réclamations, aux accusations imméritées , à toute cette tempête d'effroi, à toute cette fantasmagorie de périls imaginaires que l'on cherche à agiter autour de cette question. Vous pouvez séparer la religion de l'école sans faire dépérir le moins du monde l'idéal de la morale dans nos écoles; vous pouvez faire cette grande séparation et vous ne mériterez pas cette accusation d'avoir imaginé, d'avoir voulu, d'avoir créé « l'école sans Dieu! » Cette page est capitale; et j'ai souligné le passage en quelque sorte prophétique où J. Ferry, faisant confiance à l'Université et acceptant d'avance une recherche philosophique ou scientifique plus audacieuse, envisage l'hypothèse d'une complète laïcisation de la morale scolaire. Sa préoccupation de faire œuvre selon la conscience française et selon les dispositions mêmes du corps enseignant est exprimée dans cette déclaration parfaitement. Mais Jules Ferry refusait d'inscrire la notion de Dieu et des
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devoirs envers Dieu dans la loi même. Suivi sur ce point par la Chambre, il s'en remit au Conseil supérieur de l'instruction publique du soin de rédiger le programme scolaire, le chapitre des devoirs envers Dieu, le commentaire officiel de cette partie de l'instruction morale. Cette solution gouvernementale est assurément d'ordre politique, et proprement ministérielle. Jules Simon l'a commentée au Sénat le 20 mars i886. Deux jours plus tôt, Jules Simon avait dit<< que le maître d'école ne peut pas, ne doit pas être neutre en matière de religion ». Et il s'écriait : « Mais votre neutralité, est-ce que vous croyez qu'elle est possible? Je le nie absolument.. . celui qui est neutre est nul. Le maître ne sera pas neutre. Il voudra l'être, je suppose; je l'en défie. Il n'enseignera pas précisément telle ou telle doctrine, et vous appelez cela de la neutralité? Mais, messieurs, on enseigne de bien des façons. On enseigne par toutes les doctrines qu'on émet; on enseigne par la conversation avec les élèves; on enseigne par les exemples d'écriture, par les livres qu'on met entre les mains des élèves .... Mais je vais plus loin: je dis que je ne veux pas du professeur neutre; je n'en veux pas parce que je ne l'estime pas. La neutralité, en matière d'opinions, c'est ce qu'il y a au monde de plus déshonorant.... Voilà le modèle que vous donnez à vos enfants! ... Je répète que l'école neutre est une école déshonorée; qu'il n'y a pas d'école véritablement neutre et que, s'il y en avait, il faudrait en rougir. » L'exagération est évidente, comme le sophisme. Le même jour, R. Goblet, ministre de l'instruction publique, répondait à Jules Simon. Il s'agissait de la laïcisation du personnel (art. i7 de la loi du 30 octobre i886). Je cite le passage capital du discours de Goblet. Démontrant que la présence d'un maître congréganiste dans une école publique est incompatible avec la neutralité, et opposant enfin la conception laïque du travail et de la vie à la conception chrétienl!e, Goblet disait; << Je maintiens que la doctrine du congréganiste, à la différence de notre doctrine à nous, considérait le travail comme un châtiment, et la vie présente comme une expiation. Et, messieurs, je le demande à M. J. Simon lui-même, est-ce que c'est là une doctrine - je la respecte, on l'enseigne librement dans l'Église, rien n'est plus légitime - mais je lui demande si cette doctrine qui consiste à enseigner que nous subissons, que nous expions une faute que nous n'avons pas commise et dont nous sommes pourtant responsables, si c'est là une doctrine favorable à la liberté, c'est-à-dire à la responsabilité et à la moralité humaine. » La gauche éclatait en applaudissements; la droite protestait avec passion; et Chesnelong s'écriait:
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La voilà, votre neutralité l »; et Buffet déclarait : « Alors l'école u'est pas neutre. Jamais un pareil outrage n'a été adressé au christianisme! » En vain le ministre répondit-il que c'était son opinion personnelle : « Vous n'avez pas le droit d'introduire votre opinion à l'école », faisaient observer Chesnelong et le marquis de Cerné. Au cours de la même séance, Gabiet disait : « Si l'école ne doit pas être neutre, elle peut être confessionnelle; elle peut être aussi athée ... ». Et il précisait : « l'instituteur donnera cet enseignement moral dont la notion de Dieu ne doit pas tire absente, il le donnera dégagé de tout élément confessionnel ». J'ai souligné : Gabiet ne fait ici que rappeler les déclarations de Ferry dès i880 et les instructions officielles. Gabiet, craignant encore l'équivoque, confirmait ses explications : « L'enseignement de la morale, d'une morale dont la notion de Dieu n'est pas absente, mais qui laisse en dehors l'enseignement confessionnel, voilà la neutralité telle que uous la voulons .. . ». Il aurait pu dire : telle que le législateur de 1882 l'a définie et instituée. C'est alors que Jules Simon rappela dans quelles conditions Jules Ferry avait accordé l'inscription des « devoirs envers Dieu " dans le programme scolaire. Prié par Jules Simon d'inscrire en effet les « devoirs envers Dieu et envers la patrie » dans la loi, il avait refusé; mais ce fut Ferry lui-même qui, le premier, proposa d'ajouter au programme scolaire, en Conseil supérieur de l'instruction publique, ces « devoirs envers Dieu » qu'il ne voulait point mettre dans la loi. « Il se sentait, disait Jules Simon, plus libre dans ce Conseil; il n'y avait plus là de question ministérielle. Sans doute. Mais une équivoque plane sur les origines de ce chapitre tant controversé; et, d'autre part, l'addition que fit au programme le Conseil supérieur de !'Instruction publique a-t-elle vraiment jamais eu force de loi? A cette distance, nous jugeons impartialement les hommes et les institutions. Il se peut que les exigences de la stabilité ministérielle, au moment où il importait d'assurer le vote de la loi de laïcité, aient conseillé à Jules Ferry cette procédure très prudente : qui douterait de sa parole? Il n'en est pas moins vrai que là où la loi instituait une neutralité confessionnelle, le Conseil supérieur, sur ia proposition même de Jules Ferry, réduisait cette neutralité scolaire à n'être, en droit comme en fait, qu'une neutralité spiritualiste et theiste. Cet artifice de tactique, j'allais dire cet expédient ministériel, a paru opportun : étaittout de même très digne, et comment nier qu'aujourd'hui encore 11entretient un malaise dans l'opinion publique? Ce malaise ne prendra fin qu'au jour d'une discussion approfondie
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et courageuse. Ajouter par voie de programmes et de règlements ce qu'une loi n'a point cru devoir exprimer, ni osé le faire, et étendre à une mesure d'ordre aussi grave le caractère d'obligation, paraîtra toujours inacceptable en régime de légalité républicaine et de souveraineté nationale. Rappelons ce que disent des « devoirs envers Dieu » les instructions officielles annexées aux programmes (arrêté du 27 juillet 1882) 1. « L'instituteur n'est pas chargé de faire un cours ex professa sur la nature et les attributs de Dieu ; l'enseignement qu'il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points : << D'abord , il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu; il y associe étroitement dans leur esprit à l'idée de la Cause première et de l'Ètre parfait un sentîment de respect et de vénération ; et il habitue chacun d'eux à environner du m ême respect cette notion de Dieu, alors même qu'elle se présenterait à lui sous les formes difîérentes de celle de la propre religion. « Ensuite, et sans s'occuper des prescriptions spéciales aux diverses communions , l'instituteur s'attache à faire comprendre et sentir à l' enfan_ que le premier hommage qu'il doit à la divinité, et t l'ob éissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. » A première vue, ce texte paraît ne pas engager beaucoup la conscience de l'élève, ni celle du maître. Il prend tout son sens si on le fait. suivre de la lettre adressée par Jules Ferry aux instituteurs le 17 novembre 1883, sous forme de circulaire officielle, en leur remettant un exemplaire des pro grammes approuvés par le Conseil supérieur de l'lnstruction publique, et d'abord de l'ensemble des instructions officielles (arrêté du 27 juillet 1882) . En prenant les habitudes religieuses, confessionnelles des enfants comme un fait d 'expérience , et en se plaçant dans l'hypothèse que les enfants arrivent à l'école déjà familiarisés avec la notion d'un Dieu dont on leur a dit, dans la famill e, à l'église, au temple ou à la synagogue, qu'ils dépendent et qu'ils relèvent, le législateur entretient à l'école l'idée de Dieu, qu'il suppose antérieure à l'école ; et l'instituteur prend pour point d'appui cette première initiation théiste, alors que tels de ses élèves, aujourd'hui plus encore que vers 1882, sont en fait étrangers à toute notion de Dieu. Fortifier à l'école les notions morales que l'élève a reçues dans sa famill e par le moyen d'une confession, c'est très bien; mais comment intervenir avec des enfants qui n'ont reçu aucune instruction confessionnelle? Faut-il commencer par leur inculquer cette idée d'un Dieu et de devoirs envers ce Dieu ? En
1. Bulletin administratif de l'instruction publique, 24' nove mbre 1883, n• 572, p. 378.
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la supposant pure d'intolérance, cette éducation a-t-elle chance de succès si elle ne vise qu'à reprendre, qu'à soutenir, qu'à compléter la première instruction morale de l'enfant? En somme, une telle méthode, si elle est génératrice de concorde, d'union spiritualiste par la notion, au moins par le mot même de ieu, entre des enfants élevés religieusement, est inintelligible à D l'enfant que sa famille a laissé en dehors de tout culte et de toute confession, et le surprend sans le toucher; elle ne lui rappelle rien de ce qu'elle rappelle activement à d'autres; et si elle l'émeut, c'est par d'autres accents. D'autre part, cette méthode spiritualiste et théiste, proposée comme obligatoire à l'instituteur public, affirme ipso facto l'utilité, sinon la supériorité morale de l'idée de Dieu. Il est entendu que cet enseignement théiste approfondit, affermit, rappelle et enfin vivifie l'éducation morale confessionnelle; mais entre ces églises et ces confessions diverses, auxquelles il n'a point reçu mission de se substituer, se sachant toutefois précédé par elles dans le cœur puéril, l'enseignement moral théiste n'est en définitive qu'un facteur de rapprochement social - enseignement conciliateur, qui pourtant proscrit l'athée et le fait étranger à sa propre patrie. Si large en effet que cette notion théiste apparaisse, et si efficace qu'on la suppose comme moyen pédagogique, elle ne prend un sens, une forme, une couleur, j'allais dire un visage que pour des enfants t\levés religieusement dans leur famille; et l'école qui l'enseigne ignore par principe et par définition les enfants de l'athée ou du matérialiste; c'est-à-dire oblige une minorité d'hommes et de familles , chaque jour plus nombreuse depuis 1882, à accepter pour leurs enfants , si peu que ce soit, une instruction autoritaire et intolérante, et qui semble désàvouer la famille en la personne de l'enfant. Voilà le fait : à quelque parti qu'on appartienne, le reconnaître est un devoir strict; s'en émouvoir est un devoir aussi. Au moment où il laïcisait l'école dans son programme, et en attendant qu'il pût la laïciser dans son personnel , Jules Ferry, d'accord avec la majorité rt\publicaine, constituait l'âme scolaire de la conscience même de la majorité française, et n'admettait point à l'école publique le droit du matérialiste, de l'athée, dont il n'ignorait pourtant pas les méthodes de pensée et d'action, et dont il prévoyait - je l'ai montré l'audace croissante et les croissantes revendications. Dans son désir, très politique au demeurant, de ne pas déconcerter tout à coup des enfants et des familles accoutumés à une instruction morale inspirée par une idée de Dieu toute confessionnelle, il retenait à l'école laïcisée ce minimum religieux plus que philosophique, si l'on veut un
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peu de l'atmosphère, du parfum religieux de l'école jusque-là confessionnelle : à la longue, l'enfant s'acclimaterait mieux à l'école nouvelle; mais Ferry faisait ainsi bon marché, d'accord avec la majorité républicaine, de tous les enfants qui avaient jusque-là vécu et grandi en dehors de toute confession - si peu qu'ils fussent. Le parti clérical n'a point méprisé cette concession aux habitudes · religieuses. Dès le début, il a souligné le caractère obligatoire du chapitre des « devoirs envers Dieu ». On voit aujourd'hui, on a vu très souvent depuis 1.882 les partis réactionnaires dénoncer nos écoles sans Dieu ii ; mais Mgr Freppel était mieux inspiré, il voyait plus juste quand il disait à la Chambre, le 1.9 février 1.884 : << Le Conseil supérreur, agissant dans la plénitude de son mandat légal, a placé, parmi les matières obligatoires de l'enseignement moral, les de;oirs envers Dieu, tels que les dicte la raison naturelle. Or, mes· sieurs, c'est là un point fort important et que, pour ma part, je suis loin de dédaigner; car la religion révélée a son fondement dans la raison et dans la conscience humaine. » Le mandat légal du Conseil supérieur .... Évidemment; mais l'in· tention de Mgr Freppel n'est pas douteuse. Du haut de la tribune de la Chambre, il veut conférer au programme spiritualiste cette légale autorité qui, quoi qu'on dise, marque un chapitre des « devoirs envers Dieu », puisque le Parlement aurait refusé, Jules Ferry n'en doutait point, de les inscrire dans la loi. Les instituteurs publics se voyaient ainsi mis en demeure par l'évêque d'Angers, qui était d'ailleurs d'accord sur ce point avec J. Ferry et la majori té républicaine, d'enseigner obligatoirement les« devoirs envers Dieu >>. L'Église catholique, la plus puissante des Églises de France, n'y perdait rien : l'instituteur public se faisait le répétiteur de l'Église, à l'école, pour tous les enfants que l'Église catholique a baptisés et catéchise; et il imposerait la croyance en Dieu , première étape d'heu· reuses conversions, à tous les enfants élevés en dehors des confes· sions religieuses. Aussi Mgr Freppel mettait-il de l'insistance, et quelque solennité, à prendre acte de la décision du Conseil supérieur, équivalente à ses yeux à un article de loi . Le 3 mars 1.884, M. Albert de Mun, non sans raillerie ni malice, soulignait à son tour devant la Chambre cette disposition indirectement légale. Il rappelait au ministre et à la majorité républicaine que l'instruction morale laïque, spiritualiste essentiellement et notoirement, s'appuie sur un enseignement reli· gieux antérieur, el le suppose. « Vous ne vous êtes pas bornés à décréter l'obligation de l'enseignement; vous avez ordonné qu'il serait laïque, c'est-à-dire qu'au lieu de l'enseignement religieux, désormais rayé du programme scolaire, on donnerait un enseigne·
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ment moral que, permettez-moi de vous le dire, vous n'êtes pas encore arrivés à définir bien nettement; car pendant que la loi qui l'institue en a banni jusqu'au nom et à l'idée même de Dieu , le Conseil supérieur de l'instruction publique n'a pu établir le programme qu'en l'appuyant sur l'enseignement religieux antérieur à l'école, qui aurait, dit le programme officiel, familiarisé la plupart des enfants avec l'idée d'un Dieu auteur de l'univers et père des hommes, avec la pratique d'un culte au moyen duquel ils auront déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle. « Et quand le ministre de l'instruction publique, qui était alors M. Jules Ferry , est intervenu pour .éclairer ses contradictions et pour apprendre aux instituteurs comment on peut enseigner la morale par simples préceptes, sans rien dire ni des origines, ni des sanctions, comment l'a-t-il définie à son tour? En disant qu'elle sera la bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères. Comme si celle-là avait jamais été enseignée séparément de la religion et en faisant abstraction des principes, des origines et des fins dernières!» L'accord était donc certain - républicains ou non - dès 1882 sur le caractère obligatoirement spiritualiste et théiste de l'instruction morale laïcisée. Voici comment le Dictionnaire de pédagogie, de Ferdinand Buisson, alors directeur de l'enseignement primaire au ministère, expliqua bientôt aux instituteurs leur tâche, leur rôle dans l'enseignement des devoirs envers Dieu : « Que demande-t-on à l'instituteur? Non pas d'enseigner un minimum d'orthodoxie relativement à l'existence, à la nature, aux attributs de Dieu. Au contraire, on lui interdit ce terrain où il ne saurait s'aventurer sans péril. On lui adresse deux recommandations seulement, et telles que chrétien ou juif, théiste ou panthéiste, pourvu qu'il soit père ou éducateur, ce qui se ressemble, jugera de son devoir de s'y conformer. « La première est de ne laisser croître chez l'enfant ni des habitudes d'irrévérence, de grossièreté dans le langage ou dans la pensée, ni des habitudes d'intolérance et d'étroitesse d'esprit : précepte si naturel et moralement si juste qu'un athée même y souscrirait. « La seconde va droit contre le principe de toutes les superstitions, de toutes les aberrations de l'idée religieuse elle-même : enseignez à l'enfant qu'il y a bien des manières de croire en Dieu et de servir Dieu, mais qu'il n'y en a qu'une sur laquelle tout le monde soit d'accord, c'est l'obéissance aux lois de la conscience et aux lois de la raison. « On remarquera combien cette manière de parler de Dieu est à la fois respectueuse de tout dogmatisme confessionnel et propre à faire
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porter l'effort des enfants sur la morale pratique, en la leur faisant envisager de bonne heure comme le fonds commun et seul véritablement essentiel de toutes les doctrines religieuses 1 • » Cette interprétation est libérale et très large; l'opinion des athées eux-mêmes est, à un certain moment, prise en considération' équitablement; on s'en inquiète; on se les assure; mais ce soin généreux à les ménager accuse le caractère exclusif du principe fondamental. A cette date, il s'agit seulement de concilier dans la pratique des vertus morales et civiques des hommes que les confessions séparent et opposent. Conciliation de croyants, et que tente l'école publique par un enseignement moral où les confessions puissent se retrouver, se reconnaître, puisqu'il est spiritualiste et théiste. Telle est la doctrine scolaire des laïciseurs de 1882. Les débats parlementaires ultérieurs, et surtout cemc qui sont relatifs à la loi organique du 20 octobre 1886, l'ont confirmée maintes fois. Le 31 mai 1883, Jules Ferry rappelait à nouveau, au Sénat, le caractère spiritualiste de l'enseignement moral; il déclarait avec force, avec chaleur que jamais il n'avait été question d'une neutralité philosophique. « A côté de la neutralité religieuse, il y a la neutralité philosophique. Quand nous avons, pour la première fois , discuté cette question devant le Séna t, elle était, dans le discours de l'honorable duc de Broglie, l'argument auquel il cherchait à nous acculer. Cette neutralité philosophique, disait-il, elle est impossible; et, chose singulière l cette même neutralité philosophique est réclamée d'un tout autre côté, et par des hommes qui se croient très avancés, très émancipés en philosophie. Ceux-là critiquaient les programmes du Conseil supérieur ; on les a attaqués notamment devant le conseil général de la Seine, et un vœu, tendant à la correction de ces programmes, a été, à la fin de l'année dernière, transmis à mon prédécesseur. Et savez-vous ce qu'on nous dit : « Vous aviez promis la « neutralité philosophique; vous ne deviez pas laisser parler de Dieu « dans votre enseignement moral ». « A cela, Messieurs, nous n 'avons jamais hésité à répondre que nous n'entendrions jamais ainsi la neutralité; que la neutralité confessionnelle nous suffisait, et que, en présence d'un enseignement moral à constituer, il serait d'abord absolument impossible d'imposer une semblable doctrine à la conscience de cette immense majorité de Français dans le cœur desquels la croyance à la divinité et à l'immortalité de l'âme est si vivace; et il serait aussi absurde et ridicule qu'impossible de vouloir violer les consciences et imposer une
1. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire (1887), 1" partie, p. 2021.
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telle contrainte à la masse de nos instituteurs comme de l'Université tout entière : c'est un fait devant lequel les novateurs les plus aventureux doivent s'incliner, l'immense majorité des membres de l'enseignement est spiritualiste. « Eh bien, demander un enseignement moral à un corps enseignant qui est spiritualiste, et lui défendre de se montrer croyant et spiritualiste dans son enseignement, ce serait commettre une étrange contradiction. J'ai donc répondu et je répondrai toujours aux réclamations de ce genre que la neutralité confessionnelle n'implique en aucune façon la neutralité philosophique 1 • » Jules Ferry renouvelait, avec une netteté définitive, les déclarations capitales qu'il avait faites devant le Sénat le 2 juillet 1.881.. « Nos programmes , voilà ce qu'ils sont : ils sont, sur ce point particulier de la morale religieuse, spiritualistes. Pourquoi? Parce que l'immense majorité du corps enseignant appartient aux doctrines spiritualistes. Et pourquoi le corps enseignant appartient-il à ces doctrines? Parce que l'immense majorité de la population française se rattache aux croyances spiritualistes. « Eh bien, il me semble que cette garantie suffit et que, si vous en cherchez une autre, si vous vous placez en face d'une Université qui ne sera jamais, mais que vous supposez à plaisir devenue résolument athée et matérialiste; si vous vous placez en face d'un corps enseignant qui ne pourrait être enfanté que par une société d'athées et de matérialistes, ce n'est pas l'épithète de « religieuse » ajoutée au mot de morale qui empêcherait un péril que je considère, quant à moi, et que, en réalité, vous considérez tous, messieurs , comme absolument chimérique .... » Il est superflu de dire l'importance de ces déclarations. Ferrouillat, rapporteur au Sénat de la loi de 1.886, disait le 4 février 1.886 : « La vérité, messieurs, c'est que le Dieu des programmes n'est pas le Dieu des congréganistes. C'est le Dieu de la philosophique, le Dieu de la raison, et pourquoi ne le dirais-je pas? le Dieu des braves gens (vive approbation à gauche) ... le Dieu de la religion naturelle; ce n'est pas le dieu de la Révélation. » Deux jours après, R. Goblet, ministre de !'Instruction publique, était plus précis encore puisqu'il semblait engager et lier l'avenir même. « Ce que je soutiens, ce n'est pas une doctrine personnelle, mais la doctrine spiritualiste qui a fait l'honneur de l'école française depuis Descartes jusqu'à notre honorable collègue M. Jules Simon; c'est la doctrine spiritualiste dont l'Université s'est toujours honorée de s'inspirer, qui a gouverné jusqu'à présent notre enseignement national et, qui je l'ai dit, j'en ai la
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ferme espérance, continuera à gouverner aussi l'esprit des nouvelles générations. )) Au fur et à mesure que la discussion du projet de loi de 1886 se poursuivait, la doctrine spiritualiste et théiste officielle s'affirmait avec une énergie croissante. Rétrospectivement, le législateur de 1886 disait la pensée maîtresse de la loi de 1882; et, à certains moments, il semblait sommer les générations futures de persévérer dans une instruction morale devenue neutre, mais restée théiste. C'est avec raison qu'un des orateurs de la droite, Keller, parlait à la Chambre, le 25 octobre 1886, non sans ironie méprisante, du« clergé laïque de la libre pensée ))' et de ce « culte spiritualiste)); mais cette raillerie n'empêchait pas l'opposition de consolider sa première conquête. « Oserez-vous soutenir, disait Buffet au Sénat le 4 fe. vrier 1886, au cours de la discussion de l'article 12, qu'une morale qui ne repose pas sur la croyance à l'existence de Dieu et la spiritua· lité de l'âme. est une morale neutre, qu'elle n 'est pas une négation formelle, une attaque directe, dans l'école, contre la foi des enfants catholiques? ..... Jamais une famille catholique n'admettra que l'enseignement moral qui n'est pas au moins fondé sur la croyance en Dieu et sur l'immortalité de l'âme ne soit pas une attaque directe contre ses croyances. » L'affirmation est plus que discutable; mais la tactique est claire. Insistons, nous aussi. Le même jour, Chesnelong disait au ministre: « Le jour où vous aurez formé des générations qui ne croiront plus à Dieu et qui ne croiront qu'à la matière et à ses forces; qui ne croiront plus à l'âme et qui ne croiront qu'aux corps et à leur anéantissement; qui ne croiront plus à l'Évangile, et qui ne croiront qu'à une science matérialiste sans idéal et sans hauts horizons, ce jour-là, vous aurez ébranlé la clef de voûte de la société; et lorsque la clef de voûte aura été détachée, l'édifice social lui-même pourra s'écrouler tout entier. » Au reproche de << morale sans Dieu ))' R. Goblet répondait au Sénat, le 4 février, par l'affirmation du spiritualisme et de la notion de Dieu. A chaque occasion, · la pensée officielle se présentait avec vigueur; et le corps enseignant ne pouvait douter de sa mission, de son devoir, du caractère obligatoirement théiste de l'école laïcisée. Le gouvernement voulait-il donc , en somme, instituer une religion, une doctrine d'État? C'est de Lamarzelle qui, à la Chambre, le 26 octobre 1886, posait tout à coup la question : « M. le Ministre a développé ici la thèse ordinaire : il a dit que l'école serait neutre au poi.nt de vue religieux, mais que la doctrine spiritualiste y dominerait toujours. Il a défendu cette thèse en disant : « Comment voulez-vous que je choisisse entre les différentes religions
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«quise partagent le monde? Il faut bien que je les bannisse toutes << de l'école. » Cela est en contradiction absolue avec le reste de votre discours. N'est-ce pas, en effet, une autre religion que vous voulez imposer dans l'école, la religion spiritualiste? Ne vous êtes vous pas écrié ici, l'autre jour: « moi aussi, j'ai des sentiments religieux!» Vous ne faites donc pas autre chose que de vouloir remplacer une religion par une autre, le catholicisme par le spiritualisme. » Tant de déclarations renouvelées, en fin de compte fastidieuses, mais pourtant nécessaires, accusent avec force l'orientation théiste de l'instruction morale publique laïcisée, telle que la loi de 1882, puis la loi de 1.886 l'ont instituée si clairement. Et la tradition spiritualiste apparaî t aux législateurs si forte qu'ils se portent garants de l'avenir et espèrent la perpétuer. Le 6 juin 1889, à la Chambre, Jules Ferry résumait l'œuvre scolaire de la République. Si quelque doute pouvait rester sur ses préférences sp iritualistes, ce bilan dressé sept ans après la loi de laïcité le dissiperait. Entre la droite infatigable à l'interrompre et l'extrême gauche, Jules Ferry définit une dernière fois son œuvre scolaire et la tendance de cette œuvre. Ce sont des pages immortelles, et que tant d'adversaires de nos écoles, mais aussi quelques amis mal renseignés, devraien t lire avant de maudire ou de réformer. Rappelant la passion avec laquelle il a servi, par l'école laïcisée, la cause de la pacification nationale, Jules Ferry se dit à nouveau l'adversaire, au nom de cette même pacification, de la dénonciation du Concordat et de la suppression du budget des cultes. Puis il vante les bienfaits de la loi de 1882. Voici le compte rendu même de l'O(ficiel: « Voilà sept ans que le prêtre donne, en toute liberté, deux jours de la semaine, le dimanche et le jeudi , l'éducation religieuse aux enfants qui fréquentent l'école. (Interruptions à droite .) Voilà sept ans que tous les instituteurs de France, tenus de se conformer au programme rédigé et voté par le Conseil supérieur de l'Instruction publique, enseignent aux enfants des écoles une morale dans laquelle il y a un chapitre spécial qui porte ce titre : « des devoirs envers Dieu». (Très bien! très bien! à droite.) « M. PAUL DE CASSAGNAC. - Très bien 1 « M. JULES FERRY. - On dit, à droite, que c'est très bien .... (Brui t à droite.) · « M. LE PRÉSIDENT. - Comment, messieurs, vous ne pouvez entendre les déclarations comme celles-là, sans protester? << M. JULES FERRY. On dit à droite que c'est très bien. Mais alors, que l'on cesse de dire que nos écoles primaires sont des écoles sans Dieu! « M. LE COMTE ALBERT DE MuN. - Absolument!
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« M. JULES FERRY. - Mettez-vous d'accord! « M. LE COMTE ALBERT DE MuN. - Je suis d'accord avec tous ceux qui les connaissent, vos écoles. « M. JULES FERRY . - Vous dites que le règlement n'est pas pratiqué, monsieur le comte de Mun? Vous dites que ce sont là des hypocrisies administratives? « M. LE COMTE ALBERT DE MuN. - Puisque vous m'interpellez, permettez-moi de vous dire que les « devoirs envers Dieu » ont été mis dans le programme par le Conseil de l'enseignement supérieur, parce que vous aviez refusé de le mettre dans la loi. « M. JULES FERRY. - Les« devoirs envers Dieu>> ont été inscrits dans le programme par le Conseil supérieur de l'Instruction publique. (( PLUSIEURS MEMBRES A DROITE. - Malgré vous! « M. JULES FERRY . - ... et je le sais d'autant mieux que c'est moi qui avais l'honneur de le présider. « M. DE LAMARZELLE. - Vous n 'aviez pas voulu les mettre dans la loi. « M. JULES FERRY. - Non, je n'ai pas voulu les mettre dans la loi I (Nouvelles interruptions à droite.) » Ainsi, Jules Ferry, sept années après le vote de la loi laïcisatrice, rappelait avec courage l'intention première, et qui n'avait pas varié; il ne séparait point l'enseignement moral laïque de la tradition spiritualiste française . A l'heure douloureuse où, tombé du pouvoir, il justifiait l'œuvre républicaine, Jules Ferry disait une fois de plus aux instituteurs et aux institutrices leur devoir d'enseigner Dieu, les devoirs envers Dieu. Dix ans après, interviewé par un des rédacteurs du Manuel général, que dirige M. Ferdinand Buisson, sur la neutralité scolaire, M. Charles Dupuy, sénateur et ancien ministre de l'InstrucLion publique, pouvait dire ce qui suit : « L'intention et la volonté du législateur de 1882 nous paraissaient très claires en ce temps-là. Puisque l'école publique était ouverte aux enfants de toutes les confessions, le maître devait respecter les croyances religieuses dans son enseignement et demeurer neutre entre elles. « - C'était donc la neutralité confessionnelle que prescrivait le législateur? « Oui, et celle-là seulement. La neutralité religieuse propre· ment dite n'existait pas, puisque, selon la promesse solennelle faite par Jules Ferry du haut de la tribune, les devoirs envers Dieu furent inscrits dans les programmes, - et, pour ma part, j'approuve ces programmes. « - .De sorte que la neutralité ne s'étendait pas jusqu'aux libres penseurs?
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« Évidemment non, du moins jusqu'aux libres penseurs athées .... Je me remets, n'est-ce pas, dans l'état d'esprit des hommes de 1882 et des années suivantes. A ce moment, le législateur, le Conseil supérieur, l'administration et les maîtres eux-mêmes étaient d'accord en grande majorité pour maintenir à l'école ce qu'on peut appeler un minimum d'enseignement religieux. « - Sans doute : devoirs envers Dieu; les mots paraissent clairs. Mais de quel Dieu s'agissait-il, de celui de la Bible ou de celui de l'Évangile ou de celui des Philosophes .... «Oh! du Dieu de la religion naturelle, de celui du Vicaire Savoyard, de celui de Jules Simon 1 • » L'administration universitaire, sous la direction de M. Ferdinand Buisson, s'est appliquée à maintenir l'école primaire dans cette voie. Du haut en bas de la hiérarchie administrative, l'effort spiritualiste est constant : les programmes du Conseil supérieur doivent être suivis dans leur esprit, sinon à la lettre. Dans les bulletins des inspecteurs d'académie, la doctrine officielle a été sans cesse rappelée, commentée, au besoin justifiée ici, consolidée là. Un exemple entre tant d'autres à une date déjà plus proche de nous. <, Ce que l'on reproche à la morale laïque, c'est simplement d'être laïque. On prononce qu'elle est frappée d'une irrémédiable infirmité parce qu'elle ne parle pas au nom d'une religion « nécessaire à (< l'enfant, à l'édu. ateur et à l'homme ..... nécessaire à la prédication c « de la morale pour l'échauffer et la rendre efficace». Eh bien, à ceux qui parlent ainsi, je réponds: Vous vous trompez en disant que notre morale laïque est vide de religion, à moins que vous ne refusiez une valeur religieuse à l'idée de Dieu, conçue comme un idéal de raison et de justice; cette idée, elle est inscrite dans nos programmes et, pour qui sait les lire, il est visible qu'elle les couronne et les domine. J'ai dit que non seulement l'enseignement de nos écoles ne détourne pas de l'idéal divin, mais qu'il y achemine et y conduit de toutes parts. Que réclamez-vous donc de plus 2 ? » Qu'on pèse chacun des termes d'une telle déclaration : elle est très nette; et c'est la pensée même de Jules Ferry, comme de ses collaborateurs, que cet inspecteur d'académie formule ici avec franchise, indiquant la « valeur religieuse de l'idée de Dieu » et l'orientation théiste d'un enseignement moral qui « achemine de toutes parts vers l'idéal divin ». Comment être surpris que les chefs de l'enseignement primaire, dans les instructions et directions qu'ils
1. Manuel général de l'instruction primaire (Hachette), n• du 25 décembre 1909, p. 170. 2. Lettre de M. Pellisson, inspecteur d'Académie de la Dordogne, extraite du Bulletin de la Dordogne, et reproduite à la Revue pédagogique de mars 1895, p. 279.
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adressent aux instituteurs, exaltent le spiritualisme et sa vertu religieuse, puisque Jules Ferry et la majorité républicaine le déclaraient indispensable à l'éducation? De là à réprouver, au moins en silence, les instituteurs plus audacieux et indépendants, il n'y avait qu'un pas : des chefs l'ont fait; et, à l'occasion, ils ont aussi exprimé des avertissements sévères, quasi menaçants. Il y a des façons de rappeler la définition légale et officielle de notre instruction morale qui équivaut à un blâme ou à une injonction. Par exemple ces « notes d'inspection » de Jacoulet, inspecteur général de l'instruction publique et directeur de l'École normale supérieure d'enseignement primaire de Saint-Cloud : je me borne à y souligner quelques passages caractéristiques. « L'âme de l'école, c'est' l'enseignement de la morale, et l'âme de la morale, c'est l'idée spiritualiste, c'est l'inspiration religieuse, ce mot pris dans son sens le plus élevé ....... Cette inspiration n'es t pas absente des leçons de l'école : je n'en veux pour preuves que ces nombreux carnets de préparation dans lesquels s'affirment, parfois avec une simplicité touchante, tant de sentiments élevés, et où les leçons qui traitent de l'âme et des devoirs envers Dieu ne sont ni les moins sincères, ni les moins bien pensées. Que ce soit par tradition, par éducation ou par conviction réfléchie, le corps enseignant primaire, de son ensemble, n'est pas matérialiste. Il conserve dans son fond intime une religiosité, vague, si l'on veut, et qui ne parle pas toujours très haut ni très clair, mais qui n'en est pas moins enracinée dans les cœurs. Et c'est là, à mon sens, un grand bonheur, car ces doctrines spiritualistes, inspiratrices des nobles sentiments et des espérances qui soutiennent, sont le véritable fondement de toute vie morale, chez les petits et surtout chez les humbles .... « Il se peut que, dans certains milieux et sous certaines influences, par entraînement ou par mode, quelques-uns de nos maîtres affectent d'avoir dépouillé le « vieil homme », ou encore qu'après mûre délibération ils aient rompu avec les convictions spiritualistes. C'est un malheur assurément; mais du moins peut-on attendre d'eux qu'ils respectent les convictions des autres, et surtout qu'ils respectent l'âme des enfants. Ceux-là, d'ailleurs, ne sont qu'une infime minorité!. .. « C'est l'œuvre urgente de nos écoles normales d'éclairer les uns, de donner du courage aux autres, de raviver le foyer de spiritualisme partout où il menace de s'éteindre .... Je considère comme un autre devoir de déclarer que nos écoles laïques ne sont pa.s des « écoles « sans Dieu 1 • » Ce document date un peu : l'es « petits », et « surtout les
t. Revue pédagogique, 15 décembre 1895, p. 481-495.
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1 Si
humbles ... ». Quelle distance déjà de 1895 à nos jours! On sent la menace dans ce rappel du spiritualisme; et l'auteur, si prompt avec raison à redire aux maîtres le respect qu'ils doivent à « l'âme de l'enfant » et « aux convictions des autres », fait pourtant très bon marché des convictions matérialistes des maîtres indépendants : il entend ne pas tolérer ces hérésies coupables. Accuserait-on ce directeur de l'Ecole normale supérieure d'enseignement primaire d'être intolérant ou réactionnaire? Il ne faisait pas autre chose que reprendre, en insistant il est vrai avec un peu de courroux contenu, la doctrine officielle de 1882, la doctrine scolaire, et d'exprimer à sa façon -la foi des fondateurs de « l'école neutre » dans la vertu du spirituali:.me, comme aussi leur inquiétude avouée . à la pensée que la France pût cesser d'être spiritualiste. La pensée de M. Ferdinand Buisson n'a point varié sur notre neutralité et notre spiritualisme laïque; mais l'interprétation fut toujours très large, très tolérante. Le 22 juin 1899, il disait à la Sorbonne, comme conclusion à son cours sur l'éducation de la volonté : « Plaignons ceux qui, ne sachant voir Dieu qu'à travers les formes confessionnelles, sous les rites traditionnels; ne le retrouvent pas au fond de nos doctrines et ne s'aperçoivent pas qu'il n'est nulle part plus présent et plus profondément agissant que dans cet humble sanctuaire de l'éducation qu'ils appellent l'école sans Dieu. Plaignons-les de ne pas sentir qu'élever les enfants dans le constant souci du respect de leur nature et dans le constant effort pour s'élever au bien, c'est précisément les élever dans l'atmosphère même du divin, c'est leur faire respirer l'Évangile lui-même, c'est les pénétrer de Dieu. Non pas sans doute du Dieu en images et en formules, mais du Dieu en esprit et en vérité. Nous avons sur nos contradicteurs du moins cet avantage que nous savons démêler ce qu'il y a de divin dans leur culte et le respecter hautement, et qu'ils n'en font pas autant du nôtre. « De tout temps, les religions régnantes ont appelé atMisme la religion de demain. Socrate et Jésus n 'ont pas eu d'autre crime. Laissons-nous donc traiter d'athées, pourvu que notre enseignement, éveillant au fond de l'âme de nos enfants l'étincelle sacrée, continue à leur faire adorer de Dieu non pas le mot, mais la chose, et à mettre chacun d'eux, tous les jours de la vie, face à face, dans le secret de son cœur et de sa conscience, en contact avec le divin 1 • » Le 13 février 1911., à la Chambre·, F. Buisson, en réponse à une observation de M. Raffin-Dugens sur l'idée de Dieu à l'école primaire, rappelait l'intention précise de Ferry et de ses collaborateurs de 1882.
t. Revue pé~agogique, octobre i899, p. 344.
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« Supposez, disait le député de l'Isère, - un instituteur - que l'idée de Dieu soit mise en discussion et que je sois appelé à en discuter. - Il ne doit pas en être question à l'école, interrompait M. Buisson. « M. RAFFIN-DAGENS. - Les programmes portent cependant:« Les « preuves de l'existence de Dieu, ses bienfaits, etc. » « M. F. BUISSON. - Non! « M. DANIEL VINCENT. - Il ne s'agit pas de l'existence de Dieu. » Et M. F. Buisson, précisait : « Les questions et les discussions relatives à l'existence de Dieu et à ses bienfaits, non seulement n'ont pas à se produire dans l'école, mais sont formellement interdites par la lettre et par l'esprit des programmes qui nous régissent 1 • » Mais alors, que faut-il donc entendre par devoirs envers Dieu? Je crois utile de .reproduire ici tout ce passage des déclarations de M. Ferdinand Buisson : « Vous avez fait allusion à ces mots, qui figurent dans le programme de ces petites écoles : « Devoirs envers Dieu » . « Oui, ces mots ont été inscrits dans le programme par le Conseil supérieur de l'instruction publique. Mais voyez comment ils son définis dans le texte même du programme. Je ne l'ai pas sous les yeux, mais je crois le bien connaître. Cette définition est celle-ci en substance : il est défendu à l'instituteur de « faire un cours ex pro« fesso sur la nature et les attributs de Dieu». C'est la phrase mê~e. Son enseignement doit « se borner » - la prescription est précise et formelle - à deux points, dit le programme. « Lè premier est le respect pour les idées qu'éveille ce mot « Dieu ». Il faut que l'instituteur apprenne ce respect à tous les enfants, même à l'enfant de l'athée, car que diriez-vous d'un pays où l'on prétendrait - c'est une parenthèse que j'ouvre - ·élever les enfants dans une sorte d'ignorance artificielle et systématique du mot Dieu, de l'idée religieuse et du rôle qui lui revient dans tout le passé de l'humanité? Ce serait de la folie, et c'est celle qu'on nous impute gratuitement, quand on suppose que nous donnons les mains à je ne sais quelle manie de supprimer le mot « Dieu » partout où il se trouve dans la littérature classique. Pure ineptie dont la libre pensée n'est pas capable. « C'est pourquoi la première recommandation de Jules Ferry est bien celle d'un esprit libre : ne pas permettre à l'enfant de prononcer avec une légèreté moqueuse un mot auquel s'attache, pour un si grand nombre de ses semblables, un sentiment de respect et de 'Vénération. Je répète que même un athée doit trouver convenable qu'on donne à son enfant cette leçon de respect pour la croyance d'autrui .
1.. Journal officiel, U février 1911.. Voir dans la Foi laïque, déjà cité, p. 289.
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« Sa seconde recommandation était la suivante : en même temps qu'il enseigne à l'enfant non seulement à tolérer, mais à respecter les idées religieuses les plus différentes des siennes, sous quelques formes qu'elles se présentent, le maître peut se permettre d'ajouter, sans empiéter sur le domaine d'aucune croyance, qu'il y a une manière au moins , peut-être la meilleure, assurément la première de toutes, d'honorer Dieu, c'est « l'obéissance à ses lois, telles que nous les « révèlent la conscience et la raison» . . « Voilà dant. quel sens et dans quelle mesure le programme de Jules Ferry a consenti à insérer les mots« les devoirs envers Dieu ». Ainsi définis, ces mots ne constituent ni une concession à une confession religieuse quelconque, ni un enseignement philosophique blessant pour quelque religion que ce soit. « C'est un minimum d'éducation morale qui peut être commun à tous et communément accepté par les croyants et les incroyants. C'est un terrain sur lequel il me semble possible, aujourd'hui comme il y a trente ans, que tous les hommes de bon cœur et de bonne foi se rencontrent et s'accordent. » L'explication est très claire, et n'ajoute rien à celle que Jules Ferry a donnée tant de fois. Mais Jules Ferry n'avait pas hésité, je l'ai dit, à prévoir une évolution française dans le sens d'une recherche plus libre et plus entreprenante, cc des intelligences plus hardies, plus osées, qui chercheront à dégager les dogmes de la morale, des dogmes de la théodicée ». Il réservait, au moins, le droit de ces chercheurs pour l'avenir. Présentement, ils étaient à ses yeux quantité négligeable quant au nombre et quant à · leur autorité sur l'opinion publique; ils n'entreraient point dans la composition de l'âme de notre école publique laïcisée. Qu'on l'approuve ou qu'on le blâme - voilà ce que voulut J. Ferry; et cette dernière déclaration d'un de ses plus actifs collaborateurs est formelle. Dès lors, l'expression cc devoirs envers Dieu», si elle n'implique en effet aucune discussion sur l'existence et les attributs de Dieu, implique bien pour le maître fidèle aux programmes le devoir d'enseigner la croyance en Dieu, et pas seulement le respect de la croyance en un Dieu envers qui l'enfant se souvient, ou apprend à l'école, qu'il a des devoirs. Quel sens peut bien avoir pour un maître ou un enfant athées cette expression<< devoirs envers Dieu»? C'est au moins langage vain. Si pourtant le maître, scrupuleux à faire tout son devoir, enseigne à l'élève, y compris à celui dont les parents sont athées ou ~ivent comme s'ils l'étaient, « ses » devoirs envers Dieu, dira-t-on qu'il respecte la liberté de conscience des familles et l'âme de cet enfant? Voici donc ce maître contraint d'être intolérant et autoritaire là même où tout l'exhorte à des ména-
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gements, ou à commenter, plus ou moins heureusement, cette notion de Dieu qu'on lui interdit pourtant de discuter, s1 peu que ce soit. Imaginez le maître dans cette alternative, et dites aussi s'il est fondé à espérer efficacité et vertu républicaine de telles leçons! Seulement, Jules Ferry et les fondateurs de l'école« neutre» n'ont jamais médité, ni conseillé à l'instituteur d'enseigner un Dieu défini, à l'instar du prêtre, du pasteur et du rabin, ni à faire de cette divinité la vigilante gardienne de la conservation s·ociale : ne nous lassons point de le redire. En ce sens, M. Ferdinand Buisson avait raison d'écrire, quand, dans un article du Radical, le 13 septembre 1905, il prenait parti contre la conception théiste chère à un Montalembert. « Quel est, disait Montalembert, le problème aujourd'hui? C'est d'inspirer le respect de la propriété à ceux qui ne sont pas propriétaires. Or, je ne connais qu'une recette pour inspirer ce respect, pour faire croire à la propriété ceux qui ne sont pas propriétaires; c'est de leur faire croire en Dieu, et non pas au Dieu vague de l'éclectisme, de tel ou tel autre système, mais au Dieu qui a dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs. Voilà la seule croyance populaire qui puisse protéger efficacement la propriété. » Si, ajoutait F. Buisson, la croyance en Dieu est cela et n'est que cela, « nous opposons, nous, à cette forme de la foi en Dieu, le plus énergique athéisme 1 ,,. Parole courageuse! Mais M. Buisson ne nierait point que l'opinion française a évolué; qu'il est lui-même influencé par l'esprit du temps et le porte en lui; que ses déclarations diverses, au Parlement et ailleurs, au sujet du spiritualisme scolaire marquent un progrès sur les conceptions des républicains de 1882. Louerait-on M. Buisson d'avoir marché avec son siècle et son pays? Singulier éloge, en vérité! Féliciter un penseur et un homme d'action de progresser avec ses contemporains est à peine flatteur : comme s'il n'appartenait point justement à de tels hommes, à la fois conducteurs de la nation et entraînés par elle, d'aider la conscience populaire à évoluer! Le soin même et la touchante fidélité qu'apportent des hommes comme lui à rappeler, la doctrine scolaire de Jules Ferry et du législateur de 1882 ont donc pour premier résultat de définir rétrospectivement cette même doctrine, à l'heure où nous sentons qu'elle a fléchi ou que quelque chose en tombe, et qu'un régime nouveau s'impose à la nation française évoluant. L'équivoque est impossible : le grand laïcisateur et les rédacteurs des programmes de 1882-1886 ont voulu accorder l'école publique à « l'immense majorité spiritualiste » des Français. A leurs yeux, l'enseignement
1. La Foi !aique, p. 207.
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des cc devoirs envers Dieu», minimum religieux obligatoire, consacrait les habitudes morales que les confessions religieuses avaient fait prendre aux enfants par la voie d'une croyance en Dieu. Ils croyaient donc pouvoir et devoir ignorer la minorité non spiritualiste. Plus clairvoyant et, je crois, plus libéral, Jules Ferry envisageait pour l'avenir la possibilité d'une évolution plus osée - et il ne la souhaitait point. En tout cas, l'administration universitaire, disons-le franchement, depuis 1882 a vu sans plaisir ni sympathie, au moins avec inquiétude, la minorité non spiritualiste s'accroître dans le personnel enseignant et dans le pays même. On ne saurait le reprocher à l'administration, dont le premier devoir est d'appliquer les lois et règlements scolaires : quel plus loyal exemple saurait-elle donc donner à ceux-là mêmes qu'elle dirige? C'est au législateur, et non à l'administrateur, à modifier les lois et à instituer un régime scolaire qui soit d'accord avec la nation présente. Dans son rapport de 1889, en pleine application des lois de 1882 et de 1886, Lichtenberger prenait grand soin de rappeler les intentions et dispositions des législateurs; et il léguait à l'avenir une conception parfaitement claire, mais encore religieuse, de l'école nouvelle et laïcisée. Document capital, et qui établit avec force les liens indissolubles dont le législateur de 1882 a uni, voulu unir l'enseignement moral laïque et ce théisme très conscient. On a même l'impression que le commentateur, je ne dis point raffine ou renchérit, mais prend plaisir à préciser, à formuler des intentions que le législateur, pour telle ou telle raison, n'aurait pas dites assez clairement et publiquement : l'exégèse engage la doctrine, sur des points mêmes où la doctrine était muette ou bien se réservait. On suivrait ce petit drame dès 1882 .... Des penseurs ou des hommes d'école tiraient des lois de 1882 et de 1886 toutes les conséquences qu'ils y découvraient : ne les ont-ils pas cc forcées », à l'occasion? Cette page de Lichtenberger autorise le soupçon; disons seulement qu'il a mis dans l'instruction scolaire laïcisée un peu de ce qu'il y souhaitait lui-même en toute probité. Le parti spiritualiste, surtout les philosophes protestants, tiraient l'école nouvelle à eux .. .. Pourquoi s'en irriter et les en blâmer puisque la majorité républicaine elle-même inclinait vers eux dès 1880? Et l'école nouvelle ne les a point suivis longtemps. Ayant en mains des rapports documentés, des informations venues de tous les départements, Lichtenberger distingue d'abord l'enseignement confessionnel, et qui sera donné hors de l'école, d'un enseignement pourtant religieux cc qui plonge, par ses racines, dans les profondeurs les plus intimes de l'âme humaine. Dès lors, non
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seulement, dans son essence et par son caractère, il n'est pas contraire à la morale, mais il en est, à vrai dire, inséparable. Il doit la pénétrer et la vivifier, pour rendre efficace les maximes et assurer les sanctions de ses préceptes. Nous ne concevons pas ce que pourrait être un enseignement moral privé de l'appui du sentiment religieux.» Ainsi, le sentiment religieux intervient à la fois comme appui et comme moyen méthodique efficace. En face « de Dieu et du problème religieux », Lichtenberger n'acceptera donc point la neutralité scolaire 1, et l'avertissement aux instituteurs, à tout un parti libéral est ferme : « si, comme l'usage commun y invite, l'on oppose le mqt de laïque au mot de religieux, c'est une véritable abdication, un découronnement que l'on impose à l'enseignement moral dans l'école, c'est une mutilation qu'on lui inflige contre laquelle, pour ma part, nous ne saurions assez protester 2 ». Lichtenberger ne manque point, par conséquent, de s'en référer aux déclarations de Jules Ferry au Sénat, le 1er juin 1883, et au décret du Conseil supérieur insérant au programme scolaire les « devoirs envers Dieu >>. Il faut une « union féconde du sentiment religieux et du sentiment moral, dépouillée de tout caractère confessionnel 3 ,, • Le rapporteur insiste, comme s'il craignait quelque indécision dans l'opinion publique, quelque équivoque. « Si nous avons constaté avec une vive satisfaction l'absence, dans les rapports que nous avons eus sous les yeux, de toute trace d'aigreur, de toute velléité de polémique, de toute pensée de rivalité vis-à-vis du clergé, nous eussions aimé y trouver l'expression plus fréquente, plus franche, plus convaincante du secours que le sentiment religieux apporte à l'enseignement moral. Il y a, chez ceux mêmes qui se risquent à effleurer ce sujet, beaucoup de timidité et je ne sais quelle crainte bien inutile de déplaire. » (P. 59.) Voici mieux encore. « On ajoute qu'il faut que l'instituteur montre des sentiments religieux, sans cela l'école serait taxée d'immoralité (Dinan). Au lieu de montrer, c'està-dire sans doute d'affecter, le rapporteur eût peut-être été mieux inspiré en disant posséder. » (P . 60.) Et Lichtenberger, après avoir énuméré des citations caractéristiques sur la nécessité du spiritualisme, du chapitre des devoirs envers Dieu, rappelle avec plaisir l'opinion du rapporteur d'Épinal : « Tout enseignement moral doit avoir pour base l'existence d'une âme immortelle, d'une vie éternelle, d'un Dieu juste et bon ».
L Rapport cité p. 56.
2. Id., p. 57. 3. Id., p. 59.
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La préoccupation de Lichtenberger est persévérante défendre l'école laïque, contre ses détracteurs, du reproche d'ê tre « l'école sans Dieu », et aussi, encourageant les instituteurs « religieux », dire à tous les autres leur devoir. Le personnel enseignant ne s'y trompait pas. Toute une littérature scolaire l'aidait dans cette entreprise; un grand nombre de manuels - d'inégale valeur, cela va sans dire - s'offraient à lui, rédigés « selon les programmes. » Et dans ce même discours au Sénat où Jules Ferry, en réponse à M. de Broglie, rappelait les traditions spiritualistes de l'Université, il faisait l'éloge, un an à peine après la promulgation de la loi de 1882, de ces manuels, de leur inspiration généreuse et si élevée. . « Ils sont tous antichrétiens, s'écriait un sénateur de la droite. Ce n'est pas exact, répliquait Ferry. Ceux-là mêmes qui s'efforcent de fonder la morale en dehors de toute doctrine et de toute conception métaphysique et religieuse, ceux-là mêmes s'expriment sur ces choses avec le respect, avec la conscience qu'on y doit apporter. Si nous examinons ces différents ouvrages et si nous les classons suivant leurs tendances, nous voyons que l'immense majorité d'entre eux se rattache aux croyances spiritualistes et déistes, et que c'est le petit nombre qui cherche à constituer ce qu'on appelle, dans le langage philosophique, la morale indépendante 1 • » Et Jules Ferry se dit heureux de constater que même le plus dégagé, « le plus fàcheusement dégagé, suivant quelques-uns », rend en quelque sorte hommage à la religion. « L'irréligion, y lit-il, ne doit jamais trouver place à l'école ni dans l'enseignement, ni dans l'esprit de celui qui enseigne .... Il est, au delà des vérités d'expérience des problèmes auxquels le champ de l'hypothèse demeurera toujours légitimement ouvert .... Cet « au-delà » est le domaine de la religion, qui ne lui sera point ôté .... Quand la religion cessera d'être un pouvoir social, elle reprendra sur les âmes une autorité que nul ne lui disputera 2 • » Ainsi, le plus hardi même , selon J. Ferry, de ces manuels interdisait l'irréligion au maître; et, soucieux de mettre la religion à sa place véritable selon lui , l'auteur en consacrait, en prophétisant l'autorité sur la conscience. Citation décisive. Pour Ferry et les fondateurs de l'école neutre, elle n'avait pas seulement la valeur d'une réponse très habile à l'opposition catholique; elle leur semblait définir la réforme scolaire de 1882 et le point de vue proprement religieux du législateur. La question des manuels prenait, dès ce moment, une importance prépondérante : elle l'a conservée. Le 15 avril 1883, à la Revue
1. Journal officiel, f'r juin 1883.
2. Id.
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1
pédagogique, M. Boutroux publiait les résultats d'une étude sur quelques manuels, catholiques et autres. Il y notait « un effort général pour résister à la morale sans Dieu », et, dans certains ouvrages de tendance catholique, des invectives passionnées contre une morale qui ne serait point chrétienne. Dans quelques volumes, pourtant, l'auteur s'abstient, par stricte neutralité, de traiter « de Dieu et des devoirs envers Dieu». M. Boutroux fait remarquer qu'il y a là des ouvrages pour constituer une morale sans Dieu 1 • Mais la majorité est de tendance nettement spiritualiste et théiste. A cette date, et pour longtemps encore, ce sont ces manuels d'inspiration spiritualiste, au fond religieuse, qui restent entre les mains des élèves de l'école «neutre».
1. Revue pédagogique, i5 avril 1883, p. 299.
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J'ai montré que de très graves objections avaient été faites à ce · théisme et à ce spiritualisme officiels au cours même des débats parlementaires de 1.880 à 1.886. Or, la plupart des membres de l'opposition catholique estimaient qu'en maintenant Dieu dans les programmes alors que la Chambre refusait d'inscrire Dieu et _ l'immortalité de l'âme dans la loi, le gouvernement nourrissait sournoisement le dessein de déchristianiser la France. C'est Keller qui, à la Chambre, le 25 octobre 1.886, osait le proclamer. « C'est pour servir de transition aux bonnes populations qui sont encore chrétiennes et qui auraient en horreur le matérialisme avoué. Oui, ce spiritualisme est une position intermédiaire habilement choisie pour battre en brèche le christianisme, et vous, qui êtes des matérialistes, vous laissez faire parce que quand les instituteurs , soi-disant spiritualistes, auront ruiné le christianisme, vous espérez recueillir facilement leur héritage. » Accusation grossière et injuste : qui voudrait s'y arrêter un instant? Mais les objections contre la possibilité d'une neutralité scolaire avaient plus de force. Le Provost de Launay n'était-il pas fondé à dire au Sénat, le 15 mars 1.886, qu'un ministère éphémère ne peut s'assurer la neutralité des maîtres et garantir leur action? « Car la neutralité, en définitive, c'est un rêve. Est-ce que quelqu'un est neutre ici? Quel est celui qui est neutre parmi nous, au point de vue de la religion, de l'enseignement, au point de vue des principes de la vie publique? Personne. Et vous voulez demander la neutralité à des instituteurs que vous façonnerez comme vous le pourrez, avec un ordre d'un ministre passager au ministère? » On vit un député de la droite, Lefèvre-Portalis, arguer justement du programme de l'enseignement moral spiritualiste, le 23 octobre 1.886, pour combattre la laïcisation du personnel, qu'allait assurer la loi (art. 1. 7) . Comment, disait-il, les congréganistes en fonction dans
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les écoles publiques pourraient-ils désobéir à la circulaire ministérielle et aux programmes sur ce point? Lefèvre-Portalis aurait pu ajouter: qui donc, sinon l'instituteur congréganiste, est le mieux en état d'enseigner avec s.incérité et avec autorité ces « devoirs envers Dieu >>? La Chambre eut raison de passer outre; mais convenons que le Conseil supérieur de l'instruction publique qui, sous la présidence de Jules Ferry et avec sa collaboration, rédigea ce chapitre des « devoirs envers Dieu », imposait au parti laïcisateur une attitude qui ne va point sans contradiction avec le principe de la neutralité scolaire. Mais le principe même au nom duquel l'addition des « devoirs envers Dieu » avait été faite rencontra une vive opposition lors des discussions relatives à la loi du 30 octobre 1886. A l'exposé du spiritualisme tel que le faisait R. Goblet, au Sénat, de Pressensé répondait le 9 février 1886 : « Il est incontestable que toutes les convictions chrétiennes, sur le fond desquelles nous n'avons pas à nous prononcer ici, reposent sur le principe que le Dieu du spiritualisme, le Dieu de la raison pure, devant lequel nous nous inclinons assurément tous ici , ne leur suffit pas, et qu'il a fallu une manifestation souveraine et effective de l'amour divin dans l'histoire pour relever et sauver l'humanité. Je n'examine pas la question de savoir si cela est vrai ou faux, si cela est suranné ou non; je dis simplement que telle est la notion de toutes les communautés chrétiennes . Eh bien si, dans l'école, l'instituteur doit s'inspirer d'un spiritualisme strictement rationaliste, qui soit exclusif de tout ce qui implique le surnaturel, s'il l'enseigne à ses élèves, je dis qu'à l'instant même la neutralité scolaire se trouve lésée. Vous ne pouvez plus en parler si ce que vous faites enseigner, c'est le cathéchisme du Vicaire savoyard. » Le ministre de !'Instruction publique répondit - que pouvait-il faire de mieux? - en lisant la partie du programme qui définit l'enseignement des « devoirs envers Dieu » . De sa place, de Pressensé observait que, des explications mêmes du ministre, il se dégage ceci : « Dans l'école, aucune théorie philosophique spéciale ne peut être développée en dehors de celles qui constituent le fond commun de toute morale et de toute religion ». Cette interprétation limitative est en effet judicieuse. Ou bien le programme et la cireulaire ministériell e n'ont aucune autorité : et cela est inadmissible; ou bien les « devoirs envers Dieu » seront et sont en effet enseignés, et l'exclusion que signale de Pressensé est un fait d'expérience. Il faut le dire et le redire : le rapporteur et la commission étaient fidèles au principe de neutralité en faisant le silence sur Dieu, par conséquent en ne retenant point des « devoirs envers Dieu ». Au
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contraire, Jules Ferry avait insisté pour que la neutralité scolaire fût confessionnelle, mais point philososophique. Entre les systèmes philosophiques, et plus ou moins religieux , il avait donc choisi celui qu'il estimait familier à la majorité des Français. Ce choix fait, Ferry et ses collaborateurs de 1882 l'imposaient, par l'école publique, à la jeunesse française. - Procédure majoritaire. Cette procédure ne semble-t-elle pas indiquée en l'espèce? « En philosophie, disait à la Chambre Jaurès - le Jaurès d'alors, - le 21 octobre 1886, entre toutes les doctrines qui ne se réclament que de la raison, quel choix ferez-vous ? Vous avez choisi, et vous ne pouviez pas faire autrement, la doctrine qui a le plus de racines dans le pays, je veux parler du spiritualisme traditionnel.. .. Vous êtes l'État, et vous ne pouvez faire qu'une chose : traduire pour l'enfant la conscience moyenne du pays . J 'en tends que l'on ne peut guère enseigner dans les écoles d'État que les opinions les plus généralement répandues dans le pays; mais j'ajoute que ce spiritualisme, qui es t votre doctrine d'État, est contesté par un très grand nombre d'esprits; il est répudié par l'élite - à tort ou à raison, je n'ai pas à me prononcer là-dessus - par l'élite intellectuelle de l'Europe .... » . Bon prophète, Jaurès prévoyait dès 1886 l'évolution intellectuelle des grandes villes. Des difficultés y éclateront, disait-il, quand « les travailleurs se seront approprié les résultats généraux de la critique et de la science ». Et il ajouait : « Dans ces grandes villes, le spiritualisme ne peut être la règle exclusive des esprits et le dogme scolaire ». Jaurès proposait une décentralisation scolaire. Il se montrait partisan d'une certaine autorité des communes, afin de permettre un contact fécond entre les familles et l'école. L'enseignement ne seraitil pas ainsi mieux approprié à la diversité des esprits? Ainsi pensait le Jaurès de 1886; ainsi pensent aujourd'hui quelques-uns des chefs de l'opposition catholique. Le moins qu'on puisse dire de ces conceptions décentralisatrices, c'est qu'elles excluent, ou presque, toute éducation nationale et commune, et que cette variété serait un encouragement aux tyrannies locales, aux passions municipales, aux entreprises intolérantes. Mais de cette thèse de Jaurès , appliquée au sujet qui m'occupe, retenons que l'enseignement moral donné à l'école publique doit être assez précis pour être efficace, mais assez large et assez souple pour permettre, tout en munissant les enfants de règles claires et de conseils certains, à la diversité des préférences familiales de s'y reconnaitre et de s'y accorder. Déjà, le 21 décembre 1880, lors de la discussion à la Chambre de l'article 1 de la loi 1882, de Lacretelle avait déposé un amendement qui inscrivait dans le projet de loi un enseignement « de notions sur
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l'existence de Dieu ». J'ai dit l'attitude du gouvernement. Mais Maigne lui-même, bien que théiste, vint combattre cet amendement en contradiction avec le principe de la neutralité 1 • Au surplus, cette neutralité scolaire n'était-elle pas impraticable? Le 26 octobre 1.886, Monseigneur Freppel prononçait à la Chambre contre cette neutralité, contre ce spiritualisme obligatoire un discours que je tiens à reproduire, tel qu'il est au Journal officiel du 27 octobre 1.886. C'est un réquisitoire émouvant contre l'impossible neutralité. J'ai souligné un passage que j'estime irréfutable. « ... Je ne vois pas en bonne logique de milieu possible entre l'école confessionnelle, telle qu'elle existait avant vous, et l'école athée .... Ou bien l'enseignement primaire sera donné dans les écoles conformément aux principes de la religion de la grande majorité des Français, et dans les écoles dissidentes suivant les croyances des minorités; en d'autres termes, l'école des catholiques sera catholique, l'école des protestants protestante, l'école des israélites israélite, l'école des libres penseurs libre penseuse; ou bien l'enseignement primaire sera fatalement conduit à faire abstraction de toute doctrine religieuse, de toute doctrine philosophique, quelle qu'elle soit, spiritualiste ou non. En saine logique, je le répète, il n'y a pas de milieu. Et cependant, vous avez cherché un milieu, et ce milieu vous croyez, M. le Ministre, l'avoir trouvé. « M. LE MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE. C'est le Conseil supérieur qui l'a trouvé, j 'ai eu l'honneur de vous le dire. « M. FREPPEL. - Permettez 1 vous venez de soutenir cette idée à la tribune, et par conséquent j'ai le droit de la discuter. « M. LE MINISTRE. - Oui, je l'ai soutenue après lui « M. FREPPEL. - Vous avez cherché, dis-je, un milieu, et vous croyez l'avoir trouvé. Car vous voulez échapper à l'école athée, à l'école sans Dieu, et vous vous en défendez comme d'une calomnie. Donc, il ne s'agit plus d'école neutre, dans le sens où l'entendait M. Paul Bert, mon contradicteur d'il y a deux ans. C'es t le déisme, séparé de la révélation divine, qui devra devenir le dogme fondamental de l'enseignemen t primaire. Toutes les écoles publiques, si je vous ai bien compris, devront être dirigées conformément au spiritualisme séparé de la révélation divine; en d'autres termes, la religion que l'on devra, selon vous, enseigner dans l'école primaire, c'est la religion du Vicaire Savoyard, suivant l'expression dont s'est servi M. Ferrouillat au Sénat, et qui est parfaitement exacte. « M. LE RAPPORTEUR. - Cela vaut mieux que celle du Syllabus.
1. Journal officiel, 22 décembre 1880, p. 12 684.
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« M. FREPPEL. - ... J'ai le droit de dire qu'il ne valait pas la peine de bannir la religion chrétienne des écoles primaires pour y introduire la profession de foi du Vicaire Savoyard. " Et en effet de quel droit, au nom de quel principe de neutralité introduisez-vous dans l'école primaire le dogmatisme de votre façon, cette philosophie d'État, cette religion d'État? Ah! Je ne l'ignore pas, pressé par nos arguments, vous voulez échapper à l'école athée, à l'école sans Dieu, que vous savez fort bien être l'épouvantail de nos populations chrétiennes; mais vous n'y échapperez pas. " Vous êtes acculés à l'athéisme .... Ou bien vous êtes obligés de revenir à l'école confessionnelle, telle qu'elle existait avant vous, catholique pour les catholiques, protestante pour les protestants, israélite pour les israélites , libre penseuse pour les libres penseurs, là où les libres penseurs voulaient fonder une école. " Je le sais bien, vous cherchez à faire illusion au pays par votre prétendu spiritualisme, vous voulez donner le change à l'opinion publique; vous ne voulez pas que nous puissions dire aux populations que vos écoles seront des écoles athées, des écoles sans Dieu. Nous le dirons, néanmoins, nous ne cesserons de le répéter, et à bon droit. « ... Il suffit que, dans votre école, il y ail un ou deux enfants appartenant à des parents matérialistes , positivistes ou athées, pour que, d'après vos principes, vous n'ayez pas le droit d'y enseigner votre spiritualisme. Les mêmes raisons que vous avez alléguées pour bannir le catéchisme de l'école, on les fera valoir contre votre spiritualisme d'État, contre cette nouvelle religion d'État.. .. Et alors, de deux choses l'une, ou bien vos écoles seront logiquement, forcément des écoles athées , des écoles sans Dieu, dans le sens le plus absolu du mot ... etc, ... ou bien vous serez obligés d'en revenir à l'école confessionnelle que je définissais tout à l'heure .... » Et il concluait : " La loi ici n'a d'autre but que de déchristianiser la France. » Si, par l'introduction des « devoirs envers Dieu » dans l'enseignement moral, Jules Ferry et les rédacteurs du programme avaient espéré rassurer, calmer ou contenir l'opposition catholique, l'avertissement de Freppel ne leur laissait aucune illusion. Si, comme je crois assurément, ils avaient plutôt obéi à la fois à leurs propres préférences spiritualistes et au sentiment qu'elles étaient aussi celles de la majorité française, il reste hors de doute qu'ils sacrifiaient une minorité de familles et d'enfants et, dans une certaine mesure, prétendaient immobiliser la conscience nationale dans un spiritualisme traditionnel et conservateur. Conçu pourtant comme un facteur de conciliation nationale, ce spiritualisme divisait la France
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encore au moment même où le Parlement en débattait, et mettait le personnel enseignant dans une situation fausse dont il sortirait de lui-même bientôt. Quoi qu'on pense du législateur de 1882, de son audace ou de sa timidité, de sa clairvoyance ou de ses illusions, toute la question est pour nous de savoir présentement si ce régime scolaire est en harmonie avec les tendances de la France actuelle; et si non , dans quel sens et comment il faut l'amender. Avec le temps , une certaine confusion s'est établie dans les milieux officiels sur la conception de la neutralité scolaire telle que l'avaient entendue Jules Ferry et ses collaborateurs, et telle qu'elle est inscrite au programme de l'école publique présentement encore. Ceux qui survivent de cette génération novatrice, tel M. Ferdinand Buisson, savent à l'occasion rappeler aux ministres insuffisamment informés ce que voulut Ferry, c'est-à-dire la loi même de 1882. Il y a une façon de concevoir et de défendre la neutralité qui en réalité la modifie radicalement. On l'a bien vu encore au cours des discusssions qui se sont reproduites à la Chambre des députés du 15 mars au 21 juin 1913. M. Groussau posa cette simple question à M. Barthou, ministre de l'instruction publique : « La neutralité doit être l'application des promesses faites en 1882. On a·déclaré alors que l'enseignement des écoles publiques respecterait les sentiments religieux des familles et on inscrit dans le programme de morale les devoirs envers Dieu .... Je vous demande, monsieur le Président du Conseil , si vous entendez la neutralité scolaire comme l'indiquaient les auteurs de la loi de 1882, si vous appliquez leurs promesses et leur programme de morale. » Question nette et légitime. Que répondit le ministre? « Vous estimez que c'est respecter et pratiquer la neutralité scolaire que d'enseigner aux élèves les devoirs envers Dieu; j'estime que donner comme instructions aux instituteurs d'enseigner cette partie de l'enseignement religieux que l'on appelle les devoirs envers Dieu, ce serait, au contraire, le moyen le plus certain de violer la neutralité scolaire .... Il ne faut pas qu'on puisse conclure de mes déclarations qu'un instituteur aurait le droit de prononcer dans son école, dans sa chaire, des paroles dirigées soit contre l'existence de Dieu, soit contre telle religion déterminée 1 • » Ou bien M. Barthou n'était pas instruit des circonstances et des conditions dans lesquelles le chapitre des « devoirs envers Dieu» avait été rédigé en 1882-1883, ou bien, renseigné sûrement, c'est à Jules Ferry et aux rédacteurs du programme que s'adressait sa réponse, et non à M. Groussau.
1. Voir le Journal officiel du 12 juin 1913.
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M. Buisson , président de la Commission d'enseignement, ne manqua point de rappeler à la Chambre, au cours de la même séance, comment Ferry avait posé et résolu le problème des « devoirs envers Dieu. » Mais il n'a pu détruire l'impression laissée par la déclaration de M. Barthou. Le 9 août, dans le Manuel général de l'instruction primaire, qu'il dirige, M. Buisson est revenu sur la question : je crois utile de reproduire ici son article intégralement 1 • « A la suite des déclarations faites à la Chambre par M. le président du Conseil, ministre de !'Instruction publique, on nous demande s'il y a quelque chose de changé dans les programmes officiels de l'enseignement primaire public. « Nous répondons : non. Il y a seulement, et fort heureusement, une recommandation ministérielle de plus, répétant avec une netteté particulière la lettre et l'esprit des programmes de 1882 et 1887, toujours en vigueur. « Qu'a voulu M. Barthou? Couper court à une équivoque habilement imaginée. « Pour embarrasser l'instituteur, on prétendait lui faire croire que, ayant à parler des « devoirs envers Dieu », il aurait un minimum d'enseignement à donner sur « l'existence et les attributs de Dieu ,1. Or, c'est précisément ce que les textes lui interdisent de la façon la plus expresse. « Les textes sont formels. <t Sa mission, disent-ils , est bien déli~ mitée : il prend ces enfants, tels qu'ils lui viennent, avec leurs " idées et leur langage, avec les croyances qu'ils tiennent de la (( famille, et il n'a d'autre souci que de leur apprendre à en tirer ,, ce qu'elles contiennent de plus précieux au point de vue social: (( les préceptes d'une haute moralité... , ce culte général da bien , <( du beau, · du vrai, qui est aussi une forme et non la moins pure " du sentiment religieux. » (( Pour qu'aucune hésitation ne fût possible, c'est dans le corps même du programme officiel que Jules Ferry fit insérer une définition strictement limitative de ces mots : t( devoirs envers Dieu ». Cet enseignement, y est-il dit, SE BORNE A DEUX POINTS. - Lesquels? Voici la réponse textuelle : « D'abord, l'instituteur apprend à l'enfant à ne pas prononcer légè( rement le nom de Dieu, à environner de respect cette notion d'un ( (( Dieu, cause première, être parfait, même si elle lui est présentée (( sous des formes très différentes de celles de sa propre religion. tt Ensuite, et sans s'occuper des prescriptions spéciales aux « diverses communions, l'instituteur fait comprendre et sentir à
1. N• du 9 août i913 (Hachette) : Les • Devoirs envers Dieu •.
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l'enfant que le premier hommage qu'il doiL à la divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa con« science et sa raison. » « Ces deux règles subsistent, elles subsisteront autant que l'école laïque. On en pourra modifier l'énoncé s'il prête à critique, mais on maintiendra le fond. « Sans doute l'instituteur ne donne pour base à . ses leçons de morale aucune doctrine confessionnelle, pas même celles qui se rapportent à l'idée de Dieu. Mais est-ce une raison pour qu'il paraisse en enseigner le mépris ? Au contraire. Les rédacteurs du programme ont pensé que la morale indépendante, plus qu'une autre, doit tenir à faire entrer dans l'éducation un élément de respect que nul libre penseur ne voudrait supprimer : - respect du sentiment religieux à travers la diversité des religions; - respect des systèmes et des symboles sous lesquels l'humanité a successivem ent exprimé sa conception de l'idéal ; - et, par suite, respect de toutes les convictions, même opposées aux nôtres; - respect enfin de la première de toutes les révélations , celle de la conscience et de la raison. « Pour s'élever contre ces prescriptions, il faudrait être atteint de l'espèce de rage ou de phobie que nous prêtent certains détracteurs de l'école laïque: ils se figurent que nous avons juré d'effacer le mot Dieu du dictionnaire et de monter si bien la garde autour de nos élèves qu'ils arriveront à l'âge d'homme sans l'avoir jamais vu ni entendu, ce mot, ou sans avoir jamais demandé ce qu'il peut bien signifier. « Du moment que cette ineptie est de leur cru et non du nôtre, qu'avons-nous à faire? - Exactement ce que dit M. Barthou après Jules Ferry : nous garder de donner à l'école primaire aucun enseignement dogmatique sur un suj et qu'il ne nous appartient pas de traiter. Mais, en témoignant les mêmes égards pour les croyances diverses de toutes les familles , prémunir leurs enfants contre l'esprit de moquerie, d'intolérance ou de haine, appliqué à une des idées qui ont joué le plus grand rôle dans la vie du genre humain. » Le commentaire est net, d'ailleurs habile : il reprend et retire ce que M. Barthou a concédé, à savoir qu'enseigner les « devoirs envers Dieu », c'est violer la neutralité.... Mais M. Buisson sait, mieux que personne, que la majorité du personnel enseignant, sinon la majorité du pays, pense sur ce point exactement com me M. Barthou pensait le jour où il cédait ainsi à la logique de la neu· tralité plus qu'à celle du législateur de 1882 1 • Une enquête impartiale établirait qu'en général les« devoirs envers
L Voir de même Je discours de Jaurès à la Chambre, le 31 janvier i9!0, en r éponse a ussi aux déclarations de M. Piou; voir notamment le passage relatif ÎI ln notion de Dieu.
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Dieu » ne sont pas enseignés dans nos écoles primaires, pour des raisons délicates, tirées du scrupule même qu'ont les maîtres d'observer la neutralité scolaire loyalement. Voilà le fait contemporain quelque opinion qu'on en ait. Cette transformation s'es t faite sans bruit et sans aucun scandale, dans les manuels mêmes que les maîtres mettent entre les mains de l'enfant, et dans leurs propres leçons. Bien vite, instituteurs et institutrices ont senti que, mal préparés à traiter cette partie du programme, exposés aussi aux interprétations malveillantes des familles, les croyantes et les libres penseuses, et soucieux toujours d'observer la neutralité scolaire à laquelle tout, dans l'école, les convie, ils ont laissé tomber ce chapitre, purement et simplement; et je plaindra:s celui qui verrait dans cette tradition déjà lointaine une profession de foi agressive d'athéisme ou d'irréligion. Un inspecteur primaire m'écrit : « J 'ai assisté à plusieurs leçons faites sur ce sujet par de bons maîtres. Voici, en quelques mots, ce que j'ai entendu développer : Tous les peuples, à toutes les époques de l'histoire, ont cru à l'existence d'un. ou de plusieurs êtres supérieurs, maîtres de tout et de tous; pour plaire à ces êtres, pour conjurer leur colère, on leur adresse des prières, on leur fait des sacrifices , on leur rend des hommages, etc. Au fur et à mesure que la civilisation s'est développée, la conception de l'être divin s'est épurée et aujourd'hui l'on considère Dieu comme le souverain bien, l'extrême justice et l'extrême bonté. Conséquence : tous ceux-là sont agréables à Dieu qui sont bons et justes. » Remarquons que, même dans ces leçons, il ne s'agit pas d'un enseignement de nos « devoirs envers Dieu »; c'est beaucoup plus une explication de l'idée de Dieu que l'exhortation à remplir des devoirs déterminés envers ce Dieu. Cela n'est plus, pour qui veut bien y regarder d'un peu près, le sens qu'attachait à cette partie du programme scolaire le rédacteur de :1882. La déclaration de M. Barthou, que j'ai citée plus haut, a fortifié les instituteurs dans le sentiment que ce chapitre, au demeurant très délicat à traiter, n'est pas conciliable avec la neutralité scolaire; d'autres s'en sont trouvés gênés, et, depuis, mal à l'aise pour enseigner les devoirs envers Dieu là où ils le faisaient encore. Un instituteur écrit : « J'enseigne les devoirs envers Dieu, afin de me conformer au programme officiel. Mais, personnellement, je ne verrais aucun inconvénient à la suppression de ce chapitre puisqu'il est bien entendu que, dans notre esprit, Dieu, c'est le Bien absolu vers lequel concourent toutes les leçons de morale. » Mais voici l'avis d'un autre : « Je n'enseigne plus les « devoirs envers Dieu » depuis l'application de la loi de séparation ». Et cet autre jugement :
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l'enfant que le premier hommage qu'il doil à la divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa con« science et sa raison. » « Ces deux règles subsistent, elles subsisteront autant que l'école laïque. On en pourra modifier l'énoncé s'il prête à critique, mais on maintiendra le fond. « Sans doute l'instituteur ne donne pour base à . ses leçons de morale aucune doctrine confessionnelle, pas même celles qui se rapportent à l'idée de Dieu. Mais est-ce une 'raison pour qu'il paraisse en enseigner le mépris? Au contraire. Les rédacteurs du programme ont pensé que la morale indépendante, plus qu'une autre, doit tenir à faire entrer dans l'éducation un élément de respect que nul libre penseur ne voudrait supprimer : - respect du sentiment religieux a travers la diversité des religions; - respect des systèmes et des symboles sous lesquels l'humanité a successivement exprimé sa con· ception de l'idéal; - et, par suite, respect de toutes les convictions, même opposées aux nôtres; - respect enfin de la première de toutes les révélations, celle de la conscience et de la raison. « Pour s'élever contre ces prescriptions, il faudrait être atteint de !'espèce de rage ou de phobie que nous prêtent certains détracteurs de l'école laïque: ils se figurent que nous avons juré d'effacer le mot Dieu du dictionnaire et de monter si bien la garde autour de nos élèves qu'ils arriveront à l'âge d'homme sans l'avoir jamais vu ni entendu, ce mot, ou sans avoir jamais demandé ce qu'il peut bien signifier. « Du moment que cette ineptie est de leur cru et non du nôtre, qu'avons-nous à faire? - Exactement ce que dit M. Barthou après Jules Ferry : nous garder de donner à l'école primaire aucun enseignement dogmatique sur un sujet qu'il ne nous appartient pas de traiter. Mais, en témoignant les mêmes égards pour les croyances diverses de toutes les familles, prémunir leurs enfants contre l'esprit de moquerie, d'intolérance ou de haine, appliqué à une des idées qui ont joué Je plus grand rôle dans la vie du genre humain. » Le commentaire est net, d'ailleurs habile : il reprend et retire ce que M. Barthou a concédé, à savoir qu'enseigner les << devoirs envers Dieu », c'est violer la n eutralité .... Mais M. Buisson sait, mieux que personne, que la majorité du personnel enseignant, sinon la majorité du pays, pense sur ce point exactement comme M. Barthou pensait le jour où il cédait ainsi à la logique de la neutralité plus qu'à celle du législateur de 1.882 1 • Une enquête impartiale établirait qu'en général les« devoirs envers
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L Voir de même le discours de Jaurès à la Chambre, le 21 janvier i910, en réponse au ssi aux déclarations de M. Piou; voir notamment le passage relatif il ln notion de Dieu.
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Dieu » ne sont pas enseignés dans nos écoles primaires, pour des raisons délicates, tirées du scrupule même qu'ont les maîtres d'observer la neutralité scolaire loyalement. Voilà le fait contemporain quelque opinion qu'on en ait. Cette transformation s'est faite sans bruit et sans aucun scandale, dans les manuels mêmes que les maîtres mettent entre les mains de l'enfant, et dans leurs propres leçons. Bien vite, instituteurs et institutrices ont senti que, mal préparés à traiter cette partie du programme, exposés aussi aux interprétations malveillantes des familles, les croyantes et les libres penseuses, et soucieux toujours d'observer la neutralité scolaire à laquelle tout, dans l'école, les convie, ils ont laissé tomber ce chapitre, purement et simplement; et je plaindra: s celui qui verrait dans cette tradition déjà lointaine une profession de foi agressive d'athéisme ou d'irréligion. Un inspecteur primaire m'écrit : « J'ai assisté à plusieurs leçons faites sur ce sujet par de bons maîtres. Voici, en quelques mots, ce que j'ai entendu développer : Tous les peuples, à toutes les époques de l'histoire, ont cru à l'existence d'un. ou de plusieurs êtres supérieurs, maîtres de tout et de tous; pour plaire à ces ètres, pour conjurer leur colère, on leur adresse des prières, on leur fait des sacrifices, on leur rend des hommages, etc. Au fur et à mesure que la civilisation s'est développée, la conception de l'être divin s'est épurée et aujourd'hui l'on considère Dieu comme le souverain bien, l'extrême justice et l'extrême bonté. Conséquence : tous ceux-là sont· agréables à Dieu qui sont bons et justes. )) Remarquons que, même dans ces leçons, il ne s'agit pas d'un enseignement de nos « devoirs envers Dieu )) ; c'est beaucoup plus une explication de l'idée de Dieu que l'exhortation à remplir des devoirs déterminés envers ce Dieu. Cela n'est plus, pour qui veut bien y regarder d'un peu près, le sens qu'attachait à cette partie du programme scolaire le rédacteur de 1882. La déclaration de M. Barthou, que j'ai citée plus haut, a fortifié les instituteurs dans le sentiment que ce chapitre, au demeurant très délicat à traiter, n'est pas conciliable avec la neutralité scolaire; d'autres s'en sont trouvés gênés, et, depuis, mal à l'aise pour enseigner les devoirs envers Dieu là où ils le faisaient encore. Un instituteur écrit : << J'enseigne les devoirs envers Dieu, afin de me conformer au programme officiel. Mais, personnellement, je ne verrais aucun inconvénient à la suppression de ce chapitre puisqu'il est bien entendu que, dans notre esprit, Dieu, c'est le Bien absolu vers lequel concourent toutes les leçons de morale. )) Mais voici l'avis d'un autre :· « Je n'enseigne plus les « devoirs envers Dieu)) depuis l'application de la loi de séparation )). Et cet autre jugement :
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« Par mesure de prudence, nous n'abordons pas cette question : nous pourrions blesser les convictions de quelques élèves, fils d'ouvriers franchement libres penseurs ». Voici qui est franc aussi : « Nous ne parlons pas des, devoirs envers Dieu, car notre cours ayant pour but d'inspirer ~ l'enfant la pratique du bien parce que c'est le bien, nous estimons qu'il n'a pas besoin d'avoir pour couronnement l'étude des« devoirs envers Dieu». D'ailleurs, le prêtre est tout désigné pour cela. >) Un maître commente comme suit ces devoirs à ses élèves. « Toutes les sanctions dont je viens de vous parler sont imparfaites et insuffisantes. Donc il n'y a pas en cette vie un accord parfait entre la vertu et le bonheur : d'où la croyance à une sanction vraime~t équitable et réparatrice qui interviendrait dans une vie future, distribuée à nos âmes immortelles par un juge infaillible. » Un instituteur écrit : « Dans Dieu, je fais considérer le créateur, l'être parfait, idéal, dont l'œuvre est trop admirable pour ne pas attirer notre respect. Toute idée dogmatique est bannie de mon enseignement, essentiellement laïque et libre de tout principe confessionnel. » D'autres maîtres confient leurs craintes, leur incompétence, leur indécision, leur manque de convictions aussi . « Nous avons cru plus sage de ne pas nous aventurer sur ce terrain délicat. Loin de nous la pensée de supprimer de parti pris tout ce qui, de près ou de loin, peut se rapporter à ce sujet et toucher, plus ou moins directement, à ce qui est du domaine habituel des religions. Si, au cours d'un devoir ou d'une lecture, l'occasion se présente de fournir une explication, nous le faisons avec la prudence et la réserve recommandées par les instructions officielles. Mais nous ne faisons pas de leçon spéciale. » Dans certaines écoles, le chapitre des « devoirs envers Dieu » est remplacé par une ou plusieurs leçons sur << les croyances religieuses». Voici, un résumé, à titre d'exemple , de deux leçons ainsi conçues: « i Tous les peuples, non tous les hommes, ont des croyances sur l'au-delà. Ces croyances forment les religions . Toutes croient être l'émanation de la vérité. L'homme croyant, quelle que soit sa religion, et l'homme incroyant sont respectables s'ils sont honnêtes. « 2° Toutes les religions enseignent l'existence d'un Être _suprême. Toutes lui rendent hommage par des cultes différents et des cérémonies diverses. « Le catholique, le musulman, le juif, le bouddhiste, 1e libre penseur et l'athée sont également estimables, s'ils s'efforcent de faire le bien et s'ils évitent toujours le mal. » Nous voici loin, convenons-en, de la pensée du législateur de 1882. Et qui parlerait aujourd'hui d'un enseignement, véritable et
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proprement dit, de devoirs envers Dieu? Ou bien on les a tus; ou bien on substitue à ce chapitre des considérations plus ou moins autorisées et claires sur les croyances humaines, les religions, les cultes; ou bien on ne dit rien de tout cela. Que faire? Imposer aux instituteurs et aux institutrices !'applications stricte du programmè officiel? Mais ce sont la plupart des familles qui protesteraient I Croyants ou libres penseurs s'accordent plutôt aujourd'hui sur la nécessité de faire le silence, à l'école, SUT toutes ces questions. Supprimer purement et simplement le chapitre des « devoirs envers Dieu » du programme officiel lui-même? Mais quelle lacune pourtant, dans notre éducation publique, si à aucun moment l'instituteur n'instruit l'enfant au moins de la diversité des croyances humaines et de la foi en Dieu, . qui anime tant d'hommes encore! Laissera-t-on toute latitude au maître qui, selon ses convictions, selon les nécessités locales, selon ses élèves, à son gré, traiterait ou ne traiterait point le chapitre des ,, devoirs envers Dieu »? Mais il n'y aurait plus d'enseignement moral vraiment national et public; et qui ne voit que cette solution implique aussi pour le maître le droit d'intervenir de sa personne, peut-être indiscrètement, ou pour ou contre, dans ces leçons d'ordre si délicat? Le problème veut être examiné sans passion. Je ne le crois point insoluble. Il me paraît en effet inacceptable de prendre pour règle pratique les dispositions personnelles, religieuses ou philosophiques, des instituteurs et des institutrices. Que J. Ferry ait eu ce souci vers 1880, c'était en un sens sagesse politique et ménagement; mais ce point de vue ne peut être celui du législateur de 1.915. Voyez déjà l'équivoque. Décider que Dieu et les devoirs envers Dieu seraient enseignés même sommairement, par voie d'affirmation, sans discussion , ni démonstration, ni critique, c'était ipso facto exclure moralement de l'école l'instituteur et l'institutrice athées. On ne peut exiger d'un athée qu'il enseigne sérieusement, gravement, la notion théiste, qu'il n'accepte point pour lui-même, ni pour ses enfants, et qui peut-être lui paraît erronée, sinon périlleuse, pour la conscience individuelle et la moralité sociale. Ou bien c'est qu'on admet que l'enseignement des devoirs envers Dieu n'est qu'une sorte de formalité : tout ce que nous avons appris, de la bouche même de J. Ferry, prouve au contraire que les rédacteurs du programme spiritualiste étaient très sincères; ils souhaitaient que ces devoirs fussent enseignés scrupuleusement. A tout le moins, il paraît très désirable que le maître chargé d'un tel enseignement soit lui-même spiritualiste convaincu. Dès lors,
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pourquoi le Sénat rejeta-t-il, dans sa séance du 3i mars i886, l'amendement suivant, déposé par un membre de la droite, M. de Gavardie: « Ne pourra exercer les fonctions d'instituteur quiconque aura fait profession publique d'athéisme »? Était-ce simplement pour ne point donner satisfaction à une intervention, trop intéressée, de l'opposition catholique? Le principe d'une instruction morale obligatoirement spiritualiste exclut le maître athée, entendez l'athée notoire, conscient, avoué, s'il n'a pas la loyauté de s'exclure de luimême ; et moralement au moins l'État a le droit, disons le devoir, de s'assurer que les instituteurs professent le spiritualisme que l'école publique a mission d'enseigner. Sinon, quelles contradictions et quell e comédie! Et qu'attendre de leçons ainsi conçues et données? Eu choisissant la doctrine spiritualiste, soit qu'il la considérât comme conforme à " l'immense majorité » des Français et des maîtres, soit qu'il l'estimât plus propre à favoriser la moralité publique, le législateur de i882 prenait l'engagement tacite, d'ailleurs sans y bien songer, d'entretenir dans le personnel enseignant la tradition spiritualiste et théiste au nom de laquelle Ferry et le Conseil supérieur de l'instruction publique avaient inscrit au programme les « devoirs envers Dieu 1 » . Et les préférences de l'administration universitaire, elle-même ramenée par devoir et par fonction au statut scolaire de i882, iraient naturellement aux instituteurs qui, enseignant en effet les devoirs envers Dieu, le font avec leur pensée et tout leur cœur. « Il ne faut pas parler de Dieu, dit Michelet, ou en parler clairement. Telle est la force féconde de ce seul nom que, mal dit, il sera horriblement fécond de maux et d'erreurs 2 • >> Or, l'instituteur - on le lui a dit - n 'a pas à donner de notions sur Dieu, à expliquer ce que ce nom à la fois doux et redoutable implique d'idées communes et de formes diverses; il enseigne : i Dieu existe; 2° et voici vos devoirs envers Dieu. Quelle valeur et quel intérêt un tel enseignement peut-il bien présenter si le maître n'est lui-même convaincu, ou pour des enfants que leur famille a élevés en dehors des Églises et sans Dieu? On pense atténuer cette équivoque, lever cette contradiction en ramenant le chapitre des devoirs envers Dieu à un très modeste objet. M. Ferdinand Buisson, par exemple, a écrit à la suite des longues discussions parlementaires sur la neutralité en i9i0 : « Et la question tant controversée des devoirs envers Dieu? Tous nos lecteurs savent à quels termes se réduisait ce fameux article du
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i. J'ai montré plus haut que des hommes comme Lichtenberger et Jacoulet l'entendaient ainsi. 2. Histoire de la Révolution, II, p. 378.
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programme. Il était interdit à l'instituteur de faire un cours sur la nature et les attributs de Dieu. Le programme limitait à deux points exclusifs cet enseignement : 1. le respect de l'idée de Dieu sous quelque forme qu'elle se présente; 2° la recherche des lois de Dieu par la conscience et la raison. » Sans doute : mais cet effort même démontre que la croyance en Dieu est d'abord familière à l'enfant; et plus le maître s'ingénie à ne point entrer dans une discussion sur l'existence de Dieu, plus il semble prendre Dieu comme un fait qui, au cœur même de l'institution scolaire, échappe à toute critique comme à toute curiosité et à tout scepticisme. Est-ce libéral? Est-ce enseignement républicain? En fin de compte, et abstraction faite de cette constatation même, quelle efficacité peut-on espérer d'un enseignement ainsi réduit et limité, qu'on restreint, qu'on humilie, pour défendre plus à l'aise son droit même d'exister? Enseignement sans substance, sans couleur, inutile sans doute, même si le maître et si les élèves sont des croyants, familiarisés ailleurs avec la divinité par les pratiques d'un culte confessionnel; et si ce maître, ces élèves ne sont ni croyants ni adeptes d'une église, leçons plus vaines encore, de toute évidence. Sans parler du risque qu'il y a toujours, dans une école élémentaire, à parler de Dieu dans de telles conditions. Intolérant encore dans son critère, sans vertu dans ses effets pédagogiques en tous les cas, ou trop ambitieux dans son dessein , ou trop modeste en son programme, quel crédit reste-t-il aujourd'hui à cet enseignement des « devoirs envers Dieu » là où l'école publique ne l'a pas encore abandonné? Il est permis d'écrire que ce spiritualisme scolaire n'est plus adapté à la conscience française : la majorité spiritualiste - qu'il s'agisse des familles ou qu'il s'agisse des instituteurs - sur laquelle Ferry et ses collaborateurs ont fondé l'école neutre de 1.882 a cessé d'être« l'immense majorité ». Les uns s'en affligent et s'en irritent; d'autres s'en sont félicités , la plupart s'en accommodent, plutôt indiITércnts ou distraits. C'est le fait même , non l'attitude, qui importe quand on éprouve la convenance de l'éducation publique au pays . La séparation de l'État et des Églises a consommé la rupture d'une tradition religieuse et philosophique officielle, avec le consentement de « l'immense majorité » des Français : indication décisive , et fait nouveau dont nous ne voyons pas encore toutes les conséquences scolaires. Le régime concordataire imposait à la France, en bonne logique, une certaine conception de l'éducation publique quant aux problèmes de la conscience religieuse. La dénonciation du Concordat implique plus d'aisance, de liberté, d'indépendance dans
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la vie scolaire publique. Soit que la préoccupation de Dieu et du divin ait perdu de son intérêt et de sa puissance chez-nous, soit plutôt que la nation républicaine n'en fasse plus dépendre la moralité, privée ou sociale, on peut hardiment affirmer que la France verra sans surprise ni appréhension - ne le réclame-t-elle point déjà clairement? - l'école publique, au degré primaire obligatoire, instituer une instruction morale dont les « devoirs envers Dieu )) ne soient plus le couronnement. Est-ce progrès? Est-ce déchéance? Affaire de point de vue; mais le droit de la nation républicaine à reviser ses institutions scolaires et à se donner une éducation qui lui agrée n'est point contestable. Je ne crains pas que l'esprit humain, pour parler comme Jaurès à la Chambre le 21. janvier 1.91.0, perde << l'habitude des hauteurs ». Répondant à l'accusation d'athéisme que M. Piou venait de formuler contre les écoles primaires, Jaurès disait : « Est-ce que vous avez beaucoup cru, est-ce que vous pourriez croire à la vertu éducatrice de ce Dieu de transition, de ce Dieu centre gauche ... ». Le mot est un peu sévère, mais joli. Dieu de transition: Jules Ferry, je l'ai montré, prévoyait lui-même - je ne dis point acceptait sans répugnance ni inquiétude - une évolution dans le sens d'une critique plus hardie; mais ses collaborateurs s'en accommodaient encore moins que lui. Et quand Jaurès ajoutait : cc C'était une sorte de compromis entre le Dieu des chrétiens qu'on ne voulait pas maintenir et le Dieu plus hardi du panthéisme et du monisme qu'on n'osait pas introduire », ce jugement est inexact en ce qui concerne les collaborateurs de Jules Ferry et l'administration universitaire qu'ils inspirèrent en 1.882. La neutralité de 1.882 n'était point cela essentiellement. Aussi ne puis-je davantage suivre Jaurès quand il ajoutait, à la même séance : « Les instituteurs ont eu le sentiment, ils ont eu l'instinct qu'il y avait là une sorte de transition politique - oh! pratiquée de très bonne foi 1 - Ils se sont bien rendu compte que ni Paul Bert, ni Ferry, qui étaient des positivistes, ne pouvaient introduire Dieu avec beaucoup de ferveur; et ils ont eu assez de respect pour Dieu pour ne pas pratiquer seulement envers lui les devoirs de politesse. )) Si le personnel enseignant a en effet ce sentiment, cet instinct, Ferry et ses amis portent la grave responsabilité d'une équivoque et, dans une certaine mesure, d'une improbité. Mais ce n'est point là le sentiment de l'immense majorité des maîtres : ils ont spontanément élargi et complété la notion d'une neutralité que les réformateurs de 1.882 n'avaient ni voulu ni osé faire complète. Personne ne s'y est trompé. Non, je n'approuve point, et le déclare fermement, que le législa·
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teur de 1882 et les rédacteurs du programme d'enseignement moral aient fondé l'introduction du spiritualisme à l'école publique, pourtant neutre, sur les dispositions spiritualistes du personnel enseignant, et s'en soient remis à lui du soin de préparer la transition dans le sens d'une évolution plus audacieuse. A aucun moment une nation républicaine ne peut laisser ses instituteurs décider euxmêmes de ce que sera l'organisation scolaire, la tendance de l'école publique et l'âme de ses leçons. L'instituteur républicain est et reste, dans des conditions et avec des garanties personnelles à bien définir, le serviteur de la nation républicaine. Je suis convaincu que le parti républicain de 1880, avec lequel J. Ferry avait à compter, nourrissait plutôt l'espérance un peu naïve d'arrêter à ce spiritualisme non confessionnel, mais théiste, l'évolution de la pensée française. La conscience publique a pourtant évolué : une fois de plus s'est révélée l'impuissance des lois à fixer l'âme d'un peuple au deJà de quelques années. La presse réactionnaire a fait, ne cesse de faire grand état d'une campagne de quelques instituteuts, à Paris par exemple, et aussi de la Ligue de l'Enseignement , contre tous les manuels scolaires qui affirmaient, conformément aux programmes de 1882, Dieu et les devoirs envers Dieu. De même elle a fort malmené, mi-railleuse e.t mi-indignée, plus prompte à maudire qu'à comprendre l'intention tolérante, le très modeste petit volume où, en 1904, j'ai noté quelques réflexions sur ce sujet, quelques propo. sitions très sincères et que je croyais, que je crois encore, très pratiques 1 • Il est possible que dans leur zèle à expurger les manuels tout à coup, et publiquement, des éditeurs ou des auteurs aient aussi montré un empressement puéril et peu digne, et, pour reprendre un mot judicieux de Jaurès , donné l'exemple de« polémiques subalternes» . Mais s'il est facile de signaler quelques exagérations çà et là, il serait plus équitable de dire à quels mobiles supérieurs, à quel fier souci de véritable neutralité obéissaient la Ligue de l'Enseignement et quelques universitaires généreux. Il y a là des scrupules honorables, que certain parti ne veut pas sentir; et le parti républicain a suivi ces efforts avec attention, sentant bien qu'il y avait quelque chose à changer, à parfaire dans nos écoles primaires. A son XXI• Congrès national, tenu à Caen en 1901, la Ligue de l'Enseignement consacra à cette grave question une étude très attentive 2 • M. Berthonneau, inspecteur primaire, avait proposé le vœu suivant : « Qu'il soit ajouté au programme officiel de l'éducation morale, et
1- Vidée de Dieu et l'éducation rationnelle, avec préface de M. Ferdinand Buisson (Lyon, 8torck). 2. Voir le Bulletin de la Ligue d'octobre-novembre 1901, n• 196.
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au chapitre des devoirs envers Dieu, un paragraphe sur l'histoire sommaire des religions. » La commission en discuta vivement. Elle entendit la lecture d'une lettre de M. Aulard, dont je reproduis un passage intéressant : « Pourquoi ne pas demander franchement la suppression de ce chapitre? Est-ce pour empêcher nos adversaires de dire de l'école laïque que c'est une école athée? Ils le disent déjà : ils ne le diront pas plus. Laissons-les déblatérer. Soyons respectueux pour ceux qui, penseurs libres ou sectateurs des diverses religions, prient Dieu, se sentent des devoirs envers lui, et font de la croyance à son existence le principe de leur morale. Ne nous figurons pas que quiconque emploie ce mot de Dieu soit par cela même un rétrograde, un ennemi de la raison. Soyons, en cette matière comme en toute, des hommes de liberté. Mais n'introduisons pas dans l'école une croyance qui nous divise, et qu'il n'est plus possible d'inscrire dans la liste des vérités rationnelles 1 • » La commission proposa donc ce vœu: « que le chapitre des devoirs envers Dieu soit supprimé dans le programme officiel, et qu'on y substitue, dans ceux des écoles normales, des notions sommaires d'histoire des religions». La différence entre la proposition Berthonneau et celle de la commission était considérable. M. Goblot consacra un magistral rapport aux deux propositions. On n'a jamais mieux dit le sens du chapitre des devoirs envers Dieu et la nécessité de réformer, sur ce point capital, l'enseignement primaire public 2. Voici le vœu que vota le Congrès, entre autres propositions en vue d'assurer enfin la neutralité et l'indépendance, au point de vue religieux, des instituteurs et des institutrices : « Considérant que toute la substance d'un chapitre sur les devoirs envers Dieu se trouve déjà dans les autres chapitres d'un cours de morale ; << Considérant en outre que, dans la pratique de l'enseignement , l'exposé de ces devoirs court grand risque de perdre souvent le caractère élevé et l'interprétation large qu'il conviendrait de lui donner; « Le Congrès émet le vœu que le chapitre des devoirs envers Dieu soit supprimé dans les programmes officiels el qu'on y substitue, dans ceux des écoles normales, des notions sommaires d'histoire de religions. » De leur côté, les Amicales d'instituteurs, aux Congrès de Bordeaux et de Marseille, formulaient les mêmes vœux. Puisque J. Ferry, vers :1880, avait tenu grand compte des sentiments spiritualistes du personnel enseignant, nul doute que, vivant encore, il se fût très ému
1. Bulletin précité, p. 732. 2. Bulletin précité, p. 731 et suiv.
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de ces revendications d'associations corporatives déjà bien organisées et conscientes de leurs aspirations. Partout un vif désir d'élargir la notion de neutralité, de laïciser en effet un domaine scolaire resté tributaire des Églises en quelque mesure, et d'inviter la nation souveraine à reviser le statut de l'école publique. Incertitude générale et malaise. J'ai montré précédemment les inévitables conséquences d'une telle situation; je les rappelais à Londres, en i908, au premier Congrès international pour l'éducation morale 1 , et présentais au Congrès le vœu suivant : L 'administra/ion universitaire instituera une école publique qui ait mission d'unir le croyant et le non-croyant, le spiritualiste el le matérialiste, le théiste et l'athée dans une mlme foi au Beau, au Vrai, au Bien, en développant en eux des notions morales purement laïques, indépendantes de toute hypothèse religieuse ou irréligieuse.Je commentais ainsi ce vœu. « Il n'est inspiré par aucune passion sectaire; il procède au contraire d'un plus vif souci des droits de la conscience; il tend à libérer dans une collectivité devenue plus juste les derniers proscrits; il est dans la logique de l'institution démocratique; il est dans le sens des aspirations du présent. « L'administration universitaire française est entrée dans cette voie en 1905 : le programme des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices ne comporte plus l'enseignement de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu. « On ne peut demander plus longtemps aux instituteurs d'enseigner à l'école publique ce que l'école normale ne croit plus devoir enseigner. « Et c'est quand l'école publique sera sans Dieu - ni pour ni contre Dieu - qu'elle apparaîtra comme l'école de la tolérance, conciliant dans le culte du Devoir et de l'idéal tous ceux qui, religieux ou irréligieux, considèrent comme le premier des biens la liberté de penser et d'exprimer leur pensée; comme la première des obligations, la sincérité; comme la condition même du progrès moral, le respect dû à l'enfance. » C'est un député de l'opposition catholique, M. Piou, qui, après avoir montré ·l'évolution de l'esprit de notre enseignement moral public depuis 1882 - en la vérifiant sur la vie même de M. Payot, alors recteur, depuis sa thèse de doctorat De la Croyance jusqu'à ses derniers ouvrages, par exemple La morale à l'école - prot. Voir le volume des rapports préalables : Papers on moral education, communications en français, en anglais ou en allemand (Londres, David Nutt, 1908); voir ma communication : l'enseignement moral d l'école publique (1° la réforme de 1882; 2° de quelques conséquences; 3° progrès nécessaire), p. 196 et suiv.
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au chapitre des devoirs envers Dieu, un paragraphe sur l'histoire sommaire des religions. » La commission en discuta vivement. Elle entendit la lecture d'une lettre de M. Aulard, dont je reproduis un passage intéressant : « Pourquoi ne pas demander franchement la suppression de ce chapitre? Est-ce pour empêcher nos adversaires de dire de l'école laïque que c'est une école athée? Ils le disent déja : ils ne le diront pas plus. Laissons-les déblatérer. Soyons respectueux pour ceux qui, penseurs libres ou sectateurs des diverses religions, prient Dieu, se sentent des devoirs envers lui, et font de la croyance à son existence le principe de leur morale. Ne nous figurons pas que quiconque emploie ce mot de Dieu soit par cela même un rétrograde, un ennemi de la raison. Soyons, en cette matière comme en toute, des hommes de liberté. Mais n'introduisons pas dans l'école une croyance qui nous divise, et qu'il n'est plus possible d'inscrire dans la liste des vérités rationnelles 1 • » La commission proposa donc ce vœu: « que le chapitre des devoirs envers Dieu soit supprimé dans le programme officiel, et qu'on y substitue, dans ceux des écoles normales, des notions sommaires d'histoire des religions». La différence entre la proposition Berthonneau et celle de la commission était considérable. M. Goblot consacra un magistral rapport aux deux propositions. On n'a jamais mieux dit le sens du chapitre des devoirs envers Dieu et la nécessité de réformer, sur ce point capital, l'enseignement primaire public 2• Voici le vœu que vota le Congrès, entre autres propositions en vue d'assurer enfin la neutralité et l'indépendance, au point de vue religieux, des instituteurs et des institutrices : « Considérant que toute la substance d'un chapitre sur les devoirs envers Dieu se trouve déjà dans les autres chapitres d'un cours de morale; « Considérant en outre que, dans la pratique de l'enseignement , l'exposé de ces devoirs court grand risque de perdre souvent le caractère éle,vé et l'interprétation large qu'il conviendrait de lui donner; « Le Congrès émet le vœu que le chapitre des devoirs envers Dieu soit supprimé dans les programmes officiels el qu'on y substitue, dans ceux des écoles normales, des notions sommaires d'histoire de religions. » De leur côté, les Amicales d'instituteurs, aux Congrès de Bordeaux et de Marseille, formulaient les mêmes vœux. Puisque J. Ferry, vers :1880, avait tenu grand compte des sentiments spiritualistes du personnel enseignant, nul doute que, vivant encore, il se fût très ému
1. Bulletin précité, p. 732. 2. Bulletin précité, p. 731 et suiv.
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de ces revendications d'associations corporatives déjà bien organisées et conscientes de leurs aspirations. Partout un vif désir d'élargir la notion de neutralité, de laïciser en effet un domaine scolaire resté tributaire des Églises en quelque mesure, et d'inviter la nation souveraine à reviser le statut de l'école publique. Incertitude générale et malaise. J'ai montré précédemment les inévitables conséquences d'une telle situation; je les rappelais à Londres, en 1908, au premier Congrès international pour l'éducation morale 1, et présentais au Congrès le vœu suivant : L'administration universitaire instituera une école publique qui ail mission d'unir le croyant et le non-croyant, le spiritualiste el le matérialiste, le théiste et l'athée dans une même foi au Beau, au Vrai, au Bien, en développant en eux des notions morales purement laïques, indépendantes de toute hypothèse religieuse ou irréligieuse. Je commentais ainsi ce vœu. « Il n'est inspiré par aucune passion sectaire; il procède au contraire d'un plus vif souci des droits de la conscience; il tend à libérer dans une collectivité devenue plus juste les derniers proscrits ; il est dans la logique de l'institution démocratique ; il est dans le sens des aspirations du présent. « L'administration universitaire française est entrée dans cette voie en 1905 : le programme des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices ne comporte plus l'enseignement de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu. « On ne peut demander plus longtemps aux instituteurs d'enseigner à l'école publique ce que l'école normale ne croit plus devoir enseigner. « Et c'est quand l'école publique sera sans Dieu - ni pour ni contre Dieu - qu'elle apparaîtra comme l'école de la tolérance, conciliant dans le culte du Devoir et de l'Idéal tous ceux qui, religieux ou irréligieux, considèrent comme le premier des biens la liberté de penser et d'exprimer leur pensée; comme la première des obligations, la sincérité; comme la condition même du progrès moral, le respect dû à l'enfance. » C'est un député de l'opposition catholique, M. Piou, qui, après avoir montré 'l'évolution de l'esprit de notre enseignement moral public depuis 1882 - en la vérifiant sur la vie même de M. Payot, alors recteur, depuis sa thèse de doctorat De la Croyance jusqu'à ses derniers ouvrages, par exemple La morale à l'école - pro1. Voir le volume des rapports préalables : Papers on moral education, communications en français, en anglais ou en allemand (Londres, David Nutt, 1908); voir ma communication : l'enseignement moral à l'école publique (1° la réforme de 1882; 2° de quelques conséquences; 3° progrès nécessaire), p. 196 et suiv.
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posait l'irréfutable dilemme: ou bien i_ faut appliquer strictement les l programmes de 1882 et observer la neutralité spiritualiste telle que Ferry l'a définie; ou bien abroger cette neutralité et, sur ce point, refaire les programmes de l'enseignement primaire public. Il est évident qu'on ne saurait plus exiger aujourd'hui de la nation française l'application stricte du statut scolaire de 1882 en ce qui touche à l'instruction morale. Il n'y a pas de solution intermédiaire; et il n'est pour un peuple républicain ni digne ni prévoyant d'entretenir un malaise aussi avoué, de prolonger une situation scolaire à ce point incertaine. Ou bien le programme de 1882, jusqu'à revision légale, sera mis en vigueur partout et intégralement : qui donc oserait présentement conseiller une telle initiative, ou la prendre? Ou bien la tolérance administrative s'affirmera en un principe légal, régulièrement proclamé; et l'enseignement public, prenant conscience de toute sa responsabilité dans toute la clarté de son programme comme de ses ressources, renonçant enfin à des appuis d'ordre métaphysique ou religieux, voudra se suffire par ses seuls moyens 1 •
1. « C'est une grande révolution que la France tentait par la loi sur la laïcité : pour la première fois dans l'bisLoire, un peuple renon ce à l'apparent appui de la religion positive et ne s'adresse, pour faire l'éducaLion des jeunes générations, qu'à l'expérience et à la raison . • Voir l'article de M. Paul Lapie, directeur de l'enseignement primaire, sur La Science de l'éducation, dans la Science français e (Tome I}, paru à l'occasion de !'Exposition universelle et internationale de San Francisco, p. 6' (Larousse, 1915).
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L'ÉCOLE LAIQUE ET LE SENTIMENT RELIGIEUX
L'école publique ne retiendra-t-elle point, dans son programme d'instruction morale, un minimum de religion au moins par souci d'efficacité et de résultats pratiques? Cette discussion est nécessaire; et pourtant elle semble vaine, parce que le mot de religion , dès qu'on l'emploie en pédagogie, est vague, pour ainsi dire inconsistant. En apparence, il suffit à concerter les hommes les plus divers quant à leurs préférences religieuses et aux pratiques cultuelles; mais le mot même dont ils se réclament, par exemple pour faire front contre les partis irréligieux, en réalité les découvre souvent antagonistes. Préoccupés, on l'a vu , de libérer l'éducation publique de toute autorité confessionnelle et, par la force des choses, particulièrement de l'autorité catholique, Ferry et ses collaborateurs, au ministère comme au Parlement, étaient bien résolus à ne rien laisser subsister de la souveraineté cléricale sur l'école de la nation : cette volonté s'affirme dans tous les débats parlementaires sur la laïcité. Partisan ou non de cette laïcité, nul Français ne met en doute le persévérant desssein de Jules Ferry et de la majorité républicaine. Au Sénat, le 2 juillet 1881, Delsol proposait déjà 1 par voie d'amendement, d'inscrire à l'article premier de la loi en discussion ces mots : morale religieuse. Ferry combattit cet amendement; car comment définir cette morale religieuse? Ne voit-on pas le risque, le péril des interprétations diverses au gré des partis et de leurs espérances? Et n'était-ce point rouvrir la porte à la morale confessionnelle? Citant Jules Simon lui-même, Ferry disait : « La morale religieuse n'est pas la morale d'une religion déterminée, mais la morale du sentiment religieux ». Oui, mais qu'est-ce donc que le sentiment religieux? La loi ne pouvait ni prendre parti en de tels débats, ni les imposer en accueillant des termes d'une si redoutable imprécision; mais les
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fondateurs de l'école laïque ne concevaient point qu'une éducation publique fût libérée tout à fait de la tradition religieuse. Prudents à écarter d'un texte de loi tout ce qui, dans l'application scolaire, eût remis en question les principes de laïcité et de neutralité, ils estimaient devoir soit dans les programmes, soit dans leurs déclarations au Parlement, je ne dirai pas faire les concessions qu'on leur demandait, mais maintenir à l'école nouvelle un peu de l'atmosphère religieuse de l'ancienne. Les plus hardis de ces laïcisateurs, exception faite d'une petite minorité plus radicale, restaient convaincus que la discipline religieuse, c'est-à-dire une méthode pédagogique qu'inspire la religion si peu que ce soit, confère à l'éducation une dignité supérieure, au moins une valeur plus grande quant aux résultats. Beaucoup de Français, d'ailleurs républicains très sûrs, partagent encore cette conviction; et si notre génération a dépassé le pointde vue de 1882, qu'elle le comprenne tout d'abord avant de le juger! Pour Ferry et les républicains qui tout ensemble le suivaient et l'encourageaient, les mots de religion et de religieux exprimaient éloquemment, sans qu'il fût besoin de préciser, la tradition humaine, la fécondité d'une méthode d'éducation, le respect d'espérances séculaires, d'antiques habitudes à ménager, tout cela à la fois ou, selon les tempéraments et les préférences, telle ou telle de ces considérations seulement. Qu'il y ait dans cette variété un peu de confusion, rien de surprenant. Cette confusion même, qui représentait la religion, au demeurant si mal définie de ceux-là qui s'en autorisent, soit comme un idéal humain à sauvegarder à l'école, soit comme une collaboration pédagogique indispensable, se retrouve dans ce qu'il est resté d'incomplet, d'inconséquent et de contradictoire dans notre enseignement moral laïcisé. On ne voit pas comment une réforme scolaire, dans un pays de régime parlementaire républicain, pourrait ne pas être un compromis par quelque côté, donc une œuvre mi-conservatrice, mi-novatrice, trop hardie aux yeux des adversaires, trop timide au gré de ses plus chauds partisàns, de toute façon pro· visoire et revisable. Ne cessons point de rappeler les conditions parlementaires, et pro· prement politiques, de la France vers 1880. Le Parlement baignait si je puis dire, dans une atmosphère religieuse à l'heure même où il élaborait les lois de laïcité et de neutralité scolaires. Partisans et adversaires de la réforme se révélaient préoccupés, les uns et les autres, de ne se désintéresser point de l'idée religieuse et, dans l'ensemble, l'opinion parlementaire se répartissait entre tenants du régime scolaire confessionnel et tenants d'un régime laïque, rnai_s religieux pourtant en quelque mesure. Le républicain de 1882 aurait
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pu s'approprier le distique de Schiller:« Quelle religion je confesse? Aucune de celles que tu me nommes. Et pourquoi? Par religion aus Religion. » La tradition spiritualiste entretenait ainsi dans l'élite politique française à la fois la volonté de réaliser enfin la neutralité et l'indépendance de l'école publique au point de vue confessionnel, et de conserver l'attachement quasi instinctif de l'homme aux« vérités » religieuses, ou d'essence religieuse : Dieu, l'immortalité de l'âme, l'au-delà et la vie future, les sanctions divines, toutes choses qui dépassent la vie des individus et leur donnent, aux yeux du croyant, leur signification, leur direction. En définitive, le législateur de 1.882 poursuivait à sa façon l'effort séculaire de la France pour libérer le pays d'une tutelle confessionnelle et cléricale; mais cet effort tendait beaucoup moins à opposer la raison humaine aux enseignements des Églises qu'à l'attacher intelligemment aux vérités immortelles de la religion. C'est Schiller aussi qui avait écrit, ce que tant d'autres pensaient au xvm• siècle et ont pensé depuis : cc Dans l'enveloppe des religions, il y a la religion ». Rejetant les enveloppes don,t les écoles confessionnelles se couvrent, le législateur français prétendait pénétrer au vif des religions, y saisir l'élément essentiel et permanent, la religion, la religion naturelle, celle du Vicaire Savoyard, et fonder sur cette essence l'éducation publique. Ainsi fondée, l'instruction morale laïcisée non seulement se recommanderait à la nation comme conciliatrice, par définition, entre les systèmes religieux, mais elle serait dans le sens de l'évolution française et humaine. Telle est la très nette attitude du législateur républicain de 1.882 ; celui de 1.886 la confirme. Le 25 octobre 1.886, le député catholique Keller rappelait une parole de Goblet, ministre de l'Instruction publique : « La pratique des devoirs est rendue plus facile par la religion» . Goblet se hât,a de rectifier : « par le sentiment religieux ». Et M. Keller d'ajouter : « Je ne comprends pas la différence l>. La rectification de Goblet précise parfaitement la conception laïcisatrice de Jules Ferry et de ses collaborateurs; et elle définit aussi l'excellènce qu'ils attribuaient, ainsi que lui-même, au sentiment religieux comme garantie de succès dans une éducation morale. L'école publique conservait le sentiment religieux au moins comme ressource d'action morale et pédagogique, comme appui méthodique. L'observation de Keller suffisait à montrer aux fondateurs de l'école laïque française que le parti catholique n'accepterait jamais leur conception et leurs distinctions, ni cette neutralité scolaire restée religieuse de tendance, affranchie des religions, mais inspirée pourtant par le sentiment religieux, la religion .... Goblet ne l'ignorait point; mais c'est le parti républicain tout entier, ou presque, qui se
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donnait ainsi l'assurance à soi-même que l'éducation publique continuerait de faire appel au sentiment religieux. Tel était le terrain limité où évoluaient les laïcisateurs de 1.882 et de 1.886. Si l'on peut ainsi parler, le petit drame dont l'école nouvelle était l'héroïne se jouait dans les partis républicains mêmes. J. Ferry savait trop bien que l'opposition catholique et réactionnaire ne se rallierait point à cette neutralité scolaire, même demeurée religieuse essentiellement dans sa tendance spiritualiste et théiste; il entendait plutôt sauver le sentiment religieux, la religion , et tout ce que le spiritualiste associe à ce mot, de l'opposition anticléricale intransig·eante, décidée à l'offensive contre tout ce qui se présenterait, ouvertement ou non, comme religieux ou influencé encore par la religion. C'est que Ferry, c'est que ses collaborateurs n'étaient ni voulaient être irréligieux ou antireligieux, et qu'ils se croyaient d'accord avec « l'immense majorité des Français en demeurant religieux de la sorte. Ainsi, non seulement l'école neutre n'attaquait en rien les religions positives, mais elle' prétendait s'inspirer de ce qui les inspire ellesmêmes essentiellement; et, par conséquent, les tâches étant désormais réparties au mieux des compétences entre l'instituteur et le prêtre, l'école publique poursuivait le même but moral que ces religions, encore qu'elle ne leur empruntât plus leurs moyens. Pour l'enfant élevé dans un culte, rien de bien nouveau quant à l'effet moral sinon la séparation de ce qui était réuni jusque-là. Pour l'enfant élevé en dehors de toute religion positive, l'éducation morale scolaire aurait pourtant la valeur révélatrice d'une véritable éducation religieuse. « Nous ne concevoni, pas, écrivait Lichtenberger, ce que pourrait être un enseignement moral sans l'appui du sentiment religieux 1 • » Et il n'admet point la neutralité en face de Dieu, du problème religieux: neutralité confessionnelle, oui; neutralité religieuse, non. Il regrette que le sentiment religieux ne soit point à la base même de cet enseignement moral. Il marque avec insistance qu'il y a, entre l'instituteur et le prêtre ou le pasteur, partage de tâches et non point opposition 2 : ne va-t-il pas jusqu'à proposer que le prêtre et le pasteur viennent donner l'instruction religieuse à l'école publique même - en dehors des heures de classe? Proposition significative, et qui éclaire d'un jour très vif la concep· tion que se faisait de la neutralité, vers 1.882-1.886, un républicain adversaire des traditions scolaires cléricales, mais non point de l'éducation religieuse. On a même l'impression que le Parlement de 1.886, un peu inquiet
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1. Rapport cité, p. 57. 2. Id., p. 117-118.
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des principes inscrits dans la loi scolaire par le Parlement de 1882, redoutait une évolution irréligieuse; et il se hâtait d'affirmer, souvent hors de propos, la nécessité pédagogique et sociale de préoccupations religieuses à l'école. On dirait que des ministres républicains euxmêmes , soucieux de rassurer l'opinion plus encore que de justifier leurs prédécesseurs, tentent pour ainsi dire de lier la France à une définitive interprétation des lois de laïcisation, de la contenir dans une conception conservatrice, et à tendance religieuse, de l'école laïcisée. Ils sont troublés par le travail d'émancipation intellectuelle qui se poursuit autour d'eux, en France et hors de France; ils s'inquiètent ; quelques-uns s'apeurent; ils espèrent soustraire l'école populaire aux entreprises critiques; les voici, à leur tour, les défenseurs de la religion par le zèle même qu'ils mettent à rappeler et à soutenir la loi laïcisatrice de 1882, à en dire et redire le véritable sens et la véritable orientation. Keller citait, à la Chambre, un passage tiré d'un ouvrage de Vessiot, le 25 octobre 1886 1 . « Il se tente aujourd 'hui une grande expérience. Une société peut-elle vivre sans religion? L'histoire répond non. Mais le passé n'est pas nécessairement l'avenir. Toutefois, cette expérience est la plus redoutable qui ait jamais été faite , et il importe à tout prix d'arrêter la suppression de tout frein moral qui est déjà faite dans une partie de la classe ouvrière et qui fait courir à la société tout entière les plus grands périls. » On peut dire que, sur ce point, le député catholique se rencontrait avec la plupart des députés républicains, émus tout ensemble des progrès de la critique irréligieuse et de l'organisation ouvrière. Compayré lui-même, dont les manuels étaient excommuniés par les évêques , et qui apparaissait à l'Église comme la personnification de la pédagogie laïque, écrivait : << Nous ne croyons pas que l'instruction du peuple doive jamais se séparer de la religion. Ce n'est pas seulement parce que, au fond de toutes les religions , il y a des germes de vérité que la critique philosophique la plus sévère ne peut détruire: c'est aussi parce que, dans l'état actuel de l'humanité (cet état durera sans doute toujours) la religion apporte avec elle des secours extérieurs dont la faiblesse humaine ne peut se passer 2 • » L'école primaire publique, telle que l'ont instituée les lois de 1882 et de 1886, était dans le plan religieux. Faut-il l'y maintenir? La vertu morale du sentiment religieux, d'une croyance religieuse n'est pas en discussion, et qui la nierait? La foi , telle que l'exerce
1. Citation tirée de !'Éducation à l'école. 2. G. Compayré, Histoire critique des doctrines de l'éducation, Il, p. 403; cité par M. Boutroux, dans la Revue pédagogique du 15 avril 1883.
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une discipline confessionnelle, propose à l'homme une règle de vie, un devoir, une espérance. La qualité de cette règle, de ce devoir, de cette espérance est plus ou moins grande selon le culte, selon le prêtre, selon le fidèle; et c'est le droit de la critique humaine d'en débattre; mais cette discipline religeuse peut donner à un homme l'énergie propre à lui faire accomplir ce devoir. Il n'est pas contestable que, pour bien des croyants, les pratiques confessionnelles sont essentiellement un appui, une aide, une assistance, un moyen de bien faire, puis de faire mieux, en un mot une puissance de progrès et un viatique. Du moins, la religion qu'ils pratiquent, si elle ne les incite pas toujours à une amélioration morale très sensible, communique à leur vie une sécurité, une joie, la confiance en l'avenir, qui sont des éléments du bonheur, sinon de la vertu. De tels bienfaits ne sont pas méprisables; les rechercher reste toujours légitime; et l'on conçoit que tant d'êtres humains, plus avides de bonheur que désireux de vertu, s'attachent opiniâtrement au culte qui leur assure cette paix. Dans un entêtement à la fois sage et pusillanime, ils se refusent à discuter la qualité de ces moyens d'être heureux, ou moins malheureux : ces moyens leur procurent la paix et la joie, ils sont donc bons. Telle religion retient l'homme, même s'il y a découvert l'arbitraire, la superstition ou la sottise, parce qu'elle pourvoit à sa quiétude et à son bonheur, soit qu'elle l'assiste pour vivre plus dignement, soit qu'elle l'apaise en face de l'inconnu et de la mort, soit qu'elle le rassure sur l'au-delà, qui effraye toujours plus les hommes qu'il ne les attire. Heureux ou malheureux, conscient de son existence éphémère et fragile dans la fuite des choses, la religion a pour lui - vraie ou fausse, peu lui importe - l'avantage de maintenir l'unité d'une interprétation dans le chaos des phénomènes de la nature et la succession des faits humains; d'être une explication de l'inexplicable, une certitude joyeuse et rassurante, qui donne à sa vie morale cohésion et stabilité, et qui le fait vivre lui-même dans la mesure où tout change autour de lui - parce qu'elle le sauve de ce chaos. Le père et la mère qui doivent à une croyance religieuse, à une confession, à un culte cette quiétude et cette espérance ne peuvent pas ne point vouloir que leur enfant en jouisse. Ils l'élèvent donc « religieusement », parce qu'ils veulent le rendre heureux aussi; heureux de leur bonheur, voilà tout. Seulement, en admettant que cette conception du bonheur individuel soit toujours de qualité morale supérieure, donc propice à une nation qui l'aurait généralisée dans l'éducation publique, il est évident que seule une croyance sincère, une foi vive et agissante, un zèle religieux persévérant peut assurer ce bonheur-là. Si la vie religieuse est toute forma-
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liste, extérieure, purement mondaine et coutumière, sinon feinte; si elle n'est qu'une attitude de bon ton et de bonne compagnie, une tradition servile, un geste, une apparence; si elle n 'émeut et ne promeut l'individu tout entier, corps et âme, quelle puissance de pacification et de progrès moral, quelle vertu peut-elle bien avoir? Ne rabaisse-t-elle point l'homme plus qu'elle ne le hausse? Le sentiment religieux n'est moralement fécond que s'il est très vif et pénètre toute la vie. Pour qui croit vraiment et pratique avec ferveur, le gain moral n'est pas douteux, réserve faite de l'idéal conçu; mais il faut croire vraiment et pratiquer avec ferveur. Et toute la question est là. Ce n'est pas tant la ou les religions qui font l'homme plus heureux et meilleur; c'est la manière dont il est religieux intimement, dont il a conscience de l'être, ou dont il sait le rester. Dire d'un enfant qu'il a reçu ou reçoit une éducation religieuse ne veut rien dire de plus. Ses dispositions religieuses, qui sont ou doivent être le ferment de sa vie morale, sont-elles vives, et tout d'abord sincères? Le problème pédagogique est donc non pas tant d'utiliser à l'école la discipline religieuse, confessionnelle, en vue du progrès moral que d'assurer dans la conscience enfantine une foi religieuse et agissante en effet. Si le fondement et si le ressort de la moralité sont une discipline religieuse et la pratique d'un culte, l'objet de l'éducation est ceci plus que cela : car cela n'est possible que si ceci existe. Nulle vertu sans religion : c'est donc la religion qu'il faut d'abord et incessamment enseigner. On l'enseignera à l'enfant, artificiellement, traditionnellement, et il s'y accoutumera : cette base assurée, le maître espère que la vertu s'y édifiera presque de soimême. Mais quelle Église, en vérité, peut se flatter d'être en possession de moyens tels qu'elle inspire la foi à coup sûr, une foi profonde et durabl~, créatrice d'énergie vertueuse et d'aisance morale, aux enfants même les moins doués pour la vie religieuse, les moins préparés à suivre utilement les pratiques d'une religion? Et qui sait si, en pareil cas, le plus sûr, et le plus rapide, n'est point d'enseigner à ces enfants la morale d'abord, par des moyens tirés de la seule morale directement? On n'échappe point au dilemme. Ou bien les convictions religieuses de l'homme, de l'enfant sont médiocres ou nulles : elles ne peuvent lui être d'un secours certain dans ses efforts vertueux, et s'il progresse moralement, c'est pour des raisons qui ne sont point religieuses par exemple pour les raisons proprement morales que fait siennes une instruction laïcisée. Ou bien sa foi religieuse est vive et active : cette heureuse disposition, peu fréquente chez les adultes, l'est aussi peu chez des enfants. A tout le moins, elle n'est le privilège que d'une élite d'hommes ou d'un petit nombre. Dès lors, il faudra l'im-
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poser à l'enfance. En attendant que l'enfant adhère un jour librement à cette discipline religieuse, à moins qu'il ne la rejette devenu adulte, quelles forces pédagogiques vont éveiller et fortifier sa vie morale, ou survivront un jour à sa foi religieuse tarie? Quelle discipline l'engagera dans la voie du Bien et de la Vertu, sinon la discipline d'une éducation morale et ayant ses ressources propres, telle que l'école laïcisée la conçoit? Dire que la discipline religieuse favorise l'éducation morale ne dit point autre chose que cela; et, dans le débat qui nous occupe, elle apparaît subordonnée à la discipline proprement morale, plus qu'elle ne se la subordonne. Et si quelque jour cette foi religieuse, ces convictions , ces croyances confessionnelles s'écroulent, qu'adviendra-t-il de la moralité qu'elles supportaient, et qu'on ne concevait pas comme possible sans cette base religieuse? Autre dilemme. Ou bien l'homme ainsi privé des appuis religieux sera chancelant désormais, irrésolu, incapable de se conduire dans la vie morale : il ne « croit » plus, il ne << pratique » plus, et toute vertu liée à sa croyance et à son culte s'effrondre avec ce culte et cette croyance, ou déchoit à n'être plus qu'une accoutumance bientôt rompue; ou bien il ne pourra se ressaisir qu'en cherchant au vif de · sa conscience d'homme raisonnable et raisonnant d'autres ressources pour progresser- celles-là mêmes que cherche et utilise l'instruction morale laïcisée. · On ne peut nier le risque : l'expérience le révèle chaque jour. L'écroulement des croyances religieuses laisse l'homme désemparé, malheureux, inquiet, parfois affolé, tel un navire sans gouvernail, sans pilote, sans boussole - si l'éducation morale elle-même ne lui offre les moyens de rétablir l'unité dans sa pensée et l'ordre dans sa vie. Aussi l'école publique ne saurait-elle mieux faire'.que de donner comme base à toute l'éducation de l'enfant une discipline d'abord morale, qui suffise à sa vie si la grâce ne le touche pas un jour ou si la foi religieuse l'abandonne, et qui, pourtant, ne le privera point de la possibilité de jouir des bienfaits d'une religion si ses parents en décident ainsi, ou si, devenu majeur, il s'achemine librement vers l'église, vers le temple, vers la synagogue, vers tels autels et tels sanctuaires de son choix. En retenant, si peu que ce soit, le sentiment religieux comme élément obligatoire d'instruction morale, l'école laïcisée de 1882 n'échappe pas au risque si grave que je viens de rappeler. Puisqu'elle n'a point voulu s'affranchir de toute préoccupation religieuse, son œuvre reste par là même exposée, au moins partiellement, aux périls d'incertitude et de fragilité que l'éducation confessionnelle n'évite nulle part: une éducation morale laïque ainsi comprise partage en quelque mesure le destin des religions.
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Il y a plus. Elle s'asservit elle-même à l'autorité religieuse; elle s'incline elle-même devant une puissance éducatrice supérieure; et, à l'avance, en se privant pourtant des moyens très concrets et particuliers dont usent les religions positives, elle se condamne à une efficacité moindre que la leur. Elle veut être religieuse sans le concours des religions et sans leurs ressources : vaine entreprise. Partout où le sentiment religieux, dont elle s'autorise, s'affirme franchement et complètement, mieux organisé dans un culte, une discipline et des pratiques rituelles, il a chance a priori de mieux réussir à élever les enfants en êtres religieux. L'école laïque, en s'interdisant des méthodes qui sont celles des écoles confessionnelles, mais en prétendant rivaliser avec ces écoles pour entretenir chez l'enfant le sentiment religieux, l'aptitude et la disposition religieuses, s'interdit aussi leurs chances de succès. Les fondateurs de l'école neutre, plus encore au Conseil supérieur de l'instruction publique qu'au Parlement, ont donc pris une attitude à la fois contradictoire et très aventureuse. Au moment même où la loi laïcisait l'école, bientôt le maitre, ils mettaient pour ainsi dire encore l'accent sur le sentiment religieux, et l'instituaient souverainement à l'école neutre. A la fois ambitieuse et timide à s'affirmer autonome, l'école primaire entrait en concurrence avec l'éducation confessi.onnelle; et, dans l'esprit même des partisans de l'école laïcisée, ils légitimaient les religions traditionnelles et organisées comme institutions nécessaires, puisque cette école empruntait aux religions leur principe, mais non point leurs ressources, non point leurs moyens de propagande et de succès moral. En dernière analyse, ils poursuivaient la chimère d'une instruction morale qui serait religieuse sans la collaboration directe des religions. Si le sentiment religieux ne pénétrait point tout à l'école publique laïcisée, il la couronnait; il y conduisait l'enfant à une explication religieuse du devoir, de la vie, de l'humanité. Il n'y a ni exagération ni malice à écrire que le souci religieux hantait les fondateurs de l'école neutre; que cette école, prise dans sa définition de !882 et de i886, achemine l'enfant à une synthèse religieuse et à Dieu, car elle inscrit au-dessus de la porte de sortie : nos devoirs envers Dieu. En un certain sens, cette instruction morale laïque est une préparation à la vie proprement religieuse; et les Églises sont dans le prolongement de l'école neutre française de 1882 et de !886. Cette conception a sa grandeur et aussi sa beauté; elle a sa vertu s_ociale; mais elle n'est plus appropriée à un peuple émancipé des Eglises. Une société fondée sur la liberté de conscience et la souveraineté de la loi civile; un État dont chaque étape fut une sécularisation et dont l'effort est laïque par tradition, par nécessité, par
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principe, ne s'en accommodera pas davantage. Le temps est venu d'instituer une éducation publique qui ne se propose pas plus d'entretenir ou d'accréditer la religion que telle ou telle religion ou orthodoxie religieuse. Elle doit être indépendante en effet de la religion comme des religions - neutre, ni l'un ni l'autre -, du sentiment religieux comme des formes confessionnelles. Trop de Français encore, · qui pourtant se disent, se croient « libérés » des confessions et « émancipés » des dogmes religieux, attachent à ces mots . sentiment religieux une mystérieuse signification, et quasi superstitieuse. Pressés de s'expliquer, ils répondent par des hochements de tête, ou par un silence tout chargé d'intentions. Communêment on s'entend de reste, à quelque parti qu'on appartienne. Il s'agit, en somme, d'une disposition d'ordre émotif plus qu'intellectuel, habituelle autant qu'innée; et le sentiment religieux paraît moins vénérable par ce qu'il implique que par le cortège d'images, de dé.sirs, de souvenirs chers, de notions, d'élans qu'il éveille confusément en nous au point obscur de la conscience où tressaillent les morts dont nous vivons. Quelle réalité correspond à ce sentiment? Celle que nous concevons, que nous imaginons; celle que définit le prêtre, le pasteur, le rabbin que nous suivons, le système philosophique que nous préférons, etc. ; mais ce sentiment a plutôt pour nous une valeur subjective. Il est une façon de penser, de sentir et d'être de l'âme humaine: il est à lui-même son objet et sa substance; en bien des cas, il est acte de création poétique et, comme tel, il suffit à animer toute notre vie morale dans ses mouvements les plus délicats et les plus purs. Quiconque s'éprouve et s'analyse, aux heures où ce sentiment semble saisissable, y démêle vite des éléments hétérogènes et contradictoires. Au respect de l'infini, à l'adoration muette d'une âme contemplant l'univers et s'y cherchant en cherchant Dieu, à l'effort spirituel pour s'unir mystiquement à lui par l'intuition,. se mêle un peu d'angoisse, parfois d'épouvante; et la confiance dans l'esprit créateur, la docilité joyeuse à la vie qui émeut le monde et nous entraîne avec lui, s'y rencontrent avec la volonté de résister pourtant à la nature, résistance qui tour à tour cause la félicité et la ruine de la créature. L'inquiétude qui saisit l'homme en face du mystère y alterne avec la certitude apaisante; le croyant a conscience d'être en rapport avec l'infini, et, dans une attitude à la fois humiliée et reconnaissante, trouvant dans ce sentiment la paix de sa pensée et l'énergie qui l'aide à faire le bien, ce croyant se sent relié à l'ensemble universel, et que sa vie est rattachée à toute vie, et que sa personnalité éphémère et finie participe à l'éternité où il baigne et où elle survivra, immortelle. Le sentiment religieux lui semble à la fois l'incorporer
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à la vie universelle et l'élever au-dessus d'elle; et ce souci de ce qui est au delà de l'œil et de la pensée curieuse, cette obstination à vouloir découvrir un sens à ce qui est, cette application à agir ensuite selon l'idéal reconnu, cet abandon à une puissance qu'on sent beaucoup plus qu'on ne la conçoit, cet empressement à chercher dans l'Infini, tel qu'il se peint ou se reflète au miroir de la conscience humaine, le but et la règle de l'individu, donc des peuples, voilà ce que les hommes, si divers de tendances et d'intérêts, entendent pratiquement par le sentiment religieux. Aussi leur semble-t-il que bannir le sentiment religieux de l'éducation publique, ce serait non seulement rompre tout à coup avec la tradition humaine , mais divertir l'homme de ces préoccupations supérieures, l'avilir, dessécher son cœur, le rendre étranger à l'univers et l'isoler témérairement, l'accoutumer à vivre sans donner à sa vie et à sa pensée la perspective de l'Infini; en un mot l'appauvrir spirituellement, et, dans les jours de deuil ou de tentations mauvaises, enlever sans doute à son courage l'appui d'une consolation et d'une grande force d'action. Il leur semble que, vidée de toute idée religieuse, l'école serait peu digne de l'élève et, ravissant en même temps à l'enfant l'inquiétude de l'au-delà, la curiosité des causes, le tourwent de l'infini, et d'abord toutes les ressources où la volonté de l'homme débile puise le pouvoir de progresser dans la direction de Dieu, elle serait une sorte d'attentat contre la dignité humaine. C'est ainsi que le sentiment religieux paraît assez clair pour accorder contre l'école « sans Dieu et sans religion » tous ceux qui, adeptes ou non des religions positives, ne sauraient admettre une éducation morale indépendante. Ils ne séparent point la moralité et la religion; ils ne conçoivent donc pas qu'on les estime séparables. Plus ou moins, ils font dépendre la moralité de la religion. Une instruction morale qui n'aboutit point, au haut du chemin qui monte , à une conception religieuse de l'humanité et du monde leur paraît artificielle, incomplète, sans élévation ni noblesse , inféconde à coup sûr. Haeckel lui-même, remarque M. Boutroux, estime que le besoin religieux est naturel à l'homme 1 • L'école doit donc satisfaire, à leur gré, et de quelque façon, à ce besoin profondément humain; et l'idée religieuse conserve à leurs yeux une valeur telle comme soutien de l'homme et comme puissance d'espoir en une vie meilleure que, dans ce monde où tant de maux nous affligent, l'homme qu'on priverait de ce soutien, de ce réconfort, de cette assistance serait accablé par tous ces maux que le sentiment religieux lui donne au moins le courage, sinon la force, de
1. Science et religion, p. f!SO.
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supporter. Dès lors, l'école sans religion travaillerait à rendre l'enfant impuissant et misérable. Objection très grave, convenons-en. Et si en effet la laïcisation intégrale de l'école publique avait pour conséquence d'appauvrir ainsi l'homme, puis de l'affaiblir et de le rendre inconsolable, qui donc voudrait la réaliser? Mais il n'y a là qu'un malentendu, tout d'abord qu'une querelle de mots. L'école laïque française ne se désintéresse d'aucune des vertus que cultivent les religions; son programme n'exclut aucune des préoccupations supérieures dont on attribue en quelque sorte le monopole aux Églises. L'enseignement religieux paraît avoir le privilège d'une beauté propre parce qu'on admet comme évident, entre adversaires de l'école neutre, que l'enseignement moral non religieux se propose un objet moins élevé, terre à terre; ou bien que, par définition, il s'interdit et interdit à l'élève certains domaines où seule la religion peut accéder; et l'on reporte au sentiment religieux le mérite des succès qui appartiennent tout autant, sinon davantage, au sentiment proprement moral. Par une sorte de convention coutumière, où entrent le préjugé et l'ignorance, on fait figurer sous la rubrique religion des bienfaits d'ordre individuel et social qu'on n'inscrit pas sous la rubrique morale , alors qu'ils y seraient à leur place tout aussi bien. Distinction commode, judicieuse en quelques cas et en gros , mais au demeurant tendancieuse et partiale, et toujours arbitraire, entretenue par les partisans de l'éducation confes.sionnelle, tolérée par quelques-uns de ceux mêmes qui s'affirment pourtant laïcisateurs; jugement sommaire en tout état de cause, et dont on use ensuite pour écraser l'instruction morale laïque d'une comparaison avec l'instruction religieuse. Or, quelles vertus les Églises et leurs écoles enseignent-elles donc à l'enfant et que notre école laïque ou néglige ou se déclare a priori impuissante à enseigner? Pour répondre à cette question en toute équité, il suffit de comparer les écoles dans leur programme moral. En l'é tat actuel des institutions concurrentes, le programme le plus délicatement conçu et étudié, le plus net dans son objet, le plus confiant dans le Bien et dans le Devoir, le plus empressé à exalter la dignité humaine infiniment perfectible, comme aussi la responsabilité de l'homme en tant qu'être raisonnable, capable de concevoir, puis de réaliser le mieux; le plus ambitieux dans son dessein civilisateur, et le plus appliqué à sauvegarder l'idée humaine; enfin le mieux organisé pour dresser aux yeux des individus associés et progressants un idéal de volonté juste et d'action vertueuse, qui les soutienne et aussi les attire, c'est le programme de l'école laïque et neutre.
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Vérification facile. Cette école ne laisse donc aucune faculté éminente de l'homme oisive et en friche; elle n'ignore aucune des vertus, individuelles et sociales, qui sont proprement humaines. Non seulement elle ne mutile ni ne rapetisse l'homme, donc l'enfant, mais elle l'exhorte à porter plus haut encore sa qualité d'être humain , à s'élever infiniment par la bonté vers la justice et pour la paix. Quoi qu'on pense de ce programme et des possibilités pratiques de le réaliser, il ne craint la comparaison avec celui d'aucune école confessionnelle; pour toutes, il est au contraire un émouvant et fier exemple de foi dans l'homme et dans le progrès moral. Enlevez du programme d'éducation morale confessionnelle ce qu'il contient de proprement religieux : le respect et l'amour de Dieu, la crainte des sanctions divines, la foi en sa justice et en un au-delà qui récompense et répare, la docilité aux volontés de Dieu telles que le prêtre les enseigne: il n'y reste, quant au souci d'élever l'enfance et d'affiner les mœurs humaines , rien qui ne se trouve aussi, et d'abord , dans le programme de notre enseignement moral laïque. Vertus individuelles et sociales, familiales , civiques et patriotiques; devoirs_ envers soi-même, envers les autres , envers les animaux mêmes; sens très vif d'une obligation inéluctable et souci de perfectionnement moral; habitude de concevoir clairement le Bien, application persévérante à le réaliser en nous et autour de nous; en un mot, préoccupation hautement morale dans la pensée comme dans l'acte, dans la vie privée comme dans la vie publique, dans la manifestation des opinions, par la parole et par la plume, comme dans le secret de la conscience: qu'on me dise en quoi l'institution scolaire confessionnelle est plus généreuse et plus dignement morale que l'école neutre? Qu'y a-t-il donc dans celle-ci qui soit inférieur à cellelà quant à l'entreprise moralisatrice? Non, l'école qui entreprend d'élever des enfants par la seule vertu de ses moyens ne le cède en rien , quant à la noblesse de l'idéal et à la dignité de l'effort, à la plus fervente des écoles religieuses ; et le sentiment religieux n'ajoute à celles-ci rien qui soit, au point de vue de l'éducation morale , d'une qualité supérieure à celle-là. L'instituteur neutre prétend légitimement qu'entre ses mains la grandeur de l'homme et les promesses de l'avenir humain ne périclitent pas. Ne laissons donc jamais dire sans protester que là où s'ouvre une école neutre , laïque intégralement dans ses leçons, la moralité publique sera en déficit. Disons, au contraire, que cette école affirme plus hautement que ne le fait l'école confessionnelle la qualité de l'homme, sa responsabilité de créature raisonnable et douée de volonté libre, perfectible, et aussi la souveraineté d'un Devoir bien défini , partout et pour tous. Telle est la vérité d'expérience pour
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quiconque examine et compare de bonne foi. Dénoncer nos écoles laïques comme a priori inférieures à l'homme et indignes de sa destinée est calomnie, sottise, ou grossière ignorance. On 'serait plus a l'aise pour leur reprocher - mais qui oserait le faire? - la vivacité de son enthousiasme et l'audace de son ambition. Pour tout esprit impartial cette consta~ation est un élément de conciliation et d'apaisement. Puisque le dessein moralisateur de l'école neutre, sans Dieu et sans religion, est indéniable, comment se pose équitablement le problème des rapports de cette école et de l'institution scolaire confessionnelle? Elles apparaissent non pas antagonistes, mais concurrentes. Saisies d'émulation, et chacune selon ses moyens, elles aspirent à élever des hommes vertueux, des citoyens probes. Envisagées comme institutions morales , elles diffèrent plus par les ressources de leur enseignement que par leur objet. Chaque école, confessionnelle ou neutre, appliquée à l'éducation élémentaire et fondamentale, ne conçoit pas un idéal moral si radicàlement différent, ou négateur d'un autre, ou agressif et hostile : l'honnêteté et la vertu civique ont des éléments identiques, quelle que soit l'école qui les assure et développe. Et chaque école, religieuse ou neutre, travaille à cette même morale avec la même foi en la nécessité de l'éducation. Du moins , si les partis aux prises voulaient s'en tenir aux principes moraux des institutions, il y aurait émulation féconde là où il y a hostilité, persécution, guerre implacable - désordre haineux. En toute justice et pratiquement, la comparaison porte donc moins sur les programmes scolaires que sur les méthodes et les moyens pédagogiques. La question qui intéresse la nation républicaine est de savoir laquelle des deux écoles, neutre ou confessionnelle, est le mieux outillée pour atteindre le but moralisateur assigné à l'éducation, laquelle des deux écoles est le plus propre à donner au peuple l'éducation de liberté, de dignité et de tolérance que la nation républicaine ne sépare point de son principe, qu'elle a le devoir de se donner en effet, et sans laquelle il n 'y aurait ni progrès politique, ni progrès moral. Si les discussions se bornaient à des comparaisons de ressources pédagogiques et de méthodes, elles n'auraient point l'aigreur ni l'âpreté qu'on leur voit prendre; et il est incontestable que la faute en revient aux fanatiques défenseurs de l'institution confessionnelle, surtout catholique. L'école laïque s'ouvre, vit, fonctionne et s'évertue sans se soucier de l'école confessionnelle, qui la dessert ouvertement: voilà le fait général. Tout à sa tâche éducatrice, l'instituteur public s'efforce de remplir sa mission morale à l'aide des moyens dont il
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dispose; et il se désintéresserait de l'école rivale si celle-ci, trop souvent, n'employait pour recruter des élèves des moyens inadmissibles: voilà l'autre fait général, et que l'expérience révèle à tous ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un cœur juste pour s'indigner. Dans un dessein plus politique que religieux, les adversaires de nos écoles, les partisans de l'école confessionnelle aiment mieux attaquer l'instituteur public et maudire l'école « sans Dieu )) que démontrer l'excellence, la supériorité des méthodes religieuses. Il est en effet plus facile de dire, d'écrire : l'école neutre est dans son principe et dans son programme immorale, négatrice des grandes vertus, appauvrissante, malfaisante quoi qu'elle fasse, puisque là même où elle réussit à son gré, elle laisse inculte toute une partie de l'âme humaine - que d'établir la supériorité du système qu'on lui oppose et des méthodes qu'on préfère. Ce zèle à dénoncer l'immoralité de nos écoles publiques intimide même des amis de ces écoles. A coup sûr, il détourne d'elle des croyants sincères, mais mal informés . . C'est double gain pour les partis réactionnaires. A s'en tenir aux moyens pédagogiques de succès moral et d'émulation scolaire, ils se priveraient d'une chance de propagande et de recrutement. Discuter des méthodes serait aussi moins attrayant pour les lecteurs des journaux bien pensants. Il est plus expéditif et de meilleur rendement d'insinuer, d'imprimer que l'école « sans Dieu » est une pépinière « d'apaches », et qu'elle est corruptrice inévitablement. Et puis, convier les lecteurs abusés à une étude attentive de cette école, seraitce afin de la mieux dénoncer et combattre, n'irait pas sans quelques risques pour ce parti. Ils se trouveraient tout à coup en face d'une institution gravement, profondément soucieuse de moralité, de vertu, d'humaine dignité: et là où l'on dénonçait l'erreur ou le matérialisme dégradant, ils découvriraient , au contraire, la passion du bien, de la vertu, du progrès moral. On démontrerait ainsi, à ceux-là mêmes qui se détournent de l'école cc sans Dieu », qu'une éducation morale n'a pas nécessairement besoin des motifs religieux et des sanctions divines; que le sentiment moral peut engendrer une culture au même titre que le sentiment religieux. L'expérience serait redoutable - j'entends pour nos adversaires . Aussi est-il plus commode et moins périlleux de calomnier l'école laïque dans son entreprise même, et d'ameuter des ignorants contre son noble programme. En entreprenant d'élever l'enfant sans solliciter le concours des confessions religieuses, l'école laïque fait œuvre de paix sociale et de loyauté, de concorde et de droiture. Aux résultats de dire ensuite si
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la méthode est impuissante, aléatoire, capricieuse ou certaine; et les plus passionnés de ses détracteurs, quand ils se recueillent de bonne foi, s'inclinent devant la noblesse de son idéal moral, l'allégresse de son effort. Elle est le foyer où s'éclaire et s'échauffe, en dehors de toute préoccupation confessionnelle, l'âme populaire française, dont le monde entier suit attentivement le progrès, à cette heure plus que jamais. Aussi, au lieu de s'obstîner à rester religieuse par quelque côté et à se placer encore, au moins en un point de son programme, sur le terrain particulier des religions et des Églises, l'école primaire française doit réaliser son principe de neutralité entièrement. L'enseignement des « devoirs envers Dieu », là où il est encore donné, gauchement d'ailleurs, ou réduit à n'être plus qu'une formule inscrite au programme officiel et qui flotte, indécise, et sans courage comme sans vertu, dans l'école irrésolue, tend à rattacher l'institution scolaire républicaine aux écoles confessionnelles dont la loi au contraire a voulu les distinguer, et à confondre son enseignement, en un point si grave, avec le leur. Ce régime doit prendre fin légalement, courageusement, en pleine clarté française : c'est un nouveau progrès scolaire à accomplir.
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L'école primaire va-t-elle donc faire le silence complet sur Dieu et, par la même, ignorer par principe toute une sphère des préoccupations humaines? Un tel silence, et que tant de républicains conseillent à nos écoles, n'aurait-il point en fait la signification d'une négation, sinon d'une réprobation ou d'un désaveu? Quoi qu'il en soit, il me paraît impossible d'admettre que l'école primaire taise à l'enfant que des millions d'hommes , et tout d'abord en France, vivent, pensent, espèrent selon une croyance en Dieu et les devoirs qu'ils se reconnaissent envers Dieu. Ce serait dissimuler une vérité, masquer à l'enfance , et cela dans l'éducation qui doit rassembler les éléments les plus généraux du savoir humain, un fait général encore, dont la connaissance est utile, indispensable même à l'athée s'il veut juger équitablement ses contemporains et pratiquer à leur égard la tolérance qu'il est fondé à leur demander pour lui-même. Il est inconcevable que l'enfant, même celui qui est élevé par sa famille en dehors de toute religion positive et resté étranger à tout culte confessionnel, quitte l'école primaire sans pourtant avoir appris de son maître quel rôle l'idée de Dieu, la croyance en Dieu et le sentiment religieux jouent dans la vie humaine. S'il doit savoir quelque' chose d'essentiellement humain , c'est bien la place que les religions ont occupée dans l'histoire du passé, en France et hors de France, et qu'elles occupent encore dans le présent. L'école publique et neutre cessera d'enseigner les devoirs envers Dieu à l'enfant ; mais elle le renseignera sur le prix que des hommes, que des peuples attachent encore à ces notions d'ordre religieux ; et elle l'aidera à comprendre l'humanité qui , sans cette explication, lui serait souvent inintelligible. Tels actes individuels , héroïques ou passionnés, telles entreprises populaires, tels mouvements nationaux, tels enthousiasmes ou tels déchaînements, telles folies, tels
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crimes mêmes seraient inexplicables à un enfant s'il n'était instruit, si peu que ce fût, des habitudes religieuses restées souveraines dans la conscience de tant d'hommes, même de ceux qui pensent à l'occasion s'en être affranchis et qui, pour les railler ou combattre chez d'autres, empruntent souvent aux Églises leurs moyens de contrainte et leurs préjugés intolérants. En définitive, c'est l'homme même que l'enfant ne s'expliquerait plus. Qui voudrait de cette neutralité-là? Point d'équivoque. Il ne s'agit pas d'instituer à l'école primaire de savants débats théologiques : ni l'âge des élèves, ni la culture des maîtres, ni le caractère et l'objet de l'école publique élémentaire ne les autorise. Voici ce qui peut être fait. Ni théisme ni athéisme obligatoires. L'école ne doit pas celer à des enfants que l'humanité a relié à des croyances religieuses et confessionnelles le plus pur de son idéal, et que des millions d'hommes, en France même, persévèrent dans ces croyances, dans ces pratiques cultuelles , qui les inspirent, les soutiennent, les consolent, les haussent .... Mais elle ne lui célera pas davantage que, dans le passé et dans le présent, en France et hors de France, nom· breux sont les hommes dont la conscience rejette ces croyances religieuses, et qui fondent la dignité de leur vie , la certitude de leurs espoirs, la vaillance de leur courage sur la foi en la raison , sur la fraternité nationale, sur l'universelle solidarité, c'est-à-dire sur une foi où Dieu ne leur est point nécessaire. Enseigner cela à l'enfant, sans pourtant lui dicter son choix ou ses préférences, c'est faire œuvre de science, puisque c'est le renseigner. C'est avant tout probité. Où donc instruirait-on l'enfance de la vérité humaine, dans ses traits les plus généraux, mieux qu'à l'école primaire fran· çaise? 11 ne suffirait pas de dire aux élèves de cette école, d'un mot ou d'une phrase, que l'humanité, que la France a eu et a encore des croyances religieuses , des religions organisées et traditionnelles, des cultes et des églises, des prêtres : une explication au moins très sommaire - primaire - me semble s'imposer. Qu'on se rassure: il s'agit seulement, selon le vœu de divers congrès univerlsitaires ou politiques, de donner aux enfants, à un moment bien choisi et sous une forme appropriée, quelques notions sur l'histoire des religions , particulièrement sur celles qui intéressent directement la France, en France même et dans nos colonies. A la faveur de ces modestes leçons élémentaires, l'instituteur appellerait l'attention des enfants sur l'idée de Dieu; sur les diverses conceptions théistes et plus ou moins anthropomorphites , les plus répandues ; sur les pro· grès de cette idée; sur les principales religions, dans le passé et
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dans le présent. Un exposé très simple, concret, toujours primaire; quelques utiles renseignements au moins. Et neutre : ni pour ni contre, ni l'un ni l'autre. Devenu majeur, l'enfant se dira à soi-même ses préférences. Il persévérera dans la religion de ses parents s'il le veut, s'ils le veulent.. .. Du moins, il n'aura pas été élevé dans l'exclusivisme d'une religion ou dans l'ignorance de toutes. A proprement parler, cela n'est pas tant éducation morale qu'instruction, qu'enseignement. Le tout est de mettre ces faits élémentaires et ces très simples notions à la portée de l'enfant, dans un sincère esprit de science, et jamais de prosélytisme ou d'hostilité. Une éducation publique qui s'interdit le droit, le devoir de renseigner ainsi l'enfant tout ensemble a1tère la vérité humaine et se montre pusillanime. On peut discuter de la manière, de la méthode, des procédés : la nécessité de cet enseignement n'est pas douteuse. Il n'impose à l'élève ni religion ni irréligion, aucune sorte de fanatisme ni d'indifférence. Il n'entreprend d'ébranler chez les enfants aucune croyance religieuse, pas plus qu'il ne médite de les contraindre à telle ou telle. Il ne veut qu'expliquer l'humanité; il avertit l'enfant d'un certain ordre de questions humaines; et le préparer à la vie implique qu'on l'aura informé, au moins sommairement, de la diversité confessionnelle. La manière même dont l'instituteur présente en classe et traite ces graves questions est, pour l'enfant qui écoute, une leçon de gravité comme de tolérance et de liberté d'esprit. J 'ose écrire qu'une éducation publique, même primaire, qui s'abstient de donner cet exemple et de porter la curiosité de l'enfant sur ces faits etsur ces choses, n 'est ni vraiment humaine, ni vraiment libérale. Ces notions · seront-elles insérées dans l'enseignement moral proprement dit, ou bien présentées dans les leçons d'histoire et de géographie? Il est tout indiqué d'incorporer ces notions aux leçons d'histoire et de géographie; mais on peut craindre qu'elles n'apparaissent pas à l'enfant, ainsi dispersées ou réparties sur différents cours, suffisamment liées et coordonnées. L'instituteur serait plus à l'aise si, à propos de certains chapitres de l'histoire et de l'instruction civique, il rattachait à ses causeries quelques renseignements sur la vie religieuse. De même, il ne manquera point de les utiliser dans certaines leçons morales, par exemple à propos de la liberté de conscience, de la croyance à la vie future, des sanctions morales, des devoirs. Il n'est alors ni difficile, ni impraticable à l'instituteur qui Ya réfléchi sérieusement, de traiter ce sujet avec tact. Cette solution, qui attire l'attention de l'enfant sur les questions proprement religieuses sans pourtant subordonner l'éducation scoL'•coLs PRIMAIRE,
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laire à quelque hypothèse religieuse ou irréligieuse que ce soit, est républicaine, donc bien faite pour convenir à l'école primaire publique. Elle tient compte, impartialement, de faits qu'on ne peut nier ni taire, quoi qu'on en pense. Devant l'enfant, le maître esquisse à très grands traits le tableau de la diversité humaine, afin que cet enfant y réfléchisse plus tard et ne soit pas un étranger dans son propre pays ; et elle ne viole en rien la liberté de conscience des enfants ou celle de la famille. Quelle objection des parents croyants pourraient-ils donc nous faire? Nous ne dissimulons pas Dieu à l'enfance, ni les habitudes religieuses de l'humanité; mais nous ne lui cachons pas non plus que beaucoup d'hommes ont rompu avec ces habitudes, et qu'ils ne sont point pour cela de malhonnêtes gens . Ainsi le veut la neutralité scolaire, qui est d'abord impartialité dans l'information. L'école ne se substitue pas, on le voit, à la famille, pas plus pour la contredire que pour l'approuver. Le libre penseur et l'athée ne prétendront pas davantage que l'école sort de son rôle. Elle expose à la curiosité des enfants, mais sans prendre parti, des faits, des événements, des notions traditionnelles : en quoi cela léserait-il donc le croyant et le libre penseur, le théiste ou l'athée? Ils sont les premiers intéressés, surtout le libre penseur et l'athée, à ce que l'éducation publique révèle la variété des opinions humaines. La neutralité n'est pas dans le silence; elle est dans une information aussi complète que l'école primaire le permet, et d'abord loyale. Pourquoi voit-on pourtant des esprits libéraux repousser cette innovation? Quelques-uns répugnent à confier à un instituteur, à une institutrice le droit d'exposer, même très succinctement et sans prendre par,ti, des faits et des notions dont il leur paraît que seul le prêtre, le pasteur et le rabbin ont qualité pour en débattre. Ils déclarent donc, fidèles à l'esprit de la loi de 1882, maintenir la séparation des compétences comme des tâches. L'argument est très fragile. Le prêtre, le pasteur et le rabbin ont qualité et compétence professionnellement pour traiter des « vérités » de leur religion, des pratiques de leur culte, des exigences de leur dogme, de la forme confessionnelle que la morale prend à leurs yeux; mais ils ne sauraient prétendre soustraire leur religion à la critique, ni interdire à quiconque n'est pas ministre d'un culte d'enquêter scientifiquement sur les religions humaines. Aussi bien l'État s'est-il cru fondé à instituer, dans l'enseignement supérieur, des chaires d'histoire des religions et de critique religieuse; et il ne les a point confiées à des ecclésiastiques. Ceux qui refusent d'introduire, même à dose très faible, je l'ai dit, l'histoire des religions au degré primaire ne me semblent pas protester pourtant contre la prétention des Facultés et du Collège de France quant au principe même des institutions.
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Je conçois qu'ils hésitent à confier ces leçons nouvelles à l'instituteur, crainte qu'il y soit insuffisamment préparé; mais qu'ils invoquent une question de principe quant à la compétence, je ne le comprends point. Si la République a le droit- et qui le lui contesterait? - d'étendre à l'histoire des religions la critique scientifique et historique dans les Facultés, il n'y a de sa part ni prétention abusive ni tyrannie à communiquer ensuite à des enfants, par l'intermédiaire d'instituteurs qu'o n aura préparés à cette tâche, quelques-uns des résultats les plus élémentaires ou les plus généraux de ces recherches et de ces discussions. Ce n'est qu'une question d'adaptation, de mesure, de forme et de méthode. Invoquer pour nier ce droit à l'État, à ses instituteurs, le principe d'une séparation des domaines est donc inacceptable. A ce compte, il faudrait aussi purger l'enseignement de l'histoire, et d'abord les manuels scolaires, de tout ce qui a rapport à l'histoire religieuse : croisades , Réforme, guerres de religion, par exemple; tout cela devrait, au nom du même principe d'incompétence, échapper à l'instituteur laïque, crainte qu'il n'y abusât aussi de son droit de critique et d'appréciation. C'est presque tout de l'histoire française qu'il lui serait prescrit de ne pas aborder. L'instituteur reste fondé à mêler ases leçons historiques l'histoire des religions qu'il y rencontre, et qu'il suit dans l'histoire même de la France, de l'humanité. Au fond de l'obj ec tion, il y a plutôt l'idée, à peine avouée, que tout ce qui est religieux ne relève point de la critique rationnelle ; et qu'ainsi la sphère religieuse est par définition, en quelque sorte, soustraite à l'investigation scientifique, donc à l'instituteur lui-même. Soit. Mais s'agit-il donc d'introduire à l'école la critique proprement religieuse et théologique? On ne veut que présenter à l'enfant, dans des conditions à déterminer et sous une forme à définir, un très petit nombre de notions élémentaires, historiquement, et non point critiquement; que l'instruire , et non point discuter pour absoudre ou condamner; que le renseigner, et non point choisir entre des systèmes, des conceptions, des cultes. L'instituteur peut être aisément préparé à donner en toute simplicité ces très simples leçons . J'observe, sans plus de malice, que les contradicteurs n'ont pourtant point hésité· en 1882 à inscrire la notion des devoirs envers Dieu dans le programme scolaire de l'école neutre. Je ne sache point qu'alors l'incompétence de l'instituteur public ait été alléguée - par ceux-là qui le chargeaient de ce soin. Dire aux enfants : Dieu existe et nous avons envers Dieu tels et tels devoirs , leur semblait très compatible avec la neutralité; et ils ne mettaient pas en doute l'autorité de l'instituteur laïque à donner cet enseignement religieux. On craint peut-être qu'à la faveur du nouvel enseignement que je
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propose, fût-il réduit à une demi-douzaine de brèves leçons, les instituteurs ne se croient invités à transformer leur enseignement en polémique, à l'appliquer hostilement au prêtre dont l'église est voisine de l'école, et à violer, peut-être même de bonne foi ou bien à leur insu, la neutralité scolaire qu'ils sont tenus d'observer. L'objection est plus sérieuse; et il faut la prévoir. Même très probe et tout à son devoir, surtout aux jours où la persécution cléricale redouble de violence et d'ingéniosité contre l'école laïque et ses maîtres, un instituteur peut être tenté d'utiliser telle de ces leçons contre le persécuteur; et, bien que n'y dépassant peut-être point la mesure, il associerait cependant à ses rancunes, à ses représailles, à une défensive soudainement changée en offensive les enfants qu'il enseigne, et qui doiv0nt dans tous les cas rester étrangers à ces discordes. Mais raisonnons . Si ce risque est inévitable , pourquoi ceux qui nous le rappellent n'eurent-ils point ce scrupule en 1882, quand ils confièrent a l'instituteur l'enseignement des devoirs envers Dieu? L'appréhension eût été tout aussi bien permise à cette époque de laïcisations généralisées; et pourtant ils ne l'eurent point. Convenons qu'il est très tentant pour un maître, impatient d'en finir avec la neutralité et de mettre à profit la leçon qui se présente, de dire à ses élèves ce qu'il pense de ce Dieu, de ces devoirs envers Dieu qu'il leur doit enseigner; convenons que l'occasion est propice pour ce maître en révolte de critiquer, de railler, d'avilir des croyances religieuses ou philosophiques qu'il ne partage point. Il a pu se trouver, exceptionnellement, quelques instituteurs pour prendre cette coupable liberté, mais j'ai rendu hommage à la quasi-totalité des maitres; ils s'abstiennent de tout commentaire; de plus en plus, ils s'abstiennent de ces leçons elles-mêmes, par prudence moins encore que par tolérance et par respect de la 'neutralité. Pourquoi donc agiraient-ils différemment, et soudain, si le programme scolaire comportait quelques notions sur l'histoire des religions? Il est facile à l'administration universitaire d'y veiller; et c'est peu connaître, en vérité, le personnel enseignant de France qu'interdire ou repousser, pour la seule raison qu'elle pourrait déconcerter quelques esprits timorés ou égarer quelques maîtres plus entreprenants, une innovation devenue indispensable. La probité des instituteurs et des institutrices, dans le passé et dans le présent, nous garantit au contraire une scrupuleuse persévérance le jour où l'école primaire, enfin neutre, inscrira à son pro· gramme d'enseignement moral quelques simples notions élémentaires sur les religions positives et sur leur histoire.
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Voici une autre preuve. Est-ce que l'enseignement de l'histoire, sans parler de celui de la géographie, n'est pas plus propice encore au maître à qui, d'aventure, le devoir de neutralité pèse trop lourdement? Certaines de ces leçons historiques, ou géographiques, mettent en cause l'Église catholique, l'inquisition, l'intolérante révocation de l'Édit de Nantes, les sanglantes guerres de religion, ou bien diverses coutumes religieuses de peuples plus ou moins arriérés et fanatiques; et le péril de voir ces leçons employées par un maître à des discussions agressives ou à des polémiques déplacées est au moins aussi grave que celui qui résultera d'une très rudimentaire histoire des religions, aux leçons d'instruction morale. Pourtant nul ne proposerait, crainte de voir la neutralité scolaire violée ou compromise, d'interdire à l'instituteur laïque de traiter les leçons d'histoire ou de géographie qui touchent de si près aux Églises, et dont les religions positives sont le sujet même. L'expérience a prouvé que le personnel enseignant de nos écoles primaires est et reste digne de la confiance que la République avait mise en lui. Confions-lui hardiment cette tâche nouvelle, dans une école républicaine devenue neutre entièrement. La sagesse veut qu'on prépare l'instituteur à ces leçons. Voici quelques propositions à ce sujet. 1. Ajouter dès maintenant au programme de troisième année des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices quelques leçons sur l'histoire des religions el des principaux cultes 1 • Partout où ce serait possible, on en chargerait le professeur spécialiste de la Faculté, ou le directeur et la directrice de l'école normale que leurs études personnelles y auraient préparé, ou le professeur de philosophie du lycée. Peu à peu les compétences et les aptitudes s'affirmeron t: une orientation sera donnée à l'enseignement nouveau, une impulsion plus vive à la curiosité des élèves-maîtres, des élèvesmaîtresses; et une tradition s'étab lira. Commençons immédiatement partout où faire se peut. En quelques années, de haut en bas, l'administration et le personnel seront en état de donner à l'école normale, plus tard à l'école primaire, les très modestes leçons dont il s'agit. Une littérature spéciale naîtra, livres de recherches et d'études pour les élèves. Peu à peu, l'enseignement nouveau sera mis au point et s'accréditera dans l'Université. L'opinion publique, d'abord surprise, inquiète, irritée, ou favorable, s'intéressera à ces efforts , créant
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.1. Voir les études d'Alfred Loisy sur la vulgarisation de l'enseignement de l'histoire des religions à la Correspondance de l'Union pour la Vérité, par exemple dans les n•• des 1" mars et i" juin 1910.
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en peu d'années autour de nos écoles primaires l'atmosphère qui convienne à cette libérale innovation. 2a A l'école primaire élémentaire, qui nous occupe dans ce livre, l'instituteur se bornerait à de très simples notions : aucun doute n'est ici possible. Il trouvera tout naturellement l'occasion de les amener et de les donner dans ses leçons d'enseignement moral , causeries, entretiens ou leçons proprement dites du cours supérieur; dans ses leçons d'histoire et de géographie, d'instruction civique_ 3° Dans les cours supérieurs, avec les garçons et les filles les plus âgés, et, là où ils existent, dans les cours complémentaires des villes où l'opinion publique est le mieux préparée à ces essais; dans les écoles primaires supérieures, il serait possible de donner aux élèves, un peu plus ou un peu· moins selon leur âge et leur développement intellectuel, des notions plus systématiques sur les croyances, les cultes, les divinités, notions historiques, déjà plus critiques, je veux dire explicatives - mais toujours dans le même esprit scientifique. On ferait appel à un professeur compétent de l'école normale, du lycée, de la Faculté, ou à un inspecteur primaire averti; bref, on mettrait à profit les concours autorisés; on utiliserait les ressources locales. Pourquoi cet enseignement ne serait-il pas donné aussi dans les hautes classes des Lycées et collèges, dans les Facultés où il n'existe pas encore, dans les Écoles normales supérieures, etc.? 4° Ces études passeraient tout naturellement, quelques précautions étant prises au début, dans nos mœurs scolaires. On accélérerait le progrès en étendant cet enseignement, partout où ce serait concevable et possible, aux cours d'adultes, aux œuvres postscolaires en général, aux associations d'anciens élèves, aux Universités populaires. Devant des adolescents, des adultes, des hommes mûrs, on aborderait ces discussions plus hardiment, sans passion, sans sectarisme, sans esprit d'hostilité, mais sans esprit d'apologie, scientifiquement. Examinant avec sang-froid tant de systèmes religieux, dans le passé et dans le présent, et désormais objets de science, l'homme réfléchi verrait la conscienee s'épurer peu à peu, dépouiller les enveloppes confessionnelles dont elle revêtait la morale, se dégager des formes anthropomorphites pour s'élever à une idée de Dieu plus abstraite, à l'Idéal divin. Une telle réforme est encore plus nationale que scolaire. Plus l'opinion publique sera préparée à la comprendre, et d'abord à la souhaiter, mieux elle réussira à l'école. Les questions religieuses sont encore de graves éléments de discorde, d'incertitude et de malaise dans notre pays. C'est surtout, à
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mon avis, parce que l'école publique reste indécise, hésitante et gauche en face de ces questions mêmes, et que la nation républicaine n'a pas encore su ni voulu prendre le seul parti qui convienne - par une solution logique et de liberté véritable. Plus que tout autre pays, la France souffre de ce malaise parce que son clair génie s'accommode mal des régimes sans franchise et sans netteté. C'est proprement l'incertitude du désordre. Elle durera, très grosse de périls et de discordes, tant que les plus lucides des esprits républicains n'auront pas enfin conçu ni posé ainsi, traité devant le pays, puis devant l'école populaire la question religieuse. La paix scolaire, la paix publique est à ce prix; et s'il est enfin possible d'acclimater chez nous la liberté de conscience, ce sera dans ce régime de pleine clarté républicaine et de courage - avec le temps. Alors on pourra dire que les religions, ayant enfin cessé de mettre haineusement aux prises hommes et partis, seront affaire privée des individus, de leur conscience. Du même coup, la plupart des éléments moraux qu~ s'approprient - c'est leur droit - les confessions dans leur enseignement religieux rentreront à l'école publique, sans qu'aucune équivoque soit désormais possible sur ce que signifie cette reprise de possession, au nom de la seule morale, et sur les intentions de cette école. Voici un exemple très caractéristique. Il n'est point besoin de démontrer que la Bible renferme des pages immortelles quant à l'inspiration morale, précieuses pour l'éducateur : elles sont d'une beauté éthique souveraine, abstraction faite de toute interprétation d'ordre religieux ou confessionnel. Ce grand livre sublime, plein de contradictions, mais aussi d'exemples émouvants; cette collection de livres où peut-être - pour mon compte, je n'en sais rien souffle l'esprit divin, mais où certainement souffle l'esprit des hommes en progrès et conscients de leur destinée, a déserté l'école ~on confessionnelle et, présentement, n'y peut revenir parce que les Eglises l'ont en quelque sorte confisqué, soit qu'elles l'exaltent, soient qu'elles s'en défient, selon les exigences de leurs dogmes particuliers et selon le point de vue de leurs ministi:es. Aucun instituteur laïque, j'entends le moins suspect de complaisance pour les Églises, n'oserait à cette heure emprunter à la Bible, à ce livre si profondément humain, l'un de ses récits ou de ses apologues, tels de ses exemples, telles de ses paraboles, ni les faire servir à l'instruction morale de l'enfance au même titre que tant de récits et de narrations tirés d'autres livres. Ce n'est pas exagéré d'affirmer, par exemple, qu'il n'est plus possible, en l'état actuel des habitudes françaises , d'utiliser dans nos éc?les publiques une parabole de Jésus; que dis-je? d'y évoquer la
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figure même du Galiléen, fils de Dieu pour des croyants, homme pour tous les autres hommes. Quelques-unes des pages les plus touchantes de l'histoire, les plus expressives de l'âme humaine , les plus lourdes de sentiments humains ont ainsi échappé à la pensée laïque pour aller enrichir le trésor particulier des religions. Un maître qui documenterait ses leçons d'instruction morale à l'aide d'exemples tirés des évangiles ou de l'Ancien Testament, à côté d'exemples tirés de tel ou tel autre grand livre humain, ne serait point compris : chrétiens et libres penseurs se concerteraient pour le rappeler à son devoir de neutralité. Je ne médite point de mettre la Bible au cœur de l'école laïque française; encore moins d'en faire la substance de prédilection de notre enseignement moral public; et je n 'ignore point tout à fait ce qu'on peut dire contre la valeur morale de la Bible 1 • J'ai voulu montrer comment une tradition influencée par la conception toute religieuse de la morale prive notre école, laïque et neutre , c'est-à-dire l'école la plus humaine dans son principe et dans son ambition, d'une des collaborations les plus expressives de l'humanité. C'est comme si l'on avait banni de l'instruction morale, par principe et une fois pour toutes, tout ce qui est biblique. L'excès de ce zèle est évident. Aussi comprend-on que des pédagogues, nullement cléricaux et très attachés aux libertés conquises, se plaignent « du vide que laisse dans l'éducation l'absence de sujets bibliques 2 » . On voit par ce seul exemple que la morale, que l'école se sont dépouillées au profit de la discipline religieuse. La vraie solution, là encore, n'est point dans l'ignorance. Que la Bible rentre donc en nos écoles, chaque fois que le maître y trouvera un exemple, l'illustration d'une vertu humaine, une comparaison féconde ou émouvante, une collaboration véritable à son propre dessein 3 • C'est dans ce sens que l'école primaire, répudiant à la fois une neutralité abstentionniste et le spiritualisme officiel qui la contredit, doit envisager et, si j'ose dire, exploiter pour l'éducation morale le sentiment religieux, l'idée de Dieu, les croyances confessionnelles et les légendes , les récits bibliques, en un mot l'aspect religieux de l'humanité en progrès. Elle n'humilie pas plus la religion qu'elle ne l'exalte; elle la prend comme un fait humain considérable, qu'elle
1. Voir le volume de Paul Sabatier, L'orientation religieuse de la France actuelle (Colin), p. 303-304 . . 2. Id. 3. Voir l'initiative très intéressante de MM. Dufresne et Soubise, Lectures héroïques et Contes à l'usage des enfants des écoles primaires. Les auteurs ont mis il contribution la Bible, • aussi bien l'Évangile que les épopées Juives » (Préface i et le choix biblique, p. 127, 195).
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caractérise sans réprouver ni louer partialement; qu'elle sait utiliser à l'occasion comme générateur de sentiments moraux; et, par la même, évitant à la fois l'attitude servile et l'attitude hostile, elle sera neutre en effet, mais humaine pleinement, dans la franchise et dans la netteté d'une méthode libératrice. Il appartient à la France de donner cet exemple au monde, elle qui à cette heure, de son clair génie et de son sang généreux, lui donne héroïquement l'exemple de la dignité, de la noblesse et de la délicatesse morales, de la véritable civilisation.
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« Une théorie philosophique ou religieuse n'est pas le fondement de la moralité, mais pourquoi n'en serait-ce pas le couronnement? Telle est exactement l'attitude qu'a prise l'école laïque française dans cette question de l'éducation morale. » Ainsi s'exprimait M. Ferdinand Buisson en 1.898 1 • L'autorité particulière du collaborateur de Jules Ferry, du directeur de l'enseignement primaire ajoute encore à l'importance de cette déclaration, qui définit parfaitement l'école primaire française dans son entreprise. Les chapitres qui précèdent ont préparé la discussion de ce jugement. L'école laïque de 1.882 n'a point fondé, en apparence, la moralité sur une théorie philosophique ou religieuse : elle enseigne des devoirs , individuels et altruistes, sans en dire ni en discuter, d'abord ou en cours d'enseignement, l'origine et le fondement. Elle dit chaque jour à l'enfant: tu as tels et tels devoirs, telles responsabilités; tu auras telles et telles obligations d 'hom~e et de citoyen : lu dois! Elle entretient ainsi dans son esprit, dans son cœur, dans sa con· scieµce, dans toute sa vie morale la notion du devoir, d'une dette, comme un fait indiscutable, comme une vérité qui va de soi et qu'on ne démontre point. Un tel enseignement est autoritaire et apriorique dès son principe; et il ne découvre point aux élèves les bases du dogme moral dont il les pourvoit : c'est qu'il fonde la moralité française, et telle qu'il la leur propose, telle qu'il la leur inculque, sur les principes qui régissent politiquement notre pays. En somme, le fondement de l'éducation publique, c'est la nation même; et l'armature de la moralité enseignée autoritairement par l'école primaire, c'est l'armature de la France républicaine : qui s'en étonne et qui s'élèverait là contre? On ne conteste point le droit d'une nation répu-
t. Revue pédagogique, février 1898, p. 129.
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blicaine à diriger selon ses principes mêmes rinstruction morale qu'elle donne dans ses écoles publiques. Il y a donc une théorie humaine à la base de l'école primaire, à la base de l'éducation morale publique : c'est celle de la France républicaine. L'affirmation de M. Ferdinand Buisson est en contradiction avec le principe fondamental, le statut de l'école laïque; et c'est la grandeur de cette école, autant que sa nécessité, d'élever l'enfant dans une conception idéaliste de la vie, du progrès individuel et social, donc moral, du devoir, de l'homme et de l'humanité évoluant. Toute éducation est un acte de foi nécessairement; l'éducation morale républicaine est le plus bel acte de foi de l'homme en la raison. Il est très vrai que la conception mise par la loi française, implicitement et explicitement, à la base de nos écoles publiques n'est point religieuse; mais j'ai montré que l'école laïque aboutit à une perspective sur Dieu; au terme de sa courte carrière, elle propose à l'enfant, tout à coup, des devoirs envers Dieu. Devant un auditoire d'adultes, d'étudiants, d'élèves de philosophie, d'adolescents curieux et déjà réfléchis , on distinguera entre religions et philosophie, entre le Dieu des Églises et le Dieu des philosophes; et il paraît évident que le Die_ de l'école laïque n'est point le Dieu des religions, le u Dieu de telle des religions positives. Mais qui entreprendrait de faire saisir cette distinction à l'enfant des écoles élémentaires? La conséquence première est la suivante : l'élève de ces écoles ne peut concevoir Dieu, s'expliquer les devoirs envers Dieu qu'on lui rappelle ciu enseigne que par les habitudes confessionnelles de sa famille, de son village, de sa province. Ces leçons in extremis n'ont de signification pour lui que si elles se rattachent, au moins dans sa propre pensée, aux pratiques cultuelles des siens, ou si elles le tournent vers un ordre nouveau de préoccupations, de curiosités et de recherches que l'instituteur lui fait soudain une obligation de connaître, d'aimer, de réaliser enfin. Pour l'enfant à qui des habitudes religieuses ne sont point étrangères, la notion de ce Dieu scolaire prend, si je puis dire, la forme, la couleur, la qualité - bonne ou médiocre, délicate ou grossière, anthropomorphite ou épurée - du Dieu confessionnel dont lui parle ailleurs le prêtre, ou dont son père s'entretient parfois au foyer, ou avec des amis, soit pour adorer et vénérer ce Dieu et le défendre contre les impies, soit pour le nier ou le railler lourdement. Si l'enfant a grandi dans un milieu étranger à une religion positive, cette notion théiste toute scolaire, superficielle et très vague, jetée à sa pensée en hâte et pour finir, et abstraite, lui est inintelligible, donc moralement inutile à moins qu'un hasard heureux, une circonstance imprévue , une collaboration propice ne l'anime, ne la féconde , ne la vivifie tout à coup.
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Dans ces conditions, parler soudain de Dieu à un élève, c'est ou bien parler pour ne rien dire, à moins d'entrer dans des explications historiques, quoique très élémentaires, éveilleuses de curiosité sympathique et d'activité spirituelle; ou bien c'est mêler à l'école neutre l'atmosphère de l'église, du temple, de la synagogue, et, si l'on regarde de près , c'est féconder l'école laïque à l'aide de motifs, d'images , de gestes, de formes tirées de l'église, du temple, de la synagogue. C'est dire qu'en ce point de son action éducatrice l'école laïque s'avoue inféconde, à quelques exceptions individuelles près, à moins que l'église, le temple, la synagogue ne l'assistent de quelque façon, de leur image au moins. Enseigner Dieu ainsi, c'est, je crois, beaucoup moins couronner l'instruction morale d'une théorie philosophique ou religieuse, ouvrir les fenêtres de l'école sur les vitraux de l'église que ramener pour une heure l'école tout entière à l'église, au temple, à la synagogue. Si la leçon finale du maître est féconde - et on espère bien qu'elle le sera, car pourquoi la prévoir au programme et rimposer au maître comme à l'élève? - ce ne sont plus les seuls « devoirs envers Dieu» qui se découvrent à l'enfant comme fondés sur ce Dieu auquel on l'acheminait : ce sont tous les devoirs, du plus humble au plus noble, que lui enseigna cette école dès le premier jour; c'est toute sa vie morale qui, rétrospectivement, lui apparaît enfin réglée, déterminée, puis consacrée par une notion proprement religieuse et par cette croyance en Dieu, son Dieu, le Dieu de sa famille et de son prêtre. Et cette notion, - stérile si l'enfant n'en a reçu hors de l'école une explication à sa portée, concrète et plus vivante - non seulement n'équivaut point pour lui à un gain spirituel ou à un progrès philosophique, mais elle le relie, de toute la force de cette école même que maudissent les prêtres, au Dieu de son culte. Si bien que l'Église reste encore pour cet enfant, si les siens y réfléchissent, l'inspiratrice eomme la régulatrice des écoles dites « neutres » et « sans Dieu », et la garantie suprême, la caution de leur vertu moralisatrice. Le pédagogue, le législateur qui pensait « couronner » l'école laïque d'une théorie religieuse, y arriver au terme, y amener doucement l'élève, fonde en réalité cette éducation sur une théorie proprement religieuse de la moralité. Il semble à l'observateur superficiel que notre école primaire aboutisse à l'idée religieuse et divine, et qu'elle n'en procède point. Dans ce cas même elle n'est point neutre; et elle introduit soudainement, pour tout dénouer, un Deus ex machina, étranger lui-même pourtant à la constitution politique et sociale de la nation qui s'est donné cette école et l'a voulu instituer à son image. Mais en fait, le dernier chapitre inspire et prépare
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le premier; le but final trace la route et marque déjà les étapes. Dieu n'est plus à la porte d'entrée de cette école laïcisée; mais il est au-dessus de la porte de sortie. Dès le premier jour, une main affectueuse saisit l'enfant et le conduit vers Dieu, vers ce Dieu qui tout expliquera de la route parcourue, de celle qui reste à parcourir, et de l'infinie perspective sur le ciel infini. Je ne blâme ni n'approuve : je constate, confrontant l'œuvre avec les créateurs, 'mais aussi avec la nation même, qui reste juge et de l'œuvre et de l'ouvrier. Cette école ainsi couronnée, mais fondée plutôt, a-t-elle porté les fruits qu'on en espérait? Voici une autre conséquence. Devenu majeur, l'homme sentira obscurément au moins, c'est-à-dire juste assez pour expliquer son enfance et pas assez pour pacifier sa conscience d'homme fait ou la libérer, qu'il a grandi dans un décor sans doute civil et laïque, mais pourtant religieux, encore ·que l'atmosphère y fût plus subtile qu'à l'église. li aura le sentiment que cette éducation scolaire spiritualiste, dont les dernières leçons le ravirent dans l'Inexplicable et dont le suprême soupir monte vers Dieu , lui a fait un devoir de rester curieux et soucieux de ce Dieu, qui l'oblige; d'en occuper sa pensée et sa vie; de ne point concevoir de paix ou de bonheur sans cette forme de muette adoration, sans cet hommage au moins intellectuel , sans cette prière. Qu'on excuse mon insistance : une telle discussion ne saurait être trop claire. Même dans les miEeux sincèrement républicains, on parle d'un partiel insuccès de « l'école laïque». C'est qu'on attendait trop d'elle et de ses maîtres; c'est qu'on espérait d'elle ce qu'organiquement ell e ne pouvait ni ne devait donner : demandons à l'arbre les seuls fruits qu'il est dans sa ,nature de produire, et à de certaines conditions . Là où l'école laïque a préparé une évolution morale plus hardie, je ne suis point certain que ce fut par ses seules forces, ses seules ressources, par la seule vertu de son institution; mais je pense que le progrès général serait moins contesté si l'école primaire française avait été dès le premier jour l'école neutre, l'école telle que je la conçois et telle que je l'ai définie. Laïciser l'école laïque intégralement, ce sera donc séparer en efîet des domaines restés communs sur un point très grave de la vie; renvoyer l'école laïque et l'école confessionnelle chacune à son objet, chacune à ses méthodes; fonder enfin dans notre France républicaine une éducation publique purement morale. La solution transactionnelle de 1882, mais qui n'était pas seulement pour les initiateurs un compromis politique, n'est plus acceptable; et elle a échoué si elle prétendait, ménageant Dieu et le spiritualisme, acheminer la France populaire à un déisme pur des intolérances con-
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fessionnelles et des discordes religieuses. Ne persévérons pas plus longtemps dans cette situation: elle empêche l'école primaire publique de prendre pleinement conscience à la fois de son objet et de ses méthodes originales, donc de sa ' responsabilité - condition indispensable pour qu'elle puisse enfin rendre au pays républicain les services qu'il attendait d'elle. Dans un livre récent, M. Paul Sabatier a très bien marqué ce que l'école laïque est aujourd'hui invitée à réaliser. La plupart des instituteurs , écrit-il, voudraient que l'enseignement moral laïque « eût une efficacité qu'on n'est pas encore parvenu à lui donner, en partie, croient-ils, parce qu'il est plus ou moins dérivé des églises. C'est un décalque sans vigueur ni originalité 1 • » Et peu à peu, « l'école est en quelque sorte mise en demeure de créer un enseignement moral indépendant 2 » . Que bien des hommes, d'ailleurs sympathiques à l'école laïque, appréhendent de la voir devenir à ce point autonome, dégagée du sentiment religieux comme de toute religion , cela n'a rien qui surprenne en vérité; mais qu'ils se rassurent! Cette autonomie ne fera que consacrer la distinction entre la morale et la religion. Et si l'on veut bien enfin reconnaître que la morale atteint aussi au vif de la conscience, qu'elle entretient aussi chez l'enfant les dispositions supérieures et généreuses dont on attribuait le bienfait aux seules disciplines confessionnelles, pourquoi redouter une réforme scolaire préparée dans les mœurs, et qui instituera l'éducation morale dans la plénitude de sa mission? Qu'on ne s'y trompe point : « Non seulement dans l'idée laïque il n'y a aucun élément antireligieux, mais il ne faudrait pas la creuser beaucoup pour y trouver une idée mystique, très analogue à celle qui se cache sous le mot catholique. La morale laïque vise à affirmer et à fortifier, par la jeunesse, l'unité du pays, à établir une communion de tous les futurs citoyens; et, si elle les prépare à ce rôle et aux devoirs qui en découlent, on peut dire qu'elle dépasse ce point de vue et tend à créer en eux des préoccupations plus larges et plus élevées encore comme membres de la société humaine 3 • i, La conscience contemporaine est prête à ce progrès scolaire ; et elle le souhaite dans toute notre éducation publique. On admet toujours, même dans les milieux étrangers aux religions positives, qu'une confession avec son dogme , ses rites cultuels, ses cérémonies et ses fêtes puisse rester chère à quiconque désire « faire son salut »
1. L'orientation religieuse de la France actuelle, p. 262.
2. Id., p . 262. 3. Sabotier, ouv. cit., p. 267.
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selon la loi de son église, ou traverser la vie chargée d'épreuves avec l'espoir, avec l'assurance d'un au-delà réparateur. Cette foi est affaire privée de la conscience individuelle; et pourquoi la combattre à ce titre? Que celui-là qu'elle stimule et réconforte la conserve donc, à son gré I Mais, de toute évidence, une éducation publique n'a point à se préoccuper du « salut individuel» et des rapports que l'individu se croit le devoir de nouer avec son Dieu de prédilection. 11 est dans la nécessité, tout d'abord dans la définition de l'éducation publique d'unir des enfants en une commune préparation à la vie sociale; elle poursuit donc un but proprement moral; et elle le fait à l'aide d'une institution scolaire qui soit essentiellement une institution morale, c'est-à-dire conçue et organisée pour inspirer, régler et accélérer le progrès des mœurs. Que les religions positives soient ou non indispensables pour définir l'idéal moral, puis pour y élever l'enfant; la question est et reste controversée; ce n'est point sur cette controverse que notre pays fonderait l'institution scolaire publique. Au surplus, que les écoles, diverses en leurs ressources comme en leur tendance, s'évertuent plutôt chacune selon ses moyens propres! Ce sont les résultats qui jugent les systèmes et qui donnent la mesure des institutions; et même dans ce cas, c'est le rendement moral, et non le rendement religieux, qui démontre l'excellence d'une école, d'une éducation. Ce qui importe à la nation, c'est beaucoup moins la pureté religieuse et, pour ainsi parler, l'orthodoxie des méthodes que le succès moral de cette école, c'est-à-dire sa puissance d'action sur les mœurs. Peu à peu, au fur et à mesure que le pays prenait conscience de cette nécessité, il distinguait donc la morale de la religion, l'éducation morale de l'éducation confessionnelle ; et les religions n'intervenaient plus, en général, que comme moyens de concourir à cette éducation morale mise au premier plan de l'institution scolaire républicaine. L'Église catholique a bien vu cette évolution, étan t la première atteinte par une distinction qu'elle réprouve comme blasphématoire, hérétique et vaine a priori; et elle ne se résigne point à voir ravalée, en matière d'éducation, au rang de méthode scolaire, au demeurant facultative et discutable, la discipline dont elle a la garde. Mais l'opinion, même dans les milieux fidèl es à l'Église, accueille cette distinction; et les progrès de la notion d'éducation publique, le besoin unanimement ressenti d'écarter dans la vie sociale ce qui divise les hommes, puis de trouver enfin <l'es points de conciliation, permettent d'affirmer qu'en fait cette distinction est déjà traditionnelle. Voilà un fait nouveau, et que le progrès des principes de l'école laïque contraint l'Église d'accepter, que dis-je? de consacrer elle-même dans l'espoir qu'il lui servira. L'Église
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catholique, la plus ambitieuse et la plus intransigeante, se voit à son tour invitée à prouver l'excellence de ses écoles confessionnelles par l'excellence même non de leur orthodoxie, mais de leurs effets moraux. Ainsi, entre tous les Français, religieux ou irréligieux, pratiquants ou libres penseurs, une sorte de consentement tend à s'établir la même où les théories et les systèmes s'entrechoquaient : la valeur d'une école est celle de ses résultats proprement moraux. L'Église catholique ultramontanisée, ne pouvant arguer de son passé scolaire, et pour cause, puisqu'elle n'a ni pu sauvegarder par ses écoles sa puissance confessionnelle, ni su réaliser l'idéal moral que la France élaborait peu à peu, espère triompher en niant bruyamment le succès de nos écoles. Mais ce zèle même atteste la vertu du critère moral, auquel il lui faut avoir recours pour se justifier, du moins pour tenter de se justifier. Ne nous laissons pas intimider. Tant de polémiques ne valent point un commencement de démonstration : beaucoup de catholiques Je pensent, et parfois le disent. Quoi qu'il en soit, en dénonçant les immoralités ou la faillite de « la laïque », le parti clérical ne prouve point que l'école catholique eût mieux réussi dans les conditions nouvelles de la société politique et économique contemporaine. De plus, il invite les écoles qu'il combat à accentuer leur dessein moralisateur dans la mesure même où l'Église conteste leur efficacité, et à prendre conscience de toute leur responsabilité, de leurs méthodes propres, de leur originalité même. L'hostilité cléricale est une sommation quotidienne adressée à l'école primaire française d'avoir non pas à abdiquer, si en effet le succès de ses efforts est déficitaire, mais à améliorer son action éducatrice dans le sens de son principe et de son dessein. En résumé, la question scolaire a cessé en France d'être religieuse; elle est morale. L'école vaut par ses effets, par son action sur les mœufs de l'individu et de la collectivité, que le moteur, si je puis dire, en soit ou non confessionnel et religieux. Il me paraît certain que c'est l'école laïque qui a accrédité chez vous cette conci ption nouvelle : elle triomphe aussi en ce sens qu'elle oblige ses rivales à se placer à son propre point de vue moral pour la juger, pour se juger elles-mêmes. La notion purement religieuse des Églises s'est altéi:ée dans la mesure ou la préoccupation humaine d'un devoir social l'emportait sur le souci du salut individuel et d'une très égoïste curiosité de l'au-delà. Quel rôle les religions positives ont-elles joué dans cette évolution spirituelle? Les avis sont partagés . Le zèle que met l'Église catho· lique, par exemple, à s'en inquiéter, à la réprouver atteste qu'eJle
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décline toute responsabilité quant à elle. Elle montre ainsi quelque courage, ou, si l'on préfère, s'affirme une fois de plus logique avec son dogme et sa tradition intransigeante; mais elle reconnait aussi, par cette attitude, que ce progrès s'est fait en dehors d'elle, ou malgré elle, ou sans elle; et qu'ainsi l'humanité est conduite par une puissance morale d'un autre ordre que l'Église, et irrésistible. En fin de compte, l'homme a dégagé de sa conscience la notion morale et l'organise. Il n'est pas tendancieux, je crois, de dire que voilà le fait caractéristique qui domine la vie spirituelle française présentement, et la vie humaine. L'homme découvre ainsi qu'il es juge des religions qui le jugeaient; et il les rapporte à cette notion morale qu'elles prétendaient envelopper ou précéder. Il comprend qu'il est le créateur de ces institutions religieuses qu'il estimait tenir de Dieu, et auxquelles il ne pensait qu'obéir; qu'il est peut-être le créateur du Dieu même devant qui le prêtre le courbait, }'agenouillait. Cette révélation - car c'en est une - du sentiment moral dresse l'homme dans la vive lumière de sa conscience, mais aussi dans toute la force de ses responsabilités. « La morale humaine ne procède pas des religions; ce sont, au contraire, les religions, pour préciser davantage quelques-unes d'entre elles et les plus pures, qui ont cherché à prendre leur point d'appui sur le fondement d'une morale qu'elles n'avaient pas créée 1 • » Si les religions étaient sincèrement soucieuses de parfaire les mœurs humaines , elles se réjouiraient d'avoir contribué, à leur façon, à préparer le règne de la morale, et à se rendre elles-mêmes en quelque sorte inutiles. Cette constatation, pour tout homme de bonne foi et qui refuse de faire servir la religion, comme l'irréligion, à d'égoïstes desseins de classes ou de partis, n'est-elle pas de nature à réconcilier les hommes en dressant à leurs yeux l'idéal moral? Au lieu de se passionner pour des distinctions scolastiques, croyants et libres penseurs feraient mieux de s'unir dans une même règle de vie pratique, un même devoir social. Pourquoi les théistes et les athées ne communieraient-ils point dans la foi en un même devoir? Pourquoi ne se grouperaient-ils pas avec confiance autour de l'école qui, sans prendre parti entre les confessions rivales et antagonistes, élève les enfants unanimement dans le culte du Bien et de la Justice? C'est ainsi que moralement l'école laïque et neutre peut élever en commun, pour l'estime réciproque et la paix sociale, les enfants du
1. Berthelot, Science et Religion, p. 23.
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théiste et de l'athée, du croyant et du libre penseur. L'idée de Dieu cesse de les opposer le jour où tous deux se sentent subordonnés l'un et l'autre au devoir. Ils ne semblent adversaires que parce qu'on ne les invite pas à réfléchir sur l'activité morale qui leur est commune, qui les fait vraiment frères. « Élever son âme à Dieu, c'est élever son âme vers la Justice, vers la Beauté, vers la Vérité. Pourquoi l'athée en serait-il incapable? Le croyant a éprouvé le besoin de réaliser et de personnifier l'idéal abstrait du Vrai, du Beau et du Juste. Mais il n'en est pas plus avancé; comme sa nature finie ne saurait atteindre l'infini, il ne saisit la vérité que dans la science, la beauté que dans la nature et dans l'art, la justice que dans l'action. Il ne fait pas un pas que l'athée ne puisse faire avec lui 1 • » L'école « neutre » bâtit en quelque sorte sur le sol profond et indestructible où tous les hommes, religieux ou non et parce qu'ils sont hommes, dociles les uns et les autres à leur conscience, cherchent et trouvent la sève, le sang même, les principes de leur vie et de leur activité morales. « La conscience impose les mêmes obligations à l'incrédule comme au croyant. Il n'est pas jusqu'à la prière qui ne puisse leur être commune, sauf le choix des mots et la forme extérieure qu'elle revêt. Tout ce qu'elle contient d'essentiel, c'est-à-dire d'intérieur, tout ce qui en elle est acte positif de l'intelligence et élan du cœur, tout ce par quoi elle fortifie et purifie, est possible à l'un comme à l'autre 2 • » Socialement, le croyant et l'in· crédule, le théiste et l'athée valent, non par la qualité de leur foi religieuse ou de leur incrédulité, mais par leur sincérité à s'évertuer vers l'idéal moral et à progresser dans cette direction. Peu m'im· porte leur viatique; c'est leur aptitude au progrès qui les distingue, leur exemple à servir cet idéal moral, leur docilité à la règle, leur persévérance à bien faire, puis à faire mieux. Les croyances les plus vives en Dieu n'intéressent la nation que si elles engendrent chez les croyants un progrès moral certain et qui accroisse la vertu publique. De même, la plus fière indépendance des athées ne touche la nation que si leur athéisme, au lieu d'être jeu d'esprit ou exercice scolas· tique, alimente une activité spirituelle qui veut s'affirmer et s'affi· ner, inspire une moralité qui veut être plus exigeante et plus pure. C'est la vie, c'est l'expérience, c'est l'action qui distinguent utile· ment non plus entre les credo et les négations, les principes et les mobiles - mais entre les résultats. Le système pédagogique le plus précieux à notre société républicaine, ce n'est point celui qui se réclame d'une orthodoxie ou d'un scepticisme intransigeants ; c'est
t, Goblot, Justice et Liberté (Alcan), p. 41. 2. Id., p. 159. .
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celui qui, plaçant bien haut, toujours plus haut, aux cimes où le théiste fait resplendir Dieu, la notion du Bien, du Beau, du Vrai , du Juste, se révèle le plus apte à y hausser l'enfance, le mieux outillé pour y élever le pays. L'école primaire française peut assumer cette tâche en toute confiance. Libre au catholique, au protestant, au juif pratiquants de réprouver le libre penseur : ils ne sauraient lui interdire le droit à l'existence ni le droit de jouir, lui aussi et comme eux, de la liberté de conscience publiquement manifestée, de l'indépendance spirituelle. Et s'ils s'affligent des progrès de l'immoralité publique, raison de plus pour que ces croyants souhaitent une éducation énergiquement morale d'abord . Au lieu donc de combattre l'école laïque, que ne l'aident-ils plutôt à mieux faire encore! Ils ne peuvent contester de bonne foi la sincérité et la vaillance de son dessein moralisateur. Qu'ils s'associent donc à l'instituteur public! C'est à cette collaboration, c'est à ce zèle, c'est à cet empressement que le pays mesurera leur amour du Bien et leur patriotisme. Et quelles craintes nouvelles peuvent-ils concevoir quand l'école primaire publique coupe le dernier lien qui l'attachait aux Églises? Loin de marquer une restriction, encore moins une humiliation de son dessein éducateur, cette suprême laïcisation de l'école primaire française apparait, au contraire, comme un engagement solennel d'être plus activement et sûrement moralisatrice. Aucune école êonfessionnelle ne suppose à ce point et ne sollicite ainsi le sentiment moral des enfants; aucune éducation religieuse ne les exhorte avec tant d'insistance au respect du devoir, à la pratique du devoir pour le devoir, à la culture infinie; aucun prêtre ne les accoutume avec cette persévérance à exalter mieux le bien et à poursuivre plus consciemment le juste, sans considération de récompenses ni de châtiments surnaturels; aucune Église n'habitue, ne veut habituer l'homme à développer de la sorte en soi une vie intérieure plus claire et plus exigeante, qui se mette au service de la vertu et de la nation avant de servir tels prêtres et tels dieux. Telle est la position inexpugnable qu'occupera l'école laïque quand elle sera ce que je souhaite qu'elle soit, ce qu'elle tend à être, ce qu'elle devient. Plus elle veut être « laïque » et « neutre », plus elle se d!fférencie des écoles restées confessionnelles quant à leur objet religieux et quant à leurs moyens pédagogiques; plus elle s'interdit les formes scolaires et méthodiques des Églises, plus elle développe ses propres ressources et puissances de progrès. Elle réalise plus ou rnoms son programme - selon les circonstances, le maître, l'élève;
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mais jamais éducation ne fit une telle confiance à l'homme, n'espéra autant de lui et de l'école. « Que les différentes croyances, religieuses et philosophiques, veuillent ajouter à cet enseignement, essentiellement laïque et social, les affirmations doctrinales qui les caractérisent, c'est leur affaire et c'est leur droit. Le rôle de l'État est d'assurer à tous les enfants qui fréquentent ses écoles une nourriture intellectuelle et morale qui soit incontestablement saine et que personne ne puisse incriminer .... J'ajoute que cet enseignement qui ne lie la conduite de la vie à aucune doctrine transcendante, qui peut être accepté de tous les honnêtes gens, offre peut-être par là, relativement à dés doctrines plus ambitieuses, le double avantage de rapprocher les esprits au lieu de les diviser. et de les réunir sur un terrain d'autant plus solide que c'est, pour ainsi dire, le sol même où nous vivons, le sol fécondé par l'expérience et la sagesse de tous les temps 1 • » J'ai souligné un peut-être que je supprimerais volontiers. Retenons pourtant le scrupule de M. Alfred Croiset; mais retenons cet appel à l'union rendue possible par un enseignement laïcisé. Et plus récemment, M. Emile Boutroux, dans une lumineuse communication faite à Londres au premier congrès international d'éducation morale en i908, sur les principes de l'éducation morale disait :. « A l'école d'enseigner et d'inculquer les principes de vie devenus, parmi les hommes cultivés , sensiblement communs. A la religion, à la science, à l'art, à la métaphysique, à la vie de maintenir et de déployer, avec une grandeur croissante, cette puissance de création dans le vrai, le beau et le bien, qui est le privilège de l'humanité 2 • » M. Boutroux sait bien, et l'a dit à sa manière si simple et si lucide, quel appui pratique l'idée religieuse donne à la vie morale indivi· duelle, dans certaines circonstances et avec quelles garanties, et quelle force, quel courage un homme y peut puiser parfois pour vivre, pour accepter de vivre 3 • Mais il a rappelé combien il importe de distinguer entre les croyances nominales des hommes, qui interviennent avec une activité très inégale et inégalement inefficace dans leur vie morale , et les croyances effectives, plus profondes, qui chan· gent, évoluent, s'adaptant insensiblement aux exigences de la société et des individus; et ce sont ces croyances-là qui importent~. Mais il s'agit ici d'éducation publique, et d'éducation d'enfants. Il n'est pas
L A. Croiset, Conférence faite à !'École des Hautes Études sociales, le Il no· vembre 1905. Voir R evue du Mois du 10 janvier 1906. 2. Papers on moral edacation (David Nutt, London, 1908), p. 23. 3. Boutroux, voir Science et ReligioTL, toute la conclusion, et aussi les passages où l'auteur cite Spencer (Autobiography, vol. I, p. 58), p. 103. 4. Boutroux, Science et Religion, p. 105. Voir conclusion de l'Autobiography.
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un père de famille qui puisse se dire empêché d'ajouter, s\il lui plaît, l'action d'une religion positive à l'action proprement scolaire. La liberté religieuse n'a subi depuis 1882, depuis 1905 nulle entrave; et le zèle des partis cléricaux à mettre cette liberté à profit est un hommage qu'ils lui rendent, donc au régime républicain, auquel ils la doivent et qui la leur conservera.
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On apprécie différemment, selon les exigences et selon le point de vue, la qualité des progrès réalisés déjà par l'éducation publique française. Ce qu'on ne peut nier, c'est qu'à la faveur même du développement de l'institution scolaire laïque, l'idée d'un enseignement moral indépendant a conquis l'opinion. La plus sûre victoire de l'école laïque est justement d'avoir accrédité chez nous, et hors de France aussi, le principe de la neutralité confessionnelle dans l'éducation populaire et nationale. Voici une seconde conséquence. La France a pris l'habitude de séparer l'éducation proprement dite de la religion, jusque-là confondues et celle-là subordonnée à celle-ci, et, tout d'abord, de concevoir l'école comme différente , essentiellement, et par conséquent indépendante des églises. Là où la France est restée fidèle aux religiom, elle leur demande timidement ici, fermement là, et de plus en plus, d'être et de rester des institutions religieuses, c'est-à-dire de donner satisfaction à certains besoins, à certaines aspirations qui ne relèvent pas de l'école publique, ni même de l'éducation scolaire, privées et individuelles, et d 'abondonner à l'école le soin d'élever l'enfance pour la société et pour la vie. Il y a là une évolution curieuse, et qui ne me semble pas avoir été signalée clairement. C'est comme si la France élaborait une définition nouvelle des religions, des églises, et leur assignait, tout à fait en dehors de l'action scolaire, un rôle ou plutôt les ramenait à leur rôle original de consolatrices des âmes blessées, de dispensatrices de courage et d'espoirs supra-terrestres. La séparation des compétences a préparé l'idée d'une séparation des domaines. La conscience française éprouve, de plus en plus, que l'école n'a point à se préoccuper des religions, ni de la religion, et que la religion n'a pas davantage à se soucier de l'école; que le prêtre a son rôle, comme l'instituteur a le sien; que si les partis opposent ces deux hommes et leur ministère, il est grand temps d'insti-
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tuer le reg1me pacifiant et clair qui, mettant chacun de ces deux hommes à sa place, consommera dans un sincère esprit de tolérance une séparation devenue nécessaire, et que la pensée française tend à réaliser dans nos mœurs. Le législateur << sectaire » de 1.882 et le réformateur « athée » du présent auront rendu un grand service aux Églises si elles comprennent la nécessité de répondre aux besoins nouveaux de la conscience française. Elles laisseraient l'école publique accomplir son œuvre morale et profondément humaine; elles offriraient à l'adolescent et à l'adulte les consolations de leur culte et de leur idéal religieux. Qui sait si bien des hommes ne se sentiraient pas attirés par elles le jour où ils les sauraient enfin étrangères à tant de conflits et de disputes? Que l'école laïque abdique toute entreprise religieuse I La réforme laïcisatrice que j'ai proposée n 'est aucunement un artifice politique ou un expédient sectaire : elle est dans la logique du dessein premier et conforme aux aspirations françaises. Le spiritualisme que les fondateurs de l'école primaire y ont retenu s'est révélé sans vertu; en se faisant morale à l'exclusion de toute hypothèse et de toute sanction d'ordre religieux, elle accuse son ambition civilisatrice. Elle déploie par là même, pour atteindre son but si elle le peut en tant qu'institution scolaire, toutes les énergies morales qui sont en elles. Elle accroît sa puissance dans la mesure où elle en prend conscience et renonce à la collaboration, même très discrète , des moyens religieux. Loin de signifier la banqueroute de l'école, l'intégrale laïcisation de son programme implique, au contraire, une exaltation de ses espérances et une plus fière affirmation de ses responsabilités. Les plus avisés des observateurs ne se méprennent point sur les causes et sur le sens de l'évolution contemporaine. « Il peut y avoir çà et là des hommes qui ont été bien aises de se détacher d'une Église dont la morale gênait leurs mauvaises passions, mais la crise morale contemporaine vient surtout de ce que l'idéal moral laïque dépasse sur certains points l'idéal moral religieux; il s'est fait plus exigean t, plus désireux de se réaliser 1 • » Il est indiscutable que , pour la masse autant que pour une élite, la qualité morale des religions apparaît aujourd'hui médiocre, et même inférieure. L'élite et la masse continuent à demander aux Églises consolations et espérances; mais la dignité de leur enseignement moral même est contestée. Par exemple, l'obstination de l'Eglise catholique à lutter contre l'idéal moderne et ceux de ses prêtres qui, devant l'autel ou au Parlement, l'acceptent ou le servent; à vouloir étouffer, naguère par l'ignorance,
1. Sabatier, ouv. cit., p. 263.
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aujourd'hui par une trop ingénieuse éducation scolaire, les aspirations libérales de l'humanité, a fini par exciter la défiance chez les plus dociles de ses fidèles; la passion que la presse catholique apporte à attaquer un régime politique et universitaire qui a fait ses preuves, et auquel le pays est attaché, a rendu l'opinion plus attentive à ce régime même. L'Église, en fin de compte, révèle la supériorité des écoles qu'elle excommunie : il lui a bien fallu préciser, analyser les programmes scolaires et les instructions officielles, éprouver devant ses lecteurs, plus exigeants et plus avertis, l'idéal qu'elle combat; et, tentant désespérément de faire une bonne fois la preuve dans l'esprit de ses adeptes, elle les a accoutumés à des comparaisons périlleuses pour elle-même et pour ses institutions scolaires les plus réputées. Surpris de ne pas trouver à l'école « sans Dieu » toutes les horreurs que la presse catholique assure y découvrir, des catholiques mieux renseignés ont observé avec plus de soin, à l'occasion de sympathie, cette école ; et si beaucoup ne l'ont pas encore préférée pour leurs fils et leurs filles, ces croyants ·informés, en conscience, sont plus près de l'école laïque que l'Église ne le sait, ou ne veut l'avouer. A la faveur de cette comparaison jaillie des polémiques, l'idéal moral laïque s'est dégagé, aux regards de ses contempteurs confondus, dans toute sa pureté. Et il écrase, à l'occasion , les conceptions morales confessionnelles de sa supériorité même. L'institution scolaire républicaine triomphe ainsi, peu à peu, dans l'opinion de ses adversaires mêmes, par ses qualités originales qui , à cette heure, la désignent comme l'unique institution qui puisse former l'enfance pour la pratique sincère de la liberté spirituelle et pour la paix civique. Dira-t-on qu'en affranchissant la morale de toute inspiration religieuse l'école laïque lui enlèvera aussi tout fondement et toute noblesse? On a vu des républicains sincères, même depuis 1.882, touchés de cette objection. Examinons-la en terminant. Fonder la morale, une instruction morale sur Dieu, sur l'idée de Dieu, sur la vie future et l'immortalité de l'âme, sur le paradis et sur l'enfer, sur les sanctions délicieuses ou pénibles d'un au-delà, et d'abord sur tel ou tel dogme confessionnel déclaré immuable, indiscutable et par définition soustrait à la raison, ce n'est point fonder en effet cette morale, cette instruction morale : ne nous laissons pas abuser par des mots, même vénérables et émouvants - sacrés. Pour qui ne croit pas en Dieu, il n'y a point de devoirs envers Dieu; le système moral et pédagogique que Dieu , la croyance en bieu fondent et couronnent sont à la fois inintelligibles et vains ·
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pour un athée. S'il croit en Dieu, tout s'éclaire, s'enchaîne, s'ordonne; du moins sa croyance lui explique l'infini et la place qu'il y occupe. Il ne croit point? Et on lui enseigne pourtant cette morale ainsi« fondée » ! Mais voici qu'il croit : la grâce agit, si vous voulez. Or, cette croyance en Dieu, loin d'être un élément premier et irréductible, le fort moëllon sur quoi l'on va bâtir le temple d'une vie morale claire et logique, suppose une certaine activité spirituelle, mi-consciente au moins, intuitive, mystérieuse, d'ailleurs confuse. Dieu est un mot vide de sens et sans effet pour qui ne sent point dans sa conscience émue le trouble fécond d'où surgissent Dieu et l'explication qu'elle se donne de son Dieu. En réalité, cette morale théiste elle-même est donc fondée non pas sur Dieu, sur un acte de foi en Dieu, sur l'appareil confessionnel ou métaphysique qui soutient ce Dieu, mais sur cette préalable activité spirituelle, en quelque sorte élémentaire. Psychologiquement, cet état de conscience primitif n'est pas, si je puis dire, d'une substance autre que celui qui engendre etféconde l'idée de Dieu, du Beau, du Vrai, du Juste, l'idée de vertu . et de progrès moral, l'idée d'obligation, toutes idées abstraites qui, elles-mêmes, n'ont point de caractère immédiat puisqu'elles résultent d'une activité de conscience innée, dont nous découvrons l'efl'et sans en saisir l'origine, et que nous ne pouvons mieux caractériser qu'en la définissant une donnée, un fait, donc une base. Il se peut que, pour un croyant, l'idée de Dieu recèle une vertu plus grande que telle des idées abstraites énumérées plus haut, ou qu'elle lui semble en tqut cas plus propre à les coordonner, à les systématiser en une synthèse définitive. Ce n'est alors qu'une question de plus ou de moins, qui importe grandement à ce titre; mais, en réalité et au fond, cette idée même de Dieu, qui tend à prendre la place suprême dans la hiérarchie des productions spirituelles, dérive elle aussi d'un état de conscience, d'ordre à la fois émotif et rationnel, qui est primitif, inné, donné; qui est une base. En un mot, le fondement de cette morale, qui se dit fondée sur Dieu, est moins Dieu, ou la qualité religieuse de ce concept et de cette image, que le sentiment humain qui tout ensemble engendre la croyance en Dieu et s'en aide ensuite pour se développer ou s'entretenir; sentiment moral plus que religieux, qui stimule l'individu à se définir pour soi-même, pour les siens, pour les autres une règle de vie et un but d'action, et sans lequel l'idée de Dieu reste inconcevable, ou artificielle et étr.angère au croyant le plus pratiquant, j'allais écrire : importée dans son cœur. C'est dire que la morale religieuse, dont on prétend accabler notre morale laïque, n 'est pas fondée, si elle l'est en effet, autrement et mieux que cette morale.
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On voit les conséquences d'une telle observation. Par défini tion, un enseignement moral confessionnel, ou religieux encore, ne peut être fécond que si la croyance qui le supporte et y distribue la sève de vie est sincère et active : en le subordonnant à cette croyance, il se déclare impuissant là où elle fait défaut , banqueroutier si elle fait banqueroute. Strictement, et en nous plaçant dans l'hypothèse même du prêtre, nulle éducation morale n'est praticable, ni concevable, là où l'élève ne croit point ou croit à peine. Aussi voit-on le prêtre, le pasteur, le rabbin , d 'une façon générale l'éducateur religieux contraint de veiller davan tage à l'éducation proprement religieuse, condition de tout succès et fondement de toute entreprise, qu'à la culture morale. II est dans son rôle quand il éprouve et surveille la foi de ses élèves plus que leurs mœurs mêmes , puisque celles-ci supposent celle-là , en dérivent. Là où il sent chez l'élève une foi médiocre, rare ou null e, il perd à la vouloir stimuler, fortifier ou éveiller toul le temps que l'instituteur laïque consacre utilement, et mieux avisé, à l'éducation morale des enfants, nécessaire en tout état de cause, qu'ils « croient » ou non. L'enfant incrédule, ou mollement croyant, a-t-il pris pourtant sous la direction de l'instituteur religieux le goût de la vertu et l'habitude du bien ? Ce maître doit ce succès à des raisons étrangères à la religion, rai sons proprement laïques et morales. II ne prétendrait point sans abus ni ridicule que la religion a le mérite d'un tel succès dans une éduca tion où elle n'était que de nom , ou presque. Si complaisant que soit son interlocuteur, le prêtre n'ira tout de même pas jusqu'à affirmer que, tel un talisman magique, il suffise d'inscrire Dieu et religion dans un système scolaire pour qu'ensuite tout résultat favorabl e soit imputable à l'Église qui enseigne Dieu, à la religion qui le confesse. J e n'insisterais point sur cette observation évidente si les partis hostiles à nos écoles ne voulaient, au moyen près, accréditer dans l'opinion pareilles prétentions. On ne peut raisonnablement attribuer à une reli gion que l'individu n 'a pas faite sienne, qu'il n'a pas incor· porée à sa vie intérieure, qu'il n'a pas dégagée et pour ainsi dire extraite de sa conscience, les bienfaits moraux de l'éducation qu'il reçoit. Ils ont d'autres causes . C'est que le prêtre, le pasteur, le rabbin, c'est que l'instituteur reli gieux, à son insu, stimula le sentiment moral primitif, qu'il est vain de vouloir mieux définir ou expliquer , mais qu'il suffit de prendre comme la donnée fondamentale, antérieure à toute vie religieuse et à l'expérience. En l'absence d'une foi religieuse active, c'es t ce sentiment qui , spontanément ou peu à peu sous l'action· des disciplines scolaires , plus particulièrement sous l'action d'un enseignement moral proprement dit, a révéle
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à l'enfant et exalté en lui le goût de la vertu, l'effort, le souci de la
dignité, une sorte d'obsession du devoir, qui n'est qu'obéissance à sa nature. Tel est l'indestructible fondement de notre morale laïque, qu'on accuse de n'être point fondée parce qu'elle l'est autrement et mieux que les morales confessionnelles, parce qu'elle l'est immédiatement dans l'âme et la nature humaines, et parce qu'elle assure et affine, en retour , le sentiment moral qui la soutient. La base du plus arrogant des palais n'est point l'assise de pierre, de sable et de ciment sur laquelle l'architecte hardi en dresse les murs : c'est la terre même, profonde et vaste; c'est la nature avec toutes ses forces conjuguées; c'est l'univers dans son infinie gravitation. Si les religions étaient le fondement premier et nécessaire de toute éducation morale digne de ce nom, comment explique-t-on que, chez tant d'hommes. étrangers aux Églises, ou qui s·en libèrent plus ou moins, persiste la notion du devoir, la passion du bien, la joie de la vertu, la vaillance de l'effort moral? Il est vrai qu'il y a peu d'hommes, même en France, étrangers par l'éducation première aux disciplines religieuses. Leur persistante vertu n'est-elle donc qu'habitude, vitesse acquise? Diront-ils, comme Renan, qu'ils se sentent toujours conduits par une foi qu'ils n'ont plus? Expliquer par les habitudes religieuses - à les supposer religieuses profondément, mais est-ce donc si commun? - de l'enfance la probité de l'adulte même libéré des Églises est commode, et trop simple. L'explication tombe sans doute si cette libération n'est pas seulement un détachement, une indifférence, un oubli; si elle signifie un radical changement dans les principes ou une réforme dans les mœurs. Il y avait donc autre chose en effet. L'idée religieuse, éclatante et pompeuse, rarement modeste et pudique, recouvrait jusque-là le sen timent moral - tel le lierre la branche humiliée ou distraite -, et lui savait persuader qu'il dépend d'elle, alors qu'elle dépend de lui. Les rôles cessent d'être intervertis; et l'éducation religieuse n'a elle-même chance de succès que dans la mesure où elle stimule, par ses moyens particuliers, affirme, accroît ce sentiment moral sans lequel elle serait vaine et illusoire. Elle n'est point une base, puisque le sentiment moral la soutient; elle n'est qu'une méthode, une discipline. Et même dans les cas les plus heureux, la religion est servante de la morale. Qu'elle permette à la morale, à l'occasion, de se priver de ses services, ou d'en solliciter d'autres, ou de se servir elle-même. Enfin quel prêtre, quelle institution possède le moyen infaillible d'engendrer chez l'adulte, et d'abord chez l'enfant, la foi vive et agissante dont on nous dit qu'elle garantit, qu'elle conditionne l'éducation morale? Le plus sceptique des hommes et le plus immoral, quand il s'interroge dans le silence, trouve inscrite en lui, dans sa
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chair même et dans son sang qui roule le bien et le mal, l'affirmation d'un devoir, d'une loi morale; mais quelle Église se flatterait de découvrir sûrement dans la conscience humaine les formes religieuses et particulières qu'elle propose par son prêtre? Elle invoque, là encore, décision divine, révélation, médiation du Christ, dogme et tradition ; elle fait d'un acte de foi la condition première de tout son enseignement. Sincère ou feinte, la foi n'a d'efficacité morale - du point de vue où je me suis placé dans ce livre, cela seul importe - qu'à proportion de sa convenance aux aspirations essentielles et premières de l'homme. C'est un beau rôle encore. C'est pourquoi un prêtre avisé, sachant bien qu'une croyance sincère et vive est le privilège de peu « d'élus », et que les « croyants >> la perdent plus souvent qu'ils ne la conservent et surtout ne l'acquièrent, fait intervenir activement, dans l'éducation des enfants confiés à ses soins, des considérations qui ne sont point tant religieuses que morales. A de tels moments, il ne fait pas autre chose que l'instituteur laïque : il est plus homme que prêtre; il s'appuie moins sur le sentiment religieux que sur le sentiment moral; il pense moins à Dieu qu'aux hommes; et c'est en sollicitant la conscience de l'enfant, plus qu'en ne la ravissant à Dieu, qu'il l'élève. Tel est le commun terrain où s'évertuent l'école et l'église. L'école laïque a au moins la franchise et la supériorité d'une conception claire. Surtout, puisqu'elle ne peut ni ne veut faire appel aux motifs d'ordre proprement religieux, donc incertains, intermittents, toujours précaires et très aléatoires, et qui n'ont leur pleine efficacité que dans les âmes croyantes, l'école laïque ne court aucun des risques qui sont ceux de toute éducation à base confessionnelle ou systématiquement religieuse. La foi peut s'atténuer, se tarir; le sentiment moral, essentiel à l'homme, ne disparaît qu'avec 1ui . L'éducation morale laïque se trouve ainsi fondée sur une disposition permanente, un attribut commun aux hommes, religieux ou irréligieux, théistes et athées; et son caractère éminemment public, fraternel, dérive de cette origine même. Fonder la morale sur une religion, c'est rendre la morale solidaire des vicissitudes de cette religion; c'est l'asseoir sur l'incertain et l'instable. Fonder la morale sur le sentiment moral comme le fera l'école laïque enfin neutre, c'est lui donner comme assise inébranlable la valeur humaine, l'homme même. Accusée de ruiner ou de compromettre le sentiment moral, cette école le con· sacre : elle l'utilise directement; elle s'en nourrit en même temps qu'elle l'alimente, l'exerce et l'affine. Il n'est pas d'institution scolaire aussi purement humaine et aussi morille énergiquement. Poussons plus loin l'analyse. Philosophies et religions pourvoient l'homme, dès l'enfance, d'explications du réel. Elles expriment
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toutes, si diverses ou contradictoires qu'elles se disent, un même besoin de dépasser le fait et d'organiser idéalement, soit pour satisfaire l'esprit, soit pour discipliner la vie même, des phénomènes qui paraissent chaotiques . Par la métaphysique, l'art, les religions , l'homme explique, rationnellemen t ici et là intuitivement, la réalité qui l'entoure et dont. il est lui-même. C'est donc sur une explication, mais plutôt sur une interprétation du monde - métaphysique, religieuse ou esthétique - qu'il fonde sa vie consciente, et tout d'abord l'éducation de l'enfant. Dans cette invincible tendance à suppléer poétiquement, car il crée, à l'insuffisance de l'investigation scientifique, on découvrirait tout d'abord comme un dépit de pressentir que la réalité est inférieure à ce qu'il en conçoit, à ce qu'il la somme d'être en effet; et aussi une déception de voir la terre si loin du ciel; et enfin la résolution généreuse, mais téméraire, de ne point se satisfaire du spectacle que lui offre l'univers impénétrable. Est-ce orgueil? Est-ce naïveté? Est-ce la revanche de l'esprit sur la matière dont il est le captif, de l'idéal sur le réel, du rêve sur une réalité dont l'homme se refuse à prendre son parti et à se suffire? Est-ce tout cela à la fois? L'homme imagine l'univers et sa propre destinée métaphysiquement ou religieusement non pas seulement parce qu'il ne saurait vivre sans se l'expliquer de quelque façon, la résignation n'étant elle-même qu'une explication méprisante ou désespérée, mais parce que l'explication qu'il s'en donne, ou qu'il accepte, n'atteint pas au sublime de celle qu'il chérit, de celle qu'il veut. Car il veut en effet le monde meilleur, plus beau, plus juste. En le définissant à sa façon , subtile ou simple, instinctive ou savante, joyeuse ou somb re, il le recrée, le repense pour le corriger et l'embellir; et c'est sur cette correction qu'il fonde ensuite l'école de son choix. Instruire l'enfant, ce n'est plus alors l'engager prudemment dans la vie, lui offrir comme sujet d'étude et comme objet d'amour ce qui est et ce qui devient, ouvrir ses yeux au réel et mettre son âme en face du monde : c'est le détourner d'abord du réel et du monde, indignes de lui et de son rêve ; c'est lui imposer, par la parole du maître, par l'artifice, autoritairement, arbitrairement, l'explication idéale que son père ou que son prêtre se sont donnée de l'univers et du devoir humain, ou qu'une tradition familiale a perpétuée, ou que l'intérêt d'un parti politique, d'une secte confessionnelle entretient et préfère. Ce n'est plus la nature qu'il observe, scrute et interroge : c'es t une vision humaine de la nature amendée et épurée. Cette éducation, cette école met en œuvre les ressources de son jeune esprit non pour exiger du monde le secret de vivre bien et sagement, mais pour soumettre le monde même à des préférences individuelles ou dogmatiques: Il faut donc que l'univers entre dans les cadres de
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l'humaine raison; elle ne le pénètre ni ne l'explique vraiment; elle l'interprète, elle le juge, elle l'arrange. Cette attitude de l'homme en face du mystère et de la vie universelle est noble : les Titans continuent d'escalader vainement la nue céleste. De ses yeux avides d'azur, l'homme fouille toujours le ciel immense, tandis que, lourd de limon, son pied frappe durement la terre. Mais en accoutumant l'enfant à cette attitude, en l'y contraignant par l'école, ne sentons-nous point que nous prétendons disposer en maîtres et de l'enfant et du monde? Soucieux de donner a la morale qu'enseigne l'école une base ferme, l'homme la fonde sur une interprétation du réel , plus exactement sur l'interprétation qui est la sienne, ou qu'il déclare vraie ou exemplaire parce qu'ainsi l'exige son amour-propre, sa caste familial e, son amour-propre, son intérêt, sa cupidité. A supposer cette éducation légitime, convenons que ce maître ne saurait y réussir que dans la mesure où il s'aide aussi de la réalité et rejoint la nature. La plus pure des conceptions religieuses ne touche et ne discipline le cœur humain que si elle correspond , par quelque côté, à la réalité qui l'anime et s'il s'y reconnaît de quelque façon. Qu'est-ce à dire sinon que cette entreprise n'est féconde qu'aux heures où le maître touche la terre, ret_ouve dans l'âme enfantine le sentiment moral même? Philor sophes, prêtres, pédagogues peuvent s'évertuer au nom d'un Dieu, d'un athéisme, d'un système spiritualiste ou matérialiste, d'une doctrine idéaliste ou réaliste : il n'émeuvent, ils ne saisissent l'enfant et ne l'entraînent au bien , à la vertu et à la justice qu'aux moments où leur Dieu, leur doctrine, leur système, leur négation, leur conseil répond aux mouvements instructifs de sa conscience -·- à laquelle il faut toujours en revenir et demander le secret du succès moral. C'est pourquoi l'éducation laïq.ue telle que je l'ai proposée, renonçant aux méthodes comme aux interpréta tions confessionnelles et religieuses, non seulement n'est point inférieure à l'être humain qu'elle élève, ni à l'idéal qu'elle lui propose, mais a plus de chances de réussir puisqu'elle demande à cet enfant et à cet idéal les seules ressources dont elle a besoin pour réussir en effet . Loin d'être sans fondement et sans noblesse, loin de bâtir dans le vide ou d'avilir l'homme, elle est au contraire la seule éducation qui soit fondée non point sur une interprétation arbitraire de la vie, mais sur les données immédiates de la conscience humaine, qui est au centre de l'école primaire. Sans tarir au cœur de l'enfant les sources de générosité, d'audacieuse espérance, d'héroïsme, elle le rend plus attentif à la vie universelle et à lui-même; elle le tourne vers la réalité, quand tout l'égarait dans le rêve; mais c'est pour qu'il y cherche et trouve le courage de la parfaire, s'y étant d'abord bien reconnu.
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L'école primaire serait en contradiction avec son objet républicain si elle n'élevait pas aussi l'enfant par et pour la société. Le dire paraît banal et superflu; mais les traditions individualistes dominent encore dans l'éducation publique. Allons-nous rouvrir ici le classique débat sur les rapports de l'individu et de la société; sur la réalité de celui-là dans celle-ci; sur l'égoïsme et l'altruisme, l'individualisme et le solidarisme; sur les sys tèmes sociologiques; sur les moyens de concilier, au moins en théorie et verbalement, des thèses qu'on présentait comme exclusives l'une de l'autre? Je n'ai point le goût de ces discussions; et j'y serais malhabile. Elles intéressent des hommes profonds et subtils; elles passionnent à l'occasion les polémiques et les partis. Poser et discuter le problème, puisqu'on en fait un , des rapports de l'individu et de la collectivité oblige l'éducateur à réfléchir; et si cette recherche lui définit plus nettement ces rapports, en dehors de toute considération de secte ou de parti , c'est l'école qui s'en félicite, donc l'enfant. En revanche, un tel débat risque d'entraîner nos théoriciens loin des choses. Quoi de plus artificiel, de plus chimérique, en un mot de moins réel que ces savantes disputes , ces analyses, ces constructions, ces théories raffinées où l'homme met non point le meilleur, le plus riche, le plus profond de lui-même et de sa vie intérieure , mais seulement une partie de son entendement, sa faculté raisonnante et son goût des systèmes? Saluons cette application persévérante; mais elle nous est d'un méd iocre secours quand elle impose ses décisions à notre petite école, où l'éducation morale requiert la collaboration de toutes les facultés humaines , les sentimentales autant que les intellectuelles, et où le maître « prend » l'élève non pas tant par un appel à la raison et à la logiqµe qu'en sollicitant les mouvements instinctifs de la nature enfantine. Je crois qu'il convient, par conséquent, de ne pas attacher tant
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d'importance à ces discussions quand il s'agit d'éducation. Or, je vois qu'on s'y obstine, au moins sous prétexte de reviser les bases de la morale, de fonder l'école, de déterminer l'origine du devoir, etc. Les mots individu et société, individualisme et solidarisme, se proposent à nous incessamment; ils hantent les moindres débats scolaires. Dans certains milieux, on exaltera la vertu de l'individu, dût-on la justifier par l'égoïsme franc. Dans tels autres, on courbera l'individu sous la puissance du milieu : il y devra chercher sa règle et son idéal; il y vit, mais plutôt vit par lui et pour lui. Ces divergences déconcertent l'éducateur. A y regarder de près, l'effort rationnel pour dégager l'individu et, au riom de la lutte pour la vie comme au nom des brutales nécessités économiques, pour l'opposer à la société ou l'y mettre pour ai_nsi dire en état de légitime défense, est commun même à ceux qui exaltent dans leurs discours et dans leurs livres la solidarité. En dépit des programmes, déclarations ministérielles, circulaires et instructions, il n'y a pas harmonie entre l'école publique et la nation; tour à tour l'école se ment à elle-même et ment au pays; ou bien elle fait sa tâche sans entrain, avec le sentiment qu'elle erre ou qu'elle hésite, oscillant entre deux conceptions contradictoires du devoir, de l'individu même. A la longue, l'école communique cette incertitude et ce troubleà l'enfant. Que pourraÜ-on espérer d'une culture ainsi conçue? Ce n'est pas seulement une éducation morale illusoire; c'est une éducation mauvaise, périlleuse pour l'individu et pour la société, Communément le mot individu, comme aussi les mots personnalité, caractère, volonté, tendent à s'imposer comme autant d'appels à la culture de l'énergie: et cet individualisme à l'américaine est aussi brutal que très naïf. Mais il nous séduit par ce qu'il nous semble impliquer de décision, d'audace, de vouloir courageux, d'esprit d'entreprise, d'initiave hardie. Il a grisé des maîtres, défiants du solidarisme; et il flatte les moins clairvoyants, tout fiers de suivre pareilles doctrines de courage individuel, qu'ils imaginent héroïques ou génératrices de héros, mais qui sont en réalité superficielles et décevantes pour l'individu comme pour la société. Deherme avait écrit aux murs de son Université populaire : « Il n'y a qu'une force vive dans la société, c'est l'individu ». J'entends bien que c'était un conseil; et l'on ne saurait trop rappeler à l'homme, dès qu'il sait un peu raisonner ou sentir, les ressources qu'il a en luirriême. Il est toujours à craindre qu'une démocratie nivelle; et l'école ne donnera jamais trop tôt à l'enfant la foi en soi-même, en sa faculté d'initiative, en ses responsabilités comme en ses propres ressources. Si d'aventure elle entraîne l'individu à la présomption, donc le ruine ou démoralise inévitablement, ell e le soutient plutôt;
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une telle foi est tonique. Elle favorise aussi l'heureuse diversité des aptitudes , des courages et des talents; elle suscite et entretient l'aristocratie des caractères. Mieux encore : en rappelant sans cesse à l'homme, dès l'enfance, qu'il dispose d'un pourvoir certain de réaction contre le milieu , on l'arme contre les bas instincts de sa nature même ; on l'aide à triompher personnellement des contraintes de la passion, des fatalités naturelles et sociales, aux heures où tout ce qu'il y a de moins bon dans la société sollicite ou dégrade ce qu'il y a de meilleur en lui. Rien n'est salutaire à l'homme, enfant ou adulte, comme de se croire, de se savoir énergique et libre, s'il connaît les risques de sa liberté. La devise de Deherme est un généreux viatique pour le courage humain. Elle sonne comme un fier avertissement , mais plutôt comme une fanfare d'espérance et de victoire; elle nous fait tendre le jarret sur la route infinie. Prise à la lettre et régulatrice d'un système d'éducation publique, elle serait plus qu'aventureuse. Elle méconnaît ou méprise la puissante réalité du milieu social, alors que tout appelle et retient sur ce milieu l'attention de l'enfant. Il la pressent a ttirante, et point hostile aqui sait s'y conduire; il l'aime et la recherche, non pas comme l'inconnu dont une fausse expérience l'inviterait à se défier, mais comme l'humaine famille où il trouve tout naturel de vivre; où il se sent à l'aise et dans son élément, où sa faculté de curiosité ravie et de sympathie s'exerce joyeusement; et qui vit en face de lui, autour de lui d'une vie collective, profonde, émouvante, antérieure et supérieure à la sienne. Non, une éducation « individualiste » n'est point celle qu'il faille à cet enfant, à l'enfant de France : elle va contre son génie même, ses aspirations , ses espoirs , ses plus chères prédilections, ses tendances instinctives; elle le rend étranger au milieu auquel il aspire à se confier ; elle veut le retirer du monde, auquel tout l'unit et qui l'appelle puissamment, qui l'attire, qui l'entraîne. C'est l'éducation de désabusés , d'égoïstes, d'ascètes, et peut-être de lâches. Ce n'est pas l'éducation républicaine. Cette philosophie n'a point droit de cité dans les écoles publiques de France. On peut craindre, à tout le moins , qu'en fortifiant chez l'enfant le sentiment que l'individu est la seule force vive, sinon la seule réalité sociale, on l'encourage à cette idée : vivre, agir et progresser, c'est vivre, agir et progresser contre la société. Ain!Si le progrès moral individuel serait par définition une conquête de l'individu sur la société. Si oui, c'est faire de l'antagonisme des individus et de la société une règle de vie morale, donc la loi même de l'éducation scolaire. Une telle école n'aurait de républicaine que le nom; et elle choquerait violemment les plus généreuses et les plus belles inclinations de l'enfant.
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Au fond de cet individualisme-là, je retrouve - ou bien me trompé-je? - la vieille idée théologique que le monde est mauvais, hostile et corrompu, méchant de nature, et que le salut individuel ici-bas est dans une sorte de retraite, d'égoïste intériorisation où l'homme prend sa revanche contre les hommes. Une éducation ainsi orientée pousse l'enfant hors de l'humanité et l'isole, dans la pensée de le sauvegarder et de le grandir dans une sorte de solitude prudente; mais ce faisant elle risque de le livrer aux suggestions de l'égoïsme et de la présomption, de son moi jouisseur et vaniteux , que n'équilibre plus la contra inte sociale, moins hostile que correctrice. Est-il exagéré d'écrire que cette éducation « individualiste », qui redoute la société et ne l'aime point, et qui la subit plus qu'elle ne l'accepte, procède encore d'un ascétisme contempteur des hommes et en réaction contre la nature, d'ailleurs artificiel, et que l'orgueil inspire cette retraite, dicte cette attitude antisociale? Cette éducation-là n'est qu'un attentat persévérant, contre la générosité de l'homme, contre l'idéal humain. Elle ne peut donc être la règle de l'école primaire républicaine ; ce serait fonder l'école sur une erreur ou sur un crime. Opposer l'individu à la collectivité, dont il s'évade, peut paraître viril et si l'on veut héroïque, parfois sublime; et cette attitude a inspiré à des poètes ou à des libérateurs de nobles accents. Communément, elle n 'est qu'orgueil et pusillanimité : et je l'écris fermement. Il ·n'y a rien là que nous puissions retenir par notre dessein moralisateur scolaire. L'instituteur doit au contraire éveiller chez ses élèves la conscience sociale, le sentiment que l'individu est lié au groupe, et qu'il tire du groupe autant que de soi-même à la fois les moyens de vivre et les moyens de progresser. D'une part, l'instituteur entretient chez l'enfant l'amour des hommes, qui es t instinctif. Une éducation prévoyante donne satisfaction aux instincts de sociabilité innés chez un enfant, et elle les encourage, sachant aussi les diriger. C'est une base sûre pour un maître : il ne s'embarrasse point de savoir l'origine ce ces instincts, et si tels ou tels prêtres ou philosophes les discutent ou contestent; il les prend comme donnés; et il les utilise, certain d'agir ainsi dans le sens de la nature et de préparer l'enfance à la fraternité. D'autre part, tout dans ses leçons met l'enfant en garde contre l'attitude différente et contre l'individualisme injuste. Certain sonnet de Sully-Prudhomme, dont on abuse en nos écoles sans pourtant en user bien, rend sensible à un enfant le prix inestimabl e des services humains pour l'individu, et la détresse de l'homme abandonné de tous, du solitaire, si jamais un être humain peut se dire, se croire en effet solitaire. L'habileté du maître fait Je res te : il est si facile d'illustrer ces bienfaits, tout d'abord la nécessité, le caractère inévi-
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table des relations humaines pour une interdépendance et une collaboration dont les hommes ne sauraient se passer pas plus qu'ils ne sauraient imaginer un état différent ou contraire! De tels exemples prouvent au plus rebelle que l'individu est socialement inexistant. Qui dit individu dit société. La vie du plus retiré des hommes est impossible, positivement inconcevable, s'il ne jouit encore, en pensée comme en fait et si peu que ce soit, des services humains et d'une fraternelle assistance. A qui enseigner cette vérité, qui suffit à légitimer tant de devoirs altruistes, sinon aux enfants qui fréquentent l'école démocratique française? D'autant plus qu'autour d'eux, entre adultes, on est trop disposé à mettre le bonheur, donc le but même de la vie individuelle, dans une situation « indépendante des autres ». L'un aspire à sa « retraite »; l'autre se retirera des affaires après fortune faite, et il peine et souffre cependant, maudissant cette dépendance même qui l'enrichit et dont il aspire à s'affranchir; celui-ci, fier de son aisance, se flatte de n'avoir pas besoin des autres, de se suffire; celui-là est impatient de vieillir dans l'espérance « qu'il n'aura plus besoin de travailler », donc de relever d'un patron ou d'un maître, et de jouir enfin d'une heureuse quiétude dont la première garantie soit la certitude « qu'il n'a plus rien à demander à personne ». En somme, à voir et à entendre les hommes communément, tout semble conspirer à fortifier chez l'enfant, dès que ses yeux s'ouvrent à la vie sociale, le sentiment que vivre, c'est se chercher les moyens de se passer des autres hommes; que travailler, c'est se préparer le repos aussi promptement que possible; que progresser, c'est se rendre peu à peu indépendant des autres, inutile aux autres dans la mesure où ils nous auront été utiles; et qu'enfin une éducation bien entendue doit enseigner à l'individu l'art de se passer, autant que possible, de la société plutôt qu'à la servir ou à s'en, servir. Cette impatience mauvaise conseillère à se rendre indépendant ainsi vient surtout, j'en suis persuadé, des conditions actuelles du travail humain, peut-être aussi d'une sorte d'exaspération de l'idée d'égalité. Apre, intense, fiévreux, avec ses crises, ses revers, son instabilité et ses angoisses, le travail humain épuise l'homme sans lui laisser d'autre espérance qu'un repos qui prendra la signification d'une délivrance : le cauchemar cessera enfin. ... Au législateur de modifier ce régime économique, de l'adoucir, de le transformer s'il le faut, de façon telle que la coopération humaine perde son caractère de sombre servitude et, en quelque sorte, de farouche désespoir. Mais si les rapports humains sont présentement tels qu'on voie de plus en plus les hommes, en toutes classes et en toutes professions, aspirer si vite à s'en libérer, raison de plus pour que l'école
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publique, échauffe, embrase chez l'enfant le zèle altruiste, un joyeux consentement à la société des hommes collaborants. Mettons l'enfant en garde contre l'illusion de l'indépendance individuelle. Il est si facile de prouver à cet enfant que même un retraité, un retiré des affaires, un rentier dépendent étroitement, plus étroitement de la société! Ils lui doivent leur repos même et leur sécurité paresseuse; et ils ne les peuvent conserver que si cette société leur en assure encore la possibilité, ou même les moyens. Quelle précaire indépendance que celle de ces gens-là I L'enfant comprend très vite, non sans en sourire avec un peu de malice, que le plus indépendant des hommes, entendez surtout le plus riche, dépend toujours, dépend d'autant plus des autres s'il veut jouir en effet et des avantages de sa richesse et du loisir qu'elle permet - à de certaines conditions très rigoureuses. La véritable indépendance individuelle, celle qu'il importe d'enseigner et de faire aimer, est au contraire dans le sentiment que l'homme rend à la société autant de services, activement, qu'il en reçoit. En sorte que l'indépendance d'un homme est, pourrait-on dire, proportionnelle aux services qu'il assure à la collectivité. Il n'y a vraiment personne d'aussi peu indépendant en effet que ce rentier, qui tremble pour ses coupons ou s'afflige des cours instables alors qu'il n'y peut rien; que ce retraité, qui toujours flaire la banqueroute des caisses publiques et maudit l'irrégularité des fonctionnaires à lui servir ses mandats périodiques; que ce retiré des affaires après fortune faite, qui s'émeut des moindres paniques nationales, ou qui se consume d'ennui dans l'oisiveté de son repos doré et dans le regret des années de labeur évanouies. Certes, enseignons hardiment à l'enfance qu'il est légitime et salutaire d'aspirer au repos de la retraite, à la quiétude de vieux jours assurés contre la misère et l'invalidité; et que chacun de nous prépare l'heure grave, si elle vient I Seulement, n'entretenons point chez nos enfants le mirage d'une fausse et mensongère indépendance. Elle nous fuit à mesure que nous tendons la main pour la saisir, comme si elle voulait elle-même nous épargner la suprême déception, et nous oblige, au moins, à vivre dans notre effort pour atteindre au loisir, qui sera peut-être une mort commencée. N'enseignons point à des enfants qu'il faille jamais nous isoler, nous réserver, nous reprendre si nous nous sommes donnés aux hommes. L'homme solitaire est l'être débile par excellence. Il n'est plus rien sans cette société même qu'il disait sage ou habile de fuir, croyant se délier d'elle ou la mettre à sa discrétion. L'école primaire inculque aux enfants les premières et les plus certaines leçons de l'expérience humaine : que nos enfants entendent de bonne heure la leçon que j'ai rappelée! Nul mieux que l'enfant des milieux populaires n'est préparé à
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l'accueillir, malgré quelques apparences. Au lieu donc de lui représenter la société comme un mal dont il faille au moins se garder, l'instituteur la fait aimer, respecter comme une loi favorable de la nature, et sans laquelle l'être humain ne connaîtrait ni douceur de vivre, ni règle, ni sécurité, ni bonheur. A l'heure où l'instituteur, dans le dernier des hameaux de France comme au cœur des cités bourdonnantes et confuses, énonce cette vérité morale à ses élèves attentifs, il les relie et il relie son école à la société tout entière, à l'humanité. En de tels moments , l'âme puérile est émue dans ses pressentiments les plus secrets, dans ses instincts essentiels; et le maître l'entraîne, si je puis dire, dans le mouvement humain, qui l'a saisi lui-même. Dans la leçon, dans la parole, le regard , la voix même de cet instituteur, de cette institutrice, il y avait soudain quelque chose de persuasif et de poignant, qui semblait venir au -devant de l'enfant. Et l'accord s'est fait , au moins pour un instant, entre l'enfant et la société, entre son cœur et ce monde en rumeur de travail. Que tout, dans nos écoles, enseigne la joie de vivre parmi des humains, le goût du commerce des hommes, la fine sociabilité française; et que d'abord l'enfant sache que ce consentement social est la loi de sa vie morale comme la condition etla garantie de son bonheur. Que viendrait faire ici une discussion sur l'individu et la société, sur l'individualisme et le solidarisme? N'enseignons pas davantage la prudence du vieillard défiant des hommes. Si elle doit venir à l'homme, qu'elle lui vienne d'elle-même : l'enfant veut croire et se confier. Il suffit que l'école lui dise, à l'occasion, comment il ne sera point dupe. Élever cet enfant, c'est sans doute l'avertir à temps des risques de servitude inséparables de sa condition d'être sociable; c'est surtout l'entretenir allégrement dans la curiosité, dans la gratitude et dans l'amour; dans la volonté, naïve d'abord, puis réfléchie, de se mêler à la collectivité humaine, de la servir comme elle Je sert, de s'y appuyer comme il la soutient pour sa part, corps et âme. Et qu'il apprenne dès ses tout jeunes ans quelle flétrissure est pour un homme l'accusation d'ingratitude, de parasitisme et de lâcheté! Il n'y a là ni paradoxe ni déclamation; et nous sommes au cœur même de l'institution scolaire républicaine. La liberté, c'est l'intelligente application de l'individu ~ comprendre et à accepter la dépendance où il se trouve à l'égard des. hommes comme de l'univers. La révolte a pu arracher au poète, à l'artiste, au philosophe des imprécations tragiques ou éloquentes, ou lui conseiller le sombre mutisme et la hautaine résignation : elle n'est pas un principe d'éducation morale publique. La nation républicaine attend, au contraire, de ses écoles qu'elles lui élèvent des enfants prêts à la liberté dans l'obéissance aux lois.
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L'instituteur dégage cette règle souveraine, inlassablement, de toute l'activité des enfants qu'il instruit, soit qu'ils travaillent, soit qu'ils écoutent, soit qu'ils jouent. Car le jeu le plus simple concerte et subordonne les enfants qui s'y livrent ; chacun sait qu'il y a son rôle, sa fonction dans un ensemble bien organisé. Sans doute, la force vive est dans le joueur lui-même; mais ce groupe qui se trémousse, qui court, s'arrête, repart, crie ou se tait, n'est-il pas aussi une sorte d'organisme vivant, qui tour à tour exalte et discipline Je courage, la décision, la prudence et l'entrain de chacun des joueurs? Distinguer alors le joueur du groupe jouant est vain. Disons que toute distinction est ici arbitraire : le joueur et le groupe qui joue se conditionnent mutuellement. Le groupe est plus que la somme des unités qui jouent. Il enveloppe de sa vie collective, il accroît de son excitation et de son allégresse, et il contien t de sa discipline l'activité turbulente de chacun des enfants. Et l'on ne peut pas plus concevoir chacun des joueurs , en tant que joueur, sans la collectivité qui joue, que cette collectivité même sans chacun d'eux. Cette observation est sociale. Sans vouloir forcer l'analogie avec la société humaine , un maître expérimenté sait le révéler à ses élèves. La classe même, au repos ou studieuse, Je rappelle à l'enfant. A tout instant, il Je découvre dans cette petite société policée, réglée dans Je détail, coopérante qu'est l'école. Il s'y sent solidaire de ses camarades dans le bien et dans le mal , dans le zèle ou la négligence, dans la déférence ou l'irrespect, dans le labeur régulier comme dans l'oisiveté sournoise, et il y a dans cette école, dans cette classe comme une atmosphère énergique, où chaque écolier respire et vit, et dont il s'alimente en même temps qu'il l'entretient. L'école est une petite collectivité idéale, organisée au mieux selon un très grave dessein ; et l'ordre y règne, qui oblige chaque écolier, tout d'abord le maître lui-même. Cette obéissance à la règle, à la discipline scolaire est la condition tangible de la liberLé de chaque enfant qui vient s'instruire, du maître qui l'instruit, et la garantie collective des droits de tous. Elle n'est point le fondement du devoir de chaque écolier à l'école, puisqu'elle est elle-même fondée sur un devoir supérieur et antérieur ; mais elle est la sauvegarde de toute discipline et la garantie première de l'accomplissement de tout devoir . Dans telles ou telles de ses leçons, un maître avisé trouve la matière de conseils saisissants, qui rèvèlent à un enfant la continuité comme la solidarité des efforts et des services humains. Entre ses mains habiles, tout est leçon morale , tout est encouragement au labeur joyeux et vaillant. Une plume, une épingle, une aiguille, un bouton, une montre; l'image de ce livre, ce livre lui-même; l'étoffe dont cette veste est faite et déjà souillée, et cette laine, ce lin, cette soie; et ce
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morceau de sucre, cette petite tablette de chocolat, ce petit pain savoureux; et ce bloc de houille que le mineur arrache au flanc des galeries périlleuses, et qui va distribuer chaleur, lumière, force, transformant à l'infini l'énergie condensée dans sa substance, comme si les antiques forêts ensevelies s'étaient soudain ranimées et, du fond des siècles et des ombres, de leurs puissants frissons, versaient aujourd'hui aux hommes le confort, le bonheur et la joie - tout enseigne à l'enfant l'émouvante solidarité des hommes dans le temps et dans l'espace. Des milliers, des millions de créatures laborieuses, à jamais inconnues de cet enfant léger qui pourtant m'écoute, et dont nul n'a jamais su les noms, les douleurs , les désirs silencieux et les rêves déçus, ont associé leurs forces, leurs talents, leurs travaux pour produire le banal objet dont l'enfant s'amuse, en attendant qu'il s'en lasse. Un grave conseil de sympathie, de gratitude, et aussi de modestie, monte de cet enchaînement d'efforts humains. Dans la rue, au sortir de !;école, sur la place, sur la route, dans la rumeur des villes ou la paix des champs, l'enfant retrouve la manifestation de cette solidarité. Rentré chez lui, et développant en silence la leçon de son maître, le moindre objet du plus humble logis la lui rappelle; et ce qu'il estimait hier le plus « à lui », y porte aujourd'hui l'empreinte ineffaçable de labeur des autres et de leur droit imprescriptible de co-propriété, si je puis dire. Dans l'intimité du milieu familial même, tout atteste l'origine sociale des moindres travaux, des moindres objets, des moindres soucis, des joies les plus modestes. Le soir, il entend son père, son grand frère, quelques voisins bavards venus à la veillée, mêler aux menues informations du journal lu en famille le destin des gouvernements, des peuples que la guerre jette l'un sur l'autre, et aussi des hommes courageux qui préparent l'universelle pacification, l'humanité assagie où la guerre ne serait plus le moyen premier et dernier de régler les différends humains. A chaque pas, à toute heure, tout dit à cet enfant qu'il n'y a point d'individu seul, et que l'humanité conduit l'homme aux instants mêmes où l'homme prétend s'en distraire; que l'individu n'est rien malgré son courage et son génie s'il ne s'appuie sur la société, s'il ne s'en nourrit, s'il ne s'en aide, voulant aussi l'aider; que dans l'ensemble humain qui travaille, qui souffre, qui espère, tout est échange de services et de bienfaits; et que ·lui-même, frêle enfant, il est encore bien peu dans ce monde qui l'attire et le trouble, et qu'il servira mieux demain, qu'il sert déjà à sa façon. Peu à peu, ce petit écolier éveillé à la vie sociale a compris qu'elle est sa dette, ce qu'il doit aux hommes - sa famille, ses concitoyens, ses compatriotes, l'humanité entière; en un mot son devoir, au sens propre et énergique du terme; et les devoirs qu'il sait avoir envers
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soi-même, il comprend qu'ils ne sont en définitive, que devoirs envers l'homme qui est en lui, envers l'humanité : c'est encore les hommes qu'il sert quand il se sert; c'est sa dette sociale qu'il continue de payer quand il accomplit un devoir individuel. La reconnaissance dictera à cet enfant - l'homme n'est point ingrat de nature - sa conduite là où les plus impérieuses leçons restaient vaines. Il servira qui le sert. Et l'habitude s'en prend .... Des lors, le problème pédagogique est celui-ci : engendrer un état d'âme où la gratitude soit devenue habituelle; qui agisse en quelque sorte automatiquement dans la pensée de l'enfant, dans sa conscience, dans toute sa vie morale; et qu'il ne cesse jamais d'être conscient de sa dette humaine: chaque minute qui passe l'accroît, comme si chaque seconde de sa propre existence d'enfant dénué, mais qui grandit, accumulait sur ses épaules débiles la totalité des hommes unis pour l'assister. Préparons émotivement d'abord , par l'appel au sentiment et à l'intérêt bien entendu, la notion de ce devoir; et, par le spectacle de la diligence humaine mêlée de tant de douleurs, faisons d'abord sentir à l'enfant la vivacité de sa dette, de ce devoir de restitution, puis de réciprociLé: l'homme digne de sa raison l'accomplit sous peine d'être un monstre d'ingratitude et un criminel égoïste. Et quand l'âme enfantine aura été ainsi émue, dégageons de cette émotion, par le raisonnement et la démonstration, l'impériense notion abstraite du devoir: fais à autrui ce qu'autrui a fait et continue de faire pour toi; aide qui t'aide; et aide-toi pour être en état de mieux aider les autres; sers qui te sers; et accrois en toi les puissances utiles : en t'élevant. tu élèves en toi l'humanité et lui assures une assistance plus éclairée; paye ta dette et fais-toi incessamment meilleur toi-même pour rendre les autres meilleurs aussi! Payer ta dette, que chaque instant renouvelle, c'est rendre effort pour effort, dévouement pour dévouement; c'est concourir au labeur collectif; et c'est proprement vivre par autrui dans la mesure où l'on sait, où l'on veuf vivre mieux soi-même. Cela est tout ensemble, et inséparablement, devoirs envers toi-même et devoirs envers les autres; en exaltant ta qualité humaine, tu exaltes l'humanité même et tous tes frères en toi; en les assistant, c'est toi-même que tu élèves et grandis. Tu t'aimes en l'humanité comme tu l'aimes en toi. Tu l'honores en progressant ; et, progressant elle-même en toi, elle t'encourage à de nouveaux ·progrès. Elle est ce que tu es; elle sera ce que tu veux être, tu l'entraînes et elle t'emporte. Des· tins indissolublement liés. Mêle donc chaque jour davantage à tes pensées les plus secrètes l'image, le souci des hommes . L'éducation démocratique trouve dans cette conception du devoir l'origine du progrès social, et, dans l'accroissement moral de la société,
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la sanction de l'effort individuel. Et ce devoi r s'impose à tous évidemment. L'école publique, neutre par définition et par fonction , n'a point besoin d'une autre autorité pour enseigner le devoir humain, qui a la force, la beauté, la nécessité d'une loi de nature. Dans son entreprise moralisatrice, l'école primaire envisagera donc les devoirs dits « envers nous-mêmes i>, et proprement individuels, comme autant d'obligations pour l'homme d'accepter sa dépendance sociale, de céder joyeusement à la collectivité, de vivre pour elle, comme nous vivons par elle; et tout effort de l'individu pour ordonner mieux ses pensées et ses actions, sa conscience et sa vie, est effort pour élever en lui la dignité morale du milieu. « Pour préparer les réorganisations nécessaires, il faut des hommes qui sachent unir, au sentiment de la dignité de la personne et au goût de l'effort individuel, le désir de coordonner leurs efforts dans l'intérêt du groupe, considéré comme sorte de réalité supérieure à chacun
d'eux'.»
Idée républicaine essentiellement; elle es t plus qu'un fraternel souci, qu'une curiosité pitoyable de l'homme pour l'homme, qu'une préoccupation chrétienne . Elle suppose chez l'individu une énergie consciente mise au service de la nation et, dans cette nation même, une volonté collective mise au service de l'individu. Loin de pousser à l'éclosion d'individualités de serre chaude et de luxe, l'école publique a mission d'entretenir le consentement mutuel et, si l'on peut dire, le pacte entre les hommes associés. Cette idée est proprement morale; je l'appelle le règne de la raison, telle que l'éducation républicaine conçoit la raison. En 1.908, au premier congrès in ternational pour l'éducation morale, à Londres, M. Boutroux a donné une définition admirable de la raison 2 • Après avoir établi avec force la nécessité pour une école publique d'être indépendante de la religion et de la métaphysique, il fondait l'enseignement « des maximes morales communément reçues » sur la raison, « essence et dignité de l'homme». Mais cette raison n'est pas le raisonnement; elle n'es t pas davantage « un livre écrit une fois pour toutes, qu'il n'y ait qu'à déchiffrer et à apprendre par cœur. La raison se fait et n'es t jamais achevée; elle se fait de la réflexion individuelle et collective des hommes sur la vie et sur les sciences. Elle représente, virtuellement, en une faculté vivante, la philosophie de la connaissance et de l'action que l'humanité professe à une époque donnée. » Et rassurant ceux que pouvait inquiéter cette définition d'une éducation dont le premier principe est de se désintéresser, semble-t-il, de toute préoccupation métaphysique et religieuse, il
1. Bouglé, le Solidal"isme, p . 182. 2, Papers on moral education, etc., déjà cité, p. 22-23.
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ajoutait : « Si la raison elle-même est non une collection d'abstrac- / tions mortes et immuables, mais une faculté vivante, où se condensent et s'universalisent les efforts en tous sens du cœur, de la volonté, de l'intelligence et de l'âme humaine, comment l'appel à la raison serait-il un congé donné à la religion, à la métaphysique, aux élans spontanés plus ou moins mystérieux de l'âme des individus et des sociétés? » Cette neutralité scolaire, c'est la neutralité même de l'école publique républicaine. On voit aussi qu'à aucun moment M. Boutroux ne sépare dans sa définition de l'éducation, et de la raison même, la société de l'individu, l'âme de celui-ci de l'âme de celle-là. L'idée de raison est sociale essentiellement. L'école qu'elle inspire est sociale aussi. C'est ainsi que l'école résout pratiquement le problème des rapports de l'individu et de la collectivité, et, développant chez l'enfant ce sentiment de solidarité dans le travail d'évolution morale qu'est le progrès même de la raison, accorde l'éducation à l'humanité. En dernière analyse, révéler et enseigner à des enfants le sentiment, l'idée de solidarité sur laquelle l'école publique fonde toute l'éducation républicaine, c'est leur révéler et enseigner le sentiment, l'idée même de la vie universelle. Ne craignons donc point que les ressources individuelles s'atténuent ou s'épuisent parce que nous tournons l'enfant incessamment vers les hommes. Au contraire, soyons certains que l'appel au sens social est le plus salutaire exercice de l'individu et du sentiment moral. C'est à l'enfant qu'il faut dire, et redire, que le dévouement de l'homme à l'homme est comme la loi de son propre bonheur, parce qu'il est la condition de la nature. << La flamme ne subsiste qu'en enflammant tout ce qui est autour d'elle et en se communiquant de proche en proche, à l'infini 1 • » L'idée de vertu, comme l'idée de raison, est inséparable de l'humanité. « Toutes les vertus sont des conditions déterminées de la pleine vie sociale comme de la pleine vie personnelle, par cela même d'une vie universelle et idéale. Nous ne voyons aucun inconvénient, nous voyons même tous les avantages à montrer aux enfants les raisons sociales des devoirs, ce qui est facile. Pas de société possible en dehors de telles règles : tu veux vivre avec les autres, parce que tu es un homme, non une brute; fais donc ce qui est nécessaire pour que les hommes puissent vivre d'une vie commune 2• ,, Ne jetons pas dans la conscience enfantine la confusion et le désarroi par nos .distinctions scolastiques et toutes verbales, qui plaisent aux adultes peut-être, mais brisent chez un enfant l'unité de
1. A. Fouillée, la France au point de vue moral, 3• édit., p. 236. 2. Id., p. 233.
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sa vie morale et, à la longue, retiennent son instinctif élan vers les hommes. Tout est simple et tout est clair. « Les devoirs envers Dieu sont en réalité des devoirs envers nous-mêmes ... les devoirs envers nous-mêmes sont en réalité des devoirs envers autrui. La morale religieuse et la morale individuelle sont enveloppées dans la morale sociale, qui est la morale tout entière 1 • » Ainsi, l'école publique française ne saurait craindre d'échauffer trop chez les enfants ce sentiment de solidarité humaine dont on redoute qu'il énerve l'individu : c'est sa tâche essentielle. Elle est bien l'école qui convient à une nation républicaine, à la nation qui déclara les droits de l'homme et du citoyen. Elle est aussi l'école qui · convient à l'enfant dans l'état actuel de la science. La science a remis l'homme à sa place dans l'univers; elle a désavoué les conceptions anthropocentriques qui, faisant l'homme juge et souverain de l'univers, en réalité tendait à le soustraire à sa condition et aux lois de la nature, l'isolait, et le ruinait voulant le faire plus digne. Qui sait si cette science, impitoyable à notre orgueil , n'ébranle pas jusqu'à la notion de personnalité? Ce sont là des problèmes dont un enfant se soucie peu. Il prouve le mouvement en marchant et son individualité en l'affirmant : tant pis si la vie dérange les calculs des philosophes en chambre! A l'instituteur de se poser de telles questions, si cela lui plaît. L'école primaire ne peut tout de même pas attendre, pour déterminer les principes de l'éducation publique, que la science se soit prononcée sur la notion d'individu. Il faut vivre; et vivre, c'est d'abord céder aux instincts qui commandent toute vie. L'expérience enseigne avec certitude que l'école augmente ses chances de succès moral au fur et à mesure qu'elle tourne l'enfant vers les hommes. Il n'y aurait aucun paradoxe à soutenir que l'éducation sociale, si zélée à relier les hommes dans un même devoir, tend vers une conception transcendentale, en un certain sens religieux : l'idée d'humanité s'y est substituée à l'idée de Dieu. Elle inspire à l'homme une foi vaillante en ses ressources comme en celles de ses frères. Loin de lui proposer un idéal inaccessible, décourageant tant il est lointain, elle lui met sous les yeux. l'humanité prochaine pour qu'il s'y échaufl'e au contact de ce qu'elle renferme de plus pur et de plus dévoué. Le vieux mythe d'Antée prend ici tout son sens: plus l'école touche l'humanité, la terre humaine, et plus l'enfant prend conscience de ce qu'il peut, de ce qu'il doit. Qu'on ne dise point: c'est tarir plutôt les facultés de progrès chez l'enfant et immobiliser la société; l'application à lier son destin à
1. Goblot, Justice et Liberté (Alcan, 2• édit.), p. 4i.
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celui de la collectivité est niveleuse. Ce zèle même, au contraire, met l'énergie réformatrice et la vertu de l'individu; et tout d'abord l'homme attentif aux hommes apprend à les mieux connaître, à les estimer mieux, à leur rendre justice; et tel orgueilleux qui se propose en exemple aux autres, parce qu'il les connaît trop peu, découvre bientôt, s'il les observe, qu'ils lui sont plutôt un exemple à lui-même. L'éducation sociale rend modeste - et juste. Quelle école mieux que l'école primaire française et républicaine fait servir ses enseignements et sa discipline à l'idée de justice? Qui dit sens social , dit volonté d'être d'abord équitable aux hommes : se connaître soi-même n'est aisé qu'à celui qui sait se rapporter aux autres et à ce qui n'est pas lui; et qui dit sens social dit aussi volonté de faire régner entre les hommes un état de fait, puis de lois justes, où chacun trouve assurément les garanties de sa liberté individuelle; la volonté de faire une société douce à l'individu. Telle est la préoccupation qu'il faille entretenir chez un enfant : aimer les hommes, se chercher, se reconnaître et s'aimer en eux comme on les aime en soi; vivre pour eux comme ils vivent pour nous; pratiquer la justice, qui n'est qu'une forme du respect. Le reste vient ensuite; et la raison détermine elle-même le détail d'une vie qu'anime cette haute préoccupation morale. Mais la leçon, l'enseignement didactique ne suffit pas à cette tâche : l'école doit aussi accoutumer les enfants à pratiquer la solidarité définie à leur raison et conseillée à leur cœur, c'est-à-dire la volonté de vivre en société pleinement et selon la justice. L'école est une société raisonnable; mais l'écolier la trouve toute faite, et il s'y soumet. Que l'instituteur stimule donc ses élèves à créer d'euxmêmes, entre eux, sous son patronage et sa direction discrète, mais vigilante, de petites associations où ils fassent en même temps l'apprentissage de la solidarité, de la vie et de la justice dans les relations humaines : mutualités scolaires, forestières, etc.; sociétés de jeux de plein air; sociétés de gymnastique, de tirs, d'excursions; sociétés de bienfaisance; petites A., etc. L'initiative des maîtres clairvoyants a déjà fait merveille. Telle esl la voie nouvelle et féconde.
1 l'épreuve
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NEUTRALIT:t POLITIQUE ET ÉDUCATION R:tPUBLICAINE
Le 2 mars 1.886, au Sénat, M. Halgan, sénateur de la Vendée, dénonça comme intolérable ingérence de la politique dans l'école la circulaire d'un inspecteur primaire qui, dans ce département, invitait les instituteurs et les institutrices à faire étudier et chanter aux enfants la Marseillaise. Lisant à la tribune la circulaire entièrement, il pro testa contre ce conseil de faire « vociférer à des enfants ce chant si peu en harmonie avec les devoirs qui plus tard leur incomb eront ». Et il insistait : « La Marseillaise n'es t pas encore entrée dans nos mœurs » . Non qu'elle soit sans beautés tout à fait. « Mais enfin ce chant emprunte à différentes circonstances du passé un caractère spécial, pénible même, et il m 'a paru impossible, illégal, qu'un inspecteur primaire en rendît l'enseignement obligatoire à toutes les institutrices, aux vénérables religieuses qui sont encore à la tête des écoles. Cela révolte le bon sens, et personne ne saurait l'approuver. » On peut lire ces déclarations - à quoi bon les commenter? - au Journal Officiel du 3 mars 1.886. Le ministre, R. Goblet, reconnut qu'un inspecteur primaire n'a pas qualité pour prendre une telle initiative, d'aill eurs très heureuse quant à l'inspiration. Mais il ajouta : u C'est moi qui ferai cette circulaire » . Aucun adversaire de l'institution scolaire républicaine n 'oserait, sous prétexte de neutralité politique, reprendre la thèse du sénateur vendéen; et il est permis de penser que les partis réactionnaires éprouvent aujourd'hui un peu de confusion, sinon de honte, quand on rappelle les déclarations faites en 1.886 par ce sénateur de Vendée. L'équivoque n'est pourtant point possible. Au cours de la même séance, M. de Gavardie, lisant et discutant un manuel de M. Mézières, considérait comme un attentat à la neutralité, promise et inscrite dans la loi de 1.882, le fait d'enseigner que « tout Français, à partir de vingt et un ans , fait partie de la souveraineté nationale, et que la loi est une règle posée par les Chambres ». On peut aussi lire cela
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à l'Of(iciel. Et ce n'était pas, nous le savons, l'opinion du seul M. de Gavardie. Sans doute, les partis d'opposition antirépublicaine ont compris depuis ce que de telles accusations ont à la fois d'inacceptable et de sot; et quel député n'en sourirait point aujourd'hui? Au fond , c'est la thèse réactionnaire posée avec une brutale netteté : il s'agit d'acculer l'école nationale à une conception telle de son rôle qu'elle s'oblige à la neutralité purement politique comme elle est obligée, par la loi, de respecter la neutralité confessionnelle. Cette équivoque dure encore : ce n'est qu'une question de plus ou de moins, voilà tout. Il convient de rappeler ici la conception légale de 1886 et la thèse républicaine même. Le 4 mars 1884, Paul Bert, rapporteur de la loi du 30 octobre 1886, à propos de la discussion de l'article 25 (nomination des instituteurs par le préfet sur la proposition de l'inspecteur d'académie) exposa en termes très clairs comment l'école primaire devait être soustraite à la politique, et comment la neutralité scolaire ne condamne point cette école, pourtant, au silence. La politique à l'école, disait-il? Oui et non. « Non, si vous entendez par politique la lutte étroite, mesquine et quotidienne des partis .... Nous ne voulons pas que l'instituteur soit un agent politique et élec· toral.. .. « Mais si vous entendez le mot politique dans un sens plus élevé, eh bien I oui, je vous l'accorde, nous comprenons que la politique entre dans l'école et qu'elle domine l'école, comme elle doit dominer tout. Oui, ce que nous voulons ... ce que la nation veut, c'est que, héritiers de la Révolution française, nous ne laissions pas tomber en déchéance l'héritage qu'elle nous a légué. « Ce qu'elle veut, ce que nous voulons, c'est que, nous rappelant ce qu'il en a coûté de sang et de larmes à la France pour avoir oublie le respect du devoir civique, comment elle a subi les réactions et plié sous les tyrannies, nous formions dans nos écoles des générations fières et libres, un peuple connaissant ses devoirs et ses droits, mûr pour la liberté et digne réellement de sa puissance, une France prête au dedans et au dehors pour toutes les revendications légitimes et les réclamations du droit. Voilà ce que nous voulons, voilà comment nous entendons la politique dans l'école; et c'est pour cela que nous disons qu'il faut y élever les enfants dans l'amour de la République et dans les principes de la Révolution française. » Le 8 mars, le comte de Lanjuinais répondait à l'affirmation que la politique domine l'école, comme elle doit dominer tout, de la façon suivante : « En entendant ces paroles, je me suis souvenu des protestations des républicains lorsque, sous l'Empire, on introduisit
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dans les Lycées l'étude de l'histoire contemporaine. Ils disaient avec raison qu'on n'avait pas le droit de fausser l'esprit des générations nouvelles, en travestissant l'histoire au profit du gouvernement qu'ils combattaient. » L'objection vise non le principe de l'enseignement, mais la tendance, l'objet apologiste des leçons, conçues comme une perversion délibérée et tyrannique cc de l'esprit des générations nouvelles». Le 4 février 1886, Goblet, ministre de l'Instruction publique, déclarait au Sénat lors de la discussion de l'article 12 : cc Nous avons le droit et le devoir, non seulement d'enseigner le mécanisme constitutionnel, mais les principes sur lesquels repose notre constitution républicaine, c'est-à-dire la liberté et l'égalité des citoyens. Nous avons le droit de faire aimer ces principes, d'en inculquer l'amour et le respect à nos jeunes générations. » Le -16 février, au Sénat encore, Edmond de Pressensé disait: <c Je ne veux point bannir de l'école cette politique toute générale qui se rapporte aux bases mêmes de notre Constitution. Je n'admets pas que l'État tolère un seul instant que l'enseignement public, à quelque degré que ce soit, prenne une position d'hostilité vis-à-vis des institutions du pays. Vous avez le droit de demander partout et à tous la soumission, une soumission entière au gouvernement de la République. » Et c'est aussi pour écarter de l'école la « politique irritante » que ce sénateur combattait, à l'article 21 en première lecture, la nomination des instituteurs par le préfet. Ainsi, dès le début, et au cours des discussions de notre loi scolaire organique, la majorité républicaine et le gouvernement étaient bien d'accord pour déjouer le calcul des adversaires de l'école et de la loi de 1882. A aucun moment, ils n'ont permis qu'on assimilât neutralité politique et neutralité religieuse; à aucun moment ils n'ont permis à la minorité antirépublicaine de tirer de la neutralité scolaire, définie par une loi désormais invincible, au moins des garanties contre le développement de l'idée républicaine. Et il importe de le rappeler, aujourd'hui encore. C'est Ferrouillat, rapporteur au Sénat de la loi du 30 octobre 1886, qui le déclara avec le plus de vigueur, le 4 février 1886 : je le cite intégralement : << Je n'ajoute qu'un mot relativement à la prétendue neutralité politique. Notre honorable collègue nous dit : la neutralité politique s'oppose à ce que vous donniez cet enseignement à des enfants dont les parents peuvent avoir peu de sympathie pour les institutions républicaines. « Il confond deux choses absolument différentes. Il a tort d'assimiler la neutralité politique à la neutralité religieuse. Dans une école
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publique, la neutralité religieuse est un devoir; pourquoi? Parce que la foi religieuse est d'ordre sentimental et personnel, et que la majorité, dans un. État, ne peut pas imposer son opinion religieuse à la minorité; mais dès que vous touchez à la politique, dès que vous abordez l'intérêt général, alors il faut au contraire que la majorité, sous peine de .tomber dans le désordre et l'anarchie, puisse affirmer sa volonté, et il faut que l'instituteur dans l'école puisse enseigner aux élèves la volonté nationale. La neutralité en pareille matière serait une abdication, une désertion de la volonté nationale du pays. « Quel est donc le droit de la minorité? Son droit est la liberté de l'école privée; et si cette liberté ne peut lui profiter, c'est la liberté de discussion pour arriver à devenir la majorité. Quant à la neutra· lité politique, elle est contraire au principe de la volonté nationale. 1 Il n'y a rien à ajouter aux dernières paroles du rapporteur; et les déclarations de G. Compayré, rapporteur de la loi à la Chambre des Députés, sont aussi décisives : « Quant à la neutralité politique, ah! messieurs , certainement nous ne demandons pas que vos instituteurs enseignent la République comme un dogme, comme autrefois on enseignait, sous l'Empire, le catéchisme napoléonien; mais nous voulons tout au moins que les instituteurs, qui sont des agents de l'État, les représentants de la société moderne dans chaque commune, n'apprennent pas aux enfants du peuple à détester la République et les institutions républicaines. Nous voulons surtout qu'ils éclairent, qu'ils affranchissent de plus en plus l'esprit de leurs élèves. Car le jour où l'esprit des enfants du peuple sera affranchi, éclairé, libre enfin des préjugés, ce jour-là, nous sommes bien tranquilles , les enfants du peuple seront bien près d'aimer la République et d'être des républicains. » Désespérant d'empêcher le vote d'une loi qu'ils redoutaient, les partis d'opposition s'efforçaient d'arracher aux rapporteurs , aux ministres, à la majorité des promesses rassurantes, des déclarations conciliantes, dont on tirerait ensuite parti contre les principes mêmes de la loi , à la ville et au village. Et chacune de ces tentatives, au contraire, amenait le parti républicain à prendre conscience plus vivement encore de l'équivoque et du péril : les déclarations et pro· messes officielles affirmaient la volonté d'instruire l'enfant dans la connaissance, mais aussi dans le respect et l'amour des libertés républicaines. L'école primaire publique serait républicaine ouver· tement et hardiment. Point d'équivoque à la faveur du mot « politique ». A la Chambre des Députés, le 25 octobre, quelques jours à peine avant le vote de la loi, le ministre de l'instruction publique, R. Goblet, malgré l'opposition violente et agressive de Paul de Cassagnac à la « loi abominable, cynique et scélérate », disait
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encore : « Nous interdisons aux instituteurs de prendre part aux luttes locales et de devenir des. agents électoraux; mais nous attendons d'eux des sentiments républicains, et nous leur demandons de. les inculquer aux jeunes gens qu'ils sont chargés d'instruire. » Telle était bien la doctrine du gouvernement et celle de la majorité républicaine; et elle se proposait avec une netteté entière, publiquement 1 • Nous n'en renions rien à cette heure. C'est la doctrine même de la République, telle que des hommes comme Condorcet l'avaient déjà formulée. « Le but de l'instruction n'est pas, disait Condorcet, de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l'apprécier et de la juger. » Et encore : « Il ne s'agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de l'éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison 2 ». Unanimement le parti républicain, la France républicaine n'a jamais séparé dès 1.882 l'école primaire publique de l'éducation républicaine et démocratique. A distance, et dans certains milieux, on confond encore, et pas toujours de très bonne foi, la neutralité religieuse et la neutralité politique. Qu'on en débatte, soit : comment, pour parler comme Paul Bert, la minorité tenterait-elle donc de devenir la majorité si elle ne met point publiquement en discussion les principes politiques et scolaires que la majorité a inscrits dans nos lois? Mais ce qui n'est point permis, au nom de la simple honnêteté, c'es t de dénaturer l'intention du législateur de 1.882 et de 1.886, et de vouloir à cette heures autoriser contre l'instituteur républicain, contre l'école républicaine, d'une prétendue neutralité politique que la France, dès Jules Ferry, aurait impliquée dans nos grandes lois scolaires, alors qu'au contraire le doute n'est point possible sur la volonté nettemen t républicaine des laïcisateurs de l'école neutre. La confusion semble avoir gagné, çà et là, des milieux républicains : prenons garde ! A l'inau guration d'une école de l'Ardèche, M. Petit-Dutaillis, recteur de l'Académie de Grenoble, retraçait il y a peu de temps, éloquemment, les grands principes sur lesquels Jules Ferry a fondé l'enseignement national républicain. Et il dénonçait sans ambages les prétentions de l'Église à nous lier à une très stricte et très étroite conception de la neutralité politique. « Oh I J e
1. Voir le di sco urs de J. Simon, au Sénat, le 18 mars 1886: l'instituteur ne doit Pas être un apôtre en politique; et la réponse de Goblet, ministre, le 20 mars. Voir aussi l' articl e de Félix Pécaut, à la Revue pédagogique de mars 1895, sur l'école primaire et l'éducation politique, p. 193. Voir enfin, entre tant d'autres ouvrages, discours et articles, les opinions et déclara tions à ce sujet de M.F. Buisson, r éunis dans la Foi laïque, ouvrage déj à cité. 2. Compayré, Condorcet et l'éducation démocratique (Delaplane), p. 31.
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n'ignore pas que beaucoup d'entre nous, effrayés des conséquences, prétendent la poser autrement. Ils atténuent, ils édulcorent, et ils assurent que tout s'arrange, comme dans les comédies de M. Capus. Ils répètent volontiers ce conseil que Jules Ferry donnait aux instituteurs dans la lettre, d'ailleurs admirable, qu'il leur adressait le i 7 novembre 1883 : « Au moment de proposer à vos élèves une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. » Et l'on ajoute que si l'instituteur parle toujours comme si les pères de ses élèves assistaient à sa classe, et comme s'il se proposait de les satisfaire par la sagesse de ses propos, alors les adversaires de l'école laïque n'auront rien a dire et ne diront rien. « Mais est-ce que vraiment il est impossible de ne jamais choquer un père de famille? Et quand on craint de le choquer, est-ce qu'il est possible toujours de s'abstenir? J'ai le regret de dire que je ne le crois pas. La campagne dite des manuels scolaires nous prouve le contraire. Tout le monde sait que des livres ont été proscrits en raison de certaines phrases où leurs auteurs n 'avaient mis nulle intention agressive, et qui semblaient être l'expression d'une opinion reçue et courante, l'expression de ce qu'on appelle « le jugement de la postérité » . Je ne vois pas bien , d'ailleurs, comment on pourrait parler de la Réforme, de la révocation de l'édit de Nantes, de façon à respecter à la fois la vérité et les préjugés de M. X ... ou de M. Y.... Nos instituteurs ont le devoir d'être modérés et équitables, mais on ne peut pas leur demander de contenter tout le monde, ni de faire des sourires et des pirouettes comme un danseur sur une corde tendue. L'enseignement primaire doit être impartial, mais il est, par essence, bref, net et sincère : il s'accommode mal des interminables précautions oratoires, des restrictions, des si et des mais; et quant à supprimer des programmes les questions embarrassantes, je pense que nul ne songe sérieusement à cette mutilation hypocrite. » Commentant avec sa grande autorité de collaborateur de Ferry, et d'ancien directeur de l'enseignement primaire, cet avertissement de M. Petit-Dutaillis, Ferdinand Buisson écrivait quelques jours après : « Le recteur a raison; mais quelques-uns de ses auditeurs ont pu se figurer qu'il avait raison contre le grand ministre dont il rappelait une phrase. Il n'en est rien. Ce n'est pas à M. PetitDutaillis que nous songerions à l'apprendre : il le sait mieux que personne. Mais tout le monde n'a pas dans la mémoire ou sous les yeux les textes vieux de près de trente ans. Il vaut la peine de les relire et de les bien comprendre. » Citant l'admirable lettre de Ferry aux instituteurs, Ferdinand
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Buisson remet clairement au point un texte « qu'il ne faut pas dénaturer ». Il est inacceptable de prétendre assimiler la neutralité politique à la neutralité religieuse. Que la prescription relative à l'instruction morale, que cette « règle pratique » de Ferry puisse s'étendre « à l'enseignement de l'histoire ou des sciences, c'est ce que Ferry a toujours expressément nié .... Ce serait un trop grossier artifice que d'assimiler au sentiment religieux, à une croyance dont l'école n'est pas juge, à un droit sacré de la conscience n'importe quelle opinion, historique ou sociale. On en viendrait... à nous demander de respecter comme intangibles les préjugés les moins respectables, ceux du paysan qui croit aux sorciers ou de l'alcoolique qui croit aux bienfaits de !'absinthe. » Non, point d'équivoque et nulle incertitude. « La vérité est qu'en matière d'enseignement historique et civique, il n'a jamais ét6 question de condamner l'école à l'absolue neutralité qui serait la négation de son rôle éducatif. L'école est nationale, et elle enseigne la souveraineté de la nation. Elle est française, et elle veut faire connaître et aimer la France, celle d'hier, celle d'aujourd'hui, celle de demain. Elle est libérale et égalitaire, et elle prépare les enfants à être des citoyens libres et égaux. Elle est démocratique et républicaine, et elle doit, suivant le mot d'un de nos ministres, enseigner la République et la démocratie. \< Mais elle donne tous ces enseignements sans y mettre ni le ton de la polémique, ni les outrances du parti pris, ni l'esprit de dénigTemell.t systématique pour les institutions du passé, ni la prétention exchisive à la vérité absolue, ni une trace quelconque de ces sentiments d'intolérance haineuse qu'elle a précisément pour mission de combattre dqns l'âme des jeunes générations 1 • » On ne saurait mieux définir l'esprit dans lequel l'instituteur donne aux élèves, à l'école {épublicaine, l'enseignement cIV1que, inséparable de l'éducation morale- démocratique.
1. Voir le Manuel général du 6 janvier 1912 (}lachette).
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L'INSTRUCTION CIVIQUE
L'instruction civique a été inscrite à l'article premier de la loi de 1882, au nombre des matières obligatoires de l'enseignement dans les écoles primaires élémentaires, à la faveur de l'amendement Maze présenté au Sénat le 21 décembre 1880. Il faut lire à l'Officiel du 22 décembre, la définition exacte et l'objet de cet enseignement obligatoire : il est encore aujourd'hui tel que le législateur de 1882 l'a conçu et voulu. J'ajoute que bien des républicains sincères, bien des instituteurs aussi, ne liraient pas sans profit ces pages. La méthode même de l'instruction civique y est exposée en termes excellents 1 •
Je passe à l'examen des innovations principales que contient le programme. C'est d'abord « l'enseignement civique ». Qu'entendons-nous par l'enseignement civique? Sans doute des notions utiles. sur les droits et les devoirs des citoyens peuvent être données, et elles le sont déjà, en partie du moins dans l'enseignement moral d'une part, et de l'autre dans l'enseignemenl historique à proprement parler. Nous estimons cependant qu'entre l'histoire et la morale, il est possible et même nécessaire de placer un enseignement civique spécial. Mais est-ce que nous demandons par là l'introduction de la politique dans l'école? Nullement. Nous sommes de ceux qui croient non seulement que la politique ne doit pas avoir accès dans l'école, mais encore qu'elle doit l'arrêter au seuil de la demeure de l'instituteur. li ne s'agit pas de transformer nos écoles en clubs. Loin de nous cette pensée, et, quant à moi , je le déclare comme homme d'enseignement, si l'on venait ici réclamer l'introduction de la politique proprement dite ·d ans nos écoles, je serais le premier à pro tester au nom même des principes que j'ai constamment professés dans l'Université. Non, messieurs, il ne s'agit point de cela; il s'agit d'indiquer à nos enfants, avant qu'ils quittent les bancs de l'école, quelles institutions régissent la société au milieu de laquelle ils seront appelés à vivre, de quels droits ils jouiront et quels devoirs leur seront imposés dans cette société.
i. Extrait du Journal officiel du 22 décembre 1880, p . 12674.
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Précisons davantage : nous voulons qu'on explique aux plus âgés de nos élèves, au moment où ils franchiront le seuil de l'école, d'abord ce qu'est le suffrage universel, base essentielle de toutes nos institutions. Nous voulons qu'on leur révèle toute la gravité de cet acte accompli parfois si légèrement et qu'on appelle le vote, toute l'importance de ce simple bulletin qu'ils iront un jour déposer dans l'urne électorale et d'où peuvent dépendre les destinées de la patrie; nous croyons utile de leur dire ce qu'est exactement le chef de l'État et ce que sont en face de lui les organes du pouvoir législatif; nous croyons que les coups d'État eussent été moins faciles à accomplir chez nous si tous les Français avaient mieux connu le véritable caractère de la représentation du pays. Est-ce qu'on peut admettre qu'on enseigne à nos enfants l'organisation des castes d'Égypte et des tribus d'Israël, tandis qu'on ne leur apprendra pas quelle est la constitution de leur pays? Et ces obligations sacrées du citoyen envers l'État, le respect de la loi, le payement de l'impôt, le service militaire personnel, ne leur en fera-t-on pas connaître le caractère, la légitimité impérieuse? Je voudrais qu'on y ajoutât renseignement de cette tolérance pour l'opinion d'autrui, qui n'a jamais été 1>lus nécessaire à la société française. Enfin et surtout, il faudrait que l'éducation civique développât dans la jeunesse le dévouement à la chose publique, à la patrie; et quand nous parlons de ces grandes choses, nous n'entendons nullement nous cantonner sur un terrain étroit, exclusif; non, nous voulons que l'instituteur se place au point de vue le plus général et le plus large; nous entendons qu'il aille chercher ses exemples et ses modèles à toutes les époques de notre histoire, depuis Jeanne d'Arc jusqu'au chevalier d'Assas, depuis d'Assas jusqu'à ces enfants sublimes, héroïques martyrs de la Révolution, qui s'appelaient Bara et Viala, jusqu'à cette jeune fille de la Lorraine qui se laissait fusiller en 1870, plutôt que de révéler le passage d'un régiment français! Et les institutions de la commune, du canton, de l'arrondissement, du département, ne croyez-vous pas, messieurs , qu'il soit temps aussi d'ea expliquer la nature et le fon ctionnement dans nos écoles quand nous constatons, chaque jour encore, l'ignorance des populations à cet égard? On vit à côté. de ces institutions; on en use, et l'on ne sait pas au juste ce qu'elles sont. Un tel état de choses est déplorable. Mais, messieurs, comment de telles notions doivent-elles être données? Est-ce d'une façon didactique? Est-ce à l'aide de je ne sais quel catéchisme d'État? Je ne le pense pas. J'estime qu'il faut commencer à former le futur citoyen en proportionnant à son âge l'enseignement, c'est-à-dire en lui offrant des récits simples et variés, en faisant appel à la vive curiosité de l'enfance et à la générosité de ses sentiments, en plaçant dans ses mains des livres vraiment faits pour le premier âge, accompagnés au besoin d'illustrations qui gravent dans l'intelligence, par les yeux, les choses les plus essentielles. Voilà, messieurs, ce que nous nous demandons. Est-ce une nouveauté téméraire? Est-ce quelque chose d'inattendu pour vous, pour le pays? ... »
Maze s'appuie justement sur l'exemple des nations étrangères, et monarchiques - États-Unis, Suisse, Belgique, Italie. En France
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même , il s'est déjà produit, continue-t-il , un mouvement d'opinion. Cette page est historique : je tiens à la reproduire intégralement.
Dès la fin de l'ancien régime, un homme dont les opinions ont une singulière valeur, le grand et clairvoyant ministre de Louis XVI, Turgot disait : « Il y a des méthodes et des établissements pour form er des géomètres, des physiciens et des peintres, et il n 'y en a pas pour form er des citoyens» . Voilà ce que disait un ministre de la vieille monarchie! La révolution éclate, savez-vous quelle est l'une des premières paroles prononcées par Talleyrand, au nom du comité de constitution? La voici: « L'instru ction con sidérée dans ses rapports avec l'avantage de la société exige comme principe fondamental qu'il soit enseigné à tous les hommes à connaitre la constitution de celte société ». La Constituante sanctionnait ces idées dans le projet de décret de septembre 91, et son programme pour les écoles primaires comprenait : « des instructions simples et élevées sur les devoirs communs et sur les lois qu'il est indispensable à tous de connaitre ; des exemples d'actions vertueuses qui les toucheront de plus près et avec le nom du citoyen vertueux celui du pays qui l'a vu naitre». Un peu plus lard , l'article 1•r du décret de l'an Il di sait : « La Convenlion nationale charge son comité d'instruction de lui présenter les livres élém entaires des connaissances absolument nécessaires pour former des citoyens, et déclare que les premi ers de ces livres sont les Droits de l'homme, la Constitution , le tableau des actions héroïqu es ou vertueuses». Condorcet allait plus loin encore; il es limait que l'instituteur, dans chaque commune, devait faire des conférences publiques pour les hommes de tout âge et y développer, disait-il , avec la morale, « cette partie des lois nationales dont l'ignorance empêchait un citoyen de connaître ses droits et ses devoirs ». C'es t bien l'enseignem ent civique. Condorcet insistait pour qu'il fû t donné aux soldats, ,, a fin, ajoutait-il, que leur obéissance à la discipline se rapprochâ t de plus en plu s de la soumission des citoyens aux lois ». En 1833, lors de la grande discussion de la loi sur l'enseignement primaire, des hommes qui n'ont j amais passé pour des révolutionnaires, M. Salverte et M. Laurence, vinrent réclamer l'in scription dan s le programm e des écoles de l'engeignement civique. Je vous demande la permission de vous citer ce que disait à cette époque M. Salverte : « Il faut en venir à la vérité ; vous ne voulez pas faire des hommes étrange rs à leur pays ni étrangers à la cité? Vous voulez au contraire que tous soi ent citoyens, que tous sentent le bienfait de la constitution politique du pays afin qu'ils rempli ssent leurs devoirs avec plus de zèle et d'enth ousiasme. E h bien I commencez de bonne heure à. leur dire qu'ils sont citoyens et à leur expliquer l'importance de leurs droits et de leurs devoirs.» M. Laurence aj outait, avec un sens politique profond , ces mots qu'on croira it pronon cés d'hi er el qui empruntent aux circon stances présentes une étrange autorité : « Il peut arriver qu'il existe dan s un État telle agréga· tion d'hommes dont l'esprit tendrait d' une manière constante à s'éloigner de l'intelli gence el de la pratique des devoirs civiques , et il y aurait nécessa irement oppositi on manifeste entre l'inlér ôt de l'Éta t qui donnerait
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l'éducation gratuite et les intentions ou la position de celui qui serait chargé de la donner ». Tel était le langage qu'on tenait dans les Chambres en !833 sous la monarchie, et M. Salverte concluait en s'écriant : « Je conçois que dans les idées de l'Empire, dans les idées de la Restauration, on éloignât toute idée de droit et de devoir politique dans l'instruction. Je crois que le Gouvernement de Juillet, sous une constitution qui tend à faire des citoyens et à étendre le plus loin possible leurs droits et leurs devoirs, l'instruction primaire manquerait son but si elle ne faisait pas mention des premiers éléments de celte science nécessaire après la science de la morale. ,. Avec raison, l'orateur concluait de ces exemples et de ces citations décisives que « l'abstention du gouvernement républicain serait encore moins intelligible». La démonstration était irréfutable en effet : Depuis que le suffrage universel est devenu la base de nos institutions; depuis que tout citoyen est appelé à exercer par son vote une influence sur la marche des affaires publiques, il est devenu nécessaire que chacun de nous se pénètre dès la première jeunesse de ses droits el de ses devoirs. Il l'entendait bien ainsi, l'excellent et respecté ministre de !'Instruction publique, en 1.84.8, l'honorable M. Carnot; il avait placé dans le 1. or article de son projet de loi sur l'enseignement et parmi les matières du programme: 1( La connaissance des devoirs el des droits de l'homme et du citoyen, le développement des sentiments de liberté, d'égalité et de fraternité"· Dans son exposé des motifs, il avait dit : « Le devoir de l'État est de veiller à ce que tous soient élevés de manière à devenir véritablement dignes de ce grand nom de citoyens qui les attend. L 'enseignement primaire doit, par conséquent, renfermer tout ce qui est nécessaire au développement de l'homme et du citoyen tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir. » Le rapporteur de la loi, M. Barthélemy Saint-Hilaire, s'était, à son tour, exprimé en ces termes au sujet de l'instruction civique: « Cette innovation n'a rien qui doive vous surprendre. Nous croyons que les gouvernements précédents auraient bien fait de l'admettre. La République, qui se fonde sur le suffrage universel , doit faire à ses écoles un impérieux devoir de cette partie de leurs études. Il est facile de faire comprendre aux enfants ces premières notions , qui les doivent initier à la pratique intelligente de leurs devoirs et de leurs droits sociaux. Dans l'organisation même de la commune où ils vivent, ils trouvent une foule de faits qui n'ont pas échappé à leur observation, toute légère qu'elle est, et qu'il serait excellent de leur expliquer. » L'Empire vint : il ne fut plus question d 'enseignement civique. M après les épreuves de 1870-1871, p enseurs et publicistes répuais blicains, dans le dessein de renouveler en quelque sorte l'esprit public , ont réclamé << l'introduction dans l'école de notions élémentaires, mais précises, sur les devoirs et les droits de l'homme et
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du citoyen ». Et c'est ainsi que des hommes comme Barni, Dréo, Leblond et Paul Bert ont entrepris d'intéresser d'abord l'Assemblée nationale, sans parler de Barodet, Henri de Lacretelle, Louis Blanc, puis la Chambre des Députés à « ces réclamations séculaires, aussi persistantes que fondées ». Il n'est pas jusqu'à certains représentants de la droite qui refusaient de nier la légitimité d'un tel enseignement. Maze était très à l'aise:
Enfin, messieurs, s'il fallait vaincre certains scrupules qui pourraienl arrêter nos collègues de ce côté de la Chambre (l'orateur désigne la droite) je pourrais citer ce que disait sur le sujet dont nous nous occupons un homme avec lequel nous nous trouvons a~sez rarement d"accord pour constater avec empressement que nous ne le sommes au moins une fois. Voici ce qu'écrivait en 1849, dans la Revue des Deux lllondes, l'honorable M. Alberl de Broglie, aujourd'hui sénateur: « Que l'éducation publique d'un pays doive être constamment en rapport avec son état social, c'est un axiome de sens commun dont pourtant le souvenir semble nous avoir échappé depuis un demi-siècle. Comme, après tout, ce qu'on se propose en élevant des jeunes gens, c'est d'en faire un jour des hommes et qu'on est, quoi qu'on fasse, l'homme de son temps et d e son· pays, c'est pour ce temps, c'est pour ce pays qu'il faut les élever. » Ainsi, messieurs, depuis un siècle, sous les formes les plus diverses, l'opinion publique, en France comme ailleurs, n·a pas cessé de demander que les droits et les devoirs du citoyen fussent enseignés à la jeunesse.
Il ne s'agit pas de « leçons didactiques et pédantesques sur ces matières ». Point d'équivoque.
Pas plus pour l'éducation civique que pour le reste, nous ne voulons d'un catéchisme officiel; nous souhaiterions - et cela viendra certainement, cela est même déjà venu, en partie du moins, - nous souhaiterions quecet important sujet inspirât à quelques écrivains, à quelques maitres de l'enfance, des livres attrayants, où les récits anecdotiques eussent une large placeet qui captivassent vraiment les jeunes intelligences.
Maze citait lui-même d'intéressantes tentatives, quelques beaUI livres et bons manuels, « qui n'effaroucheront personne»; quelques· uns ont été couronnés par l'Académie française 1 • Et il concluait ainsi aux applaudissements de la gauche :
Réduit dans l'école primaire aux proportions que nous indiquons, nous espérons que la Chambre voudra bien l'insérer dans le programme de l'enseignement obligatoire. Un. homme que j'ai beaucoup connu et que je respectais profondément, M. Vitet, se plaignait un jour qu'on ne développât pas suffisamment cbet nos enfants le sentiment patriotique; ce reproche était peut-être exagéré;
1. Francinet et le Tour de France, de Bruno; le Livre de l'écolier, de Guyau ; lei manuels de Compayré et de Marion; articles de Barni, publiés en 1871 dans te Bulletin de la République française.
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mais nous nous plaignons, je crois, à plus juste titre, qu'on ne prépare pas assez les élèves de nos écoles à leur rôle futur de citoyens! Que l'instituteur soit chargé d'initier ses élèves à ce noble rôle ; en le faisant, il se fortifiera d'abord lui-même dans les sentiments, dans les idées qu'il doit inculquer à nos enfants, et il rendra, nous le croyons, les plus grands services à la patrie!
La démonstration est claire, judicieuse, habile. · Deux jours après, Paul Bert, rapporteur, expliquait à son tom ce que le législateur entendait par l'enseignement civique à l'école primaire : informer l'enfant des institutions nationales et les lui faire aimer. Et pour répondre à l'opposition anti-républicaine, qui attaquait dans l'instruction civique moins le principe que le programme républicain, Paul Bert ajoutait : personne ne niera « que la souveraineté nationale, l'égalité devant la loi et devant l'impôt, la liberté de conscience datent de la Révolution française ». Personne ne l'eût nié, et pour cause ; mais les partis de réaction prétendaient empêcher à l'école d'enseigner des institutions, des principes et des droits civiques qu'ils espéraient bien bannir un jour de la constitution et de la France. Six ans après à la Chambre, au cours des débats sur la loi du 30 octobre 1886 , Goblet, ministre de l'lnstruction publique, était contraint par la ténacité de l'opposition réactionnaire de rappeler le rôle et le caractère de l'instruction civique, introduite dans nos écoles depuis quatre ans déjà. Qu'est-ce donc que cet enseignement, disait-il le 25 octobre 1886, « sinon l'enseignement des principes républicains? Je ne dis donc qu'une chose consacrée par les programmes mêmes de notre enseignement public. » En vérité, qui donc pouvait encore à cette date contester de bonne foi que l'école primaire publique a le devoir d'enseigner les principes constitutionnels, les institutions du pays et le respect des lois, et de faire aimer à l'enfant nos libertés républicaines? Entrons dans cette école. Voici comment le programme d'instruction civique y est réparti sur les trois cours :
Cours élémentaire (7 à 9 ans) : explications très familières, à propos de la lecture, des mots pouvant éveiller une idée nationale, tels que : citoyen, soldat, armée, patrie; - commune, canton , département, nation; - loi , justice, force publiqu e, etc; Cou rs moyen (9 à 11 ans ) : Notions très sommaires s.ur l'organisation de la France. - Le citoyen, les obligations et les droits; l'obli gation scolaire, le service militaire, l'impôt, le sulirage universel. - La commune, le maire et le conseil municipal. - Le département, le préfet et le conseil général - L'État, le pouvoir législalif, le pouvoir exécutif, la justice. Cours supérieur (11 à 13 ans ), Notions plus approfondies sur l'ad ministration politique, administrative et judiciaire de la France: La Constitution, 1e Président de la République, le Sénat, la Chambre des députés, la loi;
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l'administration centrale, départementale, et communale, les diverses autorités; - la justice civile et pénale; - l'enseignement, ses diYers degrés; - la force publique, l'armée.
En fait r-et dans les conditions où fonctionne notre école primaire, l'instruction civique telle que les enfants la reçoivent est limitée au programme des cours élémentaire et moyen, et l'on voit qu'il n 'est question d'un enseignement proprement dit, méthodique et progressif, qu'au cours moyen. Le cours supérieur n'existe pas en général; et les enfants quittent tôt l'école. Pratiquement, c'est au cours moyen que l'école primaire, qu'il s'agisse d'instruction civique ou de tout autre enseignement, tente son effort suprême. Qu'on y regarde de près : le programme d'instruction civique ne retient au cours moyen que ce qu'il est interdit à un enfant de ne pas savoir. Ne serait-il pas, en efîet, étranger à son propre pays et, à la lettre, inadapté s'il quittait l'école sans y avoir reçu ces très élémentaires notions? lin 'est pas d'éducation morale démocratique si l'école n'assure à l'enfant au moins ce rudiment d'instruction civique. C'est l'éducation tout entière qui prépare l'enfant à la vie, donc à la société où il vit déjà et où, devenu adulte, il jouira à son tour des droits civiques définis par les lois et la constitution. Voyez la jolie définition que Marcel Prévost, dans un roman suggestif et charmant, donne de l'éducation : « Élever une fille ou un garçon, ce sera pour l'éducateur de bon sens - préparer leur adaptation la meilleure aux conditions de la vi e, telle qu'on peut raisonnabl ement la prévoir. Il y a donc des principes constants dans l'éducation - ceux qui visent les conditions invariables de la société humaine; mais il y a aussi des principes susceptibles de changer .... L'éducateur devra pourvoir l'enfant qu'il élève et des aptitudes générales requises par toute société humaine, et des aptitudes spéciales requises par la société où il est destiné à vivre 1 • » L'incertitude est encore moins concevable quand il s'agit Je l'enseignemen t primaire. L'objet de cet enseignement, disait Gréard dès 1870, « n'est pas d'embrasser sur les diverses matières auxquelles il touche tout ce qu'il est possible de savoir, mais de bien apprendre dans chacune d'elles ce qu'il n'est pas permis d'ignorer 2 ». La dignité, mais aussi la modestie du dessein en ce qui concerne l'instruction civique apparaissent à la simple lecture du programme des trois cours, que j 'ai reproduit. Pas d'enseignement avec de tout jeunes élèves; au cours moyen, un enseignement déjà, sur un programme qui, sans épuiser le sujet, propose l'essentiel, en un mot
l. Lettre à Franço ise Maman, p. 57. 2. Happort sur la situation de l'enseignement primaire de la Seine en 18i5, el passage cité par les Instructions officielles.
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primaire; au cours supérieur, une série de leçons plus approfondies. Du point de vue où, dans ce livre, j'envisage l'instruction civique, elle est efficace moins par les connaissances précises, et comme techniques, dont elle pourvoit l'enfant, le futur citoyen, que par l'émotion, les dispositions proprement morales, le respect et le dévouement qu'elle excite en son cœur. Elle instruit en effet l'enfant des institutions, de ses droits, de ses devoirs; mais aussi elle engendre - et cela est éducation morale - une force d'attachement, d'amour et de volonté, donc d'action . Savoir ne suffit point; il faut respecter, aimer ces lois, ces institutions, ces droits et ces devoirs, cet idéal d'honnêteté nationale et de vertu civique, inséparables de l'éducation républicaine. Dans cette partie de son programme, l'enseignement primaire forme plus qu'il n'enseigne; il instruit; il se résout tout entier , pour parler ainsi, en moralisation. Il veut alors inscrire dans la mémoire enfantine plus et mieux qu'un savoir hâtif, d'ailleurs élémentaire, et des notions superficielles, d'ailleurs in ertes. Il espère au contraire susciter chez l'enfant, au vif de sa conscience, comme au point mystérieux où viennent sourdre et se mêler toutes les traditions libérales de la France, une curiosité généreuse, une sympathie qui ne fléchira plus, une résolution d'amour et de virilité, et le sentiment d'une responsabilité, donc d'un devoir aussi. Il semble que l'instituteur, s'il réussit dans cette tâche en effet moralisatrice, a éveillé vraiment à la vie ces jeunes enfants; qu'il a reçu de leur jeunesse comme le serment d'user toujours des droits civiques et des institi+tions républicaines pour le bien et d'eux-mêmes et de la patrie. Ainsi orientée et consciente de son action moralisatrice, l'instruction civique empruntera tout d'abord à l'histoire l'explication vivante, l'exemple, la force probante, ses exhortations mêmes. Comment comprendre - simplement comprendre - les institutions actuelles si le maître ne les explique, au moins sommairement, par l'histoire du passé? J 'ai montré comment l'école primaire peut exploiter plus intelligemment l'é tude de l'histoire au profit de cette partie de l'éducation démocratique. L'enseignement de l'histoire locale, encouragé par l'excellente circulaire du 25 février 1.911, ne joue pas encore dans cette instruction civique le rôle qui lui revient sans doute. « Il n'est pas un coin de terre qui n'ait son histoire particulière, d'où se dégage presque toujours une vertu éducative, une leçon de civisme .... » La carte au mur, le livre descriptif, la lecture récréative, les monographies populaires dans la bibliothèque, les conférences potscolaires représenteront à cet enfant, puis à l'adulte au cours du soir, la petite patrie en même temps que la grande; et les leçons du maître, ·rattachées à l'histoire nationale qu'elles nourrissent « pour ainsi dire du suc du terroir»,
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parleront fortement à l'enfant, au citoyen de demain, des droits et des devoirs que le passé lui légua . Les archives communales s'animent pour parler à cet enfant; elles commentent à sa raison, qui s'éveille, les aspirations encore confuses qu'il sent dans son sang jeune et lourd de passé. Certaines leçons de géographie, surtout de géographie locale, commentent aussi ou préparent éloquemment la leçon d'instruction civique. Mais n'allons pas faire dégénérer en sermons toutes les matières du programme scolaire : la spécialisation des tâches reste une garantie d'ordre et de progrès. Au lieu de se borner à une instruction civique diffuse et occasionnelle, et à propos d'autres leçons qui ont aussi leur objet particulier, que le maître s'attache, au con· traire, à développer le programme spécial d'instruction civique. On enseigne le civisme, la pratique des vertus du citoyen, qui sonl vertus morales. Il y a des notions civiques, politiques au sens large du terme, à apprendre à l'enfant, qu'il raut incorporer dès l'écoleà son expérience, et qui tour à tour sollicitent sa raison raisonnante el son cœur dévoué; il y a une instruction civique proprement dite, consciente de son but et de ses moyens , et qui traite l'enfant, le mineur, en apprenti-citoyen. Disons tout de suite par quelle méthode; j'entends : la méthode que je préfère. Partons de la commune. C'est la première cellule de l'État démocratique : l'enfant l'étudiera d'abord. Qu'il comprenne et sente l'organisation, le fonctionnement, la vie administrative et civique de sa commune; il s'élèvera ensuite à la notion abstraite de la commune. Le maître lui expliquera, sans craindre de dési gner par leurs noms les représentants et les administrateurs de la com· mune, la collaboration de l'élu et de l'électeur, de l'administrateur et de l'administré : éviter les « personnalités » est facile. Voilà notre base. La commune, c'est l'État en tout petit, avec son premier magistrat, son conseil, ses fonctionnaires, sa police, ses revenus et ses dépenses, scolaires ou autres. L'enfant y es t « chez lui ». La méthode le conduirait de la commune au canton, à l'arrondissement, au département, à l'État républicain avec ses pouvoir, séparés, pourtant solidaires, et à l'État en soi. La centralisation fran· çaise, d'ailleurs excessive, mais si claire, simplifie la tâche du maître. Appuyé sur les données en quelque sorte tangibles de l'institution communale, l'élève peut mieux s'initier à l'organisation nationale. Souvent notre instruction civique est trop abstraite et théorique, partant inefficace; elle renseigne assez bien les enfan ts, si l'on veut; mais elle, ne les émeut ni ne les prend: elle manque son but. Elle ne peut être•utile, vraiment éducatrice de courage et de résolution, que si l'instituteur sait la rendre concrète, familière, pratique toujours.
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Elle veut informer; mais elle doit encourager aussi à la pratique des droits et à l'accomplissement des devoirs civiques. Si notre enseignement se borne à des leçons, à des chapitres de manuel, à une information toute didactique, rien n'est fait ; notre élève a seulement « appris » sa leçon, son livre; il ne s'est point instruit de ses droits et de ses devoirs; il n'en est point touché, stimulé, exhorté à l'action digne et sage, à la vigilance, à cette forme d'attention et de maîtrise qui caractérise le citoyen averti, mais d'abord résolu et tourné vers la chose publique. Et cela est proprement éducation morale démocratique. Aussi mettez sous les yeux de votre enfant, de votre p~tit citoyen al'apprentissage, des documents que j'appellerai civiques, tels que cartes d'électeurs et bulletins d'élections, livret militaire, feuilles de contributions, avis du percepteur, arrêtés du maire ou du préfet, circulaires dont l'intérêt pour des enfants soit certain, feuilles de route, etc.; et que je trouve ces documents dans les musées scolaires, sous la main du maître ou de la maîtresse : ils enseignent mieux que le plus disert des maîtres. C'est ainsi que l'école s'ouvre à la réalité sociale, s'en féconde, s'en réjouit; et déjà l'enfant prend part à la vie publique. · Voici mieux encore, toutes précautions prises, et plutôt à titre d'indication. Pourquoi ne point conduire les élèves de nos écoles, de temps en temps, j'entends les plus âgés, à des séances du conseil municipal, certains soirs, le jeudi ou le dimanche, au moins à celles dont l'ordre de jour présente un intérêt particulier ou ne risque guère de susciter dans l'assemblée délibérante de ces conflits personnels pénibles, dont le spectacle doit être épargné à des enfants, etauxquels les adultes attachent, en somme, assez peu d'importance? Et qui sait si la présence de quelques enfants n'inspirerait point, d'aventure, de la réserve à tels orateurs plus soucieux de leur propre attitude que de la chose municipale? Je vois très bien tous les risques; mais en choisissant bien le moment et le milieu, que craint-on en effet? C'est de l'enseignement civique en action. Pourquoi ne point essayer? Je verrais aussi avec plaisir, et avec confiance, ces mêmes enfants assister à certains menus débats évoqués devant le juge de paix. Il ne s'agit que de bien s'informer au préalable de la cause et des parties, et je ne médite point de transporter l'école au prétoire, pas plus qu'à la mairie. Je soumets une idée, je propose quelques excursions civiques et administratives, à la porte même de nos écoles, çà et là, tout à côté, au premier étage, dans l'e local attenant .... Sous prétexte d'abus à éviter, ne voudrait-on rien entreprendre, sous certaines réserves et sous certaines garanties?
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Ces « excursions » à travers nos institutions politiques et administratives, à l'hôtel de ville, à la justice de paix, au tribunal, et partout où la chose est concevable et praticable, seraient très instructives : la leçon de maître porterait ensuite assurément; et l'on voit assez pourquoi. Elles éveilleraient en outre chez ces enfants intéressés la curiosité, le goût, puis le besoin de suivre les affaires et les hommes de sa commune, de son canton, de son arrondissement, plus tard de sa patrie tout entière, peut-être de la vie internationale, avec plus de S:Oin et de suite. Elles lui révéleraient d'abord la solidarité qui unit les homme:.. en apparence distincts, divers ou isolés, administrateurs et administrés, éî~ et électeurs, fonctionnaires et contribuables, juges et jugés. L'instruction._~vique doit faire sentir à un enfant que toute transformation sociale, comme. tout progrès, n'est jamais l'œuvre d'un homme - roi, chef, patro Q.U maître : elle vient de nos efforts concertés. Et tout nous ramène ainsi it l'é_ducation morale démocratique. Telle est l'unité de la vie civique commo- cle. l'écol e qui l'enseigne. Il est clair que l'école ne peut point tout en ce domaine, si mèm~ elle peut beaucoup. Avec les adolescents et les adultes (cours du soir, écoles primaires supérieures et lycées, écoles normales, cours municipaux, conférences postscolaires, à la caserne et aux patronages, fêtes des Amicales d'anciens et d'anciennes élèves, etc.) on conviendra qu'un tel enseignement par les choses mêmes , par l'aspect si l'on peut dire, est non seulement possible, mais souhaitable. Je verrais avec joie se généraliser la pratique des cours de législation ouvrière dans les villes et les milieux industriels. Les tout premiers éléments de cette législation pourraient être enseignés à l'école élémentaire. A qui veut innover prudemment, les moyens pratiques s'offrent d'eux-mêmes : bien des maîtres, en silence, le désirent et déjà ont essayé. Ils creusent en paix leur sillon . Quoi qu'il en soit- des moyens, des procédés et de la méthode, inspirons à l'instruction civique un esprit civique en effet, qui excite et encourage l'enfant, qui le pousse à l'action en même temps qu'elle le pourvoit de connaissances et de notions . Raille qui voudra : j'ai· merais qu'on créât dans nos écoles de petits groupements entre élèves, de petites associations ou commissions ayant un but précis, philanthropique ou charitable, par exemple de petits offices et bureaux de renseignements sur les cas de pitoyable misère, de sinistres et d'incendie, ou sur les actes valeureux signalés dans la commune, etc. L'enfant y ferait à sa façon, et sous la direction dis· crète du maître, l'apprentissage de l'association et de la discipline civique, déjà de l'intérêt collectif et de la justice sociale. Un exemple: un conseil de discipline chargé d'apprécier chaque samedi les
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actions de la semaine, bonnes ou fautives. Les élèves éliront donc leur conseil, le renouvelleront, voteront à cet effet; le conseil élira son bureau : il jugera les actes signalés par le maître, le maître étant présent, cela va de soi. Dire que ce ne sera qu'un jeu d'enfants est injuste, mais ne m'émeut point : il y a une façon de jouer, quand il s'agit d'enfants, qui a s_a gravi.té e.L&OIL.prix. Il s'agira donc pour ces juges puérils d'assurer expérimentalement leur notiorr drr bien et du mal , puis d'être équitables et loyaux en procédant selon des formes régulières et probes. Vous me dites les risques? Je les ai prévus; quelques risques ne fermeront pas les yeux du maître aux bienfaits évidents, dont le nombre l'emporte. La moindre de ces manifestations scolaires propose et rappelle à un enfant la Déclaration des droits de l'homme el du citoyen. Elle n'est point intangible, mais elle renferme les principes de la démocratie •républicaine; et quiconque la voudra parfaire ou modifier devra s'inspirer de ces principes mêmes. Elle n'est pas un dogme, une table de lois, un évangile immuable : elle est un programme libéral et une méthod e d'action. En la mettant au centre de l'école publique, l'instituteur veut en nourrir l'enfance. Il entretient l'amour de la liberté individuelle, de la jus tice, donc du régime démocratique et républicain; et il prescrit légitimement à l'enfant les voies et moyens auxquels tout citoyen français doit recourir pour améliorer les institutions actuelles, pour les parfaire. Nul ne médite, je l'ai déjà dit, d'élever l'enfant dans le respect superstitieux et dans le culte niais du présent. Au contraire, l'instruction civique et morale tout entière espère révéler à l'enfant ce que l'état humain a encore d'imparfait, de lacunier, donc de perfectible. Il faut que l'enfant, dûment renseigné sur ce qui l'entoure, sorte de l'école avec le courage et la volonté de faire meilleur, plus juste, plus doux à l'homme l'état social; il en sortira mécontent, en un certain sens, de ce qui est; résolu à ne point prendre légèrement son parti d'imperfections et d'injustices qu'il sait qu'elles sont éphémères, et qu'il ne tient qu'aux hommes , qu'à lui-même, de faire disparaître peu à peu. Si cette éducation n'a point manqué son but, l'enfant ne sera ni surpris, ni découragé de sentir tout autour de lui et en lui des velléités d'aITranchissem cnt et d'indépendance, d'entendre des appels à la réforme, peut-être certains jours à la révolution; et l'impatient désir de changer ceci ou cela ne le troublera point longuement, ni la rumeur des partis en bataille. Il sait que le progrès est infini; que progresser est comme la fonction essentielle de l'homme, donc de la collectivité qui s'organise; et que les institutions sociales les plus pompeuses, ou prétendues éternelles, n'expriment qu'une volonté et
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une conscience humaines provisoirement arrêtées à des formes provisoires. A aucun moment, cette éducation morale et civique ne retiendra l'élan de son cœur ni de sa pensée; et elle n'a cessé de lui représenter cette curiosité d'innovation, ce goût du meilleur, cette volonté de progrès non comme une expérience de dilettantes ou un amusement de sceptiques, mais comme l'instinct impérieux de l'humaine nature, comme sa loi. Mais ce que cette école médite, c'est de discipliner ces forces tumultueuses de progrès, cette impatience légitime, cette ardeur novatrice, ce zèle à parfaire un état social perfectible, cet appétit de réformes, ces veilléités révolutionnaires; c'est d'enseigner à ne rien entreprendre contre les institutions existantes qui soit méthode subversive, aventureuse, brutale et naïvement révolutionnaire. L'homme éclairé a senti ce quïl veut, pourquoi il le veut; cette école publique lui dit comment il réalisera ce qu'il veut, selon les principes de sa condition de citoyen d'une république organisée. Si je dis maintenant que l'éducation morale et civique, telle queje l'ai définie, accoutume l'enfant à ne concevoir de progrès, individuels et sociaux, que par les moyens de droit et les voies pacifiques, républicaines dans leur dignité et démocratiques en effet, nul ne pourra plus se méprendre sur mes intentions. Au sens où j'ai pris le mot de révolution , au sens où le prennent tant d'hommes, impatients et désespérés, aigris ou avides, et toujours ignorants, je définis hardiment l'instruction civique une discipline de pensée et d'action contre-révolutionnaire. Elle exclut toute idée de bouleversements miraculeux, d'entreprises belliqueuses et violentes, de réformes bru· talement réalisées par une procédure sommaire et des actes d'usur· pation. Pour tout dire d'un mot, cette école enseigne à l'enfant la loi du progrès dans l'ordre républicain. Félix Pécaut, dans un profond article que j'ai cité déjà, a marqué en termes définitifs ce caractère de toute notre éducation morale scolaire, politique et civique. Après avoir rappelé que le sens et l'habitude politiques supposent, dans une démocratie, l'amour agis· sant de la vérité et une instruction au moins élémentaire pour « tirer au cl air chaque chose )) , il écrivait en 1.895 cette page immortelle'· « J 'en dirai autant d'une disposition d'esprit mi-intellectuelle, mi· morale, sans laquelle un peuple est d'avance condamné à devenir la proie des rhéteurs révolutionnaires; je veux parler du sens de l'ordre. Je dis ordre par opposition au régime du miracle et du hasard ; j'entends par ordre le régime où les causes produisent leurs effets, et où les effets ne sauraient se produire sans les causes, ni en dehors
1. Revue pédagogique de mars 1895 : L'école primaire et l'éducation politique, p. 196,
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de certaines conditions de temps, d'efforts, de circonstances, etc. Le sens de l'ordre, c'est le sens du possible et de l'impossible, du possible à de certaines conditions, d'impossible à d'autres; du raisonnable et du chimérique; du progrès compatible avec la nature, particulièrement avec la nature humaine, et du progrès magique et apocalyptique, obtenu d'un coup, en un moment, par décret, par conséquent tout illusoire. Et sans doute il convient ici de faire une part, une large part à ce que peut la volonté libre, l'énergie clairvoyante de quelques hommes et, à leur suite, de tout un peuple, pour accélérer les transformations sociales au delà de ce que les analogies historiques auraient permis d'espérer. Mais cette part reste bien limitée en comparaison des bornes assignées par l'histoire comme par la nature aux changements profonds et définitifs. Cette disposition, ce jugement général et anticipé, qui caractérise, pensons-nous, le tempérament politique des peuples capables de se gouverner eux-mêmes, l'instruction élémentaire ne peut évidemment prétendre à le donner; en revanche, il ne serait que juste de demander à l'enseignement primaire supérieur, et plus encore à celui des lycées, de s'appliquer extrêmement à le former. Mais encore convient-il dè faire observer que le savoir tout seul n'y suffit pas; sans une certaine modération des désirs, sans la soumission à l'inévitable, c'est-à-dire sans une disposition toute morale, par conséquent toute libre, dépendant de la bonne volonté plus que de l'intelligence, l'éducation politique restera sur ce point défectueuse et précaire. » On pourrait reprocher à Félix Pécaut de faire trop bon marché des 11 rhéteurs révolutionnaires », dont les promesses ou les prophéties sont parfois le sel de la terre et inquiètent les hommes, trop prompts à se soumettre « à l'inévitable »; et cette soumission à l'inévitable peut s'appeler, à l'occasion, non point sagesse, mais lâche résignation. Affaire de mesure. Il suffit que l'éducation civique inspire aux hommes, s'ils veulent vraiment faire figure de républicains 11 conscients » et libres, ce sens de l'ordre, qui n'interdit aucune de nos espérances et ne condamne aucune des réformes profondément sociales, mais les soumet d'abord à l'épreuve de la conscience publique, du bon sens humain, et qui ne cherche le progrès réformateur que dans l'évolution réglée. Nulle conception catastrophique, ni 11 chambardement » ni « sabotage »; mais point d'interventions providentielles non plus. Le citoyen d'une démocratie républicaine éclairée est plus maître de soi ; il conserve le sang-froid et le sentiment de sa liberté jusque dans l'enthousiasme et l'impatience féconde, la révolte sainte. Telle est l'éducation civique qu'il faut au peuple de France, et tout d'abord aux instituteurs eux-mêmes. De graves problèmes sont posés
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présentement à la France républicaine; le fracas des batailles ne nous le fait pas oublier. Par exemple, convient-il d'étendre aux femmes le droit d-, vote? Notre système fiscal est-il approprié à notre régime et aux principes de notre démocratie? Ce sont là des questions à débattre devant le pays, et non devant les enfants de l'école primaire. L'essentiel n'est-il point d'enseigner à l'enfant le devoir de payer honnêtement l'impôt, et le devoir de voter honnêtement aussi? Il n'est point d'instruction civique républicaine si l' enfant quitte nos écoles primaires sans être familiarisé avec ce double devoir, et décidé à l'accomplir en conscience. Inlassablement, il faut éclairer, à l'école et après l'école, les jeunes Français sur ces devoirs civiques fondamentaux : aux adultes d'y changer, par les lois, ce que la nation décidera d'y changer. Cela aussi est l'ordre républicain. L'école primaire n'est point instituée pour traiter de tels problèmes. Chaque chose en son temps et à sa place.
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C'est au bruit du canon, et au front même, que je mets au point ces pages si graves, où je veux définir un devoir sacré de l'école populaire. Sur ce point comme sur d'autres, elle ne peut que fonder l'éduca tion morale du citoyen; mais elle le fait de toutes ses forces aussi, et clairement. L'éducation démocratique doit développer dans le cœur de l'enfant un patriotisme énergique : l'école primaire ne conçoit donc point sa tâche légèrement. Vivre, c'est vouloir vivre; cela implique qu'on saura se défendre contre la maladie, si possible contre la mort menaçante. Être libre, c'est vouloir rester libre; et cela implique qu'on saura sauvegarder ses libertés, au besoin les armes à la main sur le champ de bataille. En fait, nul n'hésite, à quelque parti qu'appartiennent les hommes. Nul ne sépare sa pensée, son intérêt et ses espoirs, son ambition même, sa vie et sa mort du destin national et du pays natal , de la patrie. Et quel homme voudrait exiger qu'on lui justifiât ses devoirs envers sa mère? Les polémiques de parti, les passions, des campagnes de presse, le sophisme et la naïveté rêveuse, l'outrancière apologie autant qu'un humanitarisme inconsistant, avaient engendré un malaise dans notre pays. Malaise superficiel , en cette terre de France où les hommes ont le jugement net et droit: l'heure présente, la généreuse vaillance de la nation armée, l'émouvante tenue et la dignité exemplaire de notre France si lâchement assaillie, le prouvent assez; mais on a vu, et l'on voit encore, le patriotisme conçu de telle façon et défendu par de tels arguments que les meilleurs d'entre les Français se refusent ~ réagir ou à protester, crainte d'être confondus avec les négateurs imprudents ou criminels. C'est ainsi que des millions de Français g_rdaient le silence tandis que des minorités fanatiques ou subvera ives emplissaient la rue de leurs clameurs.
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A certaines heures, le citoyen vertueux se demande si se taire n'est point en effet le vrai courage; mais l'idée saine et l'espérance libératrice cheminent dans la conscience publique, gagnant du terrain insensiblement tandis que les égarés et les violents s'évertuent à enfler la voix, à intimider et à troubler la foule. La responsabilité de l'école publique s'en accroit. II ne suffit plus à l'instituteur d'assurer dans l'âme des enfants la notion d'un devoir patriotique, il sent que cette notion même est contestée de quelquesuns, altérée par d'autres, dénaturée par certaine louange ou par certaine critique, en définitive ébranlée; et que tant de discussions à propos d'une idée toute simple l'obscurcit au regard de l'enfant comme de l'adulte. Inquiet aussi des interprétations malveillantes qu'on donne de ses moindres paroles comme de ses propositions les mieux intentionnées, de ses leçons et de son cours, de ses dictées, de ses lectures, des devoirs de rédaction qu'il choisit en classe, des causeries qu'il fait le soir aux adultes, l'instituteur se sent peut-être tenté d'observer une trop prudente réserve: il n'insiste plus, traite rapidement tel chapitre, passe sur tel autre; et ce souci d'épargnera l'école comme au maitre tant d'attaques et d'épreuves le conduirait, à la longue, à une sorte de neutralité dans l'enseignement patriotique, à une pusillanimité qui serait une trahison. A moins que l'outrance ne provoque des représailles. On a vu des maitres excédés répondre aux accusations chauvines par des accusa· tions non moins coupables et injustes; contester devant leurs élèves le patriotisme qu'ils ont le devoir d'enseigner; jeter ainsi le désordre ou le scepticisme dans les cœurs troublés, ou laisser l'enfance irréso· lue. Quoi qu'on dise, de telles aberrations sont exceptionnelles. Dans son ensemble, le personnel enseignant fit toujours et fait encore son devoir loyalemer.t, en silence. Il a quelque mérite à le faire dans cette tâche scolaire que les passions tendent à troubler, et où l'école, si nous n'y avions pris garde, eût oscillé entre le chauvinisme funeste aux nations et les conseils d'un internationalisme au moins tre.s aventureux, criminel même. Comme tout autre sentiment, le patriotisme mal entendu risque de dégénérer en fanatisme; et nul fanatisme n'a sa place dans nos écoles. La façon d'aimer son pays importe davantage, en bien des cas, que la vivacité de l'affection; et il faut faire l'éducation du sentimeo! patriotique comme de tout amour et de toul enthousiasme. Ce qui distingue les concept.ions patriotiques, c'est moins leur hardiesse que leur prudence; et la qualité de l'émotion patriotique vaut mieul ' que la seule ardeur. L'aveuglement n'est jamais une vertu, ni privee n'i. publique. C'est que le problème de l'éducation patriotique se posait en nos
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écoles d'une façon spéciale. Le traité de Francfort avait ouvert au flanc de la France une plaie saignante encore; mais dans ce pays qui ne voulut point oublier, la douleur patriotique s'accrut d'une protestation invincible contre un vainqueur à la fois impitoyable et imprévoyant, qui viola deux provinces, malgré elles annexées, et le droit. Se souvenir, c'était pour la France non pas seulement s'entretenir dans la douleur d'une défaite, mais perséverer dans une fière revendication, dans une idée, dans une protestation tout ensemble intéressée et désintéressée, en son nom et aussi au nom des peuples, au nom de la justice et du droit méconnus. Le patriotisme français n'était ni l'irritation d'une défaite, ni la honte d'une diminution territoriale, ni la rancune; il était essentiellement une cause humaine. Il le reste. La France y confond sa dignité avec la dignité universelle; elle y déclare fièrement le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et à ne pas être brutalement arrachés à leur patrie, incorporés à une autre patrie malgré eux. Quelque chose de profondément humain s'évanouirait dans la conscience de·s peuples le jour où le patriotisme français ne serait plus que l'attachement au pays natal, ou qu'un amour-propre vindicatif : c,'est une idée qui s'anéantirait dans la civilisation humaine. Au lendemain d'une guerre où la défaite de la France apparut comme l'écrasement même d'une grande croyance, comme un retour offensif de la barbarie arbitraire et usurpatrice, de la force brutale et négatrice du Droit, l'école publique entreprit d'échauffer dans l'âme nationale une espérance et une foi patriotiques accrues. Faut-il s'étonner, et surtout se plaindre, si le zèle des maîtres parut souvent plus ardent qu'éclairé? Lichtenberger citait dans son rapport telles communications qui accusaient le grand développement du sentiment patriotique, mais y disait aussi l'indication des précautions à prendre contre le zèle « quelquefois inopportun » des maîtres. Pour apprécier équitablement l'entreprise, il faut replacer et l'école et le maître dans le temps, alors que la nation était encore sanglante, frémissait de sa déchéance et de son deuil. Qui donc voudrait reprocher à l'école la vivacité de son dessein patriotique et de son espé~nce? · Alors qu'au delà des Vosges l'éducation patriotique n'étai.t de plus en plus qu'une exaltation des victoires et entretenait la joie des pompeuses réalisations, en deçà des Vosges - cette éducation avait d'abord toute la gravité d'une souffrance mêlée d'humiliation, et qui poursuivait moins une revanche qu'une réhabilitation. Là-bas, la brutale ivresse du triomphe, mêlée d'insolence, et qui ouvrait une ère de puissance et de prospérité, d'audace; ici, le recueillement, l'amertume des déceptions et les tardifs regrets, le sentiment
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d'un arrêt, sinon d'un recul, qui rendait la France plus attentive à elle-même à l'heure où elle transformait son gouvernement, et qui la contraignait aussi de découvrir les causes profondes de sa provisoire déchéance, les sûrs moyens de son relèvement. Après Sedan, la France se replia sur elle-même; et elle attend , depuis , la victoire qui, la réhabilitant, réhabilitera non pas une nation seulement, mais la cause du Droit humain. Jugeons les hommes avec sang-froid. Au lendemain du traité de Francfort, qui disait éducation patriotique disait revanche, belliqueuse reprise de l'AlsaceLorraine. Pour bien des Français, et non des moins généreux, il n'était point de patriotisme sans la certitude de cette revanche, de cette reprise par les armes et de cette restitution. L'éducation n'était qu'une préparation au traité glorieux qui rendrait à la patrie deux provinces brutalement déracinées, et la France elle-même à sa gloire traditionnelle. En forçant un peu les termes, l'éducation patriotique n'était, à l'époque des Chanis du soldai de Déroulède et des bataillons scolaires, qu'un hâtif dressage à la guerre vengeresse. La nation qui violenta le Droit en violentant l'Alsace-Lorraine et la France n'a fait que nous donner une raison nouvelle de protester. devant le monde civilisé, contre les guerres spoliatrices, par conséquent illégitimes et criminelles. Je me refusais donc à espérer, à concevoir la revanche de mon pays par les moyens odieux qui l'ont humilié et lésé. Puisque ces provinces malheureuses furent distraites de leur patrie au mépris du droit et par la seule loi de la guerre, raison de plus pour qu'on ne voulût point les reprendre par la guerr~ encore, perpétuant la tradition ignominieuse que mon pays s'est donné mission d'interrompre, maintenant qu'il est maître de son destin et, pour toujours je l'espère, a banni les Césars. La guerre est illégitime, odieuse et criminelle quand elle prétend s'imposer comme le seul moyen de régler les différends humains; et la France eût failli à sa mission si elle s'en était remise à une g·uerre offensive du soin de faire triompher cette cause sacrée, qui implique la répro· bation des guerres de rapines et la sereine souveraineté du 'Droit. Qui dit France, dit foi en l'homme et en la raison , progrès moral, paix des consciences et des peuples : tel est en effet l'idéal de notre France républicaine. Qui dit entreprise guerrière agressive, dit mépris de la raison, défiance du droit, pusillanimité et non courage, régres· sion, conflits et désordres sans fin . La France eût cessé d'être la France, elle eût désavoué le génie humain même si elle n'avail espéré la juste réparation d'un injuste traité de « paix » que d'une guerre voulue, préparée, et enfin déclarée par elle au brutal vain· queur. Démembrée par la guerre, la France enseignait aux nations que
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la guerre est inique en ses conséquences; que la force victorieuse est odieuse qui n'est pas, ne sait pas rester servante du droit et qui enrichit le vainqueur de dépouilles. Recourir à la guerre volontairement pour réparer le dommage de notre défaite, c'eût été renier l'âme de la France, interrompre ses traditions républicaines, la faire rentrer dans le rang des peuples attardés, et obscurcir délibérément la grande idée du Droit. En abusant de sa victoire, la Prusse imprévoyante a décuplé aux yeux de tout homme réfléchi la vertu civilisatrice qui rayonne de la patrie vaincue. Dans le monde inquiet, la plainte de la France, non pas de la France vaincue, mais de la France lésée, montait et monte encore comme une exhortation libé.ratrice et un grand espoir. Peu à peu, les instituteurs ont pris conscience de ce devoir patriotique. A l'heure où ils dénonçaient aux enfants de France les horreurs de l'année terrible et l'iniquité d'un traité à jamais honteux pour les vainqueurs, les instituteurs sentaient qu'ils interdisaient à la France, par là même, de fonder ses espoirs sur une même conception de la guerre. Leur patriotisme leur a de moins en moins inspiré le « zèle inopportun » des premiers jours. Ils ont cessé de vouloir élever les enfants de France dans la haine belliqueuse, de favoriser au cœur de l'élève des impulsions vindicatives, et d'en prétendre dégager pourtant un vif amour pour le pays natal et la justice. lis ont cessé de ravaler le sentiment patriotique à n'être qu'une rancune courroucée, et d'avilir l'idée même de la France en la vouant au culte des seules représailles. Il se peut que quelques maîtres, par générosité un peu étourdie, par excès de confiance en l'homme encore inculte ou mal cultivé, ou par dégoût des pompeux carnages aient versé, en dehors de l'école ou, exceptionnellement, à l'école même dans un humanitarisme imprudent; et on a pu croire que le souvenir de l'inoubliable épreuve, d'une impérissable revendication fléchissait en eux. Des entreprises césariennes et certains jugements de conseils de guerre n'étaient point faits non plus pour inspirer mieux des hommes très inquiets, mais résolus à la vigilance. Convenons que certa{ns apôtres militaires et militaristes ont compromis souvent le patriotisme autant que des critiques distraits ou aventureux. La tendance est toujours grande, en France, à identifier le patriotisme à l'armée, comme si le devoir militaire n'était pas le patriotisme dans une de ses formes les plus apparentes, mais à un moment donné seulement! C'est pourquoi des maîtres, d'instinct, mais imprudemment, légèrement aussi, se sont portés quelquefois aux doctrines généreuses, mais encore douteuses ou prématurées. La vérité incontestable est que les instituteurs de France, ayant rompu avec les conceptions belliqueuses des premiers
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jours, ont conçu clairement et accompli avec probité leur devoir patriotique. Non, ils n'oubliaient point; et l'école primaire gardait pieusement les souvenirs sacrés, aiguillons de l'espoir et des viriles résolutions. Leur haine allait moins à un peuple et à ses armées qu'à l'injuste et inique traité de Francfort, à l'attentat que le vainqueur sans scrupules y consomma contre deux provinces impuissantes et bâillonnées, contre la France écrasée, contre la civilisation, contre le Droit, supérieur à toutes les gloires militaires et à tous les orgueils mauvais. Délibérément, et dociles à la conscience française qui s'est ressaisie, les instituteurs de France, prenant une première revanche sur le brutal vainqueur en refusant de céder eux-mê~es aux mouvements auxquels il a cédé avec joie, ont épuré, grandi au contraire le patriotisme qu'ils inculquaient à l'enfance et la notion du devoir militaire français . L'odieuse et lâche agression allemande, la germanique avidité, cette guerre à la prussienne dont l'atrocité volontaire souille à jamais l'idée même de la guerre, ont mis notre France à l'aise. Et sa victoire, qui sera doublement celle du Droit, est prochaine, imminente - imminente aussi la glorieuse réparation .... Le devoir patriotique de l'école primaire n'en apparaît que plus clair et impérieux . En ce qui concerne l'idée de patrie, on 'voit d'abord, et sans qu'il soit nécessaire d'insister, combien il serait dangereux de la soumettre à une trop minutieuse analyse. On risquerait de faire naître dans la conscience de l'enfant des inquiétudes et des doutes qu'il serait ensuite, eu égard à la faiblesse de sa raison, impossible de dissiper 1. L'avertissement est :oage; mais n'allons pas exagérer cette réserve el cette retenue. Ne traitons pas l'idée de patrie comme un dogme, et faisons au maître davantage crédit. Sans tomb er dans des distinctions ou des démonstrations dont un enfant ne saisirait ni le sens ni les finesses, on peut en débattre tout de même; et l'idée de patrie ne court point de tels risques, car elle surgit d'un sentiment naturel à l'enfant, à l'homme, aux nations. Affaire de tact et vraiment de mesure. A l'heure même où le maître exhorte l'enfant au devoir patriotique, qui interdirait à l'école d'éprouver la notion de patrie? Il y a des ordres qui ne perdent pas de leur autorité, bien au contraire, à être justifiés. Un psychologue, du moins il se nomme ainsi dans un de ses livres, écrit : « Trop de choses ont été détruites en France pour que beaucoup d'idéals aient survécu. Il nous en reste un cependant, constitué par la notion de patrie. C'est à peu près le seul qui demeure
1. Evellio, Revue pédagogique, 15 décembre 1896, p. 619.
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debout sur les vestiges des religions et des croyances que le temps a brisées . Cette notion de patrie qui , heureusement pour nous, survit encore dans la majorité des âmes, représente cet héritage de sentiments, de traditions, de pensées et d'intérêts communs dont je parlais plus haut. Elle est le dernier lien qui maintienne encore les sociétés latines. II faut dès l'enfance apprendre à aimer et à défendre cet idéal de la Patrie. On ne doit le discuter jamais. » Emporté par son ardeur à critiquer les méthodes universitaires et par son ressentiment contre l'humanitarisme, M. Le Bon écrit plus loin : « L'esprit nouveau qui se répand de plus en plus dans l'Université constitue, je le répète, un redoutable danger pour notre avenir. Ce danger est trop visible pour ne pas avoir frappé tous les esprits qui s'intéressent aux destinées de notre pays 1 • » Que M. Le Bon se mette d'accord, quant à l'affirmation finale, avec certains ouvrages tout récents, publiés à la suite « d'enquêtes » sur les dispositions morales de la jeunesse, universitaire ou non. Quoi qu'il en soit, la thèse est outrancière; et j'ai souligné l'inacceptable doctrine. Le péril est grand à imposer aux enfants la notion de patrie, et l'idéal qu'elle soutient, comme un concept invérifiable, au moins pour des écoliers; et c'est aussi les mal préparer aux devoirs patriotiques et militaires qu'entretenir sciemment des enfants dans le culte d'un objet mal défini, dans la pratique de devoirs indiscutés, par ordre. II entre certainement dans le patrioti$me un élément d'ordre sentimental, un amour instiµctif et irréfléchi; et il s'entretient en s'affirmant, en se rappelant à soi-même. Mais aussi cet amour ne s'épanouit que dans une âme où il a cessé d'être un pur inslinct et une émotion quasi automatique : la réflexion l'a fécondé, éclairé, enrichi . Et la patrie n'est plus seulement la terre dont sont faits notre sang, notre chair, notre cœur, nos pensées inconscientes et qui nous meuvent, parfois à notre insu; elle est la nation humainement organisée, mi-traditionnelle, mi-consciente, celle qui est et celle qui se fait; celle qui matérialise et personnifie l'idéal moral · que nous portons en nous : elle se reconnaît en nous-mêmes dans la mesure où nous nous reconnaissons en elle. La patrie représente l'objet immédiat de notre vie autant que l'origine de notre moi, le but prochain de notre activité individuelle et sociale, le point où nous appliquons toutes les forces de notre personnalité morale; pour ainsi dire le rendez-vous de nos espérances, de nos aspirations, de toutes nos raisons de vivre, de travailler et de progresser. Et cette patrie, c'est pour nous la France, c'est-à-dire une terre et une race géné1. Gustave Le Bon, Psychologie de l'éducation (Flammarion, 1908), p. 224-225.
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reuses entre toutes, fécondes en héros, ardentes aux luttes émancipatrices, dévouées à toute cause civilisatrice; un peuple dont la souffrance même, puisqu'il souffre pour le droit et la justice, est un réconfortant exemple pour les nations , confiantes en son clair génie. Définir à l'enfant de France sa patrie, c'est donc plus et mieux que lui faire sentir la terre maternelle : c'est lui faire aimer passionnément toutes les espérances qui s'attachent à la France, à son passé et à son avenir, et toutes les certitudes qu'implique son génie vaillant. C'est lui faire comprendre quel rôle la France a joué et joue dans le monde. C'est identifier à la France le progrès moral de toute l'humanité. Aimer la France, c'est aimer tout ce qui émeut, accroît, immortalise le plus pur de l'âme humaine; et c'est ainsi unir en une même ferveur l'humanité entière et notre patrie, indissolublement. C'est pourquoi cet enfant de France ne pouvait être élevé dans le culte d'une revanche purement belliqueuse qui, même favorable à nos armées, n'eût consacré que la force brutale et le glaive, c'està-dire ce que ·1a France s'évertue à ruiner dans les préférences des hommes. La France ne voulait et ne recherchait qu'une revanche qui fût dans le sens de ses aspirations et conforme à son génie raisonnable. Elle ne triompherait - et le triomphe est déjà commencé, il s'achève - qu'en réalisant enfin les seules victoires où le génie civilisateur de la France révolutionnaire et républicaine se reconnût, celles du droit par le droit même, surgi et triomphant dans la conscience humaine en progrès. « Pour un Français, l'amour de la patrie consiste précisément à aimer l'humanité et toutes les grandes idées rationnelles qui la dirigent 1 • » Le patriotisme est doux aux Français les moins chauvins puisqu'en aimant la France, c'est l'humanité même qu'ils aiment aussi et favorisent, et que leur action humaine s'affirme dans la mesure où ils sont meilleurs Français encore. Quelle certitude pacifiante aux jours d'inquiétude ou d'hésitation I Quelle joie pour ce Français de savoir qu'il exalte l'humanité en sa patrie! Or ,...une de ces idées rationnelles qui tendent présentement à diriger l'humanité, c'est que, - malgré tant d'apparences et malgré cette guerre formidable, imposée criminellement à la France et à l'Europe par l'Allemagne - la guerre n'est plus, dans la pensée, déjà dans la vie de l'élite humaine, qu'un moyen périmé ou désespéré. Là même où la guerre se déchaîne, sa puissance de légitimité, mais surtout d'idéal et de prestige a fléchi. Les peuples s'y résignent ou la subissent; ils ne s'y livrent point avec l'allégresse dont l'humanité
L A. ]!'ouillée, La France au point de vue moral, 3° édit., p. 234-.
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donnait jadis le spectacle émouvant, mais pourtant pitoyable. Aimer la patrie française, c'est, pour nous , aimer le pays qui, devançant les autres nations au risque d'en souffrir, est allé ruinant la guerre, et qui veut, à cette heure , assurer la paix à la terre libérée. Telle est la foi qui anime l'éducation patriotique française. Pour l'enfant de nos écoles primaires, aimer la patrie, c'est vouloir qu'elle continue d'être cette généreuse nation messagère de paix, et qui tire de ses propres douleurs l'universelle réprobation des guerres iniques; c'es t vouloir qu'elle réalise, en elle et par le monde, de plus en plus, son idéal d'humanité ; c'est vouloir qu'elle demeure digne de cet amour, de cette foi, de cette mission humaine. Aimer la France, c'est pour cet enfant vouloir que la France soit aimable en effet, lui vouer le culte instinctif d'un fils pour sa mère, mais aussi l'adoration d'un disciple qu'elle inspire et à qui elle ordonne, en souriant, de répandre sa foi filiale à travers le monde. Un tel patriotisme n'est ni aveuglement, ni partialité fanatique, ni passion haineuse; il exalte en nous toutes les forces d'espérance et de progrès moral; et il tend notre énergie vers l'avenir, mais vers un avenir où ne nous pouvons nous résoudre à séparer de notre patrie glorieuse les nations concurrentes, qu'elle entraîne. Le patriotisme qu'enseigne l'école primaire, c'est la somme des grandes idées françaises, qui cherchent leurs sœurs à travers le monde, les rejoignent, les encouragent, les consolent, les réjouissent, les animent pour de nouveaux progrès; c'est l'active espérance d'une nation qui sans doute a ses défauts, dont le plus grave est de douter parfois d'elle-même, mais que rien ne remplacerait présentement dans le monde si elle s'y anéantissait. Et ce patriotisme est un vouloir vivre. Aimer la France, c'est se représenter son avenir plus encore que son passé; penser et vivre contemporain des âges futurs et d'une humanité pacifiée au rayonnement du génie français; et c'e.st céder à l'attrait de cette vision, qui devance le réel. C'est ainsi que, travaillant à penser, à sentir, à vivre en bon Français, l'enfant de France se dévoue pacifiquement à l'humanité qui sera, qui devient ... . De ce point de vue, l'instituteur découvre clairement aussi la conception que notre éducation démocratique se fait du devoir militaire. Laissons les partis chauvins et réactionnaires exploiter contre l'école primaire les aberrations de quelques maîtres, apôtres d'un antimilitarisme grossier et sans excuse. La République, qui a proclamé l'égalité de tous les citoyens valides devant le service militaire et l'impôt du sang, saurait rappeler, si besoin en était, ces virulents censeurs à plus de modestie. Ont-ils donc oublié quel accueil les
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partis cléricaux firent à la loi d'obligation militaire 1 ? Non, il ne sied point à ces partis de donner à l'instituteur républicain des leçons de patriotisme et de civisme; et c'est à lui qu'il appartient, à l'occasion, de leur rappeler certains souvenirs, dont ils rougissent sans doute à cette heure. Nul ne discute aujourd'hui, etpul ne discutera demain, la paix signée, la nécessité d'entretenir une armée permanente, et qui soit prête à défendre victorieusement notre pays. On peut concevoir différemment la durée du service militaire, l'organisation des armées actives et des réserves, le recrutement des officiers; et il n'est interdit à aucun Français d'en débattre à son gré, , publiquement, par la parole et par la plume. Il suffit que l'accord soit unanime sur le devoir, pour un peuple organisé, de constituer prudemment et à loisir la force militaire dont il soutiendra en toute occasion son bon droit, et tout d'abord sauvegardera sa propre existence contre des envahisseurs : il n'est pas un instituteur qui ne sache expliquer à un enfant cette nécessité vitale, à la lumière de l'heure présente et de la mêlée européenne où la France a sauvé, en même temps que son indépendance, la liberté humaine et le droit des nations à la vie comme à la sécurité. Faudrait-il donc démontrer quels risques court une nation désarmée, ou mal armée, ou sans alliances? Et s'il faut demain encore une puissance militaire sans cesse entretenue, exercée, toujours prête, il va de soi que, dans une démocratie républicaine, tous les hommes valides, sans considération de rang , de fortune, de profession, de condition sociale y doivent concourir personnellement. L'obligation militaire résulte justement du principe démocratique républicain : ce sont termes liés. Loin de contredire la liberté individuelle, l'obligation militaire la suppose, comme elle l'affirme et la garantit. L'armée est la garde d'honneur de la patrie, mais aussi des libertés civiques, et il est juste, autant que nécessaire, qu'une partie de peuple soit en armes pour défendre la vie et la dignité de la nation tout entière, son territoire, ses institutions, sa tradition, son avenir même et toujours son honneur. Ainsi défini, le devoir militaire n'a rien qui puisse répugner à des enfants, ni à des hommes jaloux de leurs libertés. Il est au contraire l'affirmation virile de notre volonté de rester libres et de vivre en paix, de mourir s'il le faut afin que vive notre pays, indépendant et digne. Et l'enfant saura quelque jour quels bienfaits il peut retirer pour
i. • L'obligation du service militaire est une entrave à la liberté. • Passage tiré d'un manuel catholique, Nouveau manuel d'enseignement moral et d'enseignement civique, par l'abbé llailleux et l'abbé Martin, 2' édit. (Nantes, Mazeau), p. U,&, et cité par M. lloutroux à la Revue pédagogique, Il, p. 316.
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lui-même d'un service militaire bien organisé, qui trempe le corps et le courage, et qui discipline le citoyen. L'école primaire y prépare à sa façon l'enfance. Si perfectionnées que soient les armes contemporaines, si savante que soit devenue la tactique des combats et des sièges, si scientifique que soit le mécanisme d'une guerre, la victoire y appartient finalement à celui des combattants qui possède le plus de qualités morales. Il n'est pas un officier qui ne le sache et ne l'enseigne. Le plus rapide des fusils, le plus sûr des canons est vain s'il est entre les mains d'hommes hésitants, pusillanimes ou rebelles. L'esprit d'offensive que le haut commandement s'efforce d'entretenir chez le soldat comme chez le chef; le courage joyeux et allègre; la résolution de ne pas fuir, de ne pas céder, et la volonté de vaincre sont des qualités militaires essentiellement morales : telle est l'une des plus évidentes leçons de la guerre actuelle. La plus modeste de nos écoles publiques préparait donc le bon soldat chez l'enfant, sans bien le savoir toujours et sans le dire , quand elle l'exerçait à cette possession de soi-même, à cette volonté réfléchie de se défendre, de triompher d'un assaillant, donc de n'être point vaincu, mais de vaincre. De même un soldat, quoique bien armé et très exercé dans la technique de son métier, si je puis dire, combat mollement, sans conviction ni vaillance, comme d'aventure, s'il ne fortifie pas le souci de sa propre conservation d'un souci plus noble encore, celui de sauvegarder ses concitoyens, comme lui menacés , et son pays, c'est-à-dire une organisation humaine , un idéal. « On défend bien l'existence de ce qu'on aime bien, on se bat mal pour une cause qui vous laisse indifférent 1 • » En de tels moments, la valeur du soldat, du défenseur de la patrie dépend de son éducation morale, de la vivacité de son patriotisme, de sa vigueur d'âme, de son civisme même. Que l'instituteur ne s'embarrasse donc point, en classe, de discussions sur le patriotisme et le devoir militaire! L'école prépare, par toutes ses disciplines et par toute son institution, les enfants à leur rôle de soldats armés pour défendre la patrie, à proportion même de son zèle à exalter en eux la conscience morale et le sentiment de fier té individuelle. Ces vertus proprement militaires, elle les assure dans la mesure où elle sait élever l'enfant, l'attirer au bien, au juste, le vouer aux libertés et à l'intérêt public, à la patrie qui garantit ces libertés , aux institutions et aux gloires nationales, et entretenir en son cœur un intransigeant idéal d'indépendance. A quoi bon tant de sermons et de conseils? Que l'école fasse d'abord sa tâche moralisatrice et éveilleuse d'énergie morale: l'instructeur militaire viendra
1. Voir la conférence du capitaine Favre, sur Le devoir militaire, dans la Revue pédagogique, 15 avril 1912, p. 322.
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plus tard, à son heure; et je ne crains point que l'enfant élevé ainsi par l'école se dérobe un jour à son devoir militaire ou l'accomplisse mollement. Il n'y a aucune exagération à penser que tout ce qui, dans nos écoles primaires, émeut, échauffe, avive et discipline les vertus proprement morales et civiques prépare le soldat fort et résolu. Ce n'est pas en faisant appel aux sentiments inférieurs et aux passions basses qu'on élance le soldat à la victoire : l'homme qui se rue au pillage et au massacre parce qu'un chef évoque à ses yeux la proie et le butin, défend mal la cause patriotique; et l'honnête citoyen pleure des succès achetés à ce triste prix. Aux soldats d'Italie, épuisés ou faiblissants , Bonaparte disait : « Vous êtes demi-nus, sans pain, sans souliers; je vous conduirai dans les plaines les plus riches du monde vous y trouverez gloire, honneur, richesse .. _ ». C'est ainsi qu'un conquérant savait alors stimuler des soldats : comment les attacher à ses guerres d'ambition et de conquêtes, et qui n'importaient point à la France, sinon par ces promesses? A notre mépris, publiquement déclaré, pour de pareils mobiles et pour ces encouragements immoraux, mesurons les progrès accomplis et concevons notre devoir présent. Le soldat d'une démocratie républicaine se bat non pour la proie et le butin, mais pour défendre sa patrie menacée. C'est elle qui anime son bras, non point l'envie, la haine, la cupidité ou la luxure. L'école propose aux enfants un idéal moral tel que des appels à la barbarie non seulement les laisseraient plus tard insensibles, mais plutôt les révolteraient contre quiconque oserait, parlant de patriotisme et de devoir, les leur adresser. Sans doute, l'humble école n'y peut suffire si la vie nationale tout entière ne la soutient, ne l'enveloppe, ne la prolonge; mais elle fonde indestructiblement, et sur cette base, l'éducation patriotique. La conséquence apparaît d'abord : le citoyen d'une démocratie républicaine se refuse aux guerres d'offensive et de conquêtes. Ainsi tombent les promesses dont on l'enivrait, comme d'un mauvais alcool, au moment de le jeter sur la proie désignée. Quiconque entreprendrait encore d'émouvoir le citoyen par ces moyens devrait être publiquement dénoncé comme traitre à la France et à la civilisation, comme adversaire de la patrie même dont il oserait s'autoriser. Pour le citoyen tel que nos écoles primaires ont mission de le former, la guerre défensive est désormais la seule légitime. Or, aucun des moyens immoraux que suppose toute autre guerre pour exciter le soldat n'a place dans la préparation et dans le développement d'une guerre défensive. Quiconque se bat pour défendre et sauver sa patrie en péril trouve dans son amour pour elle, et dans cet amour
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seulement, le courage, la conviction et la force victorieuse. Qui donc viendrait parler là de butin à conquérir, de riches plaines à dévaster, de villes à mettre au pillage, d'orgies de débauche après l'orgie de sang? De toutes ses forces, l'école primaire enseigne la réprobation des guerres qui ne sont pas évidemment des actes de légitime défense; elle soutient la courageuse décision d'un peuple attaché à ses institutions comme à ses libertés, décidé à ne pas subir la diminution territoriale et l'asservissement, et dont la résignation même apparaissait aux vainqueurs non point comme un sombre désespoir, mais comme une confiante revendication et la certitude des revanches du droit. Comment un instituteur français pourrait-il être incertain et du but et de la route? Je le définis hardiment l'adversaire officiel et public du chauvinisme belliqueux et provocant, d'un patriotisme fait de haine plus que d'amour, et qui mesure son ardeur à l'expression outrancière. De ces patriotes-là, la France n'a que faire. Elle sent aussi qu'ils l'aiment moins pour elle-même que pour eux et contre d'autres; que leur bruyante ardeur décroîtrait si cette haine venait à fléchir, et qu'un tel patriotisme dépend encore de quelque façon de l'étranger; qu'il trouve sa règle et peut-être sa garantie dans l'objet haï et point dans l'objet aimé. Non, la France ne veut point de cet amour-là. Il dégrade les enfants à qui on l'inculque et il compromet la patrie, croyant la glorifier. Au contraire, l'école exaltera chez l'enfant de France un patriotisme pur et qui lui fasse aimer la patrie pour elle-même, pour tout ce qu'elle représente de douceur, de mesure, de traditions loyales, d'efforts libérateurs, de vaillance aussi et d'aspirations humaines. Et c'est parce qu'un citoyen français ne voudrait point se résigner à n'être plus ce Français au service de cette France qu'il mourra, s'il faut mourir, pour la défendre les armes à la main, pour résister, mais jamais pour attaquer ou pour se rendre complice d'entreprises spoliatrices, d'attentats contre d'autres nations. C'es t la vigueur de l'éducation morale qui nous garantit la vigueur du soldat. Un peuple existe qui attendit sournoisement l'heure, croyant la France insouciante ou affaiblie, pour l'attaquer et la démembrer : quiconque porte au cœur l'amour de sa patrie, mais un amour éclairé, y a puisé la force qui fera vaincre. En résumé, l'éducation morale démocratique est et reste la garantie de notre vaillance militaire. Chaque progrès réalisé à l'école dans la moralisation de l'écolier français accroît d'autant la fermeté du futur soldat, gardien et défenseur de la patrie pacifique. L'officier viendra plus tard, et à son heure, qui enseignera au citoyen armé le
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maniement des armes, la discipline proprement militaire, la technique de la guerre et comme le mécanisme des combats. Mais l'officier le plus enthousiaste et le plus habile ne comptera point, pour vaincre, sur les soldats les plus exercés si ces soldats n'apportent point à leur tâche le courage, la conviction, des ressources proprement morales, l'éducation à la fois civique et humaine que la caserne suppose, mais serait impuissante à développer à elle seule, et que l'éducation scolaire a fondée. Le maître d'école qui comprend ainsi son rôle pourrait, à la rigueur, s'abstenir de parler de guerre et d'armées à ses enfants : il a nourri dans leur cœur le courage du vrai soldat. De sorte qu'il n'y a ni paradoxe ni exagération à dire, en 'terminant, qu'en cas de guerre défensive, et puisque l'école ne conçoit ni ne favorise point d'autres guerres, la vertu militaire de l'enfant de France s'alimente à notre profond amour de la paix, comme notre patriotisme s'alimente à notre amour de l'humanité. Telle est, pour nous Français, l'émouvante et virile leçon de la guerre qui se poursuit sous nos yeux.
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Dans plusieurs pays, la coéducation a été vantée comme propre à donner aux enfants une culture morale délicate; et des Français estiment que ce r égime scolaire convient à une démocratie. Dans une certaine mesure, la « co-instruction » des écoles mixtes autorise cette opinion. En tout cas, la question est aujourd'hui posée. Il faut y répondre. Les raisons en faveur de la coéducation des garçons et des filles, au moins avant la puberté, sont connues. On ne saurait mieux faire, et justement dans un État républicain, que d'élever en commun partout où cela serait praticable - pourquoi généraliser nécessairement le système, au moins avant des expériences concluantes? garçons et filles. Et la coéducation, certaines garanties assurées, paraît sauvegarder les enfants des curiosités malsaines, des tentations immorales, des impulsions sensuelles prématurées, d'un érotisme dissolvant, comme aussi de préoccupations et même d'habitudes vicieuses. Il semble à de très bons esprits que l'éducation morale serait meilleure si les enfants étaient élevés en commun; à de certaines conditions, cela va de soi : il s'agit du principe d'abord . Une séparation systématique est plutôt faite, croient-ils, pour accroître les périls que l'on redoute. On cite l'exemple de l'étranger; et l'argument est fort. Des peuples font crédit au régime de coéducation : dirons-nous que leurs scrupules sont moins vifs ou que leurs mœurs sont moins pures? En pareils cas, les jugements généraux, donc sommaires, sont vains. Seulement, dans les pays qu'on nous propose en exemples, l'enthousiasme des premiers jours a fléchi. Au premier congrès international d'éducation morale, à Londres, en 1908, une réaction s'est manifestée clairement contre la coéducation 1 • Des familles qui seraient disposées
1. Papers on moral education, etc., déjà cité, p. 61 et 66. Voir aussi dan s le compte rendu (Proceedings) p. 26.
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à accepter le principe de la coéducation au. moins dans les écoles élémentaires ne le croient point applicable pratiquement, et surtout elles ne croient point qu'il soit si aisé d'instituer les écoles favorables, trouvât-on partout, et dans tous les cas, un personne1 enseignant sûr et prudent. Or, en pareille entreprise, c'est l'application, c'est l'institution pratique, réalisée et accréditée, c'est l'école, c'est le maître qui importent. Limité à nos écoles primaires, le régime de coéducation, même le simple régime de co-instruction qui est éducation morale déjà comme je l'ai montré, effraye et déconcerte les plus résolus : et cette crainte est plus qu'un commencement de sagesse. Aussi les parents réfléchis estiment-ils qu'en cas de doute le mieux est de s'abstenir, ou de n'innover qu'à bon escient, dans des circonstances à déterminer et des cas bien choisis, prudemment toujours, à titre d'expérimentation. Il ne peut être question de nationaliser un système à ce point aventureux qu'il ne rallie nul père, nulle mère, nul pédagogue sans réserves et sans objections très graves. Les gains espérés ne compenseraient point les pertes prévues dans l'hypothèse favorable; et quelques avantages, à les supposer certains, ne nous dissimulent point les inévitables risques, avilissants et corrupteurs. Des pédagogues voient dans la coéducation le moyen même de cultiver chez les enfants la pudeur 1 . Il est probable, peut-être certain, qu'une éducation en commun des garçons et des filles développerait des habitudes de confiance et de respect mutuels, l'ensemble des enfants considéré, et que, se connaissant mieux les uns et les autres, ils seraient moins enclins aux curiosités impudiques, aux mœurs immorales, qu'expient la jeune fille et la femme plus que le garçon et que l'homme. Mais, pour ne point quitter la France, qui taira les dangers propres aux pays latins, où le tempérament, les mœurs, les traditions séculaires, le climat, la littérature populaire conspirent pour nous enseigner la circonspection? Voyez à quoi l'improvisation coéducatrice aboutirait dans les classes un peu chargées d'élèves, là où le maître le plus vigilant et le plus perspicace ne peut, quoi qu'il espère, suivre assidûment chacun de ces enfants en particulier I Et la première garantie à prendre, c'est que la surveillance sera persévérante et eJfoctive : c'est toute une refonte de nos lois scolaires et des règles administratives quant aux effectifs, au nombre des élèves, ùonc des classes et des écoles. La seconde certitude est qu'en France il ne peut être question de rompre soudain et en tous lieux avec nos habitudes scolaires. S'il est vrai - et j'en doute - que la coéducation ait l'avenir pour elle, elle n'a point le présent. C'est une révolution scolaire et morale profonde,
1. Zum Kulturlcampf um die Schule, par R. Penzig (Berlin, 1805, L. Simion).
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qui veut être longuement et prudemment préparée, les mœurs devançant les lois. Toute discussion pour et contre la coéducation est présentement sans intérêt pratique; il n'y a qu'une considération sur laquelle l'accord puisse se faire en l'état actuel Jes opinions et des coutumes. C'est à l'âge de la puberté, un peu plus tôt ou un peu plus tard selon les sujets, que les risques auxquels je viens de faire allusion sont le plus redoutables. Cette crise de la nature nous définit elle-même notre devoir. Avant la puberté, il est concevable d'élever garçons et filles en commun, au moins à l'école, sous la direction de maîtres éprouvés et vigilants. Mais pendant cette crise et après, je tiens que c'est folie d'ériger la coéducation en système national. Toute l'activité la plus sagace des maîtres serait absorbée par la surveillance discrète, je le veux bien, mais incessante d'enfants que trouble la nature, dont les fins ne sont pas toujours les nôtres, au moins à cet âge; et 1'imagination chez certains enfants devance ou stimule les sens. L'école en serait faussée; et elle déplacerait son objet moral même. Elle ne serait plus essentiellement, si j'ose dire, qu'une prophylaxie sexuelle; et c'est le contact même de ces enfants qui la détournerait de son dessein original. Elle créerait elle-même l'inquiétude du maître, et alimenterait les périls auxquels la séparation coutumière expose beaucoup moin·s les adolescents . Une école de coéducation, passé certain âge, est une école spécialisée, qui veut prévenir et contenir; et, par conséquent, ce n'est pas l'école régulière et normale, nationale en effet. Je suis persuadé que même dans les écoles élémentaires, c'est-àdire avec des enfants jeunes et que n'inquiète pas encore la crise de la puberté, les risques ne sont pas moins certains. J'en appelle à l'expérience de tous, et pas seulement à celle des éducateurs : que chacun interroge en soi l'enfant qu'il fut, et se recueille dans ses souvenirs .... Que fillettes et garçonnets soient instruits et partiellement élevés ensemble à l'école maternelle, à la classe enfantine, dans les écoles mixtes de nos hameaux ou des petites communes isolées, dans les divisions préparatoires et même élémentaires, je n'y vois pas de grands avantages, mais j'y vois peu d'inconvénients: question de commodité locale et administrative, voilà tout. Je pense fermement qu'en France, pour des enfants de dix ou treize ans, et à plus forte raison plus âgés, il vaut mieux, et à tous égards, continuer ane pas confondre en la même institution scolaire filles et garçons . Je ne me rallie point au système de coéducation généralisée, en quelque sorte nationale. J'admets, sans grand enthousiasme au demeurant, que là où Je milieu paraît favorable, là où la famille n'est pas rompue et présente encore la solide armature d'une vie régulière,
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on tente l'expérience de la coéducation limitée à l'instruction en commun. Mais un tel régime ne peut qu'être exceptionnel et, dans l'intérêt de l'enseignement aussi bien que des mœurs, il vaudra mieux séparer les sexes, instruire les enfants dans des écoles distinctes. Quoi qu'on dise, l'élève y est différent, différents aussi sont le programme, la méthode, la discipline; différentes sont les ressources qui s'offrent à l'instituteur et à l'institutrice; et chaque sexe, si je puis dire, a ses qualités, ses défauts particuliers comme ses exigences. Tout compte fait j'aime mieux élever, enseigner aussi filles et garçons à part, dans nos écoles primaires même élémentaires. C'est autrement que nous rechercherons ce qui, dans ces écoles et dans cette éducation scolaire, peut être commun aux garçons et aux filles en vue de la formation d'un esprit public, de mœurs nationales et de la préparation à la paix sociale. II suffit qu'un principe supérieur guide l'institutrice comme l'instituteur : élever garçons et filles - qu'il n'est nul besoin de mêler, de confondre dans une école unique ou d'assembler dans la même classe - selon leur sexe, leur nature, leur destination, et les accorder pourtant en une culture commune sur les points essentiels du programme scolaire et moral. S'agit-il de garçons? La nature, l'organisation sociale, la constitution politique, les nécessités de l'ordre économique et de la civilisation actuelle font à la plus humble des écoles primaires un devoir de les préparer au travail souvent rude, et à la pratique des droits comme à l'accomplissement des devoirs civiques. On n'élève pas de futurs électeurs tout à fait comme des filles; et l'éducation des garçons a une orientation distincte. Cette éducation morale, proprement civique, est l'œuvre de tous les instants; mais il est évident qu'elle a le plus de chances de succès avec les élèves des cours moyen et supérieur, à partir de dixième année et après. II est prudent, d'ailleurs sensé, de ne point oublier non plus que ce n'est ni à onze ans, ni à douze, ni à treize, qu'on joue à l'électeur. Seule une éducation postscolaire bien comprise y peut pourvoir. Voici une autre nécessité de l'éducation morale des garçons : réagir contre le goût des familles pour les carrières bureaucratiques, les tâches mesquines et subalternes de l'administration et du fonctionnarisme, les emplois médiocres qu'un faux amour-propre, qu'une pseudo-dignité essentiellement anti-républicaine font de plus en plus préférer aux viriles occupations de l'ouvrier et du commerçant. Cet empressement à diriger l'enfant vers des carrières sûres, rnal rentées , mais stables et menant sans heurts ni risques à une pension de retraite, est bien légitime chez des parents qui, eux-mêm~s.
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vivent dans l'incertitude, parfois l'angoisse du lendemain, et que la misère ou le dénuement guettent à la fin de la vie laborieuse; mais à généraliser cette anxieuse sollicitude, une nation perd le goût de l'initiative, de l'effort, l'entrain parfois aventureux, mais novateur, un je ne sais quoi de hardi et d'impatient, le sens de la recherche où l'insécurit~ assaisonne le goût des 'nouveautés et, à certaines heures, fait rougir l'homme de sa mollesse ou de sa docilité à jouir d'une stabilité sans dignité. Et à la longue, une nation de fonctionnaires s'accoutume à l'idée qu'il appartient à tels et tels de parfaire et d'innover, tandis que l'individu bureaucratisé exécute sa tâche passivement; et l'esprit républicain, malgré tant d'apparences, ou malgré les plus bruyantes revendications d'associations corporatives parfois dévoyées, fuit bien vite une nation à ce point alanguie ou énervée. L'esprit d'initiative, avec son ardeur et ses risques, ses excès peut-être et sa témérité, s'atténue gravement dans une nation où l'éducation publique, sous la pression des familles bien intentionnées mais imprévoyantes, voue les enfants' aux examens livresques, aux tâches mesquines parce qu'elles sont sans risques, à la petite vie monotone, aux espoirs courts et vite satisfaits, aux ambitions sans courage ni fierté, bref à un idéal de pensée et de labeur sans perspective•. A ce point de vue, l'instituteur a fort à faire, surtout s'il est luimême victime d'une affection de parents mal conseillés. A son tour, il est tenté de concevoir son rôle comme un médiocre, mais sûr métier, une de ces tâches qui le garantissent contre l'incertitude, contre l'inconstance de la vie contemporaine. On a raillé souvent notre enseignement secondaire, notre « détestable éducation classique », pour parler comme le docteur Gustave Le Bon 1, et son impuissance à stimuler les facultés entreprenantes de l'élève. « Nos familles françaises, rappelait-il, sentent vaguement la nécessité d'une réforme dans l'éducation, mais elles ne comprennent pas suffisamment ce qu'elles ont à faire pour y collaborer. La plupart des parents persistent à ambitionner pour leur fils des carrières tranquilles; carrières du gouvernement, de la magistrature, de l'armée, de l'administration ... carrières où on évite le plus possible les soucis et les tribulations. Ils ne se préoccupent ni de rendre leurs enfants capables d'affronter par leur valeur personnelle les luttes de la vie, ni de développer chez eux le sentiment de la responsabilité 2. » Tel est l'esprit des classes dirigeantes et aisées : comment ne pas l'excuser s'il devient celui des classes laborieuses, ouvrières et paysannes? Il faut pourtant luttre ecnter cot alan.guissement.
1. La Psychologie de l'éducation, déjà cité, p. 144. 2. Enquête sur la situation de l'enseignement secondaire, 11, p. 44', Blondel, Professeur à la Faculté de Droit de Dijon, cité par M. G. Le Bon, id., p. 146-147.
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Demandons à l'école primaire, et dans la mesure où elle le peut en effet, de nourrir au cœur des garçons l'éducation virile, la joie de l'effort plus digne, de l'initiative, de l'entreprise, une fierté proprement républicaine, la curiosité de l'innovation et de l'heureuse réforme, l'humeur impatiente peut-être, mais chevaleresque et hardie du Français. Les garçons de France n'ont point l'éducation qui convient au génie français, mesuré et prudent dans la bravoure, mais pourtant brave sans peur ni reproche, et dont la fougue même est généreuse. L'affinement des milieux populaires n'est qu'un leurre s'il a pour effet de détourner les enfants des tâches vaillantes , des responsabilités énergiques, des travaux courageux, et les livre aussi aux curiosités de la mode, de la parure, des distinctions tout extérieures, à l'envie dissolvante, au souci de paraître, et d'abord de ne point paraître ce qu'on est en effet, et si une fausse conception de l'égalité n'encourage les fils du peuple qu'à la médiocrité mieux vêtue, mais pusillanime, mauvaise conseillère, destructrice de la délicatesse et des simples vertus. Je me réjouis de voir nos jeunes gens désormais plus soigneux de leur mise, de leurs vêtements, de leur tenue, coquets peut-être, sinon plus propres, visiblement plus appliqués à plaire. Un grand changement s'est produit dans les masses depuis un quart de siècle, un peu par l'effet de l'écol e et de l'éducation populaire; et le magasin de nouveautés, s'il a ruiné le charmant costume local en vulgarisant les « confections ,, d'une mode devenue commune à tous égards, a du moins contribué à rendre la mise plus décente déjà, et un peu les manières. Tout cela est très mêlé, je le sais; et mon optimisme a ses inquiétudes. En un certain sens, la caserne aussi a contribué à cette transformation de l'extérieur humain. Seulement ces progrès-là ne sont ni sans réserves , ni sans périls. Ces préoccupations nouvelles, symptomatiques d'un affinement général, donnent aussi à l'esprit,' à la curiosité, au goût, à la cupidité une direction, si je puis dire, souvent fâcheuse. Qui veut la fin veut les moyens , et le plus coquet des hommes se découvre parfois peu scrupuleux, plus habile à imaginer l'expédient qu'à créer le moyen probe, et plus prompt à demander à la chance, au hasard, à l'aventure toujours voisine de l'indélicatesse les ressources qu'un vaillant labeur ne donne pas assurément : nous vivons sous le signe des loteries, de la réclame, du« bluff,,. Dans la mesure où le besoin de vivre mieux se fait plus pressant, l'homme est tenté de mettre son courage à poursuivre J.:apparence plus que la réalité , et le jeune homme sent qu'il expie ce progrès même, si c'en est un toujours. Il a conscience qu'il déchoit, croyant monter : il travaillerait donc intelligemment à se
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dépraver? Et le bonheur, comme la vertu, ne sont donc point là où le monde nous entraîne à les chercher, à les supposer? L'éducation populaire doit mettre les filles aussi en garde contre ces erreurs et cette fausse conception de la dignité individuelle. Le risque de démoralisation est plus grand enéore pour une femme que pour un homme. Félicitons-nous de ces progrès; ils procèdent de l'instruction, de l'hygiène, du goût - le mauvais et le bon-, d'une émulation .générale à s'élever, à se surveiller au moins dans 1~ rue et en public, et d'une application à hausser au plus humble foyer le ton de la vie, à y accroître le besoin de mieux vivre, à y parer et orner davantage les enfants, devenus plus rares parce qu'on les veut élever mieux aussi, objets d'ostentation maternelle souvent plus que d'affection. Mais veillons à ce que ces progrès mêmes ne détournent ni la femme ni l'homme d'une conception proprement morale et démocratique, du devoir d'ennoblissement. II est entendu que l'école primaire n'y peut pas grand'chose: convenons-en sans désespérer pourtant du succès. Ce n'est pas à l'âge où cette fillette la quitte que l'école peut la prémunir sans doute contre le faux progrès et le faux bien-être, contre les pièges du luxe ou les séductions de la mode, contre la « camelote » et l'apparence, contre toute cette banale civilisation des magasins de confection et des boutiques de coiffeurs, qui énerve la race en l'occupant à d'indignes soins. C'est toute une action sociale et nationale à tenter; mais que l'école commence! II ne s'agit point pour l'institutrice de prêcher abusivement, de sermonner ses élèves et de dénoncer en classe, à tout propos ou hors de propos, les mensongères divinités dont le culte triomphe dans les milieux populaires au nom d'une fausse idée de,droit et de l'égalité, de la mode, de l'imitation. Qui veut le plus peut le moins : l'école, de toutes ses forces, voudra attirer l'enfant vers des occupations honnêtes, des tâches graves et laborieuses, des responsabilités plus dignes , vers un idéal de pensée et d'activité qui absorbe l'homme, ne lui laisse ni le goût ni le loisir de s'intéresser à de frivoles objets ou d'en être possédé. Le problème fondamental, j 'ai essayé de le montrer, de toute éducation morale démocratique, c'est moins de détourner les enfants du mal que de les attacher au bien, qui les retienne: moins de leur dénoncer inlassablement l'erreur que de leur faire aimer et rechercher la vérité, qui les attire et les entraîne. Tant de véhéments discours à flétrir le vice ne valent point, à l'école, le soin persévérant d'un maître à vanter la vertu et à y accoutumer l'enfance. Or, l'éducation des filles, même dans nos écoles primaires dont la création atteste pourtant un progrès exemplaire, est encore lourde de préjugés et de contraintes; et l'idéal proposé à la fillette n'a point
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encor~ la noblesse propre à la soulever sur elle-même, à la dégager des conceptions serviles ou avilissantes. La tradition cléricale pèse toujours sur l'école républicaine française. La culture que nous donnons aux jeunes filles manque aussi d'aisance, de largeur d'esprit, de profondeur, en un mot de libéralisme. Une défiance de la femme y persiste; et l'on sent l'institutrice la plus vaillante tentée plutôt de contenir ses élèves que de les enhardir ou libérer. Inconsciemment peut-être; mais cela même révèle l'obstination d'une opinion publique qui, en apparence émancipée des traditions pessimistes, entretient encore comme un dogme la croyance en l'infériorité intellectuelle et morale des femmes, sinon en leur perversité native. Ne nous y trompons point. Les progrès réalisés dans l'enseignement des filles, depuis 1880 et 1886, au lycée et au collège comme à l'école primaire, sont admirables; mais ce qui porte les famill es à rechercher pour leurs filles l'instruction, la science, une culture littéraire et artistique plus poussée, c'est la nécessité de les armer pour la vie, de les munir d'un gagne-pain, d'un métier, d'une profession indépendante, et non pas essentiellement un goût plus vif de l'étude, une conception supérieure du rôle des femmes, ni la foi dans leur intelligence et dans les ressources de leur tempérament. Je ne méprise point, on peut me croire, ces progrès mêmes ni ces premières conquêtes : indirectement au moins, elles attestent les ressources naturelles qu'on hésite encore à supposer à la jeune fille, et la femme s'affirme peu à peu, d'abord à ses propres yeux, dans la mesure même où, pour soutenir la concurrence vitale, elle s'engage dans la vie où l'homme l'a toujours précédée et règne encore. En somme, c'est l'idée de la femme qui s'élève; seulement, on sent très bien, dans les écoles de filles les plus perfectionnées, que l'étude y est plus subie comme une nécessité contemporaire qu'instituée comme la satisfaction d'un besoin de savoir et de s'instruire. Tant de garçons et tant d'hommes ne pensent pas autrement quand il s'agit d'eux-mêmes! On ne s'étonne pas que cette ruée, si j'ose dire, des filles vers les professions libérales, vers l'école qui y prépare, vers l'étude qui en permet l'accès, procède plus encore du besoin de gagner leur vie et de ne plus attendre la liberté par le seul mariage que d'une vocation individuelle et d'un naturel amour de la science. La jeune fille, la femme ne sent pas encore elle-même assez qu'elle est faite, autant que l'homme, encore que de façon différente et clans d'autres domaines, pour les joies et les audaces de la pensée cultivée. Et c'est l'enseignement de nos écoles qui décèle, çà et là, involontairement, ce manque de foi en la femme, ce consentement à une tradition humiliante. Les femmes elles-mêmes ne sont pas encore gagnées
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à l'idée que l'homme, de plus en plus, se fait d'elles, confiant en leur génie et en leur cœur. La première condition de succès pour nos écoles de filles, c'est qu'on y sente enfin plus de foi en leur entreprise, donc plus de foi en l'élève elle-même. Haussons courageusement, en toute confiance, l'enseignement féminin! Par là même, nous y hausserons l'élève que nous maintenons encore à mi-côte, appliqués que nous sommes à l'obséder davantage d'un mal à détester que d'un bien à conquérir, plus haut, toujours plus haut .... Je ne· médite point d'imposer aux filles le programme de l'enseignement des garçons, ni les mêmes méthodes, ni le même dessein, et, sous prétexte de relever l'éducation de la femme, de la confondre avec l'éducation de l'homme. Il y a en tout état de cause une éducation spéciale de la femme, de la jeune fille, de la fillette : sa nature, son sexe, sa destination physiologique et sociale, son tempérament comme sa personnalité, et, provisoirement au moins, la constitution politique française aussi bien que l'organisation économique exigent que la femme soit d'abord, à l'école, traitée en femme. On m'accordera, par exemple, que ses qualités de cœur. qui sont vives, doivent être cultivées avec une attention plus curieuse et plus soutenue : tendresse, besoin d'aimer et d'être aimée, attachement maternel et joie du dévouement aux heures mêmes où le psychologue le plus sagace croit démêler un cruel égoïsme, disposition naturelle à la charité, ce sont des qualités qui, pour n'être pas refusées à l'homme, semblent plus développées chez les femmes. Le mot de Mme de Rémusat n'est pas seulement aimable ou malicieusement joli; il est profond : « Pour obtenir des femmes une action quelle qu'elle soit, il faut presque toujours les convier au bonheur des autres» . Et une institutrice qui ferait de cette observation la règle pratique de son enseignement moral ne serait ni sotte ni imprévoyante : elle s'assu- rerait au contraire le plus de chances possible de succès, à condition de savoir bien à quelles actions elle convie l'élève. Ce sont là des dons particulièrement féminins : à l'école de les mettre à profit dès les premières heures. Et c'est tout l'enseignement qui doit tendre à le développer, pas seulement les leçons proprement morales. Il s'agit d'accroître chez la fillette, plus tard chez la jeune fille et chez la femme, cette chaleur de cœur, cette délicatesse, ce goût, cette faculté de dévouement aux autres, qui est comme la vraie vocation des femmes. Et si je demande à l'école primaire d'y préparer la fillette en l'intéressant, par exemple, à la puériculture, on voit d'abord ce que j e désire, toutes précautions étant prises par l'institutrice. Il est dans l'ordre naturel, et ce n 'est à aucun degré surexcitation artificielle ou
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tendancieuse, d'entretenir chez une jeune fille, dès l'école, la préoccupation d'un enfant à chérir. La fillette elle-même, donc la nature, nous dicte notre devoir en jouant avec la poupée: qu'attendons-nous pour faire une place dans nos écoles à la poupée de nos élèves? ... C'est toute une tradition à innover; et les institutrices avisées n'ont pas attendu, pour le faire, que le législateur ou l'administrateur y aient pourvu. On voit assez ce que je souhaite. Des esprits plus hardis, mais aventureux, ont parlé d'instituer à l'école, dans des conditions et avec les garanties à déterminer prudemment, une éducation sexuelle, pour la fillette comme pour le garçon. Ils nous donnent de bonnes raisons; mais il y aussi de très bonnes raisons, et plus nombreuses, du point de vue même où ils se placent, à leur opposer. La mieux intentionnée des institutrices, en la supposant experte en cet art si difficile et préparée à cette tâche, n'hésite point à penser qu'il appartient à la mère, et non à « une remplaçante », d'instruire une fillette de choses dont l'école s'interdit de s'occuper. C'est donc la mère, la famille qu'il faut convier à cette responsabilité, et d'abord l'instruire elle-même : elle préviendra mieux, et opportunément, son fils et sa fille, le temps venu de le faire, à bon escient. ·Ne nous déchargeons pas sur l'école d'un devoir ;réservé aux parents. Ce n'est pas seulement pudeur ou répugnance sentimentale ; c'est prudence et probité. Ce problème n'est pas scolaire; il est d'ordre postscolaire, puisqu'il s'agit d'atteindre la famille directement, non la fillette ou le jeune homme, qu'il est cependant facile d'orienter à certain âge. Je vois très bien ce qu'on peut gagner à instituer l'expérience, le lem ps aidant, dans telles ou telles écoles. Je vois aussi trop de risques, même dans l'hypothèse de succès, et l'irréparable dommage si l'école échouait, j e veux dire ne réussissait pleinement. Or, c'est un domaine où le succès doit-être total; sinon il n'est que rume. Il n'appartient ni à l'école, ni au maître, de se substituer aux parents en pareille entreprise. Il suffit que la nation sache y amener peu à peu les mères et les fam illes. L'école primaire, en particulier, n'a rien à retenir ni pour les garçons, ni pour les filles, de ces conceptions étourdies et qui, au fond, tendent à déposséder, à annuler, à ruiner la famille dans sa mission originale et naturelle, ses responsabilités et ses droits. Il faut donc aux filles, comme aux garçons, une instruction solide, une éducation morale aussi énergique que l'école primaire peut la donner : à la famille de faire le reste, éclairée par le livre, le journal, la conférence, l'étude, par toutes les puissances civilisatrices d'une société en progrès et consciente de ses devoirs. En l'état politique
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actuel, l'école n'a pas à prendre parti dans la question de savoir s'il est, ou non, opportun d'étendre le droit de vote aux femmes, de les associer directement, à l'égal des hommes, aux manifestations politiques que suppose et qu'entretient l'institution républicaine. Pour mon compte, je pense que les femmes sont fondées à revendiquer le droit de vote, à condition qu'elles s'y préparent en effet, par une éducation appropriée, el qu'elles en usent progressivement, tout en commençant par s'exercer à la vie politique municipale. On ne passe point soudain, et sans transition, de l'inexpérience totale à la pratique de droits généralisés; et les leçons du suffrage universel tel qu'en ont usé les hommes nous doivent enseigner plus de prudence et de sagesse si nous voulons y convier enfin les femmes. C'est à l'opinion publique, au législateur, à l'adulte à se prononcer. En l'état actuel, l'école de filles conçoit autrement son rôle. Sous prétexte que, devenue majeure, cette fillette ne jouira pas des droits civiques , et proprement politiques, reconnus à l'homme, l'école de filles ne se désintéresse pas de la vie civique et politique. Elle associe pourtant la femme à l'homme; elle la préoccupe dès l'enfance de ce qui préoccupe l'homme, le citoyen , l'électeur; elle l'éclaire sur les droits et les devoirs du père, du frère, du mari; sur les institutions nationales et sur les grands intérêts humains. Indirectement, et bien qu'elle ne vote point en effet, la femme joue un rôle social et même politique considérable; et tout d'abord parce qu'elle influence l'homme : ce sont là vérités évidentes. Ignorante, superstitieuse, captive des préjugés confessionnels, la femme est un obstacle aux progrès démocratiques, dont elle aurait à profiter la première, et que son ignorance même lui fait envisager comme inquiétants, impies ou corrupteurs. Éclairée, avertie des espérances de son père, de son frère, de son mari, de son fils, elle sert la nation alors même qu'elle n'y intervient pas, directement et personnellement, avec les droits de l'homme. Aussi est-ce pour la cité, pour l'État, et justement à cette heure, un devoir à la fois de prudence et de libéralisme d'étendre, de fortifier, d'approfondir l'éducation civique de la jeune fille dès l'école élémentaire, par un enseighement civique et direct, et par l'appel à la solidarité. Tout effort pour expliquer à la jeune fille française le mécanisme de notre société, de notre régime constitutionnel, ses avantages et ses lacunes, les devoirs de l'électeur, le rôle de la femme collaboratrice de l'homme qui vote, la nécessité pour elle, parce qu'elle est épouse et mère, de s'intéresser activement, quoique de façon plus discrète, à la vie sociale au lieu de s'en détourner avec mépris ou avec frivolité, est conquête démocratique, donc devoir moral et scolaire. Sur ce point aussi, il faut hausser l'éducation des filles, dès l'école primaire.
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Même dans ce domaine où l'éducation semble spécialisée selon qu'il s'agit de filles ou de garçons, l'école primaire prétend inculquer à ceux-ci comme à celles-là un esprit pourtant commun, une éducation animée de la même ardeur républicaine. Les écoles sont distinctes : ainsi le veut l'élève, et elles ont leurs ressources propres ; mais l'âme est une : ainsi le veut la nation. A défaut de coéducation, et pour assembler parfois ces enfants que la nature et que l'école séparent, organisons partout où c'est possible - où ne le serait-ce point? - des promenades, des excursions, des visites d'ateliers, de fabriques, d'usines, des jeux de plein air, sous la direction des maîtres. Vous êtes inquiet et me signalez des inconvénients? Je ne les ignore point; et je prendrais quelques précautions; mais commençons 1 Cela est de bonne -éducation en commun. Voici mieux encore. Instituons des fêtes scolaires qui réuniraient filles et garçons, de temps à autre, avec leurs familles, en présence des instituteurs et des institutrices. Séparés par l'école, ces enfants s'assembleraient pour la fête, occasion toute naturelle de se rencontrer, avec leurs parents, dans un même dessein joyeux ou grave, sous le patronage de l'école et de ses maîtres. On l'a dit : éducation par les fêtes. Les Associations d'anciens élèves, dans les grandes villes, particulièrement à Lyon, font déjà merveille dans cette voie. Mais je pense ici à des réunions, à des solennités, à des réjouissances, à des fêtes commémoratives organisées par et pour les écoles primaires, et dont les élèves réunis pour la circonstance soient à la fois les spectateurs et les acteurs, sous l'œil réjoui des familles ellesmêmes concertées ces jours-là et unanimes 1 • Les occasions, j'allais dire les prétextes heureux ne nous manquent point; et certains après-midi . trouveraient là un emploi fort utile, d'ailleurs charmant. Nous y perdrions quelques dictées, quelques problèmes, un peu de couture ou d'écriture? Je m'en consolerais sans honte, voyant la perte, mais aussi le gain moral et vraiment humain. Les fêtes nationales, à commencer par celle du 14 juillet, sont bien faites pour de telles manifestations en commun. Il n'est pas de village, de bourgade ou de ville qui n'ait aussi ses anniversaires, ses souvenirs, ses fêtes commémoratives : voilà qui convient à nos réunions d'enfants, de familles, de maîtres et d'écoles. Je suis sans inquiétude quant aux occasions; et je fais crédit aux institutrices comme aux instituteurs. Les fêtes de la nature, de l'arbre,
1. Voir l'article L'École et les fêtes, d'Édouard Petit, dans la Correspondance de la Ligue de l'enseignement de 7 avril 1912; voir l'article Nos concerts, de Bador, au
Bulletin de mars 1912 de la Fédération lyonnaise des Petites A. (7, rue de la Tunisie, Lyon).
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de la moisson, des vendanges, des semailles ou du labourage, bref la vie même avec ses retours périodiques et ses traditions locales, tout est bon pour convier à une réjouissance et à des leçons profondément humaines ces enfants que les écoles élèvent à part, mais dans une aspiration commune. Il n'est point chimérique de penser que, bien choisies et organisées prudemment, d'ailleurs peu nombreuses, partant plus aimées et plus fécondes , ces fêtes en commun compléteraient l'œuvre moralisatrice des écoles primaires, et, sur quelques points, la corrigeraient.
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Il est aisé de contrôler les résultats d'enseignements scolaires; d'évaluer le degré d'habileté où parvient un enfant en lecture, en écriture, en calcul; de mesurer en quelque sorte ses connaissances historiques, géographiques, scientifiques. Mais comment apprécier en effet sa conduite, ses intentions, ses pensées, sa vie morale? La ;moralité d'un homme n'est pas essentiellement faite d'actes et de manifestations extérieures; elle est surtout une certaine manière de penser, de sentir, de travailler et de vouloir, de vivre intimement, dût le monde le méconnaître ou l'ignorer. D'une part, c'est la vie et non tel examen, tel concours, telle « copie » qui renseigne sur le succès d'une éducation morale; c'est la vie qui prouve l'excellence ou la médiocrité de l'enseignement moral r~çu; et d'autre part, le plus délicat, comme aussi le plus profondément actif de cette éducation vit dans le secret des consciences. Le monde le pressent, le devine plus qu'il ne le découvre; et la plus fière comme la plus ferme vertu ne se révèle souvent que dans la tranquille assurance d'un clair regard. Si l'appréciation des résultats est à ce point malaisée, sinon impossible, l'appréciation des méthodes permet peut-être une investigation plus exacte. Or, quelle méthode conseiller ici au maître? Demandons aux bons maîtres, à ceux qui sont réputés tels, le secret de leur méthode. Nous voici donc dans leur classe à l'heure de la leçon d'enseignement moral : observons .... Si ce maître n'est un virtuose consommé - mais cela même nous inquiéterait comment pourrait-il conserver en notre présence son sang-froid coutumier, sa maîtrise même, la sûreté et la pureté de sa méthode habituelle? Sans parler des élèves, que notre présence intimide, distrait, égaie peut-être, enfin trouble, et qui « suivent » mal, répondent distraitement, mobiles, curieux et rieurs, comme en
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dehors de la leçon, parce que nous sommes-là. Dans cette classe, dans cette école, dans cette leçon qui devait « prendre » le cœur et la raison de l'enfant, il y a une gêne, une contrainte, la préoccupation d'un tiers, si bienveillant soit-il; bref, un souci étranger à la leçon, qui s'en trouve gravement altérée. C'en est fait de l'intimité, j'allais dire de la pudeur de cette leçon morale. L'artificiel y règne, plus ou moins. Le maître le sent, s'en émeut, s'en afflige; il a conscience que « cela ne va pas » e1 que ces enfants, aujourd'hui, lui échappent; qu'il parle et« fait une leçon». mais n'agit pas; que son enseignement ne porte point. Et c'est dans cette leçon manquée que noua chercherions une claire méthode exemplaire? Résignons-nous : cette partie de l'œuvre scolaire et du savoir-faire professionnel des maîtres nous échappe. Nous n'avons aucun moyen direct et infaillible de juger avec exactitude l'enseignement moral donné, ni d'en discerner les méthodes sûrement, ni d'en contrôler de façon délicate les effets. En ce point de notre enquête, et la généralité des m3.Îtres considérée, nous ne pouvons prétendre qu'à une critique approximative. Sans doute, l'habitude de ces questions et une certaine dextérité à mettre un instituteur à l'aise, à l'encourager, à lui donner confianèe en soi nous servent à redresser, pour notre usage et notre édification, cette leçon timide, hésitante ou embarrassée; d'y deviner ou d'y restituer la méthode coutumière; mais nous n'en sommes pas moins réduits à des appréciations très générales sur les procédés et sur les méthodes. Comment ne pas hésiter à diriger utilement le maître, et au nom de quelles expériences assurément vécues? Or, les instructions officielles sont claires quant à la méthode. Je les reproduis intégralement. Voici les instructions relatives à la méthode en ce qui concerne l'élève :
Pour que la culture morale, entendue comme il est dit plus haut, soit efficace dans l'enseignement primaire, une condition est indispensable : c'est que cet enseignement atteigne au vif de l'âme; qu'il ne se confonde ni par le ton, ni par le caractère, ni par la forme avec une leçon proprement dite. Il ne suffit pas de donner à l'élève des notions correctes et de le mun'ir de sages maximes, il faut arriver à faire éclore en lui àes sentiments assez vrais et assez forts pour l'aider un jour, dans la lutte de la vie,a. triompher des passions et des vices. On demande à l'instituteur non pas d'orner la mémoire de l'enfant, mais de toucher son cœur, de lui faire ressentir, par une expérience directe, la majesté de la loi morale; c'est assez dire que les moyens à employer ne peuvent être semblables à ceux d'un cours de science ou de grammaire. Ils doivent être non seulement plus souples et plus variés, mais plus intimes, plus émouvants, plus pratiques, d'un caractère tout ensemble moins didactique et plus grave.
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L'instituteur ne saurait trop se représenter qu'il s'agit pour lui de former chez l'enfant le sens moral, de l'aiguiser, de le redresser parfois, de l'affermir toujours; et pour y parvenir, le plus sûr moyen dont dispose un maître qui n'a que si peu de temps pour une œuvre si longue, c'est d'exercer beaucoup, et avec un soin extrême, ce délicat instrument de la conscience. Qu'il se borne aux points essentiels, qu'il reste élémentaire mais clair, mais simple, mais impératif et persuasif tout ensemble. Il doit laisser de côté les développements qui trouveraient leur place dans un enseignement plus élevé; pour lui la tâche se borne à accumuler, dans l'esprit et dans le cœur de l'enfance qu 'il entreprend de façonner à la vie morale, assez de beaux exemples, assez de bonnes impressions, assez de saines idées, d'habitudes salutaires et de nobles aspirations pour que cet enfant emporte de l'école, avec son petit patrimoine de connaissances élémentaires, un trésor plus précieux encore : une conscience droite.
Les caractères de la méthode en ce qui concerne le maître sont analysés et définis en termes aussi heureux :
Deux choses sont expressément recommandées aux maitres. D'une part, pour que l'élève se pénètre de ce respect de la loi morale qui est à lui seul toute une éducation, il faut premièrement que, par son caractère, par sa conduite, par son langage, il soit lui-même le plus persuasif des exemples. Dans cet ordre d'enseignement, ce qui ne vient pas du cœur ne va pas au cœur. Un maitre qui récite des préceptes, qui parle du devoir sans conviction, sans chaleur, fait bien pis que perdre sa peine, il est en faute : un cours de morale régulier, mais froid, banal et sec, n'enseigne pas la morale, parce qu'il ne la fait pas aimer. Le plus simple récit où l'enfant pourra surprendre un accent de gravité, un seul mot sincère vaut mieux qu'une longue suite de leçons machinales. D'autre part, - et il est à peine besoin de formuler cette prescription, le maitre devra éviter comme une mauvaise action tout ce qui, dans son langage ou dans son attitude, blesserait les croyances religieuses des enfants confiés à ses soins, tout ce qui porterait le trouble dans leur esprit, tout ce que trahirait de sa part envers une opinion quelconque un manque de respect ou de réserve. La seule obligation à laquelle il soit tenu, - et elle est compatible avec le respect de toutes les croyances, - c'est de surveiller d'une façon pratique et paternelle le développement moral de ses élèves avec la même sollicitude qu'il met à suivre leurs progrès scolaires; il ne doit pas se croire quitte envers aucun d'eux s'il n'a fait autant pour l'éducation du caractère que pour celle de l'intelligence. A ce prix seulement l'instituteur aura mérité le titre d'éducateur, et l'instruction primaire d'éducation libérale.
On ne saurait mieux dire; et que dire aussi de plus? Le dernier paragraphe de ces instructions admirables devrait être affiché dans toutes nos écoles. Si le maître y était saisi par la routine, l'indifférence ou la lassitude, ce sont les enfants qui, le regard attaché à ces lignes, rappelleraient eux-mêmes, d'un geste, d'un mouvement de leur visage, la loi de cette école au maître oublieux.
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Dans sa lettre aux instituteurs du 1. 7 novembre 1.883, Jules Ferry précisait le caractère pratique de l'enseignement moral et cette méthode. « Dans une tell e œuvre, vous le savez, ce n'est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer; c'est avec des défauts , des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s'agit pas de les condamner - tout le monde ne les condamne-t-il pas? - mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut que leur caractère s'en ressente ; ce n'est pas dans l'école, c'est surtout hors de l'école qu'on pourra juger de ce qu'a valu votre enseignement. « Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à présent, et voir si n0tre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne: examinez s'il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n'avez rien fait encore; la leçon n'a pas porté .... » Citant d'autres exemples pratiques, Jules Ferry ajoutait : « Une seule méthode vous permettra d'obtenir les résultats que nous souhaitons. C'est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée; peu de formules, peu d'abstractions , beaucoup d'exemples et surtout d'exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel , de plus intime, de plus grave. Ce n'est pas le livre qui parle, ce n'est même plus le fonctionnaire, c'est pour ainsi dire le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment. » Dès 1.882, de nombreux manuels ont apporté aux instituteurs et aux institutrices le secours de leçons rédigées et en forme, d'exemples bien choisis, de faits, d'actions privées ou publiques, toute une riche matière de démonstration. Mais n'allons pas nous tromper sur le rôle du manuel l Jules Ferry l'indiquait fortement: « Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne , ont pu croire que les livres scolaires d'instructior;t morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau , c'est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n'avez pu commettre.... Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, _ livre de le morale est entre vos mains un auxiliaire, et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir. » Il est évident qu'un maitre avisé ne met pas de manuel d'instruction morale et civique dans tous les cours : un j eune enfant n'a que faire ici de manuel! Et nulle part le livre ne se propose aux élèves avec
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indiscrétion, si bon qu'il puisse paraître au maître. « Les familles, disait encore Jules Ferry dans cette lettre, se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral si elles pouvaient croire qu'il réside surtout dans l'usage exclusif d'un livre même excellent. C'est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n'auraient pour suivre vos leçons le secours d'aucun manuel; et ce sera le cas tout d'abord dans le cours élémeD;taire. Avec de tout jeunes enfants qui commencent seulement à lire, un manuel spécial de morale et d'instruction civique serait manifestement inutile. A ce premier degré, le Conseil su.périeur vous recommande, de préférence à l'étude prématurée d'un traité quelconque, ces causeries familières dans la forme, substantielles au fond, ces explications à la suite des lectures et des leçons diverses, ces mille prétextes que vous offrent la classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l'enfant. « Dans le cours moyen, le manuel n'est autre chose qu'un livre de lecture qui s'ajoute à ceux que vous possédez déjà. Là encore, le Conseil, loin_ de vous prescrire un enchaînement rig·oureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d'enseignement : le livre n'intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons exemples, de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action. « Enfin, dans le cours supérieur, le livre devient surtout un utile moyen de reviser, de fixer et de coordonner; c'est comme le recueil méthodique des principales idées qui doivent se graver dans l'esprit du jeune homme. » Il n'y a rien à ajouter à ces pages; et il n'y a rien à en retrancher. En résumé, le maître est fermement prévenu qu'il doit se tenir entre deux extrêmes. D'une part, il ne lui suffit ni de moraliser à l'aventure, au hasard de l'inspiration et des faits du jour, ni de réduire l'enseignement à une prédication sentimentale, si émouvante qu'il la fasse. Sans doute. il trouve aux meilleurs moments de sa leçon, et selon les sujets qu'il traite, le mot, les exemples, les exhortations, l'accent qui frappent et qui touchent l'enfant : nul livre n'y suffirait. Mais ce sont là des résultats intermitbents et rares. Et comment demander à un maître d'être chaque jour, à heures fix es, de longues années durant, ce prédicateur ému et enthousiaste, cet apôtre infailliblement persuasif et éloquent? Comment espérer aussi que cette méthode puisse suffire à entretenir au cœur des enfants l'émotion favorable qu'elle vient d'y éveiller? Comment croire qu'elle aura assuré ipso facto, même renouvel ée et reproduite, la vertu chez ces enfants? Des vertus qui n'ont d'autre support que celte émotion, de qualité si délicate ou si forte qu'on la conçoive, sont
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précaires, fugitives. Elles cesseront avec le sentiment qui les animait. D'autre part, le souci d'amener les élèves à réfléchir sur cette émotion, de solliciter leur intelligence après que leur cœur aura vibré, et d'incorporer, pour ainsi dire, à leur entendement comme à leur vie l'idée vertueuse qu'ils viennent de sentir en un généreux mouvement, ne doit pas encourager le maître à faire · de cette leçon une leçon comme les autres , que l'on expose didactiquement, ni un enseignement abstrait que l'on communique mécaniquement à des enfants, qu'ils« apprennent», mais qui ne les« prend )>point. Leçons bien ordonnées et logiquement conduites; résumés judicieux et clairs sommaires; chapitres de manuels et de « précis >); « cours )> qu'il faut « savoir )> et qu'on revise en fin d'année, quand il « est fini » ou que l'examen presse; questions bien posées et réponses bien sues, tout cela n'est rien, tout cela est sec, tout cela peut être stérile, sinon mauvais, si ce n'est point autre cl;i.ose. « La morale, telle qu'il faut l'enseigner dans nos écoles, n'est pas une science, mais une culture rationnelle et méthodique de la volonté. Il ne s'agit pas, pour l'instituteur, de classer des faits ou de définir des idées; il faut qu'il éveille dans les âmes la passion du bien; il faut qu'il y fasse passer un souffle vivifiant de générosité et d'amour idéal qui les tienne hautes, s'il se peut, au-dessus des vulgarités de l'existence et des misères de l'égoïsme. 1 » Entre ces deux extrêmes, pour mieux dire : entre ces deux conceptions systématiques, préférons une méthode moyenne, qui emprunte à l'une et à l';,rntre les avantages, mais non les inconvénients; qui entretienne l'émotion initiale par un appel à la raison raisonnante, mais qui tempère aussi le dessein didactique par le sentiment vif et chaleureux, source de toute vie morale, surtout chez un enfant; une méthode qui, plus voisine de la causerie émouvante que de la leçon abstraite, soit pourtant humaine, sache équilibrer chez cet enfant les forces qui aiment et les forces qui pensent; et finalement encourage en lui l'impulsion généreuse et le goût des élans instinctifs, mais aussi la raison vigilante, qui toujours doit éprouver et discipliner les mouvements du cœur. Que ce puisse être difficile, nul ne le conteste; mais essayons! Ni sermons abusifs , ni démonstrations catéchisantes; ni vague sentimentalisme, ni leçons arides; mais plutôt l'art, plein de ménagements, de recourir opportunément à ceci ou à cela, avec tact, selon l'élève, la leçon, le sujet ou l'exemple. Et que la raison ait toujours le dernier mot.
1. Evellin, l'Enseignement de la morale dans les écoles primaires, Rapport présenté à M. le vice-recteur de l'Académie de Paris (Revue pédagogique de décembre 1896,
p. 6H) .
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L'instituteur se définira pratiquement sa méthode en se représentant bien les erreurs et les abus des deux systèmes dont j'ai parlé : il ne lui restera plus qu'à les éviter. Mais je lui conseille de n'être jamais l'intransigeant partisan même d'une méthode excellente : je crains l'homme d'une méthode autant que l'homme d'un livre. La notion de méthode est ici très relative; d'autres facteurs interviennent, souvent à l'insu du maître le plus exercé, pour moraliser ou démoraliser l'enfant confié à ses soins. Le milieu où vit cet enfant, et d'abord le milieu scolaire, le choix des camarades, l'atmosphère, pour ainsi dire, où ces relations le placent à l'école et hors l'école, collaborent avec ce maître ou le desservent. Son propre exemple est contagion de vertu, d'indifférence, de découragement, de sérieux ou de légèreté, de noblesse ou de médiocrité, d'immoralité peut-être selon l'homme qu'il est, et que l'enfant connaît ou devine. Aux meilleurs instants de la leçon morale, quand il sent que ses élèves sont « pris ))' suspendus à ses lèvres, qui donc m'assure que la méthode est pour beaucoup, est pour quelque chose dans ce succès et que, demain, dans d'autres circonstances et avec un autre sujet, pourtant avec ces mêmes élèves, la même méthode ne les laisserait point inertes, distraits ou rebutés? C'est qu'aujourd'hni il y a dans la voix du maître, dans ses yeux mêmes , un je ne sais quoi qui surprit ces enfants et qui les subjugue; et l'accent de sa leçon les émeut alors que peut-être ce maître ne les touchera plus demain. Ne parlons donc point d'une méthode déterminée, invariable, dont la monotonie lasserait bientôt et le maître et l'écolier. C'est à l'instituteur à se dirë quelle attitude il va préférer, quelle méthode il va suivre à tel moment, dans telle leçon, avec tels élèves, dans telles et telles circonstances; la meilleure des méthodes est celle qui donnera les meilleurs résultats. S'il s'agit de démontrer à la raison la supériorité d'une conception morale et d'une idée, la méthode devra intéresser chez l'enfant l'être qui pense et qui juge. S'il s'agit d'exalter un bon sentiment, d'exciter un mouvement altruiste et généreux, la méthode voudra émouvoir son cœur. Il n'y a pas d'exagération à dire que c'est la leçon elle-même qui décide de la méthode. Tel est le principe général; telle est aussi la règle pratique. Aucun des enseignements scolaires ne suppose à ce point chez l'instituteur et chez l'institutrice l'art d'approprier la méthode au caractère de la leçon; aucun n'exige cette souplesse d'esprit pédagogique et de procédés, cette aisance professionnelle, cette liberté, ce sens des moyens et de l'opportunité. C'es t affaire de divination et d'inspiration, et toujours de tact. Ici plus qu'en tout autre enseignement le maître refuse de se lier à aucune méthode - - sans pourtant
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cesser de s'aider de méthodes prudentes; à aucun procédé, à aucun livre - les yeux pourtant attachés à un ferme idéal : rendre l'enfant meilleur dès maintenant, et le préparer dès maintenant à une vie morale et civique digne, consciente, perfectible. Quiconque est plein de ce désir et s'est fixé ce but trouve de soi-même, l'heure venue et y ayant bien songé, les meilleurs moyens d'enseignement : c'est la préparation même de sa leçon prochaine qui les lui a dictés. Il en définit l'ordre, le plan, la forme selon son dessein particulier; il en choisit le ton, l'allure au mieux de son intention. La méthode se propose d'elle-même au maître qui sait bien ce qu'il veut. La première condition de succès pour une leçon morale, c'est donc la netteté même de son dessein; et le maître éclairé lie insensiblement ses leçons successives en un système, pratique et simple, de moralité individuelle et publique. Il accoutume l'enfant à une vie morale où le sentiment et l'idée se haussent peu à peu et s'épurent à la fois. Bien sentir et bien penser : telle est l'orientation de toutes les leçons du maître, dont la méthode est une et pourtant si variée. Celui-là ne dominera jamais l'enseignement moral qu'il croit donner, s'il ne sait tour à tour distinguer et confondre ces deux buts. Il est bien certain que la dignité morale d'un enfant ne peul croître que si elle s'installe d'abord en lui comme une habitude, qui le dispense ensuite des premiers et rudes efforts. Il faut que nos leçons fassent passer dans son sang, si j e puis dire, l'heureuse disposition à mieux faire après avoir bien fait, et d'abord à bien faire après avoir mal fait. On l'a souvent répété : « Toute éducation, disait Liard dans une allocution prononcée, le i5 novembre 1903, à la Société pour l'étude psychologique de l'enfant, consiste à donner à l'enfant des habitudes, à faire que ce qui était réfléchi devienne en lui spontané, que ce qui était difficile devienne aisé, que ce qui était conscient et volontaire devienne inconscient et naturel. » Irons-nous jusqu'à prétendre avec le docteur Gustave Le Bon que « la morale n'est sérieusement constituée que quand elle .est devenue inconsciente 1 »? Pauvre moralité que celle qui toujours se cherche, s'éprouve, incertaine et hésitante, et qui coûte effort et peine à l'homme incessamment : il ne la possède point en vérité; elle n'a pas la facilité, la g ràce d'un mouvement naturel. Il est vrai . Mais concevoir la morale ainsi est périlleux, à mon sens erroné. Elle est essentiellement un devenir, quelque chose de vivant, donc de croissant, qui s'assure et grandit dans la mesure même où il vit, et qui ne pourrait vivre en effet sans progresser. Le docteur Le Bon ramène ainsi toute l'éducation à la maîtrise
1. Psychologie de l'éducation, ouv. cit., p. i 78, p. 204, p. 216.
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de l'inconscient, l'habitude; il réduit, au point de la supprimer, la part du raisonnement conscient. Cette théorie, qui se propose comme la conception scientifique du présent, est séduisante parce qu'elle est simple et formulée avec une brièveté toute latine; et elle flatte notre goût des définitions impérieuses. A y regarder de près, cette théorie altère d'abord la notion de moralité et, faussant l'objet même de l'instruction morale, met entre les mains de l'instituteur leurré une méthode illusoire, en somme grossière. Qui dit morale dit non seulement état habituel de probité, de délicatesse, de vertu, mais souci très conscient de s'y tenir et d'y persévérer en connaissance de cause. Cet automatisme, ou presque, qu'on nous vante n'est rien moins que définitif. Si sûre que nous paraisse l'habitude du bien, elle veut être pourtant fortifiée infiniment : quelque mauvais instinct, puisque le bon et le mauvais sont mêlés en tout homme , ne veille-t-il point, qui remettrait demain tout en question dans cette vie policée et cette inconscience trop sûre d'ellemême? Réduite à une accoutumance au bien et à l'acquis d'habitudes enfin prises , l'éducation morale nous laisserait plutôt à la merci de l'imprévu. Aux premières épreuves, dans toutes les circonstances nouvelles, en face de cas douteux où il est plus aisé de faire son devoir que de le connaître, cette éducation imprévoyante, qui s'est trop vite satisfaite et ne fut qu'un dressage mécanique, serait défaillante. Vous vous dites assuré de l'habitude vertueuse, et vous en escomptez ici le tyrannique .empire? Soit. Il ne suffit point de se maintenir dans cet état habituel , dans cette tradition de vertu : il y faut aussi progresser. Ou bien prétendrait-on que l'éducation morale est à quelque moment achevée, finie, << complète », pour parler comme le docteur Le Bon 1 ? - Ne désespérons point l'enfant par l'obsession d'une perfection morale qu'on lui dit inaccessible, et vers laquelle pourtant on l'aiguillonne : l'art d'un éducateur est justement d'y acheminer ses élèves par étapes, dont chacune leur révèle la route parcourue, lui donne confiance en eux et leur ouvre de nouvelles perspectives sur « le chemin qui monte ». Mais aussi prenons garde : l'homme est ainsi fait qu'il passe indifférent devant une colline, mais se, sent saisi d'admiration, d'ambition et de joie au pied d'une montagne, et qu'il en tente l'ascension, témérairement peut-être, attiré par les cimes, où quelque chose de son âme se retrouve et se reconnaît. Il dédaignait la colline, qui ne lui << disait » rien : la gravir lui eût coûté peine et regret; et le voici séduit par ces hauts sommets, qui l'invitent, qui l'appellent, le rappellent. Qu'importe l'effort ou la fatigue l Déjà il
L • L'éducation morale n'est complète que lorsque l'habitude de faire le bien 1;t d'éviter le mal est devenue inconsciente •, p. 216.
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s'y élance- en pensée; et voici qu'il monte d'un pas allègre .... Quel instituteur averti ne sait la puissance d'un haut et lointain idéal sur l'âme humaine, qu'on aurait si grand tort d'imaginer assoupie dans l'aisance d'une habitude, ou prisonnière de basses et prochaines satisfactions? Il faut donc que chacune des leçons morales maintienne l'enfant sur la ligne et dans la perspective de l'infini. Le sublime a plus de puissance sur nous que la médiocrité; et l'enfant éprouve, confusément au moins, une déception quand il se voit invité, au nom de l'expérience et du sens pratique, à borner sa vue comme ses désirs, à· se féliciter complaisamment des premiers résultats pour s'y reposer, à se satisfaire des habitudes prises et à se confier à leur force silencieuse, à endormir enfin dans la béatitude d'une éducation « complète » et « finie » son âme toute pleine d'infini et éprise de perfection. Ce qui constitue la morale , ce n'est point, quoi qu'on dise, la simple accoutumance au bien , la joie de notre âme à se savoir libérée d'efforts, tel un muscle exercé et victorieux enfin d'une résistance; c'est l'incessante vérification de nous-même, le silencieux et fréquent inventaire de nos espoirs comme de nos ressources, de notre énergie, de nos défaillances et de nos élans, sans pédanterie ni austérité; et c'est aussi la persévérante application, dans la joie et dans la plénitude de toutes nos activités conscientes, à progresser sans fin , sans repos et sans trêve. Il n'est point de morale digne de l'école primaire française et digne de l'humanité sans ce sentiment, aussi vif que possible, d'un devoir de perfectionnement infini et accompli dès l'enfance. Rien n 'est fait, ou presque rien, si l'enfant n 'emporte de l'école, de nos leçons, avec la résolution d'être sévère pour soi-même et progressivement plus exigeant, cette adhésion courageuse à un devoir qui est la loi de sa conscience et de sa vie. Est-ce donc mépriser ou rejeter l'appui qu'offrent à l'enfant, comme à l'homme, les habitudes prises et la moralité acquise? Nullement; et le plus inexpérimenté des pédagogues n'ignore point que la vertu est d'abord l'habitude du bien. Mais disons plutôt qu'elle est l'habitude du mieux; ce qui suppose chez le plus sûr des automates vertueux la vigilance et une application à progresser consciemment, en connaissance de cause. Ainsi , l'instituteur s'aide justement des habitudes déjà prises; il s'aide de toutes les forces de collaboration et de progrès accumulées dans l'inconscient de ses élèves et, les soutenant, il les stimule au mieux. Ces habitudes et ces forces devenues inconscientes sont réserves de vigueur, provision de courage et de confiance pour aller plus loin, pour monter plus haut : le jarret s'assure et les poûmons
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se dilaten t. Montons encore I Le sentiment de ce que j 'ai déjà pu faire allège ce qui me reste à faire. L'allégresse court dans mes veines, et déjà mes yeux cherchent la cime altière, le sommet perdu dans les nuages , et qui m'attire .... Je m'excuse d'abuser de cette image : elle est claire et appropriée à l'enfance; et elle définit à l'homme la direction de sa vie. Montons sans cesse, non d'un pas automatique, mais en pleine conscience et du but et de notre effort; et que les haltes soient un bref repos, jamais un arrêt. Enfant, adulte, vieillard, homme ou femme, sois meilleur - et sache-le en sachant le vouloir - aujourd 'hui qu'hier, et meilleur demain qu'aujourd'hui! Et que la mort même ne soit pas un terme pour l'homme courageux! Le croyant espère un au-delà délicieux, où progresser reste une loi inéluctable; et l'incroyant luimême, s'il ne demande rien à la tombe, croit encore que sa personne morale, l'œuvre de sa vie et sa pensée, ses vertus privées et publiques, sa foi en la vie et en l'homme, ne descendront pas entièrement au cercueil avec sa dépouille mortelle; qu'elles survivront en ceux qui vivent encore et vivront après lui; qu'elles animeront un peu du limon même restitué au sol nourricier; et que l'esprit éternel poursuit son progrès dans l'humanité, pénétrant et illuminant la matière même que déposent dans la tombe les morts immortels. Sous cette réserve capitale, j'accorde volontiers que l'éducation morale, au moins élémentaire, est d'abord et surtout chez l'enfant un système de bonnes habitudes , et que la méthode de cette éducation est dictée par la nécessité de donner à l'élève ces bonnes habitudes. Gardons-nous d'une erreur; toutefois. Il ne suffit pas de prendre l'habitude d'une qualité pour que cette qualité s"étende à d'autres domaines de la vie morale. Un pédagogue anglais l'observait récemment. Nous ne ferons pas de nos fill es, écrit-il, des maîtresses de maison propres en faisant d'elles des élèves sachant écrire propremen t, et de nos garçons des hommes soigneux en les habituant à bien entretenir le terrain de jeu scolaire, si nous ne les amenons pas à reconnaitre , dans chaque cas, la signification et le caractère raisonnable du devoir. C'est l'idée de ces qualités qui, dûment révélée et enseignée, permettra au maître de les transporter à d'autres cas que le cas initial 1 • L'éducation morale apparait donc inséparable d'une idée du devôir, de la moralité et du progrès. Ne nous bornons jamais à soumettre un enfant à la propice tyrannie d'habitudes louables. Je n'ai que faire de votre automate, fût-il le plus élégant des compagnons de route. Bien loin de confier l'individu aux décisions de l'inconscient amendé, poussons-le, poussons toute sa vie morale vers la pleine
1. Voir les griefs de Hayward contre ce forma! training : Educatio11 a11d the Heredity Spectre (Londres, Watts of Co), p. 111-112.
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clarté de la conscience toujours en éveil. Il n'est pas utile qu'à tout instant de son existence l'homme soit en état de se rendre si gravem~nt des comptes à soi-même, de balancer méthodiquement le pour et le contre avant d'agir, de réfléchir minutieusement aux principes comme aux conséquences avant de prendre parti : heureux ceux qui savent se résoudre aisément, et qui font leur devoir avec grâce, comme en se jouant! Mais n'allons point proposer cette insouciance, ni cette légèreté, à l'enfant que nous avons mission d'élever. La vertu devenue tout instinctive, et qu'on affirme pour ainsi dire sans y penser, a son prix, et l'homme ainsi vertueux est d'un commerce aimable : c'est le moins pédant et le moins austère des convives. Mais suis-je assuré de sa fermeté, d'abord de sa clairvoyance aux jours d'incertitude ou dans l'adversité? Accoutumé à s'en remettre à l'inconscient du soin de diriger sa vie, cet homme voit-il bien clair en son cœur et règne-t-il sur lui-même? Est-il libre et vertueux en effet celui qui s'abandonne à l'autorité des seules habitudes, au bon génie qu'une heureuse éducation institua souverain dans sa conscience?
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Crainte de sembler sermonneurs ou pédants, et fort défiants du ridicule, des maîtres s'ingénient à moraliser l'enfant sans en avoir l'air, et surtout sans le lui dire, et ils mettent leur habileté, leur art, le soin de leur réputation à ne point sembler être ce qu'ils sont pourtant - des éducateurs. Cette méthode, qui dissimule la leçon et veut faire excuser le maître, a ses partisans, ses admirateurs: et je la dis plus ridicule que le travers même dans lequel ces maîtres ingénieux s'appliquent à ne point donner. A mon sens, une discipline morale ainsi conçue est une éducation de mollesse, sinon de lâcheté. Maître vaniteux, plus attentif à toi-même qu'à l'enfant que tu élèves, pourquoi prendre tant de peine à te déguiser? Quelles que soient ta douceur et ton adresse, l'enfant ne sera pas longtemps dupe : il verra très vite ton faux nez. Si la fonction de moraliste et d'éleveur d'hommes te pèse, si tu veux t'y dérober de la sorte, résigne-la plutôt! Nous te demandons, au contraire, d'être franchement et courageusement ce que tu as mission d'être. Il y a une défiance du pédantisme qui est elle-même pédantisme insupportable, et très sot. N'est point pédant celui qui fait au mieux ce qu'il a promis de faire. Préviens donc ton élève inlassablement de son devoir, de ses devoirs; ne crains point d'en occuper, d'en obséder sa pensée; d'entretenir dans sa conscience, avertie sans équivoque, la virile et persévérante idée d'une obligation morale qui soit le grand souci de sa vie d'adulte; une idée nettement dégagée de son inconscient et qui, au lieu de s'y dissoudre, en surgisse très claire; une idée qui n'est point faite, crois-le, pour les ténèbres : car elle aspire au vif éclat du jour, étant fille de la lumière. Seulement, il y a la manière. Je ne prêche ici ni l'ennui, ni l'austérité, ayant moi-même peu de goût et nulle tendresse pour le pédant.isme ou les sermons rebutants. Je dirai mêm·e qu'un maître
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est coupable, dans quelque leçon que ce soit, d'infliger l'ennui à des enfants, et d'abuser de leur patience à l'instant du conseil. Qui dit école dit joie, heureuse confiance, conversation toute cordiale, affectueuse tutelle. Un de nos romanciers le dit en termes charmants. « Il ne faut pas que l'enfance soit triste; il faut que l'éducation donne à l'enfant le goût de la vie. Enlaidir la vie autour de l'enfance; proférer autour de l'enfant des maximes pessimistes, voilà de vrais crimes contre l'éducation. La vie, bonne ou mauvaise, selon ce philosophe-ci ou celui-là, est à coup sûr inévitable. Un des meilleurs moyens de n'en point trop souffrir est de s'accoutumer à faire immédiatement, contre le sort adverse, la réaction de vaillance, d'optimisme pratique .... Mesdames, que le travail, la récréation, la vie même, deviennent pour vos pupilles, grâce à vous , des objets de jo ie. Favorisez ce goût qu'ont les enfants d'acclamer la vie, de gambader - tel David devant l'arche - en présence de la vie 1. » II y a là une philosophie en même temps qu'une méthode: l'école primaire les fait siennes. Et le péril est plus grand encore à présenter la morale sous une forme implacablement grave, qui i:ebute l'enfant, le déconcerte, le dégoûte de cette morale qui tour à tour le fatigue, l'irrite et le révolte. L'excès du zèle prédicant et de la leçon abstraite compromet l'éducation. Un pédagogue contemporain se plaint, quelque part, de « l'atmosphère languissante des heures de morale>). Mais qui ne s'en plaindrait? « La morale abstraite et théorique, ajoute-t-il, quelque belle qu'elle soit en elle-même, peut faire aux enfants beaucoup de mal en leur faisant apparaître la vie bonne comme une vie terne. Il nous faut non une morale de pénombre, mais de belle et vivifiante clarté. Car les âmes, surtout les âmes d'enfant, ne vont pas vers l'ombre : elles la fuient et la craignent. Ce qu'il leur faut, ce qu'elles aiment, c'est la caresse rayonnante du soleil. Donc, mettons-y de la vie et de la chaleur lorsqu'il s'agit d'enseigner à bien vivre 2 • » L'enfant, il est vrai , ne pardonnerait pas au maître, à la longue, de parler légèrement de sujets graves; mais le maître sait égayer ses leçons. Oui, que la joie règne dans l'école, et qu'elle y règne surtout à l'heure de l'enseignement moral! Quelle faute, et quelle sottise, de faire ennuyeuse ou triste la leçon qui veut enseigner à des enfants l'art d'être heureux! Il faut qu'ils associent l'idée de vertu à l'idée de joie. Affaire de vocabulaire, d'attitude, de ton et de tact chez l'instituteur. L'accent de sa voix, son regard, son geste, son sourire, un je ne sais quoi qui semble rayonner de ses exhortations si simples,
Marcel Prévost, Lettres à Françoise maman, p. 141. 2. Ch. Wagner, lians le n• de Manuel général de l'instruction primaire; du 27 avril 1912 (Hachette), p. 386.
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familières, graves pourtant et sérieuses, mais touchantes, éclaircit la leçon sévère, met à l'aise l'enfant le plus réservé, attire celui qui refusait de se confier, captive celui qui ne voulait point se donner. Et tout cela entretient dans ces jeunes cœurs, au moins pour quelques instants, un peu de joie et de paix. Telle est la méthode des bonnes leçons et des bons maîtres. De l'inconscient au conscient - tel apparaît le progrès moral chez un enfant, mais aussi chez l'adulte. Chacune de nos leçons doit éveiller, assurer et développer l'aptitude de l'élève à raisonner sur soi-même et sur sa vie, sans orgueil et très simplement. Il est donc en tendu que les enfants sauront de quoi il est question, et, loin de s'effrayer à ce mot de morale ou de redouter l'entreprise du maître, ils seront dociles à ces leçons, qui leur parlent clairement du devoir , de la possession de soi-même, de l'énergie courageuse, d'un assujettis.sement, joyeusement consenti, à la loi morale. « La moralité vraie est celle de l'homme qui prend un intérêt direct aux fins sociales que prescrit la morale, et leur attribue une valeur propre. Mais si cet état de la volonté est celui auquel il faut fendre, il est difficile d'admettre qu'il puisse tire initial. Car il faut déjà être moral à quelque degré pour sentir la valeur des fins morales (Aristote) 1 • » Ce n'est pas en rusant avec les élèves qu'on les hausse à ce point de vue proprement moral, d'où ils découvrent les horizons, et d'abord la direction de leur vie. Les enfants portent en eux - sinon comment la leur enseigner? la notion même du devoir et du progrès : à l'instituteur de la leur révéler. Ce faisant, il ressuscite les morts qui dorment dans leur cœur enfantin. En 1878, M. Ferdinand Buisson définissait, devant les instituteurs délégués à !'Exposition universelle, le domaine de l'intuition morale, dont aucun canton n'échappe à l'enseignement populaire. L'instituteur « n'a pas à sa disposition les longues années et la précieuse discipline des études classiques; mais il a du moins, et cela peut suffire, les instincts que la nature donne à tout homme, la lumière du bon sens, les forces natives et spontanées du cœur et de l'intelligence, enfin cette vive intuition du vrai, du beau, du bien dans tous les ordres, qui est, entre nous tous, le titre de parenté le plus indéniable 2 ». Et l'ambition de toucher profondément l'homme dans l'enfant n'es t jamais interdite à l'instituteur. « L'enseignement moral, dans nos écoles, pour être élémentaire, ne sera donc pas forcé de rester enfantin, ni surtout d'être plat; il faut, au contraire, le faire très élevé, aussi élevé, j'oserais le dire, qu'au Lycée et dans les
1. Gustave Belot, Papers on moral education, déjà cité (Londres, 1908), p . 123. 2. La Foi laïque, p. 49.
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Facultés. Comment cela et en quel sens? L'élévation d'un enseignement ne se mesure pas à son degré d'abstraction, ou à la rigueur géométrique de ses formules. Sans aller parler à l'enfant de l'autonomie de la volonté, ou de l'impératif catégorique, sans le faire pénétrer dans les subtilités de la morale de Kant ou de celle de Bentham, ce qui serait une pure aberration, on peut et l'on doit, par les moyens qui ont prise sur lui, essayer de lui donner les plus hautes aspirations morales. Il n'est nullement besoin d'attendre qu'il soit grand pour lui inspirer le goût du parfait dévouement et de la plus rare charité 1 • » Cela revient à dire que l'instruction morale doit être l'exaltation de ce qu'il y a de meilleur en l'homme, et non pas la persévérante réprobation de ce qu'il y a en lui de moins bon et de mauvais. Or, quelle méthode voit-on suivre en général, particulièrement dans les écoles confessionnelles? L'enfant n'y entend que : « ne fais pas ceci, ne fais pas cela; évite tel défaut et tels autres, ne mens pas; ne sois pas brutal, gourmand, querelleur, paresseux, débauché, etc. », la liste est longue de ce qui est interdit! Il semble à ces éducateurs que la fonction de l'homme, de l'enfant soit d'être ce vicieux, ce débile, ce passionné, ce sensuel, cet hypocrite, etc. naturellement. Il s'agit de l'élever au bien? C'est de vices et de penchants vils qu'on l'occupe. On veut lui faire aimer le beau? C'est la laideur que ses maitres lui présentent, dans la pensée qu'il s'en détournera mieux. On espère entretenir en lui les bons sentiments? On ne cesse de le mettre en garde contre les mauvais, avec une insistance qui tient à la fois de la menace et du reproche. Tout se ramènerait donc, en fin de compte, aux yeux de cet enfant enveloppé, étourdi de défenses et d'avertissements comminatoires, à ne pas commettre tels et tels péchés, pour parler comme à l'église et comme certaine éducation religieuse, qui inspire encore tant de pédagogues « libérés ». Méth.,ode toute répressive, qui suppose le mal pour y résister, conçoit la vertu comme un état moral négatif, représente l'enfant comme enclin à tous les vices par nature et par goût, et le « sauve » du mal en le lui faisant haïr. En somme, on lui enseigne l'action en le mettant constamment en garde contre quelque action. Bien agir n'est plus que ne plus agir du tout. On lui souhaite des pensées ellesmêmes généreuses? Le voici d'abord prévenu des mauvaises, qui sont, si j'en crois ces éducateurs, familières à l'homme. On lui veut des sentiments délicats? Le voici exhorté à donner la chasse aux sentiments vils dont il est naturellement peuplé, puisqu'il est homme. Une telle éducation prend son point d'appui dans le vice pour faire
1. Marion, leçon de clôture du cours de morale à !'École normale supérieure d'enseignement primaire de Fontenay (Reuue pédagogique, 1882, t. Il, p. 5).
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aimer la vertu; et elle refrène, par méthode comme par principe, croyant que refréner un sentiment mauvais met à l'aise et libère le bon instinct auquel il s'opposait. Pauvre psychologie, où pèsent lourdement encore le préjugé théologique et le détestable pessimisme d'une église qui, sévère à_ l'homme « déchu», énonce comme vérité dogmatique la malfaisante vilenie de la nature humaine! Ce dogme même commande la méthode pédagogique répressive que j'ai rappelée, et qui sévit encore dans beaucoup de familles désormais étrangères aux religions positives. Et si, en effet, l'enfant naît corrompu, mauvais , dévoué aux vices, tout prêt pour le mal et l'erreur, bien élever cet enfant, c'est le redresser contre cette menace d'une nature indigne, le prévenir de sa vilenie, l'armer contre soimême, le dégager de ces liens innés, assurer au moins ses premiers pas, et l'émanciper de la créature méchante qu'il est à l'origine. La conception dicte le procédé : il faut vite « corriger» ce petit monstre chargé de dispositions coupables et d'hérédités vicieuses; et la première sagesse que cet enfant pratiquera, c'est sinon le mépris, du moins une vive défiance de soi-même. L'école est, toute exagération gardée et malgré quelques apparences, une maison de correction. Admettons cette thèse pessimiste. Quels alliés l'instituteur va-t-il choisir et liguer pour mettre en déroute les malfaisantes puissances organisées déjà dans la conscience de l'ènfant? Toutes les dispositions au bien que ces puissances malfaisantes dissimulent et refoulent. La méthode sera donc celle-ci : faire appel au bon instinct, dissimulé ou refoulé, et l'opposer victorieusement à l'instinct mauvais. Cela est plus facile à dire qu'à faire; mais soit. Me voici inquiet pourtant. On nous a peint les mauvais instincts comme audacieux et très puissants; on en redoute l'empire tyrannique; et, voyez la prétention, on pense en triompher en appelant à l'aide contre eux les bons instincts, par définition plus faibles, intimidés et moins nombreux! C'est tout ensemble exagérer la force despotique du mal à vaincre et la vigueur du bien qu'on lui oppose. La vérité est donc ailleurs. Cette lutte schématisée n'est qu'une vue de l'esprit et un artifice d'analyse. Ou bien si tel est, en effet, le drame qui se joue dans notre conscience et notre sang, il est évident qu'en tout état de cause nous ne triompherons des instincts mauvais qu'en fortifiant et en assurant les instincts antagonistes - à moins que nous n'affaiblissions aussi la troupe des instincts mauvais par une prudente application à n'en point occuper, obséder l'esprit de l'enfant .... Car parler sans cesse du mal et du vice, du péché, de la tentation , de la faute à cet enfant que vous dites faible et menacé, c'est le rendre très attentif à ce mal , à ce vice, à ce péché, à ces tentations mêmes. C'est au moins imprévoyant si notre nature est en effet portée à les préférer ou à les subir.
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L'idée du mal finit ainsi par hanter l'enfant le moins disposé à mal faire; c'est une idée fixe; et si elle ne le décourage, elle l'occupe pourtant - périlleuse obsession; peu à peu, elle s'installe en sa conscience, et bientôt régentera sa volonté, sa vie. Je crois qu'à trop entretenir les enfants du mal, on les livre au mal. Si nous leur parlions plus tôt et plus souvent du bien, et uniquement du bien, pourquoi n'assurerions-nous pas mieux en leur conscience l'autorité de la vertu? Préférons ha:rdiment la méthode, j'allais dire la tac-tique du maître qui, au lieu de chercher dans les dispositions instinctives au Bien simplement des alliées pour la lutte contre le Mal, les traite pour elles-mêmes et en vue de leur propre développement. Une exhortation soutenue à résister au Mal n'a guère de sens, dans la généralité des cas, pour l'enfant; et nous risquons d'alimenter les appétits que nous voulons détruire , ou réduire, par notre insistance même à les dénoncer. L'enfant en est comme halluciné : craignez, si vous le croyez naturellement débile, qu'il ne se résigne à la servitude. Obsession pour obsession, j'aime mieux celle du Bien. Non seulement je réprouve cet ascétisme de moine en proie à ses tourments et au Malin, mais je le redoute parce qu'il est plus propre à démoraliser l'enfant, l'adulte même, qu'à les élever. Proscrivons ces habitudes et renversons notre méthode. Sans perdre tant d'heures à discuter la question de savoir si l'être humain naît bon et mauvais, saisissons - si je puis m 'exprimer ainsi - le frêle enfant pour toutes les forces de bien, de vertu, de progrès, de courage qu'il apporte en naissant. Ne l'entretenons pas de vices à haïr : sommes-nous sûrs qu'il comprenne notre langue et suive notre pensée? Au contraire, appuyons fermement cet enfant sur ce qu'il y a de meilleur en lui et en l'homme qu'il est déjà. Et qu'il vive, non plus comme en un sombre cachot hanté de génies grimaçants, tel un saint Antoine obsédé d'impures visions, mais dans un riant et lumineux jardin où jaillissent, embaument, joie des yeux et délices du cœur, les vertus épanouies, aux corolles immortelles. Non, je ne dirai pas constamment à la petite fille ou au petit garçon : ne sois pas méchant, ne sois pas vicieux I Je lui dirai constamment : sois bon, sois pur! L'enfant grandira dans cette exhortation, dans cette confiance en soi-même, dans l'assurance qu'il peut être bon et pur puisque je lui dis de l'être. Il est fort parce que je fais appel à sa force; et il sent en lui les puissances que je lui suppose à bon escient. La moindre de mes leçons accroîtra en lui la faculté d'amour et d'admiration, le fonds humain de générosité, de loyauté, de dignité , de confiance vertueuse, afin que l'idée du mal et du vice n'ait point place en son cœur, ou s'y sente étrangère. Sans me leurrer
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d'espérances excessives, et sans m'abandonner à un optimisme décevant, je crois pouvoir écrire que cette méthode mettrait l'enfant à même de connaître, d'aimer, de pratiquer les vertus qu'une éducation retardataire s'obstine à vouloir arracher à l'empire des vices. Cette méthode est positive; et je la crois aussi la plus pratique. Le plus sûr moyen, à mes yeux, d'épargner à l'enfant, comme à l'adulte, bien des tentations, des déchéances, des erreurs, des vices, c'est de l'occuper fortement à une tâche saine et joyeuse où s'épanouisse son activité, et qui le distraye du mal tout naturellement. L'amour de l'étude et de la lecture, le désir de satisfaire ses parents, la crainte affectueuse que lui inspire son maître, tiennent en haleine un enfant et le laissent insensible aux mauvais conseils des heures oisives. Développer en lui ces heureuses dispositions le sauvegarde du mal plus sûrement que les leçons les plus habiles à le lui faire haïr. La volonté de réussir à un examen, par exemple, détourne l'étudiant de la débauche, ou simplement des plaisirs sots et grossiers où l'on voit s'avilir des jeunes gens pourtant honnêtes. A quoi bon sermonner tant l'enfant et lui peindre avec insistance les vices et travers dont on souhaite le préserver? Donnons plutôt à son activité un but élevé et une direction; et il ne pensera guère aux divertissements honteux. Du moins, il lui sera plus facile de les fuir. Une tâche qui « prenne» l'enfant, l'adolescent, l'adulte; une activité régulière, habilement encouragée, et qui l'absorbe; une ferme volonté de réussir, de percer, « d'arriver », de se créer une situation heureuse : tout cela suscite, émeut, exerce le meilleur de l'âme humaine, naturellement et dignement; et tout cela ayant pour ainsi dire confisqué l'homme ne lui laisse ni le loisir, ni le goût, ni la pensée des bas plaisirs, des distractions dégradantes. Ne perdons point à les lui dénoncer le temps que nous pouvons mieux employer à stimuler en lui les ambitions généreuses et l'amour d'un loyal succès, qui soutient l'homme et le hausse. Cette méthode non seulement n'entretient point l'enfant des vices à redouter, des péchés à ne point commettre, des fautes à éviter, mais elle échauffe en son cœur à la fois l'énergique désir de bien faire et le goùt d'y trouver le bonheur comme la paix. En un mot, la méthode la plus pratique est ici la culture - qu'on me permette ce mot - des vertus pour et par elles-mêmes, directement, immédiatement. La haine du mal et la crainte du vice sont sans doute des éléments très importants d'une éducation prévoyante; mais qu'elles n'en soient jamais la règle! Je « parie » en toute assurance pour cette méthode, la mieux appropriée à l'enfance et la plus féconde. Et quels risques courrait-on, du moins, à la généraliser? C'est avec raison que M. J. Gould, dans sa judicieuse communi-
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cation au è:ongrès de la Haye 1, condamne les histoires et recueils de textes où il n'est question que d'enfants mal élevés et vilains ou de fillettes désobéissantes. C'est dans cette compagnie perverse que nous pensons élever mieux notre fils et notre fille? L'imprudence est grande aussi. Le sujet de nos leçons, ajoutait finement le pédagogue anglais, ce sera « le vaillant Achille, et non le seul Thersite; Ulysse, et non Polyphème ou Circé; Guillaume le Taciturne, non Philippe II; saint Vincent de Paul, non les pirates de Barbarie; le vainqueur de bêtes féroces, de marais ou d'inondations, non le destructeur d'hommes et de cités; le guérisseur, et non l'empoisonneur; l'artiste, et non l'iconoclaste; l'homme tempérant et énergique, non l'ivrogne et l'esclave de la passion ». Il s'élevait contre l'habitude de présenter à des enfants, et dans le dessein de les élever, duelliste, brigand, contrebandier, et l'apache« qui berne et blesse la police ». Au contraire, en ne proposant à l'enfant que de bons exemples, on développera chez lui le sentiment qu'il appartient, lui aussi, à la communauté des gens de bien; et on lui révélera aussi ses aptitudes à progresser, à servir la société utilement. On le placera dans une atmosphère d'héroïsme, de vertus admirables, de réconfort moral, de qualités exemplaires et stimulantes. A la longue, l'âme enfantine en est influencée heureusement. Proscrivons-nous donc l'emploi des contrastes et des contraires? Nullement. « La vue d'un homme abruti par l'alcool et la débauche fait par(ois une grande impression sur un enfant et grave dans une âme un sentiment de répulsion pour le vice telle que toute autre leçon devient superflue 2 • » Ainsi parle un prêtre catholique. Or, est-il bien sûr que l'impression soit aussi décisive et quelle dispense de toute autre leçon? J'en doute; et ce prêtre lui-même, en écrivant ce parfois, disait involontairement ses craintes. Il ajoute avec raison : « On pourrait aussi, à l'occasion, signaler à l'enfant des exemples contraires. Ou rencontre dans nos villes et villages un certain nombre d'excellents enfants, de très bons jeunes gens; les donner en contraste, c'est là un moyen qui est de nature à faire une salutaire impression. » On pourrait ... à l'occasion : la proposition est timide, et le prêtre catholique craint de paraître un novateur outré. Qu'il n'en doute point .: la méthode serait meilleure. Suivons-la. Pour reprendre la conclusion de M. J, Gould, cette méthode est celle qui élève le disciple comme le maître « à la véritable poésie de l'éducation morale ». Un instituteur expérimenté sait trouver des exemples frappants : commentés sobrement, ils émeuvent des enfants, exaltent en eux
1. .Mémoires sur l'éducation morale, déjà cité (La Haye, Marlinus Nijhofî), p. 334. 2. Mémoires, id., communication de M. l'abbé Simon, p. 432.
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la faculté d'admiration, qui est déjà une vertu. Cette émotion même est tendance à l'acte, à l'imitation. Tout d'abord elle attire et maintient l'enfant dans la saine atmosphère où il s'accoutume à vivre sagement, à y respirer la vertu et à s'entraîner au bien sans effort ni artifice. Beaucoup de recueils et de manuels viennent en aide à l'instituteur, le pourvoient de récits, d'anecdotes, d' « histoires )) chères à l'enfant, de biographies émouvantes, d'exemples héroïques pris dans la vie civile et militaire, dans le plus reculé des hameaux ou la plus grouillante des cités. Quel dommage que nos journaux soient si sobres de faits-divers ... vertueux I Et quelle tristesse de voir des enfants mêmes se repaître, sous nos yeux, sous les yeux des parents, d'informations malsaines qui jettent dans leur cerveau des visions laides, brutales, criminelles et érotiques; stimulent en eux des goûts impurs; dérivent leur curiosité sur les faiblesses humaines et les hontes sociales! On ne saurait trop conseiller aux instituteurs et aux institutrices de se composer eux-mêmes des -recueils de faits admirables et d'exemples vertueux : voilà la matière tout indiquée de leurs « carnets de morale n, s'ils en ont un 1 • Ne pourrait-on aussi encourager des écrivains à composer de ces livres pour les écoliers de France ? De tels exemples se prêtent à des entretiens familiers où l'enfant, bien questionné, se livre au maître, se passionne pour les héros , s'anime des vertus mêmes dont il lit, dont il suit le récit attachant. Questions et réponses se pressent et se mêlent, la leçon est vivante; elle porte; l'enfant vit ce que le maître vient de narrer. Et chaque effort qu'il fait pour juger le héros qui l'enchante, apprécier l'action qu'on lui rappelle, les faits qu'on lui signale, exerce son sens moral , l'éprouve et l'assure. Sous les yeux du maître, cet enfant devient meilleur. La méthode qui prétend enseigner la vertu par le dégoût du vice préfère les punitions aux récompenses : ainsi s'explique l'attachement de tant d'instituteurs et de tant d'institutrices aux châtiments et aux moyens disciplinaires afflictifs. Disons d'un mot, et sans insister, que cette pédagogie disciplinaire devrait être proscrite à jamais d'une école primaire française: elle est imprévoyante, ainsi que j'ai essayé de le montrer; elle est anti-républicaine. Mais la méthode qui, au contraire, enseigne la vertu par l'exemple, l'amour et la pratique des vertus mêmes préfère les récompenses aux punitions. Peu de récompense en tout état cause; mais que ces récompenses soient bien choisies, judicieuses toujours, éveilleuses d'encouragement plus que de joie, de modestie plus que de fierté, et jamais d'égoïsme, de présomption ou d'orgueil.
i. Ferdinand Buisson, A propos des • Carnets de morale • (Revue pédagogique du t5 juin 1805).
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L'instituteur républicain n'oublie point que la récompense n'est ni un salaire ni un dédommagement. En quoi qu'elle consiste, elle avertit simplement l'enfant qu'il est dans la bonne voie, et qu'il ne tient qu'à lui d'y rester; et la récompense qui le rassure sur luimême ou le réconcilie avec sa propre conscience le désigne, en même temps , à l'estime de ses camarades, qu'il inspire de son exemple et qui devront envier non point sa récompense même, mais l'acte louable qui l'a méritée. Trop de maîtres n'y ont point réfléchi. A leurs yeux, le colifichet dont ils récompensent un enfant n'est qu'une prime à son amourpropre, un encouragement d'ordre inférieur par conséquent. Sans bien s'en douter , ils flattent en lui l'égoïsme et la vanité, et non la dignité morale. Une émulation grossière saisit la classe entière; et chez les meilleurs sujets, l'empressement à mériter des récompenses est peut-être un insensible avilissement. Au maître de varier aussi le principe et la forme des récompenses. D'abord, qu'il sache les adapter à chaque élève, délicatement et finement; qu'il individualise l'éloge comme le blâme et la récompense comme la peine, afin que l'enfant récompensé, rassuré plus encore qu'heureux d'avoir bien fait et certain d'être dans la voie droite, puise dans l'approbation de son maître la force de progresser encore. Et que, dans certains cas, l'instituteur clairvoyant n'oublie point que pas de récompense est une suffisante punition.
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La méthode que je viens de définir me semble appropriée à nos écoles primaires républicaines : elle oblige un maître à discerner, puis à stimuler les aptitudes de chacun des élèves. Développant chez eux ce qui fait qu'ils sont hommes, donc ce qu'ils ont d'humainement commun, il éveille en même temps leurs dispositions individuelles et particulières, leur personnalité. C'est la condition de toute culture libérale en effet : qui dit éducation morale dit sollicitation et développement de la personnalité. Le mot même d'education définit en une image le programme de l'éducateur : il accouche l'homme que l'élève porte en soi, avec les attributs généraux et les tendances traditionnelles de l'humanité, mais aussi la forme originale, j'allais dire le visage que l'humanité a pris en cet enfant. La difficulté est grande pour un instituteur, pour une institutrice de discerner chez tous leurs élèves la variété des traits individuels dans la communauté des tendances et des aptitudes humaines; mais quelle joie quand le maître y a réussi, si peu que ce soit! Et s'il ne s'y essaie en toute conscience, s'il n'a ni la science, ni l'art, ni le tact, ni le flair nécessaires dans une pareille investigation, que ce maître est donc médiocre et grossier! Je n'hésite point à écrire qu'un tel pédagogue non seulement ne fait rien qui vaille, mais saccage les enfants confiés à ses soins; il les brutalise de son doigté rude; il n'est pas un instituteur républicain; il est le contraire d'un éleveur d'hommes. Mais comment serait-il un éducateur si sa classe est trop chargée d'élèves? Comment pourrait-il, à moins d'être exceptionnellement doué pour le maniement des âmes, reconnaître et fixer le visage de tant d'enfants divers, dont la troupe hâtive se presse dans une même salle, pour les mêmes leçons, soumise aux mêmes règles, confondue dans un même traitement, asservie par raison d'ordre très approximatif à la loi de l'à peu près? L'œuvre de discernement n'est en effet
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concevable que si ce gardien d'enfants, de qui je souhaite regard pénétrant et tact averti, dirige une classe peu nombreuse : l'enfant s'y sent connu et reconnu, entraîné dans une collectivité et élevé pour la vie sociale, mais conscient aussi qu'il y reste soi-même, sous le regard d'un maître vigilant, qui le suit. Quand le nombre d'élèves est trop grand, n'attendons rien des efforts du maître, fût-il le plus probe des pédagogues : il enseigne à l'aventure, il moralise pour la masse; à moins qu'il ne soit tenté de négliger tels ou tels enfants au profit de tels autres - la << tête » de la classe. Quelque mal qu'il se donne pour observer ce petit monde, approprier récompenses et punitions à l'élève récompensé et puni, individualiser cette discipline dont les effets moraux sont décisifs, il n'a point en main tant d'enfants. Indifférents, distraits , attentifs par intermittences et mobiles, en proie au rêve, ils ne l'écoutent ni ne le suivent vraiment. Veut-il donc les en punir alors qu'ils n'en sont point responsables? Si ce petit drame lui échappe - mais quel maître borné 1- ce sont en effet d'autres autorités que la sienne qui, aux meilleurs moments de la vie scolaire ou le plus fréquemment, se saisissent à son insu des enfants : d'autres éducateurs, puissances fatales et aveugles, travaillent à ses côtés et marquent, forment ou déforment l'enfant que n'atteint ni ne retient le maître impuissant et débordé. Disons franchement ce qu'il en est : un instituteur << chargé d'élèves » a communément beaucoup moins d'élè-ves qu'il ne le croit, qu'il ne le dit; et dans cette classe même, le véritable maître n'est point celui qu'on pense et qui parle : c'est le hasard, l'inconnu, le caprice, l'action et la réaction des forces insensibles et déréglées. L'enfant y devient ce qu'il peut, s'il ne s'y gâte. Pourtant, personne ne médite de fixer le nombre des enfants à confier à un maitre : cela dépend d'abord de ce que vaut le maître luimême et son école.· Il est permis tout simplement de dire qu'un instituteur ne doit pas avoir trop d'élèves, plus d'élèves qu'il n'en peut diriger en effet. C'est à ceux qui nomment l'instituteur et l'institutrice, les placent ou déplacent, leur assurent de l'avancement, etc. de veiller à ce que le maître soit utilisé au mieux de ses aptitudes éducatrices. Sous prétexte d'avancement, d'ancienneté, d'intérêts matériels recherchés, d'avantages appréciables et qui tentent les maîtres ou leur famille, pour toutes ces raisons dont on voit de plus en plus le personnel enseignant, ses « délégués corporatifs » s'emparer et qu'ils confondent parfois avec la justice, peutêtre çà et là avec l'intérêt scolaire, n'allons pas confier des é<mles pourvues d'un grand nombre d'élèves à des maîtres malhabiles à observer l'enfance ou niveleurs, ou des classes très difficiles à « tenir » à des instituteurs sans grande autorité, pourvus de plus
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è.'ancienneté ou d'ambitions que de talent et de flair pédagogique. Certains maîtres conviennent à certaines écoles et ne conviendraient pas à d'autres : ce ne sont pas les écoles qui sont faites pour les maîtres; ce sont les maîtres qui sont faits pour les écoles. L'administrateur vigilant ne l'oubliera jamais. Bien à sa place, un maître serait inexcusable de ne point observer assidûment les enfants, surtout aux heures où ils ne se sentent ou ne se croient surveillés, dans la cour et au jeu. Il surprendra dans les yeux et sur leur visage, dans leurs actes, dans leur réserve et aussi leur attitude silencieuse, dans certains mouvements de leur physionomie, de leur confiante nature, la révélation d'une personnalité encore incertaine ou gauche, mais qui apparaît pourtant à qui sait la chercher. D'habiles questions la sollicitent à se découvrir : l'enfant se livre avec ingénuité au maître qu'il aime. Sa personnalité, pour parler comme Montaigne, trotte devant le maître, qui juge de son train. Qualités et défauts, vertus naissantes ou vices déjà triomphants, se produisent alors spontanément; l'instituteur attentif sait à n'en plus douter ce qu'il favorisera chez ses élèves et ce qu'il combattra. Il. a reconnu et dénombré au cœur des enfants les alliés dont il recherche l'appui, et les génies hostiles ou malfaisants qu'il lui faut vamcre. L'école qui entreprend de former les citoyens d'une démocratie Fépublicaine a par là même la difficile mission de satisfaire à deux nécessités : élever socialement des enfants en commun, pour la même patrie et dans le respect des mêmes lois; mais pourtant élever en chacun des enfants l'individu qu'il porte, et sauvegarder dans la communauté de discipline, de vie publique, l'originale figure e.t les dispositions heureuses de chacun d'eux. La variété individuelle importe au progrès coUectif aussi bien que la communauté d'aspirations et l'unanimité des tendances. Telle est la noblesse de l'éducation morale démocratique. Ayant reconnu l'individu dans l'enfant, nous l'exhortons a être ce qµ'il promet d'être. En ce point de notre étude, nous rencontrons le problème en quelque sorte classique de l'éducation de la volonté. Il est bien entendu que nous espérons former des hommes fermes et trempés: l'école primaire y pourvoit dans la mesure où elle le peut en tant qu'institution scolaire élémentaire. Mais ne nous laissons point abuser par certain culte de l'énergie : la volonté la plus ferme ne vaut que ce que vaut l'idéal moral au service duquel on la met. Il ne viendrait à l'esprit d'aucun de nos « professeurs d'énergie » de proposer en exemple à l'enfant la force volontaire d'un « apache », d'un bandit, ou d'un « arriviste » sans scrupule ni retenue, d'un
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brutal sanguinaire, d'un féroce exploiteur d'hommes, etc. : cette énergie-là est criminelle. La volonté, certes, mais morale; car, dit Herbart, le vice comme la vertu a ses héros. Il n'est µoint inopportun de le redire. L' «arrivisme» semble aussi gagner chaque jour le terrain que perdent le scrupule et la délicatesse. Séduits par une sorte de désinvolture à l'américaine et par la superstition de la « lutte pour la vie », des jeunes gens tendent plutôt à se débarrasser des conceptions gênantes et de certaines contraintes. La brutalité décorée du nom d'énergie plaît d'autant mieux qu'elle dispense de réagir contre des tendances douteuses ou très suspectes; et elle pare de belles couleurs l'inhumanité ou le lâche égoïsme, auxquels la véritable énergie résiste. Aussi ferions-nous bien de mettre nos enfants incessamment en garde contre cette aberration, contre une théorie insolente qui fait de nos faiblesses une force, de l'égoïsme une vertu, et qui ruine l'individu, prétendant l'aguerrir. Un siècle d'une telle éducation ferait d'un peuple affiné une horde de barbares. L'homme n'y serait bientôt plus qu'un loup pour l'homme, et s'en vanterait. Le problème pédagogique est le suivant : mettre une volonté forte au service du Bien afin que, servant l'individu, elle ne serve que l'idéal moral auquel un maître prévoyant l'a accoutumé. En sorte qu'on ne doit ni enseigner, ni laisser croire que l'individu vaut en proportion de sa volonté; sa volonté vaut en proportion de l'individu même. Et cela suffit à éclairer le débat. Philosophes, moralistes, pédagogues et dilettantes, en France et à l'étranger, discutent sans relâche ce problème : la liste est longue déjà des ouvrages qui font autorité. Des congrès se sont spécialement réunis, par exemple en Allemagne, pour traiter de l'éducation de la volonté mor:ale'. Aux congrès internationaux de Londres (1908) et de la Haye (1.912), dont j 'ai déjà parlé, de très intéressantes communications ont été faites à ce sujet, plus ou moins directement. Quelques-uns Jes travaux entrepris dans ce domaine sont décisifs; et de plus qualifiés que moi en ont dit la force ou la finesse. Mais il y règne encore, de l'aveu général, beaucoup d'incertitude, soit qu'il s'agisse de définir la volonté, soit qu'on tente de caractériser la tâche et les moyens de l'éducation. L'importance de cette question est capitale; et le moins clairvoyant, le plus gauche des instituteurs sent qu'il fait œuvre vaine à l'école, et peut-être mauvaise, s'il n'y tourne point toute éducation en discipline de vigueur morale, de volonté; si l'enfant ne quitte l'école avec un courage éclairé, mais aussi accru. Cette inquiétude
1. Conférence de Berlin, 10 et 11 avril 1912.
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même est salutaire; elle révèle. un affinement de la conscience professionnelle. En 1887, Evelin écrivait déjà : « On voit dès maintenant les meilleurs esprits se rallier, peu à peu, à cettè pensée que la morale, telle qu'il faut l'enseigner dans nos écoles, n'est pas une science, mais une culture rationnelle et méthodique de la volonté 1 ». Il citait plus loin cette affirmation d'un inspecteur d'académie de l'Oise : cc On peut dire qu'aujourd'hui la culture de la volonté pénètre tout l'enseignement de l'école 2 ». L'optimisme règne en maître dans ces pages; mais « les meilleurs esprits » ont entraîné peu à peu ... quelques-uns des autres . Un malaise croissant a avivé ce souci de rendre plus pratique, moralisatrice en effet, une culture scolaire tout intellectuelle. Seulement, le problème de l'éducation de la volonté était-il posé, et bien posé? Je dirai mes réserves. Communément, on se représente la volonté comme étant avant tout une force de résistance et d'inhibition. Quand nous disons : Cet homme a« de la volonté », nous entendons par là qu'il sait ne point céder, et s'y évertue, à tel instinct, ne point suivre tel penchant : il est fort contre le mal; il se possède. Je ne fais pas le bien que j'aime, et je fais le mal que je hais: cette conception augustinienne, et proprement chrétienne au fond, de l'humaine calamité règne chez bien des hommes qu'on surprend quand on leur révèle l'origine de leur opinion. Elle est et elle reste dans l'air que nous respirons, dans la tradition humaine. A nos yeux, l'homme énergique est celui qui triomphe de cette débilité en quelque sorte originelle. On ne nous dit point toujours où il prend son point d'appui pour triompher, ni à quelle puissance morale cet impuissant fait appel; ·et la religion ou la grâce ne sont point réponse à tout. Bref, cet homme nous semble avoir« de la volonté »; c'est pourquoi il a la force de ne pas capituler devant certaines sommations de son tempérament. Il discipline virilement les forces d'anarchie qui sont en lui. Ce spectacle a sa beauté; et il n'est pas douteux que ces capitulations sont fréquentes chez les hommes, singulièrement chez l'enfant, qui m'occupe ici 3 • Cette conception de l'énergie volontaire est claire et pratique; elle est dramatique aussi. Mais elle suppose une systématisation inacceptable; et elle accrédite une méthode purement prohibitive qui, trompant l'enfant sur sa véritable nature, lui dissimulant les énergies bienfaisantes auxquelles il doit en tout état de
1. Revue pédagogique, n• du 15 décembre 1896, p. 614. 2. Id ., p. 616. 3. A méditer ce passage d'une pièce de théâtre contemporaine : • Vou loir ce qui plait, ce qu'on ambitionne,ou même ce que l'on veut, ce n'est pas de la volonté, ce n'est que désir. Mais accepter la chose contre laquelle toute notre répugnance se d resse, se révolte et se cabre, cela, oui ! Vouloir, c'est vou loir ce qu'on ne veut pas! » ( Vouloir, par M. Guiches, IV, VII.)
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cause recourir, l'occupe davantage des vices à détester que des vertus à chérir, du mal à éviter que du bien à faire. J'ai dit combien je me défie de cette méthode et du système qui la fonde. Ce n'est point dans ce pessimisme de parti pris ou de tradition, ni dans cette psychologie par trop rudimentaire, que nous chercherons une règle pratique pour faire au mieux « l'éducation de la volonté ». L'erreur, du moins à mon sens, vient de ce qu'on envisage la volonté comme une faculté au même titre que l'intelligence et la sensibilité; une faculté qui existerait par elle-même, qu'on cultiverait pour elle-même. A force d'isoler l'acte volontaire, puis de le décrire indépendamment de notre vie intérieure et de l'ensemble de notre activité morale, on en arrivait à créer de toutes pièces une faculté de vouloir, et nos traités de pédagogie rivalisent encore dans l'énumération de moyens ou procédés et recettes pour affermir cette« faculté». Une logomachie nous abuse et finit par mettre des choses distinctes sous des mots arbitraires. Trompés par cette psychologie superficielle dont ils ont été nourris et que l'opinion publique entretient, des maîtres échouent dans leur effort éducateur, parce que la conception psychologique qui les inspire est erronée. M. Ferdinand Buisson a dénoncé cette erreur, accréditée par Cousin et fondée sur une fausse théorie des facultés. « Une faculté n'est qu'une étiquette pour désigner d'un seul mot tout un groupe de faits, mais c'est une étiquette qui présente comme isolés des faits que la nature ne distingue et n 'isole jamais absolument 1 • » Il ajoutait:« Il n'y a ni acte volontaire, ni acte intellectuel totalement indépendant de l'état affectif, du plaisir ou de la peine 2 ». Nous nous trouvons en présence« d'une indécomposable solidarité». Récemment, M. Eugène Martin, professeur de philosophie, écrivait : « La fonction volontaire nous apparaît comme un complexus dont les éléments essentiels doivent être cherchés dans le jeu de notre intelligence, dans celui de nos tendances et dans celui de nos émotions, pour mieux dire, dans tous les groupes de phénomènes de notre vie psychologique 8 . » Ce qui n'empêche point M. E. Martin de sacrifier, à son tour, au préjugé traditionnel et scholastique. Ne consacre-t-il pas son dernier chapitre à étudier « l'action de la volonté sur la volonté l>? C'est au moins abus de mots ou jeu d'école. Mais louons la perspicacité des psychologues : les arbres ne les empêchent plus de voir la forêt. Libre à eux de distinguer dans cette« indécomposable solidarité ,,, pour les commodités de l'étude,
1. Leçon de clôture à la Sorbonne, sur l'éducation de la volonté, le 22 juin 1899 (Revue pédagogique du 15 octobre 1899, p. 310). 2. Id., p. 312. 3. La Psychologie de la volonté (Alcan), p. 159, conclusion.
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ceci ou cela ; d'y analyser, d'y doser en quelque sorte tels ou tels éléments. Il est toutefois bien entendu que ces distinctions purement analytiques et idéales ne correspondent pas à des réalités et que, par conséquent, elles ne nous sont point d'un grand secours dans l'éducation, si même elles ne nous égarent. Retenons enfin que ce que nous appelons volonté, loin d'exister comme faculté innée et sui generis, n'est qu'une « résultante » - la définition est de M. Ribot. On peut faire au déterminisme de M. Ribot de graves objections, et le scientisme a perdu de son crédit, si même il lui reste présentement quelque autorité; mais je n'appelle point graves objections, ni objections tout court, des réserves en quelque sorte sentimentales, et comme pudiques, qu'inspire à tant d'hommes leur ·répugnance systématique et entêtée à s'accommoder de toute théorie déterministe, hantés qu'ils sont par une conception ellemême sentimentale de la liberté, conception qui est pour eux, à la lettre, une croyance et un dogme. Pour conserver le terme usuel, populaire, la volonté est une manière de se comporter et de se conduire, une façon de penser, de sentir, de désirer, d'agir et de réagir devenue habituelle et très aisée, caractéristique d'un individu résolu et ferme. C'est l'expression de toute une activité moral e ; tout un homme s'affirme dans un acte volontaire, et non pas seulement l'énergie d'une de ses « facultés ». La science n'abandonne point pour cela sa prétention d'analyser l'acte volontaire dans son essence, dans ses origines, dans ce je ne sais quoi de premier, d'élémentaire, comme dirait un philosophe ou un poète allemands, qui caractérise notre aptitude à vouloir et à la manifes ter activement. M. Ribot trouve l'humble origine de la volonté dans l'irritabilité de la matière vivante; elle ne serait qu'une des propriétés de la substance, et particulièrement développée chez l'homme 1 • L'origine, peut-être; quant à la cause, c'est gibier pour métaphysiciens. On en débattra donc toujours, même entre gens qui ne font point délibérément intervenir dans de telles discussions des considérations de dignité morale ou des préférences individuelles. En ce qui me concerne, j e ne vois point quelle répugnance peut exciter en nous la théorie d'un Ribot; et si, d'autre part, cette théorie éclaire d'une plus vive lumière le problème de l'éducation, par conséquent accroît nos chances de n'y point échouer ou d'y mieux réussir, pourquoi ne pas s'en inspirer? Le grand point est de savoir où nous menons l'homme, non pas d'où il vient; et je crois
1. Voir F. Buisson, lecon citée , p. 321-322 . • M. Ribot nous a montré le premier germ e dans • cette propriété biologique inhérente à la matière vivante et qu 'on nomme l'irritabilité, dont les deux formes se difTérencient plus tard, sensibilité et
mobilité. •
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qu'une sorte de pragmatisme nous est d'un meilleur secours, pour élever l'enfance, que tel axiome apriorique en tout état de cause invérifiable. On voit bien à l'user si l'enfant s'aide lui-même, si l'école est selon l'écolier, et si la nature assiste le maître, qui ne veut que lui obéir l'ayant d'abord reconnue. Une certitude au moins paraît établie : la volonté n'étant pas une faculté distincte, que l'instituteur puisse saisir isolément afin de l'exercer en elle-même et pour elle-même, il n'y a point à proprement parler « d'éducation de la volonté >>. M. Buisson le dit avec une netteté parfaite : « Toute éducation est une éducation de la volonté ou n'est rien . On forme la volonté en apprenant à penser, à sentir, à agir normalement. Vouloir, ce n'est pas autre chose que conduire son esprit. » Et plus loin : ,, L'éducateur aura fait quelque chose pour la volonté chaque fois qu'il aura provoqué une idée juste, un sentiment noble, un acte d'énergie, chaque fois qu'il aura contribué à fortifier un bon penchant ou à en affaiblir un mauvais, à rectifier une pensée inexacte, à faire voir un peu clair au fond de n'importe quelle parcelle de la réalité interne ou externe 1 » . Telle est, surtout à l'école primaire avec de tout jeunes enfants, l'orientation générale de l'éducation; et" l'éducation de la volonté » s'y fait en même temps : ceci résulte de cela. Si l'école a fortifié chez un enfant le sens du Bien et de la vie morale; si elle lui a donné le goût et le désir d'être l'homme qui se conduit selon le devoir, l'homme qui ne veut que ce que sa nature affinée par l'éducation lui suggère, veut elle-même, le problème de la volonté est résolu pratiquement pour cet enfant-là : quelques exceptions justifient la règle; et c'est d'une règle générale que je suis en quête. << Ce serait un vain jeu de mots ou, si on le prenait au sérieux, dans la pratiqu<-l, ce serait une fâcheuse erreur d'éducation que d'entreprendre de cultiver à part, par une sorte de sélection artificielle, et de surexciter chez l'élève la volonté toute seule, abstraction faite de l'intelligence et du cœur. On ne veut pas pour vouloir, à vide; on veut parce qu'on aime et dans la mesure où on aime 2 • » Il n'est point de « culture de la volonté» qui puisse donner à un enfant une volonté ferme si l'éducation tout entière, que je définirais volontiers une aimantation, n'a mis cet enfant au service d'un idéal moral qui l'éveille, l'attire, le soutienne et le retienne. Une application persévérante à tremper sa volonté, prise comme objet particulier, risque plutôt de détourner l'instituteur de l'éducation généralisée sans laquelle il n'y a ni volonté sûre, ni moralité certaine.
i. Leçon citée, p. 336. 2. Id . , p. 336.
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Je dirai plus, au risque de paraître paradoxal. Tant de soins pour traiter la volonté et pour l'exercer vont contre leur objet puisque la volonté résulte d'un état moral complexe, qu'il faut constituer d'abord et peu à peu, l'acte créant l'habitude et l'état moral que l'habitude entretient et fortifie, mais ne crée point. C'est le fruit mûr qui se détache naturellement de la branche ployée sous l'aimable fardeau : voudrait-on cultiver le fruit avant l'arbre et la branche, et la vie générale de l'arbre, riche de sève active et bien distribuée? L'école est éveilleuse de volonté dans la mesure où elle réalise son dessein général d'éducation. Y instituer, sur la foi d'un stoïcisme noble, mais aventureux, ou d'un kantisme un peu hautain, une culture spéciale de la volonté, même si l'éducation générale n'en devait point pâtir, c'est pour le moins travailler vainement. C'est vouloir étreindre un rêve, un fantôme, une illusion. C'est d'abord aller contre la nature. Seulement, comme il est salutaire daris la pratique quotidienne, et sous cette réserve capitale, d'attirer souvent l'attention d'un enfant sur son aptitude et sa puissance instinctives à vouloir, il est possible de rechercher des moyens pratiques et scolaires de développer la volonté chez l'élève, chez l'homme. C'est en ce sens, mais ce sens seulement, que nous sommes fondés à parler d'une culture scolaire de la volonté. Le maitre intervient opportunément pour aider, accroître l'action totale de l'éducation, et, soutenant la branche que ses doigts experts ont affermie et fortifiée , il tourne le fruit mûrissant vers les plus chauds rayons du soleil, qui vivifie l'arbre même. De sagaces pédagogues ont disserté sur cette partie de l'œuvre pédagogique. Herbart a construit, à l'allemande, tout un système de l'intérêt appliqué à l'attention et à la volonté enfantines. Ce sont là débats familiers à l'éducateur bien renseigné, ou plus curieux, mais à l'occasion sévères et rebutants. Le moins rebelle des lecteurs hoche la tête , çà et là; il ne se résigne pas à croire qu'il faille tant d'analyses savantes et ambitieuses, tant de démonstrations en forme pour trouver quelques règles très pratiques, générales puisqu'il s'agit d'une éducation publique, d'ailleurs revisables, et qui guident un maître dans son entreprise pour élever l'enfance à la virilité. II a le sentiment que ce doit être plus facile, et surtout plus naturel que cela : pourquoi dresser tant de gros livres entre l'enfance et lui, entre la vie et l'école? Ce maître rebuté ou dérouté sent bien que beaucoup d'amour, uni à. beaucoup de bonne volonté et quelque adresse, ne manque point d'émouvoir un enfant; de l'élever au Bien; de lui rendre aimables les vertus et odieux les vices; et de l'élancer allégrement vers un idéal qui le ravisse, qui l'emporte à une hauteur de pensée et de désir d'où son courage ne retombera plus, d'où il ne
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retomberait plus sans ;ouloir aussitôt y remonter. Vraiment la tâche paraît plus simple aux cœurs simples . Ils ne s'embarrassent point, et je les en loue, de toute cette science de cabinet; et l'expérience, la réflexion aidant, les pourvoit au mieux. Voici un enfant doué pour l'étude. Il travaille avec ardeur; son zèle, qu'il faudrait plutôt modérer, est chez lui docilité à un penchant. Ce zèle est méritoire sans doute, mais dans la mesure où suivre la nature est méritoire : notre système de récompenses et de punitions est si sommaire, parfois si grossier! Voilà un autre enfant qui répugne à l'étude : son zèle est capricieux et languissant. Il est donc classé : élève mou et paresseux; et le maître punit cette mollesse, cette paresse, cette mauvaise volonté. Il le punit en fait - de n'être point doué pour l'étude et de n'en point subir le charme attirant; et cet élève, que la nature n'a point disposé à l'étude, expie à l'école cette disgrâce, puisque nous concevons et publions que c'en est une : sa paresse est une faute, personnelle, volontaire et soutenue. Voilà qui est fait pour rendre l'étude aimable à l'enfant peu doué! Et aussi quelle délicatesse, quelle justice que celles de ce maître, d'ailleurs si bien intentionné, qui suppose en fait tous les enfants égaux en intelligence et en dispositions, et va récompensant ou châtiant non l'élève, mais la nature! Convenons enfin que ces notions de mérite et de démérite sont rudimentaires. Une revision de certaines valeurs s'impose en vérité : c'est de l'éducation morale à contresens. Il n'est nul besoin de pratiquer Herbart, Kant et tant d'autres savants auteurs : le bon sens y peut suffire, et des yeux bien ouverts, où luit la sympathie, l'amour, la foi en l'école, donc en l'enfant. Pense-t-on sérieusement aiguillonner ainsi la« volonté » des « paresseux»? Je ne conseille point, on peut m 'en croire, au maître de laisser cet enfant à sa « paresse», encore moins de l'y encourager : l'école publique ne peut pas être une abbaye de Thélème. Mais si l'on escompte de ces punitions un sursaut d'activité, plus de vaillance laborieuse, plus d'entrain à la tâche scolaire, quelle naïveté dans bien des cas! Elles ne font que rendre l'étude et l'école plus odieuses à l'enfant; et loin de fortifier sa volonté - car on s'imagine qu'il manque de volonté ou qu'il ne veut point .....,.. elles l'intimident en accroissant d'autant plus la répugnance à vaincre, donc l'efl'ort à faire à contre-cœur. Sotte pédagogie, et si cruelle! Si vous désirez augmenter chez cet enfant « la faculté de vouloir »; augmentez d'abord l'attrait de l'étude qui lui répugne ou l'intéresse mollement, et à laquelle vous le contraignez par des moyens qui ne viennent point d'elle-même, qui se retournent contre elle en effet : elle fuit l'enfant à proportion de votre beau zèle à le rapprocher d'elle. Posez équitablement le problème, instituteurs dévoués, mais
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si peu clairvoyants! Stimulez le goût de l'étude, et d'abord ingéniezvous à la rendre aimable. Qui sait si votre maladresse, votre ton, votre voix, votre manière abstraite, votre façon peu intéressante d'enseigner les choses les plus attrayantes ne sont pas un peu responsables des résistances de votre écolier : et vous l'en punissez? Cessez dès aujourd'hui de vanter la justice en votre geôle scolaire. Mais si vous savez attirer l'enfant à 1'étude qui Je rebutait, en y ajoutant la persuasion de votre exemple et vos affectueuses exhortations, vous verrez cet élève s'évertuer bientôt avec plus d'entrain, intéressé par quelque côté, par une matière, par une science, par tel ou tel exercice. Servez-vous de ces goûts révélés pour le retenir. Que telles ou telles études lui inspirent enfin le désir, la joie de l'étude! Vous le verrez s'y appliquer davantage : vos punitions le fortifiaient dans ses rancunes ou dans son indiITérence; votre adresse, quelques récompenses bien choisies l'ont encouragé - que ce mot est donc expressif et humain l Ne craignez plus une soumission feinte, une docilité hypocrite, et cette silencieuse rébellion qu'on sent sourdre dans l'école la plus policée et la plus studieuse en apparence. D'autres exemples confirmeraient la méthode, et tout d'abord révèlent combien notre façon de « tremper » la volonté enfantine peut être absurde et démoralisante. Si un homme n'aime pas le bien, s'il n'en a pas la passion, bien agir lui est malaisé par définition; et tous les châtiments du monde n'y feront rien puisqu'ils portent à faux ou ajoutent au grief contre le bien. Reprocherez-vous à cet homme de manquer, en pareille circonstance, de volonté dans l'accomplissement du devoir? Ce peut être exact dans certains cas; encore faudrait-il s'en assurer : c'est plus difficile que punir. En général, c'est que le bien ne l'avait ni convaincu ni attiré, appelé : le problème est tout autre. Il n'y a de volonté, active et soutenue, que si l'éducation a su faire appel à toutes les forces de curiosité, d'admiration et d'enthousiasme chez l'enfant, et solliciter les initiatives favorables qui s'émeuvent en lui. D'un mouvement naturel, il se porte alors à la vertu; et l'effort pour y atteindre, loin de lui être une peine ou une douleur, lui semble heureux et facile, dans le sens de sa nature, conquise au bien. « Avec l'enfant, disait Mme Necker de Saussure, souvent on obtient le plus mieux que le moins, quand le plus est un exercice d'activité et que le moins est une privation pure et simple. » Vue profonde! Inscrivons ces mots sur les murs de toutes nos écoles primaires : ce ne sont pas les écoliers qui y contrediraient, ni les maîtres avisés. L'acte héroïque paraît aisé à l'homme dévoué à un idéal moral haut et fier. Est-ce orgueil? Il pourrait plus mal placer son orgueil. Est-ce naturel penchant? Suivons la nature : nous verrons bien. Ne dites pas que
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cet homme entraîné au grand et qui, d'un coup d'aile, franchit la bassesse ou la médiocrité, est un individu énergique, doué d'une forte volonté : il n'y mit point tant d'effort. Dites plutôt que son âme tout entière est attachée à cet idéal, qu'elle s'y hausse d'elle-même, d'un mouvement irrésistible. L'énergie, elle est dans l'objet qui l'attire à soi, plus encore que dans son cœur ravi. Ce fort, ne serait-ce pas, si j'ose dire, un faible devant le Bien et la Vertu : il ne sait rien leur refuser. Ils le possèdent. Si cet homme tendait sa volonté, ce serait pour résister à l'appel du Bien et de la Vertu: parions qu'il ne le pourrait durablement l Admirez donc l'objet qu'il aime et sert, plutôt que sa magnanimité courageuse, que sa volonté d'homme fort. Dans « l'éducation de la volonté » ainsi comprise, l'émotion joue un rôle prépondérant, non l'ascétisme stoïcien, qui est discipline d'hommes mûrs, mais pas d'enfants à élever; surtout s'il est vrai qu'à l'origine de l'acte volontaire il y a toujours un élément a[ectif, joie ou tristesse, plaisir ou peine. Toucher l'enfant au vif du cœur, tandis qu'on l'exhorte gravement à la vertu, c'est vraiment avoir chance de le disposer à la vertu : il s'y inclinera plus aisément, par là même distrait du vice. Il n'a plus ni la pensée, ni le goùt, ni le loisir d'être vicieux; sa volonté, si vous tenez au mot, tend d'ellemême au bien parce que le bien règne en lui et lui plaît. Ce sont là vérités trop évidentes : c'est pourquoi il les faut rappeler à tant de maîtres, qui les oublient. Maître ingénieux, efforce-toi donc non pas tant « d'exercer » la volonté, ou de la « traiter » ascétiquement, mais d'accroître au cœur de ton élève l'empire des puissances vertueuses et la joie tonique de se sentir docile à cette heureuse tyrannie. Chaque leçon qui « porte », chaque exemple qui le touche, chaque action qui l'encourag·e entretient chez cet enfant les fécondes émotions qui engendrent une volonté forte. Et que le souci de l'assurer, de la rendre plus ferme, te ramène incessamment à l'éducation morale tout entière l En définitive, la volonté de l'homme vaut pratiquement ce que vaut la cause à laquelle son éducation l'a voué, et qu'il aime. C'est donc l'âme de l'école, et non telle discipline particulière ou telle gymnastique volontaire, qui affermit, trempe, aguerrit la volonté; c'est l'élévation des leçons, la noblesse du dessein scolaire, l'ambition, le souci du maître de hausser, plus haut, plus haut encore, chacun de ces enfants, dont il voudrait faire comme la douce proie du Bien, du Beau, du Juste. Défions-nous des tâches qu'on vante comme pratiques, utiles, réalistes, et qui « préparent à la vie » : c'est un avilissement de l'école comme de l'écolier. Rien n'est moins
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propre à soulever l'enfant sur lui-même; et quelle énergie volontaire attendez-vous donc d'un homme qui n'aime point en efîet l'idéal qu'on lui enseignait, parce qu'il y sent une disproportion entre ce qu'on lui offrit et ce qu'il méritait, entre ce qu'il possède et ce qu'il désire? En vain vous tentiez d'exercer mécaniquement sa faculté volontaire : son âme restait inoccupée, au-dessous de son rêve et de ses pressentiments, languissante, à jamais déçue. Éveillez dans le cœur de votre élève un grand intérêt, une généreuse passion, une belle ambition, une vive ardeur à savoir, à sentir, à penser, à bien faire, telle que son être tout entier s'en trouve tendu et exhaussé. Que la cause à laquelle vous espérez l'attacher soit grande et belle! « Il est bien remarquable, en effet, disait récemment M. Paul Bourget en recevant M. Boutroux à l'Académie française, que les plus hautes interprétations de la vie soient aussi les plus propres à nous faire agir fortement et virilement. » Il y a une certaine façon de vouloir rendre l'école populaire plus « pratique » qui en réalité la ruinerait et qui énerverait l'enfance. Vous ne ferez l'enfant actif et énergique que s'il a en même temps la conscience, la certitude qu'il vaut la peine d'agir, et que l'action qu'on propose à sa vie est en effet digne de lui-même, digne de l'humanité. Il agit dans la mesure -où il croit au bien et à cette action même. Notre volonté, c'est notre joyeuse docilité à une foi, religieuse ou non, et l'aveu d'une généreuse croyance. Instituteur, sache donc où porter ton effort : le reste viendra par surcroît. Mon zèle à dénoncer des méthodes vaines ne m'induit point à l'erreur contraire. Il reste nécessaire de prévenir l'enfant qu'il ait à affirmer, dans certains cas, sa « volonté». Une éducation qui s'en remettrait au seul succès de la méthode indirecte, définie plus haut, risquerait d'être molle. Il faut souvent à l'école, et plus tard aussi, en appeler chez l'enfant, chez l'homme à la faculté de vouloir pour vouloir, et tendre directement des ressorts souvent prêts à fléchir; il faut armer la volonté de l'enfant et de l'homme contre des maux et des vices, contre des cupidités et des vilenies. Mais tout cela est affaire de tact chez le maître, et toujours d'opportunité. Et quels alliés l'enfant, l'homme appellerait-il à l'aide sinon les forces généreuses de l'âme humaine, celles-là mêmes qui émeuvent directement et entraînent avec elles la volonté conquise? Accoutumons l'enfant à supporter la douleur et la souffrance, à maîtriser des impulsions mauvaises, à combattre d'indignes penchants, à éviter certaines fautes : mais comment le pourrait-il en effet s'il ne se réfugie dans les instincts favorables et les désirs vertueux que son cœur a choisis comme alliés? En quoi donc consiste
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cette volonté de résistance et de victoire sinon en sa générosité même et en ses ressources de dignité morale? J'aime aussi voir un maître user souvent de maximes morales, brèves et impérieuses; elles sont des ordres donnés à la conscience enfantine, mais bientôt l'ordre que l'enfant se donne fièrement à soi-même. Appel direct, immédiat, et très franc, aux aptitudes vertueuses de l'enfant : il affirme sa force morale à l'instant même où il se promet d'en user. Il est fort par ce qu'il se jure de le devenir; il triomphe déjà du mal par ce serment qu'il se fait d'y résister toujours; il sera vertueux puisqu'il l'est, qu'il a le sentiment de posséder la force qui constitue la vertu. Comment le deviendrait-il donc s'il ne l'était déjà, au moins un peu? Et s'il dit avec force : je saurai vouloir, c'est qu'une voix intérieure lui murmure : tu veux déjà; persévère 1 Ce seul serment d'être vertueux et de vouloir le rester est générateur de force confiante. Associons donc toujours dans l'esprit des enfants l'idée d'énergie et l'idée de volonté. Il est utile qu'ils sachent, et de bonne heure, s'ils ne l'ont déjà éprouvé de quelque façon, que l'action coûte parfois un effort; qu'elle n'est point toujours et partout la facile et naturelle efflorescence d'une pensée claire ou d'un vif amour. Que d'habitudes « à perdre », à combattre, et d'actes coupables à éviter! Que de pensées mauvaises à pourchasser! Que de préjugés à proscrire, de ces préjugés qui sont une facon de vouloir de la pensée abusée! La vie scolaire est féconde en exemples : au maître de les utiliser selon ce dessein. Voici un enfant qui se ronge les ongles : pour rompre avec cette vile habitude, il lui faut beaucoup de courage et d'énergie persévérante. Où trouvera-t-il cette force victorieuse sinon dans un vif sentiment de dignité et de confiance en soi-même? Qui doute de la victoire est à l'avance impuissant. Cet autre, qui vous inquiète, a des habitudes vicieuses, inscrites sur son pâle visage, dans ses yeux cernés : qui le sauvera de cette servitude honteuse, de cet abandon à des instincts grossiers, sinon un amour ardent de la franchise, du besoin d'estime et de confiance, la protestation de tout ce qui est en. lui-même goût, désir honnête, mépris de la laideur, culte de l'honnêteté? Celui-ci se tient mal à son pupitre: c'est toute une réforme de son attitude à tenter. Lui suffira-t-il de vouloir ne point se tenir mal si le sentiment de la dignité, et aussi l'intêrêt bien entendu, ne sont point vifs en lui? Celui-là est emporté, querelleur, impulsif et violent : qu'il apprenne l'art de résister à son tempérament, de le dompter; et comment y réussirait-il si une conception positive de la douceur, de la justice et de l'humaine bonté ne le soutenait dans cette lutte contre ce qu'il y a de moins bon en lui? Ce sont là des exemples immédiats, à portée des yeux et de la main, pour l'instituteur intelL',koLE PRIMAIRE.
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ligent. Il saisit sur le vif l'énergie volontaire, puissante ou défaillante; elle lui donne la matière de leçons émouvantes. Qui dit volonté pour ces enfants dit l'application pleinement consciente, et toujours énergique, à ne pas faire ce qu'ils font, à ne plus être ce qu'ils sont; et ils trouvent en eux-mêmes non pas une faculté volontaire qu'il leur suffise de galvaniser, mais toutes les ressources de dignité et d'amour qui l'engendrent et l'assurent. · Dans ces cas mêmes, en quelque mesure pathologiques, quiconque entrepend une cure de la débile volonté par l'appel direct, mais exclusif, à cette volonté même, ne peut pas réussir. C'est en opposant à l'habitude laide et vicieuse l'amour d'habitudes décentes et nobles, lentement constituées, que je puis espérer gagner ces enfants, les faire vouloir selon le meilleur d'eux-mêmes. Essayons donc de susciter en eux un sentiment moral et d'une vivacité telle que leur volonté, changeant pour ainsi de front, les incline peu à peu vers des images, des idées, des actes décents et nobles supplantant à la longue, de leur propice tyrannie, les images, les idées et les adtes générateurs d'habitudes immorales et séducteurs de la volonté, qui cède au plus fort, n'étant point essentiellement sa force à elle-même. C'est en engendrant chez l'élève un état moral impérieusement actif, et non en stimulant sa « volonté » asservie, que l'éducateur l'a sauvé, libéré. Un simple recours, si persévérant qu'on le suppose, aux forces d'inhibiton n'eût point suffi; le renfort souverain est venu d'ailleurs. Ainsi, en même temps que nous exhortions l'enfant à vouloir résister à cette tyrannie de tendances et d'habitudes immorales, nous cherchions dans les forces positives et saines , disons normales, de sa nature l'assistance qui lui permît à lui-même de triompher, de se renouveler. Être énergique, c'est non pas tant résister à la douleur, au vice, à l'instinct vil, aux tentations mauvaises, aux impulsions égoïstes, que s'abriter dans tout ce qu'il y a de meilleur en nous, s'y réchauffer , s'y reposer, et puis bientôt s'y exalter, et, à la faveur de cette protection même, reprendre haleine, se détourner de ce qu'on a fui, s'assurer dans la pratique des vertus , dont la seule image encourage désormais et stimule notre énergie. Cette discipline volontaire a donc pour principe et pour règle la confiance en nous-mêmes, à condition qu'une éducation sage et prévoyante ait su soumettre, par tous ses enseignements et toutes ses disciplines , notre activité à la règle d'un devoir. Quoi qu'on tente et fasse , nulle culture spéciale de « la volonté » n'en accroîtra la puissance si, en même temps, l'éducation générale, totale, n'élève l'enfant à un idéal de pensée et d'action morales qui l'attire, l'entraîne, le ravisse. Cette méthode seule est féconde; et elle est la plus rapide aussi.
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De ce point de vue, nous découvrons les conditions de la culture du caractère à l'école primaire. Dans la pratique, on associe dans le mot de caractère , qui est un éloge, trois idées : l'idée de dignité, d'indépendance et de force morale, donc de vertu. Dire d'un homme qu'il est« un caractère », c'est louer sa fermeté et aussi sa constance à ordonner sa vie morale selon de clairs principes . Le caractère nous apparaît comme l'épanouissement d'une personnalité énergique. C'est la suprême parure de l'individu. Elle n'est pas le privilège de quelques-uns et, dans une démocratie républicaine, il est permis à tous les citoyens, quelle que soit leur condition, pauvres ou riches, ouvriers, paysans ou fonctionnaires, administrés ou administrateurs, d'avoir « du caractère», de donner l'exemple d'une fière indépendance, d'une application tranquille à vivre selon sa personnalité et selon un idéal moral. Toute l'éducation démocratique, dégageant chez l'enfant, si possible, la personnalité, tend vers la formation du caractère ainsi conçu. Elle veut inspirer à chaque citoyen un sentiment de dignité individuelle, un souci très vif de son indépendance, la ferme résolution, bref la volonté de le défendre tout d'abord en en restant digne, et enfin cette calme assurance qui distingue les hommes maîtres d'eux-mêmes. Toute l'éducation scolaire républicaine tend vers cette conception du caractère. Il est faux de croire, de dire, de laisser dire qu'une telle conception ne peut être réalisée qu'exceptionnellement, chez des individus d'élite, exemplaires, d'ailleurs rares. Où l'instituteur français puiserait-il le courage et l'éloquence - je dis l'éloquence s'il n'était, au contraire, convaincu qu'il peut élever ses élèves à cet état de possession de soi-même, de maîtrise, de force d'âme et d'indépendance? Si imparfait, si précaire que soit l'enseignement primaire élémentaire, si limitée que soit la puissance moralisatrice de l'école, servie, mais plutôt desservie si souvent par la famille et la société, ce maître sait qu'il peut réaliser chez l'enfant l'équilibre de forces d'action et de contrainte - plus ou moins , voilà tout. Et il le tente avec foi, avec allégresse : ce qui est déjà réussir . La condition essentielle pour qu'une démocratie républicaine vive et prospère dans l'ordFe et dans la paix, c'est justement que chaque individu y acquière, puis conserve le calme, la maîtrise réfléchie, la tranquille assurance d'hommes conscients de leurs droits, mais d'abord de leurs devoirs. L'école n'y saurait suffire à elle seule, et pour maintes raisons : j'en ai évalué la puissance moralisatrice aussi équitablement que possible; mais elle fonde cette éducation, qui veut faire l'homme actif, énergique et décidé, pourtant mesuré et pondéré, et lui représente la violence ou le désordre à la fois comme
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des fautes contre le goût et contre la raison dans une société républicaine. La vie fera le reste, et l'éducation que chaque homme se donne à soi-même en silence, infiniment .... L'école primaire ne séparera donc jamais de l'idée de volonté et de caractère l'idée d'ordre et de paix; et jamais elle ne laisserait un enfant confondre l'énergie avec l'égoïsme, l'indépendance avec l'individualisme anarchique, la liberté avec la licence. Ainsi le veut la discipline républicaine. En dernière analyse, toutes les puissances de l'école primaire française , entre les doigts experts du maître qui sait, qui veut les diriger en effet, conspirent à développer chez l'enfant l'énergie et la volonté, moins pour le rendre libre que pour l'accoutumer à la règle, celle de son pays et celle de sa conscience. C'est en ce sens qu'il est permis de dire, en concluant ce chapitre, que l'éducation morale républicaine, telle que la France la conçoit et l'entreprend, est une pédagogie de l'obéissance dans la liberté.
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Que la personnalité de l'instituteur joue un grand rôle dans l'éducation morale de l'élève, personne ne l'ignore et ne le nie; et qui donc prétendrait utile de le démontrer ? Encore faut-il expliquer le mécanisme, pour ainsi parler, de cette action. Le seul contact du maître et de l'enfant durant des heures, das mois, des années, modifie cet enfant, parfois de façon décisive : l'homme qu'est le maître éduque souvent mieux et plus que l'instituteur; et cela n'est pas moins certain des maîtres qui ne s'en doutent pas, ou qui ne s'y appliquent point délibérément. Il est connu qu'un instituteur malhabile ou peu instruit, mais enthousiaste, généreux, tout à sa fonction , dévoué aux enfants, qui le sentent et devinent porteur d'un noble dessein, marque ses élèves, les stimule, les entraîne mieux que tel collègue habile ou savant, mais plus virtuose que maître convaincu. On ne sait jamais quelle part exacte revient dans l'éducation morale aux impondérables, singulièrement à l'action personnelle, et en grande partie inconsciente, de certains maîtres sur certains élèves. Cela même doit nous guider dans le recrutemeut, la préparation et l'avancement des instituteurs, des institutrices, surtout quand il s'agit d'aiîecter des maîtres à tels ou tels postes. Pourvoir une école, c'est, en règle générale, y nommer le maître qui convienne en effet. L'automatisme bureaucratique auquel voudraient nous contraindre sous prétexte d'égalité et de justice certains esprits chimériques, certains groupements corporatifs niveleurs, ne nous fera point, si nous y veillons , substituer des calculs d'ancienneté à des considérations dignement psychologiques et proprement humaines, dont il faut tenir grand compte dans l'administration universitaire, certaines garanties dûment prises. Chaque maître a une faculté plus ou moins grande d'attrait, qui joue un grand rôle dans l'éducation morale des enfants. Et c'est en se plaçant au point de vue de l'en-
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fant qu'on a le plus de chance d'administrer équitablement. L'ancienneté n'est en aùcun cas la raison souveraine; et dès qu'il s'agit d'élever un enfant, trop d'ancienneté, chez un instituteur, ne vaut pas la jeunesse parfois, et même l'inexpérience. Il y a là une influence toute spéciale, subtile, peut-être d'ordre physiologique en quelque mesure, ignorée du maître le plus souvent. Contesterait-on que l'attitude, le timbre de voix, le regard d'un maître enseignent souvent mieux que ses meilleures leçons en forme? Le drame le plus intime, mais aussi le plus émouvant qui se joue dans une école, c'est la lente modification du maître par l'élève. Même inexperts à enseigner, certains maîtres très doués pour l'enseignement moral instruisent l'enfant et le forment excellemment. C'est qu'il les aime, qu'il a pleine confiance en eux, qu'il s'est attaché à ces maîtres; leur personnalité même l'a séduit dès la première leçon. C'est un charme, et comme une très douce sujétion de l'élève au maître. Quel bienfait sans doute, mais pourtant quel péril pour un enfant que cette maîtrise d'adultes sur sa vie, ses goûts, son courage, sa volonté! On l'entend bien ainsi quand on affirme que l'exemple d'un maître est décisif dans l'éducation morale; mais cela est déjà d'un autre ordre : il s'agit de la tenue et de la conduite de ce maître, non plus seulement de sa personnalité, de son aptitude à attirer la sympathie, de ce charme individuel , de cette autorité à demi inconsciente sur la personnalité de l'enfant. Il n 'est pas niable que beaucoup d'hommes doivent, en tout ou partie, la régularité de leur vie, leur probité, leur fidélité au devoir, bref le sérieux et la dignité de leur pensée comme de leur conduite laborieuse, à l'exemple d'un de leurs maîtres plus qu'à ses leçons les mieux venues, qu'à sa discipline proprement scolaire et professionnelle. Que chacun de nous, se recueillant et éprouvant ses maîtres, les juge impartialement : le plus instruit, le plus brillant ne fut peut-être point celui qui agissait le mieux sur notre sens moral; et tel de ces maîtres que nous croyons oubliés, modestes, un peu effacés peut-être, continuent pourtant à parler haut à notre conscience, à diriger nos pas. Cette certitude est ce qu'il y a, peut-on dire, de plus mystérieux dans l'éducation; et c'est pourquoi l'école, même la plus modeste, offre matière à une observation féconde. Tout s'y renouvelle, s'y rajeunit à l'instant où nous pensions, forts de l'expérience, en fixer le visage et l'âme. Du bon maître ou du mauvais , quel est celui dont l'exemple a le plus de prise sur un enfant? J'entends bien que cela dépend beaucoup des dispositions particulières de cet enfant; mais sans être pessimiste, il est permis d'écrire que si le mauvais maître, je veux dire paresseux, négligent et sans probité, n'a pas d'action sur
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l'enfant doué et plein de vaillance, ce maître est pour ses élèves une vivante exhortation à la paresse, à l'insouciance, à la légèreté, à l'hypocrisie, à l'improbité. Il peut vanter le travail, le devoir, l'énergique volonté de progresser; sa personne, ses actes, sa vie, parlent un tout autre langage; et son élève n'entend que ce langagelà. Au contraire, Je vaillant instituteur peut se dispenser de louer à heures fixes la vertu, l'activité, la dignité individuelle, la charité : sa vie même, en classe et au dehors, enseigne tout cela silencieusement; et c'est sa vie, plus que ses leçons, qui élève l'enfànt. Ce sont là vérités banales. Il est bon de les redire à l'heure où vous définissez à l'instituteur et à l'institutrice leur devoir d'éducateurs et leurs responsabilités personnelles. On pourrait, de même, discuter longuement la question de savoir si le maître mauvais a toujours une mauvaise influence, et si le maître bon a une influence bonne infailliblement : chacun répond à cette question selon son expérience et selon la conception plus ou moins flatteuse qu'il se fait de la nature humaine. En ce point de nos recherches, il suffira de rappeler au maître, fût-il le plus docte et le plus expert, que c'est sa personne, sa vie, son exemple, plus encore que ses leçons, qui enseignent la vertu à l'enfant. Je n'exige point naïvement de l'instituteur qu'il soit sans défauts: où trouverait-on de quoi pourvoir de bons maîtres tant de milliers d'écoles? Prenons les hommes comme l'humanité les enfante et les mûrit. Qui sait si le meilleur des maîtres, aimé comme tel de ses élèves, n'agit pas favorablement sur eux, à l'occasion, par quelquesuns de ses défauts mêmes? On a pu écrire que des enfants étaient plus aptes à profiter des fautes de leur maître que des leurs; et Platon, nous dit-on, pensait qu'un bon médecin ne devrait pas avoir une santé trop robuste 1 • Le paradoxe est ingénieux. Retenons du moins que si un maître a le sentiment de ses défauts, il trouvera dans cette expérience de soi-même les meilleures ressources pour enseigner l'art d'en triompher; et je crois bien qu'un saint, s'il s'en rencontrait, serait le plus gauche, le moins sûr des éducateurs. L'essentiel est qu'un instituteur ait conscience de l'autorité moralisatrice ou démoralisante - qu'il a personnellement, en tant qu'homme, sur les enfants. Ainsi que l'a judicieusement écrit M. Jules Payot, bien placé pour connaître les maîtres et les conseiller, « l'instituteur occupe, aux yeux de l'enfant, dans chaque village, une situation prépondérante : il est le centre de leurs pensées. Il représente pour eux la supériorité du savoir, et ses élèves modèlent, plus qu'ils ne le savent et plus que ne le croient les observateurs
L .Papers on moral education, déjà cité. Voir la communication du prof. J. Mackenzie, The task of the teacher, p. l 1.
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superficiels, leurs manières et leur conduite sur celles du maître. Celui-ci a sur eux plus de prestige que n'en ont les parents, parce que les enfants ne voient pas l'instituteur dans le laisser aller quotidien de la famille: il en résulte pour lui une responsabilité d'une extrême gravité. Toutes ses paroles, tous ses actes ont de l'importance 1 • » Le mot de responsabilité dit tout; nul besoin pour ce maître de le proclamer; nul besoin d'affecter une gravité pédante, pour parler familièrement : pontifiante. Dans ce ministère quotidien, il lui faut le naturel et quelque grâce. Les enfants discernent très vite si leur instituteur joue un rôle, ou s'il eat bien ce qu'il prétend être. Le maître comédien ne trompe pas son petit monde; à la longue, il ne dupe que soi-même : les plus ardentes de ses exhortations morales sont vaines si cc le cœur n'y est point». On l'a dit bien souvent. Il n'est jamais superflu de le répéter. En un mot, la personnalité d'un maître n'exerce une influence de bon aloi que s'il est sincère, enthousiaste et convaincu, d'ailleurs modeste, et si cette action tout individuelle a l'aisance de la nature. Les habiletés du plus habile des instituteurs peuvent émouvoir un enfant, à l'occasion; mais si elles sont la règle, si l'art ou l'artifice y paraissent au moins autant que le dessein moralisateur, je n'attends rien de ces leçons, de cet exemple : ce n'est plus qu'un jeu. Si savant qu'il soit, les enfants se ressaisissent très vite : ils n'y sont plus que joueurs aussi, camarades de jeu de leur maître. Malgré la verve de celui-ci et l'entrain de ceux-là, ce n'est plus qu'apparence, ce n'est plus que convention, passe-temps trompeur, hypocrisie même. Dire qu'un tel enseignement n'atteint pas son but, c'est trop peu dire : il déprave l'enfant. Seulement, si la sincérité du maître est nécessaire, comment notre régime de neutralité la rend-elle possible ou licite? N'y a- t-il point contradiction entre ce que j'attends du maître et le devoir de réserve que l'école lui impose? Si cette école lui fait une loi de ne point prendre, dans ses leçons, parti entre des croyances, religieuses ou irréligieuses, et s'il doit au contraire s'appliquer à ne point intervenir personnellement dans ces discussions d'ordre si délicat, quelle efficacité espérer d'un enseignement moral où l'homme qu'est ce maîLre ne doit ni ne peut paraître? En un mot, si ce qui fait justement l'émotion, l'accent, la force persuasive, bref l'action immédiate des leçons, manque par définition? Voyons cela d'un peu près. Il est entendu que nul instituteur public ne voudrait attenter aux croyances d'une famille par le ton ou le contenu de certaines des
1. Réorganisation de l'enseignement moral, Ardèche, 1885. Dans le volume l'Inspection académique, p. 158 (Exposition univer~elle de 1889).
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leçons faites à l'enfant. En pareille matière, et selon le conseil même de Jules Ferry, le plus hardi des maîtres sent qu'il est honnête de s'abstenir : il reste en deçà. Qu'on ne se récrie point! L'émancipation des âmes prisonnières de superstitions ou de croyances sectaires, et surtout celle d'un enfant inapte aux discussions critiques, est le résultat non pas d'appels directs à l'affranchissement, mais d'une longue discipline d'éducation, qui tout ensemble dissout et reconstruit dans l'enfant, à son insu, insensiblement. Quelle erreur de penser qu'une leçon brutale, très « anticléricale », comme aussi bien une leçon sermonnante et prédicante, puisse modifier la croyance d'un individu, le faire croyant ou libre penseur en quelque sorte par voie de démonstration ou par syllogisme I Cette méthode grossière ne préparerait au maître que des déceptions. La libération morale d'un élève résulte de l'ensemble des leçons scolaires, et le maître lui-même n 'y fait que sa partie dans un chœur, si l'on me permet cette comparaison. Un mystérieux travail se poursuit dans la conscience des enfants qu'il instruit; une habitude s'y perd, mais une autre habitude s'y forme. C'es t la mort lente d'une croyance peut-être, que la conscience portait sans se l'incorporer, d'une foi, d'un culte, d'un dogme au cœur de l'homme; et c'est la naissance, l'éveil, la croissance, plus lente encore, d'une autre foi, d'une autre croyance, d'un autre dogme d'affirmation ou de néga tion. L'évolution morale se poursuit et s'achève en silence, et comme à loisir, tandis que la conduite et les mœurs de cet homme restent pour quelque temps encore, peut-être pour toujours, inspirées et commandées par la croyance qu'il avait, qu'il n'a plus. Cette évolution morale ne modifiera conduite et mœurs de l'homme que longtemps après avoir occupé sa pensée et son cœur; elle se fait, se parfait non point à l'appel martial et autoritaire d'un maître impitoyable, agressif ou sectaire, mais sous l'action quotidienne, obscurément libératrice et douce - avec les ménagements de l'accoutumance - du maître et de l'école, qui conspirent dans le même dessein ennoblissant et libérateur. Bien plus, des leçons agressives ou négatrices, des confidences personnelles déplacées, un enseignement moral directement révolutionnaire , des critiques haineuses ou qui visent au ridicule, des polémiques plus ou moins avouées et franches confirment plutôt, à la longue, et après le premier trouble de la surprise, les préjugés et la croyance, même superstitieuses, dont un maître aussi sot que peu scrupuleux penserait se débarrasser par des négations ou des boutades. L'insistance à « démolir », qu'il s'agisse d'adultes ou d'enfants, atteint son but si rarement! Et l'école neutre l'exclut par définition , organiquement, légalement. L'instituteur, croyant ou
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incrédule, mais dévoué à l'éducation morale des enfants dont il a la responsabilité, forme leur raison qui s'assure, leur conscience qui s'éclaire, sans abus d'autorité et, peu à peu, transforme les enfants sans pourtant les violenter, ni eux ni leur famille. Quiconque doute de cette vérité et conteste la méthode ignore tout et de l'école et du cœur humain. Dès lors, il est non seulement inutile, et illégal en tout état de cause, mais périlleux pour l'œuvre éducatrice même qu'un instituteur se croie jamais permis, par désir de sincérité sinon de prosélytisme religieux ou irreligieux, de confier à ses élèves ses propres croyances, confessionnelles ou philosophiques, ses conceptions politiques ou métaphysiques, ses préférences, ses amours et ses haines. Ce n'est point cette sincérité-là qui importe à l'éducation morale démocratique, ou qui féconderait les leçons de notre école. Il s'agit d'une autre sincérité, plus difficile et plus profonde. Je demande à cet instituteur de posséder, d'entretenir jalousement la conviction qu'il fait œuvre bonne et urgente, et qu'en lui l'homme ne desserve point l'éducateur - tout simplement. Je ne requiers point dù maître qu'il pense ceci ou cela en matière religieuse ou philosophique; mais j'exige, au nom de l'enfant et de la nation, qu'il croie en l'école et en l'éducation, donc en sa propre action professionnelle, en son exemple, en ses leçons, en toutes ses leçons. Catholique, protestant, israélite, libre penseur ou athée, peu m'importe et peu importe à ses élèves comme à ses compatriotes, s'il croit en la moralisation de l'enfant par son école, et s'il s'emploie à personnifier cette école au mieux de cet enfant. Il ne se livre point à nn métier, qui ne serait qu'un gagne-pain de mieux en mieux renté, et à heures fixes : il est en effet l'homme de sa fonction - ou bien il n'est qu'un acteur jouant son rôle distraitement. Si personnellement cet instituteur n'a point la certitude que l'œuvre scolaire est efficace et heureuse, je n'attends rien de ses plus belles leçons; et l'enfant n'y sentira point l'accent émouvant, persuasif, communicatif de la sincérité, qui suggère le ton et le moyen, et qui touche au vif de la conscience les élèves attentifs. Oui, peu m'importe ce .que ce maître pense de Dieu, des Eglises. de l'au-delà, de la mort, s'il est d'abord convaincu qu'indépendammenl de toutes les religions et de tous les systèmes confessionnels, c'est-à-dire dans l'hypothèse même de l'école neutre, il y a place pour une instruction morale, pour l'éducation de la conscience et de la liberté. Ce n'est donc pas assez de dire que l'instituteur ne doit jamais attaquer, sous quelque forme que ce soit, telle ou telle religion, tel ou tel culte dans sa classe. La neutralité qu'on lui demande, et à laquelle il est tenu, est plus intelligente en vérité. Il doit savoir,
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puisqu'il se mêle d'instruire, et puisqu'il commente le passé, que les formes de confessions et de cultes les plus rudimentaires recèlent · une p"Ure aspiration. Elles étaient, elles sont encore pour tant d'êtres humains pour ainsi dire l'enveloppe imparfaite, grossière souvent, et toujours provisoire, d'une foi morale essentielle à l'homme, d'un idéal de vie meilleure, d'une espérance qui dépasse l'heure présente et la terre même, d'un désir sans doute vague, mais vivace et immortel, de mieux-être et de perfectionnement qui réalise déjà, au moins en pensée, dans l'homme qui espère et qui veut, l'homme ennobli qu'il sera. Si l'instituteur le sent vivement, et s'il a su dégager pour luimême cette unité humaine, dans le temps et dans l'espace, des religions concurrentes, sur bien des points contradictoires et antagonistes, et s'il s'est résolu à concevoir i'instituteur public comme l'homme qui, aux yeux de l'enfant et de la nation, personnifie la foi en ce progrès comme en cette immortelle espérance, c'est tout l'enseignement de ce maître qui s'anime et qui se fait persuasif naturellement. Il n'élève point l'enfant contre quelqu'un, contre des prêtres, contre des dogmes, contre un régime. Il aide plutôt l'enfant à dégager de sa conscience cette aspiration essentielle, qui est comme le souffle de sa vie morale. · Ainsi, le bon instituteur n'est point celui qui, aux applaudissements de quelques familles ou de politiciens mauvais conseillers, serait tenté de se livrer en classe à de haineuses polémiques où à des professions de foi contre ou pour des religions. Jules Ferry disait au Sénat, lors de la discussion de l'article 4 de la loi du 20 décembre i880: « Par cela seul qu'il y a des religions reconnues, qu'il y a des cultes salariés, ces différents cultes ont droit, de la part des représentants de l'État, au plus absolu respect. Voilà en quoi la situation d'un pays dans lequel l'Église n'est pas séparée de l'État diffère de la situation qui serait faite à l'enseignement public dans un pays où l'État et l'Église seraient séparés. Oh I alors, liberté entière de pensée, de conception et d'exposition chez celui qui professe au nom de l'État; mais dans la situation actuelle, celui qui professe au nom de l'État français doit être souverainement respectueux de la foi catholique, de la foi protestante, de la foi israélite 1 • Je ne souscris point à toute la déclaration de Jules Ferry. Même en régime de séparation, l'instituteur public n'a point le droit, et justement parce qu'il enseigne dans les écoles d'un État séparé des Églises, de mettre au centre de son enseignement ses propres pré)>
t. Discours au Sénat, à propos de l'enseignement secondaire des jeunes filles. Voir Discours de Jules Ferry, édition Robiquet (A . Colin), IV, p. 14.
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férences et antipathies, religieuses ou irreligieuses, théistes ou athées. Même dans ce cas, je refuse à l'instituteur public le droit d'alimenter ses leçons morales à ses croyances personnelles, quelles qu'elles soient ou deviennent; encore moins le droit de fonder ses leçons, ses conseils sur des conceptions - religieuses ou philosophiques, affirmatives ou négatrices - strictement personnelles. C'est surtout depuis que la République a séparé l'État des Églises que l'école publique est neutre en effet, et que je comprendrais le moins que des maîtres institués par l'État, émancipé des Églises et neutre enfin, vinssent faire de l'école publique ou bien la servante ou bien l'adversaire de religions particulières. C'est maintenant que, l'école étant neutre tout à fait dans un ÉLat laïcisé, l'instituteur doit l'être. « Mais l'instituteur neutre, s'écriait un sénateur à la droite, M. de Chesnelong, le 2 février 1.886, au cours de la discussion en première lecture de la loi de laïcisation de 1886 (art. 1.2), qui donc l'a vu, qui donc l'a rencontré? Il n'y en a pas, et j 'ajoute qu'il ne peut pas y en avoir. C'est qu'il n'est pas donné à l'homme d'être neutre vis-à-vis de Dieu. Quand il ne l'adore pas, il le blasphème, et quand il ne l'aime pas, il le hait. » La droite applaudissait ces sophismes. Gardons-nous de toute équivoque; et voyons les choses avec sangfroid, puisque de ces sincères républicains, aujourd'hui encore, hésitent à conseiller au maître telle ou telle attitude en pareille matière. Nul ne demande à l'instituteur public de n'avoir personnellement aucune opinion, religieuse ou philosophique, et la neutralité scolaire républicaine s'accommode fort bien de convictions fermes , reli gieuses ou irréligieuses, chez ce maître. Seulement, si un homme estime impie, ou simplement stérile, toute éducation morale qui n 'est point fondée sur une doctrine confessionnelle. ou religieuse particulière, au moins sur une notion de Dieu bien définie, sa place n'est pas dans nos écoles neutres. Il se récuse lui-même puisqu'il envisage une telle discipline comme impie et stérile : qu'il s'en aille! Qui le retient? Je ne puis croire qu'il accepte pourtant d'y enseigner; qu'il donne le triste exemple d'un maître qui, par métier ou pour vivre, par résignation, par lâcheté ou par incurie, fait une œuvre qu'en conscience il juge mauvaise ou vaine; et ses leçons manqueront toujours de cette sincérité émouvante sans laquelle elles demeurent inefficaces, d'abord sans loyauté ni accent. L'instituteur qui personnellement n'es t point neutre, ou qui réprouve l'idée de neutralité, donc à qui sa conscience fait un devoir de ne l'être pas
1. Voir le Journal officiel du 3 février 1886. Voir aussi Mémoires et documents scolaires de musée pédagogiqu e, fascicule n' 10, p . 144.
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pour lui-même, est-il qualifié pour enseigner .,à l'école publique qui, légalement, entreprend de donner à ses élèves une instruction morale indépendante de toute religion? Il s'y sentira mal à l'aise, toujours en deçà ou à côté de son devoir d'homme, de croyant. Tenté d'emprunter à sa foi, à sa religion, à son Église les moyens de soutenir l'enseignement moral, et désireux cependant de respecter loyalement le statut de neutralité, comment ce maître trouverait-il jamais la paix et la joie intérieures, d'abord la satisfaction du devoir accompli? S'il est pourtant inquiet, irrésolu, malheureux, qu'espèret-il lui-même de ses leçons? Quiconque accepte et conserve les fonctions d'instituteur public, et d'abord les recherche, s'engage à donner avec foi et vaillance une instruction morale sans le secours des cultes ni la collaboration des prêtres, pasteurs ou rabbins. Il croit donc, à tout le moins, que cette entreprise est légitime, que ce dessein est praticable. Voudrait-il donc enseigner en désaccord avec soi-même ou à contre-cœur? Qu'il choisisse 1 Le 19 janvier 1910, M. Ferdinand Buisson rappelait à la Chambre ce qu'il entend par la neutralité du maître, qu'il avait définie déjà dans le Manuel général du 11 août 1906 : « Est matière d'enseignement primaire et, par conséquent, d'affirmations formelles, sans réticence et sans souci de neutralité, tout ce qui n'est contesté par aucun homme en son bon sens. << N'est pas matière d'enseignement primaire · obligatoire et, par conséquent, ne doit pas être enseigné autoritairement à l'école tout ce qui soulève des contestations entre les hommes 1 . » La définition est nette, en apparence irréprochable, mais très approximative et, partant, discutable encore. Le moins fanatique des croyants n'admet point comme contestable que la foi en Dieu soit nécessaire dans toute éducation morale digne de ce nom; et il s'autorise de certaines déclarations des organisateurs mêmes de l'école << neutre», de certain chapitre des« devoirs envers Dieu)>. De même, le moins fanatique des catholiques et des protestants ne doute point que la croyance en Dieu, et en une morale qui mène à Dieu comme elle vient de lui, soit commune aux hommes en leur bon sens; et jamais ils n'admettraient que l'école élémentaire pût tenir compte, dans quelque mesure que ce fût, de l'athéisme, au demeurant peu représenté en France. La définition que propose M. F. Buisson ne satisfait donc que ceux à qui elle est superflue, qui acceptent comme évident le principe de l'école neutre et son dessein comme légitime plei- . nement. Comment pourrait-elle rallier de sincères croyants?
1. La Foi laïque, p. 236.
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S'ils tolèrent l'école neutre par un généreux désir de concorde, ils nient qu'elle puisse être féconde, vraiment éducatrice du sens moral, des habitudes honnêtes, des consciences. Le moins qu'ils lui reprochent, c'est, dans la meilleure hypothèse de succès, de provoquer un déficit : en supposant que cette éducation puisse être bonne tout de même, elle eût été meilleure si le maître n'avait pas eu le devoir de rester neutre. Mettez un croyant dans notre école neutre comme instituteur, s'il accepte d'abord d'y persévérer et d'y être honnêtement ce que la loi lui dit d'être en effet : il y enseignera avec diligence, puisqu'il est probe. Mais justement parce qu'il est probe, l'homme qui est en lui doute de l'efficacité, sinon de la légitimité de ses leçons à l'heure où il les expose à son élève. Quand là voix se fera plus persuasive, la démonstration plus pressante, la conscience religieuse du croyant qu'il est se dira à elle-même, silencieusement, le vif regret, peut-être le remords de ne pouvoir féconder .de la croyance religieuse qui l'anime ces leçons obligatoirement neutres; et le sentiment qu'il fait œuvre inutile, qu'en tout cas il ferait œuvre meilleure s'il avait le droit d'appeler à l'aide, puis de communiquer sa croyance personnelle et de s'en autoriser toujours, affaiblira la leçon de ce maître croyant, mais zélé à être neutre, si pressante que vous la conceviez. Se dire : « Comme je réussirais. si je laissais parler ma religion et mon Dieu! » au moment même où l'on fait à l'école indépendante des religions des leçons de morale neutres., ce n'est pas une disposition favorable à l'enfant qui écoute, ni propre à rendre le maître persuasif. Que conclure? Si ce maître est catholique, protestant, israélite sincère et pratiquant, et en supposant qu'il se croie autorisé par son prêtre ou sa conscience à faire office d'instituteur public à l'école neutre, le sentiment qu'il a et garde de sa foi confessionnelle, au moment même où il s'applique à respecter la neutralité scolaire, énerve son enseignement moral. S'il est sceptique et indifférent en matière religieuse - , voici le dilemme: ou bien ce maître enseigne machinalement, sans accent, parce que sans foi; donc sans succès, au risque de compromettre la notion du bien et du mal, de la vertu , du devoir chez les enfants que ses leçons n'auront ni conquis, ni émus. Ou bien il trouve dans son cœur, libre de toute préoccupation confessionnelle, « la foi laïque », la croyance rationnelle en la dignité et en la possibilité d'une culture morale qui s'est défini à elle-même, en dehors de toute religion et de toute forme èu1tuelle, son but et ses moyens. C'est dans cette dernière hypothèse, convenons-en, que l'instituteur public réalise le plus aisément la conception de l'école neutre. Il
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enseigne selon sa foi même, selon ses conceptions personnelles, d'accord avec sa conscience pleinement, de tout son cœur. Comment serait-il jamais tenté d'en appeler soudain, et indiscrètement, à un culte, à une Église, à la religion, à Dieu soit pour les critiquer, soit pour les vanter, puisque lui-même a organisé sa vie indépendamment de tout culte, de toute religion , de toute Église? Va-t-on craindre qu'il blesse toutes les croyances parce qu'il ne les a plus ou ne les a point? Craignons plutôt du catholique qu'il soit injuste à l'égard du protestant; du protestant qu'il soit haineux à l'égard du catholique; et puisque tout risque d'indiscrétion, quoi qu'on fasse, ne peut être écarté de l'école si le maître ne s'y évertue loyalement et avec vigilance, j'ose écrire que c'est le maître tel que je l'ai défini qui présente, quant à la tolérance et à la neutralité scolaire, le plus de garanties d'impartialité et de tact. Il anime sa vie et il la règle selon une conception positive, qui elle-même est action; il anime et règle son enseignement, fidèle à l'esprit comme au programme de l'école républicaine, d'une conception positive aussi: la négation n'y a point place. C'est emprunter encore aux confessions religieuses que les railler ou les attaquer à l'école : l'instruction morale laïque ne les connaît ni pour les louer ni pour les combattre. Et puisque cet instituteur, laïque en effet, réalise pour lui-même, dans sa vie privée et civique, cette fière et franche neutralité exempte de polémiques et de haine, gageons qu'il maintiendra aussi son enseignement à cette hauteur et dans cette sérénité. L'école a le maître qu'elle mérite. Ainsi, doué pour réussir et qualifié pour conserver dans ses leçons la neutralité qu'il doit aux enfants comme à leurs familles, ce maître offre tout ensemble les garanties de compétence et les e-aranties de probité. Il y est bien l'homme à qui la nation fait confiance, et dont l'enseignement comme l'exemple sauront toucher l'enfant au vif du cœur. La pensée maîtress('} des organisateurs de l'école primaire française est là : et qui donc sera surpris de lire qu'ils concevaient ainsi et nettement le maître qui , à leur gré, conviendrait le mieux à cette école? Le 20 décembre 1.906, dans le grand amphitéâtre de la Sorbonne, dans une cérémonie en l'honneur de Jules Ferry organisée par la Ligue française de l'enseignement, M. Ferdinand Buisson retraçait l'œuvre du grand laïcisateur, livrait « le fond de sa pensée », cherchait dans le discours prononcé par Ferry au Congrès pédagogique du 1.9 avril i881 cette pensée maîtresse organisatrice : faire de l'école primaire, « de l'école du moindre hameau, du plus humble village, une école d'éducation libérale ». Oui, répétait encore Jules Ferry, oui « l'on peut dire que, dès le premier et le plus humble
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échelon, c'est une éducation libérale qui commence pour la nation tout entière ». Et Ferry, intéressant à cet effort les instituteurs et les institutrices, leur demandait avec force leur collaboration joyeuse, dans son discours aux sociétés savantes, en 1.880 : <c La bureaucratie peut beaucoup en ce pays de France, mais elle ne peut pas faire la réforme de l'esprit. Le véritable organe de cette réforme, celui qui peut seul la seconder et la faire vivre, c'est le maître même, et c'est à lui qu'il faut faire appel, parce que c'est lui seul qui donnera le concours efficace : la force morale et le bon vouloir. De même que la pédagogie nouvelle est fondée sur cette pensée qu'il importe bien plus de faire trouver à l'enfant le principe ou la règle que de les lui donner tout faits, de même, Messieurs, l'Administration de l'instruction publique, telle que je la comprends, doit s'occuper essentiellement de susciter l'énergie des maîtres et mettre partout en jeu leur initiative et leur responsabilité. Voilà pourquoi nous faisons appel aux maîtres et nous voulons les consulter. C'est une espèce de self government de l'enseignement public. » Parole profonde et hardie, et dont nous voyons présentement se développer les conséquences en quelque sorte prophétiques I Un sûr instinct conduit les instituteurs eux-mêmes à des revendications dont l'audace ou l'âpreté nous déconcertent, nous inquiètent, et parfois nous irritent. Le temps assagira les imprudents; l'ordre se fait déjà dans cette effervescence de groupements corporatifs plus actifs qu'éclairés, et qui tâtonnent encore, dans la voie même où la République, à l'appel de Jules Ferry, les engagea en toute confiance et justement.
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<< Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps .à l'expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l'œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n'avez d'autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l'effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d'obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d'une incessante amélioration morale, alors la cause de l'école laïque sera gagnée, le bon sens du père et le cœur de la mère ne s'y tromperont pas; et ils n'auront pas besoin qu'on leur apprenne ce qu'ils vous doivent d'estime, de confiance et de gratitude. » Ainsi s'exprimait Jules F~rry, en 1883, dans sa lettre aux instituteurs : il faisait confiance aux maîtres comme à l'enseignement nouveau. La France a ratifié son jugement. Quelques années après, en 1889, Lichtenberger exposait les résultats de cet enseignement moral et de cette éducation, du moins ceux des résultats qu'il est possible de saisir et d'énumérer sans doute. L'accueil des familles, en effet, était partout encourageant. << L'enseignement moral donné à l'école, écrivait-il, est bien vu des familles. « Un progrès manifeste s'est accompli, et la laïcisation de nos écoles, seule garantie efficace de la liberté des consciences dao·s un pays divisé d'opinions religieuses, est acceptée sans difficulté par l'immense majorité des citoyens 1 • » Malgré l'hostilité des partis cléricaux, l'éducation morale républicaine s'est affirmée. Pour tout observateur non prévenu et impartial, l'école primaire a fait ses preuves; et si elle n'a pas arrêté certains
1. Rapport déjà cité, p. 118.
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mouvements de dissolution morale que la société favorise, ou qu'il n'est pas au pouvoir de la seule école de contenir, qui donc contesterait de bonne foi que l'école républicaine a justifié les espérances des fondateurs? Le constater n'est ni complaisa:_ce ni naïveté; mais il n'est pas non plus question d'attribuer au seul enseignement moral certains de ces succès décisifs. Lichtenberger l'avait dit déjà dans son rapport de 1889, en citant un extrait d'une des communications reçues au cours de son enquête : « Le progrès moral très sensible que l'on constate est moins le résultat de l'enseignement moral proprement dit que de la vigoureuse impulsion qui a été donnée à l'éducation populaire sous toutes ses faces. Les instituteurs étant plus zélés, ayant au plus haut degré le sentiment du devoir, les élèves sont aussi plus laborieux, ils prenent l'école au sérieux et y viennent avec plaisir 1 • » La tradition républicaine est désormais assurée; et l'école primaire a pris, de plus en plus clairement, conscience de ses responsabilités, de ses limites, mais aussi de sa puissance moralisatrice. Il est impossible d'apprécier exactement, en pareille matière, la valeur pratique d'écoles, de doctrines, de méthodes, et encore les sûrs résultats d'un enseignement à un moment donné. Les maîtres consultés peuvent sembler généreux, mais aveuglés par leur ardeur optimiste; ou trop intéressés à se dire satisfaits; ou enclins à l'éloge officiel; ou bien aussi, çà et là, tentés de dissimuler la vérité si elle n'est pas réjouissante. Mais les moyens d'investigation ne font pas défaut à qui a l'expérience des écoles et des instituteurs; et telle eI\quête discrètement menée, aux bons endroits, renseigne mieux que des consultations publiques ou bruyamment entreprises. Enfin, il y a, parmi l'élite du personnel enseignant, des instituteurs et des institutrices fort capables de dresser leur bilan sans y déguiser leurs déceptions ou leurs craintes, et sincères dans leurs confidences. Doutent-ils donc aujourd'hui de l'école et de l'éducation morale démocratiques? Je me suis renseigné, à maintes reprises, et pas seulement au cours d'inspections officielles, auprès des inspecteurs primaires; et des maîtres m'ont dit, m'ont écrit leurs franches impressions, leurs observations, leurs vœux, leurs inquiétudes parfois, leur espérance tenace. Pourquoi ces instituteurs seraient-ils moins dignes de foi que tant de nos critiques professionnels, acharnés à railler l'œuvre et à mépriser l'ouvrier, sans d'ailleurs les connaître? L'irrégularité de la fréquentation scolaire paralyse le maitre le plus dévoué, l'école la plus active : la plainte est commune. On sait le
1. Rapport cité, p. 45.
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nombre des illettrés; à leur ignorance tout intellectuelle, jugeons aussi de la médiocrité de leur éducation morale. Qu'attendre de nos écoles si les enfants les fréquentent mal? Nulle loi ne sera trop draconienne qui fera passer dans les mœurs l'obligation de fréquenter assidûment l'école choisie par la famille. Là même où la fréquentation est régulière et l'école excellente, le maître a le sentiment que la famille ne l'aide point dans sa tâche, si même elle ne le dessert. Indifférents ou malveillants , passifs ou susceptibles, toujours prêts à prendre le parti de l'enfant contre le maître, ou légers eux-mêmes sinon dissolus , trop de parents défont le soir ce que l'instituteur, ce que l'institutrice édifie dans la journée. A tout le moins n'envoient-ils pas toujours leurs enfants en classe à l'heure; ou bien ils les laissent vagabonder dans la rue, les cours, les chemins, sur les quais, où ces petits garçons et ces petites filles prennent de si mauvaises habitudes , assistent à des scènes laides ou immorales, et se dépravent plus qu'ils ne s'exercent à la vertu. La négligence familiale et la rue - quels adversaires redoutables pour le maître le plus zélé, pour l'école la plus vaillante 1 On ne l'a pas assez dit, mais surtout qu'a-t-on fait pour atténuer ces maux? Les alentours mêmes de nos écoles sont souvent démoralisants et féconds en souillures; et la rue trop souvent ruine l'école. Les doléances des instituteurs sont connues, et, pères de famille eux-mêmes, ils n'apportent point toujours pour leurs propres enfants l'empressement à collaborer qu'ils se plaignent de ne point trouver chez les parents de leu.rs élèves. En revanche , des familles prennent leur tâche plus à cœur; et j'ai entendu des maîtres s'en féliciter. « Les parents, m'écrit une institutrice, se désintéressent par trop des progrès de leurs enfants; mais il leur arrive parfois de m 'exprimer leur heureuse surprise de constater chez elles une amélioration : la fillette est plus prévenante, plus travailleuse, plus obéissante, etc. » C'est à l'éloge de l'école, de l'institutrice; et ce sont là résultats réconfortants. « Les enfants ont changé, dit tel père; ils saluent, ils ne disent plu,S de sottises .... » Un instituteur prend acte de ces progrès : « Les parents constatent que les enfants obéissent mieux à la maison quand ils fréquentent la classe depuis quelque temps, remercient plus aisément quand on leur donne quelque chose, cèdent plus volontiers et disent souvent : il ne faut pas faire cela, Monsieur l'a défendu. » Les parents ne vont pas au delà de cette constatation; ils ne s'emploient guère à soutenir, à aider le maître ni l'école. « Toutes les fois que j-e le juge bon, m'écrit un instituteur, je fais intervenir les parents; généralement, dans ces cas, je suis approuvé e~ secondé, et les bons résultats de cette collaboration ne se font pas attendre. Je n'ai cependant pas toujours réussi. »
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En pareils cas, l'école primaire vaut ce que vaut le maître; et c'est son autorité sur les familles, plus encore que l'institution scolaire même, qui me garantit l'efficacité de ses leçons. Le problème de l'éducation cesse, à de tels moments, d'être proprement scolaire. J 'en dirais presque autant de toutes les leçons où le maître, utilisant dans nos écoles le moindre incident et le moindre fait, accoutume l'enfant à la dignité et à la vertu par des leçons faites à ce propos, improvisées sur l'heure ou préparées pour le lendemain. Cette morale occasionnelle, dont j'ai défini l'effet, mais aussi les limites, a son prix quand le maître est habile. « Il y a quelques jours je cite un instituteur - des enfants reprochaient à un camarade de ne pas aller à la messe, de ne pas aller ·communier avec eux. Je leur ai fait remarquer que si quelqu'un voulait les empêcher d 'aller à la messe, ils ne seraient pas contents ; que s'ils étaient libres d'y aller, leur petit camarade était libre aussi de s'abstenir. Je leur ai ensuite dit les maux entretenus par l'intolérance. » Voilà le vivant commentaire de certaines leçons en forme prévues au programme d'un enseignement moral et civique. Croit-on que nos écoles, à les multiplier, n'ont pas servi la cause d'une éducation républicaine? « Je saisis toutes les occasions (incidents de la récréation , de la classe, de la rue) pour parfaire l'éducation de mes élèves. Si, au moment de l'entrée en classe, une ou plusieurs élèves se présentent dans une tenue négligée ou même malpropre, je remplace aussitôt la leçon de morale, prévue à l'emploi du temps, par une causerie sur l'a négligence ou la propreté. Si je m'aperçoi,s qu'une élève emploie la menue monnaie dont elle dispose à s'acheter des choses inutiles ~ porte-crayon, plumier de luxe, etc.) je fais une leçon sur l'économie: je m'attache surtout à faire remarquer à l'élève trop dépensii:re quel meilleur emploi elle eût pu faire de son argent (achat d'aliments , aumône, etc.). - Un différend s'élève-t-il entre élèves pendant la récréation? Dans la leçon qui suit, je sacrifie quelques minutes à une causerie sur les devoirs des élèves entre elles. » Ce zèle est caractéristique : n'allons pas l'exagérer! Ce serait en effet la ruine de tout enseignement moral progressif et systématique; et c'est le hasard ou l'imprévu qui déciderait chaque jour des leçons du maître. J'aime mieux encourager le maître qui, à propos de ces incidents scolaires, pose à ses élèves « des problèmes moraux où ils ont à examiner, en faisant appel à la conscience et au jugement, quel parti ils doivent choisir dans une circonstance donnée ». C'est tout ensemble exercice d'application pratique et culture du jugement moral. Comment l'enfant n'en serait-il pas à la longue modifié profondément, adouci , affiné, en un mot élevé? C'est dire que le souci de rendre l'enseignement pratique est vif
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dans nos écoles, et que les leçons des maîtres sont de plus en plus orientées vers la vie. Voici ce que tente une institutrice diligente : je cite sa lettre textuellement. « Faire de bonnes leçons de morale est bien; mais veiller à l'amélioration constante des enfants est mieux. « L'école est un milieu très favorable au développement des bonnes habitudes, à cause de la surveillance continuelle qui y est apportée par l'instituteur. « 1 ° Pour donner l'habitude de l'ordre, je commence par prêche1" d'exemple dans ma classe : livres et cahiers couverts, bien alignés sur mon bureau. Je suis à l'aise pour exiger la même chose des élèves. Leurs cahiers et leurs livres sont recouverts de papier propre, sans coins retournés. Leur pupitre chaque soir est rangé, dégagé de tout objet inutile. Ils doivent arriver en classe avec des vêtements raccommodés , etje défends tout jeu pouvant endommager les habits. << Je constate avec plaisir que les mamans ont beaucoup d" amourpropre et, bien que la plupart d'entre elles soient plutôt pauvres, elles mettent pourrais-je dire un soin jaloux à ce que filles et garçons soient convenablement vêtus. « 2° Pour attirer les enfants à l'école, j'ai décoré ma classe simplement, afin qu'ils s'y plaisent. J'essaie de rendre mon enseignement intéressant. Je fois l'appel avec une certaine solennité, m'enquérant des motifs qui ont retenu les absents. Chaque matin, en entrant, je distribue un bon point d'exactitude à chaque enfant arrivé à l'heure. Enfin, lorsque les absences se renouvellent trop fréquemment, je fais une visite aux parents. « Les élèves viennent avec plaisir à l'école; malheureusement la situation exceptionnelle du pays fait que beaucoup manquent (maladies, difficulté des communications). « 3° Au point de vue de la politesse, les élèves emploient à l'école les formules usuelles: bonjour Monsieur, bonsoir Madame, merci Monsieur, oui Madame, etc. Salut obligatoire à l'entrée et à la sortie de l'école. « Dans mes sorties, j'ai remarqué que les enfants de mon école se conduisaient bien, ne regardant pas aux fenêtres, ne se bousculant pas, comme le font en général les petits campagnards. « 4° J'habitue les enfants à ne rien garder de ce qu'ils trouvent. J 'ai disposé sur mon bureau une boîte où l'on vient déposer tous les objets trouvés dans la maison d'école. On y trouve les objets les plus hétéroclites : plumes cassées, boutons, aiguilles, épingles, clous, bouts de laine, etc. » L'ingéniosité de certains maîtres est exemplaire. « Pour faire prendre à mes élèves des habitudes d'économie, je les
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ai taxées pour les fournitures scolaires : il n'est pas permis d'acheter
pour plus de cinq centimes de plumes par mois; les cahiers de brouillon ne sont remplacés qu'après avoir été visés par la maîtresse, qui s'assure qu'il n'y manque pas de feuilles. « Ce sont les fillettes qui renouvellent les fleurs des vases, changent l'eau, nettoient les tableaux noirs et mouillent le chiffon sans que j!aie besoin de les commander. » Et ceci : « J'exige des élèves une mise simple, mais soignée : coiffure, cheveux en ordre, bien peignés - vêtements raccommodés avec soin mains et ongles nets - chaussures : souliers cirés ou sabots noircis ou lavés. - Les élèves essuient à tour de rôle le matériel de la classe, ramassent les papiers de la cour et nettoient les cabinets. Chacune tient un carnet de fournitures et fait elle-même sa note à la fin du mois. - Elles ont deux chiffons : l'un qui sert à essuyer leur pupitre, l'autre leur encrier et leur ardoise. Les cahiers finis sont déposés en 0rdre sur un rayon de la vitrine. » Qui mettrait en doute l'efficacité d'une telle éducation, où -l'exemple et la leçon, l'instituteur et l'école s'accordent à toute heure et moralisent l'enfant avec tant de grâce naturelle? C'est que dans ces écoles le maître est lui-même soutenu par une espérance généreuse et conduit par un clair idéal. Peu à peu, il sent, il devine que ses élèves sont touchés de son zèle et de son enseignement; leur conduite est meilleure, meilleure aussi leur tenue; il les découvre plus polis et réservés, plus sensibles. « Dans les jeux, me dit un maître, flans les conversations, les propos grossiers deviennent plus rares, et dans la famille. » Il est des progrès moins sûrs. Ainsi, l'enfant s'habitue au bien, au mieux en même temps que sa raison s'informe du bien et du mieux. Les résultats obtenus par l'école sont parfois immédiats : c'est alors comme une révélation pour le maître réjoui. « J'ai été souvent touchée de la promptitude avec laquelle les enfants répondent à une demande de participation à une collecte, soit pour venir en aide à une orpheline, soit pour offrir un dernier souvenir à une camarade qui vient de mourir. J'en ai beaueoup vu partager leur pain, leur chocolat, leurs bonbons, raccommoder la robe déchirée pour éviter une correction, panser une petite blessure faite en jouant, prendre parti pour les faibles, défendre l'innocente accusée, rougir d'avoir menti. » Il y a là plus et mieux qu'une impulsion sentimentale, qu'un mouvement généreux, mais rare : toute une éducation s'y exprime naturellement, toute une discipline de l'esprit, du cœur et de la vie. L'effort scolaire s'est fait partout plus méthodique; le maître suit déjà mieux ses élèves, distribue plus judicieusement sa tâche, médite ses leçons, les ordonne et relie, s'attachap.t à tel ou tel défaut, à telle
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ou telle qualité. Ce sang-froid et cette netteté de dessein attestent une expérience croissante. « Chaque semaine, une série d'habitudes peut être l'objet d'une attention particulière. Après une leçon faite sur l'enfant attentif, veiller particulièrement aux étourdis et aux distraits. Après une leçon sur la paresse, susciter l'activité des élèves lents et endormis . » Voici un autre exemple. « Quand je sens que ma leçon a convaincu les élèves et qu'ils sont prêts pour l'action, je profite de cette disposition heureuse et propose des exercices dans le genre de celui-ci (nous venons de faire le portrait du menteur. Nous avons montré les conséquences du mensonge). je dicte : « Pendant une semaine j'avouerai à mes parents, à mes camarades, à mon maître, la moindre faute (gourmandise, paresse, égoïsme, désobéissance) .... Tous les soirs, j'inscrirai le résultat de mes actions, de mes faiblesses, de mes aveux plus ou moins pénibles. « La semaine écoulée, chaque élève rend compte par écrit des efforts qu'il a dû faire et des progrès qu'il croit· avoir réalisés. II y a parfois des comptes rendus intéressants; dans les plus naïfs même on sent de la sincérité. Quelques-uns ne craignent pas d'avouer qu'ils n'ont pas eu le courage d'affronter les réprimandes; qu'ils ont continué à mentir et à trouver des raisons pour excuser leurs mensonges. Ceux-là ont besoin d'être stimulés. Les bons conseils du maître, l'exemple des camarades, les résultats signalés sont des encouragements précieux. - Un exercice de ce genre vaut bien des résumés. » Méthode excellente. Elle s·est généralisée, stimulant l'individu et le jugement personnel; et elle « pousse » l'enfant à l'action : voilà sans aucun doute un résultat à la fois pratique et républicain. Les instituteurs s'appliquent aussi, à la fin de leurs leçons, à faire prendre aux enfants des résolutions, claires et impérieuses, éveilleuses de courage, de décision, donc d'activité. Non pas seulement de ces résolutions comme : je ne serai pas ceci, je nè ferai pas cela, et qui gardent l'esprit des systèmes confessionnels; mais des engagements positifs et énergiques, où l'on sente l'impatience d'une action positive, créatrice en effet, qui soit un véritable enrichissement moral de l'individu, résolu à bien faire. Concevoir et formuler nettement son devoir, c'est déjà l'accomplir; ce n'est pas seulement le vouloir. S'agit-il d'une leçon sur l'aumône, la charité, la bienfaisance? Un instituteur m'expose son intelligent dessein. « A la fin de ma leçon, mes élèves prennent donc des résolutions. Les uns iront dans les sapins, ramasser des branches mortes, et les porteront à la mère
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Jeanne, la pauvre rhumatisante qui vit seule en sa pauvre maisonnette. D'autres prennent dans leur bourse quelques sous pour acheter du pain, etc. à un pauvre vieux de leur quartier. D'autres m'apporteront un vêtement usagé, une paire de chaussures trop petites, un fichu bien chaud. Il savent que le maître saura à qui les donner. Et pas un ne refuserait son obole quand il s'agit de soulager de grandes infortunes : désastre de la Martinique, catastrophe de Courrières, de la Liberté... » L'idée de l'acte reste ainsi liée, dans l'esprit de l'enfant, à l'idée du devoir indissolublement. On peut railler le zèle de tant d'instituteurs dictant aux enfants, à la fin de chaque leçon, de brefs résumés à apprendre par cœur : mais ces résumés mêmes sont viatiques d'action, et leur netteté concise encourage l'acte joyeusement accompli. L'essentiel est d'éclairer, d'abord de stimuler Încessamment le sens moral des enfants, et de les accoutumer à réfléchir sur eux-mêmes comme sur les autres. C'est cet effort individuel qui caractérise l'éducation morale républicaine : nos écoles primaires s'y emploient de plus en plus, avec des enfants déjà exercés, par exemple au cours supérieur. Un instituteur d'une ville entraîne ses élèves à répondre par écrit aux questions suivantes : « Quels sentiments nous inspire la vue d'un homme en état d'ivresse? un mensonge fait pour s'excuser d'une faute et éviter un châtiment? une médisance? une calomnie? une louange adressée à quelqu'un qui la mérite? un honneur public décerné à l'auteur d'une action d'éclat? les paroles honnêtes et affectueuses qu'échangent deux personnes? une consolation délicate adressée à un affligé? » A de tels moments, l'école propose la vertu, la morale non pas tant comme l'accoutumance au bien, mais comme l'effort d'une raison qui raisonne, qui se définit le Bien et le Devoir avant de les imposer à l'individu agissant. C'est éducation de la conscience et de la volonté. Au fur et à mesure que l'école s'est engagée dans cette voie, elle,a servi plus utilement la nation . Elle cultive en effet l'enfant; et elle le moralise aux sources profondes de la vie. Nous n'attribuons pas à la modeste école primaire tous les progrès civilisateurs du présent, et nous savons quelles puissances de contreéducation s'opposent à ses efforts. Quiconque voit de près l'école et les maîtres sait leur impuissance dans certains cas où toutes les forces réactionnaires et dissolvantes du milieu social, tout d'abord familial , s'opposent à l'entreprise scolaire; mais il sait de même leur audace et leur courage, comme aussi leur application à développer chez l'enfant le sentiment moral , civique et républicain. L'école primaire a sa part, sa très grande part, dans les progrès de la civilisation française.
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Qui donc peut dire les services déjà rendus par cette discipline de dignité dans la pensée et de vaillance dans l'acte? Pour nous en tenir à l'un des points du programme scolaire actuel, voyez avec quel courage et, tout bien considéré, avec quelle sûreté l'école française est intervenue dans la campagne - le mot est juste, tant ce zèle à militer est grand - anti-alcoolique. Et si l'alcoolisme n'a pas encore reculé sensiblement, la cause en est ailleurs qu'à l'école même. L'école primaire ne se reconnaît-elle pas aussi dans la vaillance, la tenue, le patriotisme, la certitude de vaincre, l'héroïsme de nos armées à cette heure? Elle a reçu le baptême du feu, cette école de Jules Ferry, cette école laïque et républicaine. Sur d'autres points elle avait déjà fait ses preuves; elle vient de faire la preuve suprême. Le pays sait, à n'en point douter, qu'avec le citoyen elle pouvait former, pour sa part, le soldat aussi. C'est le soldat de la République, champion de son pays et champion de l'idéal pacifique que son pays représente dans le monde, qui a sauvé la France et va vaincre l'agressive, la brutale Allemagne prussifiée; et la France se reconnaît dans l'attitude de ces fils de l'école primaire, dans leur volonté de vivre, de mourir s'il le faut, de vaincre. Elle se reconnaît dans cet élan d'héroïsme de la << nation armée ». Qui a soufflé cette flamme à tous les cœurs? Qui fait aimer ainsi le drapeau? D'où sortent-ils par milliers, par centaines de mille, enfants de moins de vingt ans, réservistes, territoriaux, pères de famille déjà grisonnants? Des écoles primaires laïques, où des maîtres vaillants leur ont enseigné les droits de l'homme avec les devoirs du citoyen.
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XXX
LA TÂCHE PRÉSENTE. CONCLUSION
Certes, il faudra que la France, la paix victorieuse enfin signée, mette à profit les leçons de la guerre; qu'elle se défende de toute rechute aux néfastes errements, aux méthodes tour à tour dangereuses de paresse et de violence, de scepticisme et d'aveuglement. Pour achever son triomphe, la France n'aura qu'à rester fidèle à son éducation publique. Sans forfanterie, comme sans défaillance, chacun de nous, se rappelant les enseignements de l'école républicaine et les principes de son action, répète la fière parole:« Je maintiendrai!» Ce sont les nations étrangères elles-mêmes qui, émues de notre exemple, nous conjuraient d'y persévérer. Tant il est vrai que développer l'institution laïque française, c'est aussi servir l'humanité. A plusieurs reprises, Anglais, Américains, Allemands mêmes ont jugé notre système scolaire laïque, rendu hommage au personnel enseignant et, sans nous taire leurs critiques ou leurs appréhensions, loué hautement la fierté du dessein libéral comme la clarté des méthodes. En 1886, un observateur anglais, au retour d'un voyage d'études en Allemagne, en Suisse et en France, jugeait sévèrement l'éducation morale donnée dans les écoles, mais aussi l'éducation laïque que la France venait d'introduire dans les siennes 1 • Plus près de nous, un autre étranger, plus confiant, réservait encore son jugement 2 • Pendant ce temps l'Allemagne elle-même tournait vers les écoles françaises une attention plus curieuse, au moins celle de l'élite allemande, et les champions de cette réforme en Allemagne ont organisé d'actives associations de propagande. La presse s'emploie à propager ces idées, soit dans les grands quotidiens libéraux, soit dans des revues spé1. R eport on Elementary Education in Germany, Switzerland and France, 1886, par Matthew Arnold. 2. The public primary School system of France, par F. E. Farrington (NewYork, 1906), p. 107. Voir aussi articles de Harrold Johnson, etc.
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CONCLUSION.
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ciales, comme par exemple dans les Communications de l'Association allemande pour l'école laïque el l'enseignement moral 1 • L 'Association allemande pour le développement d'un enseignement et d'une éducation civiques publiait en 1912, par la plume de Paul Rühlmann, de Leipzig, un ouvrage où l'effort d'impartialité n'était pas toujours heureux, mais qui, du moins, attestait l'intérêt croissant que son pays avait pris aux institutions scolaires du nôtre 2 • A quelque point de vue qu'on se place, ce sont là des exhortations à persévérer et à entraîner enfin les peuples dans cette voie libératrice. A quoi bon chercher au delà de nos frontières l'appui de l'opinion alors que les partis réactionnaires nous ont défini, en France, notre devoir laïque par la violence même de leurs attaques injustes et passionnées? C'est en vain que des adversaires intransigeants tentent <l'imputer à l'école primaire laïcisée des crimes et des hontes d'hier. Si nous avions leur goût des polémiques tendancieuses et de ces .sortes de représailles, nous rechercherions si tous les criminels, les dépravés et les vicieux cc viennent de la laïque » . Certaines révélations conseilleraient à ces détracteurs plus de prudence, de modestie, et quelque réserve. Mais ce sont là expédients de partis aux prises, qui se ruent à la conquête du pouvoir ou qui s'abritent derrière l'école pour attaquer l'institution républicaine même. Plus on démontrera les dangers, les imperfections, les erreurs de la société contemporaine, plus on affirmera par là même l'urgence d'une éducation morale démocratique, la grandeur de notre école primaire, la nécessité de lui donner tous moyens de mener à bien son entreprise. Tant de zèle à dénoncer des maux nous stimule donc à mieux assurer l'œuvre scolaire. L'autorité de nos écoles grandit dans la mesure même où le milieu social paraît tolérer ou entretient ces maux en efîet redoutables; et puisque nulle institution scolaire ne peut espérer rénover les sociétés de ses seules forces et à l'aide de
L Weltliche Sc/iule, Mitteilungen des Deutschen Bundes fü1· weltliche Schule und Moralunterricht (B erlin , Rungestr. 27). Voir dans le numéro de janvier-mars t 914 l'article clair et bien informé de Lili Jannatsch sur • l'organisation à l'école laïque • telle que celle Association la conçoit et désire. La revue Ethische Kultur (Berlin) soutenait activement cette propagande laïcisatrice. Lire par exemple, dans le numéro du i" juin t9!2, l'article : l'école laïque et la criminalité en Fran ce, par Hermann Fernau. 2. Der Staatsbiirg erliche Unterricht in Franlcreich, par Paul Rüblmann (Berlin et Leipzig, Teubner, 1912). L'information est souvent insuffisante, indirecte aussi . Le chapitre sur les écoles normales est faible. L'auteur n'a pu comprendre la légitimité de certaines espérances françaises, qu'il blâme lourdement. L'expérience françai se lui manque visiblement sur trop de points. Mais ce volume n'en a pas moins une importance caractéristique. D'autres viendront qui, renseignés mieux, feront mieux aussi, en tous pays. Ce la aussi ce sera et c'est déjà une victoire fran çaise sur l'All emagne et sa « Kultur •.
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L'ÉCOLE PRIMAIRE ET L'ÉDUCATION MORALE DÉMOCRATIQUE.
ses seules ressources, que l'école républicaine et laïcisée s'évertue, chaque jour plus courageusement que la veill~, à réaliser son programme, limité, mais vaste encore; modeste, mais pourtant audacieux; et, voulant le plus, qu'elle puisse le moins assurément! Qui parlait d'une « faillite » de nos écoles? - C'est que la société même n'a pas encore voulu leur garantir les conditions favorables à leur plein développement, et tout d'abord leur préparer une sécurité ·entière. Quand une pression à la fois ingénieuse et brutale tarit l'école laïque, ou tout au moins en inquiète gravement le recrutement, la vie même; quand les maîtres sont partout attaqués, calomniés, poursuivis par des rancunes implacables, il est naïf d'espérer que cette école puisse fonctionner au mieux de son institution, que ces maîtres y puissent enseigner et agir au mieux de leur mission. La meilleure des écoles se découvre incertaine du lendemain; le meilleur des maîtres hésite, doute, s'afflige et, s'il n'est vaillant, se décourage à la longue dans les milieux hostiles à son œuvre. Au législateur de prendre sans retard les mesures, toutes les mesures propres à assurer à l'école comme au maitre cette indépendance et cette quiétude, afin que l'école, comme le maître, poursuivent en paix leur entreprise civilisatrice. « Défense laïque? » Liberté d'enseignement? Monopole? Au pays d'en décider souverainement. Le plus urgent, il faut le dire, est d'assurer à nos écoles le personnel enseignant qu'elles méritent, animé d'une foi laïque énergique et persévérante, cultivé, curieux de se cultiver encore, résolu à accélérer l'évolution libérale qui tout ensemble a créé l'école laïque et en procède. Quel que soit le programme de nos écoles, elles valent ce que valent les maîtres euxmêmes. Or, le recrutement des instituteurs a fléchi; et rien ne servirait de dissimuler au pays nos inquiétudes. De grands -progrès ont été réalisés dans le choix et dans la préparation des institutrices; et les, vocations y sont encore abondantes. Les hommes hésitent ou nous manquent; ils se détournent d'une profession devenue ingrate, parfois périlleuse, et rémunérée insuffisamment encore. Ils préfèrent d'autres carrières. Dénonçons la gravité du péril. Les causes en sont bien connues : les remèdes sont donc évidents. Faisons enfin à l'instituteur et à l'institutrice une situation matérielle et morale digne de leur fonction, digne de l'école et du pays. L'avenir de l'éducation française est à ce prix. Et cela n'importe pas seulement à la France. En même temps, revisons et allégeons les programmes scolaires. L'école surmène l'enfant s'il se donne joyeusement à elle; et s'il a peu de goût pour s'instruire, elle le rebute, le lasse, le rassasie à
�LA TÂCHE PRÉSENTE. -
CONCLUSION.
38i
jamais de toute science et de toute culture. Il s'y résigne; mais il est intérieurement courroucé; il échappe au maître qui croit le retenir. Ce régime démoraliserait, croyant moraliser. La première mesure à prendre, en supposant la fréquentation désormais régulière, - au législateur d'y pourvoir enfin! - c'est de reporter après l'école l'excès d'instruction et d'enseignement dont souffrent le maître et l'écolier. Plus de loisir pour assurer l'école primaire; et que l'institution postscolaire la « prolonge )) en effet. En tout état de cause, l'éducation morale démocratique doit rester au premier plan, incessamment précisée dans son objet et améliorée dans ses méthodes. Tel est le devoir national en régime républicam. De tels débats n'intéressent pas seulement les professionnels de l'école et de la pédagogie : quel Français, quelle Française voudrait à cette heure s'en désintéresser? Quel père, quelle mère accepterait de s'en remettre aveuglément au législateur, au gouvernement, aux administrateurs universitaires du soin d'éprouver de temps à autre, puis de parfaire l'école primaire dans son action morale? L'instituteur se sent joyeux et fort dans la mesure où l'opinion publique le soutient et l'encourage. Il a le sentiment qu'il n'est pas seul; qu'il vit dans la communauté démocratique, et que son école y vit aussi. Plus la nation apporte de vigilance à se préoccuper de l'institution scolaire, plus le maître s'en trouve stimulé, éclairé et réjoui; et c'est comme le souffle même de la nation qui passe en son école et dans son cœur. Entretenons chez tous les hommes, chez ceux-là mêmes que leur culture ou leur goût paraissent le moins disposer à suivre ces discussions, la curiosité de l'école, le sens du progrès scolaire, l'ardeur à s'intéresser aux instituteurs et aux institutrices de l'enfance. Absorbés par la lutte pour la vie, des rivalités sectaires, des polémiques inférieures et dissolvantes, une activité politique énervante, concertons-nous enfin dans la même volonté de favoriser l'institution scolaire et de l'améliorer infiniment. Il est grand temps que l'école devienne la préoccupation permanente de notre démocratie. De graves problèmes obsèdent l'homme, en France et hors de France; cette guerre européenne, dont l'enjeu est notre civilisation même, les rappelle plus douloureusement encore à la raison, à la conscience humaine. A nouveau, la guerre sévit parmi les peuples : les guerres ne prendront-elles jamais fin, et faut-il abandonner, sinon renier et maudire, notre pacifique espérance? Ne faut-il pas plutôt, instruits par ces calamités mêmes, travailler à répandre dans le monde la pacifiqu'e
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L'ÉCOLE PRIMAIRE ET L'ÉDUCATION MORALE DÉMOCilATIQUE.
espérance, et, dans un régime de vigilance comme de dignité, organiser enfin la paix? Du cœur humain où déclinent les croyances séculaires, une religion va-t-elle surgir annonciatrice d'âmes renouvelées? Ou bien les peuples, à l'exemple de la France républicaine, mais instruits par son expérience, vont-ils dégager du cœur humain une morale à l'épreuve du doute et de l'usure, qui élève les hommes pour de nouvelles destinées? Dans notre société chaotique encore, que trouble et bouleverse une application scientifique à la fois sans mesure et sans règle, une nouvelle organisation politique et économique est-elle prochaine, qui instituera l'ordre humain dont le rêve nous attire et toujours nous inquiète? Si oui, sera-ce par la vertu de lois prudentes , ou par l'impatience de réformes hâtives, d'aventureuses révolutions? L'avenir, quand les canons qui rugissent à cette heure se seront tus, l'imminent avenir est tout ensemble radieux et sombre ... C'est l'heure où jamais, pour l'école républicaine française, d'instruire des enfants prêts à débattre plus tard avec sang-froid, si possible à résoudre ces problèmes, qui sont la joie et le tourment de l'homme contemporain; de prendre pleinement conscience de son idéal moral et de ses méthodes éducatives; d'élever pour notre pays, donc pour l'humanité même, des citoyens à l'esprit clair et au cœur vaillant - à la française 1
�TABLE DES MATIÈRES
I. - L'école primaire doit-elle donner une éducation morale? II. - Limites du pouvoir moralisateur de l'école primaire. III. - D'une éducation morale démocratique.. 1 IV. - La maison d'école; l'art à l'école. . . . . V. - La communauté scolaire . . . . . . . . VI. - La discipline : récompenses et punitions. VII. - De l'éducation physique. . . . . . . . VIII. - L'enseignement primaire et l'éducation . IX. - De quelques critiques. . . . . . . . . X. - D'une éducation morale directe . . . . XI. - L'enseignement moral: le programme. XII. - La neutralité scolaire : les principes de 1882. XIII. - La neutralité scolaire : discussion. . . . XIV. - Les devoirs envers Dieu. . . . . . . . . XV. - Les devoirs envers Dieu: de 1882 à 1915. XVI. - L'école laïque el le sentiment religieux. XVII. - L'histoire des religions. . . . . . . XVIII. - L'école laïque et le sentiment moral. XIX. - Dignité morale de l'école laïque. . . XX. - La solidarité démocratique . . . . . XXI. - Neutralité politique el éducation républicaine. XXII. - L'instruction civique . . . . . . . . . . XXlll. - Éducation patriotique et devoir militaire. XXIV. - Pour l'éducation des garçons et des filles. XXV. - De la méthode pédagogique. I. . XXVI. - De la méthode pédagogique. Il . . . . XXVII. - Personnalité, volonté, caractère. • . . XXVIII. - La personnalité du maitre républicain . XXIX. - Les succès de l'éducation morale laïque . XXX. - La tâche présente. - Conclusion . . .
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H 18 26 38 51 64 74 83 93 110 134 144 163 189 207 223 234 246 255 269 276 291 305
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632-14. -
Coulommiers. Imp.
PAUL
BRODARD. -
9-15.
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1|TABLE DES MATIÈRES|402
2|I. - L'école primaire doit-elle donner une éducation morale ?|14
2|II. - Limites du pouvoir moralisateur de l'école primaire|24
2|III. - D'une éducation morale démocratique|31
2|IV. - La maison d'école ; l'art à l'école|41
2|V. - La communauté scolaire|55
2|VI. - La discipline : récompenses et punitions|68
2|VII. - De l'éducation physique|81
2|VIII. - L'enseignement primaire et l'éducation|91
2|IX. - De quelques critiques|100
2|X. - D'une éducation morale directe|110
2|XI. - L'enseignement moral : le programme|127
2|XII. - La neutralité scolaire : les principes de 1882|149
2|XIII. - La neutralité scolaire : discussion|159
2|XIV. - Les devoirs envers Dieu|178
2|XV. - Les devoirs envers Dieu : de 1882 à 1915|204
2|XVI. - L'école laïque el le sentiment religieux|226
2|XVII. - L'histoire des religions|242
2|XVIII. - L'école laïque et le sentiment moral|253
2|XIX. - Dignité morale de l'école laïque|265
2|XX. - La solidarité démocratique|274
2|XXI. - Neutralité politique el éducation républicaine|288
2|XXII. - L'instruction civique|295
2|XXlll. - Éducation patriotique et devoir militaire|310
2|XXIV. - Pour l'éducation des garçons et des filles|324
2|XXV. - De la méthode pédagogique. I|337
2|XXVI. - De la méthode pédagogique. II|349
2|XXVII. - Personnalité, volonté, caractère|359
2|XXVIII. - La personnalité du maitre républicain|376
2|XXIX. - Les succès de l'éducation morale laïque|388
2|XXX. - La tâche présente. - Conclusion|397
-
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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L'école de village pendant la révolution
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Ecoles
Enseignement primaire
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Babeau, Albert (1835-1914)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Didier et Cie, libraires-éditeurs
Date
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1881
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2013-02-22
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Ecole normale de Lille
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L'ÉCOLE DE VILLAGE
PENDANT
LA RÉVOLUTION
�DU MÊME AUTEUR
Le Village sous l'ancien Régime. — Troisième édition revue et augmentée.— 1 vol. in-12. La Ville sous l'ancien Régime. — Ouvrage couronné par l'Académie française. — 1 vol. in-8°, 1880. Histoire de Troyes pendant la Révolution (1787-1800). — 2 vol. in-8°. Les Rois de France à Troyes au XVIe Siècle.— 1 vol. in-8°. L'Instruction primaire dans les Campagnes avant 1789, d'après les Archives communales et départementales de l'Aube.— In-8° (épuisé).
EN l'KÉPAIUTION :
La Vie rurale dans l'ancienne France.
U.Ut-SUn-SLlNE. —
IJII». SAILLAllbi
�/ÉCOLE DE VILLA]
PENDANT
LA RÉVOLUTION
LE NORMALE DE LILLE
ALB tRHFl BAlrE/ftU^i e N? de Catalogue £pf-c Cote . ^J.pi^A-L
Mil
PARÎS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ÈT
Cic,
33, QUAI liES AÙGUSTlNS
LIBRAIRES - ÉDITEURS |*jW^P
18 8 1
"S-p
Tous droits réservés
3
ARCHIVES
�INTRODUCTION
L'instruction primaire est un des plus nobles soucis des sociétés modernes. Tous les peuples chrétiens s'efforcent à l'envi d'augmenter le nombre de leurs écoles et d'élever le niveau de l'enseignement qu'on y donne. Mais si tous sont d'accord sur le but, la plupart diffèrent sur les moyens. C'est que les moyens dérivent des grands principes au nom desquels luttent les partis : la liberté, l'autorité, le sentiment religieux, l'esprit philosophique. L'histoire de l'instruction primaire, toute modeste qu'elle paraisse, a donc un intérêt réel, puisqu'elle met en jeu la théorie et l'application de ces principes; elle est surtout pleine d'enseignements aux époques de grandes crises où des doctrines nouvelles tendent à se substituer aux anciennes. Telle fut la période qui s'étend de
�VI
INTRODUCTION.
1789 à 1800 et que l'on désigne sous le nom de révolution française. La révolution avait trouvé une société frappée à la double empreinte de la monarchie et de la religion; elle a voulu la modeler à son image. L'un des moyens qu'elle employa pour y parvenir, ce fut de s'emparer de l'instruction primaire. L'instruction primaire, en 1789, dépendait surtout du clergé, de la commune et de la famille ; la république de 1792 voulut l'assujétir à ses doctrines politiques et philosophiques. C'était une tendance naturelle. L'instruction primaire est regardée comme l'une des grandes forces au moyen desquelles on s'empare de l'àme des hommes, en lui donnant les premières impressions, qui sont souvent les plus profondes. C'est pour cette raison que l'église, au moyen-âge, a saisi et gardé la direction de l'école ; c'est pour cette raison que la révolution a voulu la prendre. Pour y parvenir, elle a dû lutter contre l'église. De prime abord, elle ne lui fut pas hostile ; le mouvement de 1789, auquel adhéra la majorité du clergé, s'était fait au nom de la liberté ; mais bientôt des instincts d'intolérance et de persécution se firent jour et dominèrent. A partir de 1792, là révolution française ne fut pas seulement
�INTRODUCTION.
VII
politique et sociale ; elle devint anti-chrétienne. Elle fut athée avec Marat, déiste avec Robespierre et La Reveillère-Lepaux. Le sentiment d'hostilité, qui l'animait contre la religion, respire dans les décrets de la convention, qui ont pour but le développement de l'instruction primaire ; il en paralysa les effets, en soulevant les consciences, en blessant profondément les âmes. On n'arrache pas du jour au lendemain une foi religieuse enracinée dans le cœur des peuples depuis des siècles. Ce fut la première erreur de la révolution en matière d'enseignement; la seconde consista à vouloir substituer d'une manière trop absolue l'intervention dominante de l'Etat aux influences naturelles de la famille et de la commune. Le contrôle et l'influence de l'Etat ont sans nul doute leur efficacité légitime, mais à la condition d'être contenus dans de justes limites. Ces limites, la convention les dépassa, et si elle les respecta parfois, elle n'en ouvrit pas moins par ses doctrines une voie funeste à ceux qui devaient être un jour tentés de s'en inspirer. L'école de village subit particulièrement les atteintes des décrets de la convention. L'école de village avait conservé, plus encore que l'école des villes, son caractère primitif. La communauté
�VIII
INTRODUCTION.
rurale était une association naturelle, que les pères de famille administraient souvent d'une manière patriarcale, avec une sorte de liberté qui nous surprend ; la plupart du temps ils choisissaient eux-mêmes le maître qui donnait la première éducation à leurs enfants, du moment que ce maître était approuvé parle clergé. Le droit des pères de famille s'exerçait plus directement dans les villages que dans les villes, où les maîtres d'école tantôt faisaient partie de corporations privilégiées, tantôt dépendaient entièrement des autorités paroissiales. On verra quelles modifications les décrets de la convention apportèrent à ce système qui reposait sur les usages les plus anciens ; on verra quelle résistance leur opposèrent les populations, avec quelle persistance elles défendirent leurs coutumes, avec quelle ténacité elles sauvegardèrent leurs croyances, particulièrement dans la période qui suivit le 18 fructidor; on verra surtout, comment en voulant tout réédifier sur des bases nouvelles, on réussit à détruire plutôt qu'à créer. L'histoire générale ne s'occupe pas de ces humbles écoles de village et des luttes dont elles furent la cause ;■ elle ne parle que des décrets qui les concernent, et elle peut laisser croire en faisant
�INTRODUCTION.
IX
connaître ces décrets, qu'il a suffi de les édicter pour qu'ils aient porté leurs fruits. Mais, dans les temps de révolution, il est plus facile de faire des lois que de les appliquer. C'est l'application de ces lois dans nos campagnes que nous nous sommes proposé d'étudier. Des travaux plus importants ont mis en relief les projets des publicistes, les débats des législateurs, l'esprit des lois qu'ils ont votées ; nous avons cherché surtout à en retracer les effets. Sur ces effets les ouvrages spéciaux de MM. Maggiolo, Fayet, Armand Bellée, Sauzay, de Jussieu, etc., nous ont fourni de précieuses indications. Nous en avons ajouté d'autres, tout à fait inédites, que nous avons tirées des archives départementales et communales de l'Aube, de mémoires particuliers1, ainsi que des archives nationales, pour la période du directoire. Sans doute notre travail ne saurait prétendre à présenter un tableau complet de l'état des écoles de village dans le cours
Nous avons pu consulter en 1873, à l'époque où nous préparions notre travail sur l'Instruction frimaire dans les campagnes avant 1789 d'après les archives de l'Aube (1875), les mémoires rédigés par les instituteurs de l'Aube, en réponse à des questionnaires envoyés en 1803 par M.-Rattier, inspecteur d'Académie, sur l'histoire de l'instruction primaire dans chaque commune.
1
�X
INTRODUCTION.
et à la fin de la période révolutionnaire. Il serait trop facile d'y signaler des lacunes. Mais ne saurait-on voir dans un fragment de miroir disposé d'une certaine façon, une image aussi complète que dans le miroir entier ? Dans tous les cas, les témoignages que nous avons recueillis sous le directoire et le consulat, sont unanimes à constater, de la manière la plus saisissante, l'avortement des grands desseins de la convention et l'incroyable incapacité du gouvernement issu de la constitution de l'an III. On ne saurait cependant en tirer une condamnation absolue contre l'œuvre de la révolution française. Gomme toutes les choses humaines, elle fut un mélange de bien et de mal, et il serait aussi injuste de la blâmer sans réserve que de l'exalter sans mesure. Quelques-unes des idées qu'elle a émises sur l'instruction primaire étaient saines et devaient porter des fruits salutaires ; mais les doctrines anti-religieuses et anti-libérales qu'elle a voulu faire entrer dans la pratique n'en restent pas moins blâmables, parce qu'elles étaient contraires h la nature des choses et au droit. Ces doctrines, on le verra, n'ont point triomphé immédiatement; elles ont cependant survécu à leurs premiers échecs, pour reprendre de nos jours une
�INTRODUCTION.
XI
force nouvelle. Il peut donc être plus que jamais tile d'en étudier les manifestations et les effets ans le passé. Si le sujet prête par lui-même à es rapprochements avec le temps présent, il audra s'en prendre uniquement aux circonstanes et aux hommes qui les ont provoquées. Mais es circonstances et les hommes passent ; l'histoire este, quand elle cherche avant tout la vérité, et es enseignements, qui s'en dégagent, demeurent.
�L'ÉCOLE DE VILLAGE
PENDANT LA RÉVOLUTION
Recherches récentes sur l'instruction primaire avant 1789. — Difficultés d'un tableau d'ensemble. — Répartition des écoles entre les différentes provinces. — Etat prospère do la région de l'Est. — Le Nord et la Normandie. — Infériorité de la Bretagne et de la région du Centre. — Bourgogne et Savoie. — Le Dauphiné et le Midi. — Les Cévcnncs et le sud-ouest. — Persistance de l'inégalité de l'instruction primaire entre les différentes régions. — Action de l'Eglise sur l'instruction. — Intervention du pouvoir central. — Fondations particulières. — Utilité de l'instruction reconnue par les paysans. — Traités de nourriture. — La communauté do village et l'école. — Les assemblées d'habitants et les maîtres. — Contrats. — Incapacité de certains maîtres. — Portraits de recteurs d'école do Champagne et de Bourgogne. — Leur condition. — Défaut d'un enseignement spécial pour former les maîtres. — Vœux pour l'établissement d'écoles normales. — Infério1
�•2
CHAPITRE I.
rité de l'éducation des filles. — Sœurs et maîtresses d'école. — Rétributions des maîtres et des maîtresses. — Résumé de la situation des petites écoles des campagnes.
Les temps les plus anciens de l'histoire ne sont pas les seuls où l'on puisse faire des découvertes; les époques les plus rapprochées présentent parfois des obscurités que l'érudition pénètre et dissipe. Il est surprenant de voir avec quelle rapidité les faits les plus avérés s'oublient, avec quelle facilité la légende se substitue à la réalité. Il y a quinze ans à peine on admettait généralement que l'instruction primaire ne remontait pas audelà de la fin du dix-huitième siècle. Les écrivains les plus autorisés l'affirmaient ou l'insinuaient. Sur la foi des documents législatifs, ils lui donnaient pour unique origine les décrets de la Convention. La lumière s'est faite, et elle a jailli de la province. De toutes parts, du nord au midi, de l'est à l'ouest, des érudits sont venus témoigner, preuves en. mains, de l'existence de nombreuses écoles répandues sur l'ancien sol de la France. Si leurs travaux laissent encore subsister bien des lacunes, celles-ci diminuent de jour en jour, et elles seront en grande partie comblées par l'enquête générale que poursuit un ancien recteur, M. Maggiolo, avec une méthode et un zèle qui ont pu être appréciés de tous ceux qui ont été à même d'entendre et d'applaudir sa parole chaleureuse à la Sorbonne.
�ÉTAT DE L'INSTRUCTION EN 1789.
3
Sa tâche est d'autant plus difficile, qu'il n'a point été dressé d'état général des écoles à la fin de l'ancien régime. Les intendants, qui multipliaient les questionnaires, surtout depuis 1760, sur le nombre des bestiaux et sur le produit des récoltes, se préoccupaient moins des écoles et de ceux qui les fréquentaient. On pourrait cependant citer un intendant de Lorraine, qui faisait faire en 1779 par ses subdélégués une enquête sur l'état de l'instruction primaire dans sa province. Des indications plus nombreuses sont consignées dans les procès-verbaux de visites faites par les évêques et les archidiacres ; mais ces procès-verbaux n'ont pas été conservés dans tous les dio'cèses, et les renseignements tirés des archives départementales et communales n'ont pas encore été suffisamment mis à jour pour qu'il soit possible d'en faire ressortir des statistiques exactes et surtout complètes
La statistique la plus complète qui ait été faite jusqu'à présent a été dressée par M. Maggiolo et imprimée dans l'Introduction du 2° volume de la Statistique de l'Enseignement primaire (1880, p. CLXVIII à CLXXXI). Elle donne un état proportionnel, par départements, des signatures de mariés et de mariées, à trois époques différentes : 1686-1690—17801790—1816-1820, et porte, pour la première période, sur 217,009 mariages; pour la seconde, sur342,260; et, pour la troisième, sur 381,494. Mais les résultats obtenus no sauraient être considérés comme définitifs ; malgré les innombrables renseignements qui ont été groupés, les calculs ont dû porter sur des chiffres inégaux. Ainsi, tandis que la proportion a été établie pour l'Eure, sur 17,117 mariages, et pour la Somme, sur 18,314, elle n'a pu être déduite pour le
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�-i
CHAPITRE
r.
Ce que l'on peut affirmer, c'est que les écoles primaires, beaucoup plus nombreuses qu'on ne l'a cru pendant longtemps, étaient inégalement réparties entre les diverses provinces. L'impulsion centrale ne s'était exercée à leur égard qu'à des intervalles éloignés ; l'initiative des évèques et les mœurs avaient plutôt contribué à leur développement que les édits de Louis XIV et de LouisXV1. Les écoles étaient plus répandues dans les régions de l'est et du nord que dans celles du centre, de l'ouest et du midi. Il en est de même de nos jours. Les régions les plus dépourvues d'écoles en 1789 sont précisément celles où le nombre des illettrés est en2 core le plus'élevé . La loi est devenue égale pour tous sans avoir pu faire ressentir ses effets d'une manière égale dans toute la France. Tant les mœurs restent supérieures aux prescriptions des lois ! Les départements de l'est occupent aujourd'hui le premier rang dans la statistique de l'instruction, comme les provinces qu'ils ont remplacées l'occupaient avant 1789. Il y a des maîtres d'école
Gers que de 355* mariages, et pour l'Hérault que de 295. Cette inégalité, si elle permet de contester quelques résultats, ne saurait en tout cas diminuer l'intérêt et la portée des s ivantes recherches de M. Maggiolo. Voir Pièces justificatives, § 1. 1 Déclarations du roi do 1695,1698 et 172i. Isambcrt, Recueil des anciennes lois françaises, XX, 251, 317, XXI, 261. Voir la carte publiée par le Magasin pittoresque, année 1870,p. 268, les statistiques officielles eten particulier \nSlalise tique del'Enseignementprimaire, 1880,2 vol.,Intr., p. CLXVII.
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�ÉTAT DE L'INSTRUCTION EN
1789.
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ans toutes les paroisses de la Franche-Comté n 1790', comme dans toutes celles de l'Alsace2 l de la Lorraine. « Il n'y a pas de hameau, dit-on n 1779 dans cette dernière province, qui n'ait son rammairien. » M. le pasteur Schmidt, qui a anaysé avec soin et impartialité l'enquête faite à cette 'poque par l'intendant de Lorraine, en conclut ue « presque toutes les paroisses étaient pourues d'une école primaire, et qu'il s'en trouvait ême dans les villages et les hameaux éloignés u chef-lieu paroissial3. » Des résultats analogues nt été constatés en Champagne, notamment ans les départements de l'Aube 4, de la Haute1 A. Gazier, Lettres à Grégoire sur les patois de France, 1790-1794, Paris, 1880, p. 203,210, 21G. L'abbé Grégoire, qui poursuivait l'unité du langage par la suppression des patois, envoya, en 1790, des questionnaires sur l'état intellectuel et moral des campagnes. M. Gazier a publié les réonses qui lui ont été adressées et que nous avons souvent consultées.
s 3
Krug-Basse, L'Alsace avant 1789, Paris, 187G, p. 303.
Edouard Sclimidt, L'Instruction primaire à la campagne en Lorraine il y a cent ans. d'après l'enquête de 1779, 1880, p. 3G. — M. Maggiolo a constaté dans le diocèse de Toul 990 écoles sur 1,03G paroisses ou annexes. Fouillé scolaire ou inventaire des écoles... du diocèse de Toul, Nancy, 1880, p. 108.
4 Voir mon travail sur L'Instruction primaire dans les campagnes avant 1789 d'après les archives de l'Aube, 1873, in-8° de 8G p. Ce travail constate dans ce département, qui renferme 440 communes, l'existence d'écoles dans -417 localités (p. Gi-G8). J'en ai retrouvé six depuis : Travaux, Fon-
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CHAPITRE I. •
Marne1 et de la Marne2. Les écoles des Ardennes paraissent avoir été plus négligées. On se plaint de ce que les curés et les vicaires ne les surveillent point3. La région du nord était également bien partagée. Avant 1789, en Flandre, « de petites écoles étaient répandues partout, dit une statistique de l'an X. Dans les communes rurales, c'était ordinairement le clerc de la paroisse qui était chargé d'enseigner la lecture, l'écriture et les principes du calcul4. « « Il y a des maîtres dans tous les villages, excepté les hameaux, » dit-on en 1790 dans le Pas-de-Calais 5. Il y en aurait eu moins dans l'Ile-de-France, s'il faut en croire les réclataines, Ville-au-Bois-les-Vondeuvre, Daudes, Vougrey et Airelles.
1 Fayct, Recherches historiques et statistiques sur les communes et les écoles de la Haute-Marne, 1879, in-8° de 388 p. C'est la monographie départementale la plus complète qui ait été publiée sur l'instruction primaire. M. Fayet, comme M. Rattier dans l'Aube, avait eu l'heureuse inspiration, en sa qualité d'inspecteur d'académie, de demander aux instituteurs placés sous ses ordres des mémoires historiques sur l'instruction primaire dans leurs communes. 5 Edouard de Barthélémy, Variétés historiques... sur le Châlonnais et le Rémois, vie série, 1877, p. 45-49. 3
A. Gazier, lettres à Grégoire, p. 235.
* Dieudonné, Statistique du département du Nord, 11,144 et 145. — De Fontaine de Resbecq, Hist. de l'Enseignement primaire avant 1789 dans les communes qui ont formé le déparlement du Nord, Lille, 187^, p. 95.
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Lettres à Grégoire, p. 259.
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mations de certains cahiers de 1789 '. Les trois quarts des paroisses du diocèse de Rouen avaient des écoles au commencement du dix-huitième siècle \ et il est plus que probable que ce nombre avait augmenté dans la seconde partie de ce siècle. Il en était de même dans le département de la Manche 3. La Bretagne faisait contraste avec la Normandie. « Peu de villages sont fournis de maîtres et de maîtresses, écrivait-on en 1790; quelques ambulants en font métier4. » Le Parlement de Rennes s'était montré peu favorable à leur égard ; il s'était opposé à l'exécution de l'édit de 1698 qui prescrivait aux communautés rurales de s'imposer pour assurer le paiement des maîtres d'éS'il faut ajouter foi aux assertions d'un autour allemand, l'instruction aurait été beaucoup moins répandue dans l'Ilede-France en 1789 qu'à la fin du xvne siècle (Schmidt, Pariser Zustœnde vœkrend des Revolutions%eit. Revue historique, III, 202). Cette opinion est infirmée par les chiffres que M. Maggiolo a recueillis.
s On constate, en 1717, 855 écoles de garçons, 300 de filles sur 1,159 paroisses (De Beaurepaire, Hist. des établissements d'instruction publique dans l'ancien diocèse de Rouen, II, p. 407). —Voir aussi Lucien Morlet, De l'Inslructionprimaire en Eure-et-Loir avant 1789, Chartres, 1878, in-8° do 46 p. 3 E. Allain, L'Instruction primaire en France avant la Révolution, 2e édit., 1881, p. 30. Cependant on constate, en 1789, à Saint-Sauveur-le-Vicomte, que beaucoup de paroisses sont privées d'écoles par suite dos frais et des formalités qu'exige leur fondation. (Archives parlementaires, 111,72.) * Lettres à Grégoire, p. 283. 1
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CHAPITRE I.
L'Ille-et-Vilaine et la Loire-Inférieure étaient mieux pourvues que le reste de la province. Les écoles étaient nombreuses en Vendée2 et dans l'Aunis 3. Elles diminuaient en quantité à mesure qu'on s'avançait vers le centre. Le Limousin, la Marche, l'Auvergne en étaient insuffisamment dotés. « De vingt villages, disait-on dans le Puyde-Dôme, un seul possède un maître, qui sait à peine épeler, et le curé fait répéter les mots du catéchisme à ses paroissiens perroquets4. » Le style de ce témoin peut le faire suspecter d'exagération ; mais il est à peu près certain qu'en Auvergne la moitié des paroisses de la campagne ne possédait point d'écoles 5. Le Berry en avait encore moins. L'assemblée provinciale de cette province déplorait l'ignorance générale des classes inférieures et voulait y remédier par l'établissement d'écoles dirigées par de bons maîtres. Les enfants des campagnes ne recevaient presque aucune éducation6. Il en aurait
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cole1.
lro
Maggiolo, Article partie, p. 280.
BRETAGNE,
Diclionnaire pédagogique,
2 Statistique du préfet de la Vendée, p. 105. — Voir Pièces justificatives.
3 E. Allain, p. 20. — L. Maître, Revue de Bretagne et Vendée, avril-mai 1874.
4 Réponse des amis de la constitution de Maringues. Lettres à Grégoire, p. 164. 0
Renseignements fournis par M. Verniôre, de Brioude. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale du Berri, II,
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été de même dans le Bourbonnais et le Nivernais, où la proportion des signatures des mariés ne dépassait pas 19 et 23 pour cent, à la veille de la révolution La Bourgogne participait plutôt de la situation prospère des régions de l'est que de l'état d'infériorité du centre de la France. Les diocèses d'Auxerre et d'Autun comptaient de nombreuses écoles, surveillées avec soin par le clergé 2. Les archives de la Gôte-d'Or constatent dans la majorité des communautés rurales la nomination et le paiement de recteurs d'école 3. Pour le Maçonnais, les témoignages varient; tandis que l'un affirme « qu'il y a bien des villages qui manquent d'écoles, » l'autre soutient qu'il ne s'en trouve nulle part4. Dans le pays de Gex, on dit « qu'il y en a peu5. » On se rapproche pourtant de la Savoie,
p. 12, III, p. 64-67. — Voir Fayct, L'Enseignement dans le Berry avant 1789, Chàteauroux, 1879, p. 12. — Lettres à Grégoire, p. 270. Recherches dcM. Maggiolo.—Voir Piècesjustificatives, § I. Max Quantin, Histoire de l'Instruction primaire avant 1789 dans les pays qui forment le département de l'Yonne, 1874, in-8° de 142 p. — Anatole de Charmasse, Etat de l'Instruction primaire dans le diocèse d'Autun pendant les dixseptième et dix-huitième siècles, 2e éd., 1878, in-8° de 210 p.
2 1
Garnier, Inventaire des archives de la CÛie-d'Or, série C, 1880. — Fayet, Les Ecoles de la Bourgogne sous l'ancien régime, 1875, in-8° de 32 p.
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Lettres à Grégoire, p. 226 et 228. Archives parlementaires, III, 391.
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CHAPITRE I.
où « presque toutes les paroisses et un grand nombre de hameaux possédaient au moins une école » * , La région du midi aurait été longtemps moins favorisée. A plusieurs reprises l'assemblée générale du clergé de France avait réclamé l'exécution des déclarations de 1698 et de 1724 pour l'établissement de maîtres et de maîtresses d'école, surtout dans le Dauphiné, le Languedoc et la Provence. « Il y a peu de paroisses dans ces provinces, disait en 1750 le cahier de l'assemblée du clergé, où il y ait des maîtres et maîtresses établies2. » Beaucoup de témoignages tendent cependant à faire considérer cette assertion comme exagérée. Il résulte de recherches faites dans les archives de la Drôme « qu'il y avait dans les plus petites communes des écoles, soit gratuites, soit payantes3. » Si l'instruction laissait à désirer dans certaines vallées, les hautes Alpes étaient une pépinière de maîtres d'école, qui portant la plume au chapeau comme l'insigne de leur profession, venaient se faire engager dans les foires de la
De Jussieu, Histoire de l'Instruction primaire en Savoie, 1873, p. 63. — La Savoie n'était pas alors réunie à la France ; mais elle s'en rapprochait par la conformité de langage et de mœurs, non moins que par sa position géographique.
s Procès verbaux des assemblées du clergé de France, VIII, pièces just., p. 74. 3 Maggiolo, article tie, p. 6«.
DAUPHINÉ,
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Dict. pédagogique, 1" par-
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Provence .. On pourrait citer dans cette province comme dans le Languedoc de nombreuses écoles rurales. « Presque tous les villages en sont pourvus, « dit-on en 1789 dans le Languedoc2. Dans les montagnes des Cévennes, on en trouvait partout. « Vers 1711, aucun village ne manquait ni d'école, ni de régent ; la plupart avaient une maîtresse ; on y veillait avec soin. » Ces contrées reculées avaient été le dernier asile du protestantisme persécuté; les prescriptions des édits de 1698 et de 1724 y avaient été exécutées avec plus de soin qu'ailleurs, et l'obligation édictée dans ces lois n'y était pas restée une lettre morte, comme le prouve le chiffre des amendes infligées aux parents qui négligeaient d'envoyer leurs enfants aux écoles3. L'assiduité était moindre dans le diocèse de Rodez où l'instruction était presque entièrement entre les mains des vicaires ou des pauvres curés4. La région du sud-ouest était moins bien pourvue que le Languedoc. En Guienne, il y a des maîtres dans les gros bourgs; dans l'Armagnac les curés se chargent des écoles; on trouve peu
Voir aux Pièces justificatives les extraits de la Statistique des préfets à l'époque du consulat. * Lettres à Grégoire, p. 81. 3 Maggiolo, De l'Enseignement primaire dans les hautes Cévennes avant et après 1"89, Nancy, 1879, p. 23. * Lettres à Grégoire, p. 60. — Alexis Monteil, Description de l'Aveiron, an ix, t. II, p. 273.
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de maîtres, dit-on, dans les villages. Dans les Landes, on constate que l'enseignement se fait en français dans les écoles des campagnes, mais on ajoute aussitôt : Quelles écoles et quel enseignement 1 ! Ces renseignements peuvent être regardés comme pessimistes ; mais quoique l'on signale de nombreuses écoles dans le Béarn2, cette partie de la France, tout en étant mieux dotée que l'ouest et le centre, ne saurait être classée avant le nord, l'est et le sud-est. Encore aujourd'hui ce sont ■ ces régions qui sont le plus éclairées, sans doute parce que le courant civilisateur les a pénétrées davantage, parce qu'elles ont eu des rapports plus incessants avec les nations étrangères. Le génie grec et latin ne s'est-il pas maintenu plus vivace en Provence et en Languedoc qu'ailleurs ? l'esprit des Francs et des Normands n'a-t-il pas vivifié le nord ? et l'on peut remarquer sur les frontières de l'est que le contact avec dés races différentes semble avoir
1 Lettres à Grégoire, p. 159. — D'après les relevés des signatures de mariés, le département des Landes aurait été le moins instruit de tous. Les écoles y auraient été très-inégalement réparties. Il y en avait beaucoup dans certains cantons, très-peu dans d'autres. (Tartière, De l'Instruction publique dans les Landes avant la Révolution et spécialement avant 1789. Bulletin de la société des lettres du département des Landes, 1868. — E. Allain, L'Instruction primaire en France avant 1789 d'après les travaux récents, 1875, p. 17). s Serurier, L'Instruction primaire dans la région des Pyrénées-Orientales, spécialement dans le Béarn, 1874, p. 13.
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particulièrement stimulé le besoin et le goût de l'instruction primaire. Les contrées où l'ignorance domine encore aujourd'hui seraient précisément celles où la race celtique s'est le mieux conservée à l'abri de tout alliage étranger, la Bretagne et le centre de la France. En résumé, les écoles de village étaient répandues sur tout le territoire français, tout en étant plus clair-semées sur certains points que sur d'autres. « Là où s'élevait un clocher on pouvait être à peu près certain de trouver une école », dit M. le pasteur Schmidt, èn parlant de la Lorraine1. Il en était ainsi dans beaucoup de provinces. C'était le clergé qui avait provoqué l'établissement des écoles à l'ombre des églises. Comme l'a dit le chef de l'école positiviste, Auguste Comte : « Le catholicisme fut le promoteur le plus efficace du développement populaire de l'intelligence humaine2. » Remarquons qu'en cherchant à faciliter aux enfants l'étude de la religion et à leur fournir les moyens d'être heureux dans une autre vie, le clergé leur donnait l'enseignement primaire par surcroît. De tout temps, et surtout au dix-septième siècle, les évêques avaient suscité la création des écoles rurales et surveillé l'éducation qu'on y donnait 3. C'étaient eux qui faisaient examiner les
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Edouard Schmidt, p. G. Cours de philosophie positive, 1864, t. V, p. 258. Voir Le Village sous l'ancien régime, liv. V, ch. I, l'Ecole.
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CHAPITRE f.
maîtres par les archidiacres, les promoteurs ou les doyens ruraux; c'étaient eux qui leur donnaient l'autorisation d'enseigner. Le clergé conserva jusqu'en 1791 sur l'instruction primaire une influence prépondérante, et cette influence était justifiée par l'action salutaire qu*il n'avait cessé d'exercer sur l'enseignement du peuple depuis les temps les plus reculés du moyen-âge. Le pouvoir central était longtemps resté étranger à cet enseignement ; c'est à partir du seizième! siècle qu'il commença à seconder le clergé. Il in-j tervint plus directement à la fin du dix-septième! siècle ; s'il n'accordait aucune subvention pécuniaire, il obligea, à partir de 1698, les communautés d'habitants à donner 150 livres de gages aux maîtres ; il voulut même contraindre les parents à envoyer leurs enfants aux écoles. Il agissait ainsi dans un but de propagande religieuse, dans le désir d'assurer les effets de la révocation de l'édit de Nantes. Mais la déclaration de 1698, dont les prescriptions furent reproduites par la déclaration de 1724, ne fut exécutée qu'en partie. L'obligation ne fut appliquée que dans les. pays où les croyances protestantes avaient per-l sisié. Des écoles furent ouvertes cependant dansl certaines régions à la suite de l'édit de 1698. Lesl intendants et leurs subdélégués veillèrent partoutl aux dépenses de l'instruction comme aux autres! dépenses communales; ils examinèrent, ils ap-l
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prouvèrent les conventions passées entre les habitants et les recteurs d'école ; ils assurèrent le aiement des gages que ces derniers devaient reevoir. Un certain nombre d'écoles, surtout d'écoles ratuites, avaient été fondées par des seigneurs, es prêtres ou des particuliers. On peut en citer n grand nombre dans les années qui précédèent la Révolution et où les idées philanthropiques inrent seconder le sentiment chrétien1. Mais la rande majorité des écoles furent établies, en■etenues et payées par les habitants eux-mêmes* algré les charges dont ils ne cessèrent point 'être accablés2. Le paysan, au dix-huitième siècle, sent de plus nplus la nécessité et l'utilité de l'instruction; il "t prêt à faire tous les sacrifices nécessaires pour assurer à ses enfants. Il en voit si bien les avanges que dans un grand nombre de traités de ourriture passés dans des villages de Champane, il est stipulé que l'enfant mineur sera en1 On se plaignait en Normandie des entraves que l'admi'stration mettait au zèle de ceux qui voulaient fonder des titcs écoles, en percevant des droits « immenses » sur leurs nations. (Hippeau, Les cahiers de Normandie en 1789, II, iô.) * Si c'est principalement la charge de l'Eglise de n'admetc que de bons maîtres, c'est aux paroissiens à fonder solinient la subsistance de celui-ci. ( Règlement du duché de ethel vers 1680. Portagnier, Etude historique sur le Retheis, 1874, p. 435-436.)
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CHAPITRE I.
voyé à l'école, et qu'on lui apprendra à lire et à écrire autant que faire se pourra1. L'enseignement qu'on donne dans les campagnes ne tombera pas toujours sur un terrain ingrat, et l'on peut citer des savants, comme Lebon d'Humbersin, l'inventeur de l'éclairage au gaz2, et le baron Thénard qui reçurent leurs premières leçons dans l'école de leur village. Les sacrifices que les communautés d'habitants s'étaient imposés ne restaient pas stériles. La communauté d'habitants ou de village, comme on appelait au dix-huitième siècle la commune rurale, avait conservé quelques traces de sa physionomie primitive. C'était une association naturelle, groupée sous la suprématie du seigneur et du curé, mais présentant encore quelquefois l'aspect d'une grande famille, divisée en plusieurs branches, ayant ses réunions, son église, souvent ses bois et ses pâturages communs,
* A Isle-Aumont, en 1694, on stipule qu'on fera apprendre à l'enfant... sa créance, à lire, à escripre... A Dampicrre, en 1738, le tuteur enverra deux mineurs « à l'école autant que faire se pourra, pour apprendre à lire et à écrire... » Un mauouvrier de Laincs-au-Bois s'engage, en 1769, à nourrir, coucher, blanchir et entretenir son pupille d'habits et linges à son usage et suivant son état, « luy faire apprendre sa croyance en la religion catholique, apostolique et romaine, même l'envoyer à l'école jusqu'à l'âge de quinze ans...» Je pourrai citer d'autres textes analogues. (Arch. judiciaires de l'Aube, n»3 1608, 1582, 1372).
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Justin Fèvre, Revue de Champagne, X, 279.
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ù'on appelait les communes. Dans leurs assemlées qui se tenaient à l'issue des offices reliieux, à l'ombre des vieux arbres sous lesquels 'étaient réunis leurs ancêtres, les pères de faille, les chefs de maison, tous les biens-tenants élibéraient sur les intérêts de la communauté ui étaient les intérêts de chacun d'eux, et nomaient leurs principaux agents, le syndic, le colecteur, le messier. C'étaient eux aussi qui choiissaient leur maître d'école. Dans la plus grande artiè de la France, ni l'Etat, ni le clergé, ni le eigneur ne possédaient le droit de le désigner, moins que ce droit n'eût été conféré à l'un d'eux ar des fondations spéciales. C'était librement, ans l'assemblée générale, que les pères de faille passaient par devant un officier public le ontrat qui confiait l'école à un maître pour une u plusieurs années. Tout candidat, s'il était muni e l'approbation ecclésiastique, et s'il paraissait ffrir des garanties à la communauté, pouvait *treélu. L'Eglise attestait sa doctrine et sa moraité ; l'Etat n'intervenait qu'au point de vue fiancicr ; il reconnaissait entièrement la liberté es habitants. « Il faut, écrivait en 1780 l'intenant de Bourgogne, que les recteurs d'école déendent des habitants qui les paient... » Noneulement ceux-ci peuvent élire le maître, mais ls ont le droit de le révoquer, en invoquant des otifs sérieux. « Il n'est pas possible, disait un
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CHAPITRE I.
autre intendant, de conserver le recteur d'école malgré les habitants... Ils prétendent qu'il n'est pas en état d'enseigner leurs enfants. En le remerciant, ils ne font qu'user du droit qu'ils se sont ménagés en traitant avec lui. » 1 Ainsi la nomination des maîtres était regardée comme un contrat civil dans lequel l'administration n'intervenait que pour en faire exécuter les clauses. Ce système qui respectait d'une manière à peu près complète les droits des pères de famille, n'avait d'autre inconvénient que de les laisser trop souvent seuls juges de la capacité professionnelle des hommes auxquels ils confiaient leurs enfants. Le clergé s'occupait surtout de leur doctrine religieuse; il s'inquiétait moins de leur science. Si dans certains villages le curé et quelques notables étaient aptes à en juger, dans d'autres les paysans ne pouvaient apprécier quo lo talent avec lequel le candidat se faisait entendre .au lutrin2. « Il a une voix comme un maître d'école, » disait-on dans quelques contrées. On pouvait aussi choisir le maître qui se contentait de la rétribution scolaire la moins élevée. L'ignorance de beaucoup d'entre eux était la cause de l'état d'infériorité où se trouvait trop souvent l'instruction. Dans la plupart des provinces, les écoles ne
• Anatole de Charmasse, p. 91 et 00. 2 Picct-Olry, Notice historique de la ville de Gerbéviller, p. 139.
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anquaient pas ; mais c'étaient les bons maîtres ui faisaient défaut. Ceux-ci étaient rares partout. « Qu'est-ce qu'un maître d'école dans presque tous es pays du monde? écrit-on en 1784. Un homme rdinairement du plus bas étage, bien moins hooré que chargé de ridicule... qui se voit souvent bligé de négliger ses devoirs pour pourvoir à sa ubsistance... dont toute l'attention se borne à xercer la mémoire, et à infliger quelques châtients, souvent mal entendus ', à ceux qui ont le
Un règlement du duché de Rethel au xvuc siècle prescrit ux maîtres, afin d'éviter les difficultés avec les familles, de c punir qu'avec la verge et la férule, et jamais avec le bâton, l'ortagnier, Etude historique sur le Rethelois, 1874, p. 436). 'n règlement de l'évèque de Montpellier, de la fin du même iècle, dit, en parlant des enfants : Art. XXX. En les châtiant, n usera d'une grande modération, et jamais on ne les châiera dans la passion de la colère. Le châtiment doit être de a Férule ou du Fouet, ou de la Prison, ou de les faire deicurer toute la journée à l'Ecole, ou de leur faire écrire ou pprendre par cœur plus qu'aux autres, ou baiser la terre, te. On ne les frappera point sur la tête, on ne se servira i du bâton, ni du pied, si l'on a une Baguette, ce sera pour es avertir de répondre, et en cas de immodestie, les toucher égôrement. On ne leur dira aucune injure de coquin ou utre, on ne les tutoïera point, etc. On ne les déshabillera oint entièrement pour les fouetter, et ce sera ordinairement îors de la vue des autres, particulièrement s'ils sont grands ; t même le châtiment du fouet ne sera que pour les grandes àutes, afin qu'on l'appréhende davantage. (Regletnens douiez par monseigneur l'Evesque de Montpelier, aux maislres t maistresses d'école de son diocèse. 13 octobre 1687. Plaard.)'
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malheur d'en manquer1. » Aussi n'est-il pas surprenant qu'on signale les défauts des « maîtres ignorants dont on se sert dans les campagnes, plus mal payés que des valets et aussi grossiers que leurs élèves » 2, et ce n'est pas seulement en Bretagne que l'on dit que les maîtres et les maîtresses d'école ignorent eux-mêmes ce qu'ils font métier d'enseigner3. Lire, écrire, et faire tant bien que mal les premières règles de l'arithmétique, c'était souvent toute leur science. Un prêtre érudit a tracé en 1784 un piquant portrait du maître d'école de son temps et de sa province. « C'est un jeune homme qui sort de l'école, qui craint le sort de la milice, qui a été enfant de chœur dans son village, qui sait lire jusqu'à trouver l'office du jour dans un livre d'église, qui chante au lutrin, qui écrit, quoique machinalement et sans principes, qui fait tant bien que mal les premières règles de l'arithmétique... lise présente, il fait éclater une voix qui approche de celle de Stentor ; on le croit habile ; il est reçu avec applaudissement. M. le Magisler se pavane dans l'église avec une chape sur le corps, et peu s'en faut qu'il ne veuille faire la loi au curé de la paroisse. Demandez-lui
1 Du Gouvernement des mœurs, 1784, p. 143-144. Chap. XII à XIV, De l'Instruction nationale. 2 De l'Education publique, Amsterdam, 17G3, p. 202. Ce livre, attribué à tort à Diderot, est de l'abbé Proyart. 3 Lettres à Grégoire, p. 281.
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quels ont été les préliminaires de l'état qu'il embrasse, quelles qualités sont requises pour s'en acquitter dignement, quelle doit être sa conduite à l'égard des enfants qui lui seront confiés, il ne comprendra pas ce que vous voulez lui dire; il fera comme les autres, c'est-à-dire fort mal. Il a vu son maître punir les enfants, lorsqu'ils ne lisent pas ou qu'ils causent dans son école ; il agira de même, il toussera gravement, et le seul son de sa voix inspirera la terreur à ses écoliers. Je n'ajouterai pas que comme il est sans principes pour la science qui lui convient, il est aussi quelquefois sans conduite, lorsqu'il n'est pas engagé dans4es liens du mariage. 0 pauvres villageois, en quelles mains vous êtes livrés ! Est-il étonnant que l'ignorance et la grossièreté soient votre partage ! » En faisant la part de l'exagération qui se retrouve dans la plupart des écrits de l'époque, ce portrait pouvait s'appliquer à bien des maîtres ; il rencontra pourtant un critique dans le journal où il avait paru, et ce critique, ce fut un maître d'école. « Sans vanité, disait-il, je puis faire apprendre aux enfants leurs prières et le catéchisme ; je sais leur enseigner, far principes, à lire et à écrire ; je sais même les règles de l'orthographe et de la ponctuation ; je possède la méthode du plain-chant sans avoir une voix de Stentor; je n'ai pas besoin du secours de Barême pour calculer ; je défie qui que ce soit de se servir plus sûrement
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CHAPITRE I.
que moi du demi-cercle et de la boussole, du graphomètre et de la planchette pour faire les observations des angles ; de la chaîne et de l'odomètrc pour mesurer les distances ; je suis familiarisé avec le rapporteur et l'échelle de l'arpenteur... » Le maître d'école, qui étale ainsi son savoir, veut bien s'arrêter à la géométrie. Il avait peut-être des connaissances spéciales que n'avaient pas beaucoup de ses collègues. Ceux-ci étaient souvent do braves gens, qui cherchaient moins à étendre le niveau de leurs connaissances qu'à vivre en paix avec leur curé et les autres habitants du village. Il ne leur était pas difficile de plaire au curé. Un champenois raconte comment le sien s'y prenait pour trouver un bon maître d'école. « D'abord, dit-il, il choisit un sujet qui ait une bonne voix, qui ne ressemble point à celles de ces messieurs qui gardent les demoiselles du Grand Seigneur. D'une part et après cela, il veut que cet homme soit de bonnes mœurs, doux, honnête envers un chacun, surtout affable avec les enfants ; c'està-dire comme qui dirait, qu'il ne soit pas d'une colère brutale ; cela posé, il lui donne un plan d'étude pour ses écoliers. Mon cousin veut qu'il leur montre à écrire lisiblement, à lire dans le latin et parfaitement dans le français ; qu'il leur apprenne toutes leurs prières dans cette langue et leur catéchisme par cœur... Mon cousin, ajoute le champenois en parlant du curé, fait venir tous les
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dimanches son maître d'école pour lui donner un doigt de rafraîchissement. Il lui passe une petite pointe de vin dans un repas honnête ; il lui pardonne une fois l'ivrognerie, mais jamais deux; il visite la classe plusieurs fois par semaine, étant persuadé du proverbe que le bon chasseur fait le bon chien, que le bon curé fait le bon maître et les bons écoliers, qui par suite sont de braves gens ' ». Voilà dépeint dans un style d'une certaine saveur rustique le maître d'école de l'ancien régime dont les principales occupationsconsistent à chanter au lutrin, à faire réciter le catéchisme, non moins qu'à enseigner la lecture, l'écriture et le calcul. Ces maîtres d'école étaient, il est vrai, de condition très-diverse et d'instruction fort inégale ; s'il en était qui savaient à peine l'orthographe, d'autres étaient capables même d'enseigner le latin. Dans le Doubs, en 1790, quelques-uns passaient pour habiles, et celui d'un village fut même élu membre du Département2. Comme les classes ne duraient d'ordinaire que pendant les mois d'hiver, il jeur était souvent nécessaire d'exercer pour vivre un autre métier3; on comptait parmi eux des
4 Journal de Troyes et de la Champagne méridio7iale, 1784, p. 42, 102, 151. L'Instruction -primaire dans les campagnes avant 1789, p. 32 à 35. 8 Lettres à Grégoire, p. 205. 3 Edouard Schmidt, p. 35 à 36. — D. Mathieu, L'Ancien régime en Lorraine, 1879, p. 2G0.
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CHAPITRE I.
artisans et même des manouvriers ; on y trouvait aussi des ménétriers, des tabellions et même des avocats1. Ajoutons que dans plusieurs provinces leurs fonctions étaient exercées par des prêtres, curés ou vicaires. La mission des recteurs d'école, quand elle était bien comprise, avait quelque chose de patriarcal; placés par leur costume et leurs lumières entre le curé et ses paroissiens, ils pouvaient être les auxiliaires du premier, en inculquant aux enfants les principes de la morale religieuse que le prêtre leur développait. Tel était le vénérable maître dont le souvenir s'était longtemps conservé dans le village de la Basse-Bourgogne où vivaient les parents de Bestif de la Bretonne. « Il ébauchait, dit cet écrivain fameux, l'œuvre du pasteur et l'achevait... Il commençait à donner les premiers élémens aux enfans, et fesait aux grands garsons et aux grandes filles des leçons sur la conduite ordinaire de la vie, entre mari et femme, frères et sœurs, etc. Gomme il était marié et père d'une nombreuse famille, ses conseils ne paraissaient que le fruit de son expérience ; cependant on a su depuis que tout était prémédité avec le pasteur... » Et Bestif de la Bretonne rappelle avec attendrissement les discours que le maître tenait dans certaines circonstances à ses élèves, soit pour les engager à ne pas com4 E. AUain, L'Instruction primaire avant la Révolution, âe éd., 1881, p. 59,
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mettre de déprédations dans les champs, soit pour les exhorter à toujours pratiquer leurs devoirs1. Le maître d'école d'autrefois se préoccupait avec raison de l'éducation qui tend à élever l'âme plutôt encore que l'esprit. « Pour améliorer la condition des hommes, a dit M. Guizot, c'est d'abord leur âme qu'il faut épurer, affermir, éclairer. » Il n'en est pas moins certain qu'il était nécessaire de remédier au défaut d'instruction d'un trop grand nombre de maîtres. On peut relever bien des fautes d'orthographe clans les manuscrits qu'ils ont laissés; mais à cette époque, où l'on s'attachait plus au fond qu'à la forme, l'orthographe était traitée avec une sorte de dédain même par des écrivains supérieurs, et l'on croyait plus utile d'enseigner aux jeunes enfants la civilité puérile que la grammaire française2. Dans les villes un peu importantes, les maîtres faisaient partie d'une corporation où l'on n'était admis qu'après avoir fait preuve des connaissances né4 La vie de mon père, par l'auteur du Paysan perverti, Neufchàtel, 1779, t. I, p. 4 à 19. s II n'était pas question d'orthographe dans les petites écoles de l'Anjou. (F. V. Besnard, Souvenirs d'un nonagénaire, 1880, t. I, p. 55). — D. Mathieu, L'ancien régime en Lorraine, p. 262. — L'art. XIV des Reglemens de l'Evêque de Montpellier porte qu'il sera fait « V après dinée... à la dernière demie heure ou quart d'heure uni) leçon d'Orthographe aux grands le lundy, et à tous... le vcndredy, de la Civilité. »
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CHAPITRE I.
ccssaires ; les frères des écoles chrétiennes les acquéraient dans leurs maisons professes, et ce fut là une des grandes causes de leur succès. Il n'en était pas de même dans les campagnes ; les frères n'y allaient point, parce que les statuts de leur ordre leur interdisaient de vivre isolés et que les villages n'avaient pas assez de ressources pour pourvoir à la subsistance de plusieurs maîtres; sauf dans les diocèses, où les curés et les vicaires donnaient l'instruction primaire, sauf dans le Boulonnais où il y avait une sorte d'école préparatoire pour les maîtres, ceux-ci s'instruisaient d'ordinaire dans des écoles de village où l'enseignement était limité ; heureux lorsqu'ils recevaient au presbytère quelque instruction complémentaire. Les bons esprits sentaient la nécessité de les rendre plus instruits et plus éclairés ; le curé Courtalon voulait en 1784 que l'on établît dans la ville épiscopale une espèce de séminaire où tous ceux qui se destinaient à une maîtrise d'école seraient obligés de passer un certain temps pour y apprendre les choses nécessaires à leur état. Cette institution aurait été dirigée par un ecclésiastique, et des maîtres d'écriture, d'arithmétique et de plain-chant y auraient enseigné1. Des vœux analogues furent formulés dans un certain nombre de cahiers de 1789, notamment par le tiers-état de Beims, le
L'Instruction primaire dans les campagnes, p. 33. — Voir aussi D. Mathieu, L'ancien régime en Lorraine, p. 262.
1
�ÉTAT DE L'INSTRUCTION EN
1789.
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clergé Ûe Verdun et les habitants de la paroisse deChavenay1, dans le bailliage de Nemours. De pareils établissements eussent été moins né+ cessaires pour les maîtresses d'école. La plupart d'entre elles appartenaient à des ordres religieux qui leur faisaient donner une éducation professionnelle suffisante. Il y avait cependant des maîtresses laïques, qui avaient une sorte de caractère public lorsque la communauté traitait avec elles, et qui expliquaient sans contrôle les premiers éléments de l'instruction aux petites filles de leur voisinage. Depuis le moyen-âge, l'instruction des filles avait toujours été négligée. Elle le fut même systématiquement par des motifs tirés, le croiraiton, d'un souci extrême de leur moralité2. Au dixseptième siècle, sous l'influence d'une discipline plus rigoureuse, les évèques avaient proscrit les écoles où. les filles et les garçons étaient reçus en même temps, sans pouvoir les supprimer dans un grand nombre de localités. Mais de toutes parts, des ordres religieux s'étaient fondés pour l'instruction des filles. Est-il besoin de rappeler les sœurs de la charité établies par saint Vincent de Paul, et toutes les institutions pieuses créées dans
1 2
Arch. parlementaires, IV, 418, V, 333, VI, 128.
Dans la Haute-Marne, une maîtresse d'école, à Doulancourt (Fayet, Recherches... p. 15), ne voulait pas enseigner à écrire aux filles,« de peuv qu'elles n'employassent leur savoir à écrire à leurs amants. »
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CHAPITRE I.'.
certaines provinces, par ie zèle le plus chrétien et le plus désintéressé, depuis les sœurs de la charité d'Evreux et de Nevers, jusqu'aux sœurs de Saint-Paul de Tréguier et de Saint-Paul de Lyon. Dans le Vivarais, nous trouvons les béates, et dans un certain nombre de diocèses, depuis l'Ile-deFrance jusqu'au Languedoc, des filles régentes, chargées non-seulement de vaquer à l'instruction chrétienne des jeunes filles, mais de « former des maîtresses d'école pour envoyer clans les paroisses, » et de faire des missions dans les campagnes, afin de surveiller les maîtresses qu'elles avaient instruites 1. La situation matérielle des maîtres et des maîtresses dépendait de la richesse des communautés et de l'aisance des habitants. Quoique les gages des recteurs d'école eussent été accrus de 1760 à 1789 dans beaucoup de localités2, ils n'étaient pas toujours suffisants. Ils atteignaient rarement la somme de 150 liv. que prescrivait la déclaration de 1698. Dans les villages de la Bourgogne ils variaient de 30 à 120 liv.3. Les rétributions
Diocèses de Beauvais, de Chartres, de Troyos, d'Aleth.— (Courtalon, Topographie historique du diocèse de Troyes, II, 257. — Histoire générale de Languedoc, Continuation par Roschach, XIII, 407. — La Ville sous l'ancien régime, p. 494495). * Anatole de Charmasse, 2e éd., p. 95.
3 Garnier, Inventaire des archives de la Côle-d'Or, série C. — Dans les communautés de Languedoc, les gages étaient 1
�ÉTAT DE L'INSTRUCTION EN 1789.
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scolaires, souvent le logement, parfois la rente d'une pièce de terre affectée à la dotation de l'école complétaient leurs ressources. Les rétributions étaient en moyenne de 3 sous pour les enfants qui apprenaient à lire et de 5 sous pour ceux à qui l'on montrait à écrire. Elles pouvaient être augmentées de rétributions en nature, qui surtout dans les pays vignobles ne manquaient pas d'importance. Si quelques recteurs d'école prospéraient au point de se faire donner une pension par leurs successeurs ', plusieurs d'entre eux gagnaient à peine leur vie2 et restaient sans ressources après avoir consacré la plus grande partie de leur vie à l'enseignement. Aussi demandait-on en 1789 que leur sort fût amélioré au moyen de prélèvements sur les dîmes ecclésiastiques et qu'on leur assurât « une retraite suffisante et libre à la fin de leur carrière3». En résumé, les écoles étaient nombreuses
généralement plus élevés. — Inv. arch. de la Lozère, C. 1193 à 1099. — Mèze, Florensac, Viaz, Bessan, St-Hibery, Loupian, Pomerols, Castelnau-de-Guers, St-Pons-de-Mauchiens, Bousigues, donnent 130 1. au régent de l'école. A Nesignan et à Pinet, le maître n'a que 120 1., à Aumes, il n'en a que 73. Il y a partout des régentes d'école, dont les gages varient de 130 1. à 60 1. (Dépenses des communautés du diocèse d'Agde. Archives nationales, H. 1030).
4 2
Anatole de Charmasse, 2e éd., p. 38. Edouard Schmidt, p. 33.
3 Cahier du clergé de Rodez, tit. VI, 2. Arch. parlementaires, V, 334.
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CHAPITRE I.
dans les campagués; l'enseignement qu'on y don nait était inégal et restreint ; les maîtres se distin guaient plutôt par la régularité de leur doctrin que par l'étendue de leur science. Leur conditio matérielle variait selon les localités et selon k personnes ; il en était de même de l'instruction de; enfants. Point d'uniformité, si ce n'est dans l'enseignement religieux qu'inspirait le clergé ; poin d'autre contrôle que les visites assez rares de. évèques, plus fréquentes des archidiacres et de; curés. L'Etat n'intervenait que pour assurer i traitement du maître et contraindre les parents i payer les rétributions ; il se reposait sur le clergé pour la surveillance morale ; il se confiait auj habitants pour le choix et le salaire des maîtres; il garantissait l'exercice libre des droits des pères de famille. Sous un régime basé sur la triple prépondérance de l'autorité royale, de l'autorité ecclésiastique et de l'autorité seigneuriale, les habitants des villages avaient plus de liberté pour le choix des maîtres de leurs enfants qu'ils n'en possèdent sous une démocratie basée sur l'égalité des droits des citoyens et sur le système représentatif. On peut même affirmer qu'ils avaient trop de liberté sous ce rapport, puisqu'ils n'étaient pas toujours capables de juger de la science d'un maître et que plus d'une fois ils furent obligés de renvoyer le recteur d'école qu'ils avaient choisi « parce que, pour me servir des termes
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1789. recordait1
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d'une délibération de village, il ne pas leurs enfants comme il faut. » Joubert avait raison do dire, dans ses Pensées : « Ce qu'on regrette dans l'ancienne éducation, c'est ce qu'elle avait H moral et non ce qu"elle avait d'instructif2. » L'instruction primaire demandait des réformes; ■s reformes, qui étaient, faciles à réaliser, étaient dans les vœux de tous. Le roi, le clergé, tous ■s ordres étaient unanimes à en reconnaître la Rcessité3. Mais réformer n'est pas détruire, et ce fut le tort des hommes de cette époque de ne pas tenir compte des faits existants et des résultats acquis pour s'efforcer de créer de toutes pièces «s systèmes nouveaux, au risque de compromette l'œuvre même qu'ils voulaient fonder. 11 Recorder, vieux mot français, du latin hecordari, prœlcmre; vox in puerorum scolis crebra. (Uucange, Glossarium ad scripiores mediœ et infimœ lalinitalis, 1731, V, 1182).
I - Pensées de J. Jouberl, 1802, t. II, p. 238-239.
■3 Procès-verbaux de l'assemblée provinciale du Berri, III, ■787, p. 60.
�CHAPITRE II
LES PREMIERS EFFETS DE LA RÉVOLUTION
Les philosophes et l'éducation nationale. — Efforts pour développer renseignement primaire. — Effets du mouvemcn! antérieur à 1789 sur les lumières et les mœurs des paysans. — Part qu'ils prennent à la rédaction des cahiers de 1789. — Rédaction et signatures. — Vœux formés dans les cahiers en faveur de l'instruction primaire. — Amélioration de la situation des maîtres. — Vœux du clergé. Gratuité. — Réformes diverses. — Premiers événements politiques sans effets. — Résultat des changements administratifs sur les écoles. — Surveillance par les assemblées départementales. — Propositions de Beugnot. — Mesures prises par le département de l'Aube. — Situation du maître d'école dans la commune. — Défaut de contrôle. Ecoles supprimées. — Le maître d'école secrétaire de la municipalité. — Sa tâche. — Projets de l'assemblée constituante. — Effets funestes de la constitution civile du clergé. — Serment imposé aux maîtres. —■ Persistance des anciennes coutumes. — Impuissance de l'assemblée législative.
Sous l'ancien régime, l'esprit de l'enseignement primaire, comme de tout autre enseignement, était chrétien; vers 1760, une nouvelle école voulut qu'il fût national. C'était indiquer clairement la
�LES PREMIERS EFFETS DE LA RÉVOLUTION.
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transformation que la révolution devait pouruivre. A vrai dire, lorsque le président Rolland préonisa l'éducation nationale, il savait bien que elle que l'on donnait dans les collèges, même ans ceux d'où l'on venait d'expulser les jésuites, 'tait éminemment française; il savait bien que le dergé de France, si profondément attaché aux ibertés gallicanes, ne l'était pas moins aux instiutions monarchiques et à la personne du roi, en ui s'incarnait l'idée de la patrie ; il savait aussi ae la foi catholique était solidement implantée dans le sol du royaume très-chrétien et que c'était our ainsi dire une foi nationale ; mais le président lolland était l'écho des opinions de son temps ; il 'tait l'organe d'une certaine école philosophique t des ennemis des jésuites, et sans le savoir, il réparait la voie aux réformes radicales qui deaient s'opérer plus tard. En même temps que Rolland, La Chalolais, Heletius et Diderot proclament que l'instruction doit "tre une œuvre exclusivement civile, une « affaire le gouvernement, » comme disait Voltaire1. Mais a plupart des publicistes ne s'occupent que de 'instruction secondaire ; si Rolland recommande es écoles de campagnes, La Ghalotais déclare « que le bien de la société demande que les con4 Compayré, Histoire critique des doctrines de l'Instrucion en France depuis le seizième siècle, II, 203.
3
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CHAPITRE II.
naissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occupations. » Et Voltaire d'applaudir : « Je "vous remercie, écrivit-il à La Ghalotais, le 28 février 1763, de proscrire l'élude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés. » Mais, tandis que les philosophes plus préoccupés de leurs théories que de l'intérêt réel du peuple écrivaient ainsi, le mouvement en faveur de l'instruction populaire s'accentuait. Il arriva après la guerre de sept ans ce qui arrive souvent à la suite des guerres désastreuses ; on se prit à imiter les vainqueurs, pour chercher les moyens de ne point leur rester inférieurs. On s'engoua pour la discipline prussienne ; on s'éprit des institutions et des mœurs anglaises'; on voulut favoriser l'agriculture parce qu'on s'aperçut que notre agriculture était en retard ; on voulut améliorer le sort des paysans et les rendre plus éclairés. Un auteur anonyme citait l'exemple des pays protestants pour engager à répandre l'instruction dans les campagnes2. D'un
1 Dans cette période, l'esprit de l'éducation secondaire fut à la fois plus militaire et pour ainsi dire plus républicain, (Proyart, Louis XVI détrôné avant d'être roi, 1800, p. 220227). — Danton, qui avait été élevé chez les oratoriens, disait en 1793 : La République était dans les esprits vingt ans au moins avant sa proclamation. (Moniteur du 15 août 1793).
2
Le Bonheur dans les campagnes. A Neufchàtel, 1793,
p. 113 et suiv.
�LES PREMIERS EFFETS DE LA RÉVOLUTION.
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iutre côté, un nouveau sentiment, suscité par les philosophes, celui de la philanthropie, portait à vouloir l'amélioration de son semblable, non plus pour l'amour de Dieu, mais pour l'amour de l'hunanité, selon l'expression du Don Juan de Molière, |qu'on avait regardée comme impie sous Louis XIV. jes académies de province mirent à l'ordre du jour [la question de l'instruction des paysans ; elles couronnèrent des mémoires publiés en sa faveur ; les |écrits des publicistes, la force de l'opinion suscitèrent également de nouveaux efforts de la part du |clergé, des intendants, des seigneurs et des communautés ; des maisons d'école furent données ou construites ; et de nombreuses fondations furent faites pour ouvrir des classes gratuites dans les villages. La diffusion des lumières, qui fut incontestable à partir de 1760, produisit à la fois des effets salutaires et nuisibles. Lorsque l'abbé Grégoire fit en 1790 son enquête sur les patois de France, il voulut savoir si depuis une vingtaine d'années, les paysans étaient plus éclairés, si leurs mœurs étaient plus dépravées, si leurs principes religieux étaient affaiblis. Les réponses furent à peu près les mêmes partout, et comme on le dit en Languedoc, d'une manière concise et nette : Les paysans sont plus éclairés ; leurs mœurs sont plus dépravées, leurs principes religieux affaiblis1. « DeLeUres à Grégoire, p. 21, 61,121, 152, 223,226, 259-60, 1279, 288.
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CHAPITRE II.
puis plus de vingt ans, écrit-on en Bourgogne, le luxe et le libertinage ayant pénétré partout, les mœurs sont devenues plus dépravées, sans cpie cependant les principes religieux soient affaiblis dans la plus grande partie. » C'est seulement dans l'Aveyron que l'on dit : « La Révolution qui s'est faite depuis vingt ans n'a rien gagné dans nos campagnes... nos mœurs ne paraissent ni plus, ni moins dépravées. « Lorsque l'ex-capucin Chabot parlait ainsi, il montrait bien que dans son esprit la révolution ne datait pas de 1789 et que ses racines remontaient plus haut. Ailleurs, on affirme en réponse à d'autres questions posées par Grégoire, que la révolution avait augmenté le nombre des jurements même parmi les femmes1. Dans tous les cas, on pouvait dire, comme dans le Maçonnais que « si les paysans n'étaient pas plus éclairés, ils étaient au moins plus éveillés. » Ils le prouvèrent à l'époque des élections de 1789. On sait que tous les habitants des communautés, âgés de 25 ans et inscrits au rôle des contributions, furent appelés à rédiger leurs cahiers de doléances et à désigner les députés qui les porteraient aux assemblées baillagères. Ce n'était pas la première fois qu'on invitait les paysans à présenter leurs
4 Lettres à Grégoire, p. 89. — On dit aussi en Normandie : Depuis plusieurs années, la jeunesse se dérange dans les campagnes... le dérèglement fait de plus en plus des progrès. (Hippeau, Les cahiers de 1789 en Normundie, II, 2W.)
�LES PREMIERS EFFETS DE LA RÉVOLUTION.
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doléances et à nommer des délégués; ils y avaient été déjà conviés, lors de la réunion des EtalsGénéraux de 1560, de 1576 et de 1614; déjà à ces différentes époques, ils avaient rédigé des cahiers qui témoignaient de leur intelligence et de leur instruction. Il en fut de même, et à un degré supérieur, en 1789. Il est vrai qu'alors comme antérieurement, les juges locaux qui présidaient les assemblées électorales, les avocats qui résidaient dans les bourgs, les curés eux-mêmes, sans doute les maîtres d'école, ne furent pas étrangers à la rédaction de certains cahiers. En parcourant les cahiers des paroisses des environs de Paris, de certains bailliages de Normandie 1 et de la sénéchaussée d'Aix, on est surpris de la clarté, du bon sens, do la correction avec lesquels ils sont formulés. D'autres, tirés des greffes de divers bailliages, se distinguent par des qualités analogues. 11 y a sans doute des exceptions; mais dans les 251 cahiers que contiennent les archives de l'Aube, s'il en est beaucoup sans relief, il en est peu qui soient au-dessous du médiocre'. Il est douteux qu'aujourd'hui les conseils municipaux de nos villages, sans l'aide de l'instituteur, soient capables d'exprimer aussi correctement leurs vœux. Ce qui frappe également, c'est la facilité avec laquelle les idées générales, dont le point de dé1 5
Hippeau, Les cahiers de 1789 en Normandie, II, 112-520. Histoire de Troyes pendant la Révolution, 1,110-119.
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CHAPITRE II.
part était à Paris, se répandaient jusque dans les villages les plus reculés ; il est vrai de dire qu'eu 1789 des formulaires imprimés furent envoyés dans les campagnes et que souvent on se contenta de les reproduire1 ; mais cette diffusion de l'opinion publique n'était point un phénomène nouveau, car on peut le constater en parcourant les cahiers des châtellenies et des paroisses de Champagne en 1576 et en 1614. Elle ne saurait témoigner non plus en faveur de l'universalité de l'instruction primaire; puisque, dans les assemblées électorales de 1789 comme dans beaucoup d'autres, c'est toujours une minorité, une sorte d'élite, qui parle et qui fait agir. Les cahiers qu'il m'a été donné de parcourir ne sont d'ordinaire signés que par le juge et son greffier; lorsqu'ils sont signés par les habitants, les deux tiers environ des comparants 2 y ont inscrit eux-mêmes leurs noms . Ce qu'on peut le plus reprocher aux cahiers des campagnes, c'est leur défaut d'originalité ; ils sont trop souvent jetés dans le même moule. Tant les idées d'unité prédominent ! C'est à peine si l'on peut citer dans un bailliage quelques doléances sincères, spontanées, éloquentes dans leur naïveté même, comme-celles qu'a reproduites M. Fleury
Ed. Fleury, Bailliage de Vermandois. Les Elections des Etals généraux de 1789, Laon, 1872, p. 121-129.
s L'Instruction primaire dans les campagnes avant 1789, p. 81. 1
�LES PREMIERS EFFETS DE LA RÉVOLUTION.
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dans son recueil sur le Mais à tout prendre, la plupart des vœux exprimés par les villages étaient légitimes : ils se retrouvèrent dans les cahiers de leurs bailliages, et l'on peut dire de la majorité des cahiers du tiers-état, où les campagnes apportèrent leur contingent, ce qu'un bon juge dit des cahiers des chefs-lieux des Cévennes. « L'élévation des idées et le style, tout y atteste une intelligence cultivée, une haute moralité2. » La plupart des cahiers des campagnes ne parlent point de l'instruction primaire. Peut-être les paysans n'en comprenaient-ils pas tout le prix; peutêtre leur paraissait-elle suffisante telle qu'elle était. Une seule communauté, celle de Peipin, dans la sénéchaussée d'Aix, est assez dépourvue d'intelligence pour demander « l'abolition des maîtres et maîtresses d'école dans les bourgs, villages et hameaux.3 « En revanche, quelques paroisses du bailliage de Paris demandent l'établissement d'écoles et se plaignent particulièrement de n'en point avoir. « Depuis longtemps, nous désirons un maître d'école, dit-on à Pontcarré, pour l'instruc1 s
Vermandoisf.
Ed. Fleury, Bailliage de Vermandois, etc., p. 125 215.
Maggiolo, De iEnseignement primaire dans les hautes Cévennes, p. 25. — Voir une communication du môme au congrès de la Sorbonne, sur les écoles des diocèses de Châlons et de Verdun. (Journal officiel, 1881, p. 2255). — Voir aussi L. Boivin-Cliampeaux, Notices historiques sur la Révolution dans le département de l'Eure, 1808, p. 18.
3
Archives parlementaires, VI, 367.
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CHAPITRE II.
tion d'une jeunesse qui croupit dans l'ignorance et dans l'oubli presque de ses devoirs ; on pourrait y pourvoir en faisant établir par le gouvernement un seul et unique impôt'. » D'ordinaire, les villages de l'Ile-de-France se préoccupent beaucoup plus des ressources de l'instruction que de la création d'écoles qui existaient à peu près partout. Il paraissait onéreux aux paysans de se cotiser pour les gages et les rétributions scolaires du maître ; il leur semblait facile de s'en dispenser au moyen d'un prélèvement sur les revenus du clergé. « Qu'il soit établi un fonds annuel, diton à Garcbes, provenant des biens de l'église pour l'entretien d'un maître dans chaque paroisse. — Que dans les paroisses où il n'y a pas de communes (biens communaux) ni d'écoles fondées, dit-on à Rungis, il soit fait un fonds pour le maître d'école pris sur les dîmes et bénéfices simples.— Les émoluments du maître paraissent parfois insuffisants. Thiais voudrait qu'ils soient Axés à 400 livres.— Que l'on accorde un revenu honnête, dit Taverny, au maître et à la maîtresse d'école, qui n'ont à présent que 200 liv. et qui sont obligés, ainsi que M. le vicaire, d'aller de porte en porte diminuer par une quête la portion déjà trop modique du pauvre vigneron.— Une autre communauté, colle de Chapet, regardait comme « très-nécessaire qu'il
Archives parlementaires, V, 40. — Voir aussi le cahier de Monceaux-Villeroy (IV, 719).
4
�LES PREMIERS EFFETS DE LA RÉVOLUTION.
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y eût un fixe et un logement pour un maître d'école dans chaque paroisse 1. » Les demandes d'un certain nombre de communautés rurales furent reproduites dans quelques cahiers du tiers-état. Mais ce furent surtout les cahiers du clergé qui continrent le plus grand nombre de vœux en faveur de l'instruction. Ce sont eux qui demandèrent le plus souvent et le plus instamment qu'on établît des maîtres et des maîtresses d'école dans chaque paroisse 2, et ils le demandèrent en termes si absolus qu'on supposerait de prime abord qu'il n'existait aucune école dans certains bailliages où leur existence est pourtant constatée d'une manière authentique. Ce fut un des défauts de cette époque de ne tenir aucun compte des faits existants et d'ériger des réformes et des améliorations désirables en créations complètes. Un village de Normandie exprimait plus nettement les changements qui étaient dans les vœux de quelques-uns, lorsqu'il demandait dans un assez singulier français de « recombiner les principes de l'éducation publique3. » Les nombreux cahiers qui réclamaient la gratuité des écoles s'inspirèrent de besoins réels.
1
Arch. parlent., V, 40, 64, 127 et IV, 403, 418.
* Clergés de Beauvais [Arch. parlent., II, 289), Lyon (III, 602), Perche (V, 322), Ponthieu (V, 428), Toulouse (VI, 29), Vermandois (VI, 136).
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Hippeau, Les cahiers de 1789 en Normandie, II, 504.
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CHAPITRE II.
Vingt-quatre villages des environs de Paris son! unanimes à solliciter la gratuité comme un bien! fait dont jouissent les villes au détriment del campagnes. Les classes des Frères, qui étaient gratuites, étaient en effet l'apanage des villes. Celles-ci parlent peu de la gratuité ; on ne demande pas ce qu'on possède. Le clergé et le tiers-état de certains bailliages s'associèrent cependant à un vœu, qui tendait à faire admettre tous les indigents aux bienfaits de l'instruction Établissement des écoles dans toutes les paroisses, amélioration du sort des maîtres, gratuité, telles sont les principales réformes que l'on demandait en 17892. On demandait aussi que la nomination des maîtres fût entourée de certaines
■ 1 Les cahiers qui demandent la gratuité sont au nombre de 15 pour le clergé, de 14 pour le tiers-état des bailliages, de 8 pour les villes, de 2 pour la noblesse, et de 28 pour les villages et communautés d'habitants. (Arch. parlem., table, VII, 280-281). Un village du Vermandois demande que la jeunesse soit enseignée gratis par des maîtres dont la capacité sérail en raison du sort qu'on leur assignerait. (Ed. Fleury, p. 230). * Il est intéressant de comparer ces vœux à ceux que reuferme un curieux document, que vient de publier, au moment où nous corrigeons nos épreuves, M. Albert Duruy, dans la Revue des deux Mondes du 15 avril 1881 (p. 873874). C'est un Cahier des doléances à présenter aux EtaH généraux assemblés à Paris par les instituteurs des pelilti villes, bourgs et villages de la Bourgogne. Sans doute, quelques instituteurs s'étaient réunis pour rédiger ce cahier, qui ne semble pas devoir être l'expression officielle des doléances de la majorité d'entre eux.
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mranties ; mais tandis que les communautés de le-de-France voulaient que l'on augmentât les oits des assemblées d'habitants sur leur nomition et leur destitution1, le clergé de Paris et s clergés d'autres bailliages réclamaient sur eux haute main qu'ils sentaient leur échapper. Le ergé de Paris hors les murs désirait que les maies et les maîtresses fussent soumis à l'inspecon immédiate des curés et même destituables ar eux ; le clergé de Soissons réclamait un rélement qui ordonnerait de faire droit à toutes s plaintes motivées que les curés auraient à faire ontre les recteurs d'école ; et le clergé de Verandois voulait soumettre tous les établissements la juridiction des évêques, à l'inspection des colâtres dans les villes et à l'approbation des eues dans les campagnes L'insistance avec laParoisse de Chevannes, bailliage de Nemours (Arch. arl., IV, 228), Fontenay-les-Bagneux (Ibid., IV, 552), Rosny , 56). Vernouillet-sur-Seine, dit : Que le choix des maîtres des maîtresses d'école et de pension dans les campagnes oit et appartienne aux seigneurs, curés et communautés, onjointement, sans pouvoir par l'un, sans le consentement es autres, ni recevoir ou congédier... (Ibid., V, 170).— En ormandie, Neuilly voudrait qu'on permît « aux paroisses aviser comme bon leur semblera aux moyens d'avoir de ons maîtres d'école dans les campagnes... et cela du choix du consentement de MM. les curés. » (Hippeau, Les cahiers 1789 en Normandie, II, 142). i Arch. parlement. Le clorgé-de Verdun demande que les aitres d'école soient à la nomination exclusive des évèques sur la présentation des curés. (Ibid., VI, 128).
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quelle le clergé cherche à ressaisir son autorité prouve qu'elle avait singulièrement diminué sur certains points avant môme que les lois de la Convention y eussent porté atteinte. Qu'onn'aille pas croire cependant que l'influence religieuse se fût partout affaiblie dans les campagnes. Les premiers événements de la Révolution n'atteignirent point les écoles rurales. En vain la prise de la Bastille ébranla-t-elle toute la France, agitant les villes, soulevant les villages, imprimant à tout le pays une secousse semblable à celle d'un tremblement de terre ; en vain la nuit du 4 août avait-elle décrété l'affranchissement de la propriété et supprimé les redevances féodales qui pesaient sur le paysan; les maîtres d'école continuèrent à donner l'enseignement comme ils l'avaient toujours donné. Les contrats qu'ils avaient passés avec les habitants restèrent en vigueur, et rien ne fut modilîé dans leurs rapports avec les populations jusqu'à la suppression des intendants. De prime abord, les changements administratifs devaient avoir plus d'influence sur eux que les événements politiques. Si l'on examine la Révolution au point de vue administratif, on reconnaît qu'elle a traversé trois phases distinctes ; une période de décentralisation absolue de 1789 à 1793 ; une période de centralisation à outrance en 1793 et en 1794 ; une période où la décentralisation essaya vainement de
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oexister avec la centralisation, c'est celle du Diectoire. La première fit des projets pour l'insruction primaire; la seconde édicta des décrets ; a troisième essaya d'appliquer les lois nouvelles ans y réussir. L'établissement des assemblées provinciales vait été le préliminaire de la révolution. Le mou■ement de 1789 fut sur beaucoup de points une éaction contre l'excès de la centralisation. Lorsue les départements eurent remplacé les provines, on donna aux administrations départemenales tous les pouvoirs des assemblées provinciales a les augmentant d'une manière pour ainsi dire Illimitée ; la commission intermédiaire devint le irectoire, et l'autorité centrale n'eut d'autre orane qu'un procureur général syndic, élu comme es autres administrateurs par les administrés et ar conséquent moralement indépendant des ministres qui lui transmettaient leurs instructions. Ce régime particulier n'eut aucune action sérieuse sur l'instruction primaire. Le décret, qui organisait les assemblées administratives des départements, leur avait pourtant confié « la surveillance de l'éducation publique et de l'enseignement politique et moral '. » Cette surveillance fut souvent illusoire; mais les assemblées n'en étaient pas moins animées d'intentions
1 Décret du 22 décembre 1789, sect. III, art. II, 3°. Collection des décrets, I, 249.
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CHAPITRE II.
méritoires qui se traduisirent par des arrêtés qu'il était plus facile d'édicter que d'exécuter. Tel fut celui que provoqua l'un des administrateurs les plus éminents de cette époque, Claude Beugnot, qui fut procureur général syndic de l'Aube. 11 recommanda particulièrement au conseil général de son département la surveillance de l'éducation des pauvres, surtout des habitants de la campagne. « Il ne suffit pas de soutenir, disait-il, on pourrait perfectionner le régime des écoles où les enfants reçoivent les premiers éléments de l'instruction. » Il reconnaissait qu'elles étaient suffisamment nombreuses, mais il désirait les rendre meilleures, et pour y parvenir, il voulait réorganiser la surveillance et stimuler l'émulation par des concours cantonaux, où les élèves les plus méritants seraient désignés à l'administration qui s'occuperait de leur avenir. Le conseil général de l'Aube s'associa aux vues de Beugnot, mais en essayant de restreindre au profit de l'administration départementale les influences communales. Si on laissait aux habitants la faculté de présenter les maîtres d'école, on réservait au directoire du département le droit de les nommer ou de les confirmer. On lui attribuait également le choix des livres scolaires. Une société des amis des enfants aurait été créée pour encourager les écoles de campagne. « La science de l'administration, disait-on avec raison, ne con-
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iste pas à tout faire par soi-même ; c'en est bien lutôt l'abus, et les vices de notre ancien gouernement n'avaient pas, sans doute, une autre ause. » En matière d'instruction, cette critique tait inexacte. Il est vrai que le conseil n'avait as grande confiance dans l'efficacité du comité ont il provoquait la création, puisqu'il voulait onfler le contrôle et la surveillance des écoles une personne recommandable qui aurait pris e titre de recteur de l'éducation du département. 1 y avait là le germe de l'institution de nos insecteurs d'académie. On ne se bornait pas à deander la création de cette charge ; on déclarait ue le supérieur du petit séminaire du chef-lieu araissait posséder toutes les qualités nécessaires our la remplir dignement. Il n'y avait alors aucune hostilité systématique entre le clergé; on voulait limiter son action, et on la supprimer. « L'administration, disait Beunot, ne trouve-t-elle pas clans messieurs les curés 'excellents coopérateurs, et ne serait-ce pas à eux u'il appartiendrait de diriger paternellement d'àrès ses vues l'éducation des enfants de la paroisse» Le conseil général laissait le directoire ibre de définir le concours qu'il jugerait utile de eur demander. Si l'on enlevait aux évèques et
Procès-verbal des séances de l'assemblée administrative u déparlement de l'Aube, tenue dans les mois de novembre t décembre 1790, p. 117-119, 428-440,,
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CHAPITRE II.
aux archidiacres le droit d'approbation et de contrôle, on ne songeait point encore à priver les ecclésiastiques de toute influence sur l'instruction 1. Mais les efforts des administrations se brisaient souvent contre la force d'inertie ou l'esprit d'indépendance des communes. Si dans certains pays, elles étaient animées des meilleures intentions; si l'on signale dans le district de Lunéville « le bon sens, l'action prodigieuse, la patriotique sollicitude « qu'elles manifestaient dans leurs délibérations en faveur de l'instruction publique2, trop souvent, surtout dans les villages, il n'en était pas de même. La communauté rurale était devenue une commune, qui jouissait d'institutions semblables à celles des villes. Elle avait désormais son maire, ses officiers municipaux et son conseil général. Les liens de la subordination s'étaient relâchés pour elle, en même temps que le mécanisme administratif construit avec tant de patience
1 Lacretelle voulait que les écoles primaires et municipales fussent placées sous la direction des curés, et que dans chaque canton il y eût un directeur principal des écoles choisi parmi ces curés. (De l'établissement des connaissances humaines cl de l'instruction publique dans la constitution française. Paris, 1791, p. 309-310.)— ïalleyrand demandait aussi que l'on enseignât les éléments de la religion dans les écoles primaires. (Rapport sur ïInstruction publique, 1701.)
Maggiolo, L'Instruction publique dans le district de Lunéville de 1789 o 1802. Mémoires de l'Académie de Stanislas, année 1875, p. 65-66.
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I par les intendants se brisait en entier. On n'obliI geait plus les habitants à établir, ni à payer les I maîtres ; il n'y avait plus de sanction légale aux I traités que les recteurs d'école faisaient avec les I pères de famille ; si ceux-ci s'y refusaient, on ne I pouvait désormais les contraindre à verser leur I rétribution scolaire. Rien n'empêche les communes I de cesser de voter les dépenses de l'enseignement, I et même de vendre leur maison d'école. En 1790, I Saint-Julien-d'Arpaon, dans les Cévennes, qui a I toujours eu un régent d'école aux gages de 140 I h, refuse de les lui continuer1. Lorsque les payI sans cèdent aux suggestions de l'avarice ou de la I sottise, ils peuvent rayer l'allocation du maître, et I il devient loisible à la communauté de Peipin, qui I demandait dans son cahier l'abolition des écoles, I de s'en passer la fantaisie. I I I I I I I I I
I Le maître d'école jouait pourtant un rôle plus actif dans le village. Longtemps, il avait été l'homme de la paroisse ; il devint l'homme de la commune. Lorsque le règlement de juin 1787 eut établi des municipalités dans les communautés rurales, il en devint le greffier ou le secrétaire. Tant que les villages furent administrés par les assemblées d'habitants, il était nécessaire pour donner à leurs délibérations un caractère légal, qu'elles fussent passées devant un juge ou un ta1 Maggiolo, De iEnseignement primaire dans les hautes Cévennes avant et après 1789, p. 27. Voir aussi p. 26.
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CHAPITRE II.
bellion ; elles étaient rédigées en conséquence par le greffier de ces hommes de loi. Le conseil des notables n'eut plus besoin de leur intervention; mais il eut besoin d'un secrétaire pour formuler ses décisions et pour fournir aux subdélégués des intendants ainsi qu'aux bureaux intermédiaires des assemblées d'élection les renseignements administratifs et financiers qui leur étaient demandés1. La tâche du secrétaire ne fut pas une sinécure. Il fallut qu'il suppléât souvent à l'incapacité du syndic et qu'il se chargeât de sa correspondance. La création des assemblées provinciales avait donné deux tuteurs au lieu d'un aux communautés de village ; l'abus des correspondances administratives avait augmenté, et celles-ci furent tout à coup doublées. Des syndics accablés par leurs fonctions proposaient leurs démissions; d'autres calculant l'emploi de leur temps demandèrent des indemnités2. Les secrétaires firent de même, et s'adressèrent à l'assemblée provinciale de Champagne qui repoussa leur demande. « Le greffe des municipalités, écrivait la commission intermédiaire de Champagne le 13 août 1788, est rempli dans la majeure partie des municipalités
1 A Pouillenay, le maître reçoit, en 1789, 1561. par an et un menereau do chanvre femelle par habitant, à condition qu'il rédigera les délibérations de la communauté et fournira le papier nécessaire. (Anatole de Charmasse, 2e éd., p. -149).
2 L'assemblée d'éteclion et le bureau intermédiaire de Troyes; p. 27,
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par les maîtres d'école, qui étant aux gages des habitants, doivent en raison des privilèges dont ils jouissent et du salaire qu'ils touchent être aux ordres de la commune et remplir gratuitement les fonctions de tenir la plume1. » Cette décision eût été légitime, si le surcroît de travail, que donnaient ces fonctions, eût été prévu dans le contrat que le maître avait passé avec la communauté. La suppression des intendances simplifia la tâche des maîtres d'école devenus secrétaires des municipalités. Mais une loi nouvelle vint les obliger à de nouvelles écritures, en prescrivant de transcrire sur les registres de la commune tout les décrets votés par l'Assemblée nationale et sanctionnés par le roi2. Dieu sait s'il y en eut en 1790 ! La copie des décrets fut commencée ; mais il fallut bientôt s'arrêter devant leur quantité toujours croissante. L'Assemblée nationale fut obligée de décider à la fin de 1790 que les décrets, après avoir été réimprimés dans chaque département, seraient envoyés en double dans toutes les mairies où l'on se contenterait de les collectionner et de dresser procès-verbal de leur réception 3. C'était encore là une tâche assujétissante, qui cessa seulement lorsque la Convention eut
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Archives de l'Aube, C. 1182.
■ Décret du 20 octobre 1789, Collection générale des dé~ crels, I, 126.
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Décret du 2 novembre 1790. Ibid., VIII, C.
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CHAPITRE II.
créé le Bulletin des lois pour l'envoyer à toutes les communes. Avant l'époque de la Convention, les maîtres d'école n'eurent point à enregistrer de décrets qui les concernassent. Au mois d'octobre 1790, Talleyrand fit déclarer à l'Assemblée nationale qu'elle ne s'occuperait d'aucune des parties de l'instruction avant que le comité de constitution eut présenté un travail sur cet objet1. C'était déjà, l'usage parlementaire d'ajourner les réformes partielles même les plus urgentes jusqu'à la confection des lois générales, dont la discussion est trop souvent remise indéfiniment. L'Assemblée nationale finit par faire une constitution, mais n'eut point le temps de rédiger une loi sur l'instruction. Il ne sortit des délibérations de ses comités qu'un rapport volumineux, où Talleyrand résumait les conclusions de ceux qui voulaient imprimer un caractère national et pour ainsi dire patriotique à l'instruction. Mais l'Assemblée nationale, malgré ses intentions favorables à l'instruction primaire, lui porta préjudice par ses décrets sur les droits seigneuriaux, sur les biens ecclésiastiques et sur la constitution civile du clergé. Les allocations ou les indemnités que donnaient certains seigneurs furent supprimées2.
Réimpression du Moniteur, VI, 115. II est bon d'observer, dit un citoyen de Chalais, quels plupart des instituteurs recevaient autrefois une indemnité des seigneurs. (Archives nationales, A. F. III, 494).
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Nous parlerons plus loin des résultats de la confiscation des biens ecclésiastiques. La constitution civile fut un ferment de discorde qui troubla les âmes et surexcita les esprits jusqu'au fond des campagnes. De toutes parts, des divisions inconnues jusqu'alors s'introduisirent dans les villages; les paysans «devenus ingouvernables»1, prenaient parti pour le curé insermenté ou pour celui qui était appelé à le remplacer et que l'on qualifiait de l'épithète d'intrus. Des maîtres d'école restèrent fidèles à leur ancien pasteur; d'autres s'attachèrent au nouveau. Un décret vint les obliger eux-mêmes à prêter le serment civique2. Dans l'ouest, ceux qui s'y refusaient, étaient expulsés de leur école; ceux qui s'y soumettaient n'avaient plus d'élèves, parce que les parents cessaient de les leur envoyer3. Triste dilemme dont les conséquences étaient forcément nuisibles à l'instruction ! Dans le Bas-Rhin, les instituteurs, qui souvent partageaient les doctrines de leurs curés, avaient disparu ; ceux qui demeurèrent à leur poste virent
Lettres à Grégoire (Gironde), p. 144. Décret du 15 avril 1791. (Réimpression du Moniteur, VIII, 137. — « Le 12 février 1792, le recteur d'école et Françoise Guyot, sœur d'école, ont satisfait à la loi en prêtant le serment civique. » (N. C. Mordillât, Histoire de Bassuet (Marne), 1878, p. 1S2). — M. Maggiolo a publié le texte d'un de ces serments. (Pouillé scolaire de Toul, p. 90). 3 Alfred Lallié, Le district de Machecoul, p. 144-143, cité par M. Victor Pierre.
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leurs écoles abandonnées, oubliées, dédaignées1. Ailleurs, certains maîtres se laissaient révoquer plutôt que de conduire leurs élèves à des offices schismatiques et d'y chanter au lutrin 2; d'autres prenaient parti hautement contre leur curé qui refusait le serment. Un prêtre de l'Aisne, qui avait reçu à ce sujet une lettre injurieuse de son ancien recteur d'école, la jeta au feu « dans la crainte que le désir de se venger ne le prît par la suite et ne lui fît perdre cet étourdi3. » Les maîtres d'école, qui se rallièrent ostensiblement au culte assermenté, ne virent en rien leur situation modifiée. Le régime des baux et des marchés était toujours en vigueur pour eux; ils se louaient comme par le passé pour un, trois, six ou neuf ans. Ils recevaient des familles des rétributions en argent qui furent parfois augmentées4. Comme sous l'ancien régime, ils s'engageaient à sonner l'angelus et l'eau bénite, sans compter les autres offices ; ils faisaient la prière le matin et le soir dans l'église. Les paysans sont attachés à la révolution, mais, comme nous le verrons plus tard, ils ne le sont pas moins à la re1 Seinguerlet, Strasbourg pendant la Révolution , Paris, 1881, p. 287. 2 3
Fayet, Recherches sur la Haute-Marne, 1879, p. 122,123.
Ed. Fleury, Le clergé du déparlement de l'Aisne pendant la Révolution, 1833,1.1, p. 183. * Th. Portagnier, Elude historique sur le Rélhelois, 1871, p. 273.
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ligion. Dans les villages de la Haute-Marne, le recteur d'école était admis par les habitants à la condition d'instruire les enfants... « principalement à la religion catholique, qu'ils veulent tous professer; de leur inspirer les sentiments patriotiques et républicains, ce qu'il promet par serment, et d'assister le citoyen curé dans toutes ses fonctions des messes, vêpres, etc.1.» Le maître d'école est toujours sacristain. Dans un village du Loiret, il est stipulé en 1792 et au commencement de 1793, « qu'il se rendra à tous les offices de l'église en qualité de premier chantre et qu'il montrera à servir la messe aux enfants qui sont à proximité de l'église2. » En février 1793, on nomme ailleurs un recteur d'école qui devra « assister le curé dans ses fonctions, ainsi que de coutume, et accommoder proprement l'église et la sacristie. » Le 15 novembre de cette même année, un autre doit encore chanter au lutrin et faire la prière3. Mais c'est l'extrême limite, avant que le culte soit officiellement interdit partout. J'ai quelque peu anticipé sur les événemehtspour montrer la persistance des anciennes coutumes et la vanité des premières réformes annoncées. L'a1 2
Traité du 6 mai 1792. Fayet, Recherches..., p. 124.
Maxime de La Rocheterie, L'Eglise el l'école dans une commune du Loiret pendant la Révolution, Orléans, 1873, p. 22.
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Fayet, Recherches, p. 12G.
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CHAPITRE II."
gitation qui suivit le serment constitutionnel annihila les bonnes intentions des administrations départementales. En 1791, le personnage obscur qui avait succédé à Beugnot dans les fonctions de procureur général syndic de l'Aube n'avait plus d'autre préoccupation, en fait d'enseignement, que d'éloigner de l'enfance les prêtres insermentés, « ces vils suppôts, disait-il, du fanatisme et de l'intolérance qui ne cherchent à inspirer à la jeunesse, en alarmant sa piété naissante, que des sentiments d'horreur contre la Constitution... » Aussi le conseil général ne s'occupait plus de l'instruction publique ; le procureur général syndic annonçait qu'il n'en parlerait pas. « C'est un bienfait, disaitil, qui n'est pas à votre disposition, mais que vous devez attendre de la législature, et qui nous est garanti d'avance par les lumières et la philosophie des membres qui la composent1. » Ce n'étaient certes ni les lumières ni la philosophie qui manquaient à Condorcet, qui fut chargé après Talleyrand de présenter un rapport général sur l'instruction publique2. Mais l'Assemblée lé1 Procès-verbal de l'assemblée du déparlement de l'Aube en 1791, p. 21.
Une circulaire du député Arbogast vint demander, en décembre 1791, au nom de l'assemblée législative, des renseignements sur l'instruction publique dans les départements. 11 fut très-difficile d'obtenir des réponses des communes rurales. (Maggiolo, L'Instruction publique dans le district de Lunéville, 1789-1802, Hém.Ac. Stanislas, 187G, p. 58 et71).
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gislative ne parvint pas plus que la constituante à faire passer dans le domaine de la loi ses projets de réorganisation des écoles primaires; la Convention qui se préoccupait davantage d'assurer le triomphe de ses doctrines politiques, multiplia au contraire ses décrets sur les écoles, parce qu'elle espérait trouver dans ces décrets des auxiliaires pour la propagation de ses idées et pour l'affermissement de son pouvoir.
�CHAPITRE III
LA CONVENTION ET LES INSTITUTEURS
Zèle de la Convention pour l'instruction primaire. — L'éducation républicaine.— Effets des décrets de la Convention. — Principes proclamés. — Conditions exigées des instituteurs. — Certificats de civisme.— Déclaration faite devant les juges de paix. — Capacité requise. — Vrai républicain et sans-culotte. — Maintien d'anciens maîtres d'école. — Scrutin épuratoire.— Difficulté de trouver des instituteurs. — Instituteurs indignes. — Nomination des instituteurs par les jurys d'instruction et les départements.— Des jurys d'instruction. — Appels aux candidats. — Echecs partiels. — Traitements des instituteurs.— Cessation de paiements. — Persistance des anciennes rémunérations. — Rareté des institutrices. — Raisons pour lesquelles on n'en trouve point.
Au milieu des circonstances tragiques qu'elle avait rencontrées et qu'elle provoqua, la Convention s'occupa, avec une surprenante liberté d'esprit, de l'instruction publique, et surtout de l'instruction primaire. Cette assemblée fameuse, qui fut à la fois la plus lâche et la plus énergique des assemblées, avait eu à ses débuts ses heures d'en-
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thousiasme ; éprise de ses théories absolues, elle crut qu'elle allait régénérer non-seulement la France, mais le monde1; elle voyait dans la république, qu'elle venait de proclamer, la forme de gouvernement parfait qu'il fallait imposer à l'humanité, parce qu'il lui semblait fondé sur les lumières et sur la raison. Aussi voulait-elle, avant même de former des hommes, former des républicains. Des rêveurs exaltés disaient comme le conventionnel Petit : « Il est un préliminaire indispensable à l'établissement des écoles primaires : c'est une école de républicanisme. Le local d'enseignement, ce sera tout le territoire français. Vieillards, jeunes gens, hommes, femmes, ignorants et savants, nous serons tous élèves ; notre maître, ce sera la nature !i... » Les hommes de talent, comme Rabaut Saint-Etienne, ne se livraient pas à ces déclamations ridicules; mais Rabaut disait qu'il fallait avant tout enseigner les droits du citoyen. Il ajoutait : « On ne nous demande pas des collèges, on nous demande des écoles primaires. « Duhem parlera plus tard de même : « Nous ne pouvons rien faire en ce moment, disait-il, que purifier les petites écoles et nous borner
4 II faut voir ici, disait Manuel, une assemblée de philosophes occupés à préparer le bonheur du monde.— Ce projet, disait Rabaut Saint-Etienne en parlant de la constitution, sera peut-être le code politique de tous les peuples. (Moniteur, septembre 1792.) 5 Réimpression du Moniteur, 1792, t. XIV, p. 783.
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CHAPITRE III.
à établir des écoles primaires réclamées par les départements et les sociétés populaires. » On déclara en effet qu'on en établirait, et sept décrets vinrent du 12 décembre 1792 au 25 octobre 1795 répéter qu'elles allaient être fondées1. Notez que le texte de ces décrets ne laisse pas soupçonner qu'il existe des petites écoles et que c'est une création absolument nouvelle qu'on annonce. Les termes de la rédaction ont pu induire en erreur les historiens, qui jugent de la réalité par les apparences et qui ont une confiance absolue dans les affirmations officielles. Dans tous les temps et surtout aux époques de révolution, il faut moins se préoccuper des dispositions des lois que de la manière dont elles ont été exécutées. L'intérêt des études locales est de faire connaître les effets des lois générales sur des points déterminés du territoire. Ces effets furent trèsrestreints pour l'instruction primaire. Les décrets de la Convention ont laissé plus de traces dans les mots et dans les idées que dans la réalité. Ils ont créé les mots d'instruction primaire et tV instituteurs qui n'étaient pas encore entrés dans le vocabulaire officiel, et qui s'y sont maintenus. Ils ont soulevé, sans les résoudre, les
* Voir sur ces décrets : Maggiolo, Bu droit public et de la législation des petites écoles de 789 à 1808, Nancy, 1878, p. 38-50, et l'article CONVENTION de M. J. Guillaume dans lo Dictionnaire pédagogique, l'e série, 520-S71.
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grandes questions de l'obligation et de la gratuité; ils ont introduit le principe du salaire des maîtres par l'Etat; mais leur action véritablement efficace ne s'est affirmée que pour épurer le personnel des instituteurs dans le sens révolutionnaire et pour introduire dans les écoles un enseignement conforme aux doctrines nouvelles. Le décret du 29 frimaire an II (19 décembre 1793), qui résumait les décrets antérieurs, déclarait à la fois l'enseignement libre, public, gratuit et obligatoire ; mais il exigeait des instituteurs et des institutrices, qui voulaient user de la liberté d'enseigner, un certificat de civisme et de bonnes mœurs. D'après le décret antérieur du 7 brumaire, ceux qui voulaient être instituteurs publics devaient se présenter devant une commission chargée dans chaque district de constater leur degré d'instruction ; après avoir passé avec succès une nrte d'examen, ils pouvaient être élus par les pères de famille, les tuteurs et les veuves mères de famille de chaque commune1. La Convention respectait sous ce rapport les droits des pères de famille, droits qui étaient conformes au droit naturel et aux coutumes établies. Mais à cette époque, l'arbitraire était à l'ordre du jour; des administrations de district, plus ardentes que les autres, n'hésitaient pas à désigner elles-mêmes les maîtres ; le district de Yézelise se contentait de les
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Art. 1G de la loi du 7 brumaire an if.
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CHAPITRE IIÏ.
faire admettre par la société populaire du cheflieu, par le club, qu'il avait érigé en comité d'instruction publique1. On comprend qu'un comité de ce genre ne devait demander aux instituteurs que la justification de leurs opinions révolutionnaires. La disposition qui prescrivait de donner une nouvelle investiture aux maîtres fut surtout mise en vigueur, parce qu'elle permettait d'éliminer par le refus d'un certificat de civisme ceux d'entre eux qui s'étaient montrés hostiles au nouveau système politique et anti-religieux. Il eût été trop long d'attendre la formation des commissions de district. Quand les lois s'exécutaient, elles étaient appliquées rapidement, surtout quand elles avaient un caractère politique. La loi du 14 frimaire an II sur le gouvernement provisoire et révolutionnaire, qui fut la véritable constitution de la Terreur, avait supprimé l'intermédiaire des administrations départementales et permettait de transmettre directement aux districts et aux communes les ordres du comité de salut public. Dans le district d'Arcis-sur-Aube, les juges de paix furent chargés de provoquer la nomination dos instituteurs. Ceux-ci étaient d'ordinaire admis par le conseil général de la commune, sur le réquisitoire de l'agent national, souvent avec le
Séance du G germinal an n. Maggiolo, Pouilld scolaire du diocèse de Toul, p. 99.
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concours des habitants, au nombre desquels figurèrent parfois les mères de famille. Aucune garantie d'instruction n'était demandée aux maîtres. Ce que l'on cherchait avant tout chez eux, ce n'était pas la capacité professionnelle, c'était le dévouement politique ou l'apparence de ce.dévouement. La science de l'instituteur est regardée comme suffisante, si l'on constate, comme dans plusieurs communes, qu'il « sait lire et écrire et jusqu'à la troisième règle de la ristemètique », selon l'orthographe du greffier chargé, de constater l'instruction du maître ; mais qu'importe le degré de sa science, s'il est muni d'un certificat de civisme, et si le greffier peut ajouter cette mention recommandable : S1 ayant toujours conduit comme un vrai républiquin. Si l'on veut savoir ce qu'on entend par là* qu'on lise la note qui concerne l'instituteur d'un village nommé Rilly-Sainte-Sire, qui s'est mis à la mode du jour en s'appelant Rilly-la-Raison ; « Sa façon de penser, dit-on, est celle d'un vrai sans-culotte, conséquemment d'un franc et zélé républicain. » Le titre de républicain est souvent le seul indiqué ; c'est le seul auquel on paraisse tenir. Si l'on fait l'éloge d'un maître d'école que l'on maintient dans ses fonctions, en vantant son zèle, sa capacité et son désintéressement, c'est pour ajouter aussitôt qu'il s'engage à se servir de livres élémentaires, tels que les Droits de ïhomme,
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CHAPITRE III.
la Constitution et les Traits héroïques des républicains français. Presque partout, le candidat jure de n'enseigner que les maximes républicaines1. La plupart des instituteurs admis et installés n'étaient autres que les anciens maîtres d'école qui avaient adopté le nouvel ordre de choses ou qui s'y résignaient en apparence -. Il eût été difficile qu'il en fût autrement ; on n'improvise pas des professeurs. Il était rare que deux candidats se présentassent. S'il en était ainsi, on procédait entre eux à un scrutin épuratoire3. Dans un village de l'Aube, le choix des habitants se porte sur un ancien fourrier au ci-devant corps de la marine, huissier en la ci-devant maîtrise de SaintDié, qui s'était réfugié dans un village voisin depuis six mois. Il n'est pas probable qu'on l'ait choisi pour ses opinions républicaines, non plus qu'un ci-devant curé, qu'on désigna par suite de l'état de maladie du maître comme « étant le seul dans la commune qui fût capable d'instruire la jeunesse4. »
Arch. de l'Aube, L. 1466. Voir Pièces justificatives. On peut en citer de nombreux exemples dans l'Aube. Il en est de même à Malmy-en-Dormois. (Une communs de la Marne pendant la Révolution. Revue de Champagne, IV, 30. 3 A Rumilly-les-Vaudes, deux candidats se présentent. C'est le conseil municipal qui décide en faveur de l'un d'eux. 20 thermidor an n. (Arch. de l'Aube, L. 1438).
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* Archives de l'Aube, L. 1438 et 1466.
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S'il était rare qu'il y eût deux candidats, il arrivait souvent qu'on n'en trouvait aucun. « Personne ne s'est présenté à Neuville-sur - Seine, dit-on, pour être instituteur ou institutrice. » A Mussy, l'ancien maître refuse de continuer ses fonctions, sans doute parce qu'il ne veut pas se prêter à l'enseignement qu'on exige de lui, et l'instituteur qui s'est proposé pour le remplacer n'ouvre pas sa classe. A Arcis-sur-Aube, ce n'est qu'avec peine qu'on se procure des maîtres. « Eufin, écrivent les officiers municipaux de cette petite ville, nous sommes parvenus à nous procurer des instituteurs et des institutrices. Nous n'avons plus à présenter ces choix qu'à la société populaire et à nous occuper des localités pour commencer l'instruction publique1. » Ailleurs, on voudrait en vain l'organiser. Les habitants de Saint-Léger, regardent comme indispensable, pour avoir un instituteur, de lui assurer un traitement de 500 francs. « Nos enfants, disent-ils, croupissent dans l'ignorance 2. » Il valait peut-être mieux qu'ils ne fussent pas instruits momentanément que de tomber dans des mains indignes. Un érudit, qui parcourut la Bre4 2
Lettre du 23 floréal an n. (Arch. de l'Aube, L. 1468).
16 prairial an H (Ibid.). — On pourra citer bien d communes où 1 école fut fermée. Croissy fut du nombre. Campenon, Histoire d'un village pendant la Révolution, Correspondant, t. XC, p. 1211.) 5
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CHAPITRE III.
tagne en 1794, trace un triste tableau des instituteurs que la Terreur avait installés dans cette partie de la France. « Je le déclare avec franchise, écrit Cambry, depuis ma tournée dans tant de communes, le mot instituteur est pour moi le synonyme d'ignorant et d'ivrogne. C'est au milieu des dénonciations qu'on a distribué des places dans des assemblées ensorcelées où quatre individus savaientàpeinelire...On a choisi les plus violents et les plus fourbes... Voilà, voilà, ajoute Cambry, "les instituteurs établis pour rappeler les vertus, les talents, les mœurs dans ma patrie1... » Ajoutons qu'aux termes d'un décret du 3 octobre 1793, les autorités avaient été autorisées à pourvoir au remplacement des instituteurs qu'elles jugeaient incapables de remplir leurs fonctions2. La politique inspirant alors tous les actes3, on peut conjecturer quels choix elle dictait. Ils soulevaient parfois le sentiment public. Comme le président d'un des districts de la Haute-Marne était venu installer en personne un instituteur dans un village, les
1 Cambry, Voyage dans le Finistère en 1791 et 1795, Paris, an vu, 1.1, p. 08-09.
2 3
Réimpression du Moniteur, XVIII, 32.
A Lunéville, la municipalité défend aux instituteurs de diviser leurs élèves en deux classes, l'une pour ceux qui apprennent à lire, l'autre pour ceux qui lisent et écrivent.... On viole le grand principe de l'égalité, dit-elle; tous les enfants sans exception recevront la mémo éducation. (Maggiolo, Mém. Ac. de Stanislas, 1870, p. 77).
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ères de famille s'ameutèrent autour de lui, en ■iant : « Nous n'en voulons pas, ils feraient de s enfants des révolutionnaires1. » Il était vrai 'on était alors après le 9 thermidor. Les droits des pères de famille, proclamés à plueurs reprises, n'en furent pas moins méconnus r la Convention. Elle déclara bien en principe, ans la loi du 27 brumaire an III, que les instiiteurs et les institutrices seraient nommés par le euple, mais elle s'empressait d'ajouter que penant la durée du gouvernement révolutionnaire, s seraient élus par des jurys d'instruction dont s membres seraient désignés par les districts. La ommission executive de l'instruction publique empressa d'annoncer aux districts leurs nouelles prérogatives, dans les termes pompeux ont le langage officiel abusait alors. « Enfin, isait-elle en débutant, il est décidé que l'ignoance et la barbarie n'auront pas les triomphes u'elles s'étaient promis ! Enfin, il est décidé que i république aura des écoles primaires. (On l'aait déjà décidé cinq fois.) Le plan d'instruction le lus vaste, qui ait jamais été adopté par les légisteurs d'une grande nation, vient d'être décrété ar les législateurs de la France ; et vous êtes ppelés à son exécution. C'est vous qui devez nomer ceux qui nommeront les instituteurs et qui dministreront les écoles. » Malheureusement,
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Fayet, p. 101.
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CHAPITRE III.
quelques mois après, la constitution de l'an supprima les districts. Une nouvelle loi confia auJ départements la nomination des instituteurs, surlf présentation des municipalités de canton et su] un certificat d'examen du jury d'instruction1. Ces jurys d'instruction se composaient de troi membres qui furent désignés, à partir du mot d'octobre 1795, par l'administration départemen taie. Us étaient chargés de nommer les aspirant et les aspirantes aux fonctions de l'enseignemen national. Mais on avait négligé d'ouvrir les cour nécessaires et de laisser le temps indispensabk pour que les candidats pussent acquérir les connaissances exigées pour l'examen. Aussi, c'est e; vain qu'on fit appel aux candidats, dans les terme les plus pathétiques et même les plus flatteurs « C'était aux instituteurs qu'il appartiendrait, disai le jury de Chaumont, d'achever et d'affermir pom toujours la llévolution française ! Quelles impôt tantes fonctions, disait le jury, quolle gloire ; tend ceux qui les rempliront dignement2! » Le ji de Troyes n'est pas moins lyrique. « Eclairer le peuples, dit-il, c'est foudroyer les rois3. » Mat ces hyperboles et ces métaphores laissent les can
Loi du 3 brumaire an iv (25 octobre 1795), art. 3. * Circulaire du 2G frimaire an m, Fayet, p. 98, 99. — Dan le district de Vézelise, il se présente 35 à 40 anciens maître et seulement 3 à i citoyennes (Maggiolo, Fouillé scolain p. 105).
3
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Circulaire du 3 pluviôse an m.
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data à peu près indifférents. Devant le jury de îaumont qui siégea pendant 24 jours consécus, il ne s'en présenta qu'un très-petit nombre, parmi les aspirants, disait-on, il en est très-peu 1e leurs talents rendent clignes de ces places. La levée de la première réquisition, ajoutait-on, ous a enlevé un grand nombre de jeunes gens ji y seraient infiniment propres. » Et l'on rennaît la nécessité de faire un nouvel appel aux minimes et aux maîtres. Le découragement est même à ïroyes parmi les autorités. « Où trouer des instituteurs? écrit en janvier 1796 l'agent alional de cette ville. Sous la révolution, l'instrucon a été négligée ; il ne s'en est pas formé de ouveaux. » La Convention, reconnaissant la triste situation e l'enseignement et la nécessité d'y remédier, hargea cinq de ses membres 1 d'aller dans les déartemenls assurer l'exécution de ses décrets sur 'instruction publique. C'était une mission bienaisante dans ses intentions, mais qui resta sans fficacité réelle sur l'instruction primaire. Les ressentants firent des adresses et des circulaires, timulèrent les administrations de district et les ommunes, modifièrent la composition des jurys 'instruction, sans parvenir à susciter des maîtres. ,e jury d'instruction de Chaumont renouvelle ses
1 Le 21 germinal an m; ces membres étaient Dupuis, Ba'aillon, Lakanal, Bailleulet Jard-Panvilliers»
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CHAPITRE III.
appels; il réussit à examiner huit candidats en un mois; il assigne un jour aux maîtres d'école en exercice de chaque canton; il les attend; tantôt personne ne se présente ; tantôt quelques-uns veulent bien se rendre à l'examen. Bientôt, ils ne vinrent qu'à de rares intervalles; la plupart d'entre eux n'étaient pas des débutants, mais comptaient de longues années de service1. A Fougères (Ille-et-Vilaine), le jury réussit à proposer sept instituteurs et sept institutrices; mais la plupart d'entre eux refusèrent d'accepter les fonctions qu'on voulait leur confier2. L'institution du jury d'examen, inspirée de principes sages, ne produisit pas les résultats qu'on en attendait. Malgré la valeur de la plupart des membres qui les composaient, ces commissions manquaient de prestige et d'autorité. Elles furent impuissantes à garantir aux instituteurs les traitements que la Convention leur avait alloués, et comme les certificats qui leur étaient délivrés ne leur assuraient aucun avantage certain, les instituteurs se montrèrent plus indifférents que jamais à les acquérir.
4 Fayet, p. 104 à 111.— A Chambéry, le jury fut plus heureux. Dans la seconde moitié de l'an m, il examina 70 instituteurs ou institutrices (A. de Jussieu, p. 70). — Dans le district de Vézelise (Meurthe), il ne se présente que d'anciens maîtres d'école (Maggiolo, Pouillé scolaire, p. 03). 5 Victor Pierre, L'Ecole sous la Révolution française, p. 131132. Voir aussi p. 135 et 130.
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La Convention avait, il est vrai, décrété que le minimum de leur traitement serait fixé à 1000 francs 1 ; somme qui eût été élevée si elle n'avait pas été payée en assignats dont la valeur diminuait chaque jour2. Un autre décret déclara bientôt qu'au lieu d'un traitement fixe, ils recevraient de l'Etat une allocation de 20 francs par élève ; cette allocation aurait été de 15 francs pour les institutrices 3. On revint l'année suivante au traitement de 1200 liv.4 Ces différentes dispositions ne reçurent qu'un commencement d'exécution. Celle qui assignait 20 francs par élève pouvait être insuffisante dans les petites communes. La Convention fut obligée de décider que le revenu fixe ou casuel serait complété par l'administration, lorsqu'il ne s'élèverait pas à 400 francs. Et pour stimuler les administrations, elle ajoutait : « Les salaires des instituteurs et des institutrices qui ne seraient point organisés conformément à la loi... au 15 germinal prochain, seront acquittés sur les biens des administrateurs chargés de l'exécution de ladite loi5. » C'était une menace
Décret du 7 brumaire an n: Un instituteur se plaint que son traitement au taux des assignats ne lui rapporte qu'un sac de blé et que ce sac de blé ne peut nourrir sa famille que pendant un mois (Victor Pierre, p. 140.) 3 Décret du 19 frimaire an n, art. 4. 4 Décret du 27 brumaire an m, chap. III, art. 11. s Décret du 4 ventôse an u, Réimpression du Moniteur, XIX, 548.
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CHAPITRE III.
qu'il eût été difficile de réaliser. Des traitements furent cependant remis à un assez grand nombre d'instituteurs; mais ils cessèrent bientôt d'être payés régulièrement, surtout après que la loi de l'an III eut rétabli les émoluments fixes L'état de plus en plus déplorable des finances expliquait ces retards, qui dégénérèrent en une sorte de banqueroute. De toutes parts on réclamait, soit des traitements, soit les arrérages de ces traitements2. Le département était aussi obligé d'accorder des suppléments aux instituteurs dont le casuel était insuffisant. C'est ainsi qu'à Dolancourt, dans le district de Bar-sur-Àube, on accorda 250 fr. au maître d'école, dont le revenu ne s'était élevé en 1793 qu'à 150 3. La suppression du culte à la fin de 1793 avait tari la source la plus régulière des revenus des recteurs d'école, qui, comme nous l'avons vu, étaient presque toujours chantres, sonneurs et sacristains. En outre, les biens, qui formaient la dotation de l'instruction, avaient été trop souvent vendus. Les maîtres d'école, qui n'avaient point
M. Fayet a donné un tableau des sommes payées dans le district de Chaumont en vertu des lois du 29 frimaire an u et de frimaire an m. 80 instituteurs furent payés en vertu de la première de ces lois, 30 en vertu de la seconde (Recherches sur la Haule-Marne, p. 94-90). Correspondance de messidor an u. Arch. de l'Aube, L. 1438.
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Mêmes archives, L. 1438.
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confiance dans les promesses des décrets, traitaient comme par le passé avec les municipalités rurales. L'un d'eux, ne considérant pas le culte comme définitivement supprimé, a soin de stipuler le prix de son assistance aux baptêmes et aux enterrements, « quand les cérémonies usitées dans l'église seront observées1. » Ailleurs, on prévoit l'avilissement toujours croissant du papier monnaie en donnant des cotisations en nature. En Alsace, les instituteurs sont réduits à aller de maison en maison réclamer tous les trois mois l'argent qui leur est dû; ils doivent une fois par an solliciter la dîme des moissons 2. Certaines communes pouvaient encore offrir à leur instituteur le logement et le revenu des terres qui en dépendaient. Comme par le passé, les parents lui paieront une rétribution mensuelle, et cette rétribution est fixée à 4, à 6 et à 7 sous. A ces conditions, l'instituteur s'engage à faire la classe, à remonter l'horloge, à la graisser d'huile d'olive et à élever gratuitement six enfants des plus pauvres de la commune indiqués par les notables 3.
4 ! 3
Fayet, p. 127. Seinguorlet, Strasbourg pendant la Révolution, p. 290.
Traité passé par la commune de Chennegy, le 15 ventôse an m. (Arch. de l'Aube). — La rétribution scolaire fut fixée, par un arrêté départemental du 5 nivôse an vu, à 75 centimes pour les élèves qui calculaient, à 50 centimes pour ceux qui écrivaient et lisaient, et à 30 centimes pour ceux qui lisaient.
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CHAPITRE III.
Les institutrices étaient encore plus difficiles à trouver que les instituteurs. On avait eu le soin de les empêcher de se recruter parmi les femmes ci-devant nobles, les ci-devant religieuses, les sœurs grises et même les maîtresses d'école qui avaient été nommées par des ecclésiastiques ou des ci-devant nobles C'était à peu près éliminer toutes les femmes qui se livraient à l'enseignement primaire. Aussi est-il bien difficile de trouver des institutrices2, même dans des bourgs. Et si l'on en trouve, c'est à peine si elles ont des élèves. A Mussy, l'institutrice qui est la femme de l'appariteur de la commune, enseigne seulement 7 élèves qui lui paient ensemble 35 sous par mois ; elle touche en outre 7 liv. 10 sous de l'hôpital pour instruire les enfants indigents. Elle a pour auxiliaire une couturière qui reçoit les mêmes émoluments, vraiment dérisoires, lorsque le nombre des enfants payants est aussi peu considérable 3. Le district de Nogent-sur-Seine, ne pouvant trouver une seule institutrice, s'adresse aux municipalités pour savoir la cause de cette
1 4
Décret du 7 brumaire an u., art. 22.
Dans le district de Chaumont, il ne s'en présente que 5 au jury d'instruction (Fayet, p. 290). — Dans le district de Lunéville, il n'y a plus de maîtresse d'école qu'au chef-lieu en 1794, et aucune ne se présente au jury d'instruction. (Maggiold, Mém. Ac. Stanislas, 1870, p. 80 et 88.)
3 Tableau des instituteurs et institutrices de la commune de Mussy. Germinal an u, Arch. de l'Aube, L. 1438.
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pénurie. Les municipalités répondent qu'elles ne connaissent « aucune personne capable d'instruire les enfants de son sexe, et que s'il s'en trouvait, les soins du ménage absorberaient tout leur temps de manière à ne point leur en laisser pour l'enseignement1. » Le comité d'instruction publique, reprenant sous ce rapport les errements des anciens évêques, avait beau prescrire que les classes seraient tenues pour chaque sexe dans des locaux distincts 2 ; il était plus difficile que jamais d'ouvrir des écoles de filles, et il fallait se soumettre à la force des choses en envoyant les filles, qu'on voulait faire instruire, dans les écoles fréquentées par les garçons.
4 Tableau du 2-1 thermidor an in (10 août 1793). Arch. de l'Aube, L. 1371.
Règlement du 24 germinal an m (13 avril 1795). Ibid., L. 1519.
5
�CHAPITRE IV
LES MAISONS D'ÉCOLE
Vente des biens formant la dotation des établissements d'instruction publique. — Importance des dotations pour l'instruction primaire. — Vente de maisons d'école dans les villages. — Etat et aménagement de ces maisons. — Leur conservation. — Leur destination diverse. — Presbytères convertis en maisons d'école. — Diminution du nombre des écoles par la loi du 27 brumaire an ru. — Une école par mille habitants. — Plaintes nombreuses des administrations et des communes. — Obligation scolaire. — Obstacles qu'elle rencontre dans les campagnes. — Les travaux des champs. — L'obligation tombe en désuétude.
La position des maîtres et des maîtresses d'école était devenue d'autant plus précaire que la Convention, dans son antipathie absolue contre les biens de main-morte, avait jugé à propos de vendre les propriétés dont les revenus constituaient les principales ressources d'un certain nombre d'écoles. Croirait-on qu'un décret du 8 mars 1793 porte que « les biens formant la dotation des collèges, de bourses et de tous autres établissements d'instruction publique, sous quelque dénomination qu'ils existent, seront dès à présent vendus dans
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la même forme et aux mêmes conditions que les autres domaines de la république. » La Convention, lorsqu'elle édictait cette prescription insensée, visait les collèges et les universités ; elle atteignit même les petites écoles. Les dotations avaient été nombreuses au dixhuitième siècle, surtout pour la création d'écoles do filles; la plupart de celles-ci avaient été établies clans les campagnes par les libéralités des seigneurs et des personnes pieuses, qui avaient appelé des sœurs pour soigner les malades et apprendre à lire aux petites filles. On devait aussi à de généreux donateurs des terres dont le revenu était employé à l'instruction dès pauvres, des maisons destinées à loger les maîtres et à tenir les classes. Dans le seul diocèse de Langres, un relevé qui ne saurait être regardé comme complet porte à 80 maisons et à plus de 28,000 livres de rentes, les donations faites aux écoles avant la révolution ; le clergé en avait fourni plus de la moitié1. Là comme ailleurs, la plupart des terres furent vendues conformément à la. loi2, et quoique celle-ci
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Etat résumé des fondations pieuses. Fayet, p. 327-331.
Dans l'Aube, la majorité des écoles de village ne possédait pas de biens fonds; on en vendit cependant à Braux, Boulage, Jasseines, Ormes, Saint-Léger-sous-Margerie, etc. — Dans l'arrondissement de Langres, une enquête faite en 1805 constata la vente dans 17 communes et la conservation dans U ; mais la majorité des communes interrogées ne répondit point. (Fayet, p. 334)
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CHAPITRE IV.
ait èxcepté de la vente les bâtiments des collèges et des écoles, on vit un assez grand nombre de communes s'empresser de les aliéner1. Cet empressement paraîtrait aussi absurde qu'inexplicable, si l'on ne connaissait les embarras financiers dans lesquels les crises politiques et économiques jetèrent certaines municipalités. Pour les conjurer, les administrations communales recouraient à des expédients qu'aucun contrôle sérieux ne venait entraver. On vendit aussi des maisons que l'église, la fabrique, l'abbaye ou le prieuré fournissait à titre gracieux à l'école, parce qu'elles faisaient partie des biens de main-morte, dont la vente était obligatoire2. D'un autre côté, la suppression du culte catholique mit les presbytères à la disposition des com1 Un instituteur de Recey-sur-Ource, en 1798, se plaignait de ce que l'on eût vendu le collège de ce bourg. — Dans lo pays où je réside, écrivait-il, il y a plusieurs siècles que des générations futures (il a voulu dire passées), qui avaient à cœur l'instruction publique, donnèrent leurs biens à perpétuité pour subvenir aux frais de l'éducation... Le ci-devant collège qui a été adjugé dans les dernières soumissions n'aurait jamais dû, à ce que je pense, faire partie des domaines nationaux... (Archives nationales, A. F. III, 494.) 2 Fayet, p. 336. — On reconnut si bien les inconvénients de ces ventes qu'une des résolutions du conseil des Anciens, des 23 et 20 fructidor an v (11 et 12 septembre 1797), ordonna de « surseoir à la vente » de tous les édifices connus sous le nom de collèges, maisons d'école, etc., et des presbytères, jardins et bàtimens y attenant (J. Guillaume, Dictionnaire pédagogique, lre p., p. 491).
�LES MAISONS
1
D'ÉCOLE.
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mûries , et comme ils étaient d'ordinaire mieux situés et mieux aménagés que les écoles, on n'hésita pas à installer les classes dans les presbytères, après avoir vendu les maisons d'école devenues inutiles. Ces maisons ressemblaient beaucoup aux habitations des paysans au milieu desquelles elles étaient bâties. En Champagne, elles étaient presque toujours construites en bois, couvertes en chaume ou en tuiles ; elles ne se composaient que d'un rez-de-chaussée éclairé par d'étroites et de rares ouvertures. Les enfants étaient réunis dans des chambres sans élévation et d'une superficie restreinte. Au dix-huitième siècle, lorsque les intendants examinèrent les devis de leur construction et de leurs réparations, certaines conditions de dimension et d'hygiène furent observées. Les plans étaient examinés avant d'être approuvés. Deux d'entre eux nous présentent une maison couverte en tuiles, et composée de deux chambres 2 de 18 pieds carrés , dont l'une sert au logement 3 de la famille du maître . Dans d'autres provinces,
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Décret du 2a brumaire ann. Réimpression du Moniteur,
XVIII,
s
m.
A Verrières, la classe avait 18 pieds sur 15; à PontSainte-Marie, 22 sur 15; à Sainte-Maure, 17 sur 17. Arch. de l'Aube, L. 1475. Voir Pièces justificatives. 3 Dossier relatif à la construction d'une maison d'école à Monceaux en 1777. — Plan d'une maison d'école à Dampierre, dressé en 1780 par Maillot, sous-ingénieur des pontset-chaussées à ïroyes. (Arch. de l'Aube, C. 1281 et 528.)
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CHAPITRE TV.
les écoles, si elles étaient bâties de pierre ou de brique, n'en étaient ni plus vastes ni plus aérées. Si en Flandre, à Neuf-Berquin, on dépense jusqu'à 1640 florins pour reconstruire une maison d'école1, si l'on cite dans un village de Gbampagne des écoles qui avaient renfermé jusqu'à cent écoliers et vingt pensionnaires ; la plupart d'entre elles étaient beaucoup plus bumbles. Un village du département actuel de l'Eure en construit une qui ne lui coûte que 700 livres. Mais quelle maison ! Le plancher est formé « de terre franche », et les fenêtres ont deux pieds de haut sur dix-huit pouces de large. Si elles ont des volets2, je doute qu'elles soient garnies de vitres. Ces tristes demeures, que le recteur d'école partageait parfois avec le berger communal, auraient été aliénées sans regret, si elles avaient pu être remplacées par d'autres. Mais il n'en était pas toujours ainsi. Une commune de la Haute-Marne s'avisa de vendre en 1795 sa maison d'école, qui était entourée d'un jardin, moyennant 3,065 livres en assignats, dont la valeur en numéraire était de 55 liv. 4 sous. Elle fut obligée de la racheter en 1806 à beaux deniers comptants. Beaucoup d'autres communes furent également imprudentes. Il leur fallut de longues années et de lourds sacrifices pour se pro1
De Fontaine de Resbccq, p. 207.
Merlet, De l'Instruction primaire en Etire-et-Loir, Chartres, 1877, p. 30.
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�LES MAISONS D'ÉCOLE.
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curer de nouvelles maisons d'école, après avoir vendu les anciennes1. La plupart des communes furent, il est vrai, plus sages ; elles conservèrent avec soin celles qu'elles possédaient; d'autres profitèrent même des circonstances pour s'en procurer à bon compte. Mais il ne suffisait pas d'acheter une maison ; il fallait y installer un maître, et l'on n'y parvenait pas toujours2. La classe servit aussi de siège à l'administration communale. Les conseils municipaux, qui avaient succédé aux conseils des notables établis en 1787, avaient dû se procurer un local pour abriter leurs séances. Les assemblées d'habitants se tenaient en plein air ou sous le porche de l'église; les conseils se réunirent soit dans l'auditoire du juge3, soit chez le secrétaire greffier4, soit dans une chambre louée5, soit au presbytère6
Fayot, Reclierches sur la Haute-Marne, p. 333 et 337. Citons dans l'Aube, parmi les communes qui vendirent leurs maisons d'école, Avreuil ((1790), Aubigny (1794), Boulages (1793), Courteranges (1793), Ferreux, La Loge-aux-Chèvros (1791), Le Chêne, Le Pavillon (1793), Lépino, Mosnil-Lettre, Ormes (1791), Pargues, Riguy-la-Nonneuso, Saint-André, Saint-Martin-de-Bossenay, Saint-Thibault. (Mémoires communiqués.) A Fontaine. Arch. de l'Aube, L. 1571. A Chcrvey. * A Juliy, Lantages, Puits, Villemoricn. 5 A Vougrey, Riceys, Avircy. 0 A Rumilly, Eguilly, Vorpillières, Vaudes, Sàint-Parres. Beaucoup de municipalités siègent dans les maisons ci-devant curiales. Arch. de l'Aube, C. 1536. 6
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CHAPITRE IV.
ou dans la classe1. A Bertignolle, le conseil s'assemblait auprès de l'arbre de la liberté, quand le temps était beau ; sinon, il trouvait un abri chez le secrétaire de la commune. A partir de 1794, le presbytère devint souvent le siège de l'administration municipale qui s'installa aussi dans d'autres maisons communales, telles que les anciennes maisons d'école, les hospices, les halles et même les chapelles2. La loi du 27 brumaire an III (17 novembre 1794) affecta officiellement les presbytères au logement des maîtres et à la tenue des classes. Déjà plusieurs d'entre eux avaient été vendus3 ou loués4; quelques-uns avaient reçu une autre destination. On le fait remarquer surtout dans les communes du district de Bar-sur-Aube. « Dans les unes, dit une circulaire officielle, les ci-devant
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Cunlin, Beauvoir, Bagneux. Arch. de l'Aube, C. 1536.
A Plaines, l'assemblée générale et l'école se tiennent dans l'ancienne chapelle de Saint-Vorles. (Ibid. fructidor an H.) Il est assez difficile do savoir au juste ce que l'on entend par maisons communales, que l'on distingue des maisons presbytérales. Il en figure un très-grand nombre dans un état dressé en vertu de la loi du 3 brumaire an iv pour l'installation dos écoles primaires. A Molins, à Bertignicourt, à Sainte-Maure. (Arch. de l'Aube, L. 1571). A Aulnay, en l'an v, on est d'avis do vendre le presbytère parce qu'il se dégrade. (Ibid. L. 1569). Compte-rendu par Pierre Benezech, ministre de l'intérieur, depuis le 13 brumaire an iv jusqu'au 13 vendémiaire suivant. Paris, anvi, p. 47.
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curés occupent encore les presbytères ; dans les autres, les municipalités s'en sont emparées pour leur servir de lieux d'assemblée. Dans celles-ci les presbytères sont occupés par les pâtres ou bergers ; dans celles-là, ils le sont par des individus que la faveur de quelques municipalités y a placés 1. » L'un des représentants chargés de stimuler l'exécution des lois sur l'instruction, le conventionnel Dupuis, était obligé de presser l'administration départementale de faire cesser ces abus et de veiller à l'exécution stricte de la loi. Mais six mois plus tard, on n'y était pas encore arrivé, et le département était obligé d'ordonner de nouveau que les ex-presbytères seraient dans un bref délai évacués par leurs locataires et convertis en maisons d'école2. Aussi, dans l'été de 1796, trouvons-nous beaucoup d'instituteurs installés dans les maisons curiales. Ils en partagent parfois la jouissance avec
1 Circulaire imprimée du 21 messidor an m. — Voir la plainte du 21 pluviôse de la même année, adressée par le citoyen Mazette, instituteur de Rouvre. « Républicain et victime de la municipalité, dit-il, il n'a pu se faire mettre en possession du presbytère, où un particulier est logé gratuitement par la municipalité ; faute de local, il a cessé son enseignement, tandis que la municipalité a souffert que des particuliers ouvrissent des écoles soi-disant catholiques. Des officiers municipaux, ajoutc-t-il, y envoient leurs enfants. (Arch. de l'Aube, L. 1549.) 2 Arrêté du 17 ventôse an iv. Le délai fixé est le 1er germinal. (Arch. de l'Aube, L. 25.)
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CHAPITRE IV.
l'ancien curé avec un locataire, avec la municipalité, avec le pâtre communal. A Luyères, l'instituteur a pris possession du presbytère et a laissé au pâtre pour logement l'ancienne maison d'école, qui comme la plupart de celles de cette région, est construite en bois et couverte en paille 2. Tous les maîtres ne purent cependant s'installer dans les presbytères et dans les maisons communales ou nationales, parce que ces bâtiments avaient été loués ou aliénés. Dans ce cas, l'administration leur faisait attribuer une indemnité. De 150 fr. à 100 fr. dans les villes, elle descendit à 70 dans les campagnes3. Les maisons d'école n'auraient point dû cependant faire défaut, puisque la loi du 27 brumaire an III avait singulièrement diminué le nombre des écoles. Les hommes de la Révolution étaient toujours tentés de prendre pour base de leurs réformes la réalité mathématique. Déjà en 1789,
A Ville-sous-La Ferté. A Arconville, le curé était instituteur. Floréal an v. Arch. de l'Aube, L. 1536.
2 Creney, Yailly, etc. Etat des presbytères et maisons d'école. 28 messidor an iv. Arch. de l'Aube, L. 1475. — Voir Pièces justificatives. 4
Elle était proportionnelle à la population ; elle était de 90 f. dans les communes de 250 à 500 habitants, de 110 f. dans celles de 500 à 1000, etc. (Arrêté départemental sur l'instruction du 5 nivôse an vu (26 décembre 1798). Arch. de l'Aube, L. 30.)— Dans la Sarthe, on réclamait, en mars 1797, contre l'insuffisance de l'indemnité de logement des instituteurs. (Arch. nationales, A. F. III, 107.)
3
�LES MAISONS D'ÉCOLE.
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lorsqu'on étudiait la création des départements, il avait été question de diviser chacun d'eux en neuf districts, dont la superficie de six lieues carrées aurait contenu régulièrement six cantons. La Convention se laissa guider par les mêmes théories lorsqu'elle s'avisa de décider qu'il y aurait une école primaire seulement par mille habitants. C'était supprimer d'un trait de plume près des trois quarts des écoles. Le comité d'instruction publique se rendait compte des difficultés d'exécution de cette loi lorsqu'il écrivait aux administrations : « Il y a deux écueils à éviter; l'un de rendre ces établissements trop rares, l'autre de les multiplier trop» '. Le premier écueil était le seul sérieux. Les jurys d'instruction qui furent chargés du choix et de la répartition des écoles conservées durent se livrer à un travail opiniâtre pour surmonter les obstacles que leur présentait la dispersion de la population. Les mille habitants auxquels la Convention accordait une école n'étaient pas toujours groupés à l'entour. « Il se trouve un grand nombre de petites communes, disait l'agent national du district de Ghaumont, qui sont éloignées d'une lieue de toute habitation. Comment alors les enfants des laboureurs qui n'ont que la saison de l'hiver pour se livrer à l'étude pourront-ils au milieu des nei1 Circulaire de la commission executive de l'instruction publique, signée par Garât, Ginguené et Clément de Ris.
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CHAPITRE IV.
ges et des frimas aller chercher l'instruction à une lieue du toit paternel »1 ? Dans un district voisin, qui comptait 93 communes, le nombre des écoles fut réduit à 32. « Beaucoup, dit-on, sont à un quart ou à une demi-lieue de l'école ; quatre sont situées à trois quarts de lieue »2. Et il s'agissait d'un district où les villages n'étaient pas trop éloignés les uns des autres. « En fixant les écoles dans ces lieux plutôt que dans un autre, disait l'administration du district de Lunéville, on heurte de front le système heureux de l'égalité, et en voulant favoriser une commune plutôt qu'une autre, on les expose toutes à l'ignorance et aux ténèbres qu'on chercherait à dissiper » 3. « Il est à craindre, dit de son côté le district de Blamont, que les petits enfants ne se déplacent pas, d'où il résultera que dans quarante communes du district les enfants n'apprendront jamais rien4.» Mêmes réclamations dans l'Aude. On voudrait faire établir des écoles dans toutes les communes dont la population dépasse 300 habitants. « Il est impossible, dit-on, qu'un enfant coure d'une commune à l'autre »5.
1
2
Fayet, p. 100, 101.
Projet d'établissement d'écoles primaires dansledistrictdc Rar-sur-Aube. Arch. de l'Aube, L. 1549.— Dans le district do Chaumont, 82 écoles sur 130 sont supprimées ! (Fayet,p. 330.) 3 Maggiolo, Mém. ac. de Stanislas, 1875, p. 88. i Maggiolo, Pouillè scolaire de Toul, p. 88. B Lettre du 7 pluviôse an vu. Arch. nationales, A. F. III, 107.
�LES MAISONS D'ÉCOLE.
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Il est vrai que pour remédier à ces inconvéients, la Convention pouvait autoriser l'établiscment de secondes écoles primaires dans les ieux où la population était trop dispersée. Cette acuité fut appliquée dans le district de Nogentsur-Seine, où l'on divisa les institutions d'instruction en demi-écoles auxquelles furent affectés des demi-traitements1. Mais tous les villages n'étaient pas pourvus d'écoles, et ils ne pouvaient que regretter le temps où le plus humble d'entre eux avait sa classe et son recteur. De toutes parts l'on réclamait, et le représentant Dupuis, dans sa mission dans l'Aube, était obligé de prendre un arrêté spécial pour faire cesser « les obstacles invincibles que les localités mettaient à la propagation de l'instruction, » à propos des nouvelles circonscriptions et des réunions d'écoles2. La Convention s'était trompée complètement en substituant pour l'école à l'agglomération naturelle de la commune le groupement numérique de la population. Par une de ces contradictions qui abondent à cette époque, ce fut à la veille de réduire le nombre des écoles et de les rendre ainsi moins accessibles aux enfants, qu'on voulut forcer ceux-ci à
1 Tableau des écoles du district de Nogent. Arch. de l'Aube, L. 1571. 2 Arrêté du 20 prairial an m (8juinl795).Arch.del'Aube, L. 1549.
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CHAPITRE IV.;
les fréquenter. Le décret du 19 décembre 1793 décida que l'instruction serait obligatoire pendant trois années consécutives au moins. Les parents étaient menacés d'amende et de privation de l'exercice des droits civiques, dans le cas où leurs enfants ne seraient pas envoyés en classe, Cette disposition souleva de vives réclamations pendant les mois d'été de 1794, lorsqu'on voulut l'appliquer pour la première fois. Les officiers municipaux de Buxeuil écrivaient dans ce sens au directoire de l'Aube : « Nous ne voyons guère la possibilité, disaient-ils, de forcer les pères et mères d'envoyer leurs enfants aux écoles depuis l'âge de 6 ans jusqu'à 9, d'autant plus que l'usage est d'occuper les enfants depuis le dit âge, à commencer du mois de mai jusqu'au 12 novembre (vieux style), à parcourir les champs pour y cueillir des herbes pour la nourriture de leurs bestiaux.» Ils ajoutaient que passé ce temps, les écoles étaient remplies et qu'il n'y avait aucun citoyen qui n'y envoyât ses enfants. » A Beurey, les habitants refusent de les y envoyer, en alléguant que « l'usage des écoles ne commençait ordinairement qu'après la récolte » f. Dans le département de la Meurthe, c'est en vain qu'on avertit les parents de faire la déclaration de leurs enfants; ils répondent qu'ils en ont besoin pour la garde des bestiaux et les travaux des
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Arch. de l'Aube, L. 1438.
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fchamps. Ils se refusent même à faire inscrire leurs niants, et protestent contre l'école par suite de 'enseignement que l'on y donne Les usages de la campagne, non moins que le auvais vouloir des habitants, opposaient des bstacles invincibles à l'application du principe e l'obligation. Si ce principe semble avoir été bservé dans quelques localités, il tomba presque artout en désuétude, d'autant plus que le dernier lécret de la Convention n'en fait pas mention, 'obligation, toujours vexatoire dans son appréiation, peut se justifier cependant par l'intérêt les enfants, lorsqu'elle se propose de leur doner une instruction conforme aux sentiments des arents2 ; mais elle est inique, lorsqu'elle contraint es parents à faire subir à leurs enfants un enseignement qui répugne à leur conscience, parce qu'il est ontraire à leur foi et à leurs instincts religieux.
1 Maggiolo, District de Lunéville, Mém. de l'Académie de lanislas, année 1875, p. 80,
. 2 II n'en était pas ainsi des mesures arbitraires prises pour "ssurer l'exécution de la révocation de l'édit de Nantes; mais n peut approuver certains règlements municipaux ou loaux. (Voir La Ville sous l'ancien régime, p. 492). Un règlement du duché do Retholois, en 1680, porte « qu'un rôle des enfants de 7 à 15 ans sera dressé et les parents seront obligés de payer les rôles des enfants qui n'iront pas à la classe, comme s'ils y étaient bien assidus. (Portagnier, Elude historique sur le Uclhelois, p. 436).
�CHAPITRE V
L'ENSEIGNEMENT ANTIRELIGIEUX ET RÉPUBLICAIN
Suppression du culte catholique. — Attachement des paysans à leur culte. — Protestations en faveur de son maintien. — Résistance dans certaines communes. — Situation des curés. — Ils restent souvent dans leurs villages. — Enseignement anti-chrétien. — Signe de croix prohibé. — Culte de Marat. — Prière déiste. — Livres nouveaux imposés. — Refus des parents d'envoyer leurs enfants dans les écoles où l'on se sert des livres nouveaux. — Attitude diverse des maîtres. —Zèle et recommandations des administrations départementales. — Circulaire. — Nature et esprit do ces livres. — Concours ouvert par la Convention pour les encourager. — Ouvrages couronnés. — Le Catéchisme républicain. — Le Catéchisme de morale républicaine. — Autres livres. — Le livre d'un ministre. — Ouvrage sur la natation.— Le Manuel des jeunes républicains. — Hymnes et prières en usage dans les temples de la Raison. — Manuels des théophilanthropes. — Epitres et Evangiles du républicain. — Caractère de cet ouvrage. — Indignation naturelle des parents. — Opinion d'Andrieux sur les méthodes d'enseignement. — Résultats de l'enseignement officiel et des décrets de la Convention signalés par Barbé-Marbois.
L'erreur principale de ceux qui voulaient faire triompher les principes de la révolution fut de
�L'ENSEIGNEMENT ANTIRELIGIEUX.
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ompliquer les réformes politiques des questions cligieuses. La constitution civile du clergé avait livisé les esprits; la suppression du culte blessa es âmes. Les masses, qui avaient accepté la réublique avec plus d'étonnement que de répunance, se sentirent atteintes dans leurs sentilents les plus profonds dès que l'on toucha à eur culte. Lorsqu'on disait à la Convention : « Prêtre et République sont incompatibles, » ■ auchet avait raison de répondre : « Ceux qui parent ainsi veulent l'anarchie... ils veulent rendre la république impossible ; car l'anéantisseent de toute religion est, heureusement pour la société, d'une impossibilité absolue. » La majorité de la France voulait garder son culte et ceux de ses prêtres qui n'étaient point hostiles à la révolution; aussi a-t-on pu dire avec justesse « qu'il y eut comme une vaste conspiration contre le catholicisme français ; les administrateurs de la Commune, beaucoup de représentants en mission et quelques députés furent du complot ; la preuve en est qu'il éclata simultanément à Paris et sur tous les points du territoire Dans le courant de l'hiver de 1793-1794 les églises furent partout fermées dans les campagnes2.
1 A. Gazier, Grégoire et l'Eglise de France, Revue historique, janvier 1881, t. XV, G8.
2 Dans plusieurs provinces reculées, comme dans le Doubs, plusieurs églises ont pu cependant rester ouvertes, à l'insu
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CHAPITRE V.
Les paysans ne regrettaient point l'ancien régime ; ils s'étaient d'abord attachés à la révolution qui avait supprimé la taille, les aides, la dîme et les droits féodaux; ils s'en éloignèrent, lorsque les réquisitions militaires et le maximum les eurent atteints dans leurs personnes et dans leurs intérêts; ils furent froissés dans leurs convictions, lorsque la révolution toucha à leurs prêtres. Les curés de campagne avaient souvent partagé la vie précaire de leurs paroissiens; ils avaient éprouvé les mêmes besoins, les mêmes aspirations ; ils étaient leurs guides et leurs soutiens. Ils jouissaient souvent de l'estime et de l'attachement de leurs paroissiens ; dans l'Aisne, plusieurs d'entre eux furent élus maires de leur village en 1790 Dans les régions où leur influence s'était maintenue sans réserve, les villageois ne cessèrent point d'être fidèles aux prêtres qui avaient refusé le serment constitutionnel. « Les communes, dit Gambry, ne s'occupent ni des rois, ni des nobles ; elles méprisent les curés assermentés ; il n'est point de cultivateur qui ne fit dix lieues à pied la nuit, et dans un temps d'orage, pour joindre un prêtre réfractaire, pour recevoir sa bénédiction, pour lui donner de l'argent, des denrées...2 »
de l'autorité. (Roy, Notice hist. sur le pays de Montbëliard. e Mém. Soc. d'émulation de Monlbéliard, 2 série, II, 243.) 1 Ils signaient : curés-maires. (Ed. Flcury, I, 89.)
2
Voyage dans le Finistère en 1794 et 1795, 1,228.
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93
Là, où le prêtre était moins populaire, c'était à l'église même que le paysan était attaché, et celui-ci s'efforçait par tous les moyens d'empêcher la fermeture de l'édifice sacré, où les actes notables de la vie humaine, le baptême, le mariage, les funérailles, avaient été célébrés au milieu des cérémonies de la religion. La Convention, qui avait proclamé la liberté des cultes, envoya partout des émissaires en décembre 1793 pour faire fermer les églises et les chapelles 1. Les protestations les plus énergiques eurent lieu dans les campagnes. Le conseil général d'une commune du Loiret invoqua la Déclaration des Droits de l'homme et l'article 122 de la Constitution pour affirmer , « d'après le voeu de tous les habitants, » qu'ils entendaient conserver le libre exercice du culte catholique. Il est vrai qu'on ajoutait : « jusqu'à ce que la Convention en ait décidé autrement. » Mais près de trois mois après, en pleine Terreur, on confirmait la première délibération prise ; on réclamait le libre exercice du culte, « dont on ne pouvait être privé, disait-on, qu'en foulant aux pieds les droits imprescriptibles contenus dans la déclaration du 24 juin dernier. » Et « pour déjouer toute manœuvre, » on arrêtait qu'on inscrirait au-dessus de la porte de l'église ces mots : TEMPLE CATHOLIQUE et qu'on y poserait une inscription où
1
A. Gazier, Revue historique, XV, 81.
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CHAPITRE V.
serait transcrit le passage suivant des Droits de l'homme : Le libre exercice des cultes ne peut être 'interdit. Le conseil de la commune n'eut pas seulement le courage de prendre cette délibération ; il eut celui de l'adresser à la Convention, au département et au district. Il fallut pourtant céder, et l'église fut fermée au mois de février 1794 ». Ailleurs aussi on peut signaler de vives résistances et d'éloquentes protestations. » Ce jourd'bui sixième jour de nivôse l'an deuxième de la république française, dit un procès-verbal, les citoyens des communes de Saint-Martin-de-Bossenay et de la Fosse-Cordouan et généralement tous les individus ayant l'âge de connaissance, composant lesdites communes, se sont assemblés au lieu des séances de ladite municipalité de SaintMartin, et ont tous d'une même et unanime voix protesté de vivre et mourir aussi bons catholiques que bons républicains. C'est pourquoi nous réclamons le culte catholique et apostolique, et comme dans ladite commune il n'existe aucun lieu propre pour la célébration du culte catholique, nous réclamons notre église ordinaire ; nous réclamons aussi notre presbytère pour maison commune; toutefois en nous soumettant à ce qui est ordonné et pourra l'être par la Convention Nationale ; et
1 Maxime de La Rochetefie, L'Eglise et l'Ecole dans une commune du Loiret pendant la Révolution, p. 15 à 18.
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our ministre du culte, nous réclamons le citoyen Champenois, notre desservant ordinaire1. » Si des délibérations aussi fermes furent rares, ' la majorité n'en conservait pas moins le respect du culte et de ses ministres. Dans l'Aube, un certain nombre de curés, comme celui de Plancy, restèrent pendant la Terreur dans leur presbytère sans être inquiétés. Le curé d'Arconville demeura dans son village où il remplit les fonctions de greffier de la municipalité. D'autres devinrent instituteurs. Le curé de Bourdenay était du nombre. La tradition rapporte qu'appelé devant les autorités supérieures pour rendre compte de sa conduite, il leur dit : — Que voulez-vous de moi? De l'argent, je n'en ai point. D'abandonner mon ministère, je ne le puis. Si c'est ma vie, prenez-la. — Il ne cessa point de résider au milieu de ses paroissiens, disant la messe dans une chambre de son presbytère ou sur la place publique, et portant dans les paroisses voisines les secours de la religion2. A Urville, les habitants assemblés réclament la disposition de leur église fermée depuis six semaines pour y entendre la messe le 1er janvier, « la constitution, disenMls, leur accordant le droit de célébrer leur culte 3. »
Mémoires communiqués. — Voir aussi une délibération (l'Alligny-en-Morvand, reproduite par J. F. Baudiau. {Le M or' vand, 1865, t. 1, p. 222.) s Ce curé s'appelait Jean-Joseph Rousseau. 3 Mémoires communiqués.
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CHAPITRE V.
Ces exemples et d'autres que l'on pourrait citer expliquent avec quelle répugnance on accueillit dans les campagnes l'enseignement non-seulement révolutionnaire, mais anti-chrétien, que l'Etat voulait imposer. Dans un assez grand nombre de communes, Les droits de Vhomme et du citoyen furent substitués au catéchisme et à l'évangile. Le signe de la croix fut proscrit ; on raconte qu'à Jasseines on donnait des soufflets aux enfants qui le faisaient. Ailleurs, des énergumènes le remplaçaient par cette formule : Pelletier, Rousseau, Marat, la loi; ou par celles-ci : Marat, Pelletier, Amen1. — Marat, Pelletier, liberté ou la mort2. La Terreur voulait avoir ses dieux, et quels dieux ! Dans un village normand, le buste de Marat fut porté dans l'église ; en chemin, on le déposa sous un reposoir élevé en son honneur. Des gens pleuraient, en se frappant la poitrine et en disant : « Mon Dieu Marat, tu es mort pour nous 3.» Lorsque la révolution devint déiste avec Robespierre, elle eut aussi ses prières. Celles-ci, assez sonores, étaient souvent inoffensives. Une d'entre elles, dont on avait conservé le souvenir,
ACharmont, aux Riceys. AMacey, on remplaçait liberté ou la mort par la loi, l'égalité.
2 Dans la Seine-Inférieure. Dumesnil, Souvenirs de la Terreur, Mémoires inédits d'un curé de campagne, 1873, p. 88. — Voir aussi Fayet, les Hautes OEuvres de la Révolution en matière d'enseignement, p. 40. 3 Dumesnil, p. 87.
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il y a 20 ans environ, à Saint-Martin-de-Bossenay, commençait par la déclaration bien connue : « Le peuple français reconnaît l'existence de Dieu et l'immortalité de l'àme. » Elle se terminait par cette invocation inspirée du Pater : « Plein de confiance en ta justice, en ta bonté, je me résigne à tout ce qui m'arrive ; mon seul désir est que ta volonté soit faite. » Déprime abord, la Terreur ne voulait point substituer un culte à un autre ; elle désirait uniquement détruire celui qui existait. La déesse Raison eut peu d'autels dans les campagnes. L'enseignement de toute religion fut proscrit dans les écoles ; on alla même jusqu'à défendre les alphabets, les syllabaires et les autres livres élémentaires qui contenaient des traces d'opinions religieuses. Grand embarras de certains maîtres et de certaines maîtresses d'école. Dans le village du Loiret dont j'ai déjà parlé, ils s'adressent au conseil général de la commune. Il s'y trouve un membre pour dire « que les parents, qui payaient le maître et la maîtresse d'école, voulaient qu'on enseignât la religion à leurs enfants; que si on les mécontentait, ils pourraient se refuser à ces dépenses; qu'alors l'instruction courrait risque d'être interrompue, ce qui serait contraire aux besoins de la société et aux progrès de la raison publique. » Et l'on décida que jusqu'à nouvel ordre on conserverait les anciens livres '.
1
Maxime de La Rocheterie, p. 23. 7
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CHAPITRE V.
Les maîtres, qui adoptaient les nouveaux, éprouvaient des difficultés de la part des parents, qui ne les voyaient qu'avec répugnance. Le citoyen Paul Diligent, instituteur à Juilly, écrit à l'administration qu'il a fait sa déclaration pour « continuer à se voerre (sic) à l'instruction de la jeunesse. » Le 24 avril 1794, il fait annoncer à son de caisse l'ouverture de son école. Mais aussitôt qu'il eut les livres élémentaires, « l'alphabet où sont écrit (sic) les droits sacrés de l'homme en place du Pater », presque tous les parents se retirèrent, en alléguant qu'ils avaient besoin de leurs enfants... « comme s'ils étaient en état, ajoutait l'instituteur en parlant de ceux-ci, à l'âge de six à neuf ans de rendre service. » Aussi le citoyen Diligent, pour remplir sa classe, demandait-il qu'on exécutât à l'égard des parents la loi qui prescrivait l'instruction obligatoire l. Les maîtres d'école ne se signalèrent point d'ordinaire par l'ardeur de leur prosélytisme révolutionnaire. Qu'on se figure l'état d'esprit d'un homme, qui a professé toute sa vie le culte du catholicisme et de la royauté, le respect du clergé et de l'aristocratie, et qui doit enseigner désormais la haine et le mépris de tout ce qu'il apprenait à vénérer. Le roi a été exécuté comme un criminel; les prêtres sont proscrits et traités d'imposteurs ; les autels sont profanés ; les églises
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Requête du 18 floréal an u. Archives de l'Aube, L. 1438.
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fermées ; il semble que tout l'édifice politique et moral, au milieu duquel il a vécu, se soit écroulé, eu l'aveuglant par la poussière de ses débris. Quelques maîtres, il est vrai, se laissent entraîner par la violence de la tempête; ils sont enivrés par les déclamations de la tribune et de la presse, exaltés par la contagion de l'exemple ; ils deviennent alors dans leur village les promoteurs de tous les excès. Tel est cet instituteur de Macey, qui brise le premier les objets précieux du culte, les fait livrer aux flammes sur la place publique, et obtient la démolition du presbytère : acte insensé, qui eut pour conséquence de faire établir le presbytère dans la maison d'école, à l'époque du concordat. Mais de tels faits sont rares. La plupart des maîtres d'école restent fidèles à leurs convictions ou courbent silencieusement la tête. Beaucoup demeurent profondément attachés à l'église, où pendant de longues années, ils ont aidé le curé à la célébration du culte. C'est ainsi que l'instituteur de Torcy-le-Grand achète les vases sacrés, lorsque la commune les vend, et les conserve au péril de sa vie pour les rendre lorsque la Terreur sera passée. Il défendit avec le plus grand courage son curé et de vieilles filles pieuses contre des violences dont elles auraient pu être victimes1. Un certain nombre de ces maîtres risquèrent leur liberté et leur vie pour rester fidèles à leurs con1
Mémoires communiqués.
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CHAPITRE V.
victions. Ils refusèrent de prêter le serment révolutionnaire, comme ce recteur d'école de Bourgogne qui déclara hautement qu'il préférait la mort'. On pourra dresser une liste douloureuse do ceux qui furent condamnés à la prison, à la déportation, à la mort, « pour n'avoir pas professé l'amour de la république et de ses lois 2. » Quelques-uns furent emprisonnés pour avoir refusé de se servir des livres nouveaux. Mais la majeure partie suivit le courant d'une manière passive, regrettant sans mot dire le culte et les livres proscrits, et se contentant de mettre entre les mains des enfants les livres indiqués par les décrets, aussitôt que les administrations avaient pu leur en procurer. Lorsque celles-ci se décidaient à en faire imprimer3, ils ne pouvaient les refuser; mais souvent ils les attendaient longtemps. D'autres, soit par conviction, soit pour conserver leurs élèves, continuèrent à se servir des anciens
1 4
Anatole de Charmasse, p. 90. Maggiolo, dit Droit public..., p. 52.
3 Le directoire de laMeurthe fait distribuer, lé 5 messidor an II, seize cents exemplaires d'alphabets républicains, et le district do Vézelisc fait imprimer, le G ventôse an JI, deux mille cinq cents exemplaires de la Déclaration des Droits de l'homme, du Tableau des actions héroïques et vertueuses, An Calendrier de la République, etc.; de l'A B G « arretté par la société populaire avec les maximes morales qu'il renferme. » Le district mettait du reste le prix de ces livres à la charge des communes. (Maggiolo, Rouillé scolaire du diocèse de Toul, p. 01 et 97.)
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livres' ; ils avaient la majorité des parents pour complices, et l'administration supérieure, mal renseignée, était obligée de se contenter de déclarations qu'elle ne pouvait contrôler. Surtout après la loi de 1734, elle chercha vainement à surmonter la force d'inertie des maîtres d'école, à stimuler le zèle des municipalités ; elle envoya des programmes et des prospectus, et la plupart du temps elle reçut des réponses dans le genre de la lettre suivante : « Citoyens, je vais écrire à touts les instituteurs de ce canton et les inviter de se rendre à Troyes chez le Directeur du jury de leur arrondissement à l'effet de parcourir le catalogue des livres élémentaires destinés pour les écoles primaires ; mais je crains fort de ne point réussir parce que je connais toutes ses espèces de gens qui sont accoutumés à faire voir à leurs élèves tous les livres de l'ancien régime, et je suis presque convaincu d'avance qu'ils ne se départiront pas de leurs anciens usages. La pluspart sortant de là ne sont plus-bons à rien. La pluspart de ces gens sont fort ineptes et la pluspart de ces places sonL très mal remplis. Salut et fraternité. GILLET2. »
On dit dans la Sarthe : « Les instituteurs ont la réputation d'être patriotes; cependant ils ne se servent que des anciens livres parce qu'ils auraient peu ou point d'écoliers. » (A. Bellée, p. 271.) 5 Lettre du commissaire du directoire à Piney, du 3 pluviôse an v (24 janvier 1797). Arch. de l'Aube, L. 1549.
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CHAPITRE V.
Quels étaient ces livres dont on mettait le catalogue à la disposition des instituteurs ? C'étaient à coup sûr ceux dont la rédaction avait été mise au concours par la Convention et que le conseil des Anciens devait couronner plus tard. Depuis longtemps, l'on enseignait la lecture dans des livres pieux, on mettait entre les mains des enfants l'abécédaire, le catéchisme, la Pensée chrétienne, la petite civilité chrétienne, Vofflce de la Vierge en latin, et d'autres ouvrages plus édifiants qu'instructifs Dès 1786, l'assemblée provinciale du Berry voulait faire rédiger pour les enfants un traité de morale en proverbes et un 2 code rural à leur portée . En 1789, le clergé du bailliage de Toul demandait qu'il fût dressé des livres élémentaires pour apprendre les principaux devoirs du citoyen, ainsi que les catéchismes enseignent ceux de la morale et du christianisme. A une époque où la majorité des esprits éclairés voulait créer une éducation nationale, les vœux de l'Assemblée du Berry et du clergé
De Fontaine de Resbecq, p. 86. — Lettres à Grégoire, p. 259. — Parmi les livres confisqués en 1793 dans le district de Troyes, figurent les « livres d'ecolles chrétiennes » suivants indiqués par nombre d'exemplaires : il cantiques spirituels; 26 épîtres et évangiles ; 31 livres historiques de l'ancien testament ; 30 livres historiques du nouveau testament; 9 livres de règles chrétiennes et autres. (Arch.de l'Aube, 1 Q, reg. 336, p. 89.)
2 1
Procès- verbaux de l'Ass. provinciale du Berri, III, 65.
�L'ENSEIGNEMENT ANTIRELIGIEUX.
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Be Toul1 rent
ne pouvaient être isolés ; mais ils ne fupas réalisés immédiatement. Après les proets toujours ajournés des premières assemblées le la Révolution, la Convention fut saisie par le éputé Arbogast d'un programme de concours our la composition des livres destinés aux écoles rimaires. On ne se pressa point de les composer et de les répandre. Le 25 août 1793, une députation d'instituteurs et d'élèves vint défiler, selon l'usage de ce temps, dans l'enceinte de la Convention. On entendit alors « un des enfants demander qu'au lieu de les prêcher au nom d'un soi-disant Dieu, on les instruisît des principes de l'égalité, des droits de l'homme et de la Constitution. » Le Moniteur rapporte que la Convention, en entendant parier d'un soi-disant Dieu, manifesta son improbation par un mouvement d'indignation ; mais elle n'en renvoya pas moins la pétition de ces instituteurs et de ces enfants au comité d'instruction publique. Quelques mois plus tard elle réglait le programme des écoles primaires, et toute instruction religieuse en était bannie. On devait enseigner aux enfants à parler, à lire et à écrire la langue française ; leur faire connaître les traits de vertu qui honorent les hommes libres, les principaux événements de la Révolution ; ainsi que la géographie abrégée de la France. Si l'on présageait le système actuel des
1
Arch. Parlementaires, VI, 2.
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CHAPITRE V.
leçons de choses, en recommandant de leur donner les premières notions des objets naturels qui les environnaient, si on les exerçait à l'usage des nombres, des poids et des mesures, on ajoutait que la connaissance des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen serait mise à leur portée par des exemples et par leur propre expérience1. Cependant les livres faisaient toujours défaut. Le comiLé d'instruction publique est invité « à les faire composer promptement. » En les attendant, Grégoire faisait décréter que la Déclaration des droits, la Constitution et les Annales du civisme formeraient les premiers ouvrages classiques. On voulut en susciter d'autres ; on y parvint avec peine. « Je dois prévenir la Convention, disait Thibaudeau, que la plupart de ces ouvrages sont au-dessous de la médiocrité ; le comité est d'ailleurs obsédé de faiseurs de projets qui prétendent avoir trouvé la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel et d'autres absurdités2. » Faute de mieux, il fallut bien se contenter de ceux qui furent présentés au corps législatif, et l'on se résigna à donner des prix de 2,500 fr. ou des indemnités de 1,500 fr. à des ouvrages comme le
1 Décret du 30 vendémiaire an n. On ajoute, comme s'il était utile d'inscrire une disposition de ce genre dans la loi : « On les rend souvent témoins des travaux champêtres et de ' ceux des ateliers ; ils y prennent part autant que leur âge le permet. »
- Régression du Moniteur, XIX, 203 et XXI, 1S1.
�L'ENSEIGNEMENT ANTIRELIGIEUX.
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Catéchisme républicain de La Chabaussière et les Epitres et évangiles du républicain par Henriquez. Il importe de connaître ces livres, pour se faire une idée des tendances de ceux qui les inspiraient. Le Catéchisme républicain était l'œuvre du chef d'un des bureaux de la troisième division du ministère de l'intérieur. Il se composait de trentesept quatrains, dont les vers étaient quelquefois assez bien frappés, tout en étant trop souvent déclamatoires et banaux. A. la demande : Quels sont les droits de l'homme et du citoyen ? on répondait :
De librement penser, croire, agir, s'exprimer. De posséder les fruits que son travail lui donne, D'être sûr dans ses biens et sûr dans sa personne Et d'opposer sa force à qui veut l'opprimer.
Rien n'était plus vague que certaines réponses. Qu'est-ce que Vîime, demandait-on. L'enfant devait dire :
Je n'en sais rien ; mais je sais que je pense, Que je veux, que j'agis, que je me ressouviens... Mais j'ignore où je vais et ne sais d'où je viens.
Qu'est-ce que Dieu?
Je ne sais ce qu'il est, mais je vois son ouvrage... Je me crois trop borné pour en faire l'image ; Il échappe à mes sens, mais il parle à mon cœur.
Que pouvait discerner l'élève au milieu de ces antithèses ingénieuses? Le doute et l'obscurité. Aussi le Catéchisme républicain aurait-il été peu
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CHAPITRE V.
dangereux, si quelques notes n'en avaient donné la véritable portée. C'est ainsi qu'à propos de la mort, qu'on appelle
Le repos des douleurs, le seuil d'une autre vie,
on a le soin d'ajouter : « L'a religion chrétienne avec son appareil lugubre et ses précautions imbéciles avait gâté la mort ; il faut la voir telle qu'elle est. » Le Catéchisme de morale républicaine rédigé par le citoyen Billard, de la section de Brutus, qui fut aussi primé par le corps législatif, était plus naïf et plus fade. On y apprenait que l'homme était un être raisonnable distinct de tous les autres animaux par son organisation et surtout par ses facultés intellectuelles1. On y lisait que Dieu, c'est l'Etre suprême par qui tout existe. Ouvrage sans doute aussi médiocre que le Catéchisme de la déclaration des Droits de l'homme et dit, citoyen, par Boucheseiche, dont on se servait à l'école de Fontvannes, et les Vies de Plutarque, qui en formaient le commentaire pratique 2. Les Pensées républicaiEn quoi consiste l'excellence de son organisation? ajoute le catéchisme en parlant de l'homme. — R. Dans la perfection de ses organes qui produisent plus d'effet que ceux des animaux (?) — D. La stature de l'homme a-t-elle quelque chose de distingué ? — R. Oui, l'homme est le seul qui se soutienne habituellement et sans contrainte dans une situation droite et perpendiculaire... Ces citations suffisent. 2 Paris, in-12 de 60 pages.
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nés pour tous les jours de Vannée, par Vauteur du Catéchisme moral et républicain1, étaient un assez bon recueil de maximes qui avaient pour but d'inspirer la vertu et le patriotisme. Il fut imprimé en province -, comme la Grammaire républicaine de Denis Bardoux, et un ouvrage plus que naïf, Y Abécédaire républicain, qui sont sortis des presses de Riom et de Saint-Flour 3. Plus tard, le gouvernement s'avisa de faire placarder clans les écoles primaires des extraits du Catéchisme universel de Saint-Lambert. On trouvait que ces extraits, tout sages qu'ils étaient, n'étaient .pas assez appropriés au génie d'une république. Les mots de" république, de liberté, d'égalité, de citoyen, ne s'y rencontraient pas une seule fois4. Lorsque François (de Neufchâteau) devint ministre, il profita de son influence pour faire recommander aux administrations un livre élémentaire qu'il avait composé, sous le titre d''Institution des enfants ou Conseils d'un père à son fils aîné ; mais il ne paraît pas que la pression officielle que l'on exerça pour répandre cet ouvrage ait eu les résultats qu'on se proposait d'obtenir 5.
In-l 8 de 64 pages. * A Troyes, chez Sainton, 1795. In-32 de 60 pages. 3 Communication de M. Vernière, de Brioudc. 4 Discours d'Andrieux. Moniteur, an vu, n° 22i. '6 Sauzay, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le Doubs, X, 400. — Victor Pierre, p. 168-169.
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CHAPITRE V.
Il serait trop long de parler des livres élémentaires de tout genre que Lakanal énuméra dans le rapport qu'il présenta à la Convention le 14 brumaire an IV, tels que les Principes de la morale républicaine, de La Chabaussière, VInstruction élémentaire sur la morale républicaine, et d'autres écrits du même genre. Les décrets avaient prescrit l'enseignement de la gymnastique et de la natation. Il se trouva même un ouvrage sur la natation, écrit, dit-on, avec candeur. Le rapporteur s'inspira de cette candeur en vantant le profit qu'on pouvait tirer de cet exercice pour la santé, en décrivant les effets de la fraîcheur d'une onde pure, et en formulant le vœu de voir les Français, « devenus aussi habiles nageurs qu'intrépides soldats, s'approcher sur une flotte victorieuse des côtes de la perfide Albion, et, pour y aborder, franchir le reste des flots à la nage !1 » Nous croyons qu'on répandit davantage dans les écoles des départements le Manuel des jeunes républicains ou éléments d'instruction à l'usage des jeunes élèves des écoles primaires'1. Le Catéchisme français qu'il renferme est une analyse assez raisonnable de la Constitution. Mais le précis historique sur la nation française et sa révolution est une rapsodie ridicule. On y lit entre autres
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Réimpression du Moniteur, XXVI, 539. A Paris, chez Devaux, l'an deuxième, in-8 de 1G0 pages.
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choses que la reine de Hongrie maria sa fille Antoinette à Louis XVI pour se venger de la France. Naturellement l'auteur anonyme exalte les événements accomplis récemment; mais en outre, afin-de leur donner le prestige du merveilleux, il rapporte une prophétie faite au xv" siècle par un hongrois nommé Regiomontanus qui prédisait une révolution extraordinaire en 1788. « Le terme est arrivé, dit le précis, la prophétie de Regiomontanus est accomplie ; le despotisme et la tyrannie sont anéantis. » La géographie de la République française est très supérieure au précis historique ; on y lit bien à la page 79 que la Seine passe à Bar-sur-Ornain, mais ce peut être une inadvertance. Le recueil se termine par le texte de l'acte constitutionnel et par les actions héroïques et civiques des républicains français. Pour remplacer les livres de piété et d'église, on mettait aussi entre les mains des enfants des ouvrages destinés à leur permettre de suivre le culte de la raison et de l'Etre suprême. Tel était Y Office des Décades, contenant les Hymnes et les prières en usage dans les temples de la raison, par les citoyens Ghénier, Dusausois et Dulaurent1. Cet office contenait les commandements du républicain, que l'on faisait réciter dans les églises de
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Paris, in-18, de 84 pages.
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CHAPITRE V.
village converties en temples décadaires, et qui étaient ainsi conçus :
La république tu serviras, Une, indivisible seulement. Aux fédéralistes tu feras La guerre éternellement. En bon soldat tu te rendras A ton service exactement. Four tous les cultes tu seras, Comme le veut la loi, tolérant. Les beaux arts tu cultiveras ; D'un état ils sont l'ornement. A ta section tu viendras Convoquée légalement. Ta boutique tu fermeras Chaque décadi strictement. La constitution tu suivras Ainsi que tu en as fait serment. A ton poste tu périras Si tu ne peux vivre librement.
On serait disposé à prendre ces commandements pour une parodie, s'ils n'avaient été composés sérieusement ; sans compter les recommandations puériles ou de circonstance, n'était-ce pas une ironie que d'inviter les paysans à cultiver les beaux-arts, qu'ils ne pouvaient guère connaître? On trouverait un peu plus de bon sens dans Y Instruction élémentaire sur la morale religieuse par demandes et par réponses, rédigée pat l'auteur du Manuel des îkèopMlanthropes1. Il est vrai qu'on peut y lire des demandes et des réponses de
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A Paris, an vi. — 1797. — In-12 de 36 p.
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ce genre : — Quels sont nos devoirs envers nousmêmes? — Réponse. De nous aimer. — Qui nous inspire cet amour de nous-mêmes ? — Réponse L'auteur de la nature. Mais l'ensemble de ce petit livre est assez inoffensif. Non moins inoffensif est le Manuel des Théophilanthropes ou adorateurs de Dieu et amis des hommes, dont les cérémonies naïves font sourire. Il est accompagné de cantiques, hymnes et odes que l'on chantait dans leurs réunions, et dont quelques strophes sont animées d'un véritable souffle lyrique l. Ces divers recueils sont à coup sur des livres raisonnables, à côté des Epîtres et Evangiles du républicain pour toutes les décades de l'année, à l'usage des jeunes sans-culottes, présentés à la Convention nationale, par Henriquez, citoyen de la section du Panthéon 2 ! Les Epîtres et Evangiles ont été écrits en pleine Terreur, et les sentiments violents de cette époque excessive s'y retrouvent. « L'âme du républicain, dit l'auteur, ne peut se passer d'aliments sains et continuels. Il n'appartient qu'aux animaux immondes de se veautrer (sic) dans la fanche (sic) des marais infects ; il
A Troyes, an vi, in-12 do 40 p.— Citons encore le Journal classique d'un instituteur, ouvrage que le conseil supérieur d'instruction publique trouvait trop peu républicain, tandis qu'il recommandait le catéchisme universel de SaintLambert. (Victor Pierre, p. 171.) Paris, an n, in-18 de 86 pages. (Bibliothèque nationale, L. 411', 842.)
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CHAPITRE V.
n'appartient qu'aux rois, aux prêtres et à leur esclaves de traîner leur vie orgueilleuse et lâche de crimes en crimes, de nullités en nullités, d'à brutissements en abrutissements. » Les Epître et les Evangiles sont rédigés dans le même goùl La première épître est consacrée à l'éloge de Jean Jacques Rousseau. Le premier évangile commen ainsi : « En ce temps-là, Jésus disait à ses disci pies, gardez-vous des faux prophètes qui vien nent à vous couverts de peaux de brebis et qui son au dedans des loups ravissants. Ce révolution naire de la Judée que l'on a fort mal à propo traité d'aristocrate avait bien raison; il connais sait les prêtres de son temps ; il prévoyait av sagesse que les soi-disant ministres de l'Etr suprême seraient toujours fourbes et fripons... Le citoyen Heniïquez n'est pas toujours aussi vio lent ; il invite à se méfier des beaux parleurs qui parlent pendant une heure, afin de mien extorquer une place 1 ; il n'éprouve aucun en thon siasme pour la politesse, et il déclare qu'il pr
1 Voici l'Evangile sur les beaux parleurs: « En ce temps-li un saus-culotte disait à ses frères : Méfiez-vous de ces bea parleurs qui dans nos assemblées ont le soin de ne dév loppcr leurs opinions qu'avec une sorte de prétention et d mystère. Ceux-là assurément vous trompent. Méfiez-voi aussi de celui qui parle pendant une heure et ne fait q» présenter la même opinion. Celui-là cherche à vous séduiti il veut une place, et une fois qu'il l'aura extorquée, ils moquera de votre crédulité. » (Page 24.)
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« un citoyen qui parle franchement à celuiqui semble tirer de son esprit une expression, uis une autre, puis une autre encore. » Malheueusement l'auteur est obsédé par sa haine exrème contre la monarchie et la religion. Il raonte comme il suit une vision, où le pape et les ois lui sont apparus. « Les rois disent : La terre eut contenir quelques cents millions d'hommes ; ais nous n'avons pas assez de place pour nous ivertir. Que ferons-nous ? Le pape dit : Rien de i simple. Il faut nous déclarer la guerre sous un rétexte quelconque ; nous ferons égorger quatre à inq millions d'hommes en Europe, autant en Asie, utant en Afrique, et quand ils seront tous morts, eurs cadavres engraisseront nos terres et ses projetions seront beaucoup plus délicates. Et tous les 'espotes applaudirent à l'opinion du Saint-Père » Le livre, qui contenait ces élucubrations odieues et sinistres, recevait une prime de 1500 fr. u conseil des Anciens, sur le rapport de Gourois2. Le conseil des Anciens était pourtant plus
1 Page 79. Henriquez semble se complaire à raconter que es tyrans faisaient égorger les peuples par les peuples, car 1 dit aussi à la page 10 qu'ils agissaient ainsi «afin que des aillions de cadavres engraissassent une terre qui devait leur rocurer une nourriture plus délicieuse. » 2 « Cet ouvrage écrit avec simplicité (?), dit Courtois en parlant des Epilres el Evangiles, fait pour plaire à ceux qui par habitude aiment dans les livres cette tournure que l'auteur a adoptée, a procuré au citoyen Henriquez des jouissances, et par le succès qu'il a eu et par le bien qu'il a dù 8
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�CHAPITRE V.
modéré que la Convention, et Courtois, qui avait été l'ami de Danton, n'était déjà plus un jacobin. Mais l'apprentissage de la liberté ne se fait pas en quelques années, et le Directoire, comme la Convention, restait imbu de ces idées d'omnipotence de l'Etat qui avaient été l'un des vices de l'ancien régime. L'Etat, surtout après le 18 fructidor, continua à imposer aux instituteurs certains livres à l'exclusion de tous les autres 1 ; méthode regrettable, selon Andrieux, parce qu'elle devait écarter de l'enseignement tout esprit honnête et lier. « Les méthodes d'enseignement, disait-il, peuvent varier à l'infini. Veut-on que les instituteurs ne soient que des automates ? Et s'il n'y a de livres que ceux prescrits par l'autorité, cette prohibition rappelle Vindex de l'Inquisition. Pour ma part, ajoutait Andrieux d'une manière un peu paradoxale, j'ai appris plus de bonnes choses dans
faire. » Séance du 14 germinal an iv. [Réimpression du Moniteur, XXVIII, p. 134.) 1 Et les administrations, qui les prescrivent, sont loin de les regarder comme parfaits. « Nous n'avons pas encore de bons livres élémentaires, dit celle de l'Aube en 1798. Il faut extraire des ouvrages connus ce qui est à la portée de cet âge... Ce choix doit être l'œuvre du jury. Les fables d'Esope et de La Fontaine, où la morale est en action, quelques-unes des lettres de Chesterfield, les pensées de La Rochefoucauld, la grammaire de Lhomond, l'Ami de la jeunesse de Filassier, l'arithmétique d'Emile de Develay, l'œuvre posthume de l'illustre Condorcet, etc., peuvent lui fournir des matériaux précieux... (Extrait du registre des dit. de l'Adm. centrale de l\iube. îi nivôse an vu, p, 10.)
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les livres qu'on nous confisquait au collège que clans ceux que l'on nous mettait entre les mains '. » Cette boutade était exacte, si on l'appliquait aux livres prohibés dans les écoles primaires. Quelque insignifiants qu'ils pussent être, ils étaient à coup sûr moins pernicieux que les Epitres et Evangiles du républicain. On conçoit l'indignation des parents qui avaient conservé leurs croyances religieuses, en voyant l'Etat recommander de pareils livres, et les mettre de force entre les mains des enfants. Au risque de compromettre l'instruction de ceux-ci, ils les retiraient des écoles publiques et s'adressaient, comme nous le verrons plus loin, à des maîtres qui n'avaient point reçu l'investiture officielle, mais qui avaient conservé les anciennes méthodes et les principes anciens. Faut-il s'étonner ensuite si l'on signale, en mars 1796, « la décadence rapide et presque spontanée des établissements actuels d'instruction publique, qui dans toute la France dépérissent comme des plantes sur un terrain nouveau qui les rejette... » C'est Barbé-Marbois qui parle ainsi, et il trace un tableau saisissant des résultats constatés. « Depuis l'époque oùTalleyrand proclamait l'instante nécessité d'organiser l'instruction publique, cinq ans se sont écoulés, disait-il, et l'enseignement etl'instruction ont toujours rétrogradé. Les enfants qui avaient huit à neuf ans, quand
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Moniteur,
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CHAPITRE V.
la révolution a commencé et qui atteignent leur seizième année ; tous ceux qui clans le même intervalle auraient dû accomplir ou commencer leur instruction, vous demandent de les arracher à l'ignorance qui menace le reste de leur vie. « Dans les communes rurales, la situation n'est pas moins triste ; les classes, installées dans des chambres humides et mal éclairées, ne reçoivent qu'un pelit nombre d'élèves. « Les maîtres sont réduits à la moitié et peut-être au tiers du nombre ancien; et de jour en jour, il est plus difficile de remplacer ceux qui viennent à manquer. Le nombre des enfants, qui sortent de ces écoles instruits dans l'art d'écrire et de calculer, n'est pas aujourd'hui égal à la moitié de ce qu'il était autrefois » Le représentant Dupuis parlera de même, avec la compétence que lui donnent les tournées spéciales qu'il a faites dans une partie de la France: « L'éducation ancienne, dit-il, avait de grands défauts; mais toute imparfaite qu'elle était, c'était elle enfin qui avait amené les hommes qui ont amené la révolution. On aurait dù la perfectionner; on l'a toute entière anéantie. Il reste dans cette partie depuis six années un vide immense, qui s'accroît chaque jour et qui accuse la négligence de ceux qui. chargés de l'organiser, ne vous ont donné pour résultat que des projets sans
4 Séance du conseil des Anciens. Réimpression duMonilcur, XXVIII, 120-121.
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exécution et des dépenses sans fruit et sans objet1. » C'étaient là les effets des décrets et des efforts de la Convention. Si l'on peut dire que les agitations de la. politique compromirent leurs résultats, si l'on peut invoquer, pour les expliquer, la violence et la contradiction de ses actes, les conditions anormales de son existence, les brusques revirements auxquels elle fut sujeLte, l'état de révolution aiguë ou latente dans laquelle elle s'écoula, les mêmes motifs, je pourrais dire les mêmes excuses, ne sauraient exister pour le gouvernement du Directoire. Celui-ci était un régime légal, appuyé sur une constitution vraiment républicaine, la plus savante, sinon la plus pratique, qu'on ait jamais eue, et cependant, en matière d'enseignement, le Directoire ne fut pas plus heureux que la Convention. C'est qu'il est des principes supérieurs contre lesquels la force de l'Etat ne saurait prévaloir, et pour l'honneur de l'humanité, la liberté de conscience et la liberté religieuse, qui en dérive, sont du nombre. Le Directoire devait échouer dans ses efforts pour réorganiser l'instruction, parce qu'il persista à lutter, comme la Convention, contre le culte catholique, qui était resté celui de la majorité des Français.
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Séance du 7 ventùse an iv. Moniteur, t. XXVII, S74.
�CHAPITRE VI
LES FÊTES DÉCADAIRES ET NATIONALES
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Désir de remplacer les cérémonies du culte catholique par des cérémonies civiles. — Opinions do Jacob Dupont et de Rabaut Saint-Etienne. — Proscription du dimanche. — Le décadi et ses cérémonies. — Lectures, actes et chants des fêtes décadaires. — Elles ne sont pas prises au sérieux.Fètes nationales. — Leur but. — Les fêtes nationales dans les villages. — Cortèges municipaux. — Effets de la réouverture des églises en mai 1793. — Le 18 fructidor.Efforts des autorités pour substituer le décadi au dimanche. — Persistance des anciens usages. — Prêtres invités à célébrer les offices le décadi. — Danses interdites le dimanche. — Cérémonies diverses. — Absence des fonctionnaires et des gardes nationaux. — Indifférence des habitants. — Cérémonies pathétiques. — Enfants des écoles conduits aux fêtes. — Abstention et attitude de certains instituteurs. — Discours qu'entendent les élèves. — Récitations. — Examens.— Fêtes de la jeunesse. — Résultats et décadence des fêtes nationales et décadaires.
On ne se contenta pas de combattre et de supprimer le culte catholique ; on savait qu'on ne détruit complètement que ce que l'on remplace, et l'on voulut créer une apparence de culte, une sorte de religion civique, mais un culte et une
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religion sans dogme et sans croyances surnaturelles. « Croyez-vous fonder ou consolider la république, s'écriait Jacob Dupont, avec des autels autres que ceux de la patrie, avec des emblèmes ou des signes religieux autres que ceux des arbres de la liberté ? » Rabaut Saint-Etienne disait à la même époque qu'il fallait imiter les prêtres et leurs cérémonies. L'éducation, selon lui, doit s'emparer de l'homme dès le berceau ; elle demande des cirques, des armes, des jeux publics, des fêtes nationales. Marie-Joseph Chénier dira de même : « La première chose qui se présente à l'esprit en traitant de l'éducation morale, c'est l'établissement des fêtes nationales. » Et Rabaut proposera d'élever dans chaque canton un temple national, où les citoyens se réuniront le dimanche. En attendant, on s'assemblera clans les églises et dans les champs ; on se livrera clans ces réunions aux exercices du corps ; on y lira des livres de morale; on y fera passer des examens aux enfants. La préoccupation de l'instruction à donner à l'enfance se révèle dans tout ce projet de loi, qui demandera même au corps législatif de déterminer le mode de vêtement qui sera donné à l'enfance depuis la naissance jusqu'à l'adolescence1.
4 Saint-Just devait aussi écrire dans ses projets d'institutions : Les enfants seront vêtus de toile dans toutes les saisons... Ils conservent le même costume jusqu'à seize ans. (Hauban, Parts en 1794, p. -4G1.)
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CHAPITRE VI.
. Il était encore question du dimanche dans le. projet de loi de Rabaut Saint-Etienne. Bientôt le dimanche lui-même sera proscrit ; le calendrier décimal et naturaliste de la République fixa le repos légal au dixième jour, au décadi. Le peuple était habitué, surtout dans les campagnes, à se réunir le dimanche, pour entendre la messe, le prône et les annonces qu'on publiait à la sortie des offices. On voulut transporter au décadi ces assemblées, en les dépouillant de tout caractère religieux. Le comité d'instruction publique envoya dans toutes les communes des cahiers destinés à « ranimer l'amour du travail » et à rappeler les grands événements de la Révolution. Ces cahiers devaient être lus dans les séances de l'assemblée générale des habitants, où les pères, les mères et les enfants étaient invités à se trouver. Après avoir chanté des hymnes à la patrie, les enfants étaient engagés à célébrer par leurs chants les vertus civiques et les actions guerrières des héros de la patrie Les enfants devaient donc être conduits aux réunions décadaires. Dans les villes et les bourgs, on les menait même au club 2. A Méry, ils alSeptembre 1794. Réimp. du Moniteur, t. XXII, p. 26. * A Brest, les élèves ont le privilège de chanter à la société populaire le couplet de la Marseillaise, qui commence par ce vers : Nous entrerons dans la carrière... (P. Levot, Urest pendant la Terreur, p; 192.)
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laient y réciter les Droits de l'homme et du citoyen, ce qui leur attirait l'accolade fraternelle du président. Pareille faveur était accordée à Villenauxe aux enfants qui allaient débiter au club la Constitution, Y Évangile républicain et des morceaux choisis sur les beautés de la nature. Mais les clubs tombèrent en désuétude après la Terreur, tandis que les réunions décadaires persistèrent. L'administration s'efforça, surtout après le 18 fructidor, de leur donner la « solennité morale » qui leur manquait1. L'assemblée décadaire se réunissait d'ordinaire dans l'église. Les officiers municipaux y assistaient, revêtus de leurs écharpes. L'instituteur ou le secrétaire de la municipalité montait en chaire pour lire l'Évangile républicain ou le Bulletin décadaire envoyé par l'Etat et que l'on pourrait comparer à notre moderne Moniteur des communes. Il y faisait ensuite connaître les naissances et les décès de la décade. S'il y avait un mariage, on le célébrait civilement au milieu de l'assemblée; dans ce but, la municipalité d'Arcis avait fait élever dans la ci-devant église un autel à la patrie, « dont la simplicité majestueuse rappelait à chacun des citoyens le respect qu'ils devaient porter aux institutions républicaines. » C'est au pied de cet autel que le président adres1 Pétition des citoyens de Versailles du 6 nivôse an vi. Archives nationales, A. F, III, Dr 494.
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CHAPITRE VI.
sait aux époux un discours sur leurs devoirs, la moralité et la conduite. Les enfants récitaient ensuite ce qu'ils savaient des Droits de l'homme, et la fête se terminait par des hymnes patriotiques chantés avec plus ou moins d'ensemble. Il était difficile d'imprimer à ces cérémonies le caractère de respect qui leur faisait défaut. Dans les villes, les sceptiques et les malveillants les troublaient par leurs railleries. A Paris, l'orchestre chargé de rehausser par ses accents la solennité du mariage jouait des refrains de circonstance, comme Allez-vous-en, gens de la noce1. Ne s'avisat-il pas, lors de l'union civile d'un nègre avec une blanche, d'exécuter un air alors à la mode : Vivoire avec Vëbène fait de jolis bijoux. Un jeune homme épouse une femme âgée. L'orchestre d'entonner avec verve le refrain : Vieilles femmes, jeunes maris feront toujours mauvais ménage! Et le public de rire et d'applaudir2 ! A Gondrieu, dans le Rhône, on se plaint aussi des éclats de rire immodérés et scandaleux des mariés3. Dans les campagnes, c'était moins gai. Les paysans, à qui l'on interdisait de travailler le décadi4, ne compre* Mes Tablettes ou Notes politiques, commerciales et littéraires. Du 14 floréal an iv, 3 mai 179G (v. s.), p. 54. s Adolphe Schmidt, Tableaux de la Révolution française, Leipzig, 1870, III, 4M.
3 Archives nationales, A. F. III, Dossier 303. Lettre du 7 pluviôse an vu. 4
Un grand nombre d'habitants do Bassuct sont condamnes
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riaient rien à ces froides cérémonies... « La raison peut suffire aux sages, dit Gambry, elle ne suffit pas encore à nos bons paysans. Un stupide instituteur leur traduit en mauvais breton des décrets peu récréatifs1... » L'éloquence des magistrats municipaux n'était pas de nature à les émouvoir davantage. La fête décadaire manquait de prestige ; on chercha à en donner davantage à la fête nationale. « Le plus vaste moyen d'instruction publique, disait Daunou, est dans l'établissement des fêtes nationales. » Elles devaient rappeler les assemblées de la Grèce. « Renouvelez ces institutions bienfaisantes, ajoutait cet ancien oratorien ; rassemblez-y les exercices de tous les âges : la musique et la danse, la course et la lutte, les évolutions militaires et les représentations scéniques. » C'était un vaste programme qu'il était difficile de remplir dans les campagnes. Dans tous les cas, l'Etat recommanda de célébrer partout les fêtes qu'il avait prescrites en l'honneur de la vieillesse, de la jeunesse, de l'agriculture, de la reconnaissance, sans compter les anniversaires du 14 juillet, du 10 août et du 21 janvier2. Il insistait d'autant
à une amende de 45 sous en messidor an n, pour avoir travaillé dans les champs le décadi. (Mordillât, Hist. de Bassuet, p. '172 et 173.) 1 Cambry, Voyage dans le Finistère, I, 66-07. 2 Un faiseur do projets, le cit. Bosc, voulait qu'on établit en outre la fête des bonnes mores. L'éducation, selon lui,
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CHAPITRE VI.
plus que l'on mettait moins de zèle à suivre ses instructions. Il envoyait en mai 1797 de nouvelles circulaires pour les rappeler. « Vous aurez soin, écrivit le ministre Benezech aux administrateurs, de vous faire rendre compte de chaque fête nationale dans l'arrondissement, d'en exiger les procès-verbaux et d'y joindre les observations que vous jugerez nécessaires. <> Benezech engageait aussi les administrateurs à prendre tous les moyens propres à inspirer au peuple du goût poulies institutions, qui pouvaient si puissamment contribuer à l'amélioration des mœurs et à l'affermissement de la république. » L'enthousiasme faisait défaut, et les administrateurs auraient eu beaucoup à faire pour le provoquer. Les fêtes nationales avaient lieu dans les mois de l'été ; elles se passaient en plein air; mais elles consistaient trop souvent en discours officiels et en chants nationaux. Le maire d'Urville prononce un discours « analoge à la fête, » dit le procès-verbal; après quoi, « officiers municipaux et gardes nationaux se promettent de ne faire jamais que des frères et de ne mourir qu'ensemble 1. « Serment plus facile à faire qu'à réaliser.
devait commencer à la mamelle. On devait donner en prix un déshabillé d'indienne aux mères qui dans le premier âge élèveraient le mieux leurs nourrissons. (Archives nationales, A. F. NI. Fond de la Secrétairerie d'Etat.) 1 20 prairial an ii (8 juin 4794). Archives de l'Aube, Li 1549:
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La fête de l'agriculture était célébrée sans difficulté dans les villages ; après avoir prononcé le discours obligatoire au pied de l'arbre de la liberté, le maire exécutait les instructions du Directoire, en allant tracer un sillon dans un champ voisin. Les jeunes gens préféraient concourir aux jeux de boule, au tir et à la course, lorsque par hasard la municipalité donnait des prix aux plus adroits. Le maire ouvrait les danses, qui se prolongeaient jusqu'à la nuit. On s'ingéniait à rappeler les cérémonies des anciennes processions religieuses. A Saint-Mards, des jeunes filles habillées de blanc, ornées d'écharpes tricolores, portaient processionnellément sur un brancard la statue de la liberté. Ailleurs, le jour de la fête de la reconnaissance, on ne se contentait pas, comme dans la petite ville voisine, d'un discours moral et philosophique et de pièces républicaines jouées par des comédiens de passage ; on remettait 3 fr. à chacun des conscrits qui allaient partir1. A Marigny, le même jour, le cortège municipal porte solennellement une couronne civique sur une cidevant croix, qu'on avait élevée au milieu d'une plantation de tilleuls. L'année précédente, le sommet de la colonne sur laquelle était dressée la croix avait été « embelli d'un bonnet de la liberté,
1 A Dicnville, an v, (Arch. do l'Aube, L. 1433). La première idée de la fête de la reconnaissance se trouve dans la Galatée de Florian, Livre IV.
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CHAPITRE VI.
que, clans la nuit du 15 au 16 messidor, des malveillants inconnus avaient, dit-on, hélas enlevé ! » Le bonnet, qu'on qualifie de signe auguste de l'affranchissement de la France, fut remplacé par la couronne civique, ornée de rubans tricolores, au milieu de chants, de cris patriotiques et de danses'. Yoir coiffer une colonne du bonnet rouge et d'une couronne civique, entendre le discours d'un maire, la Marseillaise, le Chant du Départ ou Y Hymne des Versaillais, ce n'étaient pas des attractions suffisantes pour les populations. Les fonctionnaires sont obligés de signaler le peu d'empressement qu'on met à répondre à leur appel, et ils déplorent le vide qui se fait autour d'eux, lorsqu'ils ne sont pas eux-mêmes hostiles ou indifférents 2. Le rétablissement du culte catholique, qui eut lieu dans la plupart des villages pendant l'été de 1795, porta un coup funeste aux fêtes décadaires. Les églises avaient été mises à la disposition des fidèles qui voulaient s'y réunir, et si les prêtres ne recevaient aucun salaire de l'Etat, ils recouvraient la liberté de remplir les fonctions de leur ministère3. La plupart des maîtres d'école de1
10 prairial an v (29 mai 1797). Arch. de l'Aube, L. 1549.
Voir aux Pièces justificatives une lettre de Beugnot à ce sujet.
3 M. Fayct a reproduit un traité passé entre les habitants de Parnot (Haute-Marne) et un prêtre qui s'engage à desservir
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vinrent de nouveau les auxiliaires du curé. Ils instruisent les enfants, le catéchisme'à la main; ils enseignent aux fidèles le chant des offices1. Un bail de juillet 1795 oblige l'un d'eux, comme par le passé, à distribuer l'eau bénite, à sonner ï'angelus, à dire la prière. D'autres baux de la même année stipulent que le recteur remplira tous ses devoirs professionnels « selon et suivant l'ancien régime de la commune. » Aussi ce n'est pas seulement le conseil général qui traite avec le maître ; il s'adjoint pour le faire « la plus grande et saine partie des habitants. » On parle bien des I lois de la Convention ; on dit bien à Harréville que l'on enseignera à l'enfant « le culte qu'il entendra exercer 2 ; » mais il est bien compris par tous que ce culte est le culte catholique. La liberté I des cultes n'était plus une vaine parole démentie I par les actes de ceux qui l'avaient proclamée ; elle était devenue une réalité. Le gouvernement issu du coup d'Etat du 18 fructidor3 essaya d'y porter atteinte; il voulut en même temps ranimer les fêtes nationales et l'éIducation républicaine qui languissaient. La miInorité audacieuse, qui s'empara du pouvoir en
I leur église, moyennant une redevance en blé payée par les I laboureurset les manouvriers. (Recherches historiques,p. 139.)
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Sauzay, X, G04-GCKÏ. Fayet, lbid., p. 138-141. 4 septembre 1797.
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CHAPITRE VI.
fructidor,' tenta d'arrêter le mouvement de l'opinion, qui s'écartait de plus en plus des formules révolutionnaires, et de ramener cette opinion par la contrainte à des idées contraires aux croyances, aux traditions et aux usages de la majorité des populations. L'intervention des agents du Directoire fut plus active que jamais pour stimuler l'esprit public et le rendre favorable aux institutions républicaines. Elle s'exerça en 1798 el 1799 de la manière la plus persistante et la plus tracassière, pour imposer le calendrier républicain et substituer le décadi au dimanche. Malgré les efforts des autorités, le dimanche avait repris son ancienne importance. « Ce sont toujours, disait le commissaire du canton de Pont, les jours de repos, de danses, de divertissements... C'est toujours au sortir de la grande messe, qu'on annonce au son de caisse les avertissements ou arrêtés qui doivent être publiés, C'est le dimanche que les gens des campagnes lisent et publient tout ce qui leur est adressé, et sur les plaintes que je leur en ai faites, ils m'ont répondu que s'ils le faisaient les jours de décades ils ne trouveraient personne. Les fêtes patronales connues sous le nom de beau dimanche sont toujours très-nombreuses dans le canton ; enfin tous les anciens usages y sont religieusement observés.» Mêmes plaintes du commissaire de Romilly. « Nos fêtes décadaires et nationales sont désertes,
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écrit-il en l'an VII, et dans notre canton les institutions républicaines ne sont que des mots. Il est nécessaire que vous déployiez la sévérité des lois contre les citoyens de vos communes qui, au mépris de l'article 10 de celle du 17 thermidor, affectent par une opiniâtreté scandaleuse de continuer pendant les jours de décades et de fêtes nationales leurs travaux journaliers, qu'ils cessent très exactement les jours de dimanche et les fêtes de l'ancien calendrier. J'ai remarqué que le temple décadaire du chef-lieu, où l'on ne devrait voir que des tableaux ou inscriptions analogues aux institutions républicaines, n'est au contraire décoré que de tableaux et statues propres aux anciens préjugés. L'exercice du culte décadaire et l'exercice du culte catholique que l'on y fait journellement sont incompatibles. Je demande que le temple soit exclusivement réservé aux réunions décadaires et aux cérémonies des fêtes républicaines1. » On voulait même que les prêtres catholiques secondassent le gouvernement, en consentant à transférer la célébration du dimanche au décadi. Mais si le Bulletin de Lot-et-Garonne racontait qu'il y avait des prêtres assez philosophes pour ne célébrer que le décadi les cérémonies de leur culte, cet exemple n'était pas contagieux, et l'adminis1 Lettre du 17 nivôse an vu (6 janvier 1799). Arch. de l'Aube, L. 1433. 9
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tration de l'Yonne invitait en vain les prêtres à transférer leurs fêtes au décadi, ou à motiver leur refus aux municipalités qui les y inviteraient1. Aussi le ministre est-il obligé de constater que les prêtres du culte catholique, au lieu de seconder les vues du gouvernement à cet égard, profitent de l'ascendant qu'ils ont sur les habitants des campagnes, pour empêcher que le décadi n'y soit considéré comme un jour de repos2. D'autres départements cherchent à faire prévaloir le calendrier républicain ; ils proscrivent la danse le dimanche, ils interdisent les fêtes patronales dans les villages et veulent qu'on leur donne désormais le nom de fêtes champêtres ; ils condamnent à la prison tout joueur de violon qui ouvrirait des fêtes baladoires un autre jour que le décadi. Mais tous ces efforts sont vains, et un agent national écrira : « Nous voyons avec amertume le dimanche romain rivaliser avec trop d'avantage contre le décadi républicain. L'un est marqué par l'allégresse imbécile du fanatisme; l'autre par la tristesse stupide3. « Dans le Doubs,
1 Un même vœu est exprimé dans le Doubs. (Sauzay, X, 603.)
* Réclamation des prêtres d'Auxerre du 0 ventôse an VI (2o fév. 1798).— Lettre du ministre au conseil des Cinq-Cents, du 24 ventôse an vi. Archives nationales, A. F. III, 503. 3 Ed. Fleury, le Clergé du département de l'Aisne, t. H, p. 420, 430, 433. — De Lastic-Saint-Jal, L'Eglise et la Révolution à Niort et dans les Deux-Sèvres, Niort. 1870, p. 233,
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un autre fonctionnaire rapportera ce propos, qu'on répète de toutes parts : « Ils ont beau faire, jamais ils ne feront tomber le dimanche1. » Les fonctionnaires s'évertuent à faire célébrer les fêtes décadaires ; ils ont beau poursuivre les agents municipaux qui battent et vannent leur grain le décadi; le temple décadaire reste à peu près vide. A Brienne, le 10 prairial, on y compte seulement 18 personnes, y compris l'instituteur et quelques-uns de ses élèves. A Ghauchigny, la fête de l'agriculture, le 10 messidor, tombe en pleine moisson. Le président du canton, le secrétaire et l'instituteur attendent vainement clans le temple qu'il plaise aux habitants de venir les y rejoindre. Ils sont obligés d'écrire dans leur procès-verbal : « Ne s'étant trouvé pour la célébration susdite que les membres sus-nommés, on a cru devoir se dispenser de tracer un sillon au moyen d'une charrue, ainsi que le prescrit l'article VI de l'arrêté du département du 6 nivôse dernier. » La garde nationale, sur laquelle on compte, ne manifeste aucun zèle ou se dérobe aux convocations qu'on lui prodigue. On a beau destituer les officiers qui négligent de se rendre aux fêtes décadaires; aux Riceys, à Fay, les gardes nationaux restent chez eux; à Nogent-sur-Seine, on les invite à venir prêter serment, et, selon le
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Sauzay, X, C03.
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CHAPITRE VI.
style officiel « à embellir la fête » ; mais « aucun fusilier ne se présente pour reconnaître ses chefs. » Ailleurs, la majeure partie des gardes nationaux fait défaut. S'ils daignent venir, ils se montrent dans une tenue qui désespère les fonctionnaires; à Pont, ils arrivent « en habits de travail et avec des dehors dégoûtants, dit le commissaire du directoire, lorsque les dimanches et autres fêtes ils sont très parés pour aller à la grand'messe et aux danses. » Et le même agent dira : « Les fêtes nationales ne sont pas suivies. Le mépris et le ridicule semblent poursuivre le petitnombre d'hommes estimables, qui voudraient encore, par leur présence à une cérémonie exigée par la loi, donner l'exemple de la soumission et de l'obéissance. » Le ministre recommandait de ne contraindre personne; aussi le commissaire du directoire disait-il qu'à coup sûr le grand nombre de ceux qui avaient leur jour de repos marqué à d'autres époques ne prendraient aucune part à ces réjouissances. Si l'on signalait à Trainel une affluence plus grande que de coutume, on disait aussi qu'à la suite du repas civique, où le juge de paix avait prononcé un discours, une partie de l'auditoire avait voulu chanter une parodie de la « chanson amie des républicains appelée la marseillaise. » Plus d'une fois, les fête fournirent aux mécontents l'occasion de manifester leurs sentiments. Lorsque l'on célébra à Fay
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la fête de la Reconnaissance, les parents des défenseurs de la patrie se plaignirent amèrement de n'avoir reçu aucun secours depuis longtemps. Et le commissaire ajoutait en gémissant : « On ne se fait .pas une idée de l'insouciance des campagnes pour ce qui regarde la république '. » A l'époque de l'assassinat des plénipotentiaires de Rastadt, on essaya de galvaniser l'esprit public par des cérémonies civiques d'un caractère tragique. Au milieu de l'église du bourg ou du village convertie en temple, on éleva un cénotaphe, et le président du canton prononça, en face de ce cénotaphe, une imprécation que l'on qualifiait « d'auguste et de terrible. » —"Le peuple français, disaitil, voue le tyran d'Autriche aux furies; il dénonce ses forfaits au monde indigné. Guerre à l'Autriche. Vengeance ! — Et le peuple répétait le mot Vengeance, ici aux accents d'une musique « déchirante », là aux « sons aigus et perçants de l'orgue. » A Ghaource, le président débita un discours si pathétique que les assistants furent remués au point depousser des sanglots. Un « silence muet et immobile « s'ensuivit et précéda le chant des hymnes patriotiques. A Bar-sur-Aube, on fut moins ému; car la cérémonie se termina le soir par une comédie2.
1 Rapports de prairial an v (juin 1797) et de thermidor an vi. Arch. de l'Aube, L. 1549, 1433 et 1480. ! Procès-verbaux de Polisy, de Rosnay, de Chaource, etc. Archives de l'Aube, L. 1433.
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A plusieurs reprises, on voulut forcer les élèves des écoles primaires d'assister à ces fêtes. Gomme aux fêtes décadaires, ils y vinrent réciter les droits de l'homme et des couplets patriotiques. C'est ainsi qu'on vit à Loches, au plus fort de la Terreur, le jour où l'on allait procéder au « couronnement des grands hommes qui décoraient la salle républicaine » une institutrice présenter trois petites filles pour leur faire chanter des couplets de circonstance. Il est vrai que le maire s'y opposa, parce que l'institutrice n'avait pas satisfait à toutes les conditions exigées par la loi1. En 1797, l'instituteur de Trainel conduit ses élèves à la fête de l'anniversaire de la proclamation de la république ; les élèves chantent des hymnes patriotiques et portent à la main des rameaux de chaîne (sic). Douze d'entre eux sont admis au repas civique, « afin de rapeler, dit-on, à la postérité une époque aussy remarquable et aussy chère au (sic) vrais amis de la liberté.» Après le 18 fructidor, les instituteurs reçurent des ordres multipliés pour mener les enfants aux cérémonies nationales et décadaires. Les administrations supérieures leur prescrivirent de les y conduire tous les décadis, et particulièrement le premier décadi de chaque trimestre où des récompenses seraient distribuées aux élèves. La destitution devait être infligée aux maîtres qui ne
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Archives de l'Aube, L. 1438.
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se conformeraient pas à cette injonction . En outre, les commissaires cantonaux défendent aux instituteurs de fermer leurs écoles le dimanche et de les ouvrir le décadi. Si ces derniers ne se rendent pas régulièrement au temple décadaire, ils sont mandés devant les autorités, et ne trouvent d'autre excuse que d'affirmer qu'ils ont fait tous leurs efforts pour y conduire leurs enfants, mais que les parents s'y sont opposés2. Un instituteur de la Haute-Marne excite l'indignation du commissaire du Directoire, en se rendant aux fêtes civiques dans le costume le plus négligé, et « avec l'ostentation du ridicule le plus impudent. » Pendant la célébration de la fête des époux et de l'agriculture, il chantait des messes. « Jamais je n'ai pu, ajoute le commissaire, lui faire mettre devant les yeux de ses élèves un seul article de la constitution3... » On voulait absolument mêler les enfants à la vie publique. A Landreville, ces derniers viennent réciter « quelques discours relatifs à l'assassinat des plénipotentiaires français à Rastadt et autres principes de morale. » Ils étaient parfois appelés à entendre d'assez étranges discours. Passe encore, lorsque le président, le jour de la
* Arrêté du 5 nivûso an vu (20 déc. 1798). Arch. de l'Aube, L. 30. 2 Ed. Fleury, II, 427. — A. Bellée, p. 249, 258 et 207. 3 Fayct, p. 140.
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CHAPITRE VI.-
fête des époux, exaltait le mariage au triple point de vue du bonheur des époux, de l'éducation des enfants et de la conservation de la société ; même lorsqu'il décrivait les charmes qui sont attachés à l'état du mariage « qui ne sont jamais bien sentis que par ceux qui vivent dans cette douce union où les peines s'atténuent et les plaisirs se centuplent. » Mais était-il bien approprié aux oreilles des jeunes élèves, ce discours d'un commissaire qui, dans le but de ramener les conscrits réfractaires, engageait « les amantes de ces fuyards... à user de tout l'empire que la nature leur donnait sur leurs amants, et à ne jamais consentir à leur livrer ni leur cœur, ni leur main, qu'ils ne l'eussent mérité en payant à la patrie en péril les services qu'elle réclamait de tous ses enfants 1 ? » La présence des élèves s'expliquait mieux à ces fêtes, lorsqu'on s'y occupait particulièrement d'eux en les interrogeant, ou lorsque la cérémonie était donnée en leur honneur, comme le jour de la fête de la jeunesse. Les théoriciens de la Convention et du directoire auraient voulu, non sans raison, qu'on s'occupât des jeux des enfants non moins que de leurs travaux ; ils préconisaient les exercices militaires et gymnastiques ; ils regardaient comme une récompense flatteuse pour
10 thermidor an vu (28 juillet 1799). Archives de l'Aube, L. 1433.
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les jeunes gens d'être admis à l'honneur de réciter en public dans la tribune décadaire des morceaux de morale et des maximes républicaines Au temple décadaire, les enfants, après avoir entendu un discours patriotique au-dessus de leur portée, chantaient quelquefois un ou deux hymnes républicains. Ils débitaient le service du législateur et du moraliste, des maximes morales et républicaines et même des extraits des pensées morales de Gonfucius. Un jour, un élève se troubla, et commença sa lecture par le signe de croix, ce qui souleva l'indignation des autorités contre l'instituteur et l'enfant2. Parfois les élèves étaient interrogés par les fonctionnaires, comme à Ghaource, où des questions sont posées aux élèves de l'école de Lajesse sur la morale, sur les droits et devoirs des citoyens, sur les différentes formes du gouvernement, sur la cosmographie et la géographie. L'instituteur de Lajesse était sans doute un instituteur hors ligne ; car les écoliers répondent avec une clarté, une assurance et une présence d'esprit, qui excitent l'admiration, la joie et l'attendrissement de l'administration et de tous les spectateurs dont le temple est rempli. A Ghauchigny, on n'interroge qu'un élève ; il explique les devoirs de l'homme en société et mé1 Circulaire du ministre François (de Neufchâteau), du 20 frimaire an vi.
!
Fayet, p. 150 et 151.
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rite les éloges d'un jury chargé de lui faire passer une sorte d'examen. La fête de la jeunesse coïncidait avec l'époque ordinaire de la distribution des prix. Elle n'était cependant l'occasion d'aucune cérémonie particulière. La plus grande distraction qu'on offrît aux enfants était de les mener chanter des hymnes autour de l'arbre de la liberté. Quelquefois même, les livres qu'on devait distribuer en prix n'étaient pas arrivés, et la fête se bornait à l'audition d'un discours du président, qui engageait les élèves à fréquenter les écoles primaires'. Dans certaines villes même, il n'est question dans ces sortes de fêtes, ni des écoles, ni des enfants qui auraient dù y figurer. L'enseignement public, dont on avait voulu transformer l'esprit et le caractère, n'existait plus2. Que de brillantes espérances n'avait-on point formées sur les résultats de ces fêtes où l'on faisait figurer les enfants! « Nos enfants seront républicains, disait-on en 1798 ; car dès l'âge le plus tendre, ils ont quelques notions de la constitution... Ils seront orateurs; cette récompense pleine d'émulation qu'on accorde aux plus laborieux de réciter en public, les fêtes décadaires, quelques morceaux choisis, leur donnera l'assu1
Archives de l'Aube, L. GO et 1433.
Maggiolo, De l'Enseignement primaire dans les hautes Cêvennes, p. 33.
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rance de l'homme libre et développera en eux le germe de l'éloquence... » Un autre témoin s'applaudira des succès précoces d'enfants de quatre à cinq ans « déjà lancés dans la carrière républicaine. ». Un autre déclarera que les exercices publics contribuent singulièrement à leur avancement et à la conversion des parents... Et l'on était à la veille du 18 brumaire. A la fin de 1799, un des collègues de ceux qui vantaient si haut les avantages des fêtes nationales et décadaires disait tristement : « Cette belle et utile institution semble anéantie »
Rapports des commissaires du Directoire dans le département de la Seine. Adolphe Schmidt, Tableaux de la Révolution française, Leipzig, 1870, t. III, p. 324, 335, 3G0, 482.
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�CHAPITRE VII
LA CONCURRENCE DES ÉCOLES LIBRES
Nombreuses écoles tenues par des prêtres. — Influence des prêtres. — Plaintes des instituteurs publics. — Demande de la suppression dos écoles particulières. — Enseignement religieux qu'on y donne.— Désertion des écoles publiques. — Misère des instituteurs. — Demandes pour le rétablissement des traitements fixes et de l'obligation scolaire. — Remèdes proposés. — Effets funestes sur les enfants. — Motifs politiques. — Projets et discussions du conseil dos Cinq-Cents. — Opinions de Boulay (de la Meurthe) et d'Andrieux. — Actes du Directoire exécutif. — Interdiction dos fonctions publiques à ceux dont les enfants ne fréquentent pas les écoles nationales. — Inspections des écoles par les municipalités. — Zèle des administrations. — Visites d'écoles particulières. — Fermeture de quelques-unes de ces écoles. — Rapports dos commissaires du Directoire. — Inconvénients signalés de la politique anti-religieuse.— Message du Directoire du 3 brumaire an vu. — Analyse de ce document. — Propositions faites pour améliorer l'instruction primaire. — Force de l'opinion. — La république et Bonaparte. — Impuissance de l'enseignement d'Etat.
Il faut rendre justice à la Convention. Ses doctrines valaient souvent mieux que ses actes. Elle proclama la liberté des cultes et les droits des pères de famille, tout en les violant ; si elle vou-
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Ul
lut imposer ses méthodes et ses théories, elle fiait par reconnaître la liberté de l'enseignement. Le directoire, même après le .18 fructidor, n'osa point porter atteinte à ce grand principe, sinon par des mesures de police générale ou locale. L'enseignement purement civil que l'on imposait aux instituteurs publics avait fait déserter leurs écoles. Les parents préféraient envoyer leurs enfants chez des maîtres quelquefois moins instruits, mais qui conservaient les méthodes chrétiennes ; ils les envoyaient aussi chez d'anciens prêtres, qui suppléaient à l'insuffisance de leurs ressources en se livrant à l'enseignement. Tandis que dans les villes les frères des écoles chrétiennes et les religieuses1, après avoir quitté leur costume, avaient repris leurs classes, dans lesquelles affluaient les enfants, beaucoup de prêtres, malgré l'ostracisme qui les avait frappés en 1793, avaient ouvert des écoles dans les campagnes. On le dit de toutes parts. — L'éducation de la jeunesse, écrit l'administration d'Eure-etLoir, est presque partout confiée à des prêtres, c est-à-dire aux ennemis les plus implacables et les plus dangereux du système républicain.— Les ministres du culte, qui n'ont pas voulu se con1 Sages dans leur conduite, disait Barbé-Marbois, graves dans leur maintien, patientes et résignées au milieu des privations, elles se sont montrées peut-être supérieures aux hommes dans l'art de gouverner l'enfance. (Réimpression du Moniteur, XXVIII, 121.)
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CHAPITRE VII.
former au serment prescrit par la loi du 18 fructidordit-on dans l'Aude, n'ont abandonné leurs fonctions que pour prendre celles d'instituteur; tous les partisans de la royauté se pressent à F envi de leur confier leurs enfants2.— Un fonctionnaire du Doubs dira de son côté : « Je n'ai pas d'espoir que l'instruction reprenne aucune faveur, tant qu'elle sera confiée aux ministres du culte3. » Un cordonnier de Laplume (Lot-et-Garonne), qui écrit mieux que beaucoup d'instituteurs de son temps, se plaint aussi des prêtres enseignants. « Ils ôtent, dit-il, ainsi à l'instruction primaire dans les campagnes tous leurs élèves. Ils ne manquent pas de tourner les instituteurs en ridicule, disant qu'ils n'enseignent ni le catéchisme, ni à répondre à la messe... » Et le cordonnier d'ajouter ce détail assez curieux sur l'influence conservée par les prêtres dans cette partie de la France : « Des ministres du culte sortent de chez eux en habit noir et donnent des coups du bout de leur canne aux portes des personnes qui leur sont affldées, pour leur annoncer qu'ils vont à l'église remplir leur ministère4. »
1 Par l'article 25 de cette loi, les prêtres étaient tenus de prêter le serment de haine à la royauté et à l'anarchie. [Bulletin des lois, n° 1400.)
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Archives nationales, A. F. III, 494 Sauzay, X, 678.
* Lettre de frimaire an vu. Arch. nationales, Ai F. III, 49-i.
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Les instituteurs publics sont ceux qui réclament le plus, parce qu'ils sont le plus lésés par la concurrence que leur font les prêtres. » Il faut les révoquer tous, écrit l'instituteur d'Ornes dans la Meuse ; autrement, rien à faire pour la morale républicaine ! » C'est aussi l'opinion de l'instituteur de Maintenon. « Je voit (sic) avec douleur, écrit-il au conseil des Cinq-Cents, plusieurs prêtres et autres personnes dans ma commune, qui ont formé des établissements pour l'instruction publique J'entends des personnes qui se disent les unes aux autres : Il faut envoyer nos enfants à tels prêtres : c'est là où la plupart des honnêtes gens envoient leurs enfants à l'instruction ; d'autres : Il faut les envoyer à notre curé, puisque l'instituteur ne veut pas aller à la messe. Ah! citoyens législateurs! jusqu'à quand souffrirez-vous que les véritables patriotes soient opprimés ? « Des plaintes analogues sont formulées dans les départements de la Seine-Inférieure et du Nord. Un citoyen, qui habite une commune voisine de Dieppe, dénonce, dans une lettre qui prouve combien il est étranger aux premières notions de l'orthographe, les « pères de familes, qui ne veule pas se conformer aux lois pour les principes répiobliquins » et « préfère de garder leurs enfens che heus jolulos que de les envoyé aux écoles. » Il demande que l'on frappe d'une amende les pères
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CHAPITRE VII.
« rebel et aristhocrate, (amende) qui fut au moins plis forte que la tasque du mois des écoles.1 » A Solesme, dans le Nord, c'est l'instituteur qui dit aux législateurs : « Ne souffrez pas d'écoles particulières dans les communes où il y en aura de publiques ; ordonnez la clôture de toutes écoles de cultes, de ces conciliabules où la saine morale est dénaturée et l'anti-républicaine enseignée2...» Dans la Gôte-d'Or, même réclamation : « Prenez des moyens, dit un instituteur, pour faire fréquenter nos écoles... ne balancez pas à supprimer les instituteurs qui ne se conforment pas aux lois de la république3. » Les plaintes contre les écoles privées tenues par des laïques ne sont pas moins vives. « Les écoles primaires, dit-on clans le Doubs, sont presque désertes et des pédants fanatiques imbus des préjugés du catholicisme sont presque seuls en possession d'instruire la jeunesse. » Au 20 avril 1799 on compte dans ce département 386 écoles particulières et seulement 90 écoles publiques4. « Partout, dit-on dans la Seine, il y a des instituteurs dont les connaissances comme le civisme est garanti, partout néanmoins ces écoles
,* Archives nationales, A. F. NI, dossier 494. 2 Pétition de l'instituteur de Solesme aux législateurs, du 27 thermidor an vi. Arch. nationales, Ibid. 3 Lettre de l'instituteur de Champagne (Cùte-d'Or), thermidor an vu. Arch. nationales, A. F. III, Dr 494. * Sauzay, X, p. 416 et 417.
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sont vacantes et désertes, les professeurs en sont avilis, insultés, tandis que les écoles particulières prospèrent1. » On a beau signaler l'ignorance des maîtres particuliers, le nombre des élèves qui fréquentent les écoles publiques n'en est pas moins très restreint. « Les écoles royales, dit-on dans un canton de la Sarthe, sont très fréquentées et les nationales sont désertes... Les communes contiennent des petites écoles particulières où l'on enseigne la morale théologique... le fanatisme les soutient, dit-on, et il en est d'impénétrables à l'œil du fonctionnaire public... » Tous les maîtres et maîtresses d'écoles privées, suivant d'autres, sont les suppôts du fanatisme et de la royauté... C'est la raison d'être de leur succès. Même les femmes et les propriétaires ruraux que la révolution a enrichis, ne veulent point envoyer leurs enfants aux écoles publiques. « Ils craignent pour leurs opinions religieuses, dit-on dans un autre canton. Fortement ancrés dans leurs vieux préjugés... ils voudraient qu'au lieu de les instruire des droits et des devoirs des citoyens, on leur fît réciter le catéchisme, lire les Heures' et les Pensées chrétiennes2. » Les anciens livres
1 Adresse au conseil des Cinq-Cents. Imprimé de 8 p. par Ucraàme, du 20 frimaire an vi. Arch. nationales, A. F. III, 2
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Armand Bellée, p. 282, 270, 271. — Dans l'Aube, on dénonce l'instituteur de Lcsmont, « homme à la vérité très10
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sont presque partout conservés, et les instituteurs républicains voient déserter leurs classes, s'ils y renoncent entièrement. « Catéchisme, Civilité, Devoirs d'un bon chrétien, Principes, Pastorales et autres fatras, dit un instituteur du Pasde-Calais, sont à l'ordre du jour dans toutes les écoles... voici la seconde fois que je reprens l'enseignement du calcul décimal, et les parents des élèves s'y opposent et veulent qu'on apprenne tous les fatras ci-dessus énoncés. Notre obstination fait que nous sommes presque nuls ! De cinquante élèves, à peine en avons nous vingt actuellement1. » Et il en est partout de même. Quelquefois il y a des raisons pour que l'école publique soit désertée. — L'instituteur n'est pas fréquenté, dit-on, vu son républicanisme et un peu de vivacité. — L'instituteur a pour lui le patriotisme, mais il est ignare2. — Cependant, la plupart du temps, la seule cause de l'ostracisme qui frappe ces maîtres, c'est « le mauvais esprit », pour parler comme les fonctionnaires du Doubs,
honnête, mais peut instruit des principes républicains et guère plus des autres, qui peut-être pour complaire au vulgaire n'a point ouvert ses écoles les jours des cy devant fêtes et dimanches. » Le plaignant raconte que son fils a été à l'école avec les livres de la morale républicaine ; ils lui ont été volés et déchirés. Ses camarades l'ont traité de Marat et de Barra.» Il est assez singulier que ce nom de Barra ait été regardé comme injurieux. (Arch. de l'Aube, L. 1549.) 1 Archives nationales, A. F. III, 494. 8 Armand Bellée, p. 2G3.
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le très mauvais esprit, l'esprit perverti, de plus en plus perverti, c'est-à-dire de moins en moins républicain, qui règne dans les campagnes1. Il en résulte que les instituteurs publics sont réduits à "la condition la plus précaire. « Les pères et les mères, dit un instituteur de l'Yonne, ne veulent pas envoyer leurs eDfants à l'école par la raison des nouveaux livres. En effet, où je devrais avoir en ce moment-cy 80 élèves, j'en ait (sic) déjà onze à 10 sous par mois chacun ; ce qui me fait par conséquent la somme de 5 liv. 10 sous par mois pour me nourrir, mon épouse et mes six enfants. Vous ne devez pas douter que plusieurs de mes collègues sont dans le même cas que moi. » A Recey-sur-Ource, clans la Côte-d'Or, l'instituteur se plaint de recevoir 20 centimes des parents des élèves et d'être sous leur dépendance. « Laissez revenir les écoles de campagne à leur ancien régime, écrit-il aux Cinq-Cents, ou pressez-vous de donner au nouveau plus de stabilité et de moyens.» Et cet instituteur ajoutait, dans un style aussi peu français que mal orthographié, que je suis obligé de redresser, qu'il avait été forcé d'employer les livres proscrits par la loi, parce que la race du fanatisme (c'est-à-dire les prêtres) avait eu le dessus jusqu'à ce moment. Sa rétribution n'est que de 150 livres. La cause en est à son patriotisme; c'est son patriotisme qui fait son malheur. Dans
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Sauzay, t. X, p. 623 et suiv.
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CHAPITRE VII.
l'Allier, on signale également la misère des instituteurs. « Leur état est si dur et si ingrat, dit-on à Ebreuil, qu'il n'y a que des citoyens pauvres el souvent sans capacité qui l'embrassent ; aussi voit-on la plupart des écoles presque désertes. L'ignorance des instituteurs en est bien quelquefois la cause, mais la plus réelle et la plus générale vient de ce que les parents peuvent faire instruire leurs enfants à meilleur compte dans les écoles particulières que dans les écoles primaires. — Le sort des instituteurs, dit-on dans la HauteLoire, n'est pas suffisamment assuré; les administrations municipales sont dans le plus parfait dénùment... Il faut convenir de gré à gré avec les parents de la rétribution scolaire, et lorsqu'un père de famille est obligé de payer, il préfère confier ses enfants aux instituteurs particuliers « Privés trop souvent des rétributions qu'ils devaient tirer de leurs élèves, les instituteurs publics se trouvaient réduits à l'indemnité de logement que leur donnait le département, et qui ne leur était pas toujours remise; de sorte que beaucoup d'entre eux furent obligés de recourir aux travaux ruraux pour assurer leur subsistance2. Pour remédier à cette situation, l'on proposait le rétablissement d'un salaire fixe payé par l'Etat
Archives nationales, A. F. III, 49i. Rapport de Jacquemont au Tribunat. Archives parlementaires, 2° série, t. III, p. 495.
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ou par la commune. « Lorsque le gouvernement a soldé les instituteurs, dit-on dans la Manche, leurs classes abondaient d'écoliers... du moment où leur traitement a cessé, leurs écoles ont été désertes1. » « Autant que les instituteurs seront sous la dépendance des parents, écrit-on dans la Sarthe, autant qu'on ne leur aura point attribué un traitement fixe... les écoles resteront désertes et mal dirigées2. » Les mêmes plaintes se formulent dans la Côte-d'Or3 et le Haut-Rhin ; les habitants de Darr demandent, avec la réorganisation de l'instruction primaire, un salaire assuré pour les instituteurs4. On réclame ailleurs le rétablissement de l'obligation scolaire3. « Les écoles primaires sont désertes, dit-on dans la Loire-Inférieure, parce que les parents refusent d'acheter à leurs enfants les livres désignés par les lois ou qu'ils ne les envoient pas aux écoles. Les instituteurs nationaux seront inutiles, tant qu'on n'obligera pas les parents d'envoyer leurs enfants aux écoles primaires6. » Un commissaire du Directoire exécutif dans la
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Archives nationales, A. F. III, 494.
* Armand Bellée, p. 270. 3 Lettre de Selongey (Côte-d'Or). Arch. nat. A. F. 111,494. 1 Archives nationales, A. F. III, 107. 5 Réel, d'un instituteur à Moulins. — Lettre de l'administration de la Haute-Loire, du 24 brumaire an vu. Ibid.
6 Réclamation d'un ex-curé de Longue ville, du 28 vendémiaire an vu. Ibid;
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CHAPITRE VIL
Meuse, après avoir dépeint la situation en termes précis, indique les moyens qui pourraient la modifier : « L'expérience, dit-il, a déjà fait connaître qu'une théorie brillante en fait d'éducation n'est qu'une pure chimère, qui enfante l'ignorance la plus absolue. Les lois des 27 brumaire an III et 3 brumaire an IV n'ont reçu aucune exécution par rapport aux écoles primaires. Elles ont seulement produit le malheureux effet qu'il n'y a plus d'instituteurs ni d'élèves dans les campagnes, parce que leur théorie est impraticable. » Il faudrait, selon le commissaire, pour remédier à ces inconvénients, avoir un instituteur par commune, lui interdire de s'occuper d'aucune fonction du culte, limiter son enseignement, forcer les pères de famille à envoyer leurs enfants aux écoles, de six à douze ans, faire instruire gratuitement un certain nombre d'enfants pauvres, enfin faire observer le décadi '. » On ne voit pas bien, de prime abord, comment l'observation du décadi pourrait augmenter le nombre des élèves et des écoles. Mais c'est un administrateur qui parle, et trop souvent les administrateurs sont portés à croire que le remède le plus efficace à une situation défectueuse consiste dans l'observation des règlements existants. La fermeture de beaucoup d'écoles, l'absence
1 Lettre de Raulin, commissaire du Directoire à Montfaucon (Meuse), frimaire an vi. Arch. nationales, A. F. Ht,494,
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d'éducation primaire, exercent une funeste influence sur la jeunesse. On a souvent souri de la Civilité puérile et honnête que les pédagogues d'autrefois mettaient entre les mains des enfants; mais ce petit livre ne cherchait-il pas à élever le rustre au-dessus des habitudes grossières où il aurait grandi, en lui enseignant la civilité, qui n'est autre chose que la forme extérieure et individuelle de la civilisation ? Voyez, lorsque les écoles sont fermées, ce que deviennent les enfants. Gambry nous les montre, sur les places publiques et dans les carrefours de Quimper, livrés à un abandon presque total. « Quel ton, dit-il, quelle attitude, quels jurements ! Leurs mœurs se corrompent, les préjugés s'ancrent dans leur esprit1. » L'administration municipale d'une commune du Tarn en trace un portrait plus sombre encore et que je veux croire exagéré. « En général, dit-elle en 1798, les enfans sont devenus vicieux, féroces, atroces, sanguinaires ; ils se livrent ajoutes sortes d'excès ; ils méprisent les auteurs de leurs jours, suivent leurs penchants funestes ; aux vices succèdent les crimes... » Le tableau est poussé au noir, et il faut se défier un peu d'administrateurs qui attribuent le succès de la réaction thermidorienne au manque d'éducation de la jeunesse2; comme
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Voyage dans le Finistère en 1794, II, 227/
Lettre de l'administration deVielmur au conseil des CinqCents, du 3 ventôse an vi. Arch. nationales, A. F. III, 494.
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CHAPITRE VII.
si les élèves des écoles auraient pu avoir la moindre influence sur cette réaction ; mais il n'en est pas moins vrai cpie l'absence d'éducation morale et religieuse ne pouvait influer que d'une manière défavorable sur le caractère et l'esprit des enfants. A côté de ces réclamations professionnelles et de ces considérations morales, on invoque des motifs politiques. Déjà en 1797, l'administration de la Seine voulait que l'on inspectât rigoureusement les écoles; « sinon, disait-elle, il existerait dans la république deux sortes d'éducations; dans les écoles primaires, nos enfants seraient élevés dans les principes de la pure morale et du républicanisme; dans les écoles particulières, ils sucent les préjugés de la superstition et de l'intolérance; ainsi la diversité des opinions, le fanatisme, la haine se perpétueront de génération en génération 1. » Les mêmes inconvénients sont signalés par des citoyens de Riom : « Nous gémissons, disentils en 1798, de voir notre jeunesse du premier âge divisée comme le sont en plus d'un endroit les citoyens formés ; nous les voyons s'injurier, se battre à outrance, se prodiguer toutes les dénominations injurieuses des partis les plus irrités... Foudroyez, anéantissez les écoles du royalisme ; armez les magistrats des lois nécessaires à cet effet2.»
1 Adolphe Schmidt, Tableaux de la Révolution française, III, 283-28i.
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Archives nationales, A. F. III, Dr Adii
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Le conseil des Cinq-Cents s'émut de ces plaintes multiples; à diverses reprises, la question de l'instruction primaire fut mise à l'ordre du jour; une grande commission fut nommée ; un rapport fut déposé et discuté ; de nombreuses propositions furent soulevées, examinées, appuyées, ajournées. On se préoccupa surtout de ramener l'instruction aux principes républicains. Un député prétendait faire condamner à la déportation perpétuelle les instituteurs et les institutrices qui ne possédaient pas l'amour de la république et de ses lois ; un autre voulait exclure de l'enseignement, comme sous la terreur, les anciens prêtres et les anciennes religieuses1. CeLte mesure, qui fut repoussée comme la précédente, pouvait atteindre des prêtres qui, après avoir prêté le serment constitutionnel ou renié leur caractère ecclésiastique, s'étaient voués à l'enseignement, en adoptant les doctrines nouvelles. Tel était un curé de la Sarthe, dont la réputation de patriote suffisait pour éloigner les élèves de l'école qu'il dirigeait2; tel était un instituteur de Montignac, qui tout en se vantant de s'être « débarassé de l'incrustation sacerdotale », réclamait contre l'article du projet de loi qui ôtait aux anciens prêtres le droit d'enseiOn les atteignait également, en ne voulant admettre à enseigner que ceux qui étaient veufs ou mariés. (Réimp. du Moniteur, XXIX, 162, 200, 222.)
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Armand Bellée, p. 274,
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CHAPITRE VII.
gner'. Les opinions modérées et libérales finissaient par s'imposer au conseil des Cinq-Cents, qui se lassait des mesures violentes. Il le prouva en ajournant celles qu'on lui proposait. La maxime de Danton : Les enfants appartiennent à la république avant cVappartenir à leurs parents, n'excitait plus l'enthousiasme. Bonnaire voulait interdire les écoles particulières et rendre les écoles républicaines obligatoires par les singuliers motifs suivants, qu'on a pu voir se reproduire à d'autres époques. « S'ils sont amis de l'ordre actuel des choses, disait-il en parlant des pères de famille, ils se conformeront aux lois qu'il établit et ne répugneront pas à confier leurs enfants à des instituteurs républicains ; s'ils en sont ennemis, je ne vois pas comment on pourrait réclamer pour eux une liberté dont ils ne pourraient qu'abuser2! » Cet étrange dilemme n'entraînait point la majorité, et l'on écoutait plus favorablement les hommes, qui, comme Boulay de la Meurthe, réclamaient hautement pour les citoyens le droit de nommer les instituteurs. « Ce droit, disait Boulay de la Meurthe, ils le tiennent de la constitution et des lois, mais plus encore du titre sacré de père... Par quelle singulière contradiction nommeraient-ils leurs juges de
1 Pétition au conseil des Cinq-Cents. Archives nationales, A. F. III, Dr 494. 2
Moniteur, an vu, n° 21G.
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paix, leurs municipaux, et non les instituteurs de leurs enfants. » Andrieux, qui prononça de remarquables discours sur l'instruction, disait aussi : « Je voudrais que cette élection fût confiée à l'assemblée primaire ; qu'elle fût pour cinq ans avec la faculté d'être réélu ; que l'instituteur ainsi élu ne fût destituante que par jugement légal et pour forfaiture; et que cette forfaiture ne pût être encourue que pour mauvaises mœurs, banqueroute ou incivisme.» Andrieux ajoutait : « Les instituteurs primaires tiennent véritablement la place des pères ; c'est donc aux pères qu'il appartient de les choisir1. » Le conseil des Cinq-Cents reconnaissait la nécessité de réformer les décrets de la convention, mais tous différaient sur les moyens. De rapports en rapports, de modifications en modifications, d'ajournements en ajournements, on arriva au 18 brumaire. La constitution de l'an III avait pourtant dit qu'à partir de l'an XII les jeunes gens ne pourraient être inscrits sur le registre civique, s'ils ne savaient ni lire ni écrire. Mais en l'an XII, trois constitutions avaient déjà succédé à celle de l'an III. Si le conseil des Cinq-Cents voyait les résultats
1 Moniteur, an vu, nos 202 et 215. Ajoutez, disait Andrieux, qu'ils enverront bien plus leurs enfants chez un instituteur do leur choix. Le peuple a vu de mauvais œil ceux que l'autorité lui donnait.
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CHAPITRE VII.
désastreux des lois antérieures, sans pouvoir v remédier, le directoire cherchait à tirer parti de ces lois pour faire triompher ses doctrines. À défaut même des lois, il eut recours aux décrets. Il prit un arrêté, quelques jours après le 18 fructidor, « pour faire prospérer l'instruction publique, » disait-il, mais dans le véritable but de ruiner les écoles privées et de peupler les écoles républicaines. Ce gouvernement sans scrupules, qui déportait sans jugement au-delà de l'Océan ses adversaires politiques, décida de n'admettre aux fonctions publiques que ceux qui auraient fréquenté les écoles centrales ; il voulut exiger en outre de ceux qui sollicitaient ces fonctions un certificat constatant qu'ils envoyaient aux écoles publiques leurs enfants, s'ils en avaient en âge de s'y rendre Cet arrêté suscita le zèle des administrations locales. « Une telle décision, dit-on dans le Doubs, n'a pas besoin de commentaires, et elle sera exécutée dans toute sa rigueur; car il est temps de faire sentir aux citoyens que celui-là qui ne daigne pas reconnaître les institutions républicaines est indigne d'exercer un emploi dn gouvernement2. » Le directoire exécutif prit, trois mois plus tard, un arrêté plus efficace. Il remit par un arrêté du
Arrêté du Directoire exécutif du 27 brumaire an novembre 1797). Bulletin des lois, n° 1556. * Sauzay, X, 413i
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17 pluviôse an VI (5 février 1798) les écoles sous la surveillance des administrations municipales, en leur enjoignant d'y faire, au moins une fois par mois, des visites imprévues. Les délégués municipaux étaient surtout chargés de voir si les élèves avaient entre les mains les livres élémentaires adoptés par la convention, et si on leur faisait observer le décadi et les fêtes républicaines. Le ministre Letourneur montra quelle était la portée réelle de cet arrêté, en recommandant particulièrement à ses agents de l'appliquer aux écoles privées. « C'est sur ces repaires du fanatisme et de la superstition, écrivit-il, que le directoire appelle toute votre vigilance et votre activité 1. » Les administrations départementales, où dominait l'élément républicain, étaient pleines de zèle. Celle du Loiret n'avait pas attendu l'arrêté du directoire pour engager les commissaires nationaux à visiter les écoles particulières. « Etes-vous entrés dans ces écoles ? leur disait-elle ; vous êtesvous assurés que l'esprit qui les anime est le même que celui qui dirige les écoles publiques, si la morale qu'ils enseignent est la même, si les enfants lisent, apprennent par cœur la constitution de l'an III2 ? » L'administration de la Sar1 Circulaire du 17 ventôse an vi (7 mars 1798). Armand Bellée, p. 46. 2 Archives nationales, A. F. III, 494. Cette circulaire parait avoir été provoquée par celle que le ministre de l'intérieur écrivit le 20 fructidor an v. (Voir Schmidt, III, 289.)
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CHAPITRE VII.
the recommanda dans les termes les plus vifs l'exécution de l'arrêté du 17 pluviôse. Elle reproduisit les théories de Danton en disant : « En vain les parents se persuaderaient-ils que l'éducation de leurs enfants doit être laissée en proie à leurs opinions et à leurs caprices ; qu'ils sachent que ces enfants appartiennent à la patrie encore plus qu'à leurs parents!...» Elle ne dissimule pas son but réel, en prescrivant « de prendre des mesures efficaces pour tarir les sources du royalisme, qui, de toutes parts, infectent et corrompent la génération naissante '. » L'arrêté, dont on recommandait l'exécution en ces termes, fut appliqué avec une sorte d'ardeur révolutionnaire, surtout dans les villes, où le nombre des écoles privées s'était singulièrement multiplié. C'est ainsi qu'à Bar-sur-Seine on se rendit un jour de décadi chez une bonne femme, qui gardait une douzaine d'enfants âgés de quatre à neuf ans. L'agent municipal et le commissaire du directoire veulent voir les livres dont elle se sert pour l'enseignement ; la maîtresse d'école, après avoir hésité pendant quelque temps, leur donne un catéchisme du diocèse de Langres et un abrégé du nouveau testament. Les fonctionnaires lui déclarent que ces livres ne sont adoptés ni par le jury ni par le gouvernement. La maîtresse d'école leur répond que les cultes sont
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Armand Bellée, p. 40.
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libres; ce qui lui valut des observations du commissaire du directoire. Les délégués se rendirent aussi chez une autre citoyenne, qui gardait des enfants de un à quatre ans, et qui n'avait d'autre livre qu'un A, B. G. *. On ne dit pas si c'était un abécédaire républicain ou d'ancien régime. La guerre aux écoles libres, c'est le mot d'ordre des administrations. On demande dans le Doubs à ceux qui dirigent les écoles de prêter le serment de haine à la royauté, et en cas de refus, on leur interdit d'enseigner. On fait constater d'une manière officielle quels sont ceux qui tiennent leur école ouverte le décadi, et on s'empresse de la faire fermer2. A Beaumont-sur-Sarthe, on décide la clôture d'une classe tenue par deux sœurs de charité, uniquement parce que leurs principes antirépublicains sont connus. Mais ces mesures arbitraires nuisent à l'instruction sans profiter aux écoles publiques. « Les pères et les mères, dit-on, préfèrent laisser croupir leurs enfants dans l'ignorance plutôt que de leur donner l'instruction républicaine, parce que l'administration a fait fermer les écoles particulières qui lui étaient connues, et
1 Procès-verbal du 30 thermidor an vi (17 août 1798). Arch. de lAube, L. 1480.— M. Arsène Thévenot a publié un tableau des écoles de Troyes, avec de curieuses annotations sur les maîtres, du 25 fructidor an vi. (Hist. de lInstruction primaire à Troyes depuis la Révolution. Annuaire de l'Aube, 1880, p. 61-64.)
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Sauzay, X, 427 et 610.
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CHAPITRE VII.
dans lesquelles on ne professait que des principes contraires à la constitution1. » Les administrations départementales voulaient aussi se faire renseigner, en adressant à tous les commissaires du Directoire exécutif auprès des municipalités de canton, des questionnaires d'après lesquels ils devaient dresser le tableau de l'esprit public dans leur canton2. Dans l'Aube, la plupart de ces commissaires envoyèrent, dans l'été de 1798, des réponses à peu près unanimes sur l'état déplorable de l'instruction primaire, et sur l'impuissance des efforts administratifs pour faire prévaloir l'enseignement républicain et anti-chrétien. Si l'on signale sur quelques points l'observation du décadi et l'obéissance aux décrets, l'opinion générale peut se résumer clans cette phrase du commissaire d'Arsonval : « Les talents et la moralité des instituteurs de la jeunesse, les principes qu'ils professent et les progrès de leurs élèves sont exactement les mêmes qu'ils étaient avant la révolution, à moins qu'on ne dise qu'ils ont dégénéré.» « Je vois avec peine, dit-on à Goclois, qu'au lieu de sages instituteurs de la jeunesse, nous n'avons encore que des recteurs d'école, piliers de lutrins, plus dévoués aux ordres
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Armand Bollée, p. 248 et 279.
Ces questionnaires pouvaient donner lieu à des rapports mensuels. Voyez ceux dont M. Sauzay a publié des extraits. [Hist. de la Persécution révolutionnaire dans le Doubs, t. X, p. 387-692.)
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des femmelettes qu'aux invitations des autorités constituées, et que les jeunes élèves des campagnes sucent encore le venin des préjugés. » Ce qu'on appelait les préjugés dominait encore dans les campagnes, où le sentiment religieux s'était conservé plus intact que dans les villes. « Ils aimeraient tous le gouvernement, dit le commissaire de Traînel en parlant des habitants de son canton, s'il leur rendait leurs cloches, leurs processions, leurs enterrements pompeux, en un mot tout l'ancien apparat du culte catholique » Même opinion dans le Doubs. — L'esprit général est plus républicain qu'autrement; mais s'il s'agissait de renverser la république pour ramener les prêtres réfractaires, je crois que le plus grand nombre serait de ce parti-là. Tout le peuple s'accorde à vouloir conserver le culte catholique4.— On tient un langage analogue dans la Sarthe. — Les écoles particulières ne tomberont en discrédit que lorsque les gens de campagne seront plus ardents pour apprendre les droits de l'homme. Cela demande du temps dans un pays aussi religieusement corrompu que le nôtre2.—Aussi, presque partout, la plupart des parents, « fanatisés, dit-on, par les
1 Voir les rapports des commissaires des cantons de l'Aube • aux Pièces justificatives. Nous appelons particulièrement l'attention sur ces documents.
s
Sauzay, X, 639. Armand Bëlléo, p. 266.
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CHAPITRE VII.
prêtres et peut-être par les instituteurs eux-mêmes, » ne veulent pas confier à ces derniers leurs enfants, parce qu'ils craignent qu'on leur inspire des principes différents de ceux dans lesquels ils ont été élevés. En parcourant les réponses faites aux questionnaires administratifs, on est frappé des résultats obtenus par les décrets de la Convention et les arrêtés du directoire. Jamais réformes plus absolues n'aboutirent à déceptions plus complètes. Il semblait que tout fût à créer et que l'on allait tout créer en fait d'instruction ; en réalité, rien ne fut fait. Le directoire résumait lui-même la situation dans le message, qu'il adressa le 3 brumaire an VII (24 octobre 1798) au conseil des Cinq-Cents. Selon lui, la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) paraissait « devoir fixer pour toujours l'état des écoles primaires et assurer leur existence... Mais il s'en faut de beaucoup, ajoutait-il, que l'exécution ait répondu à ces promesses. A l'exception en effet d'un très petit nombre de départements, les écoles primaires n'existent pas ou n'ont qu'une existence précaire. La plupart des instituteurs languissent dans le besoin et luttent en vain contre le torrent des préjugés, du fanatisme et de la superstition. » A cette situation le gouvernement avait cherché des remèdes. Il avait voulu assurer un traitement fixe aux maîtres au moyen de contributions perçues
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sur tous les habitants de la commune. Le 17 novembre 1797 J, il avait forcé les citoyens, qui désiraient obtenir des places du gouvernement, à envoyer leurs enfants aux écoles nationales. Il fallait faire plus. D'abord, l'on abandonnerait aux communes les ci-devant églises, pour les approprier, soit aux écoles, soit aux assemblées des citoyens. On supprimerait, disait le directoire, les clochers gothiques dont elles sont surchargées, et les communes trouveraient aisément dans le reste du bâtiment de quoi établir commodément le lieu de leurs réunions, de leurs écoles et de presque tous les services publics. Une fois les écoles installées dans les églises, où il est difficile de préserver du froid les enfants pendant l'hiver, le directoire avait l'intention de donner des règles fixes à l'enseignement, par la désignation stricte des livres, par l'établissement de moyens d'émulation entre les maîtres et les élèves, par l'élévation du niveau de l'instruction dans les écoles primaires, de sorte qu'elles se rapprochassent davantage des écoles centrales. Il voulait ensuite proscrire, comme vicieuse, la méthode de l'épellation ; il l'aurait remplacée par des syllabaires dégagés de formes superstitieuses. L'étude de la musique aurait été introduite dans les écoles. Des distributions des prix régulières auraient été faites le jour de la fête de la jeunesse»
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Arrêté du 27 brumaire an vi.
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CHAPITRE VII.
Enfin, l'on aurait formé des écoles pour les maîtres eux-mêmes. Excellente idée, qui contenait en germe l'institution des écoles normales primaires, si elle n'avait pas été proposée pour rendre l'enseignement plus exclusif qu'il ne l'était. « Sous un gouvernement républicain, disait le directoire, il ne doit exister que des maisons d'éducation et des écoles républicaines. La loi doit donc déterminer un mode de réception pour être admis aux fonctions d'instituteurs même particuliers. Elle doit établir des examens sur le civisme, les mœurs et les talents des candidats, des règlements auxquels ils soient assujétis, et prononcer enfin les cas de destitution. » Les examens sérieux eussent constitué un progrès, s'ils avaient été accessibles à tous. Mais on voulait exclure de l'enseignement les ministres du culte, parce qu'ils professaient par état, disaiton, des dogmes incompatibles avec la tolérance et la raison. On allait même jusqu'à proposer « d'examiner s'il pourrait être permis de faire publiquement de ces instructions connues sous le nom de catéchisme, en réunissant ensemble les jeunes personnes de l'un et l'autre sexe1.» Mais c'est en vain que le gouvernement issu du coup d'état du 18 fructidor essayait de modeler la France selon ses idées par des mesures
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Message du Directoire. Archives nationales, A. F. III,
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dont la violence rivalisait avec la faiblesse. On ne saurait imposer ses doctrines à une majorité hostile, que la force de l'opinion entraîne dans un sens contraire. De toutes parts, comme un flot puissant,contre lequel on ne saurait lutter, le sentiment religieux, le désir de l'ordre, le besoin d'une autorité respectée se manifestaient et prédominaient. On attendait une main vigoureuse qui les fît triompher, et ceux-là même qui disaient au commencement de 1798 : « Nos campagnes sont désolées par la propagation du royalisme, et l'homme qui les habite ignore presque qu'il est le citoyen d'une république, » ceux-là se doutaient peu qu'ils exaltaient le soldat extraordinaire qui devait détruire leur république, lorsqu'ils ajoutaient : « Le nom du héros qui commande l'armée d'Italie est devenu si doux à prononcer et a charmé les cœurs avec tant de puissance, que malgré l'envie et la malveillance il a pénétré dans les plus obscures cabanes*. » En résumé, tous les efforts du gouvernement étaient venus se briser contre des résistances d'autant plus difficiles à surmonter qu'elles étaient passives et pour ainsi dire instinctives. Comme l'a très bien dit M. Bersot : « On exagère quand on croit que, si on tient l'éducation, on est maître
1 Mémoire sur la situation de l'esprit public des campagnes adressé par les citoyens du canton de Saint-Georges (Yonne) au conseil des Cinq-Cents. Archives nationales, A. F. III, 494i
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CHAPITRE VII.
absolu des âmes et qu'on donne à une nation h forme qu'on veut. L'éducation peut assurément beaucoup ; elle ne peut rien contre la nature et ' contre le temps 1. » Le sic vos non vobis du poëte s'applique à plus d'un des régimes qui se sont succédé en France. L'éducation d'état forme rarement des élèves qui restent fidèles aux enseignements qu'ils ont reçus. Les enfants élevés dans les écoles primaires de la première république sont devenus les conscrits du premier empire, et les enfants instruits sous le deuxième empire sont devenus les électeurs de la troisième république.
1 Discours prononcé à l'Académie des Sciences morales et politiques, en 1877.
�CHAPITRE VÏÏI
LES RÉSULTATS
Résultats des décrets de la Convention et du Directoire à l'époque du Consulat. — Témoignages des conseils généraux.— Statistiques des préfets.— Opinions des conseillers d'Etat en mission. — Loi du 1er mai 1802. — Esprit de cette loi. — Autorité qu'elle rend à la commune. — Le sous-préfet. — Progrès des lumières. — Effets des événements. — Livres et journaux dans les campagnes. — Avortement des lois anti-chrétiennes. — Impossibilité de supprimer la religion. — Influence du concordat. — Situation des instituteurs. — L'instruction primaire sous l'empire et la restauration. — La loi de 1833. — Progrès de l'instruction. — A qui doit appartenir la direction de l'instruction primaire. — Conclusion.
Le directoire avait échoué, comme la Convention, dans son dessein de transformer l'enseignement primaire. Les panégyristes des actes de la première république sont eux-mêmes forcés d'en convenir. L'un d'eux, après avoir déclaré que « la Convention a fondé en France l'instruction publique à tous ses degrés, » est amené à reconnaître, d'après les observations qu'il a recueillies dans
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CHAPITRE VIII.
sa province, que « l'instruction primaire n'a pas fait le moindre progrès, au contraire » pendant la révolution. Ceux qui ont plus spécialement étudié les doctrines de la révolution, arrivent aussi à conclure que « sa puissance a été moindre que sa volonté et qu'elle nous a laissé des principes plus que des institutions 8. » Le consulat, qui ramena l'ordre dans l'administration, ne pouvait point négliger l'instruction primaire. Il demanda, dès les premiers jours, des renseignements sur sa situation aux conseils généraux et d'arrondissement, aux préfets et même aux conseillers d'état qu'il envoya en mission dans les divisions militaires. Les réponses qui lui furent faites constatent toutes, sauf de rares exceptions, le triste et déplorable état de l'enseignement primaire. De toutes parts, les conseils généraux en 1800 et en 1801 signalent le manque d'écoles ou leur abandon. « Il n'existe point d'écoles primaires dans la plupart des communes rurales, dit-on, dans la Loire-Inférieure, dans le Vaucluse, dans la Gironde. Les écoles primaires sont tombées ou languissent, écrit-on dans la Vienne. En Vendée, les écoles primaires sont nulles dans les communes
1 Alexandre Ott, Un mot sur l'instruction primaire. L'ancien régime, la révolution, l'époque actuelle. Nancy, 1880, p. Si, 63.
* Compayré, Histoire critique des doctrines de ïédncalitm en France, II, 321<
�LES RÉSULTATS.
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mêmes où elles Dans la Charente, les campagnes n'ont plus aucun moyen d'enseignement, aucun moyen même d'en établir. Quant aux maîtres, on déclare dans l'Hérault et le Pasde-Calais qu'ils sont pour la plupart ineptes ou incapables. Ailleurs, on se plaint de la modicité de leur traitement et de leur peu d'influence ; mais surtout on s'élève contre l'enseignement qu'ils donnent, et l'opinion de beaucoup de conseils généraux est bien rendue par celui d'Ille-etYilaine, lorsqu'il dit : « L'instruction publique est presque nulle dans toute la France, parce qu'on a voulu s'écarter de la pratique confirmée par l'expérience. On. ne parle ni de la divinité, ni des principes de la morale. On croit qu'il faut en revenir à ce qui se faisait anciennement2. » Les préfets tiennent un langage souvent analogue à celui des conseils généraux. Quelques-uns d'entre eux constatent que rien n'est changé 3, que l'instruction est en assez bon état4, même qu'elle est en progrès5. Mais la plupart disent
* En l'an ix, le conseil général de la Vendée n'apercevait çà et là que des maîtres presque nuls, exposés à l'insouciance municipale, aux dégoûts et à la pauvreté. (De Lastic Saint-Jal, Le Clergé et la Révolution à Niort, p. 248.)
2 Dictionnaire pédagogique et d'Instruction primaire, 2a partie, 1880, p. 514 et 315.
existent1.
3
4
Aube. Basses-Pyrénées, Tarn. Lot-et-Garonnei
B
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CHAPITRE VIII.
qu'elle laisse à désirer, et même qu'elle est nulle ou à peu près nulle1. Dans la Vendée, elle est dans le plus mauvais état. Echos des vœux des populations et des réclamations des autorités, les préfets reproduisent toutes les plaintes que nous avons déjà fait connaître, incapacité ou indignité des maîtres2, insuffisance ou caractère anti-chrétien de l'enseignement, nécessité de donner aux maîtres un traitement fixe, utilité de la gratuité, éloignement des écoles primaires qui sont en trop petit nombre. L'ensemble de leurs dépositions atteste une situation à laquelle des remèdes urgents doivent être apportés3. C'est aussi l'avis des conseillers d'état envoyés dans les divisions militaires. Dans le sud-est, l'ancien ordre de choses est revenu; « les anciens curés et vicaires apprennent à lire aux enfants ; les anciennes religieuses tiennent les écoles de filles. » Dans la division de Paris, « la plupart des écoles manquent d'instituteurs et il n'y en a presque aucune, qui soit suivie. » L'une des causes de cette « inexécution de la loi est le défaut
Ain, Hautes-Alpes, Aude, Cher, Lozère.—Dans l'Aveyron, Alexis Monteil dira : Les écoles primaires devraient être au nombre de 84, mais il n'y en a que 30 d'ouvertes. (Statistique de l'Aveiron, II, 275.) Aisne, Ardèche, Drôme, Gers, Haute-Saône, Lot-et-Garonne, Sarthe, Vosges.
3 Voyez aux Pièces justificatives les extraits des statistiques des préfets, qui concernent l'instruction primaire. s 1
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d'une instruction morale conforme, dit-on, aux préjugés et aux habitudes des parents. » Ce défaut, on le signale partout, et les hommes éclairés qui le contestent sont souvent hostiles au catholicisme. L'un d'eux reconnaît que l'enseignement religieux est « un mal inévitable. » Les parents, dit-il, n'envoient point leurs enfants chez les maîtres où l'on n'enseigne point la religion ; ils l'exigent de ceux qu'ils paient pour les instruire. Défendre d'ailleurs aux maîtres d'école d'en parler, c'est le faire désirer davantage par les pères et mères. Le tolérer et même l'ordonner, c'est diminuer l'envie qu'ils en ont. Tel est le faible du cœur humain... » On constate aussi en Normandie le même désir de faire donner une éducation religieuse, et le triste état des écoles primaires. « Les enfants des citoyens peu aisés, dit le conseiller d'état Fourcroy, ceux des habitants des campagnes, restent sans aucune ou presque aucune source d'instruction. Deux générations de l'enfance sont à peu près menacées de ne savoir ni lire ni écrire, ni les premiers éléments du calcul. C'est dire assez combien il est instant que le gouvernement prenne des mesures pour remédier à ce mal1. » Le conseil d'état s'en occupait, et après une discussion de quelques jours au tribunat, la
1 Félix Rocquain, VElat de la France au 18 brumaire, Paris, 1874, p. 28, 213, 1S3, 193.
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CHAPITRE VIII.
loi qu'il avait présentée fut votée par le corps législatif le 1er mai 1802. Elle biffait dans ses dispositions laconiques tous les décrets de la Convention et revenait au système primitif de la suprématie de la commune sur l'école, suprématie plus complète qu'auparavant, puisqu'elle était dégagée de l'intervention ecclésiastique. Les idées d'Andrieux prévalaient. « Pour que les écoles primaires réussissent, disait-il en 1799, il faut écarter de leur établissement toutes les contraintes, toutes les prohibitions; l'instruction est une si bonne chose par elle-même... Chacun doit être libre de s'instruire et de faire instruire les siens de la manière qui lui paraît préférable. » La loi de 1802 n'était pas parfaite; c'est plutôt une loi d'affranchissement qu'une loi d'organisation. Je suis loin de croire, comme Thibaudeau, qu'elle fut inspirée par ceux qui « redoutaient que la masse du peuple, surtout dans les campagnes, ne fût trop éclairée 1. » Elle fut attaquée, il est vrai, par quelques membres du tribunat, parce qu'elle abandonnait le sort de l'instruction au caprice des communes. Mais, si le consulat avait suspendu l'indépendance de la commune en lui enlevant l'élection de ses conseils, il avait reconstitué la commune elle-même, que la constitution de l'an III avait dénaturée, en l'absorbant dans la municipalité de canton. Le conseil municipal, disaientles défen1
Mémoires sur le Gonsulal, 1827, p, 134
t
�LES RÉSULTATS.
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seùrs de la loi, était composé en général de pères de famille et des hommes les plus éclairés de la commune ; ils avaient donc intérêt à faire de bons choix. Si le conseil municipal néglige les intérêts de l'école, les pères de famille les stimuleront ; si le conseil et les parents restent apathiques, le sous-préfet interviendra Le souspréfet était en effet spécialement chargé de l'organisation des écoles primaires, dont les maîtres devaient être nommés par le conseil municipal. À une époque où le pouvoir administratif allait prendre une importance qu'il n'avait jamais eue, l'intervention du sous-préfet pouvait constituer un stimulant et un contrôle véritablement efficaces. La loi nouvelle n'accordait aucun salaire fixe aux instituteurs ; elle se contentait d'obliger les communes à leur fournir un logement, et de déterminer le taux de la rétribution que les parents devaient leur payer. Le conseil municipal pouvait exempter ceux qui étaient hors d'état de s'en acquitter, jusqu'à la concurrence d'un cinquième de la population. A ceux qui voulaient qu'on assurât au maître un traitement, Siméon répondait : « L'instruction dépend du progrès des lumières, surtout de l'aisance dans les campagnes. Et cette aisance, la révolution l'a aug4
Discours de Siméon. Arch. Parlementaires, 2° série, III,
568.
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CHAPITRE VIII.
mentée, tandis qu'elle l'a diminuée dans les villes...1 » L'assertion de Siméon était exacte. La suppression des droits féodaux, la réduction de l'impôt foncier avaient porté leurs fruits, et si les campagnes avaient souffert particulièrement des réquisitions militaires et du maximum, si elles avaient ressenti le contre-coup de l'incapacité administrative du directoire, il est incontestable que l'aisance du paysan tendait de jour en jour à s'accroître2. Ses propriétés ne s'étaient pas toujours accrues, car les biens nationaux, mis les premiers en vente, avaient été achetés surtout par des bourgeois ; mais il se sentait plus que par le passé le maître de ses propriétés. Il n'était pas devenu plus instruit, mais il éprouvait peut-être davantage le désir et le besoin de le devenir. On disait bien en 1799 que la révolution avait laissé 'les ignorants dans une nuit plus profonde que jamais, et qu'elle avait agrandi l'espace entre l'homme instruit et celui qui ne l'était pas. « Sur la masse populaire, ses efforts ont été stériles, ajoutait-on; cette masse est restée la même3. » On disait aussi que « les enfants des riches avaient pu seuls s'instruire pendant cette période, tandis
Arch. Parlementaires, 2G série, III, 341. Monteil attribue en partie cette aisance au papier-monnaie, qui fit décupler le prix des denrées. (Descript. du département de l'Aveiron, II, 280.) — Voir aussi : Un Séjour en France de 1792 à 1794, trad. par H. ïaine, 1872, p. 9. 3 Piscours de Bonnairo (du Cher). Moniteur, an vu, n° 216.
s 1
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173
que les enfants des ouvriers et des artisans, privés de toute instruction, devenaient plus grossiers, plus vicieux et plus méchants1. » Il était très vrai que sous ce rapport les classes populaires avaient souffert plus que les autres ; mais les grands événements, dont elles avaient ressenti les atteintes, les avaient fortement secouées, et si elles n'en étaient pas plus éclairées, elles avaient été du moins éveillées par leur choc. Dans un département où, comme ailleurs, le tiers des écoles primaires avait à peine été ouvert, un observateur sagace et digne de foi disait que les connaissances étaient devenues plus populaires, et que la langue des villages s'était enrichie de mots scientifiques. « Les familles, qui ne lisaient à la veillée, dit-il en 1802, que les almanachs de Marseille et de Milan, ont maintenant pour s'endormir les articles de la Haye, de Francfort et de Munich2. » Le journal commençait en effet à pénétrer dans les campagnes ailleurs que chez les nobles, les prêtres et les gens de loi ; il s'y était répandu surtout depuis les premières années de la révolution, où l'on avait distribué de toutes parts des publications rédigées spécialement pour les paysans, telles que la Feuille villageoise, dirigée par Gerutti, Ginguené etRabaut Saint-Etienne,
1 2
Dictionnaire pédagogique, 2e p., p. 2G7.
Alexis Monteil, Description du département de VAveiron, Paris, an x, t. II, p. 282.
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CHAPITRE VIII.
et le Journal des laboureurs de Lcquinio '/sans compter les catéchismes et les petits livres à six sous, comme les Entretiens du père Gérard, de Collot d'Herhois, et la Constitution française pour les habitants des campagnes2. Mais si le désir de s'instruire était plus grand, il n'en est pas moins certain que la Convention et le directoire avaient complètement échoué dans les efforts qu'ils avaient faits pour répandre davantage l'instruction primaire et en élever le niveau. Ceux qui lisaient les journaux sous le consulat avaient pour la plupart fréquenté les petites écoles, que la Convention avait prétendu remplacer par les écoles primaires. Leurs enfants grandis dans des temps troublés, au milieu d'essais contradictoires et stériles, s'étaient trouvés dans des conditions moins favorables pour apprendre à lire et à écrire. Si le corps législatif s'était moins occupé d'eux, pour leur imposer ses méthodes et ses doctrines, à coup sûr ils auraient continué de fréquenter les écoles, dont l'utilité eût été plus que jamais comprise par leurs parents, et l'on n'aurait point eu à déplorer l'avortement complet des décrets favorables à la diffusion de l'instruction. La cause de cet avortement, il faut la cherLa Bibliographie de la presse périodique d'Eugène Hatin cite aussi YEspion des campagnes et le Paysan et son Seigneur, dont la publication ne l'ut qu'éphémère.
2 1
11. Tainc, la Piévolulion, II, li.
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cher surtout dans la guerre systématique qui fut faite à l'enseignement chrétien. La Convention et le directoire avaient en effet méconnu les lois qui règlent tous les peuples civilisés, lorsqu'ils voulurent détruire l'enseignement chrétien sans le remplacer par un autre enseignement religieux. La théodicée vague, que que l'on enseignait dans les livres approuvés et imposés par l'administration, ne présentait aux enfants que des images confuses et des formules dubitatives. Elle ne pouvait remplacer pour eux les affirmations dogmatiques du catéchisme, qui écartaient toute idée de discussion et de controverse ; elle ne pouvait suppléer au surnaturel, que les enfants comprennent plus facilement que les hommes, et qui est l'essence même de toute religion. La grande faute de la Révolution est d'avoir cru qu'on pouvait remplacer la religion par la philosophie. C'était méconnaître tous les enseignements de l'histoire. On a pu, à certaines époques de la vie des peuples et par des causes diverses, substituer une religion aune autre ; mais dans aucun temps, chez aucun peuple, quelqu'ait été le degré de civilisation où il soit parvenu, on n'a pu détruire la religion elle-même. C'est pour cette raison que le concordat fut une œuvre de génie politique; l'homme d'Etat, qui le signa, savait bien qu'il mettait fin à la pire des anarchies, celle qui divise les consciences, et qu'il
12
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CHAPITRE VIII.
rétablissait par cet acte de haute intelligence la paix dans l'Etat, dans la société, dans la famille comme dans l'école. L'école redevint chrétienne clans son enseignement, et les parents purent désormais y conduire leurs enfants avec la certitude qu'on ne leur apprendrait plus à blasphémer la religion de leurs mères. La paix religieuse rétablie dans l'école rendue à la commune permit aux classes de se rouvrir dans un grand nombre de villages. On entra dans une ère nouvelle, qui, sous beaucoup de rapports, ressemblait à l'ancienne. Si le clergé n'exerçait plus la haute main sur l'enseignement, il ne lui était plus étranger; il ne lui était plus hostile. Le sous-préfet remplaçait le subdélégué, avec plus d'autorité que celui-ci n'en avait jamais eu. Le conseil municipal traita avec les instituteurs, comme-les assemblées d'habitants avaient traité avec les recteurs d'école. Je pourrai citer, sous le consulat et l'empire, un grand nombre de contrats où l'on reproduisait les anciennes stipulations ; la durée du bail était la môme ; comme autrefois, l'instituteur était le chantre et le sacristain du curé ; il sonnait les cloches 1 et portait l'eau bénite2. Pour ces diverses fonctions, il recevait une
1 Dans la Meurthe, on les sonne encore pour les orages. (Traité du 22 brumaire an xut, dans la commune de Bulligny reproduit par M. Maggiolo. Fouillé scolaire du diocèse de Toul, p. 3(i.) 2 Dans la Haute-Marne, en 1802, on stipule qu'il devra
�LES RÉSULTATS.
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rétribution fixe en argent ou en nature de chacun des habitants. Les mois d'école, les assistances aux mariages et aux enterrements étaient payés suivant un tarif indiqué dans le contrat. Je vois même stipulée comme autrefois l'exemption de corvées, bien que ces corvées n'existassent plus que sous la forme de prestations en nature1. La révolution était passée, et en matière d'enseignement primaire, elle n'avait rien changé dans la forme. Est-ce à dire toutefois que son influence ait été complètement stérile? Les semences qu'elle avait jetées étaient-elles toujours tombées sur un terrain aride, et ne devaient-elles pas germer un jour ? Les grandes inondations, qui ravagent tout sur leur passage, peuvent laisser derrière elles un limon fertilisateur. De nombreuses statistiques recueillies çà et là prouvent que l'instruction des masses fit les progrès les plus sérieux dans la période qui s'étend entre le consulat et la loi de 18332. Il sembla que l'instruction ne s'était arassister le ministre du culte, quel qu'il soit... autant qu'il sera permis par les lois. Le concordat n'était pas encore promulgué. (Fayet, p. 102.)
1 Traité du 13 pluviôse an xi avec l'instituteur de Baroville. Il est passé pour 3, 0 ou 9 ans. Il stipule 30 fr. pour indemnité de classe, et une rétribution scolaire de 4 sous pour ceux qui épellent, de 3 sous pour ceux qui liront, de 7 sous pour ceux qui écriront et de 8 s. pour ceux qui apprendront l'arithmétique et le plain-chant. — Voir aussi : Fayet, Recherches historiques sur la Haute-Marne-, p. 163 à 192.
2
De'1786 à 1790, sur un total de 344,220 mariages, on
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CHAPITRE "VIII.
rètée de 1790 à 1800 que pour reprendre un nouvel essor. A coup sûr, cet essor n'avait pas son point de départ dans les lois de la Convention, puisque ces lois l'avaient entièrement paralysé ; mais des idées nouvelles avaient surgi, et ces idées, dans ce qu'elles avaient de conforme aux traditions du pays et au droit, ne pouvaient manquer de porter un jour leurs fruits. Il y eut une véritable liberté locale de l'enseignement primaire jusqu'en 1833. Les décrets, qui établirent sous l'Empire le monopole de l'université de France, atteignirent à peine les campagnes, dont les écoles conservèrent pendant toute la durée de la Restauration les formes et souvent l'esprit du régime ancien1. Mais, si la liberté est souvent féconde et salutaire, elle est aussi trop irrégulière dans ses allures. Elle a besoin d'être, non-seulement modérée, mais stimu'ée. L'Etat, qui avait renoncé d'une manière trop complète, sous le consulat, au contrôle et à l'initiative qui lui appartiennent, les reprit, avec trop de force peut-être, en 1833. Il eut raison de faire créer des écoles dans les communes
constate 47,43 pour cent de signatures d'époux et 26,28 de femmes. De 1816 à 1820, sur 381,504, on en trouve S4,37 pour cent d'époux et 34,47 d'épouses; soit pour l'ensemble 37,38 pour la première période, et 44,42 pour la seconde. En 1866, la proportion a été de 66,58 pour cent; en 187u, de 74,60. (Relevés de M. Maggiolo.)
1
Fayet, Recherches, p. 194-195.
�LES RÉSULTATS.
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où l'apathie les avait laissé tomber, où le mauvais vouloir s'opposait à leur création ; il eut raison de subvenir par des allocations budgétaires à l'insuffisance des ressources des localités et de concourir au traitement des instituteurs comme à la construction de maisons d'école ; il eut raison de fonder des écoles normales et de s'assurer de la capacité des maîtres par des examens et par des inspections ; mais il eut le tort d'enlever complètement à la commune et aux pères de famille le droit de désigner les maîtres. La loi de 1833 n'en produisit pas moins de bons fruits; mais ces fruits auraient été meilleurs, si l'esprit centralisateur qui l'avait inspiré avait été moins absolu. Dans tous les cas, les progrès n'ont fait que s'accentuer depuis cette époque. Réels sous l'ancienne monarchie, puisque dans le dix-huitième siècle, le nombre des lettrés se serait accru de 15 et demi pour cent, ils le furent davantage dans notre siècle, où l'accroissement aurait été depuis 1790 de 39 pour cent1. Ces proportions cependant peuvent être contestées dans une certaine mesure, car elles sont pour le passé le résultat
1 Les rapports tirés de la statistique des conjoints do M. Maggiolo constatent de 1090 à 1790 un accroissement de 18 0/o pour les hommes et de 13 0/rj pour les femmes, et de 1790 à 187S, un accroissement de 34 0/o pour les hommes _ et de 44 0/o pour les femmes. [Statistique de l'enseignement I frimaire, 1880, II; p. CLXVII.)
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CHAPITRE VIII.
de statistiques partielles1, tandis qu'elles dérivent pour le présent d'observations à peu près complètes et aussi exactes que peuvent l'être des relevés officiels. Mais il n'en est pas moins certain que le progrès a été incessant, bien qu'il faille se garder de l'attribuer uniquement à l'impulsion des gouvernements et des événements politiques; il est dù surtout aux mœurs, au sentiment général de l'amélioration intellectuelle et sociale, à ce grand courant vers le mieux qui emporte toutes les nations de l'Europe et de l'Amérique, quelles qu'aient été leur histoire et leurs révolutions, et qui leur fait particulièrement poursuivre avec la plus généreuse émulation le développement de l'instruction primaire. Ce développement est surtout obtenu par le concours et l'action des influences supérieures qui doivent, selon nous, avoir leur part dans la direction de l'enseignement primaire ; ces influences sont la religion, l'état, la commune, la famille. Chacune doit exercer son action sans nuire à celle des autres ; la religion ne doit pas dominer sans partage dans l'école, mais elle doit y pénétrer; l'état doit stimuler.et contrôler, mais il ne doit pas tout diriger ; il doit être garant de
Nous savons que les chiffres recueillis par M. Maggiolo depuis la publication de ses statistiques augmentent d'une manière notable les proportions des lettrés pour les époques antérieures à la nôtre. •
1
�LES RÉSULTATS.
183
la capacité de l'instituteur ; il doit veiller à son salaire et à sa dignité ; il doit être son tuteur et son appui, mais non son chef unique ; à la commune appartient le droit de le désigner, ou du moins d'intervenir dans sa désignation. Cette faculté lui est reconnue dans un grand nombre de pays étrangers, où l'instruction n'a pas moins progressé qu'en France '. Dans la commune rurale particulièrement, les pères de famille, réunis au conseil municipal, comme les plus imposés le sont pour les questions d'impôts, pourraient apporter leur vote intéressé et éclairé pour toutes les questions d'enseignement, et particulièrement pour la nomination des maîtres. Les démocraties modernes ont souvent cherché leur devise ; elles ont fait appel à la liberté, à l'égalité, à la fraternité, qui peuvent être des vertus politiques et sociales, mais qui ne suffisent pas pour le fonctionnement d'un état régulier. Pour nous la véritable devise d'une nation qui veut être maîtresse d'elle-même et de ses destinées, ce sont ces deux mots : Respect et Liberté. Respect des croyances, des traditions et du droit ; respect de l'autorité et de la légalité ; respect de la liberté morale et de la liberté matérielle; et
1 Maurice Block, la Nomination des instituteurs, Revue générale d'administration, 1878, t. 1, p. 74. M. Maurice Block ajoute avec raison que si la commune doit avoir le choix de l'instituteur, elle ne doit pas avoir le droit de le renvoyer.
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CHAPITRE VIII.
comme conséquence, car il n'y a pas de liberté sans respect, liberté individuelle, liberté de conscience, liberté politique, liberté d'enseignement. Cette devise convient particulièrement à l'enseignement, et c'est pour avoir méconnu le respect qui est dû aux croyances et aux droits des pères de famille, c'est pour avoir méconnu la liberté des écoles et des méthodes, que la révolution, après avoir eu les visées les plus hautes, est arrivée, de mécomptes en mécomptes, à des résultats immédiats tout à fait contraires à ceux qu'elle se proposait d'obtenir.
�PIÈCES JUSTIFICATIVES
i.
SIGNATURES DES CONJOINTS EN
1789.
Nous avons parlé plus haut (p. 3,179 à 182) do la statistique des signatures des conjoints recueillies par les soins de M. Maggiolo pour la période de 1786 à 1790. Il nous a paru intéressant de grouper par provinces les chiffres que M. Maggiolo a donnés pour chaque département. Comme nous l'avons déjà fait observer, ces chiffres, tout précieux qu'ils sont, ne peuvent être admis qu'à titre de renseignements, que des recherches ultérieures pourront modifier. Le groupement par provinces ne saurait faire comprendre les variétés ou les différences que l'on signale entre les diverses parties de ces provinces. Ainsi en Gascogne, tandis que nous trouvons 42.46 pour cent de signatures d'hommes et 9.50 de femmes dans les
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Hautes-Pyrénées, on n'en rencontre que 5.24 d'hommes et 1.69 de femmes dans les Landes. En Bourgogne, la Gôte-d'Or nous offre 54.33 et 25.55 pour cent, tandis que Saône-et-Loire n'a que 20.07 et 14.89. Ces écarts considérables influent sur les moyennes, et comme celles-ci ne portent que sur des relevés partiels, il ne faut admettre ces relevés qu'avec certaines réserves; mais ils fournissent néanmoins un aperçu curieux sur la diffusion probable do l'instruction entre les diverses régions de la France au commencement de la révolution. Nous avons ajouté à ce tableau la liste des départements, d'après le rang que leur assigne le nombre proportionnel des signatures recueillies par M. Maggiolo.
�SIGNATURES DES CONJOINTS EN
1789.
187
PROPORTION SUR CENT PROVINCES
DE DES SIGNATURES
MARIÉS.
IDE
MARIÉES.
Lorraine Normandie Champagne Picardie Franche-Comté.. . . Ile-de-France Flandre Saintongo et Aunis. . Béarn. . . Artois Dauphiné Lyonnais
Orléanais
Bourgogne.... . . . Languedoc Auvergne Provence Maine Roussillon Guyenne et Gascogne Angoumois.. . . . . Touraine Poitou Bretagne Anjou Berry Limousin et Marche.. Bourbonnais Nivernais
88 74 73 68 78 65 SI 53 71 48 49 39 37 37 33 25 31 23 29 25 26 23 25 23 18 19 17 13 13
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
93 30 54 35 85 ' 55 38 54 91 99 05 70 70 06 83 62 80 18 71 61 65 16 93 75 45 77 68 49 63
64 53 39 45 29 39 39 34 9 30 17 20 21 18 11 19 12 18 11 10 9 11 9 9 12 9 9 9 5
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
99 68 44 87 12 05 32 20 19 96 92 83 20 47 33 77 67 53 13 43 02 32 30 84 37 23 25 54 94
�188
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
LISTE DES DÉPARTEMENTS
D'APRÈS LE NOMBRE DE DES A SIGNATURES RELEVÉES
1786
1790.
1. Meuse (Hommes 90.61 et Femmes 67.13). 2. Meurtrie. 3. Vosges. 4. Manche. 5. Calvados. 6. Moselle. 7. Eure. 8. Marne. 9. Ardennes. 10. Doubs. 14. Orne. 12. Oise. 13. Haute-Marne. 14. Somme. 15. Aisne. 10. Seine-Inférieure. 17. Hautes-Alpes. 18. Seine-et-Oise. 19. Seine-et-Marne. 20. Aube. (67.87 et 26.73.) 21. Haute-Saône. 22. Charente-Inférieure. 23. Jura. 24. Basses-Pyrénées. 23. Nord. 26. Pas-de-Calais. 27. Cùte-d'Or. 28. Eure-et-Loir. 29. Gard. 30. Lozère. 31. Yonne; 32. BassesAlpes. 33. Rhône. 34. Hérault. 33. Ardèche. 36. Loiret. 37. Gironde. 38. Hautes-Pyrénées. 39. Gers. 40. Aveyron. (32.8G et 15.) 41. Loir-et-Cher. 42. Puy-de-Dôme. 43. Isère. 44. Loire. 45. Cantal. 46. Aude. 47. Haute-Loire. 48. Ille-et-Vilaine. 49. Finistère. 50. Deux-Sèvres. 51. Mayenne. 52. Corrèze. 53. Sarthe. 54. Pyrénées-Orientales. 55. Bouches-du-Rhùne. 56. Var. 57. Gironde. 58. Ain. 59 Charente. 60 Saône-etLoire. (20.07 et 14.89.) 61. Indre-et-Loire. 62. Cher. 63. Loire-Inférieure. Gi. Ariège. 65. Côtes-du-Nord. 66. Maine-et-Loire. 67. Lot-etGaronne. 68. Vaucluse. 69. Vienne. 70. Tarn. 71. Tarn-etGaronne. 72. Indre. 73. Allier. 74. Creuse. 75. Haute-Garonne. 76. Nièvre. 77. Haute-Vienne. 78. Morbihan. 79. Landes. (3.21 et 1.69.) Manquent : Corse. Dordogne. Lot. Seine.
�UN MAÎTRE D'ÉCOLE PEINT PAR LUI-MÊME.
ISO
II.
UN MAITRE D'ÉCOLE PEINT PAR LUI-MÊME EN
1784.
Le Journal de Troyes et de la Champagne méridionale de l'année 1784 renferme plusieurs articles intéressants sur l'instruction primaire dans les campagnes, dont nous avons cité plus haut des fragments (p. 20 à 23). Ce fut le curé Courtalon, l'érudit auteur de la Topographie historique de la ville et du diocèse de Troyes, qui souleva la discussion sur cette intéressante question, dans son Projet en faveur des petites écoles des campagnes. Comme nous l'avons vu, il voulait établir pour l'instruction des maîtres, une sorte de séminaire, tenu par un ecclésiastique. Un certain chevalier deB... discuta ce projet : « Cherchons des maîtres pour les campagnes, disait-il, puisque le temps en a consacre l'usage. » Mais il se défiait de ceux qu'on aurait instruits dans un séminaire spécial. « Us feront les docteurs, ditil, ils seront insolents ; ils se croiront plus savants que leur curé; il ne serait pas impossible qu'ils le fussent en effet; et do tous les maux, sans doute, celui-ci serait le plus grand. D'où il s'ensuit que le droit de former des maîtres d'école appartient aux curés des paroisses...» Les idées quelque peu rétrogrades du chevalier do B..., non moins que les propositions qu'un désir éclairé des progrès do l'instruction inspirait au curé Courtalon, rencontrèrent un contradicteur chez un
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
maître d'écolo. Ce maître d'école publia dans le Journal du 30 juin 1784 une lettre, que nous reproduisons en entier, parce qu'elle fait connaître, tout en donnant de curieux détails, quels pouvaient être le style et l'intelligence d'un modeste magister de village, à la veille de la révolution : A Monsieur le Re'dacteur en chef du Journal de Troyes. L'auteur du Projet en faveur des petites écoles de campagne et M. son critique ont raison, Monsieur, de ne paraître que sous le masque. Ils feront même trèsbien de ne jamais se démasquer, tandis qu'ils n'auront que des chimères à nous montrer. Le premier veut former des maîtres d'école, en les claquemurant dans une maison de force; l'autre, en leur faisant planter les choux de M. le curé. Que M. C...n (Courtalon) sache que, sans avoir eu de maîtres de conférences, je ne suis pas un insolent, que je ne fais pas la loi à mon supérieur, que je sais quelque chose de plus que trouver l'office du jour, me promener gravement une chappe sur le dos, et faire trembler mes écoliers en toussant. Pour M. le chevalier do B..., ce philosophe dangereux, qui ne paroît pas l'ami des savants de campagne, qui voudrait que le gouvernement fit main basse sur nos encriers et nos fatras, qui insinue même qu'on devrait nous traiter comme les enfans du boiteux de Pampelune, qui ne consent enfin à nous souffrir que parce que c'est l'usage, et qui pour nous braver, s'égosille encore, en
�UN MAITRE D'ÉCOLE PEINT PAR LUI-MÊME.
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criant que cet usage est un grand abus ; je l'avertis que MM. les curés ne se donneront pas la peine de suivre son système, et ils feront bien. Us chercheraient iongtemps avant de trouver un adepte qui repondit à leurs soins, et l'ayant rencontré, le moindre risque pour eux serait de ne faire qu'un ingrat; car chez nous autres paysans, la reconnaissance n'est pas la vertu dominante; j'ajoute même, à notre honte, que la plupart n'en savent pas le nom. Je prie ces deux messieurs de faire attention que ce n'est pas un meunier qui forme un maçon, que jamais un savetier n'apprit son métier sous un tisserand ; et qu'ainsi le précepteur naturel d'un maître d'école doit être un maître d'école. A quoi nous servirait une expérience de trente ans, si nous ne pouvions nous procurer des successeurs? Bon Dieu! quelle démangeaison de déranger l'ordre des choses 1 Je certifie à qui il appartiendra que je n'eus jamais d'autre instituteur que le magister de mon village; et cependant, sans vanité, je puis faire apprendre aux enfants leurs prières et le catéchisme ; je sais enseigner, par principes, à lire et à écrire; je sais même les règles de l'orthographe et de la ponctuation; je possède la méthode du plain-chant, sans avoir une voix de Stentor ; je n'ai pas besoin du secours de Barême pour calculer; je défie qui que ce soit de se servir plus sûrement que moi du demi-cercle et de la boussole, du graphomètre et de la planchette( pour faire les observations des angles ; de la chaîne et de Podomètre, pour mesurer les distances; je suis favorisé avec le rapporteur et l'échelle de l'arpenteur ; un directeur de se-
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minaire ne m'apprendroit pas à réduire les différentes divisions, les différents enclos en trapèzes, en parallélogrammes et surtout en triangles, etc. Quant à la géométrie... Mais à quoi bon cet étalage de ma science ? M. C...n et le chevalier de B..., au lieu de se battre les flancs et de s'époumonner pour parler d'un état qu'ils ne connaissent pas, et pour nous débiter, avec un air d'importance, d'emphatiques billevesées, voudraientils apprendre de moi le grand art de procurer de bons maîtres à la jeunesse campagnarde ? Qu'on leur donne du pain et quelque chose avec; qu'on leur fixe des revenus suffisants; qu'on assure à leur vieillesse et à leur caducité une subsistance honnête ! Je réponds que, quand, pour vivre, ils ne seront plus obligés de tirer le diable par la queue, quand aux vingt-quatre ccus dont jouit le plus grand nombre, on ajoutera vingt-cinq louis d'or; quand ils seront sûrs de ne pas traîner leurs derniers jours dans la misère et de ne pas mourir sur un fumier, cet état respectable ne sera plus tant avili par des ignorants et des vagabonds, ni tant profané par des escrocs, des débauchés et des ivrognes. « Il no suffit pas, dit M. le chevalier de B..., d'avoir de bonnes intentions ; il faut qu'elles soient éclairées.» N'en déplaise à M. le chevalier ; c'est ce qu'il a dit de plus sensé. Je suis, etc.
BERNARD P...,
Maître a"école de M. S. L.
�UN MAÎTRE D'ÉCOLE PEINT PAR LUI-MÊME.
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Ce maître d'écolo n'était pas un personnage fictif. Il y avait à Mcsnil-Saint-Loup en 1788 un recteur d'école qui s'appelait Bernard Penard. C'est évidemment le correspondant du journal. Mais si ses talents, tels que son style nous les révèle, étaient au-dessus de la moyenne, ses ressources pécuniaires étaient bornées. Le curé de son village écrivait le 1er juin 1788 aux syndics de l'assemblée d'élection de Troyes : « Il n'y a qu'un maître d'écolo pour tous les enfants dos deux sexes et qui est à la charge de la paroisse, d'autant qu'elle le loge et lui donne deux boisseaux de bled soiglc pour chaque laboureur et un par chaque manouvrier. Ce qui compose tout son revenu. » Ce revenu peu considérable dépassait les 24 écus dont parle Penard. Mesnil-Saint-Loup, qui renferme aujourd'hui 365 habitants, contenait 54 ménages ou feux on 1788; sur ces ménages, on comptait 21 laboureurs et 16 manouvriers, parmi lesquels 6 tisserands et 3 bonnetiers '. 2 boisseaux par laboureur et 1 par manouvricr formaient un total de 58 boisseaux de seigle, qui au cours du marché de Troyes du 20 juin 1784, valaient en moyenne 45 sous le boisseau chacun et en tout 130 livres 10 sous. Ajoutez à cela le logement, peutêtre les rétributions scolaires, à coup sûr le casucl du sacristain et du sonneur, assez considérable à cette époque où l'on multipliait les services funèbres, et l'on arrivera à un total, sans doute peu rémunérateur, mais plus élevé que ne l'affirme notre maître d'écolo. Ajoutons que Penard, compris dans la quatrième classe des contribuables, payait, en 1788, 2 1.1 s. de
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Archives de l'Aube, C. 15o2 et 1553. 13
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tailles, 31.6 s. de capitation, 11. 9 s. de vingtièmes et 17 s. 6 d. de contribution représentative do la corvée. Le plus imposé du village payait en tout 114 1. 13 s. 6 deniers. La lettre de Bernard Penard suscita dans le Journal de Troyes une réplique d'un nouveau correspondant, qui signait François Guillot, bourgeois do Mézières, paroisse de Chessy. C'est celui qui, dans un style rustique sans doute affecté, racontait comment son cousin le curé s'y prenait pour choisir un bon maître d'école1. Il nous apprend ensuite comment son cousin distribuait des prix aux enfants de l'école. « Il achète tous les ans, à bon marché, des petits livres de piété à la portée des jeunes gens. Ceux qui ont le mieux profité ont de ces livres. Cette distribution se fait un jour de fête, comme qui dirait un dimanche, dans la nef du chœur, en présence de tous ceux qui y sont. Les pères et mères, qui voient leurs enfans avoir de ces prix, sont consternés de joie. Ceux qui n'en ont point, poussés d'inmulation, redoublent de soins et de vigilence pour en mériter. » François Guillot parle de Bernard Penard et de sa lettre. « Il me permettra de lui dire, s'il lui plaît, que j'ai bien de la peine à croire qu'il ait été enluminé dans la science qu'il possède par un Magister de village ; s'il n'a pris que de ses leçons, il a sûrement travaillé d'imagination pour se perfectionner dans tout ce qu'il fait. Au reste, de telle manière que la médaille soit tournée, cela est honorable en faveur de sa personne. Il voudroit que l'on donnât 25 loUis de rente
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Voir plus haut, pages 22 et 23.
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à un vieux Maître qui ne pourrait plus travailler ; 25 louis, si je ne me trompe de calcul, font environ 33 sous par jour ! Gela est un peu trop gracieux pour se reposer; souvent on n'en donne pas tant à un militaire qui s'est éreinté de fatigues et do peines pendant 40 ans, qui a confondu son bien en voyages et dépenses de guerre. Si l'on donnait à un vieux maître dans sa caducité de vieillesse 200 liv., cela fait comme qui diroit environ onze sous par jour, avec ce qu'un homme peut avoir, il vivra tout doucement. Il y a beaucoup de paroisses en état de faire gracieuse générosité; mais c'est un couteau très-difficile à tirer de sa gaîne que de faire cracher de l'argent à des païsans en manière de reconnaissance de ce que l'on leur a appris à écrire, à lire, à compter et leur religion. » « Il est cependant temps do se reconsumer et de dire que l'on a sur le cœur. Il ne faut pas tant de beurre pour faire un quarteron, et dire en un mot plutôt qu'en cent; car il n'en est qu'un bon pour assurer qu'un curé qui voudra se donner la fatigue de veiller sur son maître d'école, l'aura toujours bon, à moins qu'il ne soit un mauvais sujet décidé. Pour lors, on le troque jusqu'à ce que l'on en ait trouvé un qui soit de convenance. » Guillot parle ensuite du chevalier de B... « qui n'ose résoudre la question de savoir s'il est plus utile d'instruire les peuples des campagnes ou de les laisser dans l'ignorance. » Moi, Monsieur, continue-t-il, qui ne suis qu'un païsan (est-ce bien certain?), je vous résous cela sans berguincr ; je dis qu'un villageois qui ne sait que lire, écrire, sa religion et un peu calculer
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pour le faciliter clans son petit commerce, n'est sûrement point un savant. Je conviens qu'il ne faut pas qu'il aille plus loin; mais si vous lui montrez la, jo(jraphie, la jométrie; si vous vous entremettez de lui faire comprendre les effets de la deleclricité et de la machine plématique; si vous voulez lui persuader que le soleil, qu'il ne croit pas plus large que la gueule de son four, est un million de fois plus gros que la terre; mon cousin dit qu'avec toutes ces choses vous renversez la tête de votre paysan, vous en faites un homme dangereux, vous le jetez au-dcla de la portion de son entendement; il confondra tout, et sera un ignorant d'autant plus insupportable, qu'il se croira un savant de premier ordre. Il méprisera ses égaux cl même son curé, il négligera son labour et tous ses travaux...» J'ai reproduit ces diverses opinions, parce qu'elles sont l'écho des sentiments des contemporains sur les avantages ou les inconvénients do l'instruction dans les campagnes. Sans doute on trouverait aujourd'hui bien pou de personnes capables de déplorer qu'un paysan sache que le soleil est plus grand que la gueule de son four; mais il y a des questions de mesure pour l'étendue de l'instruction populaire qui sont toujours à l'ordre du jour. En tout, il faut se défier dos extrêmes. C'est ainsi qu'il faudrait se garder do croire que tous les maîtres d'école do l'ancien temps aient su tourner une lettre comme Bernard Penard; de même qu'il faudrait éviter de dire que tous les maîtres d'école mettaient l'orthographe, comme ce recteur d'école de Saint-Pouangc, qui a libellé ainsi une quittance en 1732 :
�UN MAÎTRE D'ÉCOLE PEINT PAR LUI-MÊME.
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« J'ay soubsigne Nicolas Robert recteurirs de colle dm. à St-Pouange reconois a voir reçut de M" Jean Fuvie le jeune la somme de sept livre cinq soul tans pour mes a sistanse a chantes neuf service a vecque vigilles, libéra et autres sufrages avoir sonnes et fait la fosse et recarie yceltes de deffen Pierre Huot lab* dem. à Soulleaux y compris les drois des autre sonneurs ce quinze avril mil sept cens trante deux.
N. ROBERT
1
.
»
J'ai rencontré, à l'époque do la révolution, où des progrès réels avaient été accomplis, des maîtres d'école dont l'orthographe laissait à désirer; mais il faut reconnaître cjue, mémo en 1732, une ignorance semblable à celle de Robert était l'exception.
1
Arch. judiciaires de l'Aube, n° 1376.
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in.
NOMINATIONS D'INSTITUTEURS EN
1794.
1. Extrait du registre des délibérations de la commune de Noée et Mallet. [Noé-les-Mallets). Cejourd'huy quinze prairial l'an n° de la république française une et indivisible, étant en la maison commune dudit Noée : L'agent nationale a invité la municipalité et le conseil gênerai de laditte commune d'indiquer un instituteur pour cette commune pour l'éducation de la jeunesse, en observant que cette instituteur ne pourra être choisis parmy les membres d'un culte quclquonque, ny parmy ceux qui ont appartenus à des castres (sic) cy devant privilégiés, cette instituteur sur laditte indication sera proclamée, et à lui enjoint de se conformer à la Loi ; observant également que l'assemblées aient à fixer les heures pour les classes, requiert led. agent nationale qu'il soit délibéré et a signé. L'assemblée, considérant l'exposé de son agent nationale, après avoir pris connaissance de la loi du vingt-neuf frimaire et du huit pluviôse dernier relatif à l'établissement d'un instituteur, s'est présenté le citoyen Nicolas Josselin, républicain en cette commune, muni d'un certificat duemont enregistré à Barsur-Seine, le vingt-un germinal, vue par le comité de surveillance, et visé par les administrateurs du diroc-
�NOMINATIONS D'INSTITUTEURS EN
1794.
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loire du District de Bar-sur-Seine, le quinze présent mois, lequel a fait sa soumission au secrétariat de cette municipalité en datte du 13 prairial, de remplir sa place d'instituteur, et de se conformer aux loix et morales.civiques et héroïques ; de laquelle soumission, nous avons fait acte ; en conséquence, ledit Jossehn a été reçu instituteur par laditte commune dudit Noée, du consentement dos maire, officiers municipaux et conseil général de laditte commune, et l'avons autorisé à ouvrir une école et do se conformer en tout aux Décrets de la Convention nationale, d'enseigner à lire et écrire et les premières règles de l'arithmétique. L'ouverture de ses classes se fera le premier brumaire jusqu'au premier germinal, à six heure du matin jusqu'à celle do dix avant midy, et rentrer à deux heure après midy et finir à cinq heure du soir,. et depuis le premier germinal à sept heure du malin jusqu'à dix avant midy jusqu'à celle de cinq heure du soir pendant lequel tems ledit instituteur no pourra s'absenter de ses classes. Arrête laditte assemblée qu'expédition de la présente délibération sera adressée au Directoire du District de Bar-sur-Seine sous le plus bref délai, arrête également qu'il sera ouvert un registre à la municipalité pour inscrire les élevés qui iront en classes, qu'à la fin de chaque mois le registre sera vérifié avec celui de l'instituteur pour faire les changements qui seront nécessaires; les salaires dudit instituteur seront payé par trimestre sur le mandat de la municipalité, et ont les officiers municipaux signé...
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
2. Extrait du registre des délibérations de la commune de Vitry-le-Croist'. Cejourd'huy deux prairial l'an second de la République..., nous, maire, officiers municipaux, membres du conseil général et membres du comité de surveillance de la commune de Vitry le Croisé, étant assemblés au lieu de nos séances ordinaires, après la convoquation faite de tous les citoyens de ladite commune en assemblée généralle, tant au son de la caisse qu'au son de la cloche, à l'effet de faire la nomination d'un instituteur pour l'instruction des jeunes gens de cette commune conformément aux loix relatives à cette institution. A laquelle convoquation sont comparus une partie des citoyens de cette ditte commune. Après que le sujet de la susdite assemblée a été proposé aux citoyens la composant par le maire de celte commune, et après avoir proposé que si il y avait quelques personnes qui fussent en état de remplir ce poste qu'ils ayent à ce présenter et être soumis à l'acceptation de l'assemblée, en se conformant aux loix relatives à cette institution. D'après laquelle proposition s'est présenté le citoyen Pierre Dormoys, cidevant recteur d'école de ladite commune y demeurant, lequel a dit qu'il se présentait pour remplir les fonctions d'instituteur de ladite commune, aux offres qu'il fait de se conformer aux loix, et d'enseigner aux jeunes gens qui lui seront confiés ce que la loi permet et oblige, et aux clauses, charges et conditions y alla-
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chécs. A quoi l'assemblée générale a répondu unanimement et d'une même voix qu'elle acceptait ledit citoyen Pierre Dormoy pour instituteur en cette commune. Nous, maire, officiers municipaux, membres du conseil général de la commune et membres du comité de surveillance, en confirmant l'avis de ladite assemblée, nous avons nommé et nommons pour instituteur en cette commune ledit citoyen Pierre Dormoy... Lequel conformément à icelle (loy) sera soumis à l'inspection de la municipalité, du comité de surveillance et des bons citoyens de cette commune. A quoi ledit Dormoy s'est obligé. Et à l'instant l'agent national près cette municipalité a requis le serment dudit Dormoy, par lequel il requiert qu'il jure on son âme et conscience qu'il n'enseignera aux jeunes gens qui lui seront confiés que les maximes républicaines, sans qu'il puisse enseigner autres choses contraires, à peine d'être poursuivi suivant toute la rigueur des lois. D'après lequel réquisitoire, s'est présenté ledit Dormoy et a fait le serment requis...
{Archives de l'Aube, L. 1438.)
3. L'an deuxième do la République, une et indivisible, le cinq prairial heure de huit du matin. Nous, Henry Boude d'Aulnay, juge de paix de la seconde section du canton d'Arcys sur Aube. Au reçu de la lettre du Directoire du district d'Arcys, en datte du 14 floréal dernier par laquelle nous sommes invité à nous rendre dans les différentes
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communes de notre ressort, à l'effet de voir quel party les municipalités ont prise relativement à l'établissement d'un instituteur, les réunions qu'elles ont faites et qui doivent se faire en raison de la distance déterminée par la loi, l'utilité que l'on retire de l'instruction nous imposant un devoir aussy essentielle, et excité pour l'amour de la chose publique ; Nous sommes transportés en la commune de Torcy le Grand, et avons fait assembler la municipalité dudit lieu, à qui nous avons fait part du sujet de notre transport, et qui animé du même zèle que nous et par l'intérêt particulier qu'il (?) a de procurer de l'éducation à la jeunesse de cette commune et de pouvoir faire des enfants qui sont dans son sein d'excellant patriotes, a choisy pour instituteur le citoyen Jean Baptiste Merlin, en qui elle a toujours reconnu le plus pur patriotique4, et ledit Merlin a eu(?) en conséquence, sur le choix de laditte municipalités et de l'agrément des pères et mères de famille, tuteur et curateur, et ledit Merlin a ouvert son école. 4. Extrait du registre des délibérations de la commune de Salon. Ccjourd'huy, le troisième jour des sans cullottinos (sic), deuxième année de la République françoise une et indivisible. Nous, maire, officiers municipaux, agent et le conseil général et tous les citoyens de la com1
Cotte formule est répétée partout.
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mune de Salon, réunie au lieu ordinaire à tenir les assemblées communales. En vertu de la loi de la Convention nationale en datte du 29 frimaire sur l'organisation de l'instruction publique, tous les citoyens assemblés ont dit que pour satisfaire à la présente loi, et pour se conformer aux lois de nos représentants,... il était urgent et nécessaire de faire choix d'un instituteur dans notre ditte commune, et après avoir conféré ensemble, ont choisi la personne du citoyen Pierre François Merat, ci devant recteur de petites écoles de notre susdite commune, que nous avons trouvé dignes de remplir les fonctions en bon républicain et que nous avons trouvé en lui un zèle de son civisme (?) D'après, ledit Mérat nous a dit.qu'il enseignerait à lire, écrire, les quatre premières règles d'arrusmèttiques('), règle de fausse position et autres règles de propositions, d'arpantage, et nous a promis bien faire ses fonctions d'instituteur, sur les lois qu'il lui serait donnée par les autorités constituées, et a promis tenir et entretenir tout ce que la loi ordonne par les décrets de la Convention nationale. De tout ce que dessus, nous l'avons admis dans la place d'instituteur, et nous lui avons donné acte de sa déclaration, pour s'aller présenter à l'administration du directoire du district d'Aras sur Aube, pour en recevoir l'aprobation. 5.
Liberté, Egalité.
Gojourd'hui vingt neuf brumaire l'an troisième de la République françoise, le citoyen Eloi Henry, ma-
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
nouvrier demeurant à Charny s'est présenLé à notre chambre commune muni d'un certificat de civisme de ladite commune de Charny à l'effet d'ouvrir dans notre commune une école pour l'instruction de la jeunesse en qualité d'instituteur. En conséquence notre commune le reconnaît pour institcur (sic) a la charge d'enseigner aux enfans les leçons élémentaires du vrai républicain. Fait en la chambre commune de Longueville les jours mois et an cy dessus.
GILLON,
et
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maire, DANTON, secrétaire, autres signatures. 6.
Soumission d'un instituteur. J'ai soussigné Pierre Edmo Desprez, ci devant maître d'école de Droupt le Grand, je fais à savoir à la municipalité dudit Droupt que je suis dans l'intention d'ouvrir une école publique pour les deux sexe ; et la science que je propose d'enseigner est la constitution, les droits de l'homme et du citoyen, conformément aux livres élémentaires, et de n'enseigner dans l'école aucune choses qui soit contraire aux loix et à la morale républicaine. Fait à Droupt le Grand, le cinq ventôse de l'an second de la République française une et indivisible.
(L'écriture est assez bonne.)
DESPREZ.
(Archives de l'Aube, L. 14GG.)
�LETTRE DES OFFICIERS MUNICIPAUX.
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IV.
LETTRE DES OFFICIERS MUNICIPAUX DES RICEYS. 2o floréal an 11.
...Nous avons requis à plusieurs reprises les citoyens de notre commune de faire inscrire à la Municipalité ceux qui étaient en âge d'aller dans les écoles publiques ; nous avons aussi prévenus ceux qui voulaient se vouer à l'éducation des enfants d'en faire la déclaration et de se conformer à ce qui est ordonné par l'art. 3 de la sect. lro de la loi. En exécution de ces proclamations, cinq personnes se sont présentées munies de leurs certificats de civisme, qui leur ont été délivrés parle conseil général de la commune et visés par le comité de surveillance. 408 enfants ont été inscrits pour fréquenter les écoles ; enfin, le 15 germinal, époque déterminée par la loi pour l'ouverture des écoles, les instituteurs étaient en fonctions. Ne s'étant pas présenté d'institutrice, les jeunes filles vont avec les garçons chez les instituteurs. Nous ne connaissons dans notre commune aucune citoyenne qui soit dans le cas d'enseigner. C'est tout ce que l'on pourrait faire que d'en trouver qui apprendrait à lire tant bien que mal, mais pour l'écriture et l'arithmétique nous n'en voyons point. Les citoyens qui se sont voués à l'enseignement sont les anciens recteurs des écoles et ceux qui auparavant exerçaient la môme profession. Nous avons à cet égard une remarque importante à vous faire, qui est que le nombre des enfants à enseigner
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et à instruire est trop fort pour les cinq instituteurs. Vous pouvez voir par le tableau que nous vous envoyons qu'il y en a parmi eux 3 qui en ont 114, 97 et 88, et il n'est pas possible que l'instruction de ces enfants, quand ils sont en aussi grand nombre, soit bien soignée. Il nous semble que lorsqu'un instituteur a 40 ou 50 écoliers, c'est tout ce qu'il peut,faire, surtout lorsqu'il ne veut pas négliger leur éducation. Nous vous avons déjà marqué, citoyens, que les instituteurs n'étaient pas suffisants dans notre commune et nous ne voyons personne capable de remplir ces places.
CARTERON, HUGOT, PETIT.
Suit un tableau, dans lequel il est constaté que les cinq maîtres étaient recteurs d'école depuis 20,16,13, 14 et 4 ans. [Archives de l'Aube, L. 1438.)
�LES COUPLETS D'UN MAITRE D'ÉCOLE.
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V.
LES COUPLETS D'UN MAITRE D'ÉCOLE.
On trouve dans les comédies du xvn° et du xvin0 siècle, ainsi que dans les opéras-comiques de la seconde moitié de ce dernier siècle, des magisters de village, qui tournent et chantent des couplets en l'honneur de leur seigneur. Ceux qui vivaient encore sous la révolution, ont pu en faire on l'honneur de la république. Un recteur d'école de Dampierre, qui resta en fonctions de 1787 à 1833, pendant 46 ans, fut du nombre de ceux que les événements inspirèrent, et l'on trouve sur les registres municipaux de cette localité un chant, qu'il composa à l'occasion de la prise de Toulon, sur l'air : J'aime à boire, moi ! Ce chant avait pour refrain le quatrain suivant :
Soyons républicains Pour toute la vie ! Guerre aux traîtres, aux muscadins ! Parmi nous l'harmonie !
Il y avait en tout six couplets ; nous n'en citerons qu'un ; c'est le premier :
;
Adorable liberté,, Déesse de nos charmes ! Avec intrépidité, Nous porterons tes armes !
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VI.
LES DOLÉANCES D'UN INSTITUTEUR EN
1795.
La liasse L 1549 des archives de l'Aube contient plusieurs leltres d'insLituLcurs, datées de l'an m. Elles sont, pour la plupart, d'une écriture satisfaisante et l'orthographe en est généralement bonne. Parmi ces pièces, je remarque une pétition du citoyen Mazcttc, instituteur et secrétaire de la municipalité de Rouvrcsous-Lignol, qui se plaint des tracasseries que ses opinions républicaines lui attirent de la part de ses concitoyens.'En voici quelques extraits : « Permettez, citoyens administrateurs, que je m'adresse à vous dans les circonstances présentes et que je vous expose ma situation actuelle... Seul au milieu d'une multitude de gens grossiers, conduits à la lueur dos torches du fanatisme, animés de cet esprit infect d'aristocratie ou plutôt d'ignorance qui règne ordinairement parmi ces sortes de gens fanatisés..., j'éprouve chaque jour ce que la malveillance et la calomnie ont de plus cruel... Mon plus grand crime à leurs yeux est d'être instituteur et républicain ami des loix... Depuis environ onze mois que je suis instituteur, d'après les dispositions de la loi du 29 frimaire 2° année, j'en ai toujours rempli les fonctions jusqu'au dix nivôse dernier, jour auquel je les ai cessées, malgré moi, n'ayant pu me procurer un logement commode dans la commune, attendu que le terme du loyer de la maison que fjoccuppais était expiré ce môme jour.
�LES DOLÉANCES D'UN INSTITUTEUR.
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La municipalité de Rouvre, réunie au conseil général do la commune, avait pris une délibération du lor prairial dernier pour réclamer le ci-devant presbytère pour en faire une maison commune et servant à loger l'instituteur; cette délibération vous ayant été présentée, vousav'ezrépondu quelacommune avaitun instituteur,. le ci-devant presbytère devait servir à son logement et à celui des enfants qui devaient fréquenter son école. On en est resté là ; j'avais, dès mon entrée à Rouvre, loué une maison que j'ai occuppée jusqu'au terme du loyer expiré. Cependant la municipalité, toujours insouciante à mon égard et qui a logé un particulier dans cette ci-devant cure, sans en tirer aucun loyer, ne s'est pas inquiétée si j'étais logé ou non. Pendant ce silence affecté de la part des officiers municipaux, j'ai été et je suis encor obligé d'aller en pension et de cesser mon instruction, faute d'emplacement pour y faire mon école. Vous savez, citoyens, que les instituteurs ne doivent enseigner à leurs élèves d'autres principes et d'autres maximes que ceux de la morale républicaine ; ce que je faisois; vous saurez pareillement que depuis la cessation de mon école qui devait être la seule, puisque j'étais le seul qui en eut ouvert une dans la commune, conformément aux loix, la municipalité, qui en avait la surveillance, a souffert que des particuliers ouvrissent des écoles soit disant catholiques, et des officiers municipaux y envoient leurs enfans. Je demande l'avis de l'administration sur ces ob-
i^s---
11 pluviôse, 3° année républicaine. li
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VII.
MAISONS D'ÉCOLE EN
1796.
Extraits du Rapport du commissaire du directoire exécutif du canton de Créney en date du 4 messidor an iv. Créney. L'école appartenait à la ci-devant fabrique. Elle a 40 pieds do long sur 26 de large ; doux chambres basses à feu. Elle est construite en bois et couverte en paille. Pont-Sainte-Marie. L'école a 28 pieds sur 26. Au rezde-chaussée se trouve une grande chambre do 22 sur 15. Un appentis sert d'école de filles. Au premier étage, chambre à feu et cabinet. Jardin de six cordes. Cette maison est occupée depuis quarante ans par le même instituteur. Sainte-Maure. Le ci-devant presbytère est vendu. La maison d'école, appartenant ci-devant à la fabrique, a deux chambres à feu ; celle qui servait d'écolo a 17 pieds sur 17. Elle ne peut tenir que 40 enfants au lieu de 80. Il y a une écurie, mais il n'y a ni cour, ni jardin. Vailly. Maison en bois et paille. Dimension : 40 pieds sur 22. Deux chambres à feu. Vinée et bûcher. Luyères. Maison en bois et paille, à la ci-devant fabrique. 33 pieds sur 27. Deux chambres à feu. Bergerie et jardin. La maison est occupée par le berger. L'instituteur est au presbytère.
�MAISONS D'ÉCOLE EN
1796.
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Mesnil-Sellières. Pas do presbytère. Ecole en bois, couverte en tuiles. 40 pieds sur 20. Quatre chambres à l'eu. Jardin do 34 cordes. La maison est en très bon état. Assencières. Un presbytère. Pas de maison d'école. Ecoles du canton de Marigny. Le canton de Marigny est moins bien partagé en maisons d'école que celui de Créney ; il n'en a que trois, situées l'une à Marigny, l'autre au Petit-Dierrey, la troisième à Fontaino-les-Grôs. A Marigny, elle se compose de deux chambres à feu de 16 pieds carrés chacune, solivées, planchées [sic) et carrelées, éclairées par quatre croisées qui n'ont point de barreaux. Elle contient un four qui tombe en ruines; une écurie de 12 pieds sur 16; un grenier de longueur, planché, en bon état; un jardin d'environ 4 cordes, fermé de murs sur trois faces et non clos sur la rue. Les portes externes et les croisées sont en briques, la maison est couverte en tuiles... A Dierrey-Saint-Pierre, deux chambres carrelées, à fou, de 18 pieds carrés, éclairée, la première, par une croisée au midi ; la seconde par deux. Grenier de longueur; écurie de 15 pieds sur 10; cour au midi, de 3 cordes de longueur sur 1 corde et demie de large, dans laquelle est un puits ; jardin do 3 cordes 12 pieds do longueur sur 2 cordes 8 pieds de large.
�•21'2
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
A Fontainc-lcs-Grès : une chambre terrée, de 10 p. sur 12, avec une petite croisée ; une écurie de 10 p. sur 9; une cour de 3 cordes ; un jardin de 2 cordes 6 pieds. Tous les bâtiments sont couverts en chaume; les bois n'en sont pas bons, et les murs sont très mauvais. Les réparations nécessaires sont évaluées à 200 francs. On fait remarquer que cette maison a été achetée par les habitants depuis la révolution, pour servir de maison commune et qu'ils désirent la vendre pour se décharger d'une rente annuelle, dont ils sont grevés. Dans les six autres communes du canton, il n'y avait qu'un presbytère et pas de maisons d'école. Ces presbytères ont d'ordinaire une ou deux chambres à feu, un cabinet et une cuisine, cour, jardin et dépendances, selon l'importance des dîmes. Voici sur un autre point du département, à Moussey, une maison d'école qui contient aussi : « 1° Une chambre à cheminée portant 15 pieds carrés. 2° Une autre chambre à cheminée dans laquelle est un four, avec alcôve et cabinet ayant ensemble 22 pieds sur 15. 3" Un appentis de 37 pieds sur 8. 4° 9 cordes de jardin. Le tout couvert en tuiles.» (Excepté, sans doute, le jardin.) En supprimant le cabinet et l'alcôve, dit le commissaire cantonal, cette école serait commode et belle. On pourrait pratiquer une vinéc et deux cabinets dans
�MAISONS D'ÉCOLE EN
1796.
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l'appentis de derrière, à peu de frais. Il n'y a que des réparations locatives. Cette maison a toujours été habitée par les maîtres d'école et l'est encore. Le presbytère, dont l'importance est au-dessus de la moyenne, est occupé par l'ancien curé.
(Archives de l'Aube, L. 1473 et 1571.)
Nous forons remarquer, à l'occasion des ventes des maisons d'école qui eurent lieu à partir de 1793, que ces ventes ont eu pour causes, non-seulement l'affectation des presbytères aux écoles, mais aussi la réduction du nombre des écoles en 1795. Plus tard, lorsque les presbytères furent rendus au clergé, lorsque chaque commune recouvra son école, il fallut racheter les maisons d'école bien plus cher qu'on ne les avait vendues.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
VIII.
LETTRE DE BEUGNOT SUR LES FÊTES NATIONALES.
L'administrateur éminont qui fut connu sous le nom do comte Beugnot, était en 1796 substitut du commissaire du directoire exécutif près l'administration municipale du canton de Bar-sur-Aube. Il vivait à cette époque retiré dans sa ville natale, en attendant qu'il pût déployer ses rares aptitudes sur une plus vaste scène. A la demande des procès-verbaux de fêtes décadaires qui lui fut adressée par le commissaire du directoire près de l'administration départementale de l'Aube, il répondit par une lettre, que nous citerons en entier, parce qu'il nous semble difficile de médire do mesures intempestives en termes plus administratifs et plus significatifs par leurs sous-entendus.
Bar-sur-Aube, le 14 vendémiaire an v.
Le substitut du commissaire du Directoire exécutif près l'administration du canton de Bar-sur-Aube au citoïen commissaire du Directoire exécutif près l'administration du département de l'Aube.
Citoïen commissaire, J'ai l'honneur de vous adresser l'extrait des procèsverbaux qui constatent la célébration des fêtes patriotiques dans le canton de Bar-sur-Aube. Vous verrez qu'on vous avait bien mal instruit, lorsqu'on vous avait dit que l'administration de ce canton ne
�LETTRE SUR LES FÊTES NATIONALES.
215
songeait même pas à célébrer ces fêtes. Je dois même ajouter que jusqu'icy les administrateurs en ont fait les frais, et je ne sais pas si ceux qui les ont dénoncé, auraient poussé le patriotisme jusque là. Je conviendrai maintenant que, dans la commune de Bar-surAube comme dans celle de Troyes, les fêtes patriotiques n'ont point encore produit l'effet qu'on devait en aLtendre ; mais il est de la nature des institutions d'être faibles à leur berceau et de s'élever avec le temps au-dessus des loix mêmes. D'ailleurs on a commis, selon moi, des méprises clans la distribution et surtout dans l'ordonnance de ces fêtes, et il n'était point au pouvoir des administrateurs do les réparer. Il ne faut pas peut-être envier au temps ses succès, ni à l'expérience ses leçons. C'est avoir assez fait en cette année que d'avoir signalé les jours de fête dans le calendrier républicain. L'année prochaine, ces jours nous appartiendront déjà davantage. Sans doute, on y attachera des divertissements mieux appropriés à nos mœurs et à notre éducation, et les succès allant sans cesse en croissant, nos successeurs jouiront avec enthousiasme, là où le découragement était prêt à nous atteindre. Salut et fraternité, J.
{Arch. de l'Aube,
L. 1349.) G. BEUGNOT,
�216
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
IX.
ARRÊTÉ MUNICIPAL SUR L'OBSERVATION DU DÉCADI.
Extrait du registre des délibérations de la municipalité du canton de Créney.
Article 1er. Tout rassemblement qui aurait pour objet le divertissement de la danse ou d'autres jeux ne pourront avoir lieu que les jours de fêtes nationales, à dater du 1" vendémiaire an VII. Article 2. Les principaux auteurs ou instigateurs de ces rassemblcmens et de ces jeux seront poursuivis et punis, selon toute la rigueur des lois. Article 3. Les instituteurs seront tenus d'ouvrir et tenir les écoles tous les jours de la décade, à l'exception du décadi et autres fêtes nationales et du quintidi, sous peine de destitution pour les instituteurs publics et de clôture des écoles et des pensionnats pour les instituteurs particuliers. Article 4. Les citoyens do tous les cultes seront invités à ne se permettre leurs cérémonies religieuses qu'aux dits jours de fêtes nationales, et ce, pour éviter la perte de leur temps. {Archives de l'Aube, L. GO.)
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
217
X.
RAPPORTS DES COMMISSAIRES CANTONAUX DE L'AUBE SUR L'ÉTAT DE L'INSTRUCTION PRIMAIRE EN
1798.
Le 19messidor an VI (7 juillet 1798), le commissaire du directoire exécutif près l'administration centrale de l'Aube envoya une circulaire à tous les commissaires du directoire près les administrations cantonales de son département. Ce commissaire se nommait Bosc; il était frère d'un naturaliste distingué; aussitôt installé dans ses fonctions, il voulut se rendre compte de la situation morale et matérielle des différents cantons. Il se rappelait que le ministre de l'intérieur avait dit qu'un commissaire du directoire exécutif doit être en quelque sorte une glace pure et fidèle où le gouvernement doit voir se réfléchir les événements tels qu'ils sont. En conséquence, Bosc appela l'attention de ses collaborateurs sur seize objets différents : 1° esprit public; 2° instruction publique ; 3° sûreté des personnes et des propriétés ; 4° circulation des subsistances ; 5° police rurale ; 6° cultes; 7° hospices et établissements de bienfaisance ; 8° épidémies ; 9° prisons ; 10° contributions; 11° grandes routes ; 12° chemins vicinaux ; 13° agriculture ; 14° forêts nationales ; 15° industrie ; 16° force armée. La liasse L. 1480 des archives de l'Aube contient une grande partie des réponses, qui furent faites à cette circulaire ; la publication de ces réponses constituerait un tableau aussi complet qu'authentique de l'état
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
du département en 1798 ; nous n'avons en ce moment à nous occuper que do la partie qui a trait à l'instruction publique. Voici dans quels termes Bosc s'adressait aux commissaires cantonaux. « C'est par l'éducation, disaitil, que les gouvernements forment les citoyens, fécondent le génie et perfectionnent les talens... Chez un peuple libre, les fonctions d'instituteurs de la jeunesse sont les plus nobles dos fonctions civiles ; ce sont les magistrats de la morale publique. Faisons en sorte que la génération qui s'élève... soit digne de ses hautes destinées. Affranchissons-la des préjugés de l'ignorance qui la rendraient barbare et des erreurs de la superstition qui l'aviliraient. Les hommes étant meilleurs, le gouvernement sera plus respecté : pénétrez-vous bien de la loi du 3 brumaire an IV, vous y verrez qu'elle proscrit sévèrement l'enseignement d'aucun culte religieux ; je vous invite en conséquence à me rendre un compte exact des talons et de la moralité des instituteurs de la jeunesse, des principes qu'ils professent et de la moralité de la jeunesse. » A cette demande les réponses suivantes furent adressées par la majorité des cantons ; il est inutile de faire ressortir d'avance l'importance et l'intérêt de ces témoignages officiels : 1.
ALLIBAUDIÈRE,
(28 thermidor an vi).
...Les instituteurs n'ont cessé d'enseigner dans leurs classes comme dans l'ancien régime. Il en est cependant qui manifestent dos intentions pures, mais
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
219
qui n'ont pas osé heurter de front les maximes fauces [sic] des parents. La nécessité d'exister les a forcés jusqu'à ce jour à cette coupable condescendance ; mais aujourd'hui qu'ils sont protégés du gouvernement, ils me paraissent plus disposés à enseigner d'après les livres élémentaires,
2. ARCIS-SUR-AUBE, (24
thermidor an vi).
(L'éducation) est encore dans les enveloppes du berceau ; il faut lui créer une marche, et c'est dans l'amour du gouvernement qu'il faut en chercher la direction. La contrariété des circonstances a empêché ses premiers élans; les instituteurs n'ont pas encor osé se montrer hardiment, et heurter de front les principes erronés de certains parens ; le besoin de vivre a fait à beaucoup d'entre eux cette dure et malheureuse loi ; mais la protection du gouvernement semble leur donner en ce moment une nouvelle vie ; la surveillance des autorités constituées anime leur courage ; leurs écoles vaquent maintenant les jours de décades et de fêtes nationales ; ils expliquent à leurs élèves la constitution et les droits de l'homme ; tous promettent en un mot de seconder les vues du gouvernement dans la carrière pénible, mais honorable qu'ils ont à fournir. J'aime à croire qu'ils ont de la bonne foi ; mais je veillerai scrupuleusement pour m'en assurer...
3. ARSONVAL,
(1 fructidor an vi).
Les talents et la moralité des instituteurs de la jeunesse, les principes qu'ils professent et les progrès
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
de leurs élèves sont exactement les mêmes qu'ils étaient avant la révolution, à moins qu'on ne dise qu'ils ont dégénéré. Et en effet cette profession a été négligée, abandonnée ; les anciens instituteurs, mal payés, contrariés par les parens des élèves et par la loi, ont adopté d'autres états, de manière que les instituteurs d'aujourd'hui en grande partie ne valent pas ceux de l'ancien régime. Ce n'est pas que leur moralité soit inférieure ; leurs principes sont même au dessus, puisqu'ils sont républicains ; mais ils enseignent suivant l'usage, jusqu'à ce que le gouvernement ait pris des mesures qui obligent les parents des élèves à se conformer au nouveau mode d'instruction, qui ne leur est que très imparfaitement connu. L'administration centrale pourrait convoquer un jury, y appeler 3 à 4 instituteurs de chaque canton, faire imprimeries livres nouveaux, et à l'instar des écoles normales, leur donner à eux-mêmes les premiers documents. 4.
AULNAY,
(27 thermidor an vi).
... Des instituteurs, je n'en connais point; il existe un maître d'école dans chacune de nos huit communes, qui n'ont d'autres talents que celui d'insinuer dans l'âme dos jeunes enfants le venin de la superstition. Ces hommes sont vénérés par les pères et mères, et les choses sont au point sur cet objet que vouloir écarter les plus dangereux de ces prétendus maîtres ou les engager à changer de principes, du moins envers leurs élèves, ce serait animer, aigrir et peut-être exciter à la révolte des esprits d'ailleurs assez tranquilles^
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
221
5.
AUXON, (5
fructidor an vi).
... Un seul instituteur sur trois dans le canton manifeste des principes républicains ; les deux autres sont indifférents, et un de ces derniers se propose de donner sà démission. Je crois qu'il sera assez difficile de trouver des sujets bons républicains pour remplir ces postes par les dégoûts qu'ils éprouvent ; il sera aussi très difficile d'introduire dans leurs classes les seuls livres élémentaires, à moins que le gouvernement ne prenne des mesures pour forcer les instituteurs à n'employer que les livres élémentaires désignés par l'institut. Le meilleur moyen serait que le gouvernement fit imprimer à bas prix les livres classiques, et en distribuer gratis aux plus pauvres. Il faudrait aussi que l'on pu (sic) trouver des instituteurs autres que ceux de l'ancien régime, auquel ces derniers tiennent pour l'instruction. Ils ceddent aux peuples qui exigent d'apprendre à leurs enfants les prières et catéchisme ancien, et de les apprendre à lire dans les livres de l'ancien culte, soit latin ou français.
6. BAGNEUX-LA-FOSSE,
(1 fructidor an vi).
... Qui avons nous dans nos campagnes pour instruire la jeunesse ? Des ci-devant maîtres d'écoles, tenant à d'anciens préjugés, endoctrinés par des prêtres réfractaires et fanatiques, professant des maximes anti-républicaines, faisant lire leurs élèves clans des livres remplis de phrases suppersticuses (sic) et mensongères inventées par les prêtres, afin d'en-
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
trctcnir leur empire sur nous, à défaut do toute autre instruction ; mais aujourd'hui que le voile de la superstition a été déchiré et levé par la représentation nationale, le peuple français servira d'exemple à toutes les nations.
7. BAR-SUR-AUBE, (26
thermidor an vi).
L'éducation publique est à son berceau. H y a ici un des instituteurs en état de former des élèves. Les autres sont d'anciens maîtres d'écoles paitris (sic) de petitesses ; on ne souffre pas qu'ils enseignent rien qui soit contraire aux lois de la république ; au reste, l'instruction publique n'étant pas définitivement organisée par le corps législatif, il n'est pas étonnant que les élèves ne fassent pas de progrès dans la morale ni dans les sciences. 8.
BAR-SUR-SEINE, (26
thermidor an vi).
L'éducation républicaine n'a presque fait encore aucun progrès. Les instituteurs sont généralement disposés à la mettre en pratique, mais l'ancienne routine et surtout le défaut de livres élémentaires en retardent les succès, et l'on ne peut s'en promettre pour ainsi dire aucun aussi longtemps que les livres précieux ne seront pas répandus gratuitement dans les institutions...
9. BRIE^NE, (6
fructidor an vi)<
Je voudrais qu'il me fut possible de vdus parler avantageusement des instituteurs de ce canton; mais
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
223
les anciens préjugés ont toujours cet ascendant qui sera bien difficile de détruire. L'un d'eux, le nommé Chalette, est celui qui se prête le plus à enseigner la morale républicaine, et qui graduellement amènera peut-être ses élèves à l'affranchissement des préjugés et des erreurs de la superstition ; contrarié par les parons des élèves qui fréquentent sa classe, dont le plus grand nombre, s'ils savaient qu'on les intruisît dans les vues du gouvernement, les en retireraient. Cet instituteur, malgré sa bonne volonté, est souvent obligé de plier, par le besoin, étant chargé d'une nombreuse famille et sans autre ressource que l'état qu'il exerce. Le second nommé France, maître de pension, ne sera, je crois, jamais celui qui enseignera la morale républicaine. Je suis allé deux fois chez lui ; je lui ai fait lecture de l'arrêté du directoire exécutif relatif aux écoles primaires et pensionnats ; je me suis longuement étendu sur les vues du gouvernement relatives à l'instruction publique. Mon opinion, m'a-t-il répondu, est à moi ; la constitution me la donne ; nul ne peut me la faire changer et [je] ne m'écarterai jamais des principes dans lesquels j'ai été élevé. Je lui ai observé qu'en rendant compte de sa conduite aux autorités premières, on pourrait ordonner lafermeture de son pensionnat. Il m'a répondu qu'on ferait ce que l'on jugerait à propos. Cependant, instruit depuis qu'il paraissait se plier aux vtles du législateur, j'ai, mieux aimé voir Ce. citoyen Se soumettre aux arrêtés du gouvernement, que d'avoir le désagrément do. rendre un compte défavorable de celui qui pourrait encore être compté au nombre des bons citoyens.
�22.1
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
L'institutrice, qui n'est pas sans talents et qui, je puis dire, a du mérite et un civisme prononcé, a pour elle cette bonne volonté décidée de l'instruction républicaine. Egalement que l'instituteur, contrariée par les pères et mères des enfants qui vont à son écolo, toujours sur l'équilibre, elle fait tout ce qui est en elle pour inculquer à ses élèves les principes de la saine morale et de la constitution. thermidor an vi).
10. CHAOURCE, (26
Dans les communes de Lnjesse, les Granges et la Loge il n'y a point d'instituteurs nommés par l'administration centrale ; mais trois prêtres y ont rempli pendant l'hiver les fonctions d'instituteur, car depuis le mois de ventôse il n'y a plus d'instruction dans ces communes, et lors de la réception du bulletin des lois n° 181 dans lequel se trouve l'arrêté du 17 pluviôse concernant la surveillance des écoles particulières, etc., les écoles dos communes de campagne commençaient à ne plus être fréquentées, de sorte qu'il était inutile d'y faire des visites, et je n'ai par conséquent pu m'instruire si les élèves y faisaient des progrès et si les principes qu'on y enseignait n'étaient point contraires aux loix. Cependant je me persuade que l'ancienne méthode d'enseigner y était pratiquée par rapport aux premiers principes do la religion catholique ; car il n'est pas naturel de penser que les prêtres n'eussent pas fait ce que faisaient d'anciens maîtres d'école.
1°
2° Dans les communes de Parguos, Praslin et les
�RAPPORTS SUR ^INSTRUCTION PRIMAIRE.
223
Maisons, d'anciens maîtres d'école y ont exercé jusqu'au mois de ventôse dernier les fonctions d'instituteurs. Ces trois anciens maîtres ne jouissent pas d'une réputation recommandable de patriotisme ; ce sont eux qui, à défaut de prêtres, chantent des matines et des vêpres dans l'église les ci-devant jours de dimanche et fêtes ; ceux de Pargues et des Maisons, avant la rentrée des prêtres réfractaires de ces communes, occupaient les maisons presbytérales comme instituteurs, et à l'arrivée de ces prêtres ils les ont cédées. D'où je conclus que l'éducation de la jeunesse doit être mal placée entre leurs mains. 3° Il y avait dans la commune des Loges-Marguerons un instituteur nommé par le département ; cet instituteur est décédé il y quelques mois. 4° Dans la commune de Metz-Robert à cause do son peu de population et de sa proximité de Chaource, il n'y a jamais eu d'instituteur. 5° Il y a à Chaource trois écoles publiques, deux de filles et une de garçons. L'instituteur est nommé par le département : sa femme tient une école de filles ; une institutrice qui n'a pas été nommée par le département, parce qu'elle n'a pas été examinée parle nouveau jury, mais seulement par l'ancien et nommée sur son attestation par l'autorité alors compétente. Les écoles se tiennent en tout temps à Chaource, dans lesquelles, en vertu de l'arrêté du directoire exécutif, des visites ont été faites en présence (sic;. L'instituteur et l'institutrice sont en état d'enseigner. L'instituteur enseigne les principes républicains tels que la déclaration des droits, la constitution, etc. 15
�226
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Aussi, cet enseignement lui a valu la désertion d'une partie de ses écoliers qui ont été reçus dans l'école de l'épouse de l'instituteur, où les mêmes principes n'ont pas été enseignés. J'ai néanmoins remarqué que l'instituteur enseignait les éléments de la morale et que quelques-uns de ses écoliers s'instruisaient dans cette partie de l'éducation ; mais j'ai vu avec surprise que tout ce qui s'enseignait ci-devant dans les écoles, tels que premiers principes de religion, etc., se faisait dans son écolo. Je n'ai pas cru devoir user de sévérité, crainte d'exciter quelque mouvemens, et je me suis contenté d'avoir une conversation particulière avec cet instituteur, auquel j'ai remis sous les yeux les principes qui doivent le guider dans l'enseignement. Il m'observa que s'il était obligé de les suivre, il craignait de voir déserter son école; je lui fis entendre que cette crainte était chimérique, puisque clans toutes les écoles primaires le même enseignement devait y être observé, que d'un autre côté l'instruction étant nécessaire, en prenant de sages précautions pour faire disparaître les abus, on y parviendrait sans secousse sans que les pères et mères le trouvassent mauvais. Depuis cette explication, quelques réformes se sont opérées sans difficultés. Ce qui me fait présumer que pour peu que l'on veuille donner ses soins, il sera possible de faire disparaître des écoles les abus que l'ignorance et la superstition y avait introduits... 11.
CHESLEY,
(6 fructidor an vi).
L'éducation est la même que dans l'ancien régime. Ce sont des maîtres d'école très ignorantissimes qui
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
"227
sont instituteurs. Par conséquent la génération qui s'élève sera ignare et superstitieuse.
C'est
un mal-
heur que l'on éviterait en salariant ces magistrats de la morale publique.
12. COCLOIS, (5
thermidor an vi).
... Je vois avec peine qu'au lieu de sages instituteurs de la jeunesse, nous n'ayons encore que des vecteurs d'école, piliers de lutrins, plus dévoués aux ordres des femmelettes qu'aux invitations des autorités constituées, et que les jeunes élèves des campagnes sucent encore le venin des préjugés...
13. CRENEY, (25
fructidor an vi).
Quant à l'éducation publique... je suis fâché de vous apprendre qu'elle est tout à fait négligée depuis la révolution. On n'aime pas la nouvelle manière d'enseigner, non plus que les livres élémentaires que le gouvernement veut voir entre les mains des élèves ; les parents, fanatisés par les prêtres et peut-être par les instituteurs eux-mêmes, ne veulent pas confier à ces derniers leurs enfants, parce qu'ils craignent qu'on leur inspire des principes différents de ceux dans lesquels ils ont été élevés. J'ai à me plaindre surtout de l'instituteur de la commune de Luyôrcs ; outre qu'il fait les fonctions de ministre du culte clans cette commune, je suis instruit qu'il n'inspire pas à ses concitoyens l'amour des institutions républicaines. Je ne lui crois pas d'ailleurs ni assez de moralité ni assez de talents pour exercer une fonction aussi éminente. Il
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
serait donc à désirer que le jury d'instruction publique s'occupât de son remplacement. Il en existe encore cinq dans le canton, sur lesquels je ne porterai pas des plaintes aussi graves. Ils ont de la moralilé et même des talents, à la vérité les uns plus que les autres ; mais je les crois plus attachés à leurs ci-devant curés qu'à la république. 14.
DIENVILLE,
(24 thermidor an vi).
Dans ce canton, les instituteurs, à deux ou trois près, y sont peu instruits. La plupart d'entre eux sont dos ex-recteurs d'écoles qui ne sont pas absolument dégagés do leurs anciens principes. Tous paraissent avoir une moralité ordinaire, professant extérieurement des principes réplicains (sic), sans qu'ils me persuadent qu'ils le sont franchement. Leurs élèves font peu de progrès ; mais il est vrai qu'à la campagne leur école est interrompue par les travaux des récoltes, ce qui les retarde beaucoup. Je doute fort qu'ils enseignent parfaitement les éléments de la morale républicaine. Il serait à désirer que l'on pût trouver des sujets qui voulussent se fixer dans quelques communes de la campagne et y établissent des pensionnats. La jeunesse, qui ne demande qu'à s'alimenter de l'instruction dont elle a besoin, s'empresserait d'y accourir. 15.
FONTVANNES,
(4 fructidor an vi).
L'éducation de la jeunesse se borne à enseigner à lire et à écrire. Tous les enfants ne fréquentent pas les écoles. Elles ne se tiennent que pendant environ
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
229
quatre mois l'année. Elles cessent au commencement de travaux de la campagne et reprennent à la fin. Los dispositions heureuses restent toujours incultes et n'ont aucun moyen de se développer. Ils apprennent par routine et ne peuvent acquérir aucun goût. Il n'y a dans le canton que deux instituteurs reçus par le jury d'instruction et qui aient pris leur attache de l'administration municipale du canton. Ce sont celui d'Estissac et celui de Macey ; le premier a des talents et de la moralité; le second n'en manque pas, mais est inférieur. Ils ne sont pas dupes des préjugés de la superstition, mais pas assez fermes pour élever l'esprit de la jeunesse à leur niveau, et en cela ils restent esclaves de la volonté des parents. Les instituteurs de Fontvanncs et de Mcsson, qui ont blanchi dans cette profession, sont fanatiques outrés et sans talents. Ceux de Torvilliers et de Montgucux sont des jeunes gens sur lesquels je ne puis rien assurer. Ils se sont mis à loyer dans ces communes depuis moins d'un an et leur salaire n'est pas considérable. Il n'y en a point à Prugny. Les livres élémentaires sont toujours les anciens. Je ne sache pas qu'on en employé encore qui contiennent les maximes républicaines et constitutionnelles. J'ai requis les agens à ce qu'ils veillent qu'ils soient les seuls en usage. Ceci est constaté parle procès-verbal de notre séance du 10 prairial dernier. 16.
LESMONT,
(4 thermidor an vi).
L'éducation est on général négligée dans ces campagnes. Elle est souvent influencée par l'esprit sacer-
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
dotal, et c'est ce qu'il faut soigneusement éviter. Il n'est pas aisé de se procurer des instituteurs instruits à cause de la modicité de leur rétribution. Il faudrait commencer par en avoir d'assez fermes et d'assez patriotes pour proscrire l'enseignement du culte ; mais il faudrait leur procurer des livres élémentaires que les parents refusent et négligent de donner à leurs onfans. Il n'y a qu'un instituteur d'établi légalement dans le canton. Il y a encore le ministre du culte de la commune de Précy-Saint-Martin qui s'est fait recevoir instituteur seulement pour avoir le nom, afin de conserver le logement du ci-devant presbytère; car il ne fait ni ne remplit aucunement les fonctions d'instituteur.
17.
LONGCHAMP,
(2 fructidor an vi).
Je suis convaincu que le choix dos instituteurs est de la plus haute importance ; mais ce n'est pas dans nos campagnes qu'on peut espérer donner aux jeunes gens une éducation brillante. Nos instituteurs sont de bons citoyens qui se bornent simplement à enseigner à lire, à écrire et un peu à calculer. L'administration du canton a fourni aux instituteurs quelque livre élémentaire intitulé Instruction sur la morale religieuse, rédigé par l'auteur du Manuel des Théophilanthropes, avec invitation d'engager leurs élèves à s'en procurer. Malgré cette invitation, les pères et mères mette [sic) toujours entre les mains de leurs enfants des livres de morale chrétienne. Il y a beaucoup à faire sur cet objet important.
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
231
18. MAILLY, (26
thermidor an vi).
L'éducation est singulièrement négligée. Les écoles sont fermées depuis le lor germinal jusqu'au 1ER vendémiaire. Les instituteurs, choisis parmi les anciens maîtres, sont presque tous fanatiques et sans moralité; dans l'enseignement, ils suivent toujours la routine vétillarde et ne connaissent de livres républicains que ceux que leur a adressé l'administration. Depuis mon entrée dans l'administration, je n'ai pu vérifier s'ils en font usage.
19. MAROLLES, (4
fructidor an vi).
Les instituteurs de ce canton sont au nombre de trois. Ce sont des ci-devant maîtres d'écolo qui n'ont jusqu'alors fait aucun progrès dans leurs élèves.
20. MÉRY-SUR-SEINE, (27
thermidor an vi).
Quoique sept communes de ce canton soient spécialement désignées1 pour avoir un instituteur, il n'y en a cependant de connus que dans celles de Môry, Etrelles, Châtres, Vallant et Droupt-le-Grand. L'enseignement de ces instituteurs consiste seulement dans la lecture, l'écriture et l'arithcmétiquo qu'aucun ne connaît par principes.
21. MONTSUZAIN, (24
thermidor an vi).
Instruction publique. Elle est ici très-négligée. Des
8
communes qui composent le canton, il n'y en a que
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3
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
qui aient des instituteurs reçus par le département. Dans les cinq autres, les fonctions ne sont exercées que par des ex-maîtres d'écoles. Les uns et les autres ont assez peu de talents, et enseignent à lire, écrire et calculer tant bien que mal. Leurs écoles ne sont ouvertes que l'hiver, et jusqu'à ce moment les livres et institutions républicaines y ont été peu connus.. ... Il n'y a que deux ministres du culte dans ce canton ; dans les communes où il n'y en a point, ce sont des particuliers ou les ex-maîtres d'école qui en font les fonctions. Les uns et les autres nous paraissent tranquilles.
22. NEUVILLE, (18 thermidor an vi).
La bonne tenue des écoles primaires, des visites fréquentes, des examens, des distributions de prix attestent combien nous avons à cœur de voir prospérer cette branche importante de l'administration publique ; il est vrai de dire que le résultat n'a pas toujours répondu à nos désirs. Mais il nous semble en découvrir la cause dans l'incurie des pères et mères et dans l'insuffisance des lois sur cette partie.
23. PONT-SUR-SEINE, (28 thermidor an vi).
L'instruction a tous les vices, tous les préjugés religieux de l'ancien régime, et en a de plus l'ignorance la plus profonde. Les instituteurs sont tous des ignards dont tout l'orgueil pédantesque peut se gloriffier d'écrire plus ou moins mal, mais sans un mot d'ortho-
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
233
graphe, ny de sens commun dans tout ce qui peut sortir de leur minerve. Ils sont pour la pluspart chantres au lutrin et pontifes où l'espèce en est tarie. Les parents en général ont une indifférence cruelle sur l'instruction de leurs enfants ; aussi sont-ils presque tous oisifs ou fainéants. De là tous les vices que l'oisiveté et la fainéantise entraînent avec elles. On croit être au neuvième siècle du côté des sciences et des arts dans ce canton. On n'y trouverait pas un homme instruit dans aucun genre, en un mot pas un homme de lettres.
24. RILLY-SYRE,
(27 thermidor an vi).
L'instruction publique n'a jusqu'à ce jour fait que peu ou point de progrès. Les instituteurs de la jeunesse, anciens maîtres d'école, encore rouillés des préjugés religieux, ne peuvent pas instruire convenablement, parce qu'ils dépendent du public pour l'obtention de leurs salaires. Je dois cependant, pour être d'accord avec la vérité, vous avouer qu'il en est parmi eux qui, pour la campagne, sont capables de donner à leurs élèves une éducation plus concordante avec la raison, s'ils n'étaient pour leur traitement dépendans que du gouvernement. Les écoles sont suspendues à cause de la moisson. 25. thermidor an vi).
TRAINEL, (13
... Les écoles de village... s'ouvrent après les vendanges jusqu'au mois de ventôse, et le reste de l'année est totalement sans instruction quelconque.
�234
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
.
Comme cos écoles sont tenues parles mômes maîtres qui, autrefois choisis par les curés, savaient comme des stentor faire grand bruit dans un temple, en y chantant d'une voix fausse et contrefaite un latia qu'ils n'entendaient pas, ces mêmes maîtres existants sous le beau nom d'instituteurs qui ne leur appartient pas, il est indispensable que les élèves ne soient élevés dans les mêmes exercices. On leur apprend, sans que cela paraisse, à répondre la messe, à chanter ce qu'on appelle plein-chant et à faire toutes les petites arlequinades appelées cérémonies de l'église; de plus, tous les parents veulent que leurs enfants soient élevés comme eux-mêmes et rien de plus. Il est donc impossible d'avoir des instituteurs dans les campagnes, tels que le républicanisme l'exige, tant que les parents les payeront et qu'ils ne seront pas gagés par le gouvernement ; celui qui paye veut être servi selon sa volonté ; de là suit la disette continue de bons instituteurs et la perte d'une génération qui sera au moins inutile à la république, si elle ne lui devient pas préjudiciable. Les agents font souvent leurs visites chez les instituteurs ; souvent je les vois ; je fais plus, je converse avec eux, et je puis vous dire qu'il faudrait qu'ils commençassent eux-mêmes à apprendre ce qu'ils devront enseigner aux enfants. Tous les livres de religion sont absolument bannis des écoles, du moins dans la classe publique; mais je soubçonno fort que tout s'y enseigne comme par le passé, tels que l'évangile, le catéchisme, les pensées chrétiennes, etc.
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
233
Que faire ! hausser les épaules et gémir. ... Pour raviver l'esprit républicain, il faudrait qu'il eût existé, mais il est encore à naître. Cependant à entendre les administrés, ils sont tous patriotes; mais ils ne se pressent pas de payer les contributions; ils sont tous républicains, mais ils no veulent pas que leurs enfants fugitifs des armées et retirés dans leurs maisons, retournent à leurs bataillons; ils aimeraient tous, disent-ils, le gouvernement actuel, s'il leur rendait leurs cloches, leurs processions, leurs enterrements pompeux, en un mot tout l'ancien apparat du culte catholique. D'après cela, jugez de l'esprit de mon canton.
26.
TROYES, (11
thermidor an vi).
... J'entends partout répéter que les années de révolution qui viennent de s'écouler sont perdues pour l'éducation ; je ne partage pas tout-à-fait cette opinion ; j'aurais môme désiré que pendant ce laps l'instruction eut été absolument nulle ; les préjugés qui ne faisaient que germer dans la plus tendre jeunesse se seraient éteints faute d'aliment Pour opérer la régénération de l'instruction... il faut d'abord écarter de l'enseignement tout ce qui tient au culte et aux opinions religieuses. Par votre circulaire du 19 messidor, vous citez à cet effet la loi du 3 brumaire an 4 ; j'ai consulté cette loi et n'y ai point trouvé cette disposition formelle. L'administration municipale, d'accord avec le jury d'instruction, peut bien interdire tout enseignement du
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PIÈCES JUSTIFICATIVES;
culte religieux aux instituteurs primaires ; mais peutelle l'exiger des instituteurs particuliers, lorsque la loi ne le commande pas ? Ce sont cependant les écoles particulières qui sont le plus grand obstacle à la régénération do l'instruction, et les maisons d'éducation et pensionnats particuliers qui corrompent encore l'éducation, en sè tramant toujours dans les sentiers de l'ancienne routine, remplis de préjugés et de superstitions ; ce sont ces mêmes écoles particulières qui rendent désertes les écoles primaires, et qui réduisent les instituteurs primaires à l'indigence, etne leur laisse que l'alternative de la misère ou do la violation de la loi pour ne pas mourir de faim. Tel est, citoyen, le tableau fidèle de l'instruction dans ce moment, que sur mille à onze cents élèves, huit cens au moins sont entre les mains des ci-devant religieuses ou fanatiques outrés, et que l'esprit public préfère aux instituteurs des écoles nationales. Parmi les instituteurs des écoles primaires, les deux tiers apportent les talents et le civisme requis, et l'autre tiers ne mérite sa conservation que par ses principes républicains ; parmi les instituteurs particuliers au contraire, les trois quarts sont en opposition aux vues du gouvernement et provoquent la sévérité de la loi ; et en fermant ces écoles, on pourrait tirer un grand parti du quart restant, en remplacement de ceux primaires (sic) qui manquent de talent. Ce n'est, citoyen, qu'en employant ces mesures, quoique rigoureuses, que l'on pourra arrêter les effets de la mauvaise éducation. Signé MILONY.
�RAPPORTS SUR L'INSTRUCTION PRIMAIRE.
337
27.
VENDEUVRE, (2O
thermidor an vi).
... Les écoles ne tiennent presque nulle part depuis germinal jusqu'en vendémiaire. Les travauxdela campagne servent de prétexte. La plupart des instituteurs est aussi attachée au culte catholique en qualité de chantres. On emploie une grande partie de son temps aux cérémonies de ce culte, et on y conduit ses élèves. J'ai bien trouvé le moyen de faire vaquer les jours de fêtes nationales, mais je no puis venir à bout de faire ouvrir les classes les jours dits par les catholiques dimanche... Il me paraît contre la saine politique de faire nommer instituteurs, comme il en existe, des prêtres exerçant les fonctions du culte. Gomment feront observer le calendrier républicain des hommes qui ne veulent en connaître d'autre que celui qu'ils appellent religieux ? thermidor an vi).
28. VILLADIN, (25
Les instituteurs sont d'une moralité juste et républicaine, et instruisent la jeunesse de cette manière.
29. VILLENAUXE, (26
thermidor an vi).
La partie de l'éducation est en souffrance dans mon canton. La cause provient et de l'insouciance de beaucoup de parents qui font abandonner les écoles à leurs enfants, aussitôt que les travaux de la campagne commencent, et de la difficulté de trouver des instituteurs vraiment capables ou qui se livrent avec zèle à Fins-
�238
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
truction, vû les minces émoluments attachés à ces places ; encore ne leur sont-ils pas exactement rétribués parles particuliers. Ces observations sont le résultat des visites qui se font chaque mois dans les maisons d'éducation do mon arrondissement et auxquelles j'assiste conformément à l'arrêté du directoire exécutif du 17 pluviôse dernier concernant la surveillance des écoles particulières, maisons d'éducation et pensionnats. {Archives de l'Aube, L. 1480.)
�UN ARRÊTÉ DÉPARTEMENTAL.
239
XI.
UN ARRÊTÉ DÉPARTEMENTAL A LA FIN DE
1798.
Les administrations départementales s'efforcèrent souvent de seconder le directoire exécutif dans ses efforts pour stimuler et perfectionner l'instruction primaire ; mais elles étaient trop souvent disposées à prêter l'oreille aux phrases déclamatoires de l'époque. On ne saurait s'imaginer à quels effets de rhétorique un commissaire du directoire se laissait entraîner pour engager des administrateurs à prendre un arrêté sur l'instruction publique. Le commissaire de l'Aube ne se contente pas de dire, le 5 nivôse an VII (25 décembre 1798), qu'un des objets qui appellent le plus leur attention, c'est l'éducation publique. Il compare l'homme « au diamant qui n'acquiert d'éclat et de valeur que par le travail du lapidaire ; » il s'écrie : « Le génie et le talent ne produisent de soins que par les soins d'un sage instituteur. L'homme de la nature n'a que des appétits grossiers, etc. » Puis, notre commissaire parle de Lycurgue, qui forma les héros dos Thermopyles, de Solon et de la Turquie, de Rome et de Decius, de l'Espagne, qui s'humilie devant un récollet. Ensuite il reprend ses lieux communs ; « l'enfance est un jeune arbrisseau qui a besoin de l'appui d'un tuteur; c'est une cire ductile, etc. ; son âme, pure comme la rosée, est susceptible de toutes les impressions... La philosophie a préparé la révolution ; que la raison la consolide. »
�2i0
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Le commissaire veut bien alors parler des campagnes : « Jetez un regard paternel, dit-il, sur la jeunesse des campagnes ; son âme est moins facilement atteinte de la corruption des villes ; elle est pure comme l'air des champs qu'elle respire. (!) C'est surtout pour elle que la loi du 3 brumaire an IV est un bienfait. Formons son cœur à la morale des vertus... Le vrai bonheur consiste dans la paix de l'âme, etc., etc. Sans être austères comme les Spartiates, soyons magnanimes comme les Grecs, vertueux comme les Romains, aimables comme les Français. » Après cette flatteuse invitation, le commissaire nous apprend que « l'éducation des républiques diffère entièrement de celle des monarchies. » La première (je résume les phrases) répand les lumières ; la seconde nourrit les erreurs. Aussi un chancelier de France voulait-il « détruire tous les maîtres d'école du royaume. » On ne dit pas quel était ce chancelier et quels moyens il aurait employés pour détruire ces pauvres maîtres d'écolo. « Un paysan qui ne sait ni lire, ni écrire, continue notre commissaire, est dans la dépendance du premier frippon (sic) qui veut abuser de sa confiance ; et un gouvernement sage ne doit pas laisser aveugles ou estropiés les neuf-dixièmes des habitants... Sous le règne de l'égalité, nous détruirons cette dépendance choquante... en portant l'instruction jusque sous le chaume des campagnes...» Cela voulait dire que les neuf-dixièmes de la population étaient dans l'ignorance et que l'on n'avait pas même porté l'instruction sous le chaume avant le directoire. Un langage aussi contraire à la réa-
�UN ARRÊTÉ DÉPARTEMENTAL.
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lïLé est trop commun à cette époque pour qu'on s'en étonne. Le commissaire, après ce long préambule, s'occupe tout-à-coup des écoles centrales, qui ne sont pas de notre compétence; il leur consacre cinq pages in-quarto; puis il revient à l'éducation primaire, « qui est utile à tous... » « La nourriture de l'âme est aussi nécessaire au bonheur de l'homme que la subsistance physique à l'entretien de sa vie, etc., etc. Tout citoyen doit savoir lire, etc. Quant aux principes de morale, « ils sont simples et peu nombreux et leurs applications immenses... ils doivent être le résultat de la conviction et de la réflexion et non celui de la crainte. La morale des religions est fondée sur la crainte, et la crainte est le fruit de l'ignorance. » Le commissaire termine en parlant des livres élémentaires (Voir plus haut la note de la page 114), et se prononce contre ceux qui sont dialogués en forme de catéchismes ou ne contiennent que de plates rapsodies, comme l'almanach de Liège. Sur ce réquisitoire, bourré de lieux communs et d'images banales, l'administration départementale de l'Aube rendit un arrêt beaucoup plus pratique qu'on ne pourrait le croire, mais qu'elle eut soin de faire précéder d'un considérant où la déclamation reprend ses droits. Nous reproduisons avec son préambule le titre 1" de cet arrêté, qui concerne l'instruction primaire : Vu la loi du 3 brumaire an IV; Les arrêtés du directoire des 27 brumaire et 17 pluviôse an VI; 16
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Les différentes lettres ministérielles écrites pour leur exécution; Et considérant que l'administration, jalouse de prévenir les suites funestes de l'ignorance et de se montrer digne de ses fonctions, doit, pour elle-même, pour la génération présente, pour la postérité, rappeler h ses administrés les besoins de l'instruction, en faciliter les moyens et s'opposer, autant qu'il est en elle, au retour de la barbarie où les notions les plus simples de la morale et de la physique (!) étaient oubliées, et où toutes les pensées et toutes les actions des hommes étaient des erreurs, des préjugés ou des crimes ; (!) Ouï de nou veaule commissaire du directoire exécutif, L'administration centrale ARRÊTE ce qui suit :
ÉCOLES PRIMAIRES.
Titre Ier. — Article 1er. Les différents arrêtés qui fixent le traitement des instituteurs des communes de ce département sont rapportés. Article 2. Chaque instituteur recevra par mois des parents des élèves 70 c. par les élèves qui calculent, écrivent et lisent, 50 c. pour ceux qui écrivent et lisent et 30 c. pour ceux qui lisent. L'administration municipale do chaque canton aura la faculté, conformément à l'article IX de la loi du 3 brumaire an IV, d'exempter de cette rétribution jusqu'à un quart des élèves de chaque école primaire, pour cause d'indigence.
�UN ARRÊTÉ DÉPARTEMENTAL.
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Article 3. Dans le cas où les ci-devant presbytères ou maisons communales seraient occupés par des administrateurs non examinés par le jury ni reçus par l'administration centrale, ou par d'autres personnes que les lois n'autorisent pas à y loger, les administrations municipales sont chargées, aussitôt la réception du présent arrêté, de les en faire sortir et d'y faire placer les instituteurs publics. Article 4. Dans toutes les communes où le logement ne pourra être fourni en nature à l'instituteur, il lui sera accordé, à titre d'indemnité, 70 fr. dans les communes dont la population est de 250 inclusivement et au-dessous, 90 fr. dans celles dont la population est de 251 à 500, 110 dans celles dont la population est de 501 à 1000, 130 dans celles dont la population est de 1001 à 1500 et 150 fr. dans toutes celles dont la population est audessus de 1500. Cette indemnité sera comprise au rang des charges municipales, conformément aux art. VIII et X de la loi du 11 frimaire dernier. Article 5. Les administrations municipales et Commissaires du directoire exécutif près d'elles seront tonus de remplir, aussitôt la réception du présent arrêté, le tableau qui leur sera adressé par l'administration centrale, contenant des renseignements sur les talents et la moralité politique des instituteurs.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Ces lableaux seront faits doubles ; l'un sera adressé à l'administration centrale, l'autre au jury des écoles primaires de l'arrondissement. Article 6. Les membres de ces jurys se réuniront, aussitôt la réception de ces renseignements, les examineront et donneront leur avis sur iceux à l'administration centrale, pour être statué ce qu'il appartiendra. Article 7. L'administration rappelle aux membres des jurys et aux administrations municipales l'obligation où ils sont, conformément h l'arrêté du directoire exécutif, du 17 pluviôse, de faire tous les mois la visite des écoles particulières de leur arrondissement. Les commissaires du directoire exécutif près IcsdiLcs administrations sont spécialement chargés de veiller à l'exécution de cet arrêté; réunis aux jurys et aux administrations, ils rendent compte de leurs observations à l'administration centrale, et si les principes professés par les instituteurs et maîtres de pensions particuliers ne sont pas conformes aux principes républicains, si leur méthode d'instruction est mauvaise ou insuffisante, sileur incapacité est démontrée, ces pensionnats seront fermés. Article 8. Les instituteurs publics sont tenus de réunir tous les trois mois dans le temple décadaire du canton, le premier décadi de chaque trimestre, les élèves qui suivront leurs classes.
�UN ARRÊTÉ DÉPARTEMENTAL.
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Là se rendront des commissaires nommés par l'administration municipale, lesquels, assistés, autant que faire se pourra, des membres du jury, et en présence du commissaire du Directoire exécutif, examineront lesdits élèves, leur distribueront des récompenses et rendront compte de leurs succès à l'administration centrale. Article 9. Los instituteurs adresseront tous les trois mois, sous peine de destitution, au jury de leur arrondissement, l'état nominatif et le domicile des élèves qui ont fréquenté leurs classes pendant le trimestre, et le jury renverra ledit état revêtu de ses observations à l'Administration centrale, conformément à son arrêté du 17 thermidor dernier. Article 10. Tous les ans l'administration centrale adressera au Ministre do l'Intérieur le nom de l'instituteur qui, au rapport du jury, se sera le plus distingué dans son canton, et l'invitera à lui faire décerner une récompense nationale. Article 11. L'administration centrale fera parvenir à chaque école primaire un certain nombre d'exemplaires de livres républicains, pour l'usage des élèves. Dès que la remise de ces livres sera faite à l'école primaire, les instituteurs ne pourront plus se servir que d'iceux ou de ceux approuvés par le jury central, sous peine d'être destitués, s'ils en souffrent d'autres.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Article 12. Les instituteurs et institutrices d'écoles, soit publiques, soit particulières, sont tenus de conduire leurs élèves, chaque jour de décadi ou de fête nationale, au lieu de la réunion des citoyens. Les instituteurs et institutrices publics, qui ne se conformeront pas à ces dispositions, seront destitués. Les écoles des instituteurs et institutrices particuliers qui se rendront coupables de la même désobéissance, seront provisoirement fermées, conformément aux dispositions de l'arrêté du Directoire exécutif, du 17 pluviôse an VI, et avis en sera donné sur le champ à l'administration centrale. Titre II... — Article 11. La présente délibération sera imprimée, publiée dans toutes les communes du département et adressée au ministre de l'intérieur. Nous ferons remarquer les dispositions de l'article VII de cet article qui permettent, sur le rapport des commissaires cantonaux, de faire' fermer les écoks particulières, si les principes des professeurs ne sont pas conformes aux principes républicains. C'était ouvrir un large champ à l'arbitraire ; mais dans les campagnes, cette mesure resta comminatoire, et les commissaires n'osèrent point heurter de front l'opinion publique, en fermant des écoles où la majorité des parents envoyait ses enfants.
�STATISTIQUES DES PRÉFETS.
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XII.
STATISTIQUES DES PRÉFETS.
La plupart des préfets ont fait imprimer les statistiques qui leur ont été demandées par le gouvernement à l'époque du consulat et môme de l'empire. Si quelques-unes de ces statistiques sont muettes sur l'instruction primaire, comme celles de la Charente, de la Marne, de l'Orne et de la Vienne, d'autres contiennent sur cette instruction des passages qu'il nous a paru utile de reproduire. Nous avons trouvé la plupart d'entre eux dans la collection des statistiques de préfets conservées à la bibliothèque nationale. (Cote L31. 9.)
Extraits de la statistique des préfets.
AIN.
Avant la révolution, on comptait..., beaucoup d'écoles particulières de lecture et d'écriture répandues dans les villages. Dans tous les bourgs on trouvait des instituteurs qui enseignaient à lire, à écrire et à chiffrer... Les effets de l'orage révolutionnaire furent de rendre les écoles primaires presque nulles... Leur nombre a trop diminué depuis 1801; à peine en peut-on compter 30 dans toute l'étendue du département. (Cette statistique est par exception de 1807.)
AISNE.
L'instruction publique a été singulièrement négligée dans ce département depuis la révolution. L'ignorance ou l'immoralité s'en sont empa-
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
récs dans beaucoup d'endroits... Le premier degré d'éducation est rempli par des instituteurs asservis pour la plupart à d'aveugles routines. Ceux des campagnes surtout n'ont ni plan, ni méthode et ne tiennent leurs écoles qu'une partie de l'année ; encore la plupart des villages manquent-ils d'instituteurs. Cette situation n'est pas nouvelle. Les choses ont toujours été à peu près dans le même étal, si ce n'est que les fonctions de clerc laïque donnaient toujours un maître d'école plus ou moins capable, dans toutes les paroisses, et que dans plusieurs on avait pour les filles la ressource bien précieuse d'une école séparée de colle des garçons. Dans les villes on trouve à regretter les ci-devant frères des écoles chrétiennes connus sous le nom dHgnorantins, dont on estimait le zèle, la moralité et le talent particulier pour enseigner et contenir les enfants.
HAUTES-ALPES.
Presque partout l'instruction publique a été négligée ; ici elle est nulle.... Les écoles primaires élémentaires ne sont point organisées... Pour trouver quelque désir d'apprendre et même une instruction réelle, il fautremonter dans le Briançonnais... C'est là qu'on sent le prix de l'instruction et que tous sans exception y consacrent leur jeunesse ; il est rare qu'un enfant n'y sache pas lire, écrire et même un peu de calcul... Tous ceux qui ne connaissent pas d'arts mécaniques s'adonnent à lire, à écrire, à l'étude de la grammaire française, même latine ; et à l'approche de la rigoureuse saison ils vont peupler d'instituteurs l'an-
�STATISTIQUES DES PRÉPETS.
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cienne Provence et en général les pays méridionaux. C'est même une chose curieuse de voir dans les foires considérables de l'automne les instituteurs couverts d'habits grossiers, se promener dans la foule et au milieu des bestiaux de toute espèce, ayant sur leur chapeau une plume qui indique et leur état et leur volonté de se louer pour l'hiver moyennant un prix convenu...
ARDÈCHE.
On gémit plus considérables neptie de maîtres n'entend rien aux française...
de voir dans les communes les l'enfance livrée en général à l'id'école dont la presque totalité premiers éléments de la langue
AUBE.
Dans presque toutes les communes du département, il y a un instituteur primaire qui remplit les mêmes fonctions que les anciens maîtres d'école... A cet égard l'instruction n'a ni perdu, ni gagné. Les changements successifs apportés à l'organisation de l'instruction publique ont porté un grand préjudice à l'éducation de la génération qui s'élève. Les incertitudes ne sont point encore cessées. Il est à présumer, au contraire, que le système d'éducation va recevoir des modifications. Cette partie si intéressante de l'ordre social ayant été le sujet des discussions du conseil d'Etat, on croit inutile de s'étendre sur les imperfections de son état actuel etles améliorations désirées. On insistera seulement sur la nécessité de faire cesser cette situation pré-
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
caire, qui laisse les instituteurs dans le découragement et les jeunes gens clans l'ignorance.
AUDE.
L'enseignement primaire est presque nul. Dans les campagnes, il y a peu d'instituteurs primaires et ceux qui en ont le titre n'ont guère de moyens ni de volonté d'exercer convenablement ces utiles fonctions. Il n'y a presque pas d'écoles particulières.
CHER
(p. 74). La situation des écoles est à peu près la môme que dans les autres départements, c'est-à dire que le premier degré d'instruction est pour ainsi dire nul et que sa réorganisation est impatiemment attendue.
DRÔME
(p. 45). L'instruction publique laisse beaucoup à désirer. Dans les campagnes, le choix des instituteurs, soit qu'il ait été fait trop légèrement et sans examen, soit que l'on ait manqué d'hommes propres à ces fonctions, a besoin d'être rectifié.
GERS
(p. 49-50). L'instruction publique n'a cessé de languir dans le Gers, parce qu'il y a très peu de maîtres et do maîtresses d'école ou d'instituteurs primaires en état d'enseigner. Il en résulte ce grand mal que la superstition et le fanatisme conservent encore dans plusieurs de ses parties un empire absolu sur les bons citoyens des campagnes et même en apparence sur ceux de plusieurs villes.
�STATISTIQUES DES PRÉFETS. ÏLLE-ET-VILAINE
251
(p. 11)... Un peuple ignorant est toujours un instrument dangereux en révolution. ... Les campagnes offraient un aspect encore plus triste, depuis qu'elles n'avaient ni fêtes, ni assemblées. La décade n'a jamais été observée que par les officiers municipaux du bourg.
LOT-ET-GARONNE
(p. 57 à 59). Les écoles primaires sont à peu près partout dans le même état d'imperfection : quoique les instituteurs n'aient à enseigner que les premiers éléments, leur choix n'a pas été fait avec assez d'attention ; la plupart n'ont rien changé dans leur ancienne routine, et tous auraient besoin d'être guidés clans la méthode qu'ils ont à suivre. Ces ' écoles remplissent néanmoins une partie de leur objet; répandues sur tous les points du département, elles y augmentent chaque année le nombre des enfants qui savent lire, écrire et un peu de calcul ; ceux des campagnes ne les suivent que pendant quelques mois, dans l'intervalle du travail des champs, et ces fréquentes interruptions prolongent beaucoup le temps de leur enseignement, qui est souvent abandonné avant d'avoir pu être utile. Plus on réfléchit sur les entraves que la situation des lieux, l'indigence et l'insouciance des familles mettent au succès des écoles primaires, dont le but est de rendre à peu près universelle cette première instruction qui est nécessaire à tous, plus-on reconnaît que leur avantage principal sera toujours d'être plutôt multipliées que perfectionnées, et qu'il est plus important d'avoir
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
partout un instituteur qui enseigne à lire et à écrire d'une manière imparfaite que des maîtres moins nombreux avec plus de moyens et d'intelligence ; dans ce genre l'extension de l'enseignement est encore plus utile que son amélioration ; et c'est ce qu'opérerait l'instruction absolument gratuite, aux frais des communes, par un traitement fixe et suffisant levé sur les contribuables au profit du maître d'école. Cette dépense une fois avancée, tous . les habitants s'empresseraient de l'utiliser en faveur de leurs enfants, et ce moyen serait le plus sûr et le plus facile do rendre vraiment générale la jouissance do ce bienfait, dette sacrée d'un gouvernement sage qui s'enrichit en l'acquittant.
LOZÈRE
(p. 65). Ce pays, très reculé pour tout ce qui regarde la culture des sciences, l'a été encore plus depuis dix ans ; il n'y a dans la plupart des communes ni instituteurs, ni institutrices ; c'est néanmoins dans ces écoles primaires que les citoyens trouveraient une instruction analogue à l'état auquel ils se destinent ; le gouvernement ne saurait assez tôt s'occuper de l'organisation de ces sortes d'écoles, surtout pour les communes principales.
BASSES-PYRÉNÉES
(p. 128). Il existe dans presque toutes les communes des instituteurs qui donnent les premiers principes de l'écriture et de l'arithmétique.
RHÔNE
(p. 100 et 101). Dans cet état de choses (l'état de révolution) on n'organise rien, ou si l'on par-
�STATISTIQUES DES PRÉFETS.
2b3
vient à former une instruction, elle languit jusqu'à ce que les divisions politiques s'éteignent parmi les citoyens. Ces considérations et quelques circonstances assez peu connues expliquent comment Ton n'a pu fonder jusqu'à ce jour en France ni école primaire, ni école secondaire...
HAUTE-SAÔNE
(p. 23). L'instruction publique... est presque nulle dans les campagnes, mais les premiers résultats de la tournée des jurys d'instruction donnent de grandes espérances pour son rétablissement ; les communes s'y prêtent avec zèle.
SARTHE
(p. 92 à 93). Quant aux écoles primaires, l'état de nullité dans lequel elles végètent en général tient à l'impéritie et à l'inconduite du plus grand nombre des instituteurs, dontles nominations se ressentent trop des temps où elles ont été faites ; ils n'ont pas su se concilier la confiance des pères de famille. Elles ont été fermées dans plus de moitié des communes du département, mais le triste résultat de leur organisation ne fait point regretter qu'elles ne le soient pas dans la totalité. Il s'est élevé contre les instituteurs de tous côtés des plaintes, tant de la part des communes que des conseils d'arrondissement. On en réclame instamment la réforme. Aussi on a pensé que... jusqu'au moment où les dispositions de la loi à intervenir permettraient de mettre en activité le nouveau plan d'instruction que l'on attend avec impatience, il était de la sagesse de ne pas laisser s'invétérer les vices trop sensibles qu'on remarquait dans l'organisation
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
actuelle; et d'après l'autorisation ministérielle, que j'ai reçue de concert avec les membres des jurys primaires, je m'occupe de la révision des nominations faites précédemment par les membres du jury central.
TARN
(p. 8k). Ecoles primaires. L'instruction publique, négligée pendant quelques années, présente chaque jour un aspect plus satisfaisant. Le nombre de maîtres d'école répandus dans les campagnes... est assez considérable; ils apprennent aux enfants à lire, à écrire et les premiers éléments du calcul.
VAR
(p. 21 à 23)... L'éducation est entre les mains d'anciens prêtres... isolés ou réunis. Il est essentiel que le gouvernement organise au plus tôt une éducation conforme à ses vues... L'éducation des femmes est un peu moins vicieuse, et comme leur influence politique est moins directe, il y a moins de danger à l'abandonner encore quelque temps aux ex-religieuses.
VENDÉE (P. 165
et 166). Dans vingt ans, les communes rurales ne fourniront plus un seul homme qui sache lire et écrire ; ainsi plus d'autorité municipale. Si l'on considère que la malheureuse guerre de la Vendée n'a été alimentée que par l'ignorance des paysans; que cependant il existait, il y a dix ans, des collèges à Parthenay, à Thouars, à Bressuire, à Châtillon, à Saint-Maixent et des petites écoles dans tous les villages, no peut-on rester sans inquiétude sur l'avenir? Notre système d'instruction
�STATISTIQUES DES PRÉFETS.
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primaire n'est point mauvais ; mais on l'a maladroitement dépopularisé en proscrivant des écoles tout livre de religion. D'ailleurs, il est absurde de n'établir qu'un instituteur pour plusieurs communes. Dans un pays où pendant l'hiver, qui est la saison de l'étude, les chemins sont impraticables et où les loups font de grands ravages, quelle est la mère qui voudra envoyer ses enfans à une école distante de deux lieues ? Il faut une école dans chaque commune, et que la dépense n'arrête pas, quand il s'agit de ce qui est la base de la liberté, que le maître d'école soit salarié sur les fonds de la commune et tous les enfants instruits gratuitement.
VOSGES
(p. 103 à 104). L'instruction publique est extrêmement négligée dans ce département. L'insouciance des habitants des campagnes,leurs préjugés qui repoussent les institutions nouvelles, parce qu'elles ne sont pas comme autrefois alliées à la religion, la difficulté des communications dans un pays de montagnes, surtout pendant l'hiver (seul temps où l'on tient l'école dans les campagnes), le peu d'instruction des instituteurs, le peu de confiance qu'ils inspirent, la modicité de leur salaire, le défaut de local, sont autant de causes qui se sont opposées jusqu'à présent à l'établissement des écoles primaires ; car on ne peut appeler de ce nom quelques écoles de villages, la plupart sans écoliers. Ainsi le premier pas à faire vers le perfectionnement de l'instruction publique serait de former des
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PIÈCES JUSTIFICATIVES.
écoles pour les instituteurs ; il faudrait que ceux-ci reçussent des leçons de morale pour en donner à leurs élèves. Par ce moyen, ils acquerraient plus de considération, et les écoles seraient plus fréquentées. Dans ce département, la première éducation terminée, on n'exige rien des enfants que dans la cinquième ou sixième année. Alors, après quelques leçons de filature, on les envoie, une quenouille à la main, garder les bestiaux. A l'âge de dix à onze ans, ils fréquentent l'école pendant quelques mois del'hiver; etlorsqu'aprèsplusieurs années, ils sont parvenus à savoir un peu lire, écrire et calculer, on les regarde comme suffisamment instruits. Mais bientôt, faute d'exercice, ils oublient tout.
�STATISTIQUE DU PUY-DE-DÔME.
2b 7
XIII.
EXTRAIT D'UNE STATISTIQUE DU DÉPARTEMENT DU PUY-DE-DÔME.
.
Instruction publique.
Par suite do la suppression des collèges et de celle des diverses communautés qui tenaient des pensionnats, l'instruction des jeunes gens des deux sexes souffrit nécessairement beaucoup dans les villes. L'absence des ecclésiastiques nuisit également aux campagnes, où quelques-uns, soit des curés ou des vicaires, donnaient des leçons de lecture et d'écriture. En sorte qu'on peut dire qu'il fut une époque où l'enseignement cessa subitement dans toute l'étendue do la France. On vit, à la vérité, s'ouvrir avec le temps quelques écoles ôparses. Il y en eut que les administrations favorisèrent ; le gouvernement même intervint pour en' établir dans des villes principales. Mais on fut presque partout sans empressement pour ces nouveautés. C'étaient des essais à faire ; et les temps étaient peu propres à inspirer de la confiance pour les personnes qui alors étaient mises en avant. Ce n'a été qu'au retour de la liberté du culte, que les parents, plus rassurés sur les principes des instituteurs qui étaient employés, ont consenti que leurs enfants fréquentassent ces différents établissements.
17
�2o8
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
La statistique, dont nous extrayons ce passage, a été rédigée en 1804, par l'abbé Ordinaire, chanoine et bibliothécaire de Clermont-Ferrand. M. Vernière, de Brioude, qui en possède le manuscrit, a bien voulu nous envoyer en même temps des renseignements sur l'instruction primaire en Auvergne, renseignements qu'il tenait en partie de l'obligeance de M. Elie Jaloustre.
�UN SYLLABAIRE RÉPUBLICAIN.
239
XIV.
UN SYLLABAIRE RÉPUBLICAIN.
M. Vernière a bien voulu également nous communiquer un Syllabaire républicain pour les enfans du ■premier âge, que M. Paul Le Blanc avait eu l'obligeance de mettre à sa disposition. C'est une petite plaquette de 16 pages, du prix de 3 sols, publiée à Paris, en l'an II, chez Aubry, libraire. Rien de plus naïf. Au verso du titre, on peut lire :
CHANSON DU PAPA OU DE LA MAMAN A L'ENFANT QUI LIRA BIEN.
Ain : De la Carmagnole.
i
Si mon petit Fanfan lit bien, bis. Je ne lui refuserai rien ; bis Je le caresserai, Et puis je lui ferai Danser la Carmagnole, Au joli son, bis. Danser la Carmagnole Au joli son du violon.
CHANSON DES MÊMES A L'ENFANT QUI LIRA MAL.
Même air. Mais si mon Fanfanet lit mal, bis. Au lieu de le mener au bal, bis.
�260
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Je l'enverrai bien loin, Seul dans un petit coin, Danser la Carmagnole (Ici un geste représentant l'action du fouet que l'on donne aux enfants.) Au vilain son, bis. Danser la Carmagnole Au vilain son du violon.
On voit avec quelle facilité la carmagnole se prêle à la récompense ou au châtiment. Puis vient un alphabet, précédé du bonnet phrygien, un syllabaire, une énumération des noms les plus usuels, quelques phrases détachées, el les commandements de la république française et de la Liberté. Parmi les premiers, citons les suivants :
... 2. Tous les tyrans tu pDursuivras Jusqu'au-delà de l'Indostan. ... S. Jamais foi tu n'ajouteras A la conversion d'un grand. ... 9. Le dix août sanctifieras Pour l'aimer éternellement. 10. Le bien des fuyards verseras Sur le sans-culotte indigent.
Parmi les commandements de laliberté, remarquons ceux-ci :
1. A la section tu te rendras De cinq en cinq jours strictement. ... k. Tes intérêts discuteras Ceux des autres pareillement. ... C. Toujours tes gardes monteras Par toi-même et exactement.
�UN SYLLABAIRE RÉPUBLICAIN.
201
Suit un paragraphe consacré à la religion qu'il définit on une seule phrase. « La religion consiste à ne pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. » Rien n'est plus simple, on le voit. Suit la division du temps, les nombres, etc., et le serment républicain, où l'on jure d'exterminer tous les tyrans, « de promener le niveau do l'égalité pour abattre tout ce qui s'élèvera au-dessus de l'expression solennelle de la volonté générale » ; de combattre et poursuivre « tous les abus, restes impurs de la monarchie et d'un despotisme corrupteur, etc. » Et le livret finit, comme il a commencé, par une chanson.
CHANSON DE L'ENFANT A SON PAPA OU A SA MAMAN, QUAND IL A BIEN LU, EN RÉPONSE AU PREMIER COUPLET.
Am : Robin ture lure lure. Cher Papa, donne un baiser A Fanfan pour sa lecture. Tu dois le faire danser, Ture lure, Eh bien, soutiens la gageure Robin ture lure lure.
Je dois aussi à MM. Vernière et Paul Le Blanc la connaissance d'un curieux prospectus de livres élémentaires, de l'époque de la Convention, publiés par le cit. Chemin. Tels sont le Livre du Républicain, Y Alphabet du Républicain, Y Alphabet national, Y Ami des
�202
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
jeunes patriotes ou Catéchisme républicain, la. M orale des sans-culottes de tout âge, de tout sexe, de tout pays et de tout état, ou Evangile républicain, la Constitution française, la Déclaration des droits de C homme, les Principes de la langue française, les Lettres républicaines, contenant les principes du civisme, de l'éducation, de la morale, de la civilité et de toutes les vertus qui font le bon citoyen. Le prix de ces livres varie de 3 à 25 sols.
�OPINIONS DES CONSEILS GÉNÉRAUX.
263
XV. OPINIONS DES CONSEILS GÉNÉRAUX.
Los conseils généraux furent appelés par le ministre Chaptal, en 1800 et 1801, à exprimer leur opinion sur l'état de l'instruction publique dans leurs départements. Leurs procès-verbaux fournissent à ce sujet des renseignements non moins intéressants que ceux qui sont consignés dans les statistiques des préfets. Nous reproduisons des extraits des vœux émis par les conseils, tels que les a publiés, d'après Y Analyse officielle de leurs procès-verbaux, M. J. Guillaume, dans le Dictionnaire de pédagogie dirigé par M. P. Buisson (lr0 partie, p. 514-515).
AIN.
La décadence de l'instruction publique dans ce département doit être attribuée à quelques différences d'opinions qui rendent déserts les établissements nouveaux de ce genre. Une des premières causes de cette décadence, c'est l'insouciance des gens de campagne, qui aiment mieux employer leurs enfants à la garde des bestiaux que de les envoyer dans les écoles. Les enfants ont été livrés à l'oisiveté la plus dangereuse, au vagabondage le plus alarmant ; ils sont sans idée do la divinité, sans notion du juste et de l'injuste ; de là des mœurs farouches et barbares ; de là un peuple féroce. Le mode d'instruction actuelle est absolu-
AISNE.
ALLIER.
ARIÈGE.
ment vicieux... Les écoles primaires, organisées sous l'influence révolutionnaire, n'ont eu heureusement
�264
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
qu'un moment d'existence. Le défaut de paiement a fait déserter des instituteurs dont l'incapacité la plus absolue était le moindre défaut.
AUDE.
... Rétablir les frères des écoles chrétiennes sous le nom de Frères de l'instruction publique, et leur confier l'enseignement primaire.
CHARENTE.
L'instruction publique avait déjà dans ce département, avant la révolution, très-peu do ramifications ; mais la révolution les a fait presque entièrement disparaître. Les campagnes n'ont plus aucun moyen d'enseignement, aucun moyen même d'en établir.
CÔTE-D'OR.
On regrette les frères de la doctrine chrétienne, les Ursulines, etc.
CÔTES-DU-NORD.
Quoique l'état de l'instruction soit actuellement très-florissant, le conseil demande do nouveaux règlements et l'établissement d'écoles primaires.
EURE.
Les instituteurs des écoles primaires laissent beaucoup à désirer sur le mode d'enseignement. Les écoles particulières sont plus fréquentées, parce qu'on n'y pratique pas les institutions républicaines. La disette de livres élémentaires contribue à maintenir l'usage ancien de mettre entre les mains des enfants les livres particuliers à un culte ; et le ministre est intéressé à enseigner les dogmes de sa croyance.
GIRONDE.
Les écoles primaires manquent dans beaucoup de communes. Il y a peu d'instituteurs. Le plus grand nombre des instituteurs est médiocre... Il y a trop do congés; les instituteurs sont obligés do fermer leurs écoles le décadi; les parents font
�OPINIONS DES CONSEILS GÉNÉRAUX.
263
chômer les jours de repos du culte chrétien; c'est ainsi qu'au lieu de parer à l'abus des fêtes, on l'a augmenté.
HÉRAULT.
Les instituteurs primaires disséminés dans les campagnes sont pour la plupart ineptes ou sans aveu. L'instruction publique est presque nulle clans toute la France, parce qu'on a voulu s'écarter de la pratique confirmée par l'expérience. On ne parle ni de la divinité, ni des principes de la morale. On croit donc qu'il faut en revenir à ce qui se faisait anciennement. Il n'existe point d'écoles primaires dans la plupart des communes rurales, et là oh elles existent, elles ne produisent pas un bon effet.
ILLE-ET-VILAINE.
LOIRE-INFÉRIEURE.
Les progrès de l'enseignement sont faibles. Les élèves sont en petit nombre, et les instituteurs ont peu d'influence. PAS-DE-CALAIS. La jeunesse est livrée à l'ignorance la plus profonde et à la dissipation la plus alarmante. Le vandalisme n'a laissé subsister presque aucun édifice consacré à l'instruction. La plupart des instituteurs primaires sont ineptes ou incapables. Il faudrait réappliquer à l'instruction des enfants des deux sexes les frères ignorantins et les filles de la Charité et de la Providence.
PUY-DE-DÔME.
NIÈVRE.
Réorganiser l'instruction publique. Le mode actuel est très-dispendieux et n'a produit que les plus fâcheux résultats. Les anciennes corporations chargées de l'instruction obtenaient des succès qui compensaient avantageusement quelques abus que l'on pourrait d'ailleurs réformer.
�266
HAUTE-SAÔNE.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Remettre en vigueur les anciens établissements d'instruction publique. Les écoles étaient fréquentées, quand on enseignait, avec les éléments de la littérature et des sciences, ceux de la morale et de la religion ; elles sont désertes depuis que l'on a supprimé ce dernier enseignèment. DEUX-SÈVRES. Los écoles primaires sont nulles dans les communes mêmes où elles existent; et vu l'influence des ministres des cultes, on estime qu'il faut les abandonner à elles-mêmes, aux volontés des parents et à leurs besoins.
VAR.
La modicité des traitements qu'on offrait aux instituteurs a empêché l'exécution de la loi du 3 brumaire an iv, qui établissait les écoles primaires. Il faudrait augmenter le traitement des instituteurs. On pourrait les charger de la rédaction des actes écrits, avec une rétribution qui serait aux frais des communes.
VAUCLUSE.
L'instruction primaire est nulle en ce département. Il est peu d'écoles qui soient fréquentées. Les instituteurs primaires des campagnes, du Bocage surtout, sont très-peu instruits.
VENDÉE.
VIENNE.
Les écoles primaires sont troublées ou languissent. Le traitement des instituteurs est trop modique.
�TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE
1789.
IER.
—
ÉTAT DE L'INSTRUCTION PRIMAIRE EN '1789.
— Recherches récentes sur l'instruction primaire avant — Difficultés d'un tableau d'ensemble. — Répartition des écoles entre les différentes provinces. — Etat prospère de la région de l'Est. — Le Nord et la Normandie. — Infériorité de la Bretagne et de la région du Centre. — Bourgogne et Savoie.— Le Dauphiné et le Midi.— Les Cévennes et le sud-ouest. — Persistance de l'inégalité de l'instruction primaire entre les différentes régions. — Action de l'Eglise sur l'instruction. — Intervention du pouvoir central. — Fondations particulières. — Utilité de l'instruction reconnue par les paysans. — Traités de nourriture. — La communauté de village et l'école. — Les assemblées d'habitants et les maîtres. — Contrats. — Incapacité de certains maîtres. — Portraits de recteurs d'école de Champagne et de Bourgogne. — Leur condition. — Défaut d'un enseignement spécial pour former les maîtres. — Vœux pour l'établissement d'écoles normales. — Infériorité de l'éducation des filles. — Sœurs et maîtresses d'école. — Rétributions des maîtres et des maîtresses. — Résumé de la situation dos petites écoles des campagnes. . 1-2
�268
TABLE DES MATIÈRES.
LES PREMIERS EFFETS DE LA. RÉVOLUTION.
CHAPITRE II. —
— Les philosophes et l'éducation nationale. — Efforts pour développer l'enseignement primaire. — Effets du mouvement antérieur à 1789 sur les lumières et les mœurs des paysans. — Part qu'ils prennent à la rédaction des cahiers de 1789. — Rédaction et signatures. —Vœux formés dans les cahiers en faveur de l'instruction primaire. — Amélioration de la situation des maîtres. — Vœux du clergé. — Gratuité. — Réformes diverses. — Premiers événements politiques sans effets. — Résultat des changements administratifs sur les écoles. — Surveillance par les assemblées départementales. — Propositions de Beugnot. — Mesures prises par le département de l'Aube. — Situation du maître d'école dans la commune.— Défaut de contrôle.— Ecoles supprimées.— Le maître d'école secrétaire de la municipalité. — Sa tâche. — Projets de l'assemblée constituante.— Effets funestes de la constitution civile du clergé.— Serment imposé aux maîtres.— Persistance des anciennes coutumes. — Impuissance de l'assemblée législative CHAPITRE III. — 32
LA CONVENTION ET LES INSTITUTEURS. —
Zèle de la Convention pour l'instruction primaire.— L'éducation républicaine.— Effets des décrets de la Convention. — Principes proclamés. — Conditions exigées des instituteurs. — Certificats de civisme.— Déclaration faite devant les juges de paix. — Capacité requise. — Vrai républicain et sans-culotte. — Maintien d'anciens maîtres d'école. — Scrutin épuratoire.— Difficulté de trouver des instituteurs. — Instituteurs indignes.— Nomination des instituteurs par lesjurys d'instructionetles départements.— Desjurys d'instruction.— Appels aux candidats.— Echecs partiels.— Traitements des instituteurs.— Cessation de paiements.— Persistance des anciennes rémunérations.— Rareté des institutrices.— Raisons pour lesquelles on n'en trouve point. 58
�TABLE DES MATIÈRES.
269
CHAPITRE IV. —
LES
MAISONS
D'ÉCOLE.
— Vente des
jjiens formant la dotation des établissements d'instruction publique. — Importance des dotations pour l'instruction primaire. — Vente de maisons d'école dans les villages. — Etat et aménagement de ces maisons. — Leur conservation. — Leur destination diverse. — Presbytères convertis en maisons d'école. — Diminution du nombre des écoles par la loi du 27 brumaire an m. — Une école par mille habitants. — Plaintes nombreuses des administrations et des communes.— Obligation scolaire. — Obstacles qu'elle rencontre dans les campagnes. — Les travaux des champs. — L'obligation tombe en désuétude. ... 76 CHAPITRE V. — L'ENSEIGNEMENT ANTIRELIGIEUX ET RÉPUBLICAIN. — Suppression du culte catholique. — Attachement des paysans à leur culte. — Protestations en faveur de son maintien. — Résistance dans certaines communes. — Situation des curés. — Ils restent souvent dans leurs villages. — Enseignement anti-chrétien. — Signe de croix prohibé. — Culte de Marat. — Prière déiste. — Livres nouveaux imposés. — Refus des parents d'envoyer leurs enfants dans les écoles où l'on se sert des livres nouveaux. — Attitude diverse des maîtres. — Zèle et recommandations des administrations départementales. — Circulaire. — Nature et esprit de ces livres.— Concours ouvert par la Convention pour les encourager. — Ouvrages couronnés. — Le Catéchisme républicain. — Le Catéchisme de morale républicaine. — Autres livres. — Le livre d'un ministre. — Ouvrage sur la natation.— Le Manuel des jeunes républicains. — Hymnes et prières en usage dans les temples de la Raison. — Manuels des théophilanthropes. — Epitres et Evangiles du républicain. — Caractère de cet ouvrage. — Indignation naturelle des parents. — Opinion d'Andrieux sur les méthodes d'enseignement. — Résultats de l'cnsei-
�270
TABLE DES MATIÈRES.
gnement officiel et des décrets de la Convention signalés par Barbé-Marbois 90 CHAPITRE VI.
—
LES
FÊTES
DÉCADAIRES
ET
NATIONALES.
— Désir de remplacer les cérémonies du culte catholique par des cérémonies civiles.— Opinions de Jacob Dupont et de Rabaut Saint-Etienne. — Proscription du dimanche. — Le décadi et ses cérémonies. — Lectures, actes et chants des fêtes décadaires. — Elles ne sont pas prises au sérieux. — Fêtes nationales. — Leur but. — Les fêtes nationales dans les villages. — Cortèges municipaux. — Effets de la réouverture des églises en mai 1793.
— Le
18 fructidor. —
Efforts des autorités pour substituer le décadi au dimanche. — Persistance des anciens usages. — Prêtres invités à célébrer les offices le décadi. — Danses interdites le dimanche. — Cérémonies diverses. — Absence des fonctionnaires et des gardes nationaux. — Indifférence des habitants. — Cérémonies pathétiques. — Enfants des écoles conduits aux fêtes. — Abstention et attitude de certains instituteurs. — Discours qu'entendent les élèves. — Récitations. — Examens. — Fêtes de la jeunesse. — Résultats et décadence des fêtes nationales et décadaires. . CHAPITRE VII. . 118
—
LA CONCURRENCE DES ÉCOLES LIBRES. —
Nombreuses écoles tenues par des prêtres. — Influence des prêtres. — Plaintes des instituteurs publics. — Demande de la suppression des écoles particulières. — Enseignement religieux qu'on y donne. — Désertion des écoles publiques. — Misère des instituteurs. — Demandes pour le rétablissement des traitements fixes et de l'obligation scolaire. -=* Remèdes proposés; — Effets funestes sur les enfants. — Motifs politiques. — Projets et discussions du conseil des Cinq-Cents. — Opinions de Boulay (de la Meurthe) et d'Andrieux. — Actes du Directoire exécutif. — Interdiction des
�TABLE DES MATIÈRES.
271
fonctions publiques à ceux dont les enfants ne fréquentent pas. les écoles nationales. — Inspections des écoles par les municipalités. — Zèle des administrations. — Visites d'écoles particulières. — Fermeture de quelques-unes de ces écoles. — Rapports des commissaires du Directoire. — Inconvénients signalés de la politique anti-religieuse. — Message du Directoire du 3 brumaire an vu. — Analyse do ce document. — Propositions faites pour améliorer l'instruction primaire. — Force de l'opinion. — La république et Bonaparte. — Impuissance de l'enseignement d'Etat. CHAPITRE VIII. 140
—
LES RÉSULTATS.
—
Résultats des dé-
crets de la Convention et du Directoire à l'époque du Consulat. — Témoignages des conseils généraux. — Statistiques des préfets. — Opinions des conseillers d'Etat en mission. — Loi du lor mai 1802. — Esprit de cette loi. — Autorité qu'elle rend à la commune. — Le sous-préfet. — Progrès des . lumières. — Effets des événements. — Livres et journaux dans les campagnes. — Avortement des lois anti-chrétiennes. — Impossibilité de supprimer la religion. — Influence du concordat. — Situation des instituteurs. — L'instruction primaire sous l'empire et la restauration. — La loi de 1833. — Progrès de l'instruction. — A qui doit appartenir la direction de l'instruction primaire. — Conclusion 167
PIECES JUSTIFICATIVES.
î. Signature des conjoints en l7S9i
.
.
.
.
.
ISS 189 198 209
II. Un maître d'école peint par lui-hième eh 1784. ill. Nominations d'instituteurs en 1794. .... IV. Lettre des officiers municipaux des Ric'eys. . .
�272
TABLE OES MATIÈRES.
V. Les couplets d'un maître d'école.. VI. Les doléances d'un instituteur en 1795. VII. Maisons d'école en 1796
.
. .
. .
207 208 210 214216 217 239 217 237 259 263
VIII. Lettre de Beugnot sur les fêtes nationales.
IX. Arrêté municipal sur l'observation du décadi. . X. Rapports des commissaires cantonaux de l'Aube sur l'état de l'instruction primaire en 1798. XI. Un arrêté départemental à la fin de 1798. • XII. Statistiques des préfets XIII. Extrait d'une statistique du Puy-de-Dôme. XIV. Un syllabaire républicain XV. Opinions des conseils généraux . . . .
BAR-SUR-SEI.NE. — 1MP.
SA1LLAHD.
�
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1|Introduction |4
1|Chapitre 1er - Etat de l'instruction primaire en 1789 |11
1|Chapitre II - Les premiers effets de la révolution |42
1|Chapitre III - La convention et les instituteurs |68
1|Chapitre IV - Les maisons d'école |86
1|Chapitre V - L'enseignement antireligieux et républicain |100
1|Chapitre VI - Les fêtes décadaires et nationales |128
1|Chapitre VII - La concurrences des écoles libres |150
1|Chapitre VIII - Les résultats |177
1|Pièces justificatives |195
2|I- Signatures des conjoints en 1789 |195
2|II- Un maître d'école peint par lui-même en 1784 |199
2|III- Nominations d'instituteurs en 1794 |208
2|IV - Lettre des officiers municipaux des Riceys |215
2|V- Les couplets d'un maître d'ecole |217
2|VI- Les doléances d'un instituteur en 1795 |218
2|VII- Maisons d'école en 1796 |220
2|VIII- Lettre de Beugnot sur les fêtes nationales |224
2|IX- Arrêté municipal sur l'observation du décadi |226
2|X- Rapports des commisaires cantonaux de l'Aube sur l'état de l'instruction primaire en 1798 |227
2|XI- Un arrêté départemental à la fin de 1798 |249
2|XII- Statistiques des préfets |257
2|XIII- Extrait d'une statistique du département du Puy-de-Dôme |267
2|XIV- Syllabaire républicain |269
2|XV - opinions des conseils généraux |273
1|Table des Matières |277