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Title
A name given to the resource
Planches scolaires des anciennes écoles normales : histoire et géographie
Description
An account of the resource
Cette catégorie répertorie toutes les cartes qui décrivent des pays (géographie physique, économique, agricole, ...) ou des événements historiques.
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Title
A name given to the resource
Côtes de la Manche et de la Mer du nord
Subject
The topic of the resource
Manche
Mer du Nord
Côte
Littoraux
Publisher
An entity responsible for making the resource available
MDI
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1964
Rights
Information about rights held in and over the resource
© M.D.I. Tous droits réservés
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
91 cm*79 cm
Language
A language of the resource
Français
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
436369-2
Bibliographic Citation
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Mention collection : Tableau n° 2
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
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Title
A name given to the resource
Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
An account of the resource
A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
Document
A resource containing textual data. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre text.
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Title
A name given to the resource
Un été au bord de la Baltique et de la Mer du Nord : souvenirs de voyage
Subject
The topic of the resource
Baltique
Mer du Nord
Descriptions et voyages
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Marmier, Xavier (1808-1892)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie de L. Hachette et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1856
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-18
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/021217300
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 90 186
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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�TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation rue de Vaugirai'd, 9
�UN ÉTÉ
AU BORD
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A BA
DE LA MER D
SOUVENIRS DE VOYAGE
PAR
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X.
MARMIER
V VOK.M.VTij
Efaintziff — Olïva Marienbour*- i- La côte de Poméranle < fjç/tte cfe—Ili»«;en — Hambourg ' L'emhoiiclxirc de l'Elbe ISclgolanA
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C"
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RUE PIERRE-SARRAZINf
Site ds Douai 161, rue d'Esquerchin B.P 827 58508 DOUAI' Tél. 03 27 93 51 78
■roit de tr.adiï-çtioi: re'serv
09,
��BIBLIOGRAPHIE.
POMÉRANIE. - DANTZIG. - MARIENBURG.
Alberti Kranzii. Wandalia; Liibeck, 1600. J. Micraelii. Sechs Biicher von Pommerlande ; Stettin, 1723. Martini Rangonis. Origines Pomeranicae; Colberg, 1684, 77». Kanzoïo. Pomerania; Greifswald, 1816. J. Sell. Geschichte des Herzogthums Pommern; Berlin , 1819 et 1820. Gesterding. Pommersches Magazin; et 1782. Zickermann. Historische Nachrichten von den alten Einwohnern in Pommern; Stettin, 1724. J. W. Barthold. Geschichte von Riigen und Pommern ; Hambourg. 1839. J. J. Steinbriïck. Geschichte der Klbster in Pommern; Stettin, 1796. Ed. Hellm. Pommersche Sagen in Balladen und Roman zen; Freyberg, 1836. Temrne. Die Volkssagen von Pommern ; Berlin, 1840. Greifswald, 1747
�H
BIBLIOGRAPHIE.
Catteau Calleville. Tableau delà mer Baltique; Paris, 1812. G. Lœschin. Geschichte Danzigs; Danzig, 1822. C. Karl. Danziger Sagen; Danzig, 1843. G. Lœschin. Geschichte der Abtei Oliva; Danzig, 1837. /. Voigt. Geschichte Marienburgs; Konigsberg, 1824. C. J. Weber. Das Ritter-Wesen. Le tome III de cet ouvrage renferme : Histoire de l'ordre Teutonique ; Stuttgard, 1836. Histoire de l'ordre Teutonique, par un chevalier de l'ordre; Paris, 1784. J. Voigt. Geschichte Preussens von den âltesten Zeiten bis zum Untergang des dcutschen Ordens; Konigsberg, 1827. K. von Schlœzer. Die Hansa und der deutsche RitterOrden; Berlin, 1851. A. Witt. Marienburg; Konigsberg, 1854
RDGEN.
G. von Lanken. 1819. Riigensche Geschichte ; Greifswald,
Wackenroder. Altes und neues Riigen; 1730. F. Zœllner. Reise durch Pommern nach der Insel Riigen ; Berlin, 1797. Grumbke. Darstellungen von der Insel und dem Fiirstenthum Riigen; Berlin, 1819.
�BIlSLIOGRAI'Ullî.
III
Fr. v. Sch. Riigen ; Stralsund, 1837. L. Willkomm. Wanderungen an der Nord- und Ostsee ; Leipzig, 1850. Ad. Juanne. Itinéraire de l'Allemagne du Nord ; 1854.
HELGOLAND.
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��UN ÉTÉ
AD BORD
DE LA BALTIQUE
ET DE LA MER DD NORD.
DANTZIG.
Ceux qui parcouraient l'Allemagne, il y a une [vingtaine d'années, avec une studieuse pensée, et gui y retournent aujourd'hui, y retrouveront difficilement les émotions qu'ils ont dû éprouver là en leur premier voyage. L'Allemagne, la rêveuse, la |poétique, la mélancolique Allemagne, est entrée avec l'ardeur d'une nouvelle convertie dans le mouivement industriel dont les États-Unis se sont fait lune idolâtrie, dont la vieille Europe se fait une derInière passion. Les pacifiques eiiwagen qui s'ou[vraient autrefois si complaisamment au voyageur, et lui accordaient avec une amicale indulgence
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UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
tant de quarts d'heure de grâce à toutes les stations, ne roulent plus à présent sur les grandes routes ; les postillons ne font plus entendre, au moment de l'arrivée, au moment du départ, ces harmonieuses fanfares qui résonnaient comme un salut de cœur pour les'amis que l'on allait voir, comme un adieu pour ceux que l'on quittait. Les cohortes de musiciens ambulants n'entonnent plus avec leur assortiment de flûtes, de basses et de clarinettes, les chants de Mozart ou de Beethoven qui tout à coup, au détour d'une colline, au bord d'une .forêt, surprenaient le passant. Non. L'eihvagen avec ses armoiries princières est exilé sur les chemins de traverse ; le cor du postillon va rejoindre le tvjinderhorn des anciens temps dans le domaine de la tradition, et les chœurs de musiciens ne peuvent plus aspirer à se faire entendre dans les turbulentes évolutions des locomotives. Maintenant l'Allemagne s'enorgueillit de ses chemins de fer, comme autrefois de ses bonnes honnêtes chaussées. Du nord au sud, de l'ouest à l'est, de l'embouchure de l'Elbe jusqu'aux plages de l'Adriatique, des rives de la Yistule jusqu'à celles du Rhin, dans toutes les directions, le chemin de
1. Clément Brentano a consacré ca titre poétique par son recueil d'anciennes chansons allemandes. Des Knàben Wundcrhorn, 4 vol. in-8, 1845.
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�DANÏZIG.
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fer a déroulé ces artères métalliques d'une société qui applique son avenir et son orgueil à la possession du métal. La sagesse de la mythologie antique sortait tout armée du front de Jupiter ; le chemin de fer, cette sagesse des temps modernes, surgit péniblement d'un amas de chiffres noirs, de signes cabalistiques, de figures géométriques, et des milliers de bras préparent avec la hache et le hoyau son pénible enfantement. Mais bientôt il se lève dans sa force gigantesque, et dévore l'espace comme un conquérant dont rien ne peut arrêter la marche. Si parfois il dévie de la voie où il s'est élancé en droite ligne, ce n'est point pour ménager un sol précieux, ni pour éviter un obstacle, mais pour s'en aller prendre dans son inflexible réseau une ville, une bourgade qui augmente la valeur de son domaine. Ce sont là ses seules réflexions, ses seules raisons de retard. Insensible, du reste, à tout ce que nous appelons encore les beautés de la nature, à tous les prestiges des lieux consacrés par de relfgieux souvenirs ou par une poétique pensée, il va sans s'arrêter dans son essor impétueux, scindant les montagnes, comblant les vallées, renversant les chênes séculaires et les roches pyramidales, rasant ies tourelles du moyen âge et les colonnades de Fantiquité, franchissant d'un seul bond torrents et rivières, et entrant dans les villes de guerre comme
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UN ÉTÉ AU BORD DË LA BALTIQUE.
un conquérant, par une brèche ouverte au milieu des remparts. De ses noirs tourbillons de fumée, il voile l'azur du ciel, le gazon des prairies ; sous ses rails il engloutit plus de fleurs que les jeunes filles d'Allemagne n'en cueilleraient en plusieurs générations pour leurs jours de fiançailles, et le sifflet de sa locomotive retentit comme un rire méphistophélique sur les tranchées qu'il a faites. Les Allemands, qui gardaient si pieusement le culte du passé, ont tout abandonné à l'empire du chemin de fer. Us lui ont même sacrifié leur bienêtre matériel. On sait que les Allemands ont des goûts gastronomiques très-prononcés. Il n'est personne qui, en vivant parmi eux, n'ait été frappé de ce qu'il y a en eux de besoins culinaires et de penchant à la rêverie romantique ; du plaisir qu'ils éprouvent à contempler un site illustré par leurs ballades et à composer la carte de leur souper ; de la singulière association d'idées avec laquelle ils vantent à la fois et la wunderschone (la merveilleuse) nature, et le ivunderschôn bifteck. Le chemin de fer ne leur permet plus ces deux loisirs. Les hôtels des grandes villes d'Allemagne ne ressemblent plus à ces bonnes vieilles maisons comme celles que Gœthe a décrites dans son poème à'Hermann et Do^ rothée, à ces demeures patriarcales où l'hiver on s'asseyait près du poêle, l'été, sous les tilleuls, pour
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S
déguster en paix un flacon de Rheinwein, en discutant gravement sur les apparentes de la récolte, sur la reconstruction d'une église ou la dernière apparition d'un fantôme dans les souterrains d'un ancien manoir. Maintenant les hôtels ne sont que des espèces de caravansérails où, à l'une des haltes nocturnes du chemin de fer, trois cents voyageurs se précipitent à la fois comme des chacals affamés, pour repartir en toute hâte le lendemain, comme une nuée d'oiseaux nomades. Quant aux buffets des stations intermédiaires, ils ont réduit leur office à sa plus simple expression : ils n'étalent ni linge ni argenterie; ils débitent seulement en un clin d'œil, pour un boisseau de petite monnaie, des tonnes de bière et des charretées de petits pains horriblement farcis de tranches de veau, de couches de beurre et de jambon. Ah! ces affreux chemins de fer! ils ont anéanti la poésie et l'agrément des voyages. Us altèrent les plus heureuses dispositions de l'homme, ils pervertiront son caractère 'physique et moral. Dernièrement, un spirituel médecin, qui n'a peut-être voulu que s'exercer à un paradoxe, a publié un livre dans lequel il essaye de démontrer que la plupart des maladies qui affligent aujourd'hui l'humanité doivent être attribuées à la propagation de la vaccine. Un
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UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
jour, ils ne pourront pas être accusés de faire des paradoxes, les médecins qui signaleront les maladies nerveuses, les gastrites et les gastralgies enfantées par l'état d'agitation, d'impatience, où nous jette sans cesse le plus commode des chemins de fer, et par le régime alimentaire auquel il nous condamne. En même temps, les philosophes constateront une triste déviation dans la tendance des esprits, l'oubli ou le dédain des plus pures jouissances de la pensée, le développement toujours croissant des passions matérielles, le calcul positif écrasant sous sa froide réalité le rêve idéal, l'antagonisme des individus dans la préoccupation de leurs désirs ou de leurs intérêts, et l'abandon radical des habitudes courtoises dont s'honoraient nos pères. Les gazettes des tribunaux, auxquelles les catastrophes des raihvays et les méfaits commis sur les chemins de fer ont déjà fourni tant d'aimables articles, seront obligées d'allonger leurs colonnes, si elles veulent enregistrer tous les drames de cette nouvelle ère sociale. Les Pitaval futurs recueilleront par là une ample collection de procès fameux, et les romanciers n'auront qu'à suivre quelque peu le mouvement journalier des chemins de fer pour y glaner les tableaux les plus grotesques ou les épisodes les plus émouvants.
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Non, je n'exagère pas, je ne fais au contraire qu'une faible esquisse d'un état de choses dont nous n'avons encore observé que le commencement. Tel qu'il est, ce commencement, je demande ce qu'il doit faire présager pour l'avenir. Ceux-là pourraient le dire qui se sont laissé prendre dans les griffes du démon de l'agiotage, qui, depuis le jour où ils ont cherché leur fortune clans la hausse ou la baisse des actions de chemins de fer, n'ont plus connu ni la mâle satisfaction du travail, ni les joies de la famille, ni le repos du foyer. Ceux-là le disent par leur mort sanglante, qui, après avoir passé par tous les hasards d'un jeu qui trompe les plus habiles combinaisons, par tous les mirages d'une espérance décevante, par toutes les hallucinations d'une soif tantalique, ont fini par user leur dernier ressort dans cette lutte sans trêve et par succomber. Que si l'on veut voir des scènes moins désolantes, mais non moins caractéristiques, que l'on entre dans une des salles d'attente d'un chemin de fer au moment où le convoi est prêt à partir. Il y a là quelques centaines d'individus qui se regardent d'un œil farouche, comme des ennemis : car tous n'ont en ce moment qu'une idée, celle de pénétrer au plus vite dans les wagons pour y prendre possession des meilleures places, et ceux qui les entourent sont autant de rivaux dont ils ont à redouter la prestesse.
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UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Là, ceux qui se connaissent ne s'abordent qu'à regret, et n'osent s'engager dans une trop longue conversation. Ils craignent d'être surpris parle coup de cloche qui annonce le départ, ou d'être retardés dans leur élan par une politesse inopportune. Les plus habiles se tiennent debout, collés contre la porte dont un inflexible surveillant garde encore la clef dans sa poche, et, dès que le signal est donné, dès que cette porte s'ouvre, ce n'est pas une société d'êtres civilisés qui en franchit le seuil, c'est un torrent qui se précipite impétueusement vers les wagons , c'est une course désordonnée sur le pavé de l'embarcadère. Aux plus alertes la couronne, c'està-dire le coin confortable de la voiture, du meilleur côté. Aux autres, la gêne pendant tout un long trajet. Qui s'aviserait alors de réclamer quelques concessions polies paraîtrait bien naïf. Les affections de famille ne résistent même pas à cet entraînement universel. Plus d'une mère tire avec impatience par le. bras l'enfant dont elle s'irrite de ne pouvoir accélérer la marche. Plus d'une irréparable dissension de ménage est née d'une de ces heures fatales de départ où le mari accuse la lenteur de sa femme, où la femme est révoltée des reproches injustes de son mari. La génération actuelle conserve encore un reste d'urbanité de son éducation première ; la génération qui va s'élever à la vapeur des chemins de
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fer rejettera comme un vain luxe, ou comme une fâcheuse entrave, ces attentions délicates envers les autres, cette attitude respectueuse envers les femmes, ces pratiques de courtoisie qu'on enseignait jadis, avec soin aux enfants et dont les vieillards nous donnent encore l'exemple. Le chemin de fer est l'école mutuelle de l'individualisme, le gymnase de l'impolitesse. Time is money , disent les Américains, ces fougueux apôtres de la religion industrielle ; en d'autres termes, gagner du temps, c'est gagner de l'argent. Time is money, c'est Benjamin Franklin qui, le premier, a promulgué cette belle définition, et par là il sera plus célèbre que par sa découverte du paratonnerre 4. Time As money. Peut-on résumer en une expression plus brève un plus noble dessein? Mais faudra-t-il se réjouir de cette double conquête, si, en gagnant de l'argent, on ne fait que surexciter le désir d'en gagner encore plus, et si, en gagnant du temps, on n'acquiert point une heure de trêve dans son labeur ? Je me souviens d'une petite pièce de Gœthe qui m'apparaît comme un doux enseignement : « Sur toutes les collines règne le repos ; à travers tous les rameaux, on entend à peine un souffle.
1. Remember lhat lime is money. (Advice to a young tradesman,\vritten anno 1748.)
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UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Les petits oiseaux se taisent dans la forêt. Attends un peu. Bientôt tu reposeras aussi » Une telle réflexion doit paraître absurde à ceux qui se sont passionnés pour cette laconique maxime : Time is money. Loin d'acquérir plus vite le repos par les procédés plus rapides des affaires et des voyages, on est devenu plus agité. On calcule la durée des jours comme autrefois celle des semaines, et l'on s'irrite de quelques minutes de retard comme autrefois de quelques heures. Déjà la locomotion par la vapeur ne suffît plus à notre impatience fébrile. Les nouvelles que le chemin de fer répand le matin dans une ville vieillissent en, un instant à côté de celles que le télégraphe électrique y jette par ses fils de fer. Ainsi va notre'époque, inquiète, pressée, toujours clans l'attente, toujours en mouvement. La vie de l'homme devient une sorte de course au clocher à travers l'espace, et le son lugubre de la machine des chemins de fer est comme le soupir de l'humanité haletante. Je commets cependant un acte d'ingratitude en parlant ainsi des chemins de fer au moment même
1. Ueber allen Gipfeln ist Ruh, In allen "Wipfeln spiirest du Kaum einen Hauch. Die Vœgelein schweigen itn Walde. "Warte nur, balde Ruhest du auch.
�DANTZIG.
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où j'ai une raison personnelle de les prôner, au moment où, pour la première fois de ma vie, je me suis réjoui de la célérité de ces -wagons qui, en quinze heures, m'emportaient à travers une lande aride de Berlin à Danlzig. La grande pompeuse ville de Berlin a été bâtie dans un désert de sable, comme Pétersbourg dans un marais, Entre ces deux cités, ainsi qu'entre les deux États qu'elles représentent, il y a plus d'une analogie frappante. Pierre le Grand, en désertant la vieille capitale des tzars moscovites pour en fonder une nouvelle sur les rives fangeuses de la Néwa, voulait rapprocher son empire de l'Europe occidentale, le mettre par la mer en communication directe avec les contrées dont il avait étudié les arts et la civilisation. Sans y songer, l'obscur margrave qui, au xme siècle, posa les premiers fondements de Berlin, a donné à cette ville la situation géographique la plus favorable pour agir, selon ses destinées, sur l'Allemagne centrale et l'Allemagne du Sud. La Russie et la Prusse sont les deux plus jeu nés États de l'Europe. Tous deux, depuis des siècles, n'ont cessé de grandir, et leurs progrès incroyables n'ont point apaisé leur ambition. Qui peut observer sans une sorte de stupéfaction ce qu'était la principauté de Moscovie sous les prédécesseurs de Pierre le Grand et ce qu'elle est devenue? Non moins étonnante est l'exten-
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UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE,
sion du marquisat de Brandebourg. Au temps de Louis XIV, il se composait d'un espace de 2000 milles carrés et ne comptait pas 2 millions d'habitants. Chacun de ses souverains y a adjoint d'âge en âge, par d'habiles négociations ou par d'heureuses guerres, de nouveaux domaines. Par l'électeur Frédéric III, qui le premier (en 1701) prit le titre de roi, la Prusse conquit la province de Quedlimbourg et le canton de Neufchâtel ; par son successeur, Guillaume Ier, une partie de la Pôméranie ; par Frédéric le Grand, la Silésie, la Prusse occidentale et le district d'Ermeland ; par son successeur, Guillaume II, le. pays de Posen; par Frédéric-Guillaume III, la Pôméranie suédoise, la Lusace, une partie de la Saxe, Nordhausen, Erfurt, Paderborn, Munster et les provinces du Rhin. Maintenant la Prusse a une étendue de plus de 5000 milles carrés, une population de 17 millions d'âmes, et Berlin, qui, au commencement du siècle dernier, ne renfermait pas plus de 90 000 habitants, en compte aujourd'hui 450 000. Berlin, cette capitale d'un peuple essentiellement guerrier, n'a ni remparts ni forteresses. Il semble que ses souverains aient pris à tâche de la laisser ouverte, par ses larges rues, par ses portes triomphales, à toutes les rumeurs, à tous les enseignements qui lui viennent du dehors, à tous les actes diplomatiques où elle peut s'immiscer. Mais à
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voir cet arsenal qui s'élève en face du musée, ces canons alignés près de l'académie, ces officiers qu'on rencontre à chaque pas en grand uniforme, ces parades perpétuelles, et ces troupes à pied et à cheval qui, pour faire leurs exercices, envahissent jusqu'aux allées du parc, on sent qu'il y a là un esprit martial plus puissant encore que l'esprit scientifique. Le plan môme de la ville, et les principales œuvres d'art qui la décorent, portent comme une empreinte de rêve belliqueux. Quand on voit ces longues rues rangées symétriquement en droite ligne, on dirait des régiments de maisons prêtes à s'ébranler à un roulement de tambour, à se mettre en marche avec ces compagnons de Frédéric le Grand, ces généraux de la campagne de 1813, qui, du haut de leur piédestal de marbre, semblent encore lancer dans les airs leur cri de guerre, avec les chevaux de bronze de la porte de Brandebourg. Édifices publics, constructions particulières, à Berlin, tout est jeune comme la nation qui,- il y a deux cents ans, n'occupait qu'un rang secondaire dans les États de l'Allemagne, et qui a pris place parmi les grandes puissances européennes. Le château royal, commencé en 1699, n'a été terminé qu'en 1719. Par ses diverses adjonctions, ce colossal palais est comme une image des agrandissements successifs du royaume. Tout est jeune, et tou t
�il±
UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
témoigne des efforts que cette capitale a faits pour s'élever au niveau des villes les plus brillantes de l'Europe, par l'élégance de ses bâtiments, par ses institutions scientifiques, par ses collections. Sa bibliothèque ne renferme pas moins de 600 000 volumes. Son musée ne peut encore étaler aux regards ni les trésors dont se glorifie celui de Dresde, ni les précieuses toiles de Munich, ni les nombreuses richesses de notre Louvre; mais il possède déjà des tableaux d'une rare valeur, et il est coordonné avec un goût parfait, dans un édifice splendide. Son théâtre a eu des artistes de premier ordre. Son université a été illustrée par Hegel, Schelling, Schleiermacher, Savigny, Gans, Steffens, Raumer. Son école des beaux-arts a produit des œuvres d'une admirable beauté : les œuvres de Schinkel, qui fut à la fois peintre et architecte ; les œuvres de Rauch, le gracieux, le fort, le sublime sculpteur qui, dans une de ses suaves pensées, a érigé le merveilleux tombeau de la reine Louise, à Chaiiottembourg, et dans une de ses énergiques conceptions, les statues en bronze de Blûcher, de Bulow, de Scharnhorst, et le monument gigantesque de Frédéric le Grand. Le roi actuel, Frédéric-Guillaume IV, élevé par un illustre descendant d'une famille française, par M. Ancillon, a conservé une vive prédilection pour les œuvres de l'intelligence, et encourage de tout
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son pouvoir les arts et les sciences. Le poète Tieck était son lecteur ; Humboldt est son ami. Quand on observe ce qui s'est fait à Berlin en un court espace de temps ; quand on songe à l'ascendant intellectuel que la Prusse a pris en Allemagne, en même temps qu'elle développait ses forces matérielles, on comprend avec quel orgueil les hommes de ce jeune, vivant et ambitieux royaume, entonnent le chant de Thiersch : Ich bin ein Preusse. Cependant, à quelque distance de Berlin, on serait aisément porté â douter de la fortune de la Prusse, lorsqu'on ne voit plus que l'aride terrain qui entoure cette royale cité. Berlin est située dans une des zones les plus infructueuses de cette immense plaine qui, des forêts de la Thuringe, s'étend à travers l'Allemagne septentrionale, à travers la Pologne et la Russie, jusqu'aux monts Ourals, triste espace, fécondé seulement de distance en distance par le travail de l'homme, et souvent désolé par ses luttes cruelles. Là sont les arènes des races primitives dont nous ne retrouvons plus que de vagues vestiges; là s'assemblèrent les hordes teutoniques qui devaient écraser les légions de Varus et faire gémir Auguste. Là furent ces champs de bataille qui, de siècle en siècle, et quelquefois de génération en génération, devaient s'inscrire en caractères sanglants dans l'histoire : champs de bataille de
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UN. ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
Chaiiemagne contre les farouches Saxons, des Allemands qui gardaient la marche de Brandebourg contre l'irruption des Slaves, des bandes d'aventuriers avides de pillage, des seigneurs de divers États contre leurs voisins, des grands feudataires contre leur empereur; champs de bataille des guerres de religion, de la guerre de Sept ans, et des guerres de notre aigle impérial : tombeau de Gustave-Adolphe, triomphe d'Iéna, deuil de Rosbach et de Leipzig. Les canons ont labouré ce fatal espace plus que la charrue, et les monceaux de cadavres humains qui y ont été ensevelis n'en ont point hâté la moisson. Au sud de la capitale du royaume de Prusse, on voit cependant grandir les fruits du labeur agricole et du labeur industriel ; mais à l'est et au nord, quelle stérilité! Cent cinquante lieues de Berlin à Dantzig ! Cent cinquante lieues d'une terre plate, morne, terne, sans ondulation et sans mouvement. Tantôt une mousse humide, chétive comme celle qui tapisse en été les plateaux de la Laponie; tantôt des bancs de sable comme ceux que les vagues de l'Océan abandonnent à la marée basse ; çà et là quelques petites forêts de pins ou de bouleaux, cette plante tenace des régions septentrionales; puis des amas d'arbustes touffus, serrés sur le sol comme ces masses de palmiers nains qu'on a tant de peine à déraciner
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en Algérie, ou comme ces épaisses broussailles que l'on brûle dans l'Ardenne pour défricher et fertiliser un âpre terrain ; de loin en loin quelques champs d'orge qui ne promettent à celui qui a eu le courage de les ensemencer qu'une maigre récolte ; de pâles pâturages où le berger conduit nonchalamment un troupeau de moutons, et de petites maisons en briques dont la couleur rouge tranche rudement sur la teinte jaune et grise de cette plaine infinie. Pas un lac dont l'azur sourie aux regards, pas un ruisseau qui récrée l'oreille par un frais murmure, pas un chant dans l'air ; nul autre bruit que celui de la locomotive qui résonne comme un sombre gémissement dans le silence de cette nature inanimée. C'est plus triste que nos landes de Gascogne, plus monotone que les vastes pampas de l'Amérique du Sud. Je traversais cette mélancolique contrée par un jour d'été, sur les ailes du chemin de fer, et, dans ma solitaire rêverie, ma pensée se reportait vers cet hiver de J 807 où le roi de Prusse et ses enfants, où cette jeune et belle reine Louise, qui a laissé un souvenir idéal clans le cœur de ses sujets, erraient à travers cette même plaine, avec de lourds chariots, par les marais fangeux, par les ornières creusées dans le sable, par la neige et les ouragans du mois de novembre, laissant derrière eux les débris de leur armée écrasée à Auerstaedt, à Iéna,
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leurs provinces, leurs forteresses envahies par les légions ennemies, leur capitale conquise par le glaive étranger, le désastre dans tout leur royaume, le deuil dans tous les cœurs. Ah! la guerre ! cette cruelle passion de l'homme ! La guerre môme que l'on appelle la plus glorieuse, peut-on vraiment s'en réjouir quand on songe au sang qu'elle fait verser, aux calamités qu'elle répand sur le sol qu'elle traverse ? La guerre où le citoyen est appelé à défendre sa terre natale, la guerre qu'il faut soutenir pro aris etfocis, certes, il n'est pas une âme honnête qui ne s'y dévoue. Mais celles qui n'ont d'autre mobile que la vanité ou l'ambition, la conscience humaine les réprouve, l'histoire les flétrit, et le peuple qui y a été entraîné par la volonté de son souverain laisse assez voir combien elles lui pèsent, par l'ardeur avec laquelle, au milieu même de ses succès, il aspire à la paix. « Si l'on calculait dit Walter Raleigh, le hardi voyageur, le vaillant soldat, tout ce qu'il y a d'habitants à la surface de la terre, on peut affirmer que leur nombre n'équivaut pas à celui de tous ceux qui, aux diverses époques de l'histoire, ont péri dans les combats. De tant d'hommes ainsi égorgés, bien peu cependant ont connu, la vraie raison de la lutte dans laquelle ils étaient entraînés. Ainsi, une grande partie de l'humanité s'est dévouée à la mort pour des motifs
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qui lui auraient fait horreur si elle les avait connus, ou pour aider aux projets d'un ambitieux1. » Pour moi, il y a une coutume religieuse que dans ma foi de chrétien je ne puis comprendre. Quand deux armées se sont livré une grande bataille, celle qui n'a perdu que 2000 hommes et qui en a tué 3000 dans les rangs de ses adversaires adresse à Dieu un hymne de reconnaissance sur l'arène sanglante, et si, le lendemain, l'autre armée égorge à son tour plusieurs milliers de soldats ennemis et chante aussi un Te Deum, j'en demande bien pardon, si je me trompe, à mes maîtres spirituels, mais je ne puis me faire à l'idée que le Dieu des miséricordes, le Dieu de clémence et de bonté, prête tour à tour l'oreille à tant d'actions de grâces pour tant de coups de canon- qui ont détruit tant d'existences. Mes réflexions mélancoliques, et peut-être hérétiques, ont été interrompues par l'aspect de la campagne qui'autour de la station de Tirespol, offre un attrayant point de vue qui, au delà de Dirschau, apparaît comme une nouvelle zone riante, fleurie, féconde. D'un côté, une vaste prairie d'un vert tendre et velouté comme celui qui s'épanouit à la tiède chaleur de l'été, dans les forêts qui entourent
1. Raleigh's Essays, p. 44.
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Copenhague, dans les plaines de la Zélande ; de l'autre, des champs de blé qui ondoient au souffle léger de la brise comme les flots d'un lac. A l'extrémité de ces champs fertiles, de cette idyllique prairie, sur une enceinte de murailles noires, sur un amas de toits aigus, se détachent les flèches des nombreuses églises de Dantzig. Je suis seul dans mon wagon avec un jeune ingénieur des chemins de fer du pays, qui répond avec complaisance à mes questions, et je me plais à l'entendre parler des heureuses récoltes de ce district, de ses progrès industriels, et de la prospérité actuelle de Dantzig. Le meilleur temps de cette ville fut cependant, celui où elle était soumise au gouvernement des chevaliers de l'ordre Teutonique, et c'est aussi la plus belle partie de son histoire. Le reste fait peu d'honneur à l'habileté de ses magistrats et au courage de ses citoyens. Je visitais, il y a deux ans, les anciennes cités de l'Adriatique, et je me rappelle avec quel charme je lisais, au sein de leurs remparts, les récits des héroïques combats de Zara, et les nobles, chevaleresques annales de Raguse. Ici, je ne trouve rien de semblable : ici, je vois une ville qui, dès le commencement de son existence, a été un objet de convoitise pour toutes les puissances du Nord ; ville de guerre qui n'a pas pu défendre son indépendance avec ses forteresses ; ville libre qui a constamment
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élé asservie à quelque autorité étrangère ; ville de commerce entraînée dans des luttes où elle n'avait aucun intérêt, condamnée à solder les dettes, à satisfaire aux habitudes de luxe des princes qui la soumettaient à leur joug; ville catholique déchirée'par les factions du protestantisme; ville hansôatique qui a fini par devenir un chef-lieu de district d'une province prussienne, tandis que sur la même ligne septentrionale, ses sœurs de la Hanse, Brème, Lubeck, Hambourg, ont conservé leurs anciennes franchises. On ne sait rien de positif sur l'origine de Dantzig, On suppose qu'elle s'est élevée, peu à peu, sur l'emplacement où les Danois avaient construit un rempart. Les Polonais l'appellent Gdansk, ce qui ressemble on ne peut mieux au mot danois Dansk. Ce dernier mot est inscrit en toutes lettres sur la tombe du bourgmestre Letzkau, qui fut assassiné en 1455. Selon Voigt, le savant historien de la Prusse, la construction de Dantzig date du rr siècle de l'ère chrétienne; selon le chroniqueur Uphagen, elle remonte jusqu'à l'an 500 avant J. C. Ce sont là des hypothèses. Le fait est que les premiers documents certains que nous ayons sur Dantzig ne datent que du xne siècle. A la fin du x% elle avait été convertie au christianisme par saint Adalbert. Conquise par Boleslas, roi de Pologne, puis par
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Valdemar le Grand, roi de Danemark, puis par un prince de la Pôméranie, attaquée par les margraves de Brandebourg, mal défendue par son souverain, elle appelle à son secours les chevaliers de l'ordre Teutonique, et, dès l'an 1308 jusqu'en 1454, reste soumise à leur pouvoir. C'est dans cet espace d'un siècle et demi qu'elle atteignit à son plus haut degré de fortune. Protégée par ces vaillants soldats de la croix à qui elle avait confié ses destinées, sans être obligée de prendre part à leurs guerres contre les princes de Pôméranie, contre les Polonais et les Lithuaniens, associée à la Hanse, et par là investie des privilèges commerciaux les plus efficaces, elle agrandissait paisiblement le cercle de ses opérations, elle attirait à elle les navires des lointaines contrées. Des centaines de bâtiments français, anglais, hollandais, venaient chercher dans son port les blés de la Pologne, Les denrées de l'Orient lui arrivaient par Novogorod. Les fers de Suèdô, les bois de la Prusse et de la Pôméranie, les draps d'Angleterre, de Breslau, de Marienbourg, les toiles grossières de la Lithuanie, le sel et les vins du midi de l'Europe, étaient pour elle d'importants objets de commerce. La fabrication de la poudre, les brasseries, le travail de l'ambre, occupaient dans ses murs de nombreuses corporations d'ouvriers. A
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cette époque, la valeur annuelle de ses importations ne s'élevait pas à moins de 18 millions de thalers Non-seulement les négociants de la ville s'enrichissaient par leurs spéculations, mais de simples paysans des environs amassaient d'énormes trésors. Une légende raconte que le grand maître de l'ordre Teutonique voulut un jour visiter la demeure d'un de ces paysans, nommé Niklas, dont on vantait au loin la fortune. Il se rendit chez lui avec onze princes allemands. Niklas s'avança avec une légion de domestiques au-devant de ses nobles hôtes. Après leur avoir montré ses jardins, ses champs, ses étables, il les invita à entrer dans sa salle à manger, où un dîner somptueux était servi dans des vases d'argent massif. Au milieu d'un tel luxe, les hauts seigneurs furent bien surpris de ne trouver pour s'asseoir que des tonnes en bois, rangées symétriquement de chaque côté de la table. « Niklas, dit le grand maître, comment se fait-il qHe toi, qui es si riche et qui as amassé dans ta maison tant de choses précieuses, tu n'aies à nous donner que ces sièges
(1) Le chanoine de Cracovie, Dugloss, qui écrivait au xv" siècle ses livres d'histoire, parle en ces termes de Dantzig : « Gedacc num urbs nominatissima, et ornamentum non postremum re« gnorum Europae. Per hanc quidquid hahet Polonia, Lithuania, « Masovia, tanquam in œsophagum Gedanum intrat, et in trans« marinas regiones avehitur. Et rursus quidquid affertur ex Ger« mania, Anglia, Gallia, Hispania, Dania, Suecia, per univefi sam Sarmatiam digitis Gedanensium civium dispensatur. J>
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rustiques?—Monseigneur, répondit le paysan, qui se tenait respectueusement debout à quelque distance de ses convives, si vous voulez bien soulever le couvercle d'une de ces tonnes, vous reconnaîtrez que je ne pouvais vous présenter des sièges d'une plus grande valeur. » Les douze tonnes étaient pleines de pièces d'or. La légende ne dit pas si le riche Niklas engagea ses hôtes à emporter quelques-unes de ces chaises curules d'une si nouvelle espèce, ce qu'un Fugger d'Augsbourg n'aurait probablement pas manqué de faire. Dans cette phase de prospérité, par l'impulsion et. sous la direction de ses intelligents grands maîtres, les citoyens de Dantzig ajoutèrent à leur cité trois nouveaux quartiers, construisirent plusieurs églises, fondèrent des hôpitaux, creusèrent un canal pour amener l'eau fraîche dans les fontaines de la ville. L'édifice destiné aux réunions de la bourgeoisie, soit pour y délibérer sur ses affaires, soit pour y célébrer ses fêtes, fut aussi érigé par les chevaliers teutoniques. Enfin la plupart des villages et des églises qui entourent Dantzig doivent leur origine à la même sagace et active administration. ^ Nous devons rendre cette justice aux Dantzigois, ils se montrèrent longtemps soumis et dévoués envers le pouvoir qui les avait si heureusement gouvernés ; les injustices et les cruautés d'un de leurs
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commandeurs ne détruisirent point en eux les sentiments de respect et de reconnaissance qu'ils devaient à l'ordre Teutonique tout entier ; plus d'une fois même, sans y être contraints, ils lui vinrent généreusement en aide. Mais un jour arriva où l'ardente milice des chevaliers de la croix, cernée de toutes parts par ses ennemis, battue sur tous les points, s'affaissait, succombait, et Dantzig, qui, avec son nom de ville libre, n'osait songer à rester sans appui, se livra d'elle-même à Casimir IV, roi de Pologne. Par le pacte qu'elle conclut avec ce souverain, et que l'on désigne, dans ses chroniques, sous le nom de Privilegium Casimirianum, elle conservait le droit de nommer elle-même tous ses fonctionnaires dans l'ordre civil, militaire, ecclésiastique, le droit de rendre la justice en première et dernière instance, d'administrer ses propres revenus, de battre monnaie, de se donner des lois, de faire des traités de paix et de guerre. En revanche, elle abandonnait au roi une partie de son territoire, elle s'engageait à lui payer une somme annuelle de 2000 ducats, à tenir à sa disposition une maison meublée, des écuries, un magasin de blé, et à l'héberger pendant trois jours quand il viendrait dans la ville. Mais Casimir ne devait pas se contenter de si peu. A peine le contrat était-il signé, que les Dan2
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tzigois furent obligés de prendre les armes pour le soutenir dans sa lutte contre l'ordre Teutonique, et d'augmenter leurs impôts pour payer les frais de cette guerre, qui dura treize ans. Deux fois ils attaquèrent Marienbourg, la résidence des grands maîtres ; deux fois ils furent repoussés, et les villages de leur domaine, et une partie même de leurs faubourgs furent ravagés; et, tandis qu'ils subissaient tant de désastres, Casimir les obligeait à lui donner leur caution près de ses troupes indisciplinées, dont il ne pouvait payer la solde. Ils étaient punis de leur ingratitude. Ils avaient déserté, dans ses calamités, le pouvoir qui les avait si noblement régis, la vaillante et religieuse maison à l'ombre de laquelle ils avaient grandi : ils en vinrent bientôt à la regretter. Des tentatives furent faites pour remettre Dantzig entre les mains de ses anciens maîtres. Ces tentatives échouèrent. L'ordre Teutonique, harcelé de toutes partSj poursuivi à outrance, fut vaincu. Dantzig resta sous la domination du roi de fPologne, qui sans cesse exigeait d'elle de nouveaux impôts. Tant de sacrifices d'hommes et d'argent restaient pourtant sans récompense. Casimir voulut donner à sa bonne ville de Dantzig une preuve de sa royale gratitude : il lui accorda le droit de mettre une couronne sur ses armés, de cacheter ses lettres officielles avec de la cire rouge,
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comme les souverains, et concéda à ses bourgmestres le privilège de porter des broderies d'or. On ne pouvait payer trop cher une telle faveur, et la brave cité la paya cher. A la fin de la guerre contre l'ordre Teutonique, en 1466, elle avait, par son alliance avec la Pologne, perdu sur les champs de bataille 2000 de ses citoyens, et dépensé un million de marcs ; ses domaines étaient ravagés, une partie de ses villages incendiés, dévastés. Mais ses magistrats jouissaient de l'honneur insigne de sceller leurs lettres avec de la cire rouge et d'appliquer une broderie d'or à leur habit. La réformation fut pour elle une nouvelle cause de souffrances. Le dogme de Luther fut enseigné dans ses murs par un aventurier que Luther avait lui-même fait chasser de Wittemberg, par un prêtre catholique qui, pour épouser la fille d'un marchand, avait abjuré son caractère sacerdotal, et par un prédicateur effréné qui s'écriait en chaire : « Les religieux de Saint-François portent une corde sur leurs flancs ; on devrait la leur mettre au cou. » Ici, comme partout, la nouvelle doctrine, séduisant les uns, révoltant les autres, divisait les familles, agitait les esprits, enfantait de profondes animosités. Le luthéranisme, soutenu par les sympathies du peuple, encouragé par ses ardentes manifestations, ne tarda pas, cependant, à réduire au
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silence la timide classe de citoyens qui voulait rester fidèle à ses croyances catholiques; mais à peine avait-il formé sa communauté et conquis ses Églises, qu'on vit venir les disciples de Calvin, plus âpres, plus acerbes, plus intolérants que ceux de Luther, et la lutte, ardente des deux sectes souleva de nouveau les passions populaires. La guerre était dans la ville ; la guerre tonnait à ses portes. En 1575, deux compétiteurs se disputaient le trône de Pologne : Maximilien d'Autriche, et Etienne Bàthori. Dantzig s'associa au parti de l'Autriche. Etienne fut élu roi, et la malheureuse ville expia cruellement la faute qu'elle avait commise en s'immisçant dans ces rivalités princières. En 1587, Sigismond III monta survie trône de Pologne, et bientôt entraîna Dantzig dans les combats où l'emportaient son esprit turbulent, son orgueil et son ambition. Les revers qu'il éprouva, Dantzig en subit le contre-coup ; les dépenses qu'il était obligé de faire, Dantzig en payait une partie. Il voulait vaincre les Suédois, et les Suédois cernaient le port de Dantzig, entravaient son commerce, lui imposaient un rude tribut. De 1599 à 1660, puis de 1700 à 1721, la pauvre cité, qui avait eu le malheur de s'allier à l'orageuse Pologne, ne jouit que de quelques années de trêve, pendant lesquelles elle réparait les brèches faites à sa forteresse, pour
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retomber bientôt dans de nouvelles alarmes et supporter de nouvelles exactions. L'avénement au trône de Ladislas, fils de Sigismond, la réjouit. Ce prince avait fait preuve d'un courage ferme, d'un caractère élevé. Les Dantzigois comptaient sur sa valeur pour les défendre, sur sa magnanimité pour remettre l'ordre dans leurs finances, et l'un de ses premiers actes fut de frapper leur port d'une contribution annuelle dont ils ne s'affranchirent qu'en payant une somme d'un million de florins. Ils possédaient cependant toujours leur privilegium Casimirianum, et cet acte leur garantissait l'entière gestion de leurs revenus, l'exemption de tout impôt, les droits et l'indépendance d'une ville libre, dans un pays assujetti au régime monarchique : triste exemple de l'asservissement auquel un petit État se condamne quand il s'associe, avec le pacte le plus rassurant, à un empire dont il ne peut ni contre-balancer la supériorité, ni réprimer les exigences. En 1734, Dantzig soutenait la cause de Stanislas Leczinsld, ce charmant gentilhomme que le héros de la Suède, Charles XII, avait placé sur le trône de Pologne. La ville fut assiégée, bombardée, dévastée par les Russes. Après avoir noblement abrité Stanislas Leczinsld dans ses murs, elle fut forcée de s'humilier devant les armes de ses ennemis, de recon-
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naître la souveraineté d'Auguste III, de s'engager à payer aux Russes un demi-million de thalers, et d'offrir respectueusement un présent de 30 000 ducats au commandant des troupes qui venait de lui lancer 4500. bombes \ Depuis trois siècles, les Dantzigois subissaient les orages, les calamités de la Pologne; ils devaient, jusqu'à sa chute, souffrir de ses fatales destinées. En 1772, au premier partage de cette république monarchique et anarchique, le roi de Prusse fut mis en possession de tout le territoire de Dantzig, de sa plage, de son canal. Que restait-il à la malheureuse ville, enfermée dans ses remparts? Une impuissance radicale, un titre de cité libre et de cité maritime qui n'était plus qu'une amère dérision. En vain elle réclama, en vain elle en appela au jugement de la France et de l'Angleterre. Ces deux puissances, qui avaient assisté, sans s'en émouvoir,
1. La lettre suivante, que Stanislas adressa aux habitants de Dantzig, en s'éloignant d'eux, pour faciliter leur capitulation, est l'une des pièces les plus précieuses de leurs archives. Elle honore ceux à qui elle était destinée et celui qui l'écrivait dans une situation désespérée : « Je pars au moment que je ne puis plus vous posséder, étant resté par l'attrait de votre fidélité sans exemple. J'emporte avec moi la douleur de vos souffrances, et la reconnaissance que je vous dois, et dont je m'acquitterai en tout temps par tout ce qui pourra vous en convaincre. Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, qui soulagera le chagrin que j'ai de m'arracher de vos bras. Je suis partout et toujours votre affectionné, « STANISLAS, roi. »
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à l'écroulement de la Pologne, se souciaient peu des angoisses d'une petite cité de marchands. Seulement, le roi de Prusse, à l'instigation de Catherine, offrit aux Dantzigois de leur abandonner un cinquième du revenu de leur port, ou de leur affermer la jouissance de ce port pour la somme de 200 000 ducats par an. Ils ne voulurent accepter ni l'une ni l'autre de ces propositions, et se trouvèrent bloqués dans leurs murs par les Prussiens, entourés d'une ligne inflexible de douanes et de péages. Ce douloureux état de choses dura jusqu'en 1793, jusqu'au second partage de la Pologne, où Dantzig fut livrée à la Prusse, qui l'engloba, comme une simple bourgade, dans son système général d'administration. Les derniers événements de son histoire sont trop connus, et M. Thiers les a trop bien décrits pour que nous essayions de les raconter encore. On sait qu'en 1807 Dantzig se rendit à nos armes, après un siège de trois mois. En 1813, sous le commandement de Rapp, elle résista pendant près d'une année aux attaques d'une armée laisse et prussienne. Napoléon, en s'en emparant, lui imposa une contribution de guerre de 20 millions. Elle dut en outre, dit un de ses historiens, donner à Rapp un million \ S'il faut en croire le môme écrivain, les
1. Lôsehinn, Geschiehte Danzigs, t. II, p. 334.
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dépenses qui lui furent imposées pendant nos sept années d'occupation, pour les frais de table de nos généraux, pour la construction des magasins et des redoutes, pour les approvisionnements des troupes, s'élevaient, en 1814, à la somme de 40 733 706 florins, qu'elle ne put acquitter qu'au moyen d'un emprunt Je n'ai point vérifié l'exactitude de ce fait, mais je me réjouirais de penser que nous avons laissé un moins pénible souvenir de nous aux habitants de Dantzig. Cette ville, dont les vastes fortifications et les travaux hydrographiques offriraient un intéressant sujet d'étude à un officier d'état-major, à un ingénieur, le voyageur qui ne peut se livrer à ces observations scientifiques la verra avec curiosité. Par sa position, au sein d'une plaine immense, parsemée de bois, surmontée de quelques collines, par la rivière qui la traverse, et la Vistule qui, à quelque distance de ses murs, va s'épancher dans la mer, elle offre aux regards un aspect pittoresque. Parla disposition de ses rues et la construction de ses édifices, certainement, c'est bien une des villes les plus originales et les plus bizarres qu'il soit possible de voir dans la grande marqueterie des cités allemandes. Ceux qui recherchent les comparaisons
I. Lôschirm, Geschichte Dangigs, t. II, p. 465.
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diront qu'elle ressemble, çà et là, à quelques quartiers d'Augsbourg, de Nuremberg, d'Amsterdam. Le fait est qu'elle ne ressemble à rien. C'est la cité du moyen âge dans toutes ses naïves fantaisies d'architecture ; c'est un Herculanum du vieux style germanique, conservé sous la lave du temps. L'exemple des autres villes n'a encore eu sur celle-ci aucune influence. Si les architectes de Dantzig ont été étudier, à Berlin, les formes de constructions nouvelles, c'est pour eux une étude de luxe : car, lorsqu'ils sont chargés de bâtir une maison particulière ou un édifice public, ils n'ont qu'à regarder autour d'eux et à prendre modèle sur les œuvres traditionnelles de leurs pères. Il se peut que, dans ses voyages, le Dantzigois rende justice aux dispositions confortables des hôtels de France ou d'Angleterre; mais il revient avec amour à ses cellules en briques, à sa petite maison étroite, effilée, pareille à une cage, et ornée à sa sommité d'un pignon aigu ou dentelé. Toutes les rues ont ici, à part leur genre de structure, à peu près le même caractère. Quelques-unes seulement se distinguent de leurs voisines par le canal qui les traverse ; d'autres par la double rangée de tilleuls qui les ombrage. Mais il y a là aussi les rues élégantes, les rues du beau monde, où, tout en conservant la forme de construction des quartiers plébéiens, les financiers
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de Dantzig ont déployé un luxe aristocratique. Telle est, entre autres, la Langgàsse, dont je ne pouvais me lasser d'observer les singuliers détails et l'étrange perspective. Là, au pied de chaque maison, sur toute la largeur de la façade, s'étend un perron carré, fermé à droite et à gauche par un mur à hauteur d'appui, touchant à la rue par trois ou quatre marches le long desquelles s'inclinent deux rampes en fer, qui à leur extrémité reposent sur deux énormes boules en pierre. Sur les murs latéraux sont posés deux tuyaux en bois ou en tôle qui reçoivent l'eau des gouttières et la jettent par deux effroyables gueules de dragons au bas du perron. Je laisse à penser le vacarme qu'on doit entendre, quand, de perron en perron, les torrents d'un jour de pluie tombent ainsi de plusieurs pieds de hauteur aux deux côtés de la Langgàsse. Il y a longtemps que les autres villes d'Europe ont mis en pratique un autre procédé pour l'écoulement des eaux. Mais les Dantzigois tiennent à celui-ci, et ils tiennent aussi à ces boules monstrueuses sur lesquelles s'appuient leurs balustrades. J'imagine que, comme la pierre est assez rare dans cette contrée, ils se font un honneur d'en étaler des blocs à leur porte, et probablement, plus le bloc est gros, plus'il flatte l'orgueil de son propriétaire. Si les Turcs se servaient encore de ces boulets de marbre dont Tott nous a donné une
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curieuse description dans ses Mémoires, ils pourraient remplir leurs arsenaux avec ces singuliers ornements des rues de Dantzig. Mais avec sa parure un peu burlesque, chacune de ces maisons a une physionomie qui plaît à la pensée, par une apparence honnête, recueillie, heirn^liche, comme disent les Allemands. Les murs qui s'étendent de chaque côté de ces habitations en font pour les heures de repos autant de retraites isolées. Ces perrons quadrangulaires sont, comme les terrasses des villes d'Orient, comme les àzoteàs de l'Amérique du Sud, autant d'agréables emplacements en plein air, où dans les calmes soirées d'été le vieillard s'assoit dans un fauteuil, où sa famille se groupe autour de lui, se reposant des travaux de ïa journée, échangeant un salut amical avec les passants, regardant avec la pleine satisfaction qui naît des habitudes régulières le spectacle qu'elle revoit chaque jour dans les mêmes circonstances, les boutiques qui se ferment à la même heure, les fenêtres auxquelles apparaissent les mêmes figures, les old familial- faces de son entourage. « Les maisons, a dit très-justement un écrivain russe, ont leur physionomie distincte, comme les hommes leur figure sombre ou affable, hautaine ou affectueuse '. »
1. Sagoskin^Kousma-Petrovitah.
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L'architecture est, selon nous, une des images les plus positives des mœurs, des goûts et de la situation matérielle d'un peuple. Depuis les larges pœrte en bois des paysans de la Finlande jusqu'aux casas de l'hidalgo espagnol, depuis les tentes en peau de renne de la Laponie jusqu'aux gigantesques hôtels de New-York, depuis les colossales constructions des Hindous jusqu'aux ogives dentelées et aux galeries aériennes des Arabes, tout nous démontre que l'homme fait son églogue domestique, son chant de guerre et son hymne religieux tout aussi fidèlement par ses édifices que par les strophes de ses poèmes. L'homme adapte à ses besoins son habitation comme son vêtement. Pour l'homme du Midi, la maison n'est souvent qu'un gîte nocturne. L'éclat du ciel et de la nature l'attire sans cesse au dehors. Pour l'homme du Nord, c'est l'abri journalier, le foyer de l'étude, le sanctuaire des affections. C'est làqu'il concentre son existence, c'est là qu'il se plaît à poursuivre ses travaux, à se délasser de ses fatigues, à célébrer ses fêtes de famille. Il aime cette demeure où constamment il imprime un nouveau souvenir d'esprit et de cœur ; il la pare comme un oiseau coquet pare son nid, et les citoyens de Dantzig ont ainsi, selon léurs prédilections et leur fortune, paré leurs demeures. Il y a dans tous les quartiers de cette ville, sur les façades des maisons, sur les contours de leurs
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terrasses, des statuettes, des fleurons, des arabesques, des ciselures qui feraient la joie d'un artiste. Il y a dans la Langgàsse une maisonnette à trois étages, élancée, fluette, qui avec ses gracieuses colonnes, ses légers chapiteaux, ressemble à un de ces coffrets qu'un sculpteur du moyen âge façonnait avec un goût idéal, un coffret destiné à renfermer des trésors d'amour. Ce petit chef-d'œuvre appartenait à la famille Steffens. Il me semble qu'on ferait tout un poëme sur cette famille, en regardant ces trois étages animés peut-être à la fois en un certain temps par trois générations. Ce qui apparaît le plus souvent dans ces nombreux ornements des diverses rues de Dantzig, ce sont les figures delà mythologie grecque, non point, comme on pourrait le supposer, Mercure le dieu du commerce, ni Neptune le dieu de la mer ; non, les galants Dantzigois voulaient se ragaillardir par des images plus riantes. C'est la belle impérieuse Junon dont ils se plaisaient à voir reproduire la majesté olympienne, c'est la radieuse Iris avec son écharpe, c'est Vénus clans toutes les phases de sa très-légère existence, Vénus sortant des eaux, Vénus jouant avec l'Amour, Vénus enlacée dans les filets de Vulcain. Mais pour qu'on ne pût les accuser d'un penchant trop exclusif pour la tradition païenne, peutêtre aussi pour complaire aux idées plus sévères de
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leurs filles ou de leurs femmes, à ces figures scabreuses ils ajoutaient comme correctif des scènes de la Bible, dés bas-reliefs représentant quelques pieuses légendes, ou quelques épisodes des livres populaires,du moyen âge. La bourse de Dantzig, qu'on appelle encore YArtlmr Hof (la. cour d'Arthur), est un curieux exemple de cette singulière association d'idées. Disons d'abord quelques mots de ce titre chevaleresque appliqué à une salle mercantile. Au moyen âge, les négociants des principales villes de la Prusse1 et de la Poméranie, Thorn, Elbing, Braumberg, Kulm, Stralsund, avaient un édifice spécial où ils se réunissaient tantôt pour traiter de leurs affaires, tantôt pour se livrer à de joyeux banquets. Ils donnaient à cet édifice le nom d'Arthur Hof, probablement en mémoire des expéditions du fabuleux roi contre les Saxons, et en mémoire de cette fameuse table ronde où régnait, dit la tradition, une fraternelle égalité, ce rêve fantastique des républicains. Dès le xivB siècle, sous l'heureux gouvernement des chevaliers de l'ordre Teutonique, Dantzig eut aussi sa cour d'Arthur, vaste et pompeux édifice
1. L'ancien Ëlat septentrional de Prusse, englobé peu à peu dans le royaume auquel il a donné son nom. Frédéric III ne possédait encore que la Prusse ducale, lorsqu'en 1701 il abdiqua son titre d'électeur de Brandebourg pour prendre celui de roi de Prusse.
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dont une moitié a été détruite par un incendie. A certains jours de la semaine, les marchands se rassemblaient là, divisés en six catégories, sur six bancs, non point le banc du roi et le banc de la reine, d'où l'on jugeait le mérite de Gluck et de Piccino, mais des bancs de chêne solides où il se faisait d'énormes libations de bière. Plus tard cette chambre de bons buveurs fut, comme les loges italiennes, une salle de justice ; puis on l'abandonna, et au siècle dernier on l'a réparée, et on en a fait une bourse. A l'entrée de ce bâtiment commercial, restauré, embelli à diverses époques, s'élèvent les statues de Scipion l'Africain, de Thémistocle, de Camille et de Judas Machabée, et les statues allégoriques de la Force, de la Justice et de la Fortune. Ce sont les préliminaires d'une histoire qui se continue à l'intérieur par la plus étonnante réunion d'images profanes et religieuses, de héros de l'antiquité et de paladins du moyen âge. Là, par les grandes toiles qui tapissent ies murs, et par des statues colossales, on peut voir à la fois le jugement dernier, et le combat des Horaces et des Curiaces, la figure de Jephté, la douce fille d'Israël qui va mourir pour accomplir le fatal vœu de son père, et la figure de Diane sortant du bain. Le sculpteur a donné à celle-ci des formes monstrueuses. J'ai pensé
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que c'était %n sculpteur sceptique qui, ne voulant pas croire à l'excessive sauvagerie de la chaste déesse, trouvait un autre motif à la fureur qu'elle éprouva quand elle se vit exposée au regard téméraire d'Actéon. Là, près de saint Christophe, le géant des légendes chrétiennes, se détache un coursiendont un comice agricole condamnerait sans pitié les bizarres proportions. Mais sur ce cheval mémorable sont assis les quatre valeureux enfants des Ardennes, les quatre fils Aymon, et, pour qu'il pût porter un tel fardeau, il a bien fallu grossir ses jarrets et allonger sa croupe. Là est un tableau représentant les enchantements de la lyre d'Orphée, non loin d'un autre qui nous montre Judith tranchant la tête d'Holopherne ; un peu plus loin, dans l'ombre, on découvre la modeste statue en bois d'un pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, en face de la brillante statue d'Auguste III, roi de Saxe et de Pologne. De distance en distance, à travers ces peintures, ces sculptures, apparaissent des trophées de chasse, et des têtes de cerfs avec leur poil fauve et leurs bois. L'une de ces têtes, jaillissant à trois pieds de distance du tableau d'Orphée, produit un singulier effet. Le magique musicien est là qui charme la nature par ses mélodies. Le lion rampe à ses pieds; l'ours danse devant lui ; les oiseaux se penchent sur
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les branches des arbres pour l'écouter ; les poissons lèvent la tête hors de l'eau pour le mieux entendre; le loup oublie de croquer le mouton couché nonchalamment sur le vert gazon, et le renard, vaincu dans sa dépravation, regarde d'un œil amical la poule confiante. Le cerf seul, comme un farouche critique, ne veut point admettre la puissance de cette harmonie, et s'élance hors de cette scène d'enchantement, comme pour protester par sa fuite contre la faiblesse d'un sot auditoire. Au milieu de cette exhibition mythologique et historique s'élèvent deux longues tables sur lesquelles deux huissiers, en tunique rouge, rangent chaque matin des écheveaux de lin et de chanvre, et des jattes en bois renfermant des échantillons de blé, d'orge, d'avoine. A midi, la bourse est ouverte. On y voit entrer de graves négociants , des juifs portant, comme ceux de la Pologne, laÉ soutane noire, serrée sur les flancs par une ceinture, et quelques marins avec leurs jaquettes. Les marins s'entretiennent à l'écart avec leurs armateurs ; les juifs cherchent, d'un œil inquiet, de quel côté ils tendront leur toile d'araignée pour y prendre quelque aventureux chaland ; les négociants examinent attentivement les échantillons de filet de céréales : c'est là leur principale affaire. Tout se passe dans un grand calme. Ni foule bruyante, ni parquet, ni
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vociférations, et à une heure ou deux heures tout est fini. Près des rumeurs tumultueuses de notre bourse parisienne, celle-ci apparaîtrait comme une naïve bucolique. Je ne crois pas qu'on puisse y gagner un million en quelques instants, mais je ne sache pas que personne en sortant de là se soit brûlé la cervelle. Le plus beau monument de Dantzig est l'église Sainte-Marie, vaste édifice gothique, plus haut et plus large que notre Notre-Dame, mais d'une simplicité de style extrême. Commencé en 1343 sous la direction du grand maître de l'ordre Teutonique, Louis de Waitzau, il ne fut achevé qu'en 1502. Sa longueur est de 111 mètres; sa largeur, prise dans ses deux ailes qui forment les deux branches de la croix, est de 37 mètres ; et la hauteur intérieure de sa voûte de 32. On a calculé qu'il pouvait contenir aisément 25000 personnes. 11 était fait pour une grande cité catholique, et il n'est plus fréquenté que par une des sectes protestantes qui se sont formées dans cette ville. Le long des nefs s'élèvent trente chapelles érigées par de riches familles qui acquéraient par leurs pieuses donations la consolation de reposer après leur mort au pied de l'autel où elles s'étaient agenouillées pendant leur vie. La plupart de ces chapelles sont construites avec un art ingénieux,
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décorées avec luxe. C'était la joie du patricien d'apporter là l'offrande de sa fortune ; c'était son orgueil, noble orgueil, consacré par une religieuse pensée, quL à des siècles de distance, n'éveille dans l'esprit de ceux qui en observent les vestiges qu'un sentiment de foi et de respect. Il y a là, dans le pourtour du chœur, dans le développement de la grande nef et des nefs latérales, une quantité de ciselures, de bas-reliefs et de statuettes, qui mériteraient d'être dessinées et reproduites par le burin. Il y a là trois œuvres de premier ordre, un christ, une statuette de la Vierge et le tableau de Van Eyck représentant le jugement dernier. Il est peint sur bois et se compose de trois compartiments dont deux s'ouvrent comme deux ailes et se referment sur la scène principale. La tradition rapporte qu'il était destiné au pape. Un corsaire captura le navire qui le portait à Rome. Un capitaine dantzigois, poursuivant le pirate, eut le bonheur de le vaincre, s'empara de ses dépouilles et fit hommage du précieux tableau à l'église de Dantzig. L'empereur Rodolphe II essaya vainement de déterminer les magistrats de Dantzig à le lui vendre. Un électeur de Saxe et Pierre le Grand voulurent aussi l'acheter et en offrirent une somme considérable. En 1807, Rapp n'en donna rien; il le fit tout simplement emballer .et l'expédia à Paris, d'où il
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n'est revenu à son église de Sainte-Marie qu'en 1816. De'tous les trésors qui nous ont été ravis à la seconde invasion de la France, celui-ci n'est pas le moins regrettable. C'est sans aucun dou»te l'une des œuvres les plus précieuses de l'ancienne école allemande. Dans une autre chapelle est le Christ en bois de grandeur naturelle, si admirable et si admiré, qu'on l'a d'abord attribué à Michel-Ange. Puis, comme il était évident que le grand statuaire n'y avait jamais appliqué son ciseau, le peuple a fait, à la place d'une fausse hypothèse, une légende cruelle pour s'expliquer la beauté de cette statue où tout est ciselé avec une si rare perfection, où sur les traits du Rédempteur, dans ses yeux à demi fermés, dans la contraction de ses lèvres, éclatent à la fois une si vive expression de souffrance et un caractère de douceur céleste. Comme on ne pouvait découvrir ni le nom du sculpteur, ni aucun détail de son histoire, on a dit que, pour faire une image d'un effet si touchant, il avait attiré un jeune homme dans son atelier, et l'avait impitoyablement cloué sur la croix pour copier sa figure dans sa dernière agonie. A la statue de la Vierge renfermée dans une armoire, se rattache une autre légende d'une nature meilleure. On raconte qu'un pauvre artiste, injustement accusé et condamné à mort, sollicita
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de ses juges un délai de quelques semaines, pour accomplir un vœu qu'il avait fait. Cette grâce lui ayant été accordée, il s'agenouilla dans son cachot, adressa une fervente prière à la Vierge, consolatrice des affligés, puis se mit à modeler avec de la terre l'image de celle qu'il invoquait avec une foi si naïve dans ses angoisses, et sa foi le ranima, et sa piété lui donna une heureuse inspiration. Il fit une statue d'une si noble forme, il dessina la tête de son auguste patronne avec une telle grâce et une telle suavité, que les magistrats invités à venir la voir en furent émerveillés. « Non, s'écria l'un d'eux, il n'est pas possible que l'homme en qui se manifeste un sentiment si idéal ait pu commetre le crime dont on l'accuse. Il faut suspendre l'exécution et reviser le procès. » Une nouvelle enquête démontra qu'en effet il était innocent. Il sortit triomphalement de sa prison, et déposa dans l'église Sainte-Marie la statue à laquelle il devait son salut. Les protestants gardent avec soin toutes ces décorations et ces œuvres d'art de la cathédrale de leurs pères, comme les trophées d'un temps dont les erreurs donnent plus d'éclat à leur superbe raison. Ils ont même réuni dans la sacristie des chasubles, des calices et divers ornements sacerdotaux, qu'ils étalent aux regards des étrangers avec une aimable satisfaction. Je recommande à la bien-
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veillance de MM. les membres du consistoire de Dantzig le sacristain de l'église Sainte-Marie. Cet homme, en vérité, mérite leur affectueux intérêt. Il est si protestant qu'il montre comme des débris d'une religion morte ces nobles reliques de la religion catholique. Grâce à l'active impulsion des chevaliers qui la gouvernèrent, Dantzig vit s'élever dans ses murs plusieurs autres églises d'un caractère imposant, notamment celle de Saint-Jean, dont la voûte est une œuvre charmante ; celle de Sainte-Catherine, qui jadis, avec ses riches dotations, n'entretenait pas moins de 90 prêtres ; celle de Sainte-Anne, qui fut bâtie gratuitement, pour les Franciscains, par la corporation des maçons et des charpentiers, et qui, au XVII" siècle, devint le théâtre d'une lutte ardente entre les luthériens et les calvinistes; Les citoyens de Dantzig feront bien de protéger contre les ravages du temps ces beaux édifices, car ils ne pourraient plus sans de pénibles efforts- en ériger de pareils. Ils ne sont plus, ces siècles où toute une population se réunissait dans une même pensée, pour consacrer à Dieu un de ces vastes sanctuaires. Ils ne sont plus, ces siècles où par le génie d'un architecte, par l'or du riche, par l'obole de la veuve, par le travail de l'artisan, par les bénédictions du prêtre, on voyait s'élever ces colonnes,
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ces ogives, ces statues de patriarches et d'apôtres, comme l'image d'une môme croyance, comme le symbole d'une ardente aspiration qui, des ombres de la cité, s'élançait vers les clartés du ciel; et Dantzig n'a plus ces nombreuses familles de patriciens qui jadis pouvaient aisément consacrer une partie de leur fortune à ces religieux travaux. Par les guerres de la Pologne, dont cette ville subit les désastreuses conséquences, par la rivalité et l'agrandissement des cités commerciales de la mer Baltique et de la mer du Nord, par la découverte du cap de Bonne-Espérance, qui bouleversa les conditions de l'ancien mode de commerce européen, par l'ascendant maritime de l'Angleterre, de la France et des États-Unis, Dantzig a vu d'âge en âge sa prospérité s'abaisser et sa population décroître. Au commencement du xvnc siècle, elle comptait encore près de 80 000 habitants. En 1793, elle n'en avait plus que 37000, et en 1814, après nos sept années d'occupation, dont aucun Joseph n'avait pu prévenir les calamités, on ne lui assignait plus que 32000 âmes. Elle s'est relevée, il est vrai, de cet état de décadence ; mais ce qui prouve combien sa fortune est encore vacillante, c'est que le recensement de sa population, qui en 1846 portait h 60 600 le chiffre de ses habitants, est redescendu, en 1854, à. 58 000, Elle possède environ 100 navires
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d'un faible tonnage, et il n'entre guère annuellement que 1300 bâtiments de moyenne grandeur dans son port. Plusieurs branches de commerce lui ont été successivement enlevées. Il lui reste ce qui lui est à peu près assuré par sa position géographique, l'importation et l'exportation des bois et des grains de la Pologne. Les bois de la Pologne sont recherchés pour la construction des navires, surtout pour les bordages. Ils ont une flexibilité qui les rend préférables à ceux dé la Norvège, et même, je dois l'avouer, à ceux de mes chères montagnes du Jura. La manière dont ils arrivent ici est un fait assez curieux. Sur les rives de la Vistule, dans l'intérieur de la Pologne, on construit d'énormes radeaux avec des poutres de 60, de 70 et quelquefois de 80 pieds de longueur. Sur cette première couche on en pose une autre transversalement, puis une troisième longitudinale, puis une quatrième et quelquefois une cinquième. Là-dessus on range un amas de sacs de grains. Une vingtaine d'hommes s'embarquent sur ce mobile échafaudage et se laissent entraîner au courant de la rivière, n'usant de leurs avirons que pour mieux assurer leur marche. Après un trajet qui dure parfois plusieurs semaines, ces hommes débarquent à Dantzig dans un état pitoyable, le corps amaigri, le visage décharné, n'ayant souvent pour tout vête-
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ment que des haillons et juste ce qu'il en faut pour ne pas trop outrager les lois de la pudeur. Pendant le cours de leur voyage, ils ont vécu, ils ont dormi en plein air sur leurs sacs, sans aucun refuge contre la pluie ou l'ouragan, sans une tente pour la nuit. Le propriétaire du radeau ne leur donne à chacun, pour toute solde, que 5 ou 6 thalers (de 19 à 23 francs) et une provision d'orge qu'ils font bouillir pour leur repas du matin et leur repas du soir. Mais dès qu'ils ont accompli leur tâche, c'est-à-dire qu'ils ont remis leur cargaison à celui à qui elle est destinée, ils se livrent à toutes les jouissances désordonnées qu'ils peuvent se procurer avec leurs six écus. Ils font un repas monstrueux, arrosé d'une énorme quantité de bière ; ils fument le cigare comme des dandys et se font servir des verres d'eau d'or 1 comme des aristocrates. En une journée ordinairement, ils voient la fin de ces gros vilains thalers qui les embarrassaient ; et si par hasard il leur reste le soir quelques groschen, ils les donnent au premier pauvre qu'ils rencontrent. Ainsi délivrés de leur fardeau pécuniaire, heureux d'en avoir fait si promptement un si bon usage , insoucieux du lendemain, les philosophiques Bohèmes se mettent en marche pour s'en retourner par terre dans leur
1. Goldnis Wasser, eau-de-vie de Dantzig.
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pays, tantôt mendiant un morceau de pain, tantôt s'arrêtant dans une ferme pour y gagner, par quelques journées de travail, un salaire qu'ils iront gaiement dépenser plus loin. Il en est qui, voyageant de la sorte, passent des mois entiers avant de regagner leurs cabanes ; mais enfin ils y arrivent, s'embarquent de nouveau dès qu'ils en trouvent l'occasion, et continuent les mêmes pérégrinations tant que leurs forces durent. Par sa situation et par la nature de son commerce, Dantzig doit avoir des relations assez importantes avec la Russie ; mais il est dans la destinée de cette ville de souffrir des luttes qui lui sont complètement étrangères, et depuis deux ans le blocus des ports russes lui a causé un préjudice assez considérable.
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Si l'on n'a point vécu clans les parages du Nord, on se fera difficilement une idée du charme dont on peut jouir en s'arrêtant dans ces contrées que les habitants des pays méridionaux se représentent encore , pour la plupart, comme une sombre et .aride région, déshéritée des joies de la nature, voilée sans cesse par un ciel nébuleux, et sans cesse dévastée par les ouragans. J'ai traversé jusqu'à leur dernière limite ces zones boréales; j'ai gravi les cimes dénudées du Dovre et les pics du cap Nord, qui s'élève comme un noir obélisque au milieu d'un orageux océan; j'ai pénétré jusqu'aux derniers amas de neige du Spitzberg, jusqu'à ces montagnes de glace qui flottent sur les eaux et s'avancent, comme les géants du pôle, à la rencontre des navires. Devant nous était la banquise, éternelle barrière que nul homme n'a franchie, dont nul regard n'a sondé les profondeurs. J'ai tenté de décrire ces merveilleux tableaux, et, par un second pas plus que par un premier essai, je n'en ferais comprendre la terrible
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beauté. Il est probable aussi que je déciderais difficilement un Marseillais à déserter les oliviers de sa bastide pour aller observer le spectacle de quelques nuits d'hiver au delà du cercle polaire, si je lûi disais de quelle lueur resplendissent parfois ces nuits lorsque la lune projette un long flot de lumière sur la glace des lacs et des rivières, lorsqu'à la voûte du ciel et sur la terre tout étincelle, étoiles flamboyantes, globules de neige pareils à des diamants, ou lorsque, dans les plus épaisses ténèbres, tout à coup on voit briller et pétiller l'aurore boréale qui se déroule dans l'espace comme l'écharpe d'Iris, qui éclate comme un feu d'artifice, qui éblouit l'œil par ses images variées comme celles d'un kaléidoscope, qui embrase l'horizon comme un soleil. Mais il est sur les plages du Danemark, dans l'intérieur de la Suède et de la Norvège, des vallons, des coteaux, des sites pittoresques tout aussi verts et aussi attrayants que ceux des Pyrénées, de la Suisse et même de la Franche-Comté. Là, dès que la longue saison d'hiver est finie, en quelques jours tout change d'aspect comme par magie. Les sapins secouent à leur pied les flocons de neige qui s'étendaient sur leurs rameaux, comme un manteau de laine sur les épaules d'un vieillard. Sur le sol qui reverdit apparaissent les anémones et. les petites
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clochettes blanches, qu'on dirait faites pour carillonner le retour du printemps. L'eau des lacs et des fleuves murmure gaiement, comme si elle se réjouis sait de reprendre son libre cours, comme si elle adressait un signe de reconnaissance amicale aux menthes parfumées qui bordent ses rives, aux branches de saule qui se plient sur elle, aux clochers agrestes qui se reflètent dans son cristal. L'hirondelle qui a fait un long voyage revient au nid qu' elle a laissé l'automne dernier sous le toit rustique ; le rougegorge qui pendant l'hiver venait comme un pauvre être souffreteux becqueter à la fenêtre du laboureur, et à qui les petits enfants donnaient du grain, salue encore de son chant la maison hospitalière, et va s'ébattre sous la feuillée des bois voisins. Dans la demeure du paysan, une nouvelle vie recommence. Les moutons sortent de l'étable pour retourner aux pâturages ; les génisses et les jeunes poulains bondissent èn liberté ; les garçons essayent les instruments aratoires qu'ils ont eux-mêmes façonnés pendant l'hiver, et les jeunes filles vont dérouler sur l'herbe les pièces de toile qu'elles ont filées et tissées en de patientes veillées. Le soleil apparaît tout d'un coup radieux et chaud, comme s'il voulait réparer le temps qu'il a perdu dans sa lente progression ; puis bientôt on arrive à ces ravissantes nuits d'été dont un grand écrivain, M, J. 'de Maistre,
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a fait une si poétique description, et dont je me suis surpris à regretter la douce lumière dans les nuits splendides des tropiques. Non, ce ne sont pas des nuits, ce sont des jours d'une lumière continue, tempérée seulement vers le soir par une légère ombre, par une sorte de gaze diaphane, rayonnant à minuit comme une aurore sans nuages ou un pur crépuscule. C'est en de tels jours, c'est en de tels lieux qu'i faut lire les poètes Scandinaves pour en concevoir toute la suavité. En Italie, à part quelques élégies de Pindemonte, quelques pages d'Ugo Poscolo et de Carcano; en Espagne, à part la Noche serena de L. de Léon et quelques strophes des poètes modernes , je ne sache rien qui indique dans ces deux littératures le véritable sentiment de la nature. En France, ce sentiment m'apparaît pour la première fois dans les œuvres de Chateaubriand ; en Angleterre, il s'associe avec une grâce souvent charmante au sentiment de la vie domestique, dans les œuvres de Cooper, de Burns, de Crabbe, de Wordsworth ; en Allemagne, il est l'élément favori de la plupart des lyriques modernes: mais nulle part, selon moi, il ne se manifeste avec un si cordial abandon et de si naïves émotions que dans les chants des poètes du Nord. On voit que ces poètes n'ont pas seulement étudié la nature dans les livres, et appris en rhôlo-
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rique à cadencer quelques hémistiches sur la verdure des prés et les soupirs des eaux. Ils aiment la nature, ils se complaisent dans Ma variété de ses images, ils se concentrent dans son deuil, ils s'épanouissent clans ses fêtes, ils la chantent avec amour, et leurs vers, les vers surtout de Runeherg, de Tegner, de Wallin, d'Atterbom, quelques-uns aussi de Geiier, sont comme une mélodie humaine qui s'allie harmonieusement à celle des forêts et des champs. C'est dans ces contrées aussi que l'on comprend mieux ces vieilles légendes par lesquelles les peuples du Nord expliquaient les phénomènes qui étonnaient leurs regards, cette mythologie qui peuplait d'êtres magiques les cascades, les profondeurs des bois, les grottes des montagnes, cet innocent panthéisme qui, par une myriade d'êtres fabuleux, remontait pourtant jusqu'à un vrai principe religieux. Dantzig est, à un degré près, à la même latitude que la pointe méridionale de la Suède, et, quand j'ai parcouru les environs de cette ville, à tout instant ils me rappelaient la côte de Scanie, avec ses vertes prairies, ses champs de blé, ses massifs d'arbres dispersés de côté et d'autre comme dans le gracieux dessin d'un parc anglais, ses larges maisons de paysans, ses élégantes villas dont la façade est tournée vers l'orient d'une poétique pensée ,
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c'est-à-dire vers les sites les plus pittoresques, et ses collines qui, avec leurs quelques centaines de pieds de hauteur, apparaissent comme de grandes cimes sur cette plage qui s'incline au niveau de la mer. En creusant le sol, peut-être trouverait-on là aussi, comme sur la côte de Suède, les tombeaux des primitifs habitants de cette contrée, les vestiges d'un farouche paganisme qui, au xr siècle, érigeait encore là ses autels sanguinaires. Au milieu de ce riant panorama, au penchant d'un frais coteau, à une lieue environ de la mer, s'élèvent les flèches aiguës d'un des plus anciens couvents du Nord, du couvent d'Oliva, premier asile des premiers chrétiens de cette région, première église d'où la parole évangélique se répandait au sein d'une population barbare avec le parfum des vertus chrétiennes, avec le sang des martyrs. En 997, saint Adalbert, entraîné par une pieuse ardeur de prosélytisme, quittait son évêché de Prague pour aller, au péril de sa vie, enseigner la parole de Dieu sur les rives de la Baltique. Il s'arrêta à Dantzig, qui n'était à cette époque qu'un village de pêcheurs, prêcha et baptisa. La salutaire semence entrait là dans le cœur des pauvres marins, comme la bonne nouvelle dans celui des bergers de Bethléhem. Animé d'un nouveau zèle par un premier succès, saint Adalbert continua son courageux
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voyage. Mais, à quelque distance de Dantzig, un jour, il entra dans une forêt consacrée aux idoles des Prussiens, et s'endormit dans une enceinte où leurs prêtres seuls avaient le droit de pénétrer. Les païens le surprirent dans son sommeil et regorgèrent. Le duc Boleslas de Pologne voulut avoir les restes du saint prélat. Les Prussiens, jugeant à son insistance du prix qu'il attachait à ces reliques, répondirent qu'ils ne livreraient le corps lacéré d'Adalbert que pour son pesant d'or. Le duc leur envoya un amas de lingots. Le corps tut placé dans le bassin d'une balance, les lingots dans un autre, et l'on ne pouvait arriver à un juste équilibre. L'or du roi, l'or acquis trop facilement peut-être, ne pouvait faire pencher le plateau où il était entassé. Déjà les ambassadeurs de Boleslas disaient qu'ils devaient retourner en Pologne pour en rapporter une somme plus considérable, quand une pauvre vieille femme qui les avait suivis dans leur voyage tira d'un des plis de son vêtement une petite pièce presque im-^ perceptible et la déposa à côté du royal trésor. C'était la religieuse offrande du pauvre, le fruit d'un vertueux et patient labeur. Aussitôt le bassin qui flottait encore en l'air s'abaissa au niveau de celui qui portait le corps du saint, et les Polonais emportèrent à Gnesen les membres d'Adalbert. Malgré le zèle des missionnaires et l'influence de .
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leurs vertus, au xir siècle, les rudes habitants des rives de la Baltique, plus fiers que le fier Sicambre, n'avaient point tous courbé le front sous la loi de l'Évangile. Pour aider à leur conversion, Warlislas II fonda en 1163 un couvent de l'ordre de SaintBenoît, à Golbatz, près de Stargard. Quelques années après, un essaim de religieux sortaient de ce monastère, comme des abeilles de leur ruche, et s'en allaient dans la.Poméranie orientale travailler à l'œuvre entreprise sur un autre point de la môme province par leurs frères de Golbatz. Les courageux émigrants s'arrêtèrent à l'embouchure de la Vistule, en fa|e d'une population dont le cruel paganisme enflammait leur ardeur. Il y avait là un prince déjà dévoué à la doctrine chrétienne, qui les prit, sous son patronage et leur fit bâtir une église et un cloître. Quelques chroniqueurs attribuent cette pieuse fondation à Subislas I , d'autres à son fils Sambor. Le fait n'a point été éclairé; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que la construction de ce couvent date de l'année 1170 ou 1178. Les religieux dessinèrent sur la façade de leur chapelle une tige d'olivier et donnèrent à leur habitation le nom de Mons Olivarunii C'était bien en effet pour eux une sainte Colline d'Oliviers, où, à l'exemple de leur divin maître, ils devaient prier et veiller et soufi frir leur agonie.
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Pendant près d'un siècle, l'histoire de la communauté d'Oliva est un long martyrologe. Peu de couvents ont passé par tant de phases douloureuses et subi tant de calamités. L'enseignement du christianisme dans le district où ils s'étaient établis ne suffisait point à l'activité de ses missionnaires ; un de leurs abbés, Christian, voulut aller au delà de la Vistule prêcher l'Évangile ; ses hardies tentatives excitent la fureur de ceux auxquels il essaye de faire comprendre la parole de miséricorde. Des milliers de païens, fanatisés par leurs prêtres, traversent à leur tour le fleuve qui les sépare de l'autel catholique, se précipitent vers la colline d'Oliva, incendient ses édifices, égorgent ou torturent ses habitants. Svantepolk, neveu de Sambor, releva de ses ruines l'institution fondée par son prédécesseur. Grégoire IX la plaça sous la protection de saint Pierre et du siège pontifical. Mais, dix ans après (1234), une bande de Prussiens envahit de nouveau le cloître, le saccage, le dévaste, mas^ sacre dix religieux et vingt-quatre soldats à qui le prince avait confié la garde de l'abbaye. Les guerres de Svantepolk et des chevaliers de l'ordre Teutonique attirèrent sur Oliva de nouveaux désastres. En 1243, en 1247 et 1252, le monastère chrétien fut assiégé, pillé et en partie brûlé par des soldats chrétiens;
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A ces années de désastres succéda enfin une longue vie de paix, pendant laquelle la maison d'Oliva, enrichie par des dons généreux, protégée par une pieuse population, s'éleva à un haut degré de prospérité. Les ducs de la Pomerelle (petite Poméranie), qui résidaient dans leur château de Dantzig, semblaient se transmettre l'un à l'autre, avec l'héritage de leurs domaines, un sentiment d'affection et de respect pour l'abbaye. Ils venaient souvent la visiter; ils s'honoraient d'être inscrits au nombre de ses bienfaiteurs, et voulaient que leur tombe fût déposée dans ses caveaux. Par un acte daté de 1235, Svantepolk, après avoir rappelé les témoignages de bienveillance que son père, son oncle, ses frères, ont accordés à la communauté d'Oliva, donne à cette même communauté plusieurs villages; de plus, il lui concède un libre droit de pèche et de navigation sur une partie de la Vistule et des bords de la mer. Mestvin II, fils de Svantepolk , élargit encore ce privilège, et un de ses successeurs y ajoute celui de récolter de l'ambre, cette charmante substance qui, lorsqu'elle est polie, a la transparence du verre et l'éclat de l'or. Les Phéniciens venaient de leurs lointains pays chercher ses précieuses pépites dans les flots de la Baltique. Les coquettes patriciennes de Rome l'achetaient à un haut prix pour en faire des colliers et des bracelets.
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Ovide disait qu'elles provenaient des larmes répandues par les sœurs de Phaétlion ; les Scandinaves, dans leurs fables poétiques, les.attribuaient aux larmes de la déesse Freya. Quand les chevaliers de l'ordre Teutonique eurent conquis les provinces où ils avaient été appelés à combattre les hordes païennes, les grands maîtres de côt ordre se plurent à protéger la communauté d'Oliva et à favoriser sa fortune. Ils ne purent cependant arriver assez tôt à son secours pour la préserver de l'invasion d'une armée de hussites, qui, en 1433, ayant vainement tenté de s'emparer de Dantzig, se rejeta avec fureur sur la paisible abbaye et la livra aux flammes. Elle se relevait à peine de ses ruines, lorsque la Prusse occidentale abandonna dans leur malheureuse lutte les chevaliers teutoniques, pour se soumettre à l'autorité de la Pologne. Des légions polonaises se répandirent dans le domaine du cloître, et par le tumulte de leur camp, par leurs scènes de désordre, épouvantèrent ceux dont ils se disaient les défenseurs et les amis. La Pologne, dont la chute a surpris nos pères, et dont la longue existence est un phénomène bien plus surprenant, la Pologne, qui ne savait pas remédier à sa funeste organisation, qui, à chaque royauté nouvelle, subissait une nouvelle crise, qui se déchirait elle-même les flancs
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dans ses dissensions intestines, qui s'épuisait clans le maintien de ses anomalies, et qui devait périr par le vice radical de ses institutions, la Pologne entraînait dans ses tempêtes tous ceux qui s'alliaient à sa destinée. Lorsqu'en 1674 Henri III revint en France, abandonnant avec joie à d'autres compétiteurs ce trône étrange d'une république aristocratique et d'une royauté élective, Dantzig se rangea du côté deMaximilien d'Autriche; la communauté d'Oliva soutint la candidature d'Etienne Bathori. Quatre ans après, une légion polonaise entrait dans les murs de l'abbaye. Les magistrats de Dantzig, qui n'avaient pas encore reconnu la souveraineté d'Etienne, s'effrayèrent du voisinage de ces soldats. Pour prévenir l'attaque dont ils se croyaient menacés, ils armèrent à la hâte une troupe de fantassins et de cavaliers qui se précipita vers le couvent, l'envahit, le pilla et i'incendia. Le supérieur se sauva dans une barque de pêcheurs ; quelques religieux réussirent comme lui à se soustraire aux poursuites d'une horde furibonde; d'autres furent pris et tués. Le lendemain du jour où cette bande de mercenaires avait accompli ce beau fait d'armes, la plèbe de Dantzig alla courageusement raviver les brandons allumés dans les bâtiments du monastère, creuser des mines sous ses murailles fumantes, pour les voir tomber'plus
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tôt, et dévaster ses domaines. Un ingénieux arrêté du bourgmestre de Dantzig permettait à tous ceux qui voudraient entrer dans les forêts de l'abbaye d'y abattre autant d'arbres que bon leur semblerait, à la condition toutefois d'acquitter honnêtement la dîme de leur rapine, c'est-à-dire de remettre à la ville la cinquième partie de leur butin. Après une lutte qui ne dura pas moins de dix mois, Etienne obligea les Dantzigois à demander grâce, et la ville expia par une amende de 20 000 florins les dégâts que sa populace avait commis sur le territoire d'Oliva. Avec cette somme, avec les présents que la communauté reçut du roi et d'un grand nombre de nobles familles, elle rebâtit encore les murs de ce cloître tant de fois renversé. Mais voilà que, sous le règne de Sigismond III, une nouvelle guerre éclate entre la Pologne et la Suède, une guerre qui, sauf quelques intervalles de repos, se prolongea pendant plus de soixante ans (1599 à 1660), et le cloître d'Oliva est encore victime de la lutte ambitieuse des deux royaumes. Trois fois il est attaqué par les Suédois, rançonné et pillé, la dernière fois par le général Stenbock, qui se plaisait dans sa conquête et qui y resta avec ses dragons près d'un an. L'abbaye eut l'honneur de donner son nom au traité qui termina enfin cette longue guerre. Au
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commencement de l'année 1660, les plénipotentiaires de Suède et de Pologne se réunirent à Oliva pour régler les conditions d'un accord crae les prétentions des deux royaumes rendaient assez difficile. Jean-Casimir, qui, avant de monter sur le trône, avait porté la soutane du prêtre et la robe de cardinal, aspirait à la paix1. La France, le Brandebourg, l'Autriche, sans y être particulièrement intéressés, la voulaient aussi, et envoyaient avec une amicale intention des ambassadeurs à Oliva. Malgré les désirs de Casimir, malgré les efforts des puissances médiatrices et l'active intervention de notre représentant, M.,de Lombres, les conférences se prolongèrent pendant plusieurs mois. Enfin, dans la nuit du 2 au 3 mai, la dernière difficulté était résolue, le traité était signé. Cette nuit-là même le supérieur du monastère fit allumer les cierges de l'église et chanter le Te Deum. En même temps un messager courait à Dantzig et annonçait par une fanfare la joyeuse nouvelle. Le vénérable couvent illustrait par un heureux pacte le nom que ses fon1. C'est ce descendant des Wasa, dont l'étrange destinée devait s'allier à la destinée plus étrange encore d'une simple ouvrière. En 1668 il se retira en France, où Louis XIV lui donna l'abbaye de Saint-Germain des Prés, et il se maria avec Marie Mignot, la jolie blanchisseuse, qui d'abord avait eu l'honneur d'épouser un conseiller au parlement, puis le maréchal de L'Hôpital.
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dateurs lui avaient donné. Les animosités des deux souverains, les combats des peuples s'éteignaient sous des branches d'olivier. Mais la Pologne, livrée à ces perpétuelles agitations qui annoncent la décomposition et le déclin des empires, ne devait plus avoir qu'un règne glorieux, le règne de Sobieski, et Oliva devait tomber avec la Pologne. En 1772, au premier démembrement de cette république, le roi de Prusse, Frédéric II, entra en possession de la province dans laquelle était enclavée l'abbaye. D'un trait de plume il confisqua les privilèges dont elle était investie, s'empara de ses biens et lui assigna une rente annuelle. De son ancienne dignité, le catholique monastère descendait ainsi à l'état d'une institution tolérée par un prince protestant et soldée par son trésorier. Elle végéta dans cette situation jusqu'au jour où il plut aux ministres de Prusse de penser qu'elle avait assez vécu. En 1831 une simple ordonnance l'abolit. Son premier abbé avait été un humble et obscur religieux de Golbatz ; le dernier était un prince de Hohenzollern, évêque d'Ermeland. Ainsi finit, après une existence de six siècles et demi, une communauté qui n'a point eu l'éclat de celle de Citeaux, dont elle suivait la règle, mais qui occupe une noble place dans les annales chrétiennes du Nord. En posant les premiers fonde-
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ments de son église sur les bords de la Vistule, elle entreprenait une tâche périlleuse, et la mission qu'elle s'était proposée, elle la poursuivit avec un' courage inébranlable. Elle enseignait l'Évangile par ses discours et ses vertus, elle confessait sa foi par son héroïsme, elle cimentait son édifice par le sang de ses martyrs. Attaquée par ses ennemis, livrée sans défense à leur cruauté, terrassée sous leurs coups, elle semblait anéantie, et bientôt on la voyait reparaître, animée du même zèle, résignée d'avance aux mêmes désastres. Ses édifices incendiés se relevaient comme par miracle de leurs ruines; ses hymnes de miséricorde résonnaient sous les voûtes de son église ; ses prêtres adressaient une parole fraternelle à ceux qui les avaient outragés, et tendaient la main à ceux qui voulaient les égorger. D'âge en âge elle resta fidèle à son apostolat. Au xue siècle, elle convertissait les païens à la loi du christianisme ; au xvi% elle préservait leurs descendants de la doctrine du protestantisme. Tandis qu'autour d'elle retentissaient les cris passionnés des novateurs, les prédications ardentes des disciples de Luther et des disciples de Calvin, la pieuse abbaye gardait en paix son troupeau dans son orthodoxie. En même temps qu'elle s'efforçait de répandre dè côté et d'autre l'enseignement reli-
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gieux, elle propageait aussi l'enseignement scientifique. Il y a eu dès le xvne siècle, au couvent d'Oliva, une imprimerie d'où il est sorti une cinquantaine d'ouvrages in-folio et in-octavo, la plupart en latin, quelques-uns en polonais. Il y a eu là aussi une très-riche bibliothèque où l'on avait rassemblé une collection de documents précieux sur l'histoire du pays, et des livres de science, de littérature de diverses contrées, allemands, français, polonais, espagnols1.' Le prince de Hohenzollern, qui s'honorait d'adjoindre à son titre d'évêque celui de supérieur d'Oliva , avait construit là un palais et planté un vaste jardin. A sa mort, cette propriété a été achetée par le roi de Prusse. Une partie des anciennes dépendances du couvent a été démolie, une autre est occupée par l'école du village. L'étage supérieur de l'édifice principal était encore, en 1789, habité par quarante religieux. Il n'y reste plus à présent que le curé et les deux vicaires de la paroisse catholique d'Oliva et des hameaux voisins, qui se compose de 4500 âmes. L'église, qui date du xne siècle, avait été si solidement construite que, malgré les dévas1. En 1807 , le prince de Hohenzollern, craignant que cette bibliothèque ne fût pillée par les Français, en fit enlever la meilleure part. En 1831, quand le couvent fut supprimé, il y restait encore 6000 volumes, 545 manuscrits, 209 chartes on diplômes,
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tations qu'elle a souffertes, elle a conservé sa primitive beauté. C'est un imposant vaisseau gothique, avec deux ailes latérales d'un goût exquis. Quarante chapelles décorent ses nefs : malheureusement ces chapelles et le maître autel sont d'un style recherché, prétentieux, qui ne s'allie point avec l'austère grandeur de l'ancien temple. Sous les arceaux du cloître on voit encore les portraits de ses abbés et ceux des princes de Poméranie qui se glorifiaient d'être ses bienfaiteurs. Les voûtes du réfectoire, les voûtes de la salle du conseil reposent encore sur leurs massifs piliers, et l'on a conservé dans sa simplicité première la salle où fut signé le traité d'Oliva. Mais ces salles sont désertes, ces galeries solennelles ne résonnent que sous le pas de l'étranger qui les visite et du sacristain qui l'accompagne. Là où palpitèrent tant de cœurs généreux, là où résonnaient jour et nuit les psalmodies religieuses, là règne à présent un profond silence. Plus heureux pourtant que les prêtres de tant d'autres contrées, chassés de leur église par l'orage des révolutions, ceux-ci ont pu jusqu'à leur dernier moment s'abriter dans leur sainte demeure. Ils sont morts dans les cellules où ils avaient vécu, ils sont ensevelis à quelques pas de là, sous les rameaux de l'olivier, leur arbre symbolique. Hors de là, je retrouvais la vie, le mouvement,
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les champs animés par des bandes de faneurs, les chemins sillonnés par la voiture du paysan, par la charrette du bûcheron, par les fiacres de Dantzig, qui chaque jour amènent des cohortes de promeneurs. Des éclats de rire, des chants joyeux retentissaient à la fois dans l'air. Le sacristain, qui m'avait servi de guide, rentrait avec ses clefs dans sa rustique habitation, le cloître était fermé ; je me demandais si, parmi ceux qui en cet instant jouissaient de la fertilité de ces prairies, de la beauté de ces bois, il y en avait un qui réfléchît que dans ces murs abandonnés s'était élevé le salutaire génie qui avait défriché ce sol, ouvert ces sentiers, bâti ces villages. Je me fis conduire au bord de la plage. Je montai à la pointe du phare qui indique aux navigateurs l'entrée du port de Dantzig. De là mes regards planaient encore sur les forêts, sur les clochers d'Oliva, erraient sur la vaste plaine qui les entoure, sur la rade et les remparts de Dantzig, puis s'arrêtaient sur la mer, sur cette mer Baltique, dont l'aspect réveillait en moi tant de souvenirs lointains. La bonne vieille gardienne du phare, qui, en l'absence de son mari, m'avait suivi dans mon ascension, me voyant ainsi immobile au bord de la balustrade, les yeux fixés vers l'horizon, s'approcha de moi et s'écria : « Gomme vous regardez la mer ! Auriez-vous là un
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navire qui vous inquiéterait ? — Oui, me disais-je, j'ai là le navire de ma jeunesse ; et celui-là, nulle compagnie d'assurances n'en peut payer la cargaison, et jamais il ne reviendra. »
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A dix minutes de Dantzig, au sein de la vaste plaine arrosée par la Yistule et la Nogat, s'élève la ville de Marienburg, jadis si célèbre, et maintenant inscrite à un rang si secondaire dans la géographie du royaume de Prusse. Au-dessus de ses humbles maisons de marchands, de bateliers, sur la rive de l'impétueux Nogat, de loin on aperçoit les murs, les tours de son château, cet édifice à jamais mémorable, dégradé par le temps qui n'épargne point les œuvres les plus glorieuses, dévasté par les hommes plus cruels que le temps, et restauré enfin par une généreuse association. C'est ce château qui fut pendant un siècle et demi le siège d'une souveraineté religieuse dont les ramifications s'étendirent jusqu'aux extrémités de l'Europe méridionale, le sanctuaire catholique, l'école de civilisation d'une contrée barbare, qui devait donner son nom au margraviat de Brandebourg, au royaume de Frédéric le Grand. C'est là que demeurèrent les maîtres de l'ordre Teutonique, depuis l'an 1309
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jusqu'en 1460. C'est là qu'après avoir accompli leur mission en Orient ils avaient construit leur forteresse chrétienne contre le paganisme du Nord, comme les chevaliers de Saint-Jean construisirent la leur dans la Méditerranée contre les musulmans. Marienburg fut leur dernier arsenal, leur île de Rhodes et leur île de Malte. Là se développa dans toute son étendue l'œuvre de leur courage, de leurs vertus, de leur salutaire enseignement, et là leur splendeur s'affaissa dans un mortel désastre. J'ai été à Marienburg avec un sentiment de vénération. Ce district était triste à parcourir, la plaine ravagée par une inondation, la voiture de Dirschau remplacée à moitié* chemin par une barque, les habitants de la petite cité occupés à réparer leurs digues et affligés de leurs pertes ; mais je n'aspirais qu'à voir le château, et, dès qu'on entre dans l'enceinte nouvellement rajeunie de ce bâtiment, on ne peut plus songer aux perplexités de la vie actuelle. Elles disparaissent comme les ombres devant les images grandioses du passé, devant cette tradition solennelle qui subjugue l'esprit par sa majesté, exalte l'imagination par ses pages héroïques, attendrit le cœur par ses leçons chrétiennes. Quelle épopée chevaleresque dont cette ancienne demeure esl comme le point central ! Que de souvenirs en un long espace de six siècles se l'attachent
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à ces murs par un anneau impérissable ! Pour comprendre la grandeur de Marienburg, ne faut-il pas remonter au delà de sa fondation, à l'origine de l'ordre qui vient de planter son étendard? Ainsi voudrais-je faire. Si je n'ai qu'un cicérone pour me conduire dans les galeries du château, j'en ai plusieurs pour me guider dans les diverses phases de son histoire : l'œuvre très-explicite de Wal, qui fut lui-même un des chevaliers teutoniques, et celle de Voigt le savant professeur, et celle de Weber l'érudit railleur, et le sérieux livre publié récemment par M. Schlôzer1. Après la prise de Jérusalenvdans la première croisade, un riche Allemand alla s'établir avec sa femme dans cette ville, non point pour y fonder une manufacture ou y ouvrir une boutique, comme un Anglais ou un Américain ne manquerait pas de le faire de nos jours, mais pour y vivre dans la pratique des bonnes œuvres et la contemplation des
1. Histoire de l'ordre Teutonique par un chevalier de l'ordre; S vol. in-8. Paris, 1784. 1. Voigt, Geschichle Preussens von der âllesleu Zeisten bis %um Untergange der deulsches Ordens. Konigsberg, 1827.6 vol. in-8. J. Voigt, Geschichte Marienburgs. Konigsberg, 1824. 1 vol. in-8. C. J. Weber, Das Ritter-Wesen. 3 vol. in-8, 3e édition. Stutgardt, 1837. K. von Scliôlzer, Die Ilansa und der deulsche Rilter Ordcn. 2 vol. in-8. Berlin, 1851. 5
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saints lieux. Cet homme avait surtout à un haut degré la vertu exaltée par saint Paul, la charité. Il éprouvait une profonde commisération à la vue de ses compatriotes pèlerins ou croisés qui, n'étant point compris des Francs et n'appartenant point aux nations qui avaient fondé l'ordre de Saint-Jean et l'ordre des Templiers, trouvaient difficilement un secours dans leur abandon. Le bon Allemand leur venait en aide ; à ceux qui étaient pauvres il donnait de l'argent, et ceux qui étaient malades, il les recueillait dans sa maison. Cette maison étant trop petite pour recevoir tous ceux qu'il voulait secourir, il bâtit un hôpital où il allait lui-môme avec sa femme panser les blessés, distribuer les remèdes aux infirmes. L'histoire, qui enregistre tant de noms abominables, n'a point gardé celui de ces deux nobles disciples de l'Évangile. On ignore môme à quelle partie de l'Allemagne ils appartenaient ; on ne leur élèvera point de monument dans la ville qui les enfanta, et qui peut-être se glorifie d'en ériger un à la mémoire de quelque turbulent général, ou de quelque vaniteux écrivain. De cette humble et tendre institution naquit pourtant l'ordre Teutonique, comme d'une obscure petite source naît un grand fleuve. Des princes, des chevaliers, entraînés par l'exemple que leur donnait le charitable couple, se dévouèrent à la môme œuvre» Un grand nombre
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d'entre eux voulurent aussi devenir les serviteurs des pauvres. Gomme ils étaient venus en Palestine pour combattre les infidèles, ils ne pensaient pas qu'il leur fût permis de renoncer à leur nom guerrier, mais ils y adjoignaient une seconde vocation. Dès qu'ils pouvaient déposer les armes ils allaient s'asseoir au chevet des malades, et s'ils devaient rentrer en campagne, les plus forts montaient à cheval; ceux qui étaient vieux et faibles continuaient, dans les maisons de refuge, leur service d'infirmiers. Cette, pieuse association s'était placée dès l'origine sous l'invocation de la sainte Vierge. Ceux qui en faisaient partie s'appelaient les chevaliers de Marie. L'ordre ne fut. constitué qu'à Saint-Jean d'Acre en 1190; mais en réalité il remonte à un demi-siècle plus haut. Après la perte de Jérusalem, en 1187, l'œuvre charitable commencée dans la capitale de Godefroy de Bouillon par un bourgeois d'Allemagne se continua à Saint-Jean d'Acre par des bateliers. L'institution de l'ordre Teutonique, qui devait un jour se parer de plusieurs royales armoiries, sortait des entrailles de peuple, comme le chêne aux larges rameaux sort d'une forte terre. Des maladies contagieuses avaient éclaté dans ce malheureux camp des croisés, arrêtés, d'un côté, dans leurs tentatives, par une nombreuse garnison,
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et de l'autre, bloqués, affamés, par Saladin. La reine Sibylle, l'épouse de Lusignan, y mourut avec ses quatre fils et une quantité de valeureux soldats. Alors, les marins de Brème et de Lubeck prirent les voiles de leurs navires pour en faire des tentes. Sous cet abri salutaire, ils transportèrent les malades ; ils les soignaient avec un soin fraternel, et, pour leur donner des secours plus abondants, ils invoquaient la commisération de tous ceux qui pouvaient leur donner quelques vivres ou quelques habits. Les braves gens, dans l'ardeur de leur générosité, remplissaient tous les offices, construisant leurs hospices en plein air, façonnant des lits, servant et mendiant. Leur zèle fit des prosélytes. Autour d'eux s'organisa une nouvelle association de gentilshommes, qui se joignit à celle de Jérusalem. L'une et l'autre formèrent l'élément de la chevaleresque légion, qui participait à la fois de l'institution première des Templiers et de celle de l'ordre de Saint-Jean, qui devait avoir à la fois une caserne pour soutenir la guerre contre les infidèles, un cloître pour prier, un hôpital pour abriter les malades. Le nouvel ordre, composé tout entier de seigneurs, de prêtres, de gentilshommes et de bourgeois allemands, prit le nom d'ordre Teutonique. Le duc de Souabe, Frédéric, frère de l'empereur
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Henri, le prit sous son patronage ; le pape Cêlestin III régla les statuts de cette nouvelle milice apostolique, lui accorda les mêmes privilèges et immunités qu'aux Templiers et aux chevaliers de Saint-Jean, et tous les biens qu'elle pourrait conquérir dans les contrées païennes. La ville de Brème réclame l'honneur de cette fondation. S'il ne lui appartient pas entièrement, elle en mérite, du moins, ainsi que Lubeck, une grande part. Longtemps après leur organisation, les chevaliers Teutoniques récitaient encore une prière pour le repos de l'âme des fondateurs de l'ordre, le duc Frédéric de Souabe, l'empereur Henri, son frère, et les braves bourgeois de Brème et de Lubeck. Dans l'année où le pape Célestin III promulguait sa bulle en faveur de la nouvelle corporation religieuse, les croisés, avec le puissant secours de Philippe Auguste et de son bouillant rival, Richard Cœur de Lion, s'emparèrent enfin de Saint-Jean d'Acre. Henri Walpot, premier maître de l'ordre acquit près des remparts un terrain où il constr^K^ sit un hôpital, une chapelle et une maison. Jj Wal attribue à Walpot une origine aristocratii « Il était, dit-il d'une maison illustre du Rhiâ^
1. Histoire de l'ordre Teutonique, 1.1, p. 57.
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subsiste encore. » D'autres historiens pensent, au contraire, que c'était un simple bourgeois de Lubeck. Une vieille chronique, citée par Weber, dit : He was von Geborts Hein Edelmann, averst sines Levens un sinen Dogere na, was he ser edel l'avaient rendu très-noble. » Son successeur fut Othon de Karpen, de Brème. Ces nominations étaient comme un témoignage de déférence envers les deux cités qui s'étaient si dignement conduites dans les calamités du siège de Saint-Jean d'Acre. De ces deux choix, dictés par une pensée de gratitude, l'ordre devait en venir un jour à chercher un appui trompeur dans des élections princiôres. L'ordre issu d'une petite maison de Jérusalem, d'un camp ravagé par la guerre et par la peste, grandit rapidement, et reçut de toutes parts de nombreuses marques de distinction. Son blason fut décoré d'une croix d'or par le roi de Jérusalem, de l'aigle impériale par Frédéric II, et de quatre fleurs de lis par saint Louis. Le pape Honoré remit à l'illustre Salza un anneau sacerdotal en diamant, qui devait être porté d'âge en âge par tous les grands maîtres. Le même pontife comparait, dans une de
1. Bas Ritterwesen, t. III, p. 13.
« Il n'était
pas noble de naissance, mais sa vie et ses vertus
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ses bulles, les chevaliers Teutoniques aux intrépides Machabées. Le cardinal de Vitri les comparait à ces êtres merveilleux que le prophète Ézéchiel contempla dans une de ses visions, à ces êtres demihommes et demi-lions : hommes dans leurs établissements de bienfaisance, lions dans les combats. En 1209, l'ordre Teutonique avait déjà des maisons à Ascalon, Rama, Jaffa, Tyr, Césarée, et dans l'île de Chypre. En_1217, le duc Léopold d'Autriche lui donnait 6000 marcs d'argent pour acheter de nouvelles propriétés. Peu à peu il se répandit dans les diverses contrées de l'Europe, il se constitua d'importants domaines en Allemagne, en Angleterre, en Danemark, en Pologne, en Espagne et en Italie. L'empereur Henri VI lui assigna tous les biens d'une riche communauté religieuse de Sicile, qui s'était rangée du côté de Tancrède. Le roi André II, de Hongrie, l'ayant appelé à son secours dans une des luttes de ses États, lui accorda un vaste territoire sur les frontières de la Valachie. Deux comtes de Hohenlohe, deux frères, avant de revêtir la tunique de cet ordre, lui donnèrent plusieurs villages et le château de Mergentheim, qui devait être un des derniers refuges des grands maîtres. Les deux pieux gentilshommes disaient, dans leur acte de dotation : Nudi nudum Christuni sequi eufientes, regno mwndi et cunctis oblectamentis seculi
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contemptis. Un citoyen d'Utrecht, nommé Sclivveder, qui avait assisté au siège de Damiette, offrit à la noble corporation un autre présent dans ces termes, qui méritent d'être notés : « Étant venu, dit-il, à l'armée chrétienne devant Damiette, voyant les grandes dépenses que font les frères de la maison Teutonique de Jérusalem, tant pour le soulagement des malades que pour l'entretien des troupes qu'ils opposent aux attaques des Sarrasins, et averti par une inspiration divine, je leur donne le village de Lankam1, etc. » La plupart de ces donations furent faites au temps où Salza était investi de la dignité de grand maître, au temps qui fut l'âge héroïque de l'ordre, et son âge d'or, a dit Wal. Herman de Salza, descendant d'une noble famille de la Thuringe, était du nombre des quarante gentilshommes qui formaient à Saint-Jean d'Acre la première cohorte des chevaliers Teutoniques. Par sa valeur, il s'éleva promptement au rang de maréchal de l'ordre. En 1210 il en devint le grand maître, et, par bonheur pour ses frères d'armes, il vécut encore vingt-neuf ans. Depuis leur institution, les chevaliers allemands n'avaient cessé de prendre part aux luttes ardentes
1. Wal, 1.1, p. 128.
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qui ensanglantaient le sol de la Syrie. Ils y avaient été tellement décimés, qu'en 1210, Salza disait qu'il sacrifierait volontiers un de ses yeux pour être sûr d'avoir toujours dix de ses religieux en état de combattre les infidèles. Avant de mourir, il eut la joie d'en cômpter deux mille. La règle de l'ordre était trop rigide. Beaucoup de gentilshommes s'en éloignèrent pour se joindre aux légions plus attrayantes des Templiers et des Hospitaliers. Sans altérer le caractère essentiel des statuts primitifs, Salza les adoucit. Par cette mesure, il attira dans sa corporation de nouveaux membres. Par l'ascendant qu'il acquit dans les conseils des souverains, il lui donna un éclat qu'elle n'avait jamais eu, qu'elle n'aurait jamais eu sans lui. Pour lui-même il ne désirait rien, il ne recevait qu'avec une sincère humilité les plus hauts témoignages de distinction ; mais l'honneur qu'il acquérait par sa personnalité rejaillissait sur la confrérie dont il était le chef, et, à mesure qu'il s'élevait dans l'opinion des croisés, elle s'élevait avec lui. Salza était un de ces hommes qui ne peuvent s'appliquer qu'à une grande œuvre, et qui ne peuvent l'entreprendre sans la féconder ; un de ces hommes à qui il a été donné de savoir créer et maintenir, et qui impriment la trace lumineuse de leur vie dans les développements d'Une institution
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ou dans l'histoire d'un peuple. En un autre temps, sur une autre scène, il aurait pu occuper une place éminente. Au courage chevaleresque du croisé, il joignait l'ardente activité d'un Ximenès, les talents diplomatiques d'un Granvelle, les qualités gouvernementales d'un Richelieu. Depuis le jour où il fut promu à la dignité de grand maître jusqu'à celui où il mourut, pendant près de trente ans, son nom se trouve mêlé à toutes les grandes affaires d'Occident et d'Orient, et les missions qui lui sont confiées l'entraînent en de perpétuels voyages. Tantôt il est en Palestine ou en Egypte, combattant avec ses frères d'armes, tantôt en Italie, en Allemagne, poursuivant une difficile négociation. Le pape Honoré III et l'empereur Frédéric II le choisissent d'un commun accord pour arbitre de leurs différends, et il a l'art de régler leur débat sans les froisser ni l'un ni l'autre. Plus tard, quand Grégoire IX excommunia le même Frédéric qui d'année en année ajournait son départ pour la croisade, c'est encore Salza qui va solliciter la levée de l'interdit, qui revient en Orient apporter à l'empereur les conditions de la papauté, qui retourne en Italie pour obtenir qu'elles soient adoucies. C'est à lui que Frédéric confie le commandement d'une partie de son armée, c'est à lui qu'il remet les huit
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forteresses exigées par l'Église ; ce fut lui seul qui assista à l'entretien qui eut lieu entre ce prince et le pontife quand ils se furent réconciliés. Dans ces orageuses discussions, Salza n'avait cessé de défendre l'empereur. Lorsque, en 1229, Frédéric entra à Jérusalem, l'interdit pontifical pesait sur cette ville, les prêtres ne voulaient pas accomplir les cérémonies religieuses ; les évèques s'éloignaient de l'excommunié. Un dominicain osa seul dire la messe dans un faubourg. Le lendemain de son arrivée, Frédéric se rendit dans l'église du Saint-Sépulcre, prit lui-même la couronne royale placée sur l'autel et la mit sur sa tête. Salza prononça alors un discours en allemand et en français, dans lequel il ne craignit pas de faire l'éloge du nouveau souverain de Jérusalem et de blâmer les rigueurs du clergé. Frédéric se fit un honneur de montrer sa gratitude envers celui qui l'avait servi avec tant de zèle et d'intelligence. Il lui décerna le titre de prince de l'empire. Il déclara en outre, par un diplôme daté de 1214, que ce grand maître et ses successeurs seraient désormais considérés comme membres de la cour impériale, et que toutes les fois qu'il leur conviendrait de s'y rendre, ils y seraient défrayés avec leurs gens et six chevaux de monture. La même faveur était accordée à ceux qu'ils y enverraient comme leurs délégués.
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Parmi autre diplôme daté de 1221, Frédéric faisait connaître qu'il prenait sous sa protection l'ordre Teutonique, toutes les personnes qui y étaient affiliées, tous les gens employés à son service, tous ses biens meubles et immeubles, non-seulement ceux qu'il possédait déjà, mais ceux qu'il pourrait acquérir encore. De plus, il exemptait l'ordre de tous impôts, tailles et charges publiques ; il lui accordait la liberté d'user des pâturages, des rivières et des forêts du domaine impérial. Enfin, il autorisait tous les possesseurs des fiefs de l'empire à disposer de ces terres comme bon leur semblerait, en faveur de la maison Teutonique. Les pontifes près desquels Salza avait rempli tant de délicates missions, et dont il avait plus d'une fois cherché à apaiser la sévérité, lui accordèrent aussi plusieurs marques de distinction. Honoré III lui donna, comme nous l'avons dit, un splendide anneau, que les grands maîtres devaient porter successivement comme un des signes de leur dignité. Grégoire IX fit entrer des chevaliers Teutoniques dans sa garde, et confia à plusieurs d'entre eux des emplois importants. Après la prise de Damiette, après le traité dont il fut l'un des principaux négociateurs, et dont il dut garantir l'exécution en se livrant lui-même au sultan comme otage, avec le roi de Jérusalem, le duc
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de Bavière, le margrave de Brandebourg, et vingt autres importants personnages, Salza établira Venise le siège de son ordre. De là, il touchait à la fois à l'Orient et à l'Occident; de là, il pouvait se transporter rapidement en Syrie, se rendre, dès qu'il y était appelé, à la cour du pape et de l'empereur, diriger la conduite de ses chevaliers sur la terre sainte, régir les donations qui leur avaient été faites en diverses contrées. Par la vertu de Salza, l'ordre Teutonique avait acquis une très-grande importance. C'est à cette époque de maturité et à l'approche de son entrée en Prusse qu'on se plaît à observer son organisation. Un Allemand, M. Hennig, a publié les règlements dont il fut fait, en 1442, sur le manuscrit du grand maître Conrad d'Erlichsausen, trois copies : l'une pour Marienburg ; l'autre pour Hornek, résidence du maître allemand ; la troisième pour Riga, chef-lieu de la Livonie. On reconnaît dans cette œuvre, rédigée en allemand, deux parties distinctes : la loi primitive de l'ordre, qui ne fut point changée, et les ordonnances, qui étaient composées dans les assemblées générales, sous la présidence du grand maître. Nous voulons essayer d'en retracer les principales dispositions. Dès les premiers temps de son existence, l'ordre
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fut divisé en deux classes : les chevaliers et les prêtres. Les uns et les autres devaient être Allemands. Dans la première, on n'admettait que des gentilshommes. Plus tard, on en vint même à exiger des candidats la preuve de quatorze, puis de seize quartiers de noblesse. Leur vêtement distinctif se composait d'une tunique noire et d'un manteau blanc, avec une croix noire sur l'épaule gauche. Les prêtres n'étaient point obligés de faire preuve d'une origine aristocratique; leur vêtement était le même que celui des chevaliers, avec cette différence seulement, qu'il descendait jusque sur les talons, tandis que celui des chevaliers était taillé de façon à ne pas gêner leurs mouvements à cheval. A ces deux classes s'adjoignait celle des servants d'armes et des écuyers, qui sortaient des rangs du peuple, et qu'on désignait généralement sous le nom de graumantler, parce qu'ils ne pouvaient porter qu'un manteau gris ; puis il y avait encore une classe nombreuse d'artisans, de valets. Au temps de la plus grande puissance de l'ordre, à la fin du xive siècle, on comptait en Prusse 3200 chevaliers et 6200 frères servants. La souveraineté du grand maître était élective. Ce chef de l'ordre, ainsi que les autres dignitaires, ne pouvaient être choisis que dans la classe des chevaliers. Le premier après lui était le précepteur ou
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grand commandeur, spécialement chargé de la surveillance des prêtres et des frères servants, et du soin de convoquer le chapitre en l'absence du grand maître. Ensuite venaient le maréchal, qui commandait les troupes en campagne ; le grand hospitalier ou intendant des hôpitaux ; le trappier (drapier), préposé à l'habillement des chevaliers, et le trésorier. Ces fonctionnaires devaient, chaque mois, rendre compte de leur gestion au grand maître. Ils étaient amovibles, et ne restaient guère plus d'une année en possession de leur emploi. Le nombre de ces dignitaires s'accrut à mesure que l'ordre étendait ses conquêtes. Après son établissement dans le Nord, on vit paraître des maîtres provinciaux de Prusse, de Livonie, d'Allemagne, des maréchaux et des précepteurs dans plusieurs provinces. L'ordre entier resta placé sous l'invocation de Marie. Ses chevaliers sont, en différentes occasions, désignés par le nom de Marianites, aussi bien que de Teutoniques. Son sceau représentait d'un côté la fuite de la Sainte famille en Égypte, de l'autre, un pèlerin près d'un chevalier compatissant qui lui lave les pieds. Personne ne pouvait être reçu clans l'ordre avant l'âge de quatorze ans et avant l'épreuve du novi-
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ciat. Le candidat devait être sain de corps, pour pouvoir plus aisément se livrer au service des malades, bien conformé, pour monter dignement à cheval. Il devait aussi faire voir qu'il n'avait point de dettes, qu'il n'était lié par aucune promesse conjugale ni par aucun engagement envers un autre ordre, enfin, qu'il était gentilhomme de naissance et Allemand. Plus tard, cependant, on admit dans la corporation des Prussiens, des Polonais et des Français. En recevant le postulant, on lui disait : « Si vous nous trompez, la supercherie sera quelque jour découverte, et alors vous cesserez d'être notre frère. » Quand il avait satisfait à toutes ces conditions, le chevalier prononçait les trois grands vœux de chasteté, de pauvreté, d'obéissance. Le manuscrit publié par Hennig trace la vie journalière des chevaliers, conformément à ces trois vœux. Ils ne doivent jamais parler des femmes ; il ne leur est pas même permis d'embrasser leurs mères et leurs sœurs. La communauté a des propriétés dont elle emploie les revenus au soulagement des pauvres ou à la guerre contre les infidèles ; mais pas un de ses membres ne doit garder un bien personnel. Dans l'origine, sous la maîtrise de Henri Walpot, chaque chevalier ne pouvait avoir, outre sa tunique et son manteau, que deux chemises, deux caleçons,
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de gros souliers, et des armes sans ornements. Ils couchaient sur un sac de paille, et ne vivaient que des mets les plus vulgaires. La règle de 1442 ajoute que les chevaliers ne doivent mettre à leurs chaussures ni boucles ni cordons , et ne doivent porter que des fourrures en peau de chèvre ou de brebis. L'ordre est divisé en différents couvents. Chaque couvent se compose de douze chevaliers, de six prêtres, et renferme un hôpital pour lequel, s'il en est besoin, les frères doivent aller quêter des aumônes dans le pays. Les chevaliers doivent assister nuit et jour aux offices religieux, communier au moins sept fois par an, et réciter cent pater pour les morts et pour les bienfaiteurs de la corporation. Lorsqu'un frère vient à mourir, son meilleur vêtement appartient aux pauvres, et sa ration quotidienne leur est distribuée pendant quarante jours. Chaque couvent est en outre chargé d'une dîme régulière envers ces mêmes pauvres. Il leur remet la dixième part de son pain. Les chevaliers, astreints parfois à tant de rudes fatigues, mangent de la viande trois fois par semaine, du lait et des œufs trois autres jours, et jeûnent le vendredi. La porte de la chambre qu'ils occupent doit toujours être entr'ouverte, et ils ne
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peuvent ni recevoir une lettre, ni en expédier une sans la permission de leur supérieur. Pour une infraction au règlement, le chevalier était condamné au pain et à l'eau pendant deux ou trois jours, et à un certain nombre de coups de fouet qui, dans le manuscrit allemand, ne porte pas le nom de peitsche (fouet), mais de justa. Pour un délit plus grave, il était dépouillé de sa croix, et condamné à s'asseoir tout un an par terre, à manger avec les valets, et à subir chaque dimanche, clans l'église, l'aiguillon du juste. Les prêtres de la communauté sont passibles du même châtiment ; mais il leur est infligé en secret, par respect pour leur caractère sacré. Le grand maître , qui ordinairement mangeait avec les frères, recevait quatre portions, afin de pouvoir les remettre, s'il le jugeait convenable, à ceux» qui étaient en punition. Les autres prérogatives du grand maître sont fixées par différents statuts. Il a le droit d'avoir quatre chevaux et une tente pour son propre usage, et des chevaux pour les personnes de sa suite, qui se compose d'un prêtre, d'un secrétaire, de deux chevaliers, de deux frères servants, d'un cuisinier, d'un valet de chambre et de deux coureurs. Il nomme lui-même et dépose, avec l'assentiment du chapitre, les principaux fonctionnaires de l'ordre.
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Il peut aussi disposer de certaines sommes, mais non toutefois sans la sanction de son conseil ; enfin il ne peut, sans cette même sanction, entreprendre un voyage outre-mer. S'il tombe gravement malade, il doit confier à un frère le sceau, l'anneau et les autres insignes de sa dignité ; par là, il le constitue le délégué de son pouvoir. Lorsqu'il est mort, tous ses vêtements et ses rations d'une année sont distribués aux pauvres. Un chapitre composé de huit chevaliers, d'un prêtre et de quatre frères servants, s'assemble pour nommer son successeur, et dès que l'élection est faite, la communauté entonne le Te Deum au son des cloches. Nous verrons plus tard comment cet événement était célébré à Marienburg. Ainsi était constitué, dans sa double vocation de guerre et de charité, l'ordre Teutonique, quand des lieux où il était né et où il avait grandi il porta son étendard sur une autre arène et entra dans une nouvelle phase historique. Entre la Baltique et la Pologne, la Vistule et le Niémen, s'étend une terre basse, humide, sillonnée par plusieurs rivières, couverte jadis d'épaisses forêts, et parsemée d'une quantité de lacs et d'étangs. Probablement elle avait été autrefois un des bassins de la Baltique. Celsius, le naturaliste suédois, disait
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au siècle dernier qu'à voir de quelle façon les eaux de cette mer se retirent peu à peu, on pouvait calculer que dans trois ou quatre mille ans elle aurait disparu. Les flottes anglaises ont encore le temps de s'y promener. Je suis étonné que les écrivains prussiens, qui signalent avec tant d'enthousiasme les illustrations de leur pays, n'aient pas encore songé à reconnaître là un miracle spécial, un miracle qui enlevait cette contrée aux flots1, pour qu'elle se joignît, après son épuration, au margraviat de Brandebourg, et lui donnât son nom ; car cette contrée est celle qui s'appelait la Prusse bien des siècles avant que Frédéric Ier abdiquât son titre d'électeur, pour prendre celui de roi de Prusse. Mais j'oublie que M. Hesse, le conseiller de consistoire, a démontré une autre merveille. Il a reconnu que l'ambre, dont les pépites attirèrent l'attention des Phéniciens, des Grecs et des Romains vers les côtes de Prusse, est la résine de l'arbre de la science; d'où, il résulte incontestablement que sur le sol même de la Prusse, et non ailleurs, Dieu avait fait le paradis terrestre. En six mille ans, quelle chute! Et quelle surprise pour le pauvre Adam s'il pouvait voir la transformation de son magique Éden ! t.
Au xnr siècle , on y comptait 2037 lacs.
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Probablement le nom de Prusse vient de Po Eeusso (près de la Reuss, une des branches du Niémen). Les chroniqueurs du moyen âge disent qu'il vient de Brutenia, parce que ce pays était habité par des espèces de brutes. Le fait est qu'il y avait là une race d'un caractère sauvage comme les Indiens de l'Amérique, indomptable comme les hordes saxonnes, contre lesquelles lutta Gharlcmagne, une race slave composée d'un mélange de tribus celtes, bohèmes et peut-être gothiques. Gomme les peuples primitifs, les Prussiens vivaient du produit de leurs bestiaux, et surtout du produit de leur pêche et de leur chasse. Comme les Tartares, ils s'enivraient avec du lait fermenté de leurs juments. S'ils avaient quelques notions agricoles, elles étaient très-bornées. L'ardeur avec laquelle ils repoussèrent les premières attaques des chevaliers Tcutoniques fut un instant ébranlée quand ils virent que ces nouveaux soldats mangeaient de la salade et des légumes. « Comment, se disaient-ils, résister à des hommes qui peuvent trouver partout un aliment, qui se nourrissent d'herbe comme des chevaux ? » Cependant ils avaient des relations commerciales avec leurs voisins. Ils échangeaient avec eux des peaux d'aniznaux contre des vêtements de drap, des ustensiles de différentes es-
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pèces et de fortes boissons. Par leurs constants exercices, sous leur climat rigoureux, ils s'endurcissaient à toutes les fatigues, et vivaient longtemps. Dans leurs guerres, plus d'une fois on vit l'aïeul et le petit-fds marcher ensemble du même pas au combat. Au reste, ils ne tenaient à la vie qu'autant qu'ils conservaient la pleine jouissance de leur force physique. Si, dans les indispositions ordinaires, ils consultaient quelque schaman, ou quelque sorcier poulies cas graves, ils ne connaissaient qu'un remède : la mort. L'enfant difforme était égorgé, et l'homme estropié par un accident, ou affaibli par l'âge, était étouffé. Leur pays était partagé en onze provinces, qui formaient autant d'États distincts,-et ne se ralliaient pas toujours à la môme cause. Cette division rendait plus aisé leur asservissement. Avec leur fière indépendance de caractère, ils n'admettaient parmi eux ni autorité souveraine ni prérogatives nobiliaires. Chacun d'eux voulait être le roi de son domaine, le maître absolu de sa famille. Comme aucune société cependant ne peut subsister sans quelque juridiction, ils assignaient aux vieillards une autorité magistrale. Dans leurs guerres, ils choisissaient pour chef celui qui leur semblait le plus brave. A la fin de la campagne, ce chef abdiquait son pouvoir. C'était là, comme on le
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voit, des institutions démocratiques, si jamais il en fut. La plèbe de Sparte et de Rome n'aurait pu en demander de plus complètes, et le mob des ÉtatsUnis est en arrière d'un tel système. Mais il y avait là un griewe, un grand prêtre qui, par son ascendant suprême, faisait de cette organisation républicaine un régime théocratique. C'était lui que l'on consultait dans toutes les occasions importantes, et dont on voulait avoir l'assentiment dans toutes les grandes entreprises ; le peuple le regardait comme l'organe même de la volonté des dieux ; personne n'eût osé désobéir à ses arrêts. La dernière tentative de résistance aux prédicateurs de f Évangile fut comprimée par un de ces griewe qui Se fit baptiser, ses dieux, dit-il, lui ayant déclaré qu'ils ne pouvaient plus le protéger. Le dogme dont ce prêtre était la vivante exprès-1 sion, et dont ses subordonnés étaient les interprètes, maintenait les peuplades prussiennes dans la grossiôreté de leurs traditions et la rudesse de leiirs mœurs ; c'était le polythéisme matériel de l'ancienne race slave et la loi sanglante des sacrifices. Comme leurs voisins de la Poméramie, les Prussiens adoraient les éléments représentés par des idoles informes. En l'honneur de Perkuno, le dieu du tonnerre, ils entretenaient un feu éternel, comme les Péruviens dans le temple du soleil. En l'honneur de
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Potriempus, le dieu des eaux, ils gardaient avec respect un serpent, et le nourrissaient de lait. Gomme les Druides, ils professaient un culte religieux poulies grands chênes. Ces arbres mêmes étaient les temples de la communauté. Elle y plaçait ses idoles, elle allait sous leurs rameaux comme les Pélages à Dodone, interroger ses oracles. Nous remarquerons en passant qu'il existe encore en Allemagne plusieurs vestiges de cette antique superstition. Le mot allemand wallfahrt (pèlerinage) rappelle le temps où l'on se rendait avec un sentiment religieux dans les forêts sacrées (Wald-Fahrt, voyage aux forêts). Dans un grand nombre de villages allemands, on attribue encore au gui une vertu particulière. On dit qu'une branche de cette excroissance du chône, coupée dans la nuit de Noël, préserve les maisons de l'orage, et que, si on la place sous son oreiller, on en fait un remède assuré contre l'insomnie K Gomme les vvendes de la Poméranie, du Mecklembourg et de l'île de Rugen, les Prussiens immolaient à leurs dieux des animaux et quelquefois des prisonniers de guerre. Gomme cette même race slave, ils croyaient à un autre monde ; mais quelle misérable croyance ! Ils n'imaginaient même pas, comme les Scandinaves, qu'ils dussent, en récom-
1. Weber, Dus Ritlerwesen, t. III, p. 58.
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pense de leur bravoure, entrer dans les salles splendides de leurs dieux, et s'asseoir à d'éternels banquets servis par les Valkyries. Ils ne se figuraient pas, comme les pauvres Hurons du Canada, qu'ils dussent avoir, dans le paradis des Manitous, des chasses abondantes dans des plaines superbes. Non, ils croyaient tout simplement qu'ils allaient sur un autre sol continuer la vie qu'ils avaient eue sur leur terre natale, dans les mêmes conditions, dans les mêmes labeurs ; et dans leur tombe ils emportaient les instruments de leur profession, comme des ouvriers qui changent de résidence. Ainsi, pas un rayon de justice divine, pas une lueur de consolation pour les affligés, pas une idée de rémunération pour la vertu et de châtiment pour le vice. De tous les dogmes mythologiques, celui-ci est le plus barbare et le plus désespérant. Mieux vaut la métempsycose. Mais comme ils ne devaient comparaître devant aucun tribunal dans leur autre monde, ils ne redoutaient pas la mort, car la mort n'était pour eux qu'une halte d'un instant dans le cours d'une uniforme existence; et Shakspeare l'a dit pour ceux-là qui n'auraient pas la religieuse appréhension du chrétien :
Who would fardels bear, To grunt and sweat under a weary life, But that the dread of something aller death,
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UN ËTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE. The undiscovered country, from whose burn No traveller returns — puzzles the will And makes us ratlier bear those ills we have Than fly to others that we know not of '.
A la fin du xc siècle, saint Adalbert, le courageux évèque de Prague, pénétrait sur celte terre païenne pour y enseigner le christianisme, et il y fut égorgé. Deux religieux de l'ordre de Gîteaux entreprirent la même œuvre et subirent le même martyre. Les ducs de Pologne essayèrent à différentes reprises de dompter par la puissance des armes ce paganisme qui ne se laissait point fléchir par la parole des missionnaires. Mais quelques-unes de leurs entreprises n'eurent qu'un succès éphémère, et d'autres un résultat désastreux. Vaincus, les Prussiens juraient de se faire baptiser, et, dès que le prince se retirait confiant en leurs promesses, ils retournaient àleUrs idoles. Puis il s'allumait en eux un ardent désir de vengeance ; ils aiguisaient leurs armes, ils sacrifiaient à leurs dieux de nouvelles victimes, et à leur tour ils se précipitaient sur ceux qui avaient voulu les subjuguer. En 1167, ils livrèrent à Boleslas une bataille effroyable, dans laquelle ils écrasèrent son armée. 1. « Qui voudrait se résigner à se ployer et à gémir sous lè rude fardeau de la vie, sans la crainte de ce quelque chose qui est par delà la mort, dans cette contrée indécouverte d'où nul voyageur ne revient? Voilà ce qui trouble la volonté, ce qui fait que nous supportons nos misères plutôt que de nous précipiter vers des maux que nous ne connaissons pas.
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Au commencement du xni siècle, l'intelligent et zélé Christian, supérieur du couvent d'Oliva, réussit non-seulement à s'avancer clans les farouches districts où ses précurseurs avaient été massacrés, mais à opérer quelques conversions. Il parlait la langue du pays, et s'appliquait à gagner la faveur des principales familles. Le pape, à qui il rendait un compte fidèle de ses efforts, le nomma évêque de Prusse. En vertu d'une bulle du même pape, Christian appela les seigneurs chrétiens des régions septentrionales à le seconder dans ses missions. Il institua même dans ce but un ordre de chevalerie que quelques écrivains ont confondu avec celui de la Livonie. Les membres de la petite légion organisée par l'abbé d'Oliva portaient le titre de chevaliers du Christ et de frères de Dobrin. Toutes les nouvelles espérances éveillées par cette nouvelle mission furent cruellement déçues. Après une apparence de docilité trompeuse, un jour les Prussiens se soulèvent à la voix de leurs grewes, anéantissent les chevaliers de Dobrin, traversent la Vistule, saccagent le cloître d'Oliva, puis se rejetant sur les domaines du duc Conrad de Masovie *, qui avait tenté aussi de les soumettre à la loi du chris1. C'était le fils du duc de Pologne, Casimir II, dit le Juste, A la mort de son père, il eut en partage le duché de Masovie. de Cujovie. et le territoire de Dohrin.
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tianisme, terrassent ses soldats, s'emparent de ses forteresses, et le chassent de retranchement en retranchement jusque dans ses remparts de PlatzKow, où il reste asservi à leurs insolentes exactions. Ce fut dans ces douloureuses circonstances que Conrad, cherchant de côté et d'autre un appui tutélaire, tourna ses regards du côté des chevaliers Teutoniques, dont le nom était devenu célèbre en Europe, et dont l'Allemagne surtout glorifiait le courage. Il engagea à cet effet une négociation avec Salza, offrant à l'ordre, pour prix du secours qu'il lui demandait, la pleine et entière possession du district de Culm et de toutes les conquêtes que les chevaliers feraient dans les provinces prussiennes. Salza, témoin des désastres que les armées chrétiennes avaient subis en Orient, des funestes dissensions de leurs chefs, et du refroidissement général des esprits dans la question des croisades, prévoyait bien la fin de ces nobles expéditions et désirait ouvrir une autre voie à sa légion. Cependant il était d'une nature trop circonspecte pour accepter la proposition de Conrad sans y avoir longtemps, gravement réfléchi. Lorsqu'il eut examiné tous les avantages et les périls d'une campagne contre la Prusse, avant de se décider, il envoya dans cette terre de Chanaan deux de ses chevaliers, Conrad de Landsberg et Othon de
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Saleiden. Mais ils n'en revinrent pas, comme Caleb et Josué, fléchissant sous le poids des grappes de raisin. Ils en revinrent, après une rencontre avec les hordes prussiennes, couverts de blessures. Cependant Salza avait pris sa décision: sa conscience lui commandait de venir en aide à un prince chrétien opprimé par une peuplade païenne. Ses serments de grand maître ne l'obligeaient pas à concentrer ses forces en Orient ; il devait, partout où il les rencontrerait, combattre les infidèles. Enfin, les propositions de Conrad offraient à la fois à l'ordre Teutonique la perspective d'une arène glorieuse et d'une conquête importante. Ces propositions étaient sanctionnées par le pape et l'empereur. La guerre fut résolue. Salza ne put d'abord y employer qu'un très-petit nombre de chevaliers ; mais il leur donna pour chef un homme dont il avait su apprécier les émir nentes qualités. Cet homme s'appelait Balke. Si la longue lutte du christianisme contre la race prussienne ne s'était point obscurément accomplie dans les sombres parages du Nord, si l'histoire européenne l'avait célébrée , si les poètes l'avaient chantée, Balke eût été leur Achille; mais un Achille chrétien, dont l'ardeur était réglée par une haute pensée religieuse, et qui alliait à sa bravoure de soldat les sages combinaisons d'un habile général.
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Son premier poste de combat fut un de ces chênes gigantesques consacrés aux dieux du pays. Balke y éleva une espèce de plate-forme où il s'établit avec une vingtaine de ses compagnons et d'où il lançait ses javelots sur les légions qui assiégeaient cette redoute. Les Prussiens' durent croire que leurs divinités les abandonnaient, quand ils virent tomber sur eux une grêle de flèches de ces mêmes rameaux où ils avaient placé leurs idoles. Après une lutte acharnée, dans laquelle ils furent décimés, ils s'éloignèrent de cette station fatale, et Balke, maître du terrain, jeta près de là les fondements d'une ville à laquelle il donna le nom de Thor (porte). C'était la porte que le christianisme s'ouvrait dans la région païenne. La petite cohorte avec laquelle Balke était parti pour entreprendre sa courageuse expédition ne s'accroissait guère. La plupart des chevaliers Teutoniques restaient en Orient. Mais cette campagne en Prusse était une nouvelle croisade. Le pape invitait les seigneurs d'Allemagne à s'y adjoindre. Le duc Henri de Silésie, le margrave de Meissen, le burgrave de Magdebourg, plusieurs autres princes s'armèrent à la voix du pontife et traversèrent la Vistule. L'évêque Christian, les princes de Poméranie Sambor et Swantepolk s'associèrent à Balke avec un ardent enthousiasme, et, en 1237, l'ordre
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des chevaliers de Livonie, qu'on appelait les chevaliers porte-glaives, se réunit à l'ordre Teutonique. Salza vint sur les lieux pour juger par lui-même de l'état des choses, et donna sa complète approbation à la conduite de Balke. Ce vaillant soldât dirigeait en effet son entreprise avec autant de fermeté que de prudence. Il s'emparait peu à peu du littoral ennemi, et, à mesure qu'il gagnait un nouveau terrain, il y faisait un retranchement, il y érigeait une forteresse, et peu à peu enlaçait dans une longue ligne de palissades le pays qu'il voulait conquérir. Les Prussiens pourtant résistèrent avec une inflexible énergie à cette légion armée contre leurs dieux, contre leurs foyers et leur liberté. Ils n'avaient à opposer à son invasion que des citadelles en bois grossièrement construites ; mais, lorsqu'ils avaient subi une défaite, ils se retiraient dans la profondeur de leurs forêts, dans le réseau de leurs lacs, ralliaient là leurs bandes disséminées, et, dès qu'ils en trouvaient l'occasion, s'élançaient de nouveau au combat. Balke entrait dans leurs domaines avec la hardiesse d'un Pernand Cortès, l'audace d'un Pizarre. Mais les Mexicains, les Péruviens considéraient comme des êtres surnaturels les cavaliers espagnols, et se prosternaient devant eux avec un saisissement de terreur ; les Prussiens, au contraire, se levaient fièrement'en face des esca-
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cirons d'Allemagne, et ne leur abandonnaient le champ de bataille qu'après l'avoir vaillamment défendu. Par malheur, l'ordre Teutonique ne sut point conserver les sympathies du prince de Poméranie Swantepolk et de l'évêque Christian, qui lui avaient donné un si puissant secours. Au lieu de les avoir pour auxiliaires, il les vit se ranger parmi ses antagonistes. Puis Salza mourut, et Balke ; et de longtemps les chevaliers Teutoniques ne devaient avoir un tel grand maître ni un tel commandant. La guerre, commencée en 19,30, ne fut terminée qu'en 1283. Après un demi-siècle de combats, la Prusse était conquise, non-seulement conquise en entier, mais transformée. En vertu des conventions proposées par Conrad, sanctionnées par ces deux grandes autorités, que V. Hugo appelle :
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le pape et l'empereur, la religieuse confrérie allemande entrait en possession des provinces qu'elle enlevait aux païens à mesure qu'elle s'avançait dans leurs domaines ; elle les donnait en fief à des gentilshommes qui en revanche s'engageaient à tenir à sa disposition un certain nombre d'hommes armés. Peu à peu la race aborigène, décimée en tant de rencontres sanglantes, poursuivie jusque
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dans ses dernières retraites, réduite à la servitude, disparut du sol de ses aïeux, et fut sur tous les points remplacée par une population allemande. Sur les lieux consacrés à ses idoles s'élevait la chapelle chrétienne ; sur les ruines de ses institutions démocratiques, le régime féodal. Jusque-là, l'ordre n'avait eu que des propriétés disséminées en diverses régions. Maintenant il avait dans une même contrée, sur les bords de la mer, entre deux fleuves, un immense territoire, une vraie souveraineté, où ses grands maîtres devaient fixer leur demeure. Déjà Conrad de Thuringe, le successeur de Salza, s'était éloigné de la cauteleuse Venise, pour s'établir à Marbourg. Henri de Hohenlohe, que l'empereur Frédéric II désignait par cette qualification de vir potens opère et sermons, et qui ne voulait prendre d'autre titre que celui de minister humilis, Henri de Hohenlohe se rendit en Prusse avec une cohorte de nouveaux croisés, puis se retira à Mergentheim. Il avait, conjointement avec son frère, donné à l'ordre Teutonique cette seigneurie, pro remedio animœ. A sa mort, il en reprenait humblement quelques pieds. Venise était encore le siège officiel des grands maîtres ; mais en réalité ils demeuraient à Marbourg. Cependant cette ville était trop éloignée des
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provinces prussiennes, et il leur importait d'avoir une autre habitation. Près du Nogat était un petit village appeléÀlyem, remarquable par sa situation, et illustré par la légende d'une image miraculeuse de la Vierge. En 1276, le maître provincial de Prusse, Conrad de Thierenberg, construisit là une forteresse à laquelle il donna le nom de Marienburg (Fort de Marie), en l'honneur de la divine patronne de l'ordre ; le village prit le même nom et devint une ville. Ce n'était encore qu'une fortification rustique en bois et en terre. Mais, en 1280, on commençait à élever là un autre édifice qui peu à peu devait s'étendre dans de vastes proportions. En 1306, un architecte sur lequel les chroniques ne nous donnent aucune notion, un de ces nobles artistes qui lèguent à la postérité le monument de leur pensée sans y inscrire leur nom, élargissait les imposantes façades, arrondissait les voûtes, taillait les ogives du château de Marienburg, et, en 1309, le grand maître Siegfried de Feuchtwangen allait en grande pompe s'y installer. L'œuvre pourtant n'était pas encore achevée. En 1338 et 1340, Dietrich d'Altenbourg agrandissait l'église, y ajoutait une gracieuse chapelle , dédiée à sainte Anne, creusait une crypte pour la sépulture des grands maîtres, et lançait dans les airs une tour gigantesque.
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Marienburg était à la fois une citadelle et un palais, un couvent et une caserne. Le long de la rive droite du Nogat, sur une éminencé de soixantedix à quatre-vingts pieds de hauteur, s'étendait le château avancé, le Vorburg. Dans les bâtiments de ce Vorburg étaient les logements des valets, les étables,.les magasins de vivres et de munitions. A l'ouest, au nord, à l'est, ses murailles protégeaient le château intérieur, qui au sud était couvert par les fortifications de la ville. Ici un large fossé, là les flots du Nogat complétaient ce système de défense. Le Vorburg était crénelé et surmonté de plusieurs tours, dont l'une, appelée Butter milch thurm, fut, dit une légende, bâtie gratuitement par des paysans qui, pour faire à l'ordre religieux Une plus riche offrande, détrempaient leur ciment avec du lait. Dans les édifices intérieurs éclatait toute la beauté de l'art gothique le plus pur, toute la richesse d'une royale maison. Là étaient la demeure des chevaliers et celle du grand maître, les chapelles brillantes et les salles de réception pompeuses. Le Vorburg était la cassette bardée de fer, le château intérieur en était le joyau. Les pieux chevaliers avaient couronné leur œuvre par une statue de la Vierge de vingt-six pieds de hauteur, vêtue d'une robe étincelante et d'un manteau constellé par un curieux travail de mosaïque. Sur sa tête était une
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couronne parsemée de pierres de couleur imitant les saphirs et les êmeraudes. Dans sa main droite elle tenait un sceptre ; sur son bras gauche était l'enfant Jésus, portant une robe rouge parsemée de fleurs d'or. On ne peut, sans un sentiment d'admiration, contempler la grandeur du château de Marienburg, ni pénétrer dans son enceinte sans être arrêté à tout instant par une nouvelle surprise. L'une des plus charmantes constructions qu'il soit possible de voir est la salle qui servait ici de réfectoire aux chevaliers. Cette salle a 96 pieds de longueur, 48 pieds de largeur, et 28 pieds de hauteur. Au centre s'élèvent trois piliers en granit d'une légèreté merveilleuse; de leur chapiteau orné de sculptures religieuses, se détachent, comme de la cime d'un palmier, d'élégants rameaux qui soutiennent la voûte. Là étaient autrefois rangées les tables de la corporation. A la première s'asseyait le grand maître avec le commandeur, le trésorier et les autres dignitaires du couvent; à la seconde, les prêtres et les chevaliers ; à une troisième, les principaux employés de la maison. Dans l'après-midi, les chevaliers venaient encore là passer leurs heures de récréation. La règle leur permettait, à ce moment de repos, le jeu de dames et le jeu d'échecs.
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Le grand maître avait son réfectoire à part pour les jours où il donnait à dîner à des étrangers de distinction. C'est une salle magnifique de 45 pieds carrés, éclairée par une double rangée de dix fenêtres. Sa voûte, qui a 30 pieds de hauteur, repose sur un seul pilier. Près de là était sa chambre à coucher, son salon, sa chapelle. La salle du chapitre était, comme les appartements que nous venons d'indiquer, construite dans le plus gracieux style ogival, mais plus large et plus haute. Sur ses murailles peintes étaient inscrites des sentences morales et religieuses. On se rendait de là, par une porte appelée la porte d'Or, à l'église, imposant vaisseau gothique, éclairé par dix hautes fenêtres ogivales ; à sa voûte était suspendu j'écusson de l'ordre. Le long de ses murailles s'élevaient, sous des baldaquins ouvragés comme une dentelle, dix-huit statues de saints. A l'une de ses extrémités était une estrade pour les musiciens ; à l'autre, le tabernacle et l'autel, dont on n'a pu retrouver la forme primitive. Sous ces divers édifices s'étendent de vastes voûtes souterraines, servant de magasins, de cuisines, et au besoin de casemates. Par les fenêtres du réfectoire des chevaliers et des appartements du grand maître, les regards planent sur un splendide panorama: ici, la petite ville pittoresque de Marienburg,
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le cours majestueux du Nogat, les vertes prairies arrosées par ce fleuve et par la Vistule; là, le lac de Holland, et de tous côtés une plaine immense parsemée de forêts, de maisons agrestes, de riants villages. De là, les chefs de l'ordre Teutonique pouvaient voir se dérouler au loin une partie de leurs domaines, observer les travaux qu'ils avaient entrepris, distinguer plusieurs des bourgades et des forteresses qu'ils avaientbàties, et en temps de guerre, surveiller à une longue distance les mouvements de l'ennemi. Ils étaient installés dans leur puissant château, comme des rois dans la capitale de leurs États. Ils y recevaient des ambassadeurs, ils y négociaient des traités. Ils y dirigeaient l'action de leur milice, l'administration de leurs domaines et de leurs hôpitaux. Frédéric II avait donné à Salza le titre de prince de l'Empire. Après la conquête de la Prusse, les successeurs du glorieux Salza étaient bien plus que princes de l'Empire. Ils étaient les maîtres d'un État considérable, dans lequel ils jouissaient de toutes les prérogatives de la souveraineté. Déjà, sur la fin de la vie de Salza, l'ordre Teutonique avait sa propre monnaie, le marc d'argent portant d'un côté le nom et les armes du maître, et de l'autre, la croix de l'ordre avec cet exergue : Moneta dominorum Prussiœ. Le marc se divisait en
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schellings, dont le nom, répandu dans tout le Nord \ vient évidemment de l'anglo-saxon skilian, partager. Au xive siècle, le grand maître Winrich de Kniprode fit frapper des monnaies d'or, et de petites pièces d'argent qui étaient la douzième partie d'un ducat. La dernière monnaie de l'ordre fut frappée à Wertheim, en 1776. Alors le pauvre ordre Teutonique n'existait plus guère que de nom, et l'on eût dit qu'il cherchait à oublier sa chute, en usant de son ancien privilège de souveraineté ; il aurait pu, dit M. Weber, suivre l'exemple du comte Georges de Hohenlohe, qui, après les désastres de la guerre de Trente ans, fit graver sur ses monnaies ces deux mots : Fortuna bulla 2. L'élection d'un grand maître était célébrée, à .Marienburg, par plusieurs jours de fêtes, comme l'avènement d'un prince au trône, et les villes placées sous sa domination lui envoyaient des présents. Quand Kniprode, l'un des plus mémorables chefs de l'ordre, fut promu à sa haute dignité, Dantzig lui offrit six tonnes xle vin et six plats d'or; Elbing, un cornet de chasse artistement ciselé ; Culm, un morceau de l'arche de Noé enfermé dans une cassette d'argent ; et les bourgeois de Marienburg, une armure en acier, enrichie d'ornements en or.
1. Anglais : shelling; danois et suédois : shelling. 2. Bas Rittenoesen, t. III, p. 241.
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Ce fut à Marienburg que les grands maîtres s'engagèrent malheureusement dans leur longue guerre contre la Lithuanie et la Pologne. Ce fut là qu'ils virent éclater contre eux une fatale révolte dans laquelle ils devaient succomber, et ce fut là aussi qu'ils fécondèrent les barbares provinces prussiennes conquises par le christianisme, qu'ils propagèrent l'instruction dans la contrée soumise à leur pouvoir, et y firent fructifier l'industrie et le commerce. Sous leur patronage immédiat, la petite bourgade de Marienburg devint une ville importante. D'autres villes, telles que Balga, Lutzen, Strasburg, Landshut, Tilsitt, Mulhausen, Papau, Rein et la florissante Kœnigsberg, furent fondées par eux; d'autres, telles que Culm, Elbing, Dantzig, furent considérablement agrandies. Le pays qu'ils gouvernèrent leur doit la culture du sarrasin ; la population qui habite les rives de la Vistule et du Nogat leur doit les digues et les travaux de dessèchement qui ont transformé en fertiles prairies ces vastes terrains marécageux. Une partie de la Prusse a, par leur habile initiative, appris à exploiter ses salines ; plusieurs cités CQUImerciales n'auraient pas, sans eux, développé si promptement leur marine. Marienburg était au xivc siècle une école mili-
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taire de premier ordre. Mais de cette institution guerrière sortaient les règlements les plus sages et les fondations les plus pacifiques. Kniprode bâtit, sur différents points de la contrée, des maisons religieuses, établit un gymnase à Kœnigsberg et à Marienburg, organisa des écoles élémentaires dans tous les districts, et enfin constitua un corps de médecins pour le service des hôpitaux de l'ordre. Dans les années de prospérité, les domaines appartenant à la corporation lui donnaient des revenus considérables. Mais les sommes versées dans le trésor de Marienburg n'étaient point dissipées en folles dépenses, ou inutilement entassées dans des coffres. Le grand maître prêtait une grande partie de cet argent à des bourgeois, à des négociants, pour construire une maison, pour agrandir leur commerce, ou pour fonder quelque établissement industriel. Ceux qui obtenaient cette faveur, non-seulement ne payaient pas d'intérêt pour l'argent qui leur était remis, mais avaient la faculté d'acquitter peu à peu, en de longs délais, leur dette Le grand maître ne faisait point un calcul de banquier avec ses sujets. Il leur venait en aide comme un ami. Il dirigeait leur éducation comme un instituteur, il les protégeait comme un père. J,
Voigt, Geschichte Marienburgs, p. 214,
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Au commencement du xive siècle, la cour de Marienburg avait acquis une telle réputation de sagesse et d'intégrité que, de divers États de l'Europe, on soumettait à son jugement les causes les plus difficiles, et l'on venait de loin étudier l'organisation de cette corporation qui, depuis son humble début, avait fait de si étonnants progrès. A cette époque, l'ordre Teutonique pouvait mettre sur pied une armée de 80 000 hommes. De tous les biens qui lui avaient été donnés en différents lieux et à différentes époques, il n'avait perdu que ses possessions de la Palestine. Il gouvernait une population de près de deux millions d'hommes. Ses revenus s'élevaient à un million et demi de ducats, non compris le produit de la vente de l'ambre, des pèches, des douanes, des amendes et des legs. Ses domaines s'étendaient depuis la Pomerelle (petite Poméranie), le long de la Baltique, jusqu'à Narva et à Revel. En Prusse seulement, il comptait 18 350 villages, 55 villes et 48 châteaux. Mais déjà l'ordre était gravement obéré par l'interminable guerre qu'il avait commencée au siècle dernier contre la Lithuanie, et qui prit un caractère terrible quand le duc Jagellon de Lithuanie adjoignit, par son mariage avec Hedwïge, le royaume de Pologne à sa petite principauté et une nouvelle armée à ses premières légions. Pour soutenir la
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lutte contre cet adversaire puissant, la corporation Teutonique fut obligée de faire des armements considérables et de prendre à sa solde des régiments allemands. Le prudent et pieux Conrad de Jungingen, qui fut élu grand maître en 1393, s'efforça par tous les moyens possibles d'étouffer les germes d'hostilité dont son âme pacifique était affligée, dont sa pensée clairvoyante pressentait les funestes résultats. La Pologne levait de nouveau son belliqueux étendard. Conrad réussit à conclure avec'elle un honorable traité de paix. Il reçut le roi de Pologne à Thorn, le traita splendidement, et dès ce jour entretint avec lui d'amicales relations, si amicales que lorsque ce souverain souffrait de quelque grave indisposition, le grand maître lui envoyait son propre médecin. Les quatorze années pendant lesquelles Conrad resta à la tète de l'ordre devaient être, pour le pays qu'il régissait, comme un jour de calme avant la tempête, comme une dernière phase de prospérité avant les plus cruels désastres, comme une halte paisible avant une mortelle catastrophe. Par sa prudence, il avait su, sans compromettre sa dignité, détourner de la Prusse le fléau de la guerre ; par son intelligente coopération, il avait imprimé au travail agricole et commercial de cette contrée un
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nouvel essor ; par son esprit éclairé, il attirait autour de lui des hommes distingués, et ajoutait à l'éclat chevaleresque de Marienburg l'illustration de la science ; par sa conduite journalière, il donnait à tous ceux qui l'entouraient l'exemple d'une charité évangélique, d'une piété profonde unies à une douce et franche gaieté. Il mourut en 1407, et, quoiqu'il eût raffermi autour de lui les éléments d'ordre et de stabilité, à ses derniers moments, son âme était assombrie par de douloureuses prévisions. « Écoutez, dit-il. à quelques-uns des membres de son conseil, ne nommez pas pour me remplacer mon frère Ulrich, le brave, l'intrépide, l'héroïque soldat. Je crains que sa nature impétueuse n'entraîne l'ordre dans un grand péril. » Ulrich, pourtant, fut élu grand maître, et il ne voulait pas la guerre, et il s'efforça sincèrement de la prévenir. Mais le roi de Pologne et le duc de Lithuanie la voulaient ; il fallut s'y résoudre. L'armée ennemie, composée de 160 000 hommes, s'avança dans la plaine de Tanneberg. Ulrich n'avait que 80 000 hommes à lui opposer ; mais ses troupes étaient mieux disciplinées et mieux commandées que celles de son adversaire. La bataille s'engagea, une des batailles les plus effroyables dont l'histoire fasse mention. S'il faut en croire les chroniques
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du temps, les Polonais perdirent dans cette journée 60 000 hommes, et cependant ils remportaient la victoire. La moitié de l'armée d'Ulrich était écrasée, toute sa cohorte de chevaliers anéantie ; lui-même, se jetant avec la fureur du désespoir au milieu de la mêlée, était tombé couvert de blessures sur un monceau de cadavres. Un chevalier, un seul, prit la fuite et osa se rendre à Marienburg. Il y fut traité comme un être infâme, dépouillé de ses insignes, jeté en prison, et la tête de son cheval fut clouée à la porte du château. C'était fait de la citadelle des grands maîtres, si les Polonais avaient su profiter de leur succès ; mais ils passèrent plusieurs jours à célébrer, en de bruyantes orgies, leur triomphe. Lorsque enfin ils se remirent en campagne, un homme d'une trempe de fer, Reuss de Plauen, avait eu le temps d'accourir de la Pomerelle à Marienburg avec 5000 soldats échappés au carnage de Tanneberg , et il était résolu à défendre vaillamment la forteresse de l'ordre: Cependant il comprenait trop bien le danger de sa situation pour ne pas chercher à le prévenir par un accommodement. Il se rendit au camp des Polonais, et proposa de leur céder la Pomerelle, le territoire de Culm et quelques autres districts. Les Polonais voulurent avoir la Prusse tout entière. « Eh bien ! s'écrie Plauen, la colère de Dieu
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est apaisée par mes prières, par mon hmnilité. Dieu et la Vierge me sauveront. Je ne quitterai pas Marienburg. — Votre Vierge ne vous sera d'aucun secours, » s'écria un soldat polonais ; et, à ces mots, il lança une balle contre la statue vénérée qui parait les murs du château, et une légende populaire raconte qu'en punition de ce sacrilège, il fut aussitôt frappé de cécité. Le siège dura deux mois. Les vainqueurs de Tanneberg, qui croyaient voir les portes de Marienburg s'ouvrir à leur approche, furent tellement découragés par cette longue résistance, qu'ils se retirèrent en imposant seulement à Plauen une somme de dix mille ducats pour le rachat de ses prisonniers. Plauen avait sau vé l'ordre de l'abîme creusé par la bataille de Tanneberg. Il fut élu grand maître ; mais la reconnaissance que lui devaient ses frères d'armes ne fut pas de longue durée. L'ingratitude est l'un des signes d'affaissement des sociétés. L'histoire ancienne et l'histoire moderne le prouvent par d'éclatants exemples. Dans sa jeunesse, l'homme est confiant et généreux ; dans le sentiment de sa force,et de sa vitalité, il ne craint pas de s'affaiblir en se dévouant à ceux qui éveillent ses sympathies ou excitent son enthousiasme. Plus tard, son imagination s'attiédit ; son cœur se resserre, et le froid
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égoïsme, et les misérables calculs matériels compriment ses affections, terrassent ses nobles instincts. Il en est de même des peuples, ces agglomérations d'hommes. Ceux qui gouvernent les vieux peuples avec une main de fer prouvent 'par là qu'ils connaissent les décrépitudes de la nature humaine. Le 15 juillet 1410, la fleur de l'ordre Teutonique était fauchée à Tanneberg comme l'herbe des champs. Quelques jours après, la forteresse et la souveraineté de la corporation n'échappaient à une ruine certaine que par l'énergique résolution de celui qui n'avait point désespéré du salut de la patrie. En 1411, Plauen était nommé grand maître, et, en 1414, il était appelé à comparaître devant une assemblée de ses anciens compagnons d'armes, jaloux de sa gloire, envieux de son pouvoir, comme le doge de Venise devant le conseil des Dix. Il était forcé d'abdiquer sa dignité et de se retirer dans une obscure commanderie. Là, il inquiétait encore ses ennemis. Il fut transféré à Lochstadt, gardé à vue comme un coupable, et il mourut en 1430, outragé et oublié. L'ambitieux Sternberg, qui fut l'un des principaux instigateurs de cet acte d'iniquité, et qui réussit, par ses intrigues, à conquérir le titre de grand maître, dut reconnaître que, dans ces hautes fonctions, on ne s'endormait pas toujours d'un doux
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sommeil. Il eut à lutter à la fois, et contre les Polonais, qui lui prirent plusieurs villes, et contre les difficultés que lui créait à tout instant la pénurie de ses finances, et contre l'agitation du peuple appauvri par la guerre, irrité par ses souffrances. En 1422, il se démit lui-même de son emploi, se retira à Dantzig, et y mourut deux ans après. Sous l'administration de son successeur, Paul de Reussdorf, le malaise général s'accrut dans des proportions effrayantes. Une partie de la Prusse était ravagée par des inondations et des maladies pestilentielles, une autre envahie par les implacables Polonais. Le trésor de l'ordre était vide, la magnifique maison ^de Marienburg si dénuée de ressources qu'à peine pouvait-on y nourrir trente chevaux. Des bandes de volontaires, que l'on avait enrôlés en Allemagne, et dont on ne pouvait payer la solde, erraient à travers les campagnes et leur imposaient de cruelles contributions. De côté et d'autre on voyait déjà éclater ces défections qui annoncent la chute des royautés. De toutes parts on sentait que le grand édifice teutonique était lézardé et ébranlé jusque dans ses fondements. Un homme d'une intelligence aussi droite, d'un caractère aussi imposant que Conrad de Jungingen, un homme d'un tempérament aussi énergique que Plauen, auraient peut-être pu raffermir, sur - sa base ce noble
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édifice et prolonger sa durée. Paul de Renssdorf n'avait point les qualités de ces deux grands maîtres : il était d'une nature honnête, et animé des meilleures intentions, mais timide et vacillant, pilote effarouché sur une mer orageuse, Louis XVI en face d'une révolution. Tandis que les Polonais ravageaient ses domaines, il entra en négociation avec eux et signa un traité de paix dont il fut vivement blâmé. Il aspirait à calmer les mécontentements qui éclataient dans la contrée, et ne pouvait pas même réprimer les dissensions de ses conseillers. Un jour, à la suite d'une séance orageuse du chapitre de Marienburg, il monta sur un traîneau et s'enfuit épouvanté à Dantzig. Épuisé enfin par tant de luttes continuelles, affligé d'être sans cesse déçu dans ses plus louables desseins et de voir s'aggraver de plus en plus une situation à laquelle il ne se sentait pas capable de remédier, il tomba dans une noire mélancolie, demanda à déposer son inutile pouvoir, et mourut subitement. Pendant les dernières années de son administration, les rumeurs d'abord confuses du pays avaient pris un caractère déterminé. Des plaintes on en était venu aux récriminations, et des récriminations aux plans de réforme, aux requêtes impérieuses.
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Il y a deux mille huit cents ans que Roboam, le fils de Salomon, soumettait à ses conseillers les demandes du peuple d'Israël. Depuis cette époque jusqu'aux derniers monts Àventins, que de fois cette môme question a été pour les gouvernements un problème périlleux, et souvent un mortel écueil! S'ils cèdent à une première injonction, ils doivent craindre que leur condescendance ne soit envisagée comme un signe de faiblesse et ne provoque d'autres exigences. S'ils résistent, ils courent risque d'enflammer l'esprit de révolte. C'est ce qui arriva au malheureux ordre Teutonique. Il se forma en Prusse un parti de mécontents qui sollicitait la réforme de quelques services administratifs, la diminution de différentes taxes, la liberté de contrôler les actes du gouvernement, et, avant tout, l'abolition radicale de plusieurs impôts. Cette association, composée de gentilshommes de campagne, de négociants et de bourgeois des principales villes, publia un manifeste dans lequel elle disait qu'elle n'avait en vue que le bien public, qu'elle n'agirait que pour la plus grande gloire de Dieu, pour l'honneur du grand maître et la prospérité de l'ordre. On connaît le style de ces proclamations. Il y a longtemps qu'il a été mis en pratique, et l'on sait ce qu'il renferme de passions égoïstes sous ses protestations de patriotisme, et d'éléments
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révolutionnaires dans ses témoignages de respect envers l'autorité. Paul de Reussdorf laissa cette association se former et se développer sans pouvoir ni la vaincre, ni l'apaiser, ni la dissoudre. Son successeur, Conrad d'Erlichshausen, eut l'habileté de la tenir en haleine pendant neuf années sans lui rien accorder et sans la pousser à une levée d'armes. Cependant la ligue s'accroissait constamment par de nouvelles adjonctions. Elle se répandait dans les villes, elle pénétrait jusque dans les conseils du château de Marienburg, elle attirait même des fonctionnaires de la chevaleresque corporation. Jean de Baysen, qui avait été honoré de la confiance de deux grands maîtres, devint un de ses chefs, et lui révéla les secrets, les plans et la réelle situation de l'ordre. Dans l'assemblée des dignitaires convoqués à Marienburg pour nommer le successeur de Conrad, une voix se fit entendre, qui déclarait qu'on ne devait plus garder aucun ménagement envers une troupe de rebelles, ni leur offrir aucune transaction ; qu'il fallait la dompter par la force, et la faire rentrer dans la ligne de son devoir. C'était le maître d'Allemagne, J. de Benningen, qui parlait ainsi. Plusieurs de ses collègues exprimèrent vivement la même opinion, et Louis d'Erlichshau-
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sen, qui venait d'être élu grand maître, n'était luimême que trop disposé à employer les moyens de rigueur. La guerre éclata, la guerre civile avec toutes ses horreurs, et elle dura treize ans. Les confédérés, qui ne pensaient, disaient-ils , qu'à alléger les misères du peuple, commencèrent par imposer au peuple des contributions auxquelles il n'avait jamais été assujetti ; puis ils s'armèrent et prirent à leur solde des bandes de condottieri. De son côté, l'ordre Teutonique faisait aussi ses préparatifs. Appauvri d'hommes et d'argent comme il l'était, il fut obligé d'engager plusieurs de ses domaines pour pouvoir soudoyer une légion de mercenaires. Au commencement de Tannée 1454, les ligueurs s'emparèrent de la ville de Thorn, et de là adressèrent au grand maître la plus insolente sommation. Le roi de Pologne, qui depuis longtemps était en rapports continus avec eux, et qui les encourageait dans leur révolte, leur donna des troupes avec lesquelles ils vinrent assiéger la citadelle de l'ordre. Ils l'attaquèrent de deux côtés avec fureur, sans pouvoir vaincre sa résistance. Après un blocus de soixante et dix-sept jours, une partie de leur armée , fatiguée de ses inutiles efforts, commençait à se débander, quand tout à coup on apprit que Casimir s'avançait au secours des assiégeants avec
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40 000 hommes. C'était fait dès ce moment de la fidèle ville et du noble château de Marienburg, sans un de ces valeureux champions qui apparaissent dans les désastres des nations, comme pour faire palpiter encore une fois tous les cœurs dans un dernier triomphe, et répandre sur une scène de deuil un dernier rayon de gloire. C'était Plauen, brave et ardent comme celui qui déjà avait illustré ce nom, dévoué comme lui à l'honneur de l'ordre, dont il était un des commandeurs. Avec quelques milliers de soldats, Plauen ne craignit pas de marcher à la rencontre du roi de Pologne. Il le joignit près de Conitz, engagea intrépidement la bataille et le mit en déroute. Le 17 septembre au soir, les cloches de Marienburg sonnaient à toute volée, et le peuple se précipitait en foule dans les églises pour y entonner un heureux Te Deum. Le lendemain, les murs du château furent pavoisés d'étendards. A la chue de la plus haute tour, flottait une bannière portant cette inscription : Ich leide ohne Schuldl. Les assiégeants ne savaient à quoi attribuer ces manifestations de joie. Quand ils apprirent la défaite de Casimir, ils levèrent leurs tentes et s'enfuirent en toute hâte. La victoire de Plauen eut un autre
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résultat : elle ramena sous l'autorité de l'ordre des villes, des forteresses, des districts entiers, qui déjà avaient été conquis par les confédérés, ou s'étaient volontairement associés à leur rébellion. Encore une victoire pareille, et peut-être Casimir, terrifié, aurait renoncé à ses ambitieux désirs, et peut-être le faisceau de la ligue se serait rompu. Mais l'ordre était complètement dénué des ressources les plus essentielles. Hors d'état de se défendre avec ses propres cohortes, obligé de prendre à sa solde des hordes brutales de mercenaires, il cherchait de tous côtés de l'argent pour les payer, et de toutes parts on répondait qu'il n'y avait plus d'argent à espérer. Cependant ces soldats étrangers commençaient à s'ameuter; leurs chefs demandaient impérieusement ce qui leur était dû, et menaçaient nonseulement d'abandonner le drapeau teutonique, mais de se ranger du côté de ses ennemis. Pour les apaiser, le grand maître en vint à leur remettre un acte, signé de lui et de tous les membres de son chapitre, par lequel il s'engageait à leur abandonner Marienburg et toutes ses possessions de la Prusse et de la Nouvelle Marche, si dans l'espace de quatre mois il n'avait pas satisfait à leurs réclamations. Cet acte de désespoir était daté du 9 octobre 1454. Au mois de février de l'année suivante, les
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efforts du grand maître pour se procurer les sommes qui lui étaient nécessaires avaient de nouveau échoué. Il sollicita de ses mercenaires un nouveau délai, et les détermina à attendre jusqu'au mois d'avril. A cette époque, sa caisse était encore complètement vide. Il fléchit la tête devant ses rudes créanciers; il les pria, il les conjura d'avoir pitié de sa situation, et finit par obtenir d'eux un ajournement de quatre semaines; mais il fut forcé de leur remettre les clefs du château, et ces hommes y entrèrent comme dans leur propre demeure, et s'emparèrent des plus beaux appartements. Le jour fatal étant arrivé, le malheureux Erlichshausen ne pouvant remplir ses engagements, les farouches capitaines déclarèrent qu'ils prenaient possession de Marienburg, et sommèrent le grand maître de faire comparaître devant eux la magistrature de la ville pour reconnaître leur droit et leur prêter serment de fidélité. Louis obéit. Les principaux habitants de la ville se rendirent à son appel ; mais leur brave bourgmestre Blume déclara fièrement que ni lui ni ses concitoyens ne pouvaient se laisser abuser sur la contrainte à laquelle Erlichshausen était obligé de céder; qu'ils avaient juré de rester fidèles à l'ordre Teutonique, et qu'ils lui resteraient fidèles. Déconcertés par ce langage inattendu, peu sûrs
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de réussir s'ils essayaient d'assujettir par les armes ceux qui montraient une telle résolution, les misérables mercenaires s'adressèrent au roi de Pologne et lui vendirent, pour 436 000 florins, tous les droits que leur conférait l'acte du 9 octobre. Par précaution, ils avaient enfermé Erlichshausen. Ils ne le relâchèrent que lorsqu'il ne lui était plus possible d'entraver leurs manœuvres. Le dernier des grands maîtres de Marienburg se retira à Kœnigsberg. Au mois de juin 1457, le roi de Pologne entra dans la cité qu'il n'avait pu conquérir, et qu'une compagnie de Shylocks lui livrait à vil prix. Mais elle devait lui coûter cher. A peine l'avait-t-il quittée que le fidèle Blume reprenait les armes. L'intrépide Plauen venait le rejoindre avec 1200 hommes : un capitaine de mercenaires, Zinnenberg, révolté de la conduite de ses compagnons, s'associait avec ardeur au courageux dessein de ces deux hommes, et un autre vaillant officier, Trosseler, devait puissamment soutenir leurs efforts. A la tète de quelques milliers de soldats, ces quatre défenseurs de l'ordre entreprirent d'escalader le château occupé par une garnison polonaise. Malgré leur énergie, ils ne purent y réussir; mais ils étaient les maîtres de la ville, ils en faisaient de nouveau la capitale de l'ordre. Pour la reprendre, les gens de Dantzig, d'Elbing et des autres villes
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confédérées, durent lever de nouvelles troupes, et le roi de Pologne se remit en marche avec une armée de 20 000 hommes. Assiégée d'un côté par cette armée, harcelée de l'autre par la garnison du château, la hère population de Marienburg ne voulait pas se rendre. Elle sollicitait de tous côtés des renforts qui n'arrivaient pas jusqu'à elle, ou qui ne lui arrivaient qu'en petit nombre ; elle était ravagée par le feu des ennemis, décimée par les combats et les maladies, souvent privée de vivres, dépourvue de munitions, et les yeux fixés sur son drapeau, le cœur rempli d'un sentiment d'affection pour ses anciens maîtres, l'âme exaltée par un religieux enthousiasme, elle bravait tous les périls, elle supportait toutes les souffrances, elle continuait sa lutte de chaque jour. Pendant près de trois ans, elle se défendit ainsi, avec une fermeté sans égale, avec un héroïsme merveilleux. Si un tel héroïsme avait éclaté, il y a quelque trois mille" ans, dans quelque bourgade de la Grèce, tous nos livres d'écol feraient pompeusement, tous nos profe collège en feraient d'âge en âge un suj et/d«/thème ou de version pour leurs élèves. Mais col belle page d'histoire ne date que de quatre^sî^cles, qu'elle s'est faite près de nous, sous une 0 chrétienne, elle n'entre que comme un minime
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épisode dans un cours d'histoire générale. Il n'y' a .pas en France un élève de troisième qui ne soit en état de narrer la vie fort peu recommandable d'un Alcibiade. Combien y en a-t-il qui connaissent seulement le nom de Bluine, ce magistrat inébranlable dans les liens de son serment, ce religieux défenseur des ruines de l'ordre Teutonique, ce martyr de sa loyauté ? Les Polonais et les Dantzigois commençaient à se sentir fatigués de leur long siège. Ils avaient aussi à leur solde des mercenaires qui ne transigeaient pas sur le règlement de leur compte, et pour lesquels il fallut que les femmes de Dantzig convertissent en argent monnayé leur vaisselle d'argent et leurs bijoux. Déjà Casimir était retourné dans ses États, et un fléau pestilentiel, enfanté par de longues pluies, par l'humidité des campements, par la mauvaise nourriture, démoralisait ses soldats. Un moment vint où l'inflexible Marienburg put croire qu'elle serait récompensée de son courage par le succès. Mais Plauen, épuisé de fatigue, malade, languissant, fut forcé d'abandonner l'arène où son secours était si essentiel, et un infâme citoyen de Marienburg, un traître, qui se trouvait parmi les assiégeants, leur indiqua un endroit des remparts où il était aisé de pratiquer une brèche irréparable. La ville, si vigilante qu'elle fût, ne re-
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connut les résultats de cette fatale révélation que lorsqu'il n'était plus possible d'y remédier, et elle capitula. Le 7 août 1460, le commandant du château et Baysen en prirent possession au nom du roi de Pologne. Ce jour-là même, Trosseler et dix-sept de ses compagnons étaient enfermés dans un cachot où ils périrent misérablement. Le lendemain, Blume, le noble Blume était écartelé. La guerre civile, commencée en 1453, ne se termina qu'en 1466, parle traité de Thorn. En vertu de ce traité, la Pologne s'emparait de la Pomerelle, des évêchés de Gulm ét d'Ermeland. Le reste de la Prusse était laissé à l'ordre, â titre de
fief.
Chaque
grand maître devait, après sa nomination, se reconnaître vassal du roi de Pologne, se rendre près de lui pour recevoir l'investiture de ses domaines et pour lui prêter serment. Il lui était interdit de contracter, sans l'autorisation de son suzerain , des alliances avec des princes étrangers, et il était tenu de fournir un corps de troupes à la Pologne, chaque fois qu'il en serait requis. Dans cette guerre de treize ans, 80 000 hommes avaient péri sous l'étendard des Polonais ; 70 000 sous celui de l'ordre ; 13 000 mercenaires sous les bannières de Dantzig. Mille églises, J5 000 villages de la Prusse avaient été réduits en cendres. « Toute
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la contrée, dit M. Weberi, était saccagée, dévastée et courbée sous le joug de la Pologne. La vengeance deNémésis, dit M. Voigt2, punit les provinces qui avaient trahi la cause de l'ordre Teutonique par un asservissement de trois siècles à un prince étranger, à une langue, à des mœurs, à des lois étrangères. Cruel, mais juste châtiment! Le fouet qui avait été enlevé aux chevaliers, la Pologne, dit Kotzebue, selon une expression biblique, en fit un scorpion8. » Tel était le résultat de la levée d'armes des ligueurs. Leurs beaux plans de réformes, leurs rêves de liberté aboutissaient, comme tant d'autres songes révolutionnaires, à l'esclavage. Us. ne pouvaient, disaient-ils, supporter les excès du pouvoir de leurs légitimes régents, et la guerre qu'ils avaient entreprise pour les renverser, et le sang qu'ils avaient répandu, et les ruines qu'ils avaient entassées dans leur propre pays, ne servaient qu'à agrandir les domaines d'une nation contre laquelle leurs pères avaient longtemps combattu, et à les jeter, éperdus et tremblants, sous la verge de son souverain ! Mais l'ordre Teutonique était vaincu, démembré, à moitié anéanti. Il cessait de compter au nombre
1. Tome III, p. 194. 2. Geschichte Marienburgs, p. 512. 3. Geschichte Preusseus.
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des États indépendants. Il livrait à la Pologne la meilleure partie des provinces prussiennes, et ne gardait le reste qu'à une condition humiliante. Après la paix de Thorn, la Livonie se détacha de lui. Plusieurs de ses propriétés, en Allemagne, en Lombardie, en Sicile, notamment la riche commanderie de Palerme, l'abandonnaient également, èt la réformation allait venir, qui devait encore lui en enlever d'autres. Le siège de son administration était transféré à Kœnigsberg, et, à chaque élection nouvelle, l'acte de vasselage à accomplir envers le roi de Pologne devenait une importante affaire. L'un des grands maîtres, Martin de Wetzhausen, voulut s'y soustraire, et fut obligé de s'y résigner après avoir vu les Polonais envahir et ravager les campagnes confiées à sa protection. Les chevaliers crurent qu'ils échapperaient à la douloureuse cérémonie de l'hommage en prenan pour chef un prince. En 1498, ils élevèrent à la dignité de grand maître Frédéric, duc de Saxe, à la condition qu'il n'irait point prêter serment d'o* béissance au roi de Pologne, et qu'il tenterait de reconquérir ce que l'ordre avait perdu. Les Polonais reprirent les armes. Frédéric se rendit en Allemagne pour y lever des troupes, et mourut sans avoir rien pu entreprendre. Il fut remplacé par
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Albert d'Anspach, petit-fils d'Albert de Brandebourg, auquel ses contemporains avaient donné l'homérique surnom d'Achille. Cette fois, les pauvres chevaliers Teutoniques devaient être à jamais délivrés du vasselage qui les humiliait. Albert, qui était neveu du roi de Pologne, se fit donner en 1525, pour lui personnellement et pour ses descendants, l'investiture des provinces prussiennes que l'ordre Teutonique conservait encore à titre de fief. Dans un de ses voyages en Allemagne, il avait pris goût à la doctrine de Luther ; il renia le culte catholique pour embrasser le protestantisme, brisa ses serments de grand maître pour épouser une princesse de Danemark, et travailla avec tant de zèle à propager dans ses États le nouveau dogme, que Luther écrivait à Polentz : « Observez le miracle ! voilà qu'en Prusse l'Évangile vogue à pleines voiles. » L'histoire de Marienburg se termine à la mort de Blume. L'histoire de l'ordre Teutonique, comme État princier, s'arrête à 1525. La bataille de Tanneberg l'avait terrassé ; le traité de Thorn lui avait ravi ses plus belles possessions et ses plus hautes prérogatives ; la réformation achevait sa ruine. Désormais c'est fait de la puissance qu'il exerçait au nord de l'Europe et qui rayonnait en tant de contrées. Ce n'est plus qu'une sorte de con-
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grégation religieuse qui possède encore çà et là quelques anciennes dotations. Il nomme encore, comme autrefois, des grands maîtres ; mais ces grands maîtres, installés obscurément à Mergentheim, n'ont plus d'autre souci que de conserver les derniers débris de son ancienne fortune. Si, de temps à autre, l'un d'eux essaye encore de rappeler les services que la vaillante corporation a rendus à la chrétienté, et de protester contre les spoliations qu'elle a subies, au grand silence qui se fait autour de lui, il doit voir que personne ne songe à la relever de son affaissement. Les princes d'Europe avaient martyrisé les Templiers ; les princes d'Europe avaient abandonné les héroïques chevaliers de Rhodes. C'était le tour de l'ordre Teutonique. On le laissait mourir. Fidèle pourtant jusqu'au dernier moment à sa primitive mission, cet ordre prenait encore les armes pour la défense du catholicisme. Les chevaliers s'associaient à toutes les guerres de religion, aux batailles contre les protestants et aux batailles contre les Turcs. C'était un de ses grands maîtres, cet illustre palatin de Neubourg qui, en 1685, commandait l'assaut de Bude. C'était un de ses commandeurs, ce comte de Stahrenberg, que l'Autriche compte au nombre de ses plus grands généraux. Ses soldats disaient : « Si la voûte du ciel venait à
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tomber, le visage de Stahrenberg ne changerait pas de couleur; » et en mourant, l'intrépide guerrier ordonnait qu'on ne mît sur sa tombe que ces mots : Miserere mei, domine. Mais ceux qui employaient à leur' service le courage de cette fidèle légion ne se croyaient point obligés de protéger son existence. Le 24 avril 1809, Napoléon supprima l'ordre Teutonique, et personne n'éleva la voix contre cet arrêt. Un trait de plume mettait fin à une histoire de six siècles. J'en reviens au château de Marienburg. Depuis l'année 1457, ce château fut habité par un staroste polonais et des fonctionnaires subalternes qui, ne pouvant l'occuper en entier, en prenaient la meilleure part, et laissaient le reste tomber en décadence. On sait comment les plus solides constructions dépérissent quand l'homme les abandonne aux dégâts du temps, et nulle main intelligente ne s'appliqua à réparer ces dégâts pendant plus de trois siècles. Au premier partage de la Pologne, en 1772, les Prussiens prirent possession de Marienburg, et ne songèrent nullement ni à refaire les toitures écrasées, ni à relever les côtés ébranlés de ce noble édifice, ni même à conserver dans sa majesté première ce qui n'avait point été encore complètement endommagé. Tout au contraire, ils achevèrent d'en
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dégrader les plus belles parties. Ils en firent des casernes et des magasins. En môme temps, une quantité de petits bourgeois et d'artisans venaient appliquer leurs échoppes et leurs ateliers à la façade du château, comme les gens de Spalato au gigantesque palais de Dioclétien. Puis les appartements du grand maître étaient livrés à des fabricants qui, pour y établir plus commodément leurs machines et leurs ouvriers, masquaient des fenêtres, coupaient les salles par des cloisons, appuyaient des soupentes sur les piliers de granit, taillaient sans merci-dans les ornements d'art, et rapetissaient à qui mieux mieux cette splendide architecture pour la réduire aux proportions de leur métier. A la fin du siècle dernier, une portion notable de ce royal palais tombait en ruines ; une autre avait subi une telle transformation que les chevaliers du xvic siècle ne l'auraient pas reconnue. Les vandales de la spéculation, la bande noire de l'industrie, avaient renversé des voûtes, des salles tout entières, une magnifique tour carrée et une chapelle. En 1801, un homme qui portait le titre d'Oôer Baurath (conseiller supérieur des bâtiments) s'imagina même qu'il donnait une preuve notable de son intelligence en proposant de démolir les murs du haut château et du château central, pour en employer les matériaux à la construction d'un nou->
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veau magasin. Par bonheur, ceux à qui il devait soumettre ses projets ne se hâtèrent pas d'approuver son ingénieuse idée. En 1807, les Français entrèrent à Marienburg, et du magnifique réfectoire de l'ordre firent successivement un atelier de menuiserie, une étable, puis enfin un lazaret. Une autre division de nos armées s'arrêta là encore en se rendant en Russie, partagea cette vaste salle en deux compartiments et y établit ses ambulances. Malgré ce déplorable abandon et ces hideuses métamorphoses, ces dévastations du temps et ces dévastations des hommes, grâce au ciel pourtant, ce précieux monument ne devait pas périr. Déjà, dès l'année 1803, les dessins d'un artiste et la voix éloquente d'un poète, Max de Schenkendorf, avaient appelé l'attention du gouvernement et celle du peuple prussien sur cette grande œuvre du moyen âge. Le roi s'émut à cet appel et ordonna que des mesures fussent prises pour conserver, autant que possible, la résidence de ceux qui, avant lui, avaient été les souverains de Marienburg. Les terribles événements qui bientôt éclatèrent en Allemagne, la bataille d'Iéna, les désastres qui la suivirent, firent oublier ce travail architectural. L'édifice de la monarchie prussienne semblait s'écrouler; comment penser à celui de l'ordre Teutonique ? Lorsque la paix fut assurée, en 1815, on y revint.
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Sur les instances de M. le président de Schon, par les ordres du chancelier d'État, le prince de Hardenberg, un habile architecte, M. Costenohle, traça le plan de la restauration du vénérable château, à l'aide d'un prêtre de Marienburg, M. Habler, qui avait fait une longue et patiente étude de la structure de cet édifice et de ses chroniques. Ce plan, revu dans ses plus minutieux détails et approuvé par Schinkel, n'avait d'autre défaut que d'obliger ceux. qui voudraient l'exécuter à une dépense énorme. Mais dès que, sur les bords de la Vistule et du Nogat, on apprit que le gouvernement songeait à relever de ses ruines la maison des grands maîtres, cette nouvelle excita de toutes parts une vive sympathie et provoqua un généreux élan. Il se forma aussitôt des associations de magistrats, de prêtres, de bourgeois, qui sollicitaient l'honneur de coopérer à cette entreprise; les paysans même des environs de Marienburg voulurent y prendre part. Ils voulurent transporter gratuitement les matériaux de construction sur l'emplacement du château, nettoyer les souterrains, déblayer le sol ; et ce n'était pas peu de chose : car, dans l'espace de deux années, ils enlevèrent 48 000 chariots de décombres. Pour satisfaire aux vœux qui lui étaient manifestés à la fois de tant de côtés, le gouvernement
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divisa le plan général de reconstruction en différentes parcelles, en fit faire autant de devis, et les proposa aux associations qui lui offraient leur tribut avec tant d'empressement.' Chacune d'elles le remercia de cette intelligente conception, chacune d'elles se hâta de prendre sa tâche spéciale, et se réjouit d'y attacher son nom. Ainsi, les portes de la salle grandiose qui servait de réfectoire aux chevaliers ont été refaites par les habitants de Marienwender; ses hautes fenêtres avec leurs vitraux, par les villes de la Prusse occidentale ; une des tables qui la décore a été donnée par la cité de Culm, une autre par le baron de Rosenberg. Les créneaux et les passages fortifiés ont été reconstruits par les cotisations des officiers. La chambre du grand maître a été élégamment décorée par les princes de Reuss, descendants du vaillant Plauen. Plusieurs familles ont déposé dans une des pièces principales de ce même appartement, des armoiries et des tableaux. Les étudiants des gymnases, les professeurs de l'université de Kœnigsberg, fondée en 1525 par le duc Albert, ont placé là de riches vitraux. La banque de Prusse a aussi contribué à un de ces travaux d'embellissement. La famille royale a rétabli en entier la salle où jadis les grands maîtres recevaient à leur table les ambassadeurs et les princes étrangers. Le clergé protestant a réédifié leur cha-
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pelle. Le clergé catholique a réparé l'église, qui est maintenant l'église paroissiale de Marienburg, rebâti la chapelle de Sainte-Anne, et rajeuni, par un adroit travail, la statue colossale de la Vierge. Malgré toute l'habileté des artistes qui ont présidé à cette reconstruction, malgré le zèle de ceux qui s'y sont adjoints, on n'a pu rendre complètement à la glorieuse résidence dès chefs de l'ordre Teutonique ni sa grandeur ni sa forme primitives. Une partie de ses murs est anéantie, une partie de ses anciens ornements est à jamais perdue. Mais par le concours de tant de volontés appliquées à sa réédification, par ce zèle patriotique, par cette pieuse pensée, n'a-t-il pas reçu une nouvelle, une solennelle consécration? C'était jadis la propriété d'une corporation. C'est maintenant l'œuvre nationale de tout un pays, son monument historique, son sanctuaire religieux. En 1822, le prince royal de Prusse assistait là à un banquet par lequel une enthousiaste assemblée célébrait cette régénération de Marienburg, et il s'écria : «Que tout ce qui est grand et digne subsiste comme cet édifice ! » Noble devise exprimée en un noble lieu! Puisse le ciel l'exaucer !
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Cette longue côte de Poméranie! elle est curieuse à étudier : curieuse pour le géologue, qui trouve là un sol de date récente, abandonné par les flots de la mer au travail de l'homme ; pour l'ethnographe, qui y découvre les traces de plusieurs races différentes ; pour le moraliste, qui se plaît à observer les traits de caractère distincts et le développement successif d'un peuple. Sur celte terre d'un fond sablonneux et marécageux si sauvage autrefois, et maintenant si-fertile, il y a des témoignages d'impatient et persévérant labeur dont s'honoreraient les Hollandais, ce brave peuple qui, dans les arts et l'agriculture, a élevé la patience à la hauteur du génie. Sur cette môme terre qui, par son humble apparence, entre les marches saxonnes et les grèves de la Baltique, semblait devoir rester en dehors des agitations de l'Allemagne, il y a eu des années de combats, des guerres ardentes, et des dévastations tout autant qu'on en peut compter dans les régions qui, par leur nature, éveillent la plus grande convoitise.
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D'abord les Celtes sont venus dans cette contrée ; les Celtes, ces premiers habitants de l'Europe, dont l'archéologue retrouve les vestiges sous les tumulus où ils ont enfoui leurs armes de pierre, comme l'historien sous les couches des diverses générations qui leur ont succédé. Après les Celtes sont venues les peuplades d'origine germanique, puis les Slaves. Les Allemands qui occupaient, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, les bords de la Baltique, ne devaient point y rester. Les anciens écrivains romains ont fait une triste description de la vieille Germanie. Tous s'accordent à la représenter comme une terre inculte, aride, sauvage, traversée par d'immenses forêts dont une entre autres, la forêt Hercynienne (le Harz), occupe un tel espace qu'il ne faut pas moins de neuf jours de marche pour la traverser dans sa largeur, et soixante dans sa longueur. Çà et là des fleuves difficiles à franchir, des lacs et des marais d'où s'exhale un air fétide, et partout un climat rigoureux sous iequel les fruits ne peuvent pas même mûrir. Que ces sombres peintures aient été exagérées par des hommes habitués au luxe des grandes villes romaines, au ciel de l'Italie, on ne peut en clouter, et au temps où nous vivons, on trouverait plus d'une exagération du même genre dans les descriptions des contrées du Nord faites par les hommes du Midi. Mais il est certain aussi qu'à
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cette époque lointaine, les rudes et turbulentes tribus germaniques ignoraient ou dédaignaient l'art de féconder le sol où elles s'arrêtaient. Quelques champs défrichés d'une main inhabile et ensemencés d'orge ou d'avoine, c'était là à peu près leur unique culture ; la chasse et la pêche étaient pour elles, comme pour les Indiens sauvages de l'Amérique, le principal moyen de subsistance, et quand les bois, les rivières, les lacs, les sillons qu'on ne savait pas ménager, étaient épuisés, ces tribus les abandonnaient, comme les Tartares et les Lapons abandonnent les pâturages dont leurs bestiaux ont rongé l'herbe. De là ces migrations perpétuelles, de là ces hordes mouvantes qui roulent l'une sur l'autre comme les vagues de l'Océan, se pressant, se foulant, se ruant de zone en zone vers les contrées qui offrent un nouvel appât à leur brutal appétit, jusqu'à ce qu'elles inondent les plaines de l'Italie, jusqu'à ce qu'elles se précipitent sur les remparts de la cité du monde et les renversent sous leur flot impétueux. Ce qui est arrivé dans les contrées méridionales de la Germanie devait, à plus forte raison, arriver dans ses districts les plus arides. Des peuplades issues des âpres régions de la Scandinavie, par laquelle tant de légions ont débordé, qu'on l'a appelée la vacjina gentium, se répandirent sur les côtes mé-
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ridionales de la Baltique ; d'autres leur succédèrent, puis s'en allèrent -vers des climats meilleurs. A la suite de la grande race gothique apparaissent, à diverses époques, les nombreuses tribus slaves : Polonais, Bohèmes, Serbes, Obotrites, Wendes, qui successivement, tantôt par une irruption violente, tantôt par une marche pacifique, se répandent au nord, au sud, à l'est de l'Allemagne, dans le Mecklembourg et la Lusace, sur les bords de l'Adriatique et le long du Danube. Au vie siècle, les Wendes s'avancent sur la plage méridionale de la Baltique, et, trouvant le sol dépeuplé, s'y établissent sans difficulté. Ils ont donné à cette bande de terre le nom de Poméranie qu'elle a gardé, et ils ont été ses premiers laboureurs. Les écrivains de l'antiquité ne nous offrent sur la race slave que des notions incertaines, car ils la confondaient avec les différentes hordes de Sarmates. La physionomie, les mœurs de cette race n'ont point été décrites, comme celles des Germains, par un Tacite et un Jules César. Pour trouver à ce sujet quelques traits caractéristiques, il faut redescendre aux œuvres de Procope et de Constantin Pornhyrogénèle. Quant au caractère particulier des diverses
1. J'ignore le dialecte particulier des Wendes; mais la langue russe, à laquelle il est emprunté, me donne très-nettement cette étymologie : po (près de), more (mer). 9
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tribus de cette nouvelle famille dispersées en tant de régions, pour le connaître, ou tout au moins pour s'en faire une idée approximative., il faut l'étudier dans les chroniques locales. Les traditions du Nord nous représentent les Wendes comme une belle et forte race, aux yeux bleus, à la peau blanche, au teint rosé. C'est aujourd'hui encore un des traits distinctifs de la race russe. Les hommes portaient des chaussures faites avec l'écorce des arbres, comme on en voit encore fréquemment aux pieds des mougicks russes, et une sorte de redingote plissée, en toile ou en drap bleu. Un petit bonnet garni d'une plume leur couvrait la tète. Constamment ils avaient le cou et la poitrine nus. Les femmes étaient revêtues d'une robe ouverte sur le devant, descendant un peu plus bas que les genoux, serrée à la taille par une ceinture. En Pologne, et clans le Monténégro, on retrouve encore des costumes pareils. Comme les anciens Germains, les Wendes étaient asservis à un dogme grossier et à des coutumes barbares. Primitivement ils avaient eu une sorte d'intuition platonique d'un Dieu suprême, d'un Dieu unique : c'est du moins ce qui apparaît dans l'idée qu'ils se faisaient de leur dieu Bog, source de la lumière, élément de la vie, qu'on adorait par la pensée, et dont on aurait cru offenser la sublime ma-
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jesté en lui offrant des sacrifices. Mais cette primitive conception avait dégénéré en un polythéisme qui, par plusieurs de ses symboles, nous rappelle l'image des idoles indiennes1. En tête de cette théogonie sont les deux divinités qui représentent le principe du bien et du mal : Belbog, le dieu blanc ; Tchernegod, le dieu noir. Celui-ci résidait dans les sombres entrailles de la terre. Pour apaiser sa méchanceté , il fallait quelquefois lui sacrifier de nombreuses victimes. Belbog avait plusieurs fils auxquels il confiait la garde de diverses provinces. On leur érigeait des temples et, pour indiquer leur puissance, on les représentait avec plusieurs têtes. Triglav, qu'on adorait particulièrement à Stettin, en avait trois. Barovit en avait cinq, pour veiller à la fois sur les cinq principales peuplades de la Pomêranie. Rugovit, le dieu de la guerre, en avait sept, et à sa ceinture pendaient sept épées. Le plus illustre de ces dieux était Svantevit, dont l'autel s'élevait à Arcona, et dont nous parlerons plus en détail quand nous en viendrons à la description de l'île de Rùgeni
1. Les Slaves, dit le vénérable Helmold, qtii au. XIIc siècle composait dans sa rustique paroisse sa Chronica Slavorum, les Slaves ont des milliers d'idoles à plusieurs têtes. Ils ont des divinités particulières pour les champs et les bois, pour les jours de fêté et les jours de deuil; mais ils reconnaissent un Dieu suprême auquel tous les autres sont soumis.
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À Rhetra, dans le duché actuel de MecklembourgStrélitz, il y avait un temple de premier ordre, une sorte de métropole où l'on voyait les images de toutes les divinités adorées dans les différents districts des Wendes. Au milieu de ces images s'élevait celle de Redegast, le patron de Rhetra, revêtu d'une armure d'or, portant sur la poitrine un bouclier avec une tête de bœuf, sur le front un casque surmonté d'un oiseau, et à la main une hallebarde. Telle qu'elle se manifeste dans les traditions qui sont parvenues jusqu'à nous, la mythologie des Wendes ne nous montre rien qui ressemble au panthéisme qui éclata dans l'ancienne Grèce en tant d'ingénieuses fictions et de scènes poétiques, ni rien qui ressemble aux mystiques et profondes conceptions des Indiens. C'est une mythologie froide, contenue, austère, qui apparaît comme un dogme sans développement à côté de cette prodigieuse multitude d'images de dieux et de démons, d'esprits aériens et de personnifications monstrueuses, qui se déroule comme un tableau gigantesque de l'autre côté de la Baltique, dans les récits cosmogoniques et épiques des Scandinaves. Comme les Grecs, pourtant, et comme les Celtes, il est à remarquer que les Wendes, ces enfants de la nature, éprouvaient un respect superstitieux pour
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les forêts. Outre les temples où ils allaient rendre hommage à leurs idoles, ils avaient des enceintes de bois sacrés près desquelles ils se croyaient plus près de leurs divinités. L'entrée de ces retraites mystérieuses était, sous peine de mort, interdite au peuple. Le prêtre seul avait le droit d'y pénétrer, et tout ce qui s'y trouvait était, pour me servir d'une expression des mers du Sud, rigoureusement taboue. On ne pouvait ni y couper un arbre, ni en enlever une branche, ni y tuer un oiseau.. Saint Adalbert, s'étant assoupi dans un de ces parcs inviolables, y fut sans miséricorde égorgé. Les Wendes avaient aussi un culte pour certaines sources d'une apparence singulière, comme les Lapons pour des cimes de rochers d'une forme bizarre, et par ces sources ils proféraient leurs serments solennels, comme Jupiter par le Sfyx. Les prêtres exerçaient un grand ascendant sur la communauté des Wendes, et remplissaient de nombreuses fonctions. Ils gardaient les eaux, les forêts vénérées, les temples. Ils prenaient soin des chevaux de choix consacrés aux dieux, comme à Siam on prend soin de l'éléphant blanc. Gomme les Vestales, ils devaient entretenir le feu éternel allumé avec des branches de chêne; comme les goclar de l'Islande, ils recevaient les serments du peuple et prononçaient des sentences judiciaires; comme les
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prêtres de Delphes, ils rendaient des oracles ; comme les aruspices, ils lisaient l'avenir clans les entrailles des animaux. A l'approche de quelque grave événement, ils ordonnaient une fête, à laquelle hommes et femmes, tout le monde était convié. La tribu se rassemblait autour du temple, le plus souvent autour d'une forêt sacrée. Les prêtres égorgeaient là des moutons, des bœufs, quelquefois des prisonniers' de guerre. La tradition
Scandinave rapporte
que
Sigurd, après avoir porté à ses lèvres-ses doigts trempés dans le sang du dragon, comprit le langage des oiseaux. Les prêtres des Wendes disaient qu'en buvant le sang de l'holocauste ils distinguaient mieux la voix des dieux. Dès que le sacrifice était accompli, ils buvaient de ce sang bouillant ; puis les animaux qu'on venait d'égorger étaient dépecés et distribués au peuple, qui s'en faisait un joyeux festin et dansait et banquetait pendant plusieurs jours. Les prêtres de chaque province choisissaient
parmi eux un vieillard qu'ils élevaient pour sa vie durant à la dignité de grieive (grand prêtre). Du moment où le griewe était promu au sacerdoce suprême, il se retirait dans les profondeurs d'un des bois sacrés, et l'on n'entrevoyait plus que par hasard, ou de loin en loin, par une grâce spéciale,
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ibi
sa tète blanche clans la pénombre de sa demeure silencieuse. Quiconque avait pu un instant le contempler s'estimait un homme heureux. Autour de lui veillaient assidûment douze prêtres qui recevaient ses ordres et les transmettaient au peuple. On croyait que les dieux parlaient au griewe par la foudre, par l'éclair, et ses arrêts étaient reçus avec une respectueuse déférence, comme l'expression même de la divine volonté. Plus d'un de ces grands prêtres se dévoua volontairement à une mort cruelle pour illustrer à jamais son nom, pour donner àsa mémoire un caractère de sainteté. Près de la retraite où il avait vécu, on préparait un bûcher. Le peuple était appelé à assister à ce religieux sacrifice. Le griewe, revêtu de ses vêtements sacerdotaux, s'avançait à pas lents au milieu de ses acolytes. Il montait gravement les gradins de son échafaudage, disait à l'assemblée que, pour appeler sur elle la clémence des dieux, il s'offrait lui-même en holocauste aux dieux; puis le feu était allumé à ses pieds, et^ bientôt il disparaissait dans les flammes. Le nom primitif, le nom historique de la grande famille slave (slava) signifie gloire. Par suite de l'état d'abjection, de servitude cruelle auquel les Allemands condamnaient leurs captifs dans leurs luttes contre les Slaves, ce noble nom est devenu dans la langue germanique une injurieuse dénomination,
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et de là s'est propagé avec le môme caractère dans les autres langues de l'Europe *. Ce n'étaient pourtant pas des esclaves, ces hommes de qui l'empereur Maurice a dit : « Libertatem « colunt, nec ulla ratione ad serviendum vel parente dum persuadentur, maxime in regione propria « fortes tolerantesque *. » Ce n'étaient pas des esclaves, ces hommes qui ne reconnaissaient parmi eux aucune distinction de caste et aucune dignité héréditaire; qui, au commencement d'une guerre, se choisissaient des chefs, des voïvodes qu'on voyait comme des Cincinnatus rentrer dans la vie privée à la fin de la campagne. Les anciennes institutions des diverses tribus de cette nation portent l'empreinte radicale d'un principe démocratique, et ce principe est tellement incarné dans l'esprit de la race slave, qu'on le retrouve encore en Russie dans l'administration des communes, sous le régime autocratique du tzar. Les Wendes élisaient eux-mêmes dans leurs champs de mai le chef auquel ils décernaient le titre de prince et qui devait les conduire au combat. La justice, comme nous l'avons dit, était rendue
1. Français, esclave; anglais, slave; italien, schiavo; espagnol , esclavo; allemand, sklave; danois, slave; suédois, slafl. 2. Ils aiment la liberté. Rien ne peut les déterminer à se soumettre à la servitude. Ils se montrent surtout fermes et courageux dans leur propre pays.
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par les prêtres. Leur vocation religieuse donnait un caractère solennel à leur magistrature. L'administration de la commune était confiée à un conseil d'anciens, de siarostes, élus aussi par le peuple. Les Wendes ne payaient aucun impôt. Le prince et les prêtres devaient vivre du produit de leurs terres, comme les paysans. Dans le district, chaque village formait une libre corporation, et dans cette corporation, chaque famille formait également une petite communauté indépendante. Chaque homme pouvait épouser trois femmes, et il était le maître absolu de sa maison. L'autorité paternelle, si forte chez les Romains, l'était bien plus encore dans les institutions des Wendes : elle impliquait un droit sans contrôle, un droit de vie et de mort. Pierre le Grand révolta l'Europe civilisée en condamnant à mort son fils Alexis. Voltaire, ce courtisan des princes étrangers qui flattaient sa vanité ; Voltaire, qui cherche à pallier cette horrible sentence, aurait pu dire qu'elle n'était qu'un anachronisme dans les vieilles institutions slaves. Dans la peuplade des Wendes, le père de famille pouvait se faire lui-même le bourreau de ses fils, s'ils commettaient des fautes graves. Bien plus, il pouvait, comme les Chinois, noyer quelques-uns de ses enfants, s'il en avait trop, ou faire périr ceux qui étaient contrefaits et débiles, par la raison, di-
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sait-il, que l'aspect de la misère et des infirmités déplaisait aux regards des hommes et des dieux. Probablement il ménageait avec plus de soin, par cupidité,la vie de ses filles, car ilpouvait dire, comme les Dyaks, que les filles enrichissaient sa maison, tandis que les garçons tendaient à l'appauvrir: Comme autrefois en Scandinavie, comme à présent encore en Orient, les Wendes, en mariant leurs filles, ne leur assignaient point de dot ; ils les vendaient. Cependant l'union matrimoniale, déterminée par une grossière transaction, s'ennoblissait par de symboliques et poétiques cérémonies. Dès que le marché était conclu, les amies de la fiancée se réunissaient autour d'elle, non point pour lui adresser un banal compliment, mais pour déplorer par des chants traditionnels, ou par de rapides improvisations, le deuil de la famille et du foyer qu'elle allait abandonner. Puis son futur époux lui envoyait une voiture pour l'amener chez lui. Quand elle arrivait près de l'habitation où elle allait s'établir, un homme était là qui, d'une main, lui présentait une coupe d'hydromel, et de l'autre brandissait une torche enflammée, en lui disant : « De même que tu as entretenu le feu sous le toit de ton père, entretiens-le sous celui de ton mari. » Dès qu'elle était entrée dans cette demeure, on la faisait asseoir auprès du foyer, pour lui montrer que là devait se concentrer le cercle de
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son existence. On lui lavait les pieds, peut-être en signe de la pureté qu'elle devait apporter dans son nouveau domaine, peut-être pour effacer les derniers vestiges de celui auquel elle avait à jamais renoncé. On lui mettait du miel sur les lèvres, comme un emblème de la douceur qu'elle devait garder dans ses paroles. On la conduisait les yeux bandés près de chaque porte, pour lui indiquer que, dans l'obscurité comme en plein jour, elle devait cheminer dans sa maison. Enfin, on répandait sur elle la graine des moissons, en lui disant : « Reste fidèle au culte de nos dieux, et ils fertiliseront tes champs.» Puis une de ses compagnes lui coupait les cheveux, sa parure de jeune fille, lui posait sur la tête un voile blanc avec une couronne, et la conduisait au banquet nuptial. Ce jour-là, elle avait été l'objet de la plus respectueuse attention. Le lendemain, elle entrait dans la vocation qui lui] était réservée : elle devenait la servante de son mari. Les cérémonies usitées aux funérailles . des Wendes nous offrent un autre trait de mœurs assez curieux. Quand un Wende était mort de mort naturelle, ses parents ne se hâtaient point de l'ensevelir pour courir au plus vite à son héritage. Ils le gardaient aussi longtemps que possible dans sa demeure, comme pour faire voir la peine qu'ils éprouvaient à s'en séparer. Lorsque enfin son corps com-
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mençait à tomber en putréfaction, il était revêtu de linges blancs, posé sur une chaise; ses amis se réunissaient autour de lui, pour lui adresser, dans une longue libation, un dernier adieu. Ensuite on le mettait sur le chariot qui devait le conduire à l'emplacement funèbre. Les femmes l'accompagnaient jusqu'à la dernière limite du village; les hommes poussaient de grands cris et brandissaient des bâtons en l'air pour chasser les méchants esprits qui auraient voulu s'emparer de lui. On ne l'enterrait pas, on le brûlait sur un bûcher. Ses cendres étaient ensuite soigneusement recueillies dans une urne avec les anneaux, les chaînes, les agrafes, les parures d'ambre ou de cuivre qu'il avait portés pendant sa vie, et l'urne était enfouie dans un tombeau. Les Wendes croyaient qu'après leur mort ils allaient dans un autre monde, où ils devaient retrouver la même situation qu'ils avaient eue dans celui-ci, poursuivre les mêmes travaux, se livrer aux mêmes jeux, éprouver les mêmes joies et les mêmes douleurs1. C'était là leur dogme sur l'immorlalité, le plus pauvre, le plus triste de tous ceux qui aient jamais existé dans les diverses
1. A nos antipodes, parmi les sauvages tribus de la NouvelleZélande , les voyageurs ont retrouvé la même morne, amère et décourageante croyance. G. Grey, Polynesian mythology ; Taylor, New Zealand and its inhabitants.
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mythologies ; et, pour qu'ils ne fussent pas frustrés dans cette chétive attente, il fallait encore leur venir en aide, il fallait brûler avec eux leurs armes, leurs vêtements, leurs chevaux, leurs chiens de chasse Quelquefois même, pour qu'ils fissent une plus belle entrée dans cette autre région où ils allaient continuer leur existence, on brûlait leurs domestiques. C'est un fait notoire que les Slaves, à leur apparition sur divers points de l'Europe, se distinguaient de toutes les populations avec lesquelles ils entraient en contact, par la mansuétude de leur caractère, par le penchant qui les portait au travail et au calme de la vie sédentaire plutôt qu'aux agitations de la vie nomade et guerrière. Dès que les nations qui s'opposaient à leur passage leur laissaient quelque repos, dès qu'ils pouvaient déposer les armes,
U Nous remarquerons en passant qu'il n'y a pas plus de trente ans, dans notre ancienne possession de Madagascar, on enterra le célèbre roi Radama avec des cérémonies semblables à celles des vieilles peuplades slaves de la Poméranie. Seulement ce n'étaient pas de grossiers tissus ou des armes primitives qu'on jeta dans la sépulture de Radama : c'étaient les plus riches produits de l'industrie européenne, les armes de luxe, les œuvres d'art dont la France et l'Angleterre avaient fait présent au roi Malgache; des vases en or et en argent, des parures de diamant, des armes éblouissantes, des habits brodés, des tableaux. De plus on égorgea sur sa tombe six magnifiques chevaux, et vingt mille bœufs furent sacrifiés en son honneur le jour de ses funérailles. (L. de Froberville, Voyage à Madagascar, 1840.)
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ils bâtissaient des cabanes, ils défrichaient champs. Plusieurs mots de leur langue introd dans la langue germanique, entre autres, rojje (sei- ' gle), med (hydromel), plug (charrue)
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et leur mot
klieb (pain) , qui se retrouve dans la langue gothique , semblent indiquer qu'ils ont révélé aux Allemands plusieurs améliorations dans le labeur agricole et l'économie domestique. Tous les voyageurs qui ont parcouru la Russie ont remarqué l'habileté des bateliers du Don et du Volga, et nous-même nous nous rappelons avec quelle surprise nous avons vu aborder à Hammerfes des marins russes qui allaient intrépidement d'Archangel jusque dans les parages du Spitzberg, sur des navires dont les bordages n'étaient pas même chevillés, mais simplement rejoints l'un à l'autre par des cordes en écorce de bouleau. A une autre extrémité de l'Europe, dans la Dalmatie, on ne peut observer également, sans en être très-frappé, l'aptitude maritime de la population slave, qui occupe en grande partie les cités, les bourgades des rives de l'Adriatique. Les vieux Slaves se signalaient par ces mêmes qualités instinctives du navigateur, par la même hardiesse à lutter contre les flots, à braver les tempêtes. Ils venaient
i. Allemand, roggen, meth, pflug. — 2. Gothique, hlaib.
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des parages de la mer Caspienne, et dès que, dans l^ur migration, ils touchaient à une autre mer, ils la saluaient avec joie, ils y lançaient leur barque de pêcheur, puis leur navire. En s'établissant dans la Poméranie, les Wendes trouvaient là les deux éléments de travail chers à leur race, de grandes plaines à cultiver et la mer à sillonner. Si, de la plage qu'ils occupaient, ils ne se hasardèrent point, comme les Scandinaves, dans d'audacieuses expéditions, c'est qu'ils n'avaient point l'esprit inquiet, turbulent, belliqueux, des anciens Normands. Peut-être aussi que la nature même de leur sol, avec ses rivières qui le traversent et qui viennent s'épancher dans des ports de peu de profondeur, les portait au développement d'une paisible navigation intérieure, plutôt qu'à la tentation des voyages de découverte dans les contrées lointaines. Leur histoire nous offre un intéressant exemple d'une modeste et patiente colonisation. Ils commencèrent par se bâtir çà et là, sur les terrains qu'ils labouraient, des cabanes en bois, comme les Backwoodsmen de l'Amérique de l'ouest. Là, chaque famille vivait isolément, comme une famille patriarcale, du produit de ses champs et de ses bestiaux. Là peut-être il y a eu plus d'une idylle comme celle de Ruth, plus d'une Rachel dont nul poëme
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biblique ne nous a conservé l'image. Les Wendes vivaient d'une vie toute primitive. Leur travà% faisait leur richesse ; la terre était leur étude, sa parure leur luxe, et les divers phénomènes de la nature, leur poésie et leur enseignement. Ils- divisaient l'année en deux saisons, hiver et été, et désignaient chaque mois par une de ses apparitions et de ses traits distinctifs : c'était le mois du corbeau, delà colombe, du coucou, du bouleau, des semailles, du tilleul, de la récolte, de la chaleur, de la chute des feuilles, du vent, de la neige et de la glace. Nos démocrates de 1793 se glorifiaient d'avoir composé leur calendrier républicain. A mille ans de distance, l'obscure et ignorante peuplade des Wendes les avait devancés dans cette ingénieuse invention. Peu à peu, par l'accroissement de la population, par les rapports du commerce et de l'industrie, les villages s'élevèrent à la place des maisons isolées. Puis la guerre obligea les Wendes à se créer un refuge contre leurs ennemis, à se resserrer dans une enceinte de remparts. On voit par leurs chroniques qu'ils avaient construit des villes considérables, entre autres Julin et Vineta. Cette dernière, qui était située près de l'endroit où. s'élève aujourd'hui celle de Wolgast, entre Stettin et Greifswald, était, dit la tradition, aussi grande que Lubeck, et habitée par une riche population. Comme il ne
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reste aucune trace de ces cités, il est probable qu'elles étaient bâties en matériaux très-légers, de telle sorte qu'un incendie suffisait pour les anéantir. Ces pauvres Wendes ! Us ne demandaient qu'à rester en paix dans leurs domaines; mais leurs ambitieux et rapaces voisins ne devaient pas leur laisser cette satisfaction. Pendant des siècles entiers, la patiente colonie agricole est sans cesse harcelée par les Saxons et les Danois, par les flottes de la Suède et les légions de la Pologne. Quelquefois ces ennemis l'attaquent séparément, quelquefois ils se réunissent pour vaincre sa résistance. Les Wendes combattent avec une ardente énergie pour défendre leur indépendance, succombent, se relèvent, combattent encore, et, subjugués de nouveau par les nombreuses troupes de leurs adversaires, n'aspirent clans leur défaite qu'à recommencer la lutte pour reconquérir leur liberté. Les Danois leur imposent d'abord un tribut. Les Polonais viennent ensuite, qui, en l'an 1032, assujettissent à leur pouvoir une partie de la Poméranie, celle qui touchait aux rives de la Vistule, et que les géographes allemands désignèrent sous le nom de Poméranie postérieure (HintercPommernJ. Après plusieurs expéditions orageuses et plusieurs batailles sanglantes, dans lesquelles la province qu'ils avaient asservie se
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révoltait contre eux au lieu de les aider, ils finissent par dompter, en 1121, la Poméranie antérieure, et de cette époque date, dans les annales de cette contrée, une nouvelle ère, l'ère chrétienne. Depuis plus de trois siècles cette question du christianisme agitait les rudes populations du nord de 'la Germanie. Charlemagne l'avait fait entrer au sein des fières tribus saxonnes par la puissance de ses armes plus que par la persuasion. Louis le Débonnaire continua l'œuvre de son père par des procédés plus évangéliques, par la pacifique action des missionnaires. Un évêché fut établi à Brème, un autre dans la forteresse de Ham, qui est devenue la ville de Hambourg; un cloître dépendant de l'abbaye de Corbie, en Picardie, fut fondé sur les bords du Weser. De saints prêtres formaient autour d'eux des cercles de néophytes. De courageux apôtres sortaient de ces cénacles, et la croix à la main, sans appui, sans protection, sans guide, allaient dans des régions sauvages annoncer à des peuplades barbares la lumière de l'Évangile, enseigner à des hordes guerrières le dogme de la mansuétude, prêcher à des pirates l'amour du prochain et le respect du bien d'autrui. Insensibles à toutes les privations et à toutes les injures, sans souci du danger, sans crainte de la mort, ils poursuivaient leur œuvre avec leur ardente charité, leur foi en
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Dieu et leur résignation à sa volonté. Les mômes actes d'héroïsme, les mêmes vertus de pauvreté et d'abnégation, les mêmes miracles qui clans d'autres pays avaient illustré la primitive Église, éclataient à plusieurs siècles de distance dans les contrées septentrionales. Les prêtres païens regardaient avec stupeur ces pauvres prêtres affaiblis par les fatigues, macérés par les jeûnes, qui menaçaient de renverser les autels d'Odin, le dieu des combats, et de Thor, le dieu du tonnerre. Les vieux guerriers se sentaient le cœur troublé par ces étranges paroles de miséricorde qu'ils n'avaient jamais entendues. Les rois de Danemark et de Suède cédaient aux sermons d'un humble religieux qui fut saint Ansgard. L'Islande, cet arcanum des sagas, ce sanctuaire du paganisme Scandinave, renversait les temples de ses idoles et, au lieu même où Ssemund écrivit l'Edda, arborait l'étendard de la croix. Les Slaves de la Pologne étaient convertis au christianisme à la fin du xe siècle ; les Slaves du Mecklembourg et de la Poméranie persistaient encore dans leur culte des forêts et des eaux, des divinités à sept faces et des mauvais génies. Les ducs de Pologne déclaraient que, s'ils envahissaient la terre des Wendes, c'était pour y implanter la doctrine catholique : il y a tout lieu de croire qu'ils n'étaient pas indifférents à l'avantage matériel que leur offrait
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cette conquête ; mais à cette époque on croyait aisément à une généreuse pensée de prosélytisme. En l'an 1000, l'empereur Othon affranchit Boleslas du tribut annuel qu'il payait à l'empire d'Allemagne, à condition que ce prince ferait tous ses efforts pour convertir la Poméranie au christianisme, et Boleslas , pour remplir ses engagements, entra les armes à la main dans cette province. Ni lui ni plusieurs de ses successeurs, ni des combats réitérés et des calamités de toutes sortes, ne purent vaincre l'obstination des Wendes. Les doux et éloquents missionnaires qui leur furent envoyés n'eurent pas plus de succès. Saint Adalbert passa parmi eux sans les émouvoir. Un religieux d'origine espagnole, nommé Bernard, entra avec sa grossière robe de moine et les pieds nus dans la ville de Julin pour y prêcher l'Évangile ; les habitants de cette orgueilleuse ville de commerce lui dirent qu'ils ne pouvaient croire à la puissance d'un Dieu dont les serviteurs étaient si mal vêtus, et le chassèrent avec mépris. De cet échec résulta pourtant un heureux enseignement. L'évêque Othon de Bamberg voulait aussi entreprendre la conversion des Poméraniens. Instruit par les récits de Bernard, qu'il avait accueilli avec empressement dans son diocèse, éclairé par l'impression de dédain que les habitants de
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Julin avaient manifestée à la vue du pauvre missionnaire, il résolut d'employer un tout autre moyen pour atteindre son but. Après avoir obtenu la sanction du pape Calixte II et de l'empereur Henri V, il invita plusieurs ecclésiastiques à l'accompagner dans son voyage. Il fit une ample collection de livres de messe, d'ornements d'autel et de riches vêtements sacerdotaux; il se mit en rapport avec le duc Boleslas de Pologne, qui promit de lui donner des interprètes, une escorte, des chariots pour lui et ses gens, et tout ce qui lui serait nécessaire pour assurer le succès de son entreprise. Le 24 avril 1124, Othon partit de Bamberg avec une suite nombreuse, s'arrêta chemin faisant dans plusieurs monastères , où il était reçu avec enthousiasme, puis à Prague, où le duc de Bohême lui remit une somme considérable que le prélat distribua aux pauvres , puis à Breslau et enfin à Gnesen , résidence de Boleslas. A deux cents pas de la ville, il vit le prince, avec ses enfants et une cohorte de prêtres, et une foule d'hommes et de femmes qui s'avançaient à sa rencontre, pieds nus, et qui s'agenouillèrent devant lui en demandant sa bénédiction. Il fut conduit en grande pompe dans la cathédrale, et passa huit jours dans cette catholique cité pour y faire ses derniers préparatifs.
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Boleslas ne faillit point à ses promesses. Il plaça le prélat sous la sauvegarde d'une troupe d'hommes d'élite, dont le chef était un fervent catholique; il lui choisit des interprètes fidèles et intelligents ; il lui donna des chevaux, des voitures, de l'ai'gent. Othon entra en Poméranie avec un cortège pareil à celui des anciens rois quand ils parcouraient leurs États. Ce n'était plus l'humble et faible Église qui s'en allait cherchant une sympathie dans le cœur du pauvre et un refuge dans sa chaumière ; c'était l'Église puissante et resplendissante, marchant en triomphe à la conquête d'une nouvelle population. En voyant cette troupe de cavaliers qui précédaient et entouraient le prélat, cette quantité de voitures chargées de ses bagages, en assistant aux offices que les prêtres célébraient en plein air avec des vases d'or, des encensoirs qui répandaient au loin leurs parfums et des vêtements splendides, les Poméraniens, avec leur matérielle conception de la Divinité, se disaient qu'en effet il devait être grand j le Dieu dont les serviteurs se montraient avec un tel éclat. Malgré la résistance générale aux prédications des autres missionnaires, le christianisme avait déjà cependant pénétré par plus d'un côté dans leurs villes et leurs villages; il y avait dans ies conseils des communes des partisans de l'Évangile, et, comme autrefois dans les légions ro-
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maines, il y avait des chrétiens dans les milices slaves qui juraient de défendre leurs idoles païennes. Puis la Poméranie craignait d'irriter Boleslas ; puis les princes, les grands seigneurs du pays, donnaient eux-mêmes au peuple l'exemple de la soumission par leurs témoignages de déférence envers le prélat. Par toutes ces raisons, le vénérable évêque de Bamberg fit en peu de mois de nombreuses conversions. Forcé de retourner dans son diocèse, il revint deux. années après en Poméranie , et cette fois son œuvre fut entièrement accomplie. Les derniers temples païens des villes les plus tenaces furent démolis, les idoles brisées; la croix s'éleva partout sur la terre des Wendes. Le christianisme changeait l'état moral de cette contrée: un autre changement s'opéra dans son état social par les dissensions qui éclatèrent entre les fils de Boleslas à la mort de leur père, par les combats dans lesquels ils s'engagèrent j par les désastres qu'ils subirent. A la suite de ces calamités j la Pologne était trop affaiblie pour essayer de maintenir sa suprématie sur les provinces qu'elle avait i en d'autres temps, soumises à son pouvoir; les princes qui, naguère encore, régissaient au nom du duc de Pologne la Poméranie postérieure et antérieure , profitèrent de l'occasion pour s'affranchir de leur vasselage. Mais leur indépendance, en
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accroissant leur dignité, ne leur donnait pas plus de force et n'assurait pas leur tranquillité. Dans la première de ces provinces, la dynastie des ducs régnants s'éteignit auxme siècle, laissant laplus grande partie de ses domaines entre les mains des chevaliers de l'ordre Teutonique. Dans la seconde, la succession des princes poméraniens se prolongea par diverses lignées jusqu'à la mort de Bogislas XIV, jusqu'à l'année 1637, mais à travers quelle longue suite de guerres, de luttes intestines et de calamités! A la fin du xn" siècle, cette partie de la Poméranie , envahie par le roi de Danemark et par les habitants de Rugen, était tellement dévastée, que ses deux princes régnants, Bogislas et Casimir, pour se créer un appui dans leur faiblesse, se soumirent d'eux-mêmes à la suzeraineté de l'empire germanique, et, pour repeupler leur terre déserte, appelèrent à eux des nobles, des laboureurs, des ouvriers d'Allemagne. Dans les églises et les cloîtres catholiques, il arrivait en même temps un grand nombre de prêtres et de religieux allemands, et des pays de Brunswick, de Lunebourg, ravagés à la même époque par Henri de Saxe surnommé le Lion, sortaient une quantité de familles qui venaient chercher un refuge en Poméranie. Il se forma ainsi dans cette contrée toute une population germanique, qui bientôt s'empara du commerce et
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de l'industrie des villes, des plus beaux domaines de la campagne. Les nouveaux venus, patronnés par le pouvoir temporel, accueillis avec empressement par le pouvoir religieux, entraient dans les conseils des princes, prenaient la direction des affaires ecclésiastiques, propageaient autour d'eux leur langue et leurs coutumes, et rejetaient les Slaves à l'écart, comme des êtres d'une caste inférieure. Peu à peu ces Slaves tombèrent de chute en chute à un état de servage. Leur caractère primitif s'effaça sous la pression de la colonie germanique; leur idiome même disparut dans la propagation continue de l'idiome exclusivement admis à la cour et enseigné dans les écoles. Les Wendes s'étaient établis sur la terre abandonnée par une race allemande : il semblait qu'ils l'eussent cultivée comme ses fermiers, pour la rendre, dès qu'ils en seraient requis, à une autre race allemande. Mais cette nouvelle population ne devait pas avoir plus de repos que la population des Wendes, dans ce pays dont des voisins avides se disputaient sans cesse la possession. Par le christianisme, parla migration germanique, il est entré dans une autre phase, et, à partir de cette époque, ses annales ne sont qu'une triste continuation de celles des âges antérieurs. Des guerres, toujours des guerres! tantôt contre le Danemark, tantôt contre la Pologne, 10
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puis contre les margraves de Brandebourg qui, à leur tour, veulent élargir leurs États par cette province , et qui, après de longs efforts, finiront par atteindre leur but. Quand une guerre éclate entre deux puissantes nations, si horrible que soit ce spectacle, les yeux et la pensée des peuples y restent fixés, et, à des siècles de distance, on en suit avec un vif intérêt, dans l'histoire, les diverses péripéties. Il y a là pour les contemporains une immense question d'avenir; il y a là pour la postérité des scènes dont la grandeur étonne l'esprit; et ces audacieuses tentatives, dans lesquelles des Sennachérib sont frappés au milieu de leur triomphe par l'ange exterminateur, et ces mêlées sanglantes où des empires s'écroulent pour faire place à d'autres empires, ne sont-elles pas une des hautes leçons de l'humanité, une des lois mystérieuses de la Providence? Mais les guerïes de la Poméranie n'impliquent point ces scènes imposantes ni ces vastes intérêts; Ses luttes sdnt concentrées dans un étroit ëspace, ses agitations n'ont que de mesquines proportions: Pour elle, sans doute, ce sont des événements; pour l'étranger, des tempêtes dans un verre d'eau. Là Poméranie n'a jamais cherché à s'agrandir : il n'était point dans sa destinée de s'élever au-dessus de son humble et passive ^situation ; d'avoir,
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comme d'autres petits États de l'Europe, ses jours d'élan et son ère de succès. Bornée d'un côté par la mer, de l'autre par des États ambitieux, elle n'a point su, comme le Danemark et la Hollande, lancer sur cette mer des flottes belliqueuses, et n'a point entrepris de se venger des continuelles invasions de ses ennemis en envahissant à son tour leurs domaines ; elle n'a fait que se défendre, et ses princes n'ont été que les premiers archers de ses frontières. Ces faibles princes, qui portaient le titre de ducs et se comptaient parmi les hauts feudataires de l'Empire, n'avaient ni armée ni palais. Ils appelaient à eux, dès qu'il en était besoin, les propriétaires seigneuriaux avec leUrs hommes d'armes. En temps de paix, ils demeuraient dans des couvents , tantôt dans l'un , tantôt dans l'autre, hébergés eux et leurs gens par les religieux, qui souvent trouvaient la charge un peu lourde. Les impôts du pays étaient si mal répartis, les revenus si mal régis, qu'ils ne laissaient au souverain qu'une ressource précaire. Bogislas X fut le premier qui s'appliqua à créer un système financier. Cette organisation lui donna le moyen de se constituer une garde permanente de deux cents hommes, de fortifier plusieurs services administratifs et d'avoir une maison à lui. Il affranchit les abbayes de l'onéreuse hospitalité que ses prédécesseurs leur demandaient,
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en les obligeant seulement à lui remettre chaque année, selon l'étendue de leurs possessions, une certaine quantité de denrées alimentaires. De toute cette série de princes qui, pendant cinq siècles, gouvernent la Poméranie, et qui, pendant un long espace de temps, se divisent en deux dynasties et partagent ce petit État en deux duchés, Bogislas fut le plus populaire et le plus distingué. Il plaisait aux paysans par ses formes athlétiques, à la noblesse par ses habitudes somptueuses, au clergé par son esprit religieux. A son enfance se rattache une touchante légende ; à son âge mûr, un poétique voyage. Son père, Éric II, se trouvant engagé dans une nouvelle guerre contre le margrave de Brandebourg et le duc de Mecklembourg, envoya sa femme et ses enfants à Rûgemvald pour les soustraire au péril d'une double invasion. Mais cette femme avait déjà trahi ses devoirs d'épouse, et bientôt elle devait fouler aux pieds ses devoirs de mère. Passionnée pour un chambellan qu'elle emmenait à Rûgemvald, elle en vint à ne plus éprouver qu'un sentiment d'aversion pour les fils et les filles qu'elle avait eus d'Éric. Elle les laissait sans pitié dans le plus pitoyable dénûment. On dit même que sa cruauté envers eux alla jusqu'au crime, qu'elle empoisonna l'aîné de ses fils, et que Bogislas
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n'échappa à la môme mort que par l'avertissement, d'un fidèle serviteur. Il y avait alors, dans les environs de Rûgenwald, un riche paysan nommé Jean Lange, qui, chaque fois qu'il venait à la ville, se sentait le cœur tristement ému à l'aspect du jeune prince errant à l'abandon dans les rues, plus délaissé, plus mal vêtu que les enfants des pauvres gens. Un jour il l'aborda, et, après lui avoir exprimé naïvement sa sympathie et le désir qu'il éprouvait de lui être utile : « Tu devrais, lui dit-il, prier ta mère de me donner à toi comme ton paysan, pour que les impôts que je paye et les corvées que je dois faire fussent affectés à ton service. — Je n'oserai jamais, répondit Bogislas, faire cette demande à ma mère. — Eh bien! adresse-toi à son chambellan. » Le prince suivit le conseil du paysan, et sa requête ayant été favorablement accueillie, Lange lui fit façonner aussitôt des habits, des chaussures, et lui donna de l'argent. En même temps, il l'engageait à ne plus oublier, comme il l'avait fait, sa naissance de prince, à ne plus se mêler aux jeux turbulents et aux batailles des enfants du peuple, mais à faire un digne emploi de son temps. Docile à ces remontrances, Bogislas s'appliqua à l'étude et aux mâles exercices dont s'honoraient les gentilshommes de cette époque. Chaque fois que, par la dureté de
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sa mère, il était dans le besoin, Lange lui venait généreusement en aide, et, chaque fois qu'il se trouvait dans une circonstance épineuse, Lange l'éclairait par son honnête bon sens. Éric mourut en 1474; Bogislas avait alors environ quinze ans. Sa mère annonça que, comme son fils était encore mineur, elle allait elle-même régir le duché. Lange accourut aussitôt près du prince, et l'engagea à se rendre au plus vite chez son cousin le duc Wartislas, lui donnant tout ce qui lui était nécessaire pour hâter et assurer sa fuite, un cheval, des armes, un équipement de cavalier complet. Wartislas accueillit avec cordialité son jeune parent. Pour mettre fin aux prétentions de sa mère, pour la punir de ses méfaits, il le détermina à la faire arrêter. Mais elle n'attendit pas ceux qui devaient s'emparer d'elle : dès qu'elle sut le péril qui la menaçait, elle s'enfuit à Dantzig avec son chambellan, et Bogislas reçut le serment d'obéissance des habitants de son duché. Il commença son règne par une campagne contre le margrave de Brandebourg, qui prétendait à un droit de suzeraineté sur la Poméranie, et termina cette campagne par un double contrat. Il épousait la fille du margrave, et déclarait qu'en cas d'extinction de sa dynastie, ses États seraient de droit réunis àl'électorat de Brandebourg. En 1479, son cousin Wartislas étant mort sans enfant, Bogislas hérita de
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ses domaines et devint le seul souverain de la Pornéranie. Après vingt-trois ans d'un règne pacifique sans exemple dans les annales de cette contrée, Bogislas voulut, par un acte solennel de piété, rendre grâce à Dieu des biens qu'il avait reçus, du repos dont il avait joui, et résolut de visiter les lieux saints. A cette époque, ce n'était pas un de ces voyages faciles qu'on accomplit en quelques jours avec les bateaux à vapeur de la Méditerranée ou les bateaux autrichiens du Lloyd. A cette époque aussi, on ne pénétrait pas sans péril dans les régions soumises à l'empire des Turcs. Les sectateurs de Mahomet poursuivaient avec ardeur leurs guerres féroces contre les chiens de chrétiens ; ils menaçaient Rhodes, ils campaient sur le Danube, ils s'avançaient vers la capitale de la Hongrie. Éblouis par leurs succès, enflammés par leur fanatisme, ils voulaient exterminer ceux qu'ils appelaient les infidèles, et, dans l'audace de leurs rêves, ils voyaient déjà peut-être flotter l'étendard du Croissant sur la coupole de SaintPierre. Loin d'eux encore était leur deuil de Lépante, plus loin encore la vaillante épée de Pologne qui devait les chasser des murs de Vienne. Ceux qui, en ces temps où le duc de Poméranie se détermina à son pèlerinage, à la fin du xve siècle, accompagnaient Bajazet II dans sa victorieuse expé-
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dition en Moldavie et en Croatie, ne pensaient guère à la puissance qui devait déposséder le Turc de ses conquêtes. Les sultans qui, en montant sur le trône, disaient au chef des janissaires: «A revoir, dans les murs de Rome ! » ne s'imaginaient guère qu'un jour viendrait où leur descendant appellerait à son secours, pour le soutenir sur son trône vacillant, poulie défendre dans sa propre capitale, les misérables infidèles, les chiens de chrétiens. Bogislas ayant mis ses États sous la protection du duc de Mecklembourg, du roi de Danemark et du roi de Pologne, dont il avait épousé la fille après la mort de sa première femme, partit en 1497 de Stettin, avec un cortège de gentilshommes et une escorte de trois cents chevaux. Il traversa la Saxe, s'arrêta à Nuremberg, la riche et artistique cité du moyen âge, pour y passer le temps du carême, puis à Spire pour y célébrer les fêtes de Pâques. Delà, il se rendit à Innspruck, où se trouvait l'empereur Maximilien avec l'électeur de Saxe et le duc de Brunswick. Dans cette ville, plusieurs seigneurs d'Autriche et de Bohême, animés de la même pensée religieuse qui le conduisait vers les saints lieux, obtinrent la permission de le suivre dans son voyage. A Venise, où il fit équiper une galère, des pèlerins de France et d'Italie s'adjoignirent encore à lui. Près de l'île de Candie, son navire fut attaqué parles
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Turcs. Un combat s'engagea, un combat acharné et terrible. Les pèlerins étaient mal armés, et leurs adversaires étaient nombreux. Grâce pourtant à l'intrépide attitude de Bogislas et au courage de ses compagnons, les Turcs, qui déjà s'étaient élancés à l'abordage, furent repoussés et prirent la fuite. Mais la galère chrétienne était inondée de sang. Un brave Poméranien fut tué en voulant protéger la vie de son prince ; plusieurs autres tombèrent à côté de lui. Bogislas arriva sans autre accident à Rhodes, à Chypre, et enfin à Jérusalem. Là, il visita pieusement tous les lieux consacrés à l'Évangile, et fit de riches présents aux églises1. Un an après, les cloches résonnaient dans la cathédrale de Stettin ; le peuple allait remercier la Providence de l'heureux retour de son prince aimé. Puis, au sortir de l'église, Bogislas recevait dans son palais les officiers, les gentilshommes, les fonctionnaires de ses États, empressés de le revoir. Derrière cette foule aristocratique se tenait un vieillard portant le modeste vêtement de paysan, qui, dans son humilité, n'osait pénétrer au milieu de tant de hauts dignitaires, mais à distance fixait sur le duc des re1. La narration de son voyage est la troisième par ordre de date de la précieuse collection publiée à Francfort en 1584, Rèiss. buch des heiligen Landes (livre de voyage de la Terre-Sainte, t vol. in-folio.)
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gards où rayonnait une indicible expression de joie. Bogislas l'aperçut et s'avança vers lui. « Ah ! c'est toi, mon bon Lange, lui dit-il en lui tendant la main. Je n'ai point encore récompensé, comme je le devais, ton dévouement. Je désire f affranchir toi et tes enfants, à jamais, de toute corvée et de tout impôt. — Je te remercie de cette grâce, répondit Lange ; je veux bien l'accepter pour moi, mais non pour mes enfants. Il n'est pas bon que le paysan reçoive un privilège sans l'avoir mérité. Trop de liberté peut l'aveugler, trop de bien-être peut le ren.dre paresseux. » Un jour, en allant de Stettin à Stralsund, je m'entretenais de l'histoire de Bogislas et de l'épisode de Lange avec un aimable prêtre de la Poméranie, qui se trouvait avec moi dans la diligence. « Nous passons en ce moment, me dit-il, près d'un hameau illustré par une légende du même genre. Si vous le désirez, je vous la raconterai ; mais vous la trouverez, ajouta-t-il modestement, beaucoup mieux racontée dans plusieurs de nos livres. » En effet, j'ai relu plus tard cette légende dans le recueil de Freiberg 1 et dans celui de Temme2. La i voici : Dans le district de Greifswald, il existe un hameau
1. Pommersche sagen. 2. Die volksagen von Pommern und Rûgen.
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habité depuis un grand nombre d'années par trois familles de paysans, le hameau de Cosserow. Après la bataille de Pultawa, le bruit se répandit dans les contrées de la Baltique que Charles XII était dans le pays des Turcs, sans amis et sans ressources. Depuis le glorieux règne de Gustave-Adolphe, cette partie de la Poméranie appartenait à la Suède, et la destinée du valeureux roi qui, par ses victoires, avait étonné l'Europe, occupait alors toutes les imaginations. Les trois paysans de Cosserow furent si émus de ce qu'ils entendaient dire de ses souffrances et de son dénûment, qu'ils résolurent de lui venir en aide. Ils vendirent tout ce qu'ils pouvaient vendre, et l'un d'eux, nommé Mùseback, ayant été à Wolgast convertir en ducats le trésor de la communauté, se chargea de le porter lui-même à Bender. C'était un long, aventureux voyage ; nulle grande route, nulle schnell-post ne rejoignait alors les côtes de la Baltique aux plaines de la Bessarabie, et le brave Miïseback n'avait point étudié la carte d'Allemagne àl'université deGreifswald ; mais l'amour et le dévouement n'ont pas besoin des leçons des savants pour franchir les distances : ils se font eux-mêmes leur topographie. Blondel avait bien retrouvé son cher Richard sur les bords du Danube, dans sa prison de Dûrrenstein ; Mùseback devait aussi trouver son roi dans sa lointaine retraite. Il arriva à Bender
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au moment où Charles XII, privé de la pension qu'il avait reçue de Constantinople, faisait tuer, pour nourrir ses gens, les magnifiques chevaux que le sultan lui avait donnés. Pendant qu'il assistait à cette exécution désespérée, tout à coup il entend un homme qui s'écrie en dialecte poméranien : « Seigneur Dieu, où est donc mon roi? » Il s'approche ; le paysan de Cosserow le reconnaît, se précipite en bas de son cheval, s'agenouille, et, tirant de sa ceinture deux rouleaux d'or, les présente à son souverain en lui disant tout ce que ses voisins et lui ont souffert en apprenant qu'il était malheureux, et comment ils ont amassé cette somme. La chronique rapporte que le héros de Narwa pleura en écoutant ce naïf récit. Pour récompenser Mùseback de son dévouement, il voulait l'anoblir; mais l'humble paysan refusa cet honneur, et demanda seulement que les terres qui étaient cultivées par lui et par ses compagnons leur fussent concédées à eux et à leurs descendants par un bail à perpétuité. Cet acte fut aussitôt rédigé, et la légende dit que Charles XII le scella avec trois poils de sa barbe. N'était-ce pas une noble réminiscence du Cid mettant en gage sa moustache? Je reviens à Bogislas. Après son voyage à Jérusalem, il vécut encore vingt-six ans sans combat, sans autre trouble que celui qui fut occasionné par une
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hostilité promptement réprimée de la ville de Lubeck, par une vaine tentative de guerre du margrave de Brandebourg. Le 30 septembre 1523, il s'éteignit doucement dans son château de Stettin, après un règne de cinquante ans. Quelles sont les campagnes les plus glorieuses d'un conquérant qui, pour le bonheur de ses peuples, vaillent cette paix d'un demi-siècle ? Depuis longtemps Bogislas se préparait à sa fin mortelle avec la foi en Dieu, la résignation du chrétien. Jusqu'à sa dernière maladie, chaque matin il commençait sa journée par se rendre à l'église; chaque dimanche il assistait avec tous les gens de sa maison aux offices de la cathédrale, et il avait fait graver sur son cachet ces quatre lettres, abréviation de sa devise : D. U. I. W. (Der Uhren ich warte, j'attends l'heure.) Il mourut à temps, le noble prince catholique, pour ne pas subir la douleur de voir le dogme de Luther s'introduire dans ses États, transformer ses églises, détruire ses abbayes. La réformation enfanta l'effroyable guerre de Trente ans. La Poméranie, envahie dans le cours de cette guerre par les Impériaux et par les Suédois, fut divisée, à la paix de Westphalie, en deux moitiés, dont l'une fut abandonnée au Brandebourg et l'autre à la Suède. Cette seconde part, cédée au
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Danemark en 1814, en échange de la Norvège, fui, en 1816, remise à la Prusse, qui maintenant possède en entier cette contrée, dont les habitants slaves et allemands ont pendant des milliers d'années tant combattu et tant versé de sang pour défendfe leur indépendanceDe l'ancienne population des Wendes, il ne reste plus qu'un souvenir, le souvenir d'une race honnête, patiente, attachée à ses libertés, aimant le travail et pratiquant avec passion l'hospitalité, cette vertu caractéristique des Slaves. Des forteresses et des Villes mentionnées dans ses chroniques, il ne reste rien. Rhetra, où s'élevaient les plus beaux temples, a été anéantie on ne Sait comment; Min, dont les orgueilleux habitants regardaient avec tant de dédain les pauvres Vêtements des missionnaires chrétiens, fut prise en il70 par le roi Waldemar de Danemark, et détruite de fond en comble;
Vineta, la merveilleuse cité, a disparu comme Les traditions populaires rapportent qu'elle était habitée par une quantité de marchands de diverses nations, grecs, slaves, saxons, et qu'il y venait des navires de toutes les contrées. Elle était si riche, que les portes de ses remparts et ies murs de ses temples étaient plaqués de lames d'argent. Aveuglée par la fortune, elle
SodOme et Gomorrhe.
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s'abandonna à la paresse, elle se livra à la débauche, et Dieu, pour la punir de ses vices, la précipita au fond de la mer. Mais comme ses habitants étaient restés fidèles aux coutumes hospitalières de leurs ancêtres, et comme il existait dans son enceinte une chapelle saxonne, dont les cloches d'argent avaient longtemps appelé les chrétiens à la prière, elle ne fut point anéantie : elle subsista dans l'abîme des vagues. Par un beau jour, quand nul Vent ne ride la surface de la mer, on peut voir, dans le limpide azur des flots, ses colonnades en marbre et ses édifices splendides. Quelquefois même on distingue sur ses places publiques, dans ses rues, le mouvement de ses citoyens. Les uns se promènent avec d'amples tuniques flottantes ; d'autres dans des chars dorés ; et les jeunes gens caracolent sur des chevaux impétueux. On assiste là à toutes les scènes de la vie, et aussi à des scènes de deuil ; car on aperçoit des gens qui portent de noirs Vêtements, et des fossoyeurs qui creusent des tombes dans le cimetière nautique, en discutant peut-être sur la noblesse de leur métier, comme les fossoyeurs d'Hamiet :
There is no àncient Gentlemen bût gardeners, ditchers and grave makerâ; They froid up Adam's profession 1. Il n'y a d'anciens gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs. Ils continuent la profession d'Adam.
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C'est là une cité plus ancienne que celles dont les savants se réjouissent de rechercher les vestiges dans les sables du désert, sous les cendres du Vésuve. C'est une Palmyre dans son primitif éclat; c'est une Pompé! en mouvement. On dit même que, le vendredi saint, la magnifique Vineta remonte du fond de la mer à la surface des flots, avec ses palais, ses tours, ses murailles, pour s'abîmer de nouveau, le jour de Pâques, et, par cette chute annuelle, rappeler à tous ceux qui pourraient l'oublier la sévère justice de Dieu. Quel malheur qu'on n'ait point profité de cette ascension périodique pour observer dans ses détails cette vieille capitale des Wendes ! M. Layard, qui a tant fouillé le sol de Ninive, ne voudrait-il pas venir la voir? M. Gudin ne voudrait-il pas la peindre ? Naïves traditions des temps lointains, poétiques fictions des peuples, douces fleurs des âges candides et des cœurs croyants, monde immense des Sagas, des Mxhrchen, monde enchanté, chaque fois qu'on s'en approche, peut-on poursuivre son chemin sans s'arrêter à voir quelques-unes de ses fantastiques créations, à entendre quelques suaves mélodies de son VYunderhorn? Dans les rêves qui nous viennent de ces trésors du passé, n'y a-t-il pas souvent une grave réflexion? Ces légendes, qui nous représentent des cités ensevelies sous les vagues et subsistant
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encore au fond des océans, ne sont-elles pas une image des empires que les révolutions du temps ensevelissent dans leurs abîmes, et dont le mouvement, les mœurs, se perpétuent par la chronique et par l'histoire? Et nous-mêmes, à une certaine époque de l'existence, ne sommes-nous pas des exemples de ces ruines vivantes ? N'avons-nous pas au fond de notre cœur les magiques édifices de notre jeunesse, les palais d'or de nos illusions, qui se conservent sous le voile de l'âge, qui se perpétuent par la mémoire, et parfois se retracent à notre pensée attiédie avec leur prisme merveilleux, et nous étonnent par leurs mélodies ? Des institutions religieuses qui s'élevèrent en Poméranie, après l'adoption du christianisme, il ne reste que des débris. Au xve siècle, ce pays ne possédait pas moins de quarante-cinq cloîtres de différents ordres : la réformation les a dépouillés de leurs dotations et les a détruits. L'un des plus beaux était celui d'Eldena, fondé en 1199, enrichi d'âge en âge par la piété de plusieurs princes, et supprimé en 1535. A quelque distance de Greifswald, au bord de la mer, on voit encore quelques arceaux de son église gothique. La guerre de Trente ans, qui dévasta cet édifice, a laissé debout ces pans de mur, ces colonnettes, ces fenêtres ogivales, comme pour faire voir à la fois ce qu'une religieuse époque
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peut créer et ce qu'un jour de fureur peut détruire. Le peuple, qui allie toujours quelque fait merveilleux aux phénomènes ou aux monuments dont la grandeur l'étonné, le peuple raconte qu'il y a, dans les sanctuaires du cloître, de vastes salles où toute une communauté vit encore d'une vie mystérieuse, comme l'empereur Barberousse dans les grottes du Kiffhauser, Une légende rapporte qu'il arriva une fois, il y à longtemps, à Eldena, deux capucins de Rome, qui demandèrent à un paysan un guide pour les conduire à travers les broussailles dont le cloître est entouré. Le paysan leur donna son garçon de ferme. Les religieux, après avoir cherché quelque temps à travers un épais taillis, trouvèrent une porte que personne n'avait encore aperçue et qui s'ouvrit devant eux. Ils entrèrent par là dans une chambre déserte, puis dans une autre pièce, où plusieurs moines, assis devant une longue table, lisaient de gros livres et écrivaient sur des feuilles de parchemin. A la vue des deux voyageurs italiens, ils se levèrent avec empressement, leur tendirent la main et s'entretinrent avec eux à voix basse. Puis les capucins sortirent, et, avant de s'éloigner, remirent au domestique qui les avait accompagnés un rouleau de vieux papiers qui renfermait un lingot d'or pur. Quand ce domestique rentra chez son maître, il
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apprit que, sans qu'il s'en doutât, il était resté trois années dans la chambre où les capucins l'avaient conduit. On a souvent cherché à retrouver la porte par laquelle il avait passé ; on n'a jamais pu y parvenir. Après ses innombrables luttes et ses désastres de toute sorte, la Poméranie a eu le bonheur d'être réunie à un royaume qui lui assure enfin une protection efficace, et la fait participer, comme ses autres provinces, au bénéfice de ses sages institutions. Grâce à cette nouvelle situation et à ses quarante années de paix, elle a pris une consistance qu'elle n'avait jamais eue, elle a fait de sérieux progrès. Ce pays, que je désirais depuis longtemps parcourir et dont je me plaisais à glaner les souvenirs historiques, n'a point le pittoresque aspect des contrées situées de l'autre côté de la Baltique. Le peintre n'y trouvera pas l'indicible variété de sites qui, en Suède et en Norvège, charme les regards des voyageurs, ni l'attrait de quelques-uns des paysages danois, comme Fredensborg, Lyngby, Roeskilde, où la suavité d'une douce et mélancolique nature s'allie aux monuments d'une royale majesté. La côte même de Poméranie, cette côte maritime qui, dans d'autres régions, fascine les regards et la pensée par ses pyramides de rocs, ses grottes où les
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vagues s'engouffrent en gémissant, ses scènes dramatiques , ses tableaux gigantesques, elle est ici morne et terne ; elle s'incline au niveau de la mer, comme si elle était encore courbée sous le joug de son antique servitude, comme si elle allait humblement rechercher les flots qui jadis l'ont sans doute maîtrisée et inondée. Mais jusqu'auprès de ces rives aplanies le pays est largement cultivé. Par ses vastes sillons et ses verts pâturages, il m'a souvent rappelé le riant aspect de notre Normandie ; par les travaux agronomiques qui ont été accomplis dans ses marais et dans ses landes sablonneuses, il m'a fait plus d'une fois songer aux œuvres de patience qu'on admire dans l'industrieuse Hollande. De beaux villages s'élèvent çà et là au bord d'un lac silencieux, à l'ombre d'une forêt de chênes, ou au milieu des champs de blé. De larges bâtiments de ferme, pareils à ceux qu'on voit en Picardie, étalent leurs toits rouges et leurs murs en briques dans un enclos d'arbres fruitiers. De nombreux ruisseaux, vitales artères de cette immense plaine, se répandent de côté et d'autre, fertilisent le sol, établissent entre les différents districts d'importantes voies de communication. Plusieurs rivières, grossies par ces affluents . et navigables sur une longue étendue , relient les provinces à la mer où elles vont s'épancher. A
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l'extrémité de chacune de ces rivières est un pont que l'on ne peut comparer, il est vrai, ni à ceux de la Loire, ni à ceux de la Seine et de la Gironde, encore moins à ceux de la Tamise et de l'Hudson ; mais il y a là cependant un mouvement assez considérable, et qui d'année en année tend à s'accroître. Au bord de la Vistule est la vieille cité de Dantzig. En nous dirigeant de là vers l'ouest, nous trouvons Leba et Stolpe, deux petites villes commerciales situées sur les deux cours d'eau du même nom ; Cœslin, qui d'un côté touche à un joli lac et de l'autre à la plage maritime ; Colberg, dont les remparts dominent la Persante. A l'embouchure de l'Oder est Stettin, la capitale d'un des anciens duchés de Poméranie, la résidence de Bogislas X, l'une des villes de commerce les plus importantes de la Prusse, et l'une de ses grandes forteresses. Elle n'avait pas plus de 8000 habitants, il y a un siècle ; elle en compte aujourd'hui 50 000, et possède deux cents navires. Un peu plus loin, au nord, est Swinemunde, bâtie sur une des rives de la Swine. Ce n'était encore, il y a vingt ans, qu'un modeste village de pêcheurs. C'est maintenant une ville de 5000 âmes, active et prospère. Au bord de la Peene, qui autrefois marquait la limite de la Poméranie prussienne et de la Poméranie suédoise, on aime à s'arrêter dans la riante
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enceinte d'Anclam, et à chercher les vestiges du passé dans les murs de Wolgast, la plus ancienne cité de la contrée. A l'embouchure de la Ryck est Greifswald, cette riche Université qui, pour pouvoir dépenser les revenus de ses dotations, héberge gratuitement une partie de ses étudiants. Au bord du petit bras de mer qui sépare de la terre ferme l'île de Rùgen, et qu'on appelle la Strela, s'élève Stralsund, cette ville qui, par ses jolies petites maisons bourgeoises, par les eaux qui l'entourent de tous côtés, par la verdure qui décore la teinte grise de ses remparts, a un aspect si attrayant, si paisible, si freundlich, comme disent les Allemands. C'est la même qui résista avec tant de fermeté aux armes de Wallenstein, qui l'obligea à se retirer, lui, le fier et inflexible général, quand il avait juré de la prendre, fût-elle, disait-il, liée au ciel et au sol par des chaînes de fer ; c'est la même qui reçut dans ses remparts Charles XII, accourant à cheval, sans troupes et sans argent, des frontières de l'empire musulman, et qui soutint si intrépidement avec lui ce terrible siège que Voltaire a raconté d'une façon si dramatique. Tous ces ports ont, comme nous l'avons dit, peu de profondeur ; la Prusse ne peut penser à en faire des ports de guerre. Ce sont les havres pacifiques
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d'une population qui, depuis les origines de son histoire jusqu'à présent, nous apparaît avec la même nature patiente, laborieuse, appliquée au travail agricole ; d'une population si peu osée qu'elle hésite à s'aventurer dans les hasards de l'industrie, et préfère aux promesses fascinantes des fabriques le modeste mais régulier produit de ses champs et de ses bestiaux.
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L'homme s'agite, et souvent on serait tenté de croire que ce n'est pas Dieu qui le mène. La terre où il se livre à sa turbulence d'atome, à ses passions d'un jour, l'agite aussi perpétuellement, comme si elle ne devait point lui offrir, dans sa demeure éphémère, l'image d'un repos durable, ni lui donner l'idée d'une œuvre achevée. Les géologues, en scrutant les diverses couches de terrain, croient pouvoir lire dans le grés et le granit l'âge du globe et ses révolutions, comme un écolier de cinquième lit les révolutions romaines dans l'honnête livre de l'abbé Vertot. Les physiciens expliquent, par des systèmes qui ont toute la précision d'un calcul mathématique, les éruptions des volcans et les tremblements de terre. Mais, tandis que ces révolutions éclatent à tous les yeux et donnent aux néophytes de la science l'occasion d'adresser un nouveau mémoire à une académie, il s'opère dans le sol, dont nous ne voyons que la surface, des commotions sourdes, des transformations latentes, dont les résultats ne se ré-
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vêleront aux yeux perspicaces d'un Celsius, d'un Cuvier, qu'après un siècle d'élaboration mystérieuse. La mythologie Scandinave rapporte que la terre fut faite avec le corps du géant Bur, les forêts avec ses cheveux, les rochers avec ses os, la mer avec son sang. À voir le mouvement qui se continue sans cesse autour de nous, ne dirait-on pas que le géant cosmogonique n'est point entièrement mort, qu'il soulève l'un après l'autre ses membres appesantis, comme s'il cherchait à reprendre sa première existence ? Les forêts tombent sous la hache du bûcheron, dans des lieux où s'étendaient en paix leurs tiges séculaires, et grandissent dans des régions où jadis on ne voyait que des sables. Les rocs se déplacent : ceux-ci descendent avec les glaciers du haut des montagnes dans les vallées de la Norvège, du Tyrol et de la Suisse ; ceux-là, ceux qu'on appelle les blocs erratiques, sont dispersés dans les plaines du Nord, par un phénomène sur lequel nous n'avons encore que des hypothèses plus ou moins plausibles. Il en est qui s'écroulent comme des murailles dont" le temps a peu à peu usé le ciment ; il en est qui se forment par des concrétions de globules. La terre aussi s'exhausse ou s'abaisse graduellement dans plusieurs contrées. La côte de l'Asie Mineure s'est affaissée depuis la fin de l'empire romain. Le même affaissement est très-remarquable
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sur plusieurs points de l'Adriatique, notamment à Zara, et à Yenise. En Suède, au contraire, au nord de la Scanie, le sol s'élève de trois à ciriq pieds par siècle. Depuis une époque immémoriale, la Russie septentrionale s'est élevée constamment au-dessus de l'océan Glacial, et l'on a tout lieu de croire que nous avons en France des soulèvements de terrain dans des limites plus circonscrites. La terre n'est point cette immuable Tellus des anciens, que l'Océan, son fils, embrassait avec amour; ou, si elle a jamais vécu avec lui dans cet heureux accord, il faut reconnaître qu'une fatale question d'intérêt a jeté la division dans cette grande famille, comme dans les chétives familles humaines. La terre est en lutte perpétuelle avec l'Océan. Dans toutes les régions, l'une et l'autre se disputent l'espace. Quelquefois, la vieille terre patiente l'emporte par sa calme persistance sur son impétueux adversaire. A Aigues-Mortes, elle dérobe, comme pour s'en faire un trophée historique, le port où s'embarqua saint Louis. Près de la Rochelle, elle déroule des champs fertiles, là où l'on ne voyait au siècle dernier que des bancs d'huîtres. En Angleterre, dans le comté de Kent, elle transforme une ancienne baie en un frais pâturage. Quelquefois, non contente d'élargir ainsi ses rives, elle pénètre jusque dans les domaines de son audacieux agrès-
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seur; elle lance à la surface des mers des îles verdoyantes, qu'on dirait détachées, comme des corbeilles de fleurs, d'un des vallons des Pyrénées. Mais bientôt l'Océan, endormi sous un ciel de feu par une brise caressante, ou distrait par une barque joyeuse et de tendres mélodies, se réveille tout à coup de sa torpeur et engloutit l'île nouvelle, où déjà les Anglais, en leur qualité de rois de la mer, se disposaient à arborer l'étendard de Saint-Georges, Puis, de tout côté, il se remet à l'œuvre : il se précipite entre les rocs et les écueils qui entravent l'élan de ses vagues ; il ronge ses plages avec une 6orte de frénésie, comme le cheval fougueux ronge le frein qui le subjugue ; il se jette violemment dans ses golfes, entaille leurs contours, creuse les longs fiords, l'une des beautés de la Norvège. S'il se retire en frémissant devant les grains de sable qui humilient son orgueil par l'arrêt du souverain Maître qui lui a dit : « Tu n'iras pas plus loin, » il a des jours de fureur, des jours de triomphe, où il renverse les digues que la main de l'homme lui oppose, brise les rochers, déracine les géants des forêts, et quelquefois, par les promontoires qu'il détruit, les isthmes qu'il lacère, oblige les géographes à refaire la carte d'une province
1. M. de Quatrefages, l'attrayant écrivain et l'habile obser-
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Voici un carré de terre de 5 à 6 milles (10 à 12 lieues) de largeur et de 7 milles de longueur, qui jadis tenait d'un côté à la Poméramie, et de l'autre probablement à l'une des pointes de l'archipel danois : la mer l'a violemment détaché de ses liens primitifs, elle en fait une île, et, une fois qu'elle l'a eue en sa pleine possession, elle l'a découpée comme un enfant découpe dans un de ses jeux une feuille de papier. Elle en a détaché des triangles, des losanges, qui forment d'autres îles ou des bandes de terrain qui ne tiennent plus à l'île principale que par un étroit cordon ; elle en a dentelé et tailladé les bords. Ici, dans un de ses mouvements capricieux, elle a entr'ouvert de petites anses voilées, mystérieuses comme des sources égériennes; là, elle a creusé de larges baies de la forme la plus bizarre. Le tout ressemble à un dessin fantastique, à une broderie festonnée par une main fiévreuse. Telle est la vieille île septentrionale de Rûgen, où les flots ont fait de tout côté tant d'irruptions, qu'il n'y a pas là une habitation éloignée de plus de deux lieues d'un golfe, d'un bras de mer, ou de la plage maritime. Son sol, plat en grande partie, renfle
vateur, a récemment publié, dans ses Souvenirs d'un naturaliste , de curieux détails sur cette action de l'Océan dans plusieurs districts de France, notamment en Normandie et en Saintonge.
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graduellement de ses extrémités vers son centre, comme une poitrine humaine qui se dilate au grand air ; mais pas une de ses hauteurs ne s'élève à plus de quatre cents pieds au-dessus du niveau des vagues. Quelques vaisseaux la sillonnent, quelques lacs miroitent çà et là à sa surface, si près des flots de la mer, qu'on peut à quelques pas de distance toucher à l'eau salée et puiser l'eau fraîche. Dans le désert traversé par les Israélites, près des étangs saumâtres, Moïse découvrait une plante qui en corrigeait l'amertume ; dans les divers sentiers de la vie, près des ondes amères de la douleur, n'avons-nous pas aussi la plante salutaire des Hébreux, et les lacs rafraîchissants de Rûgen? Le climat de cette île est humide et froid, la température très-vàriable. Souvent, en été, un air glacial succède tout à coup à une chaleur ardente. Les vents d'est se jouent parfois cruellement de toutes les riantes promesses du printemps; les vents du nord sont encore plus redoutés. Sur leurs ailes sinistres, ils apportent la tempête. De beaux bois de chênes, de hêtres, d'aunes, de frênes, et quelques arbres fruitiers, s'élèvent cependant çà et là dans l'île, partout oùilstrouventassez de terre végétale pour y plonger leurs racines. Une partie du sol est livrée au pâturage ; une autre, cultivée avec soin, produit d'abondantes céréales. Mais la Rûgen de nos jours ne peut donner une idée de
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la Rùgen d'autrefois. Le temps, le christianisme, Ja civilisation, l'ont transformée. C'est cette île belliqueuse, toujours en rumeur et toujours disposée aux combats, qui luttait intrépidement contre les rois de Danemark, contre les ducs de Mecklembourg et les princes de Poméranie, C'est ce tenace foyer païen, qui, longtemps après l'implantation du christianisme clans les autres pays du Nord, conservait si obstinément ses idoles, qu'il fallut que les rois de Danemark amenassent deux fois leurs flottes et deux fois l'envahissent pour abattre ses autels. Les premières notions certaines que nous ayons sur son histoire ne remontant pas au delà du ixe siècle. Le nom que nous lui donnons aujourd'hui est d'une date encore plus récente. Dans la chronique du couvent de Corbie, de cette pépinière de prédicateurs consacrés aux missions du Nord, les habitants de l'île de Rûgen sont désignés par les noms de Rmnï. Saxo le grammairien, le charmant historien des premiers âges du Danemark, les appelle Rivani. Vers le milieu du xi" siècle, Adam de Brème altère encore cette dénomination et les appelle Rani. Helmold, l'auteur de la Chronique des Slaves, qui vivait vers la fin du xne siècle, leur donne pour la première fois le nom de Rugani, et le même nom se trouve dans des lettres pon-
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tiflcales do 1177 et 1189, puis dans les chartes locales. Il y a dans la Germanie de Tacite un passage que tous les historiens de Rtigen ont annoté et commenté. L'illustre écrivain cite, dans son énumération des peuplades germaniques du Nord, les Reudigni, et il ajoute : « Dans une île de l'Océan est un bois sacré; un char couvert d'un voile y est dédié à la déesse ; le pontife a seul le droit d'y toucher, Il sait quand la déesse est présente au sanctuaire ; elle en sort traînée par des génisses ; le pontife la suit dans un profond respect, Alors les jours de joie, alors les fêtes aux lieux que la divinité honore de sa présence. On ne commence point de guerres, on ne prend point les armes, Tous les fers sont cachés. Alors on connaît, alors on aime le repos et la paix, jusqu'à ce que le pontife rende à son temple la déesse fatiguée de son entrevue avec les mortels,1 Bientôt le char et les voiles, et la déesse elle-même, si vous voulez le croire, sont baignés dans un lac mystérieux, Des esclaves sont employés à ce service et ensuite noyés dans le lac, De là cette sombre terreur et cette religieuse ignorance sur ce qu'on ne peut voir là qu'en perdant la vie, » Si, comme on a tout lieu de le croire, ce passage se rapporte à Rûgen, ce serait notre plus ancien document historique sur cette île, et l'on pourrait en
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conclure que les habitants de cette bande de terre appartenaient à ces peuplades germaniques qui adoraient, ainsi que Tacite le raconte, la déesse de la terre, Hertha1. Sur la côte orientale de Rûgen, dans la presqu'île de Jasmund, on voit quelques vestiges d'une ancienne construction qui fut, dit-on, le temple d'Herlha ; près de là est un lac noir et profond , entouré d'un épais taillis qui y projette de grandes ombres ; on l'appelle aussi le lac d'Hertha. Le peuple raconte que parfois, en été, au clair de la lune, une femme d'un aspect majestueux sort à pas lents de la forêt avec un cortège d'autres femmes qui la suivent respectueusement. Elle s'avance vers le lac, se plonge dans l'onde avec ses compagnes, et bientôt toutes disparaissent. On reconnaît seulement qu'elles sont là, au clapotement des eaux, aux flots scintillants qu'elles soulèvent dans leur natation. Un instant après elles reviennent à terre et reprennent le chemin de la forêt, couvertes de longs voiles blancs. Mais malheur à celui qui oserait s'arrêter là pour les regarder ! La pudique Hertha, plus cruelle que Diane, ne se contenterait pas de lui infliger la métamorphose d'Actéon, elle le noierait dans les abîmes de son lac. On dit aussi que nul batelier ne peut s'aventurer impu1. Ce nom s'est conservé dans les langues germaniques. Anglosaxon, heorlh; anglais, earth; allemand, erde.
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nément sur cette eau magique, et que nul pêcheur ne doit se hasarder à y jeter ses filets : car des nixes diaboliques la gardent jour et nuit et n'en permettent l'accès qu'à la vieille déesse païenne. Une tradition que Kantzow rapporte dans sa vieille et naïve chronique de Poméranie nous donne un autre indice sur les habitants primitifs de Rûgen. Aux temps anciens, dit cette tradition, la Norvège, privée de récolte, se trouva une année dans une telle disette, que les jeunes gens parlaient de tuer les vieillards et les enfants pour épargner le peu de vivres qui leur restaient. Alors une brave femme s'avança au milieu d'eux et, leur ayant remontré l'horreur de leur projet, leur proposa un expédient plus humain pour échapper à leur misère. C'était de diviser la population en deux classes : d'un côté, les gens vieux ou infirmes et les enfants ; de l'autre, les jeunes gens vigoureux, et de tirer au sort pour savoir qui des deux catégories irait en un autre pays chercher sa subsistance. Sa proposition fut acceptée, et le sort condamna les jeunes gens à partir. Ils se dirigèrent vers la Suède, traversèrent ses provinces centrales, puis le Bleking, la Scanie. Us marchaient vers le sud, comme toutes ces hordes septentrionales, qui, ne sachant point encore se plier aux rudes travaux de l'agriculture sur leur âpre terrain,
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allaient les armes à la main chercher des moissons plus faciles sous un meilleur climat. Par hasard, ils débarquèrent sur ia côte de Rùgen. A la vue de ces hommes d'un aspect étrange, d'une physionomie farouche, les timides habitants de l'île n'essayèrent pas même de défendre leurs cabanes : ils S'enfuirent jusqu'aux derniers confins delà Poméranie, et y bâtirent la ville de Riigemvald. Les Norvégiens prirent possession du Sol qui leur était abandonné, Comme ils avaient été dans le cours de leur expédition fort peu occupés de leur toilette, qu'une barbe touffue descendait de leur visage sur leur poitrine, on les appella les Langbarïe. De là, le mot italien de Longobardi, dont nous avons fait notre mot de Lombard, qui, comme la plupart des mots dont nous altérons l'origine première, n'a plus dans notre langue aucune signification; Jusqu'à quelle époque les Lombards restèrent-ils dans l'île de Rûgen? c'est ce que nulle histoire ne peut dire d'une façon précise. Ou sait seulement que lie là ils se répandirent sur les plages voisines, puis qu'ils partirent encore pour continuer leur route vers les contrées lointaines. Au vi6 siècle, ils faisaient peut-être partie des bandes sauvages d'Alboin, tjdi conquéraient le nord de l'Italie ; au VIe siècle, les Wendes s'emparaient des côtes méridionales de la Baltique. Ce que nous avons dit des
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mœurs de cette race slave qui se fixa dans laPoméranie s'applique à la tribu qui envahit l'île de Rùgen. Môme langue et même culte, mômes habitudes de polygamie, môme régime démocratique dans la communauté et absolu dans le gouvernement de la famille. Mais peu à peu, par la différence de leur condition matérielle, il se fit une notable dissidence dans le caractère des deux peuplades. Les Poméraniens, qui avaient autour d'eux de grandes terres et de vastes pâturages, tendaient à se livrer de plus en plus à la paisible satisfaction du travail agricole* Les RugénieiiSj Cornés* serrés de tous côtés par la mer, éprouvaient à l'aspect des vagues ces désirs d'aventures, Ces rêves de l'espace, ces impétueux entraînements que le poète suédois Geiier à si bien décrits dans son Chant du Vikingi ils avaient Commencé par se faire bateliers : ils devinrent pirates. Comme les joyeux compagnons du Cdr*sair'é de Byron, ils pouvaient s'écrier, dans leur chant de triomphe, que leur empire était sur l'Océan, leUrs demeures dans l'écume des vagues.
O'er the glad yvaters of the Mue sea Our thoughts as boundless, and our soûls as free Far as the breeze can bear the billows foaih, Survey our empire, and behold our home.
Gomme les intrépides pirates des plages scandi:
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naves, qui se nommaient orgueilleusement les Siœkonungar, les rois de la mer, ils bravaient avec une froide indifférence les armes, de leurs adversaires et la fureur des ouragans. Parmi eux, il y en eut plus d'un qui, dans un de Ces hasardeux combats auxquels il s'exposait gaiement, mérita cette énergique oraison funèbre d'un des héros des sagas islandaises : «Il tomba, sourit, mourut. » Il y en eut plus d'un aussi qui s'embarqua avec les hordes des Normands sur ces drakar qui épouvantaient les rives de la Seine et faisaient pleurer Charlemagne. Les villes de commerce des rives du Rhin, du Danube, de l'Elbe, de la mer du Nord et de la Baltique, n'avaient point encore formé leur mémorable ligue hanséatique pour se soutenir mutuellement contre d'injustes agressions et protéger leurs navires contre la rapacité des flottilles de pirates. Les ducs de Mecklembourg, les princes de Poméranie, les rois de Danemark, poursuivaient sur les flots et essayaient de dompter dans son repaire la couvée de vautours enfantée par l'île de Rugen. Quelquefois même ces trois puissances se réunissaient pour mieux dompter la horde turbulente, et l'île était envahie, dévastée, et ses ha= bitants condamnés à payer un humiliant tribut. Mais bientôt ils reprenaient les armes, brisaient les liens de leur servitude, et se vengeaient par
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de cruelles représailles des affronts qu'ils avaient subis. Les doux, prédicateurs du christianisme essayèrent d'assouplir par un autre moyen cette peupladé que la force matérielle ne pouvait vaincre. Du couvent de Gorbie, fondé sur le Weser par Louis le Débonnaire, des religieux s'avancèrent sur les bords de la Baltique, et, vers l'année 878, ils entraient, au péril de leur vie , dans l'île de Rûgen. Par l'onction de leur parole, par la vertu de leur mansuétude et de leur humilité, ils attendrirent ces hommes farouches qui, jusque-là, n'avaient prêté l'oreille qu'aux cris de gueiTe et aux sombres oracles prononcés par leurs prêtres dans le sang des holocaustes. Un grand nombre d'entre eux plongèrent leurs tètes dans les eaux du baptême. Une église chrétienne fut construite sur leur sol et consacrée à saint Vit, cet héroïque martyr des fureurs de Dioclétien, dont le monastère de Corbie possédait les reliques, et dont il avait fait son patron. Les missionnaires, ayant si heureusement accompli cette tâche dangereuse, se retirèrent pour s'en aller ailleurs semer encore la bonne semence. Mais ils avaient trop tôt compté sur la durée de leurs enseignements au sein d'une population dont le caractère et les habitudes étaient si opposés à la loi de justice et de fraternité du dogme évangélique. 12
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Peu de temps après le départ des religieux , les habitants de Rùgen retournaient à leurs temples païens, démolissaient les églises chrétiennes et chassaient les chapelains. Cependant, ce que les missionnaires leur avaient raconté du courage et des miracles de saint Vit leur plaisait ; ils gardèrent le culte de ce saint, c'est-à-dire qu'ils en firent une de leurs monstrueuses idoles, à laquelle ils donnèrent, par une légère altération d'orthographe, le nom de Swantevit1. Ils possédaient déjà cependant une assez jolie collection de dieux. Dans la bourgade de Carenza (aujourd'hui Garz), il n'y avait pas moins de trois temples dans lesquels on adorait trois énormes images. L'une était celle de Borevit, maître des Vents et des forêts. Il ne portait point d'arme , mais en revanche il avait cinq grosses têtes ; probablement quatre de ces têtes figuraient les quatre points cardinaux, et la cinquième la région des bois. Une autre statue représentait Porenut, le dieu du tonnerre, avec cinq faces, dont une ciselée sur sa poitrine. Une troisième, taillée dans un chêne gigantesque, représentait le dieu Rugivit, le patron de l'île : il n'avait pas moins de sept têtes ; à sa ceinture étaient suspendues Sept épées; de plus, ii
1 ; On pense aussi que le nom de la presqu'île de Witkow, l'ùa des districts les phis féconds de Rûgén, vient de saint Vitt
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en tenait encore une huitième à la main. Avec ce formidable appareil, il était d'une nature si débonnaire qu'il laissait tranquillement les hirondelles nicher sur ses têtes colossales, et répandre leurs ex» créments sur ses joues sans qu'il en parût offensé. Mais pour le nouveau dieu Swantevit, on construisit un temple plus imposant à la pointe septentrionale de Rilgen, au milieu d'Arcona, la principale cité et la forteresse de l'île, Ce temple avait deux enceintes réunies sous le même toit. La première était ornée d'une quantité de ciselures et peinte en rouge. On arrivait par là à la seconde, portée sur quatre piliers et revêtue de tapis de différentes couleurs. A l'intérieur s'élevait, derrière un vaste rideau, la statue colossale du dieu que les habitants du pays invoquaient à la fois comme le dieu des batailles et le dieu des moissons. Il avait quatre visages chargés d'un amas de flocons de barbe ; son corps était revêtu d'une longue robe qui descendait jusqu'à ses pieds: C'était peut-être une réminiscence de la barbe et de la soutane des religieux qui avaient prêché le culte de saint Vit, Son bras gauche était arrondi comme un arc. A sa main droite, il tenait une corne en métal, qui servait d'instrument aux prêtres pour eux et leurs périodiques prophéties. Près de l'idole étaient suspendus les attributs
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guerriers de cette puissante divinité, qui, dans les grandes occasions, conduisait elle-même son fidèle peuple au combat. Là était sa formidable épée, et la selle et la bride de son cheval. Sur les murs revêtus d'étoffes de pourpre, on voyait encore une quantité de vases, d'ornements en or et en argent et de cornes d'animaux, offerts à Swantevit par ses humbles adorateurs dans un jour d'angoisse ou dans une heure de gratitude. C'est ainsi que les anciens chroniqueurs de la Poméranie, Kantzow, Micraelius, Cramer, nous décrivent les merveilles du temple d'Arcona, d'après la tradition, et d'après les récits de Saxo le grammairien , qui lui-même l'avait vu. Une partie des ornements dont cet édifice était paré provenait sans doute de la piraterie. Quant aux piliers du temple et aux statues, les Wendes de Rûgen étaient en état de les façonner eux-mêmes. Il paraît démontré que, dès les anciens temps, les Slaves possédaient l'une des facultés qui distinguent encore aujourd'hui le paysan russe, une aptitude particulière à manier la hache, à tailler, à ciseler le bois. Ils savaient aussi tisser et teindre des étoffes, et tout ce qu'ils avaient de conception artistique, d'habileté industrielle , devait être employé à parer le sanctuaire de leur dieu Swantevit. Ce dieu était si vénéré, que ses prêtres devaient
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retenir leur haleine en s'approchant de sa statue ; chaque fois qu'ils avaient besoin de respirer, il fallait qu'ils se retirassent vers la porte du temple, pour ne pas souiller la divine image par un souffle hnmaiu. Chaque année, après la moisson, le peuple se rassemblait devant le temple. Le prêtre commençait par regarder la corne placée dans la main droite de Swantevit. Cette corne annonçait aux habitants de l'île, comme le nilomètre aux Égyptiens, et plus tôt que le nilomètre, la récolte de la saison prochaine. Si le grain dont elle avait été remplie l'année précédente montait encore à sa surface, c'était un heureux augure; si, au contraire, il s'était abaissé, c'éiaitunsigne inquiétant..Quelle que fût la sentence du prêtre, on n'en immolait pas moins un grand nombre de victimes, des bœufs , des coqs , quelquefois des prisonniers de guerre, et la foule ne s'en livrait pas moins pendant plusieurs jours à de bruyants banquets. Chaque homme et chaque femme devaient, dans cette fête solennelle, payer un tribut aux prêtres de Swantevit. On leur remettait en outre le tiers du butin conquis dans une expédition guerrière. Il en coûtait un peu cher pour subvenir au vœu de cette divinité suprême. Il n'y avait pas moins de trois cents chevaux de choix réservés pour son service ; de
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plus, un cheval blanc auquel nul autre que le grand prêtre ne pouvait toucher. Quelquefois, le matin, ce cheval apparaissait haletant et couvert de sueur. Alors on pensait que le vigilant dieu l'avait monté pendant la nuit pour s'élancer lui seul au-devant des ennemis de Rùgen, et les disperser et les massacrer. Souvent aussi, par les mouvements de ce cheval, on avait un présage de l'avenir. Lorsqu'il était question d'entreprendre une belliqueuse campagne, on rangeait devant lui, sur le sol, des pieux et des lances : s'il partait du pied* droit pour franchir ces faisceaux d'armes, c'était un signe de victoire; sinon, un sinistre avertissement. Il n'y a rien eu de plus naïf et de .plus perfide sans les pratiques des aruspices de Rome ou dans les nocturnes consultations des chefs indiens avec leur Manitou. Mais le peuple de Rûgen croyait à tous ces pronostics, et sans cesse il y avait recours, car sans cesse son inquiète et turbulente nature l'emportait dans de nouvelles hostilités et de nouveaux combats. Knud (Canut) le Grand fut le premier qui dompta leur audace et mit un terme à leurs habitudes de déprédation. C'était ce guerrier victorieux qui gouverna à la fois le Danemark et l'Angleterre, conquit la Norvège et une partie de la Poméranie; c'était ce puissant souverain de qui les scaldes flatteurs di-
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saient : « Canut règne sur la terre comme Dieu dans le ciel, » et qui se raillait philosophiquement de ses adulateurs en s'asseyant sur la grève à l'heure de la marée et en leur montrant que les flots étaient parfaitement rebelles à ses ordres; c'était ce prince religieux qui interrompait ses batailles pour faire un pèlerinage à Rome, pour se prosterner humblement aux pieds du saint-père et fonder dans la capitale du inonde chrétien un hospice pour les voyageurs du Nord. Malgré sa piété et son zèle de prosélytisme, il ne put implanter le christianisme à Rùgen; malgré sa force, il ne put imposer à cette île un joug durable. Lui vivant, déjà elle se révoltait; à peine était-il mort, qu'elle abjurait toutes ses promesses et se relevait, en face du Danemark, dans sa fervente indépendance. Non contente de repousser loin d'elle toute tentative de prédication évangélique, elle déclarait la guerre aux provinces de la Baltique, qui se laissaient émouvoir par la voix des missionnaires. A la fin du xie siècle, à cette époque où l'Europe entière se plongeait, avec sa fervente piété, dans la vivifiante essence du christianisme ; où, d'une contrée à l'autre, des plaines de la Saxe jusqu'au delà des Pyrénées, des rives de la Tamise jusqu'à celles du Danube, le souffle ardent des croisades
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agitait les consciences, enflammait les imaginations; à cette époque où l'impétueuse parole de Pierre l'Ermite ébranlait le château et la chaumière , où un Godeiïoi de Bouillon, un Tancrède, s'élançaient à la conquête du saint sépulcre, il se faisait, dans une obscure région du Nord, une croisade contre les traditions et les enseignements qui enthousiasmaient tant de rois et de seigneurs, tant de chevaliers et de gens du peuple. Il y avait, dans la petite île de Rùgen, un prince nommé Crito, dont une tribu en révolte contre son souverain, une tribu slave d'Obotrites, invoqua l'appui. Avec cette peuplade païenne , avec son clan de soldats et de pirates, Crito entra dans le Mecklembourg, chassa les fils du duc Gottschalk, que les Obotrites avaient déjà égorgé, massacra l'évêque, démolit les chapelles chrétiennes , pénétra dans la Poméranie, puis dans le Holstein, asservit à son pouvoir ces deux provinces, et partout rétablit les idoles à la place de la croix. Le Danemark èt la Saxe n'avaient pu l'arrêter dans ses dévastations, et deux des fils de Gottschalk étaient morts en combattant contre lui. Il en restait un troisième, nommé Henri, qui devait continuer la guerre. Crito fut assassiné au milieu de ses sanglants triomphes. Le peuple de Rûgen choisit pour le remplacer un de ses neveux nommé Ratze, et pour lui renonça à
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l'un des droits qu'il avait constamment pris à tâche de garder : la dignité de prince, jusque-là élective, devint héréditaire. Ratze n'avait pas moins de courage et d'ardeur que son oncle, mais il ne devait pas avoir le même succès. Battu dans la plaine de Lûbeck, où il avait été attaquer ses adversaires, il se retire dans son île pour y faire de nouveaux préparatifs de guerre ; mais Henri le poursuit avec son armée victorieuse. C'était en hiver : les golfes de la côte, les baies intérieures étaient gelés. Henri les traverse. Les gens de Rûgen, épouvantés de cette invasion, demandèrent la paix. Henri la leur accorda en leur faisant prêter serment de ne plus prendre les armes contre lui, et en leur imposant une contribution de 4400 marcs d'argent. Pour remplir le bassin de la balance où devait être pesée cette somme, il fallut que les femmes sacrifiassent leurs bijoux et que les prêtres enlevassent au temple de Swantevit ses plus riches ornements. L'hiver suivant, sous prétexte que Rûgen avait manqué à ses engagements, Henri entreprit une nouvelle campagne avec un prince de Saxe ; mais cette fois, Swantevit, animé d'une juste colère contre ceux qui, l'année précédente, avaient dépouillé son temple, monta la nuit sur son cheval blanc, terrifia ses ennemis, et le lendemain Ratze les mettait en déroute.
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En même temps que l'île belliqueuse continuait cette lutte contre un habile et vigoureux adversaire, ses flottilles de pirates ne manquaient pas une occasion de saisir quelques navires danois, et parfois même poursuivaient leur proie jusque sur les côtes de Danemark, comme pour recouvrer perpétuellement, par leurs déprédations, le tribut que Rtigen avait eu la bonté de payer à ce royaume pendant quelques années. Après la mort de Canut, le Danemark, livré à plusieurs règnes orageux, entraîné dans des guerres désastreuses, affaibli par ses propres dissensions, avait patiemment souffert les injures réitérées de ses anciens vassaux. Un jour arriva enfin où il remit sa griffe de lion sur ces antres de corsaires, qui par leur insolence offensaient son pouvoir, qui par leur rapacité effrayaient ses négociants, et par leur idolâtrie outrageaient sa croyance catholique. En 1135, Éric Esmund arma une flotte de 110 navires (ce qu'on appelait alors des navires), et débarqua avec une troupe de 25000 hommes près de la forteresse d'Arcona. Dès son arrivée, il réussit à couper les conduits qui amenaient l'eau fraîche dans la ville, et obligea les assiégés à capituler. La soumission de cette forteresse entraîna celle de l'île entière. Les Rugéniens s'engagèrent à payer comme
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autrefois un tribut au Danemark. De plus, ils promirent d'abjurer leur paganisme et d'écouter docilement les prédicateurs chrétiens qu'on leur enverrait. Quelques-uns même, pour donner une preuve manifeste de leur bon vouloir, eurent la complaisance de recevoir l'eau du baptême. Ils la recevaient sans la moindre idée religieuse, à peu près comme ce barbare teuton dont une chronique du temps de Louis le Débonnaire raconte l'étrange fureur. Il avait fait du baptême une joyeuse spéculation, et, un jour qu'il s'y soumettait de nouveau, il s'écria à la vue du linge qu'on lui présentait pour s'essuyer : « Vous moquez-vous de moi avec ces oripeaux? Je me suis déjà laissé laver plus de vingt fois comme aujourd'hui, et toujours on m'a donné les linges les plus neufs et les plus beaux. » Éric se laissa tromper par les protestations des rusés habitants de Rûgen. Il construisit une chapelle près d'Arcona, y installa un prêtre et se retira, convaincu que la semence du christianisme allait enfin se propager sur la vieille terre païenne. Ses sujets lui avaient donné le surnom d'Éloquent; les Rugéniens pouvaient l'appeler le Crédule. A peine était-il parti qu'ils détruisirent son église, chassèrent son prêtre et se remirent, comme par le passé, à banqueter autour de leurs temples. Éric étant mort peu de temps après, et son pays
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étant agité par de nouvelles discordes, l'île sauvage qu'il croyait avoir subjuguée et convertie poursuivit gaiement le cours de ses pirateries. Mais, en 1168, voici venir Valdemar, l'énergique , l'intelligent roi de Danemark, Valdemar, qu'on a surnommé le Grand. Éclairé par l'exemple de ses prédécesseurs, il était résolu à faire sentir à Riigen la pesanteur de son glaive et à ne pas se laisser abuser par de vaines promesses. Il partit avec une flotte considérable, avec un prince de Mecklembourg qui fortifiait son expédition, avec deux prélats qui en consacraient la pensée religieuse, févêque de Scbwerin et l'évêque Absalon de Roeskilde, le ministre , l'ami de Valdemar, un des hommes les plus éclairés du moyen âge, un de ces esprits d'élite qui laissent dans l'histoire d'une nation une trace lumineuse et un nom impérissable. Les Rugéniens se préparèrent bravement au danger qui les menaçait : leur prince assembla une partie de ses troupes dans les remparts de Garz, et donna le reste à l'un de ses meilleurs officiers, en lui confiant la défense d'Arcona. De môme que son prédécesseur Éric, ce fut au pied de ce cap septentrional que Valdemar débarqua. La ville était entourée d'une forte palissade, et défendue, du côté de la terre, par une tour construite avec d'énormes
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madriers. Les Danois, après avoir en vain tenté de démolir cette tour avec des béliers et de l'escalader, parvinrent à y mettre le feu. Les assiégés, ne pouvant éteindre ce bûcher flamboyant qui s'étendait à leurs remparts et devait, bientôt dévorer leurs habitations, capitulèrent. La nouvelle du désastre d'Arcona décida le prince, qui commandait la citadelle de Garz, à déposer les armes. L'île entière se soumit aux conditions que Valdemar lui imposa. Tous les édifices païens furent détruits ; les dieux de la guerre et du tonnerre furent brisés en pièces, traînés dans la boue ; les tapis et les trésors du temple d'Arcona furent enlevés ; la statue colossale du puissant dieu Swantevit fut arrachée à son piédestal : l'évêque Absalon lui fit couper la tète pour l'envoyer à Rome au pape Alexandre, et des soldats danois prirent ses membres en bon bois de chêne pour faire cuire leur souper. Ainsi s'écroula, en 1068, le dernier boulevard du paganisme dans le Nord. Il y avait trois siècles que les religieux missionnaires de Corbie étaient venus y prêcher l'Évangile, et l'île rebelle n'avait gardé la mémoire de leur enseignement que pour faire de leur saint vénéré une nouvelle idole. Un an après la victorieuse expédition de Valdemar, les Poméraniens, qui avaient été si souvent harcelés et dilapidés par ces terribles voisins, en13
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valussent à leur tour le territoire de Rûgen, le dévastent et en rasent les derniers remparts. A partir de cette époque, la petite île, si vivace encore naguère, si agitée et si redoutée, n'a plus qu'une pâle et insignifiante histoire, qui de plus en plus s'efface dans celle du Danemark et de la Poméranie. Sa peuplade môme, son ardente peuplade, décimée par tant de batailles successives, appauvrie par les entraves qui arrêtaient sa piraterie, disparut peu à peu et fit place à une colonie allemande qui repeupla les anciens villages et en construisit de nouveaux. On dit que, dès la fin du xiv siècle, il n'existait plus dans l'île entière qu'une femme qui conservât encore quelques coutumes des Wendes et parlât leur dialecte. Cette" dernière représentante d'une race éteinte mourut en 1404. Ainsi ont disparu tant d'autres races qui tour à tour ont eu leur jour de victoire, leur ère de prospérité, et qui croyaient à leur durée infinie. Ainsi, d'âge en âge, se vérifie la sentence prophétique de la Bible : Et terra renovabitur. C'est la loi de Dieu dans l'orgueil de notre humanité. Les arbres vivent plus longtemps que l'homme qui les â plantés. Le chêne abrite sous ses rameaux plusieurs générations. A Soma, dans la Lombardie, il y a un cyprès qui, dit-on, fut planté au temps de Jules César. Au Mexique, à Chapultepec, il existe un autre
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cyprès d'une circonférence incroyable, qui, selon l'opinion de M. de Gandolle, l'éminent naturaliste, date de plusieurs milliers d'années. A Jérusalem, près de la grotte de l'Agonie, nous avons vu les huit oliviers sacrés qui, selon la tradition chrétienne, remontent jusqu'au jour de la passion. Combien y a-t-il de nations qui se perpétuent aussi longtemps? Maintenant la belliqueuse île de Rugen, qui jadis effrayait les populations des rives de la Baltique, qui inquiétait Canut le Grand dans sa vaste monarchie et Yaldemar dans tout l'éclat de son pouvoir, est un petit district d'une des provinces de Prusse, humblement soumis à l'autorité administrative de Stralsund. La vieille cité païenne de Garenza, qui possédait tant d'idoles superbes et attirait à ses fêtes tant de joyeux convives, est une modeste bourgade de deux cents maisons, dont les habitants se cotisent pour construire une école et achever Une chaussée. A Stubbenkammer, près du lac mystérieux, du lac noir de la déesse Hertha, les voyageurs ont l'agrément d'être hébergés dans un chalet suisse. A la pointe du cap d'Arconà, d'où les forbans de l'île épiaient le passage des navires de commerce pour s'élancer sur leur proie comme des vautours, s'élève aujourd'hui un phare dont Schinkei, Fil-
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lustre architecte de Berlin, a lui-même fait le plan. Le gardien de cet édifice a joint à ses fonctions officielles le métier d'aubergiste. Pour un demithaler, on peut avoir, au rez-de-chaussée de son habitation aérienne, lajouissance d'un de ces monstrueux lits de l'Allemagne, dont les draps sont comme des serviettes, et les couvertures comme des matelas. Pour quelques groschen, on peut retrouver là le bifteck aux oignons et la carbonade aux pommes de terre, ces deux terribles éléments de la cuisine teutonique, qui s'étalent fièrement aux regards de l'étranger dès son arrivéé sur les bords du Rhin, et le poursuivent de leur odeur nauséabonde, sans trêve et sans merci, de ville en ville, d'hôtel en hôtel, jusqu'aux derniers confins de la vieille Germanie. Ces affreuses préparations culinaires, devant lesquelles un Brillât-Savarin aurait éprouvé les frissons de l'agonie, et devant lesquelles un Vatel aurait pris deux épôes pour se tuer deux fois, il y a vingt ans que j'en observe le débordement. Elles accompagnent toutes les nouvelles lignes de chemins de fer, elles inondent de leur vapeur tous les nouveaux Lustgarten. A voir le noble orgueil avec lequel l'industrieux Allemand les pose sur ses assiettes de faïence, dès qu'il fonde un nouveau cabaret décoré du nom de restauration, il me paraît évident qu'il
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les considère comme les signes suprêmes de la civilisation ; et cette civilisation est parvenue jusqu'à la dernière limite de la terre des Wendes, jusqu'au promontoire d'Arcona. Il y a tant de signes éclatants de civilisation, au bienheureux temps où nous vivons ! les romans à quatre sous et les nouveaux instruments de guerre, les petits salaires des pauvres condamnés à un juste mépris, et les grands jeux de la Bourse honorés d'une respectueuse considération ; l'art d'apprendre à parler une langue étrangère en quinze jours, et l'art de se parjurer clans sa propre langue en moins de temps; les consciences qui, pour mieux dormir, s'abritent dans des billets de banque, et les esprits qui, n'ayant plus assez de place dans le cerveau de l'homme, émigrent dans les tables tournantes. Les habitants de Ritgen ne se sont point encore élevés à ces hautes manifestations de notre intelligence. Ils n'ont encore, les malheureux, ni banque ni théâtre ; pas un télégraphe qui leur annonce instantanément la cote des actions du crédit mobilier, et pas un pauvre journal qui, à défaut de mieux, leur décrive au moins les jeux de l'hippopotame, et leur dise ce que fait l'empereur de la Chine. Ils sont encore .tellement arriérés, que je doute s'ils concevraient comment une marchande de modes en renom achète des palais, et comment les labo-
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rieuses ouvrières qui l'aident à faire sa fortune s'usent les yeux aux broderies qu'elle leur commande, et meurent à l'hôpital. La science leur est arrivée par l'Allemagne. Ils n'en ont pas compris les plus grandes merveilles, et n'en ont admis que les leçons les plus vulgaires et les plus substantielles : le livre de la Cuisinière bourgeoise, le Manuel du tisserand, et le Manuel de l'agronome. C'est la chronique de Saxo le grammairien qui, en Danemark, il y a longtemps, m'inspira le désir de voir la terre de Rùgen, et je dois dire qu'en cette circonstance, comme en une foule d'autres, ma perfide et menteuse imagination s'amusait à me faire un tableau fantastique, dans lequel il n'entrait pas le moindre trait de vérité. En lisant, dans les naïves pages du secrétaire de l'évêque Absalon, le récit de l'expédition de Valdemar et du siège d'Arcona, je m'étais figuré une île d'un aspect sinistre, sauvage, une de ces contrées que l'on contemple avec un doux saisissement d'effroi, et dont on se réjouit de décrire, un soir, au coin du feu, d'un air modeste, les magnifiques horreurs, à des amis qui n'ont point quitté'ia ligne des boulevards et qui admirent votre courage. En partant de Stralsund, avec une collection de livres qui devaient me donner des idées plus justes,
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je tenais encore à mon erreur : nous tenons tant à nos erreurs ! Le bateau qui fait le service de la poste et qui, en dix minutes, franchit le détroit de Strela1, me débarqua sur une plage couverte de berlines, de calèches et de briskas. C'était le jour où, d'après un ancien usage, les propriétaires de Rûgen donnent rendez-vous à leurs fermiers, dans les hôtels de Stralsund, pour régler leur compte annuel et percevoir le prix de leur fermage. Ces propriétaires arrivent avec leurs équipages jusqu'au bord du détroit. Les fermiers s'arrêtent à la même place avec leurs lourdes voitures chargées de sacs de grains et de balles de laine, pour adoucir l'amertume du fatal quart d'heure de Rabelais par un petit négoce de circonstance. Au retour de cette double caravane, on remarque un singulier changement : ceux qui entraient à Stralsund les mains vides s'en retournent avec d'énormes sacoches d'argent,'et ceux qui y charriaient de lourdes denrées en sortent parfaitement allégés de leur fardeau. A la,^ï^éM^$Xf^ pour justifier l'idée que je m'étais faity ^oéûrs^
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de Rûgen, j'aurais pu me dire, en r'egaraant ces
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heureux patriciens, si vite comblés d^gièns, et^qs} ^
1. Ici, comme dans tout le cours de mon voVIg^^ai eu le plaisir de constater l'exactitude et la précision des M. Ad. Joanne, les meilleurs Itinéraires que je conrïîîs^e*; s$Q en excepter ceux de Murray et de Bœdeker.
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paysans si vite dévalisés : «J'assiste à une expédition de piraterie. Voilà les forbans, et voilà les victimes. » Mon amour pour les scènes du passé ne pouvait aller cependant jusqu'à outrager ainsi les vénérables lois de la propriété, jusqu'à me ranger parmi les disciples de Proudhon. Je poursuis mon excursion dans une bonne diligence, sur une belle route ferme commele macadam, unie, sablée comme l'allée d'un parc, et, de quelque côté que je regarde, je n'aperçois pas la moindre horreur. « Patience ! me dis-je ; si ces champs que je traverse me montrent si effrontément leurs verts sillons, si ces maisons, avec leurs portes vernies, leurs murs en briques et leurs toits en tuiles, ont l'air de se moquer de moi par leur odieuse apparence de prospérité, il y a pourtant en plusieurs endroits de l'île des rocs escarpés, des grottes ténébreuses, des abîmes effroyables. Les descriptions que j'ai entre les mains en font foi. » Et j'ai été débonnairement avec ces descriptions en tous les lieux qu'elles me signalaient, et enfin, pour ne pas accuser la bonne foi de ceux qui me dépeignaient en style pompeux tant de scènes surprenantes, j'ai dû penser qu'ils ne connaissaient que les marches sablonneuses du Brandebourg, les plaines de la Poméranie, et s'arrêtaient émerveillés, comme le rat de La Fontaine, à l'aspect d'un monticule : car je n'ai
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vu, dans les districts de Rûgen les plus vantés, que des masses de craie minées à leur base , déchiquetées dans leurs contours, ou entr'ouvertes par les flots, pas un rocher qui me rappelât l'un des prodigieux rochers des Ferœ, pas un promontoire qui ressemble à l'un des étages du cap Nord, pas même un de ces formidables récifs comme il en existe tant sur nos côtes de France. Qu'on s'imagine la surprise d'un peintre qui prépare ses palettes pour représenter un site effrayant et qui tombe dans une plate-bande , d'un poète qui a cru saisir une scène de drame et qui ne trouve qu'une bucolique : telle était ma déception. Mais je dois me hâter de dire que cette déception n'était point de celles sur lesquelles on gémit en longs alexandrins. Après avoir cherché la fabuleuse Rûgen que j'avais rêvée , j'en suis venu bien vite à contempler avec plaisir la véritable, la riante Rûgen, avec ses fraîches ondulations de terrain, ses massifs de grands chênes disséminés dans ses prairies , ses rustiques maisons cachées comme des nids d'oiseaux sous le feuillage des arbres fruitiers, et les singulières découpures de ses îlots, de ses presqu'îles, et cette mer qui, de tous les côtés, attire les regards et lapensée, par son miroir limpide dans les baies mystérieuses, par les flots-d'écume dont elle argenté les herbes vertes qui frémissent sur ses rives, par son
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indolent balancement et ses doux murmures sur les bancs de sable , par sa grandeur suprême dans le libre espace. Il est des paysages qui sont comme une figure des différents âges de la vie : les uns, hardis, bruyants, tourmentés, pleins de séve et de rayons du soleil, et de contrastes étranges comme la fougueuse jeunesse; les autres, pâles, froids, silencieux, comme les dernières années du vieillard. Ceux de Rûgen sont comme l'âge mûr, ferme et fécond encore, mais déjà terne et recueilli, cherchant le calme dans l'ombre et la solitude, et s'inclinant graduellement du milieu de sa carrière, comme le sol de cette île du milieu de ses collines vers son océan, vers son éternité. Il y a là une population d'environ 40 000 âmes, disséminée dans des maisons éparses ou dans de petits hameaux de cent à cent cinquante habitants. Les manufactures n'étalent pas encore, au sein de cette honnête colonie, leur luxe et leur misère. L'industrie, avec sa main de fer, n'enlève point à la mâle et joyeuse satisfaction du travail agricole une légion de pauvres enfants, pour les asservir au mécanisme de ses rouages dans un air méphitique. La fermière tisse elle-même, avec ses filles, le linge et les vêtements de la famille. Le paysan et le pêcheur façonnent eux-mêmes leurs ustensiles. Les dons du sol et
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de la mer suffisent à leurs besoins. S'ils ne connaissent point les splendeurs des grandes villes, ils en ignorent aussi les profondes souffrances, et, si pauvres qu'ils soient, ils ont toujours un morceau de pain, une jatte de lait à partager avec celui qui vient leur demander une place à leur foyer : car, en remplaçant ici la race des Wendes, ils ont hérité, avec ses domaines, de ses vertus hospitalières. Les mêmes situations enfantent quelquefois des caractères tout différents. La mer qui, de chaque côté, entaille cette île, excitait la convoitise des Wendes et les portait à s'en aller au loin sur ses vagues prendre, les armes à la main, la cargaison du marchand et piller les côtes étrangères. La même mer enferme aujourd'hui les paisibles habitants de Riigen dans les limites de leurs domaines. Un grand nombre d'entre eux n'ont jamais été au delà de Stralsund. D'autres ne connaissent pas une cité plus considérable que leur capitale de Bergen, une capitale de 3500 habitants, et il en est qui, de l'isthme où ils sont nés, n'ont pas même posé le pied sur l'isthme voisin. Ils ont cependant du blé, de l'orge à vendre ; mais ils n'ont pas besoin de quitter leur demeure pour opérer cette vente : des négociants vont de hameau en hameau recueillir le produit des récoltes et en chargent des navires. Plus d'une ville d'Angleterre et d'Ecosse est en partie alimentée par
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les céréales de la petite île de Rûgen. Le produit de la pêche est aussi quelquefois exporté dans des contrées très-éloignées. Un matin je cheminais sur le revers desséché de la presqu'île de Wittow. A mes pieds, les vagues soulevées par une fraîche brise du nord roulaient l'une sur l'autre avec un long mugissement. Autour de moi je ne voyais qu'une dune aride, où çà et là s'élevaient seulement quelques touffes d'herbes sauvages et quelques arbustes dont la pâle verdure s'éteignait sous un tourbillon de sable emporté par le vent, comme une neige fine. Pas une apparence de culture, pas une habitation humaine. A quelque distance pourtant, cette presqu'île est très-riante et très-féconde ; mais ici, c'était comme le désert du sol à côté du grand désert-de l'Océan. Tout à coup , dans un étroit ravin, fermé par des monticules de sable, j'aperçus une douzaine de petites cabanes abritées dans cette gorge comme des nids d'hirondelles dans les fissures d'une muraille, serrées l'une contre l'autre comme une troupe de mouettes effarouchées, et tournées de çà de là sans aucune idée d'ordre et de symétrie, comme des barques que la mer aurait, dans un de ses orages, jetées pêle-mêle sur la grève. C'était un village de pêcheurs comme il en existe plusieurs sur cette plage. Les migrations du hareng sont, pour ces
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pauvres gens, comme pour plusieurs districts de la Hollande, une fortune providentielle. Quand ces flots flottants de poissons commencent à apparaître, tous les filets sont préparés, toutes les embarcations sont à l'eau. Tant que dure cette moisson aquatique, les pêcheurs ne peuvent l'abandonner pour se rendre à leur paroisse d'Altenkirchen. Alors le prêtre vient lui-même au lieu où ils sont rassemblés célébrer, une fois par semaine, l'office divin, en plein air, si le temps le permet, ou dans une humble chapelle bâtie au bord de la grève. Quelle douce et imposante coutume ! Quel noble et touchant spectacle, que celui de cette laborieuse communauté réunie pour chanter l'hymne religieux dans le bruissement des flots, dans le sifflement des vents, et pour entendre la voix affectueuse qui leur parle de Dieu, dans les merveilleuses œuvres de Dieu, au bord de la mer, sous la voûte du ciel ! J'ai eu le malheur d'assister un jour à l'effroyable prédication et aux scènes de vertige d'un campmeeting américain ; j'espère ne plus jamais voir une telle profanation de l'enseignement biblique, et je regrette de ne pas m'être trouvé parmi les pêcheurs de Wittow, dans la saison où le prêtre leur fait ces serinons que Kosegarten appelle les sermons du rivage, Kosegarten, le prédicateur vénéré et le poète de Rûgen.
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A travers les prairies, les sillons, les landes arides et les champs féconds de cette île, de toutes parts on découvre les vestiges, de la vieille race slave et de la vieille race germanique, des restes de remparts dont l'étude aurait ravi le bon M. Oldbuck, l'antiquaire de Walter Scott, des places de sacrifices sur lesquelles un archéologue pourrait faire des observations curieuses, et des tombeaux de différentes classes en quantité. On n'en compte pas moins de 1800. Les primitifs habitants de Rûgen construisaient les demeures des morts plus solidement que celles des vivants. Ils n'occupaient que des cabanes en bois, et leurs fortifications de Garz, d'Arcona, n'étaient même que des espèces de camps retranchés, des talus en terre, soutenus par des palissades ; mais, pour conserver les cendres de leurs pères, ils creusaient de grandes fosses qu'ils revêtaient à l'intérieur de larges pierres et recouvraient d'énormes dalles. Les Turcs plantent dans leurs cimetières des cyprès qui étendent leurs rameaux sur plusieurs générations d'hommes. Les Égyptiens cherchaient à conserver leurs morts en les emmaillotant dans des bandelettes. Les Wendes leur élevaient des monuments qui subsistent encore après toutes les révolutions que l'humanité a subies dans l'espace de dix siècles. On trouve là des glaives et des pointes en
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silex, des ornements en bronze, des urnes cinéraires plus anciennes que les plus anciens châteaux des rois de l'Europe. Une partie de ces monuments arrondis en dômes, couverts de gazon, ressemblent aux mogilas des steppes de la Russie, aux tumulus des plaines de Suède ; quelques-uns s'élèvent aussi haut que les trois collines qu'on voit près d'Upsal et dans lesquelles reposent, dit-on, les trois grands dieux Scandinaves. Dans ces antiques sépultures, on ensevelissait probablement les gens du peuple. Il en est d'autres dans lesquelles on découvre des squelettes qui n'ont point été livrés aux flammes du bûcher. On pense que c'étaient les cimetières des esclaves, des prisonniers de guerre condamnés à être immolés devant les temples des idoles de Garz , ou de l'idole suprême d'Arcona. Il en est d'autres encore qui, vraisemblablement, étaient les sépulcres des chefs de la tribu ou de riches familles. Ils n'ont qu'une vingtaine de pieds d'étendue ; mais ils sont bordés de pierres si énormes et surmontés de blocs de granit si prodigieux, que le peuple en attribue la construction à des géants. En effet, quand on mesure du regard ces tombes colossales, ces rochers bruts, pareils aux dolmen et aux menhir de la Bretagne, on a peine à croire qu'ils aient été ainsi rangés par la main de l'homme, ou il faut supposer que les Wendes, lorsqu'ils construisirent ces tombeaux ,
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avaient, comme les Égyptiens lorsqu'ils érigeaient leurs obélisques, des procédés de mécanique dont nous avons perdu la tradition. Ce bon peuple de Rûgen ! il fait assez voir chaque jour combien, dans sa simplicité, il ëstindifférent aux attraits du métal que les autres peuples de l'Europe ont, comme les Israélites, divinisé ; car il promène tranquillement sa charrue et fait paître ses bestiaux autour de ces monuments. Et ses légendes lui disent pourtant qu'il y a là des trésors plus précieux que les placers de la Californie. Les géants ont enfoui sous ces masses de granit des lingots d'or, des diamants, pour les soustraire à la méchante petite race humaine, qu'ils abhorraient. Il y a là aussi des nains qui demeurent dans l'intérieur des collines, sous des voûtes étincelantes de rubis et de saphirs. Il y a eu dans la ville de Garz un vieux chef de Wendes qui avait amassé dans une cave des tonnes d'or et d'argent, et qui, à l'arrivée des chrétiens, s'ensevelit lui-même au milieu "de ses richesses, pour les dérober aux odieux persécuteurs de sa religion païenne. Enfin il y a eu des corsaires qui ont caché dans des grottes profondes ce qu'ils avaient amassé de plus précieux dans leur piraterie. Deux de ces corsaires, Claus Stortebeck et Michel Gadeke, se sont fait dans la contrée un renom terrible. Ils appartenaient à cette bande de flibustiers
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qu'on appelait les Vitalienbriider (les frères de la vietuaille), parce qu'ils ne vivaient que du produit de leur rapine, ou les Liekendeeler, parce qu'ils divisaient entre eux leur butin par égales parts. Longtemps ils firent flotter leur formidable pavillon à travers la Baltique, dévalisant les bâtiments de commerce, et quelquefois s'élançant sur les côtes, pillant et incendiant les villages. Poursuivis par des escadres de Lûbeck, de Hambourg, ils engageaient audacieusement le combat, s'emparaient des navires armés contre eux ; et, s'ils se voyaient attaqués par des forces trop considérables, s'ils étaient forcés d'abandonner le champ de bataille, comme les pirates de Bornéo exposés au canon de la frégale anglaise, ils se retiraient dans des baies étroites dont eux seuls connaissaient les détours et où l'on ne pouvait les atteindre. Une naïve légende populaire rapporte que ces abominables forbans étaient. protégés par les reliques d'un saint qu'ils avaient enlevées dans un cloître, et qu'ils emportaient dans toutes leurs expéditions. Ce saint débonnaire, les voyant si fidèles à son culte au milieu de leurs débordements, espérait peut-être les convertir ; mais à la fin il se lassa de donner son appui à de tels mécréants. Dans un effroyable combat, où trois villes hanséatiquës avaient réuni leurs forces, Gadeke et Stortebeck
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furent pris avec huit cents de leurs compagnons, conduits à Hambourg et décapités. Mais Stortebeck avait caché ses trésors dans une des cavernes du Stubbenkammer, et il laissait là une belle jeune fille qu'il avait enlevée dans une de ses cruelles excursions à Riga. La pauvre fille, enfermée dans sa sombre retraite, ne trouvant aucune issue pour en sortir, appelant en vain à son secours son ravisseur, qui, en ce moment, était engagé dans sa dernière lutte, et les habitants de l'isthme, qui ne pouvaient l'entendre, la pauvre fille succomba dans son abandon aux tortures de la faim. Mais il semble qu'elle a pris part à un meurtre qui l'empêche de trouver le repos dans la mort. Depuis près de cinq siècles, elle est là comme une image du remords que le trépas même ne peut éteindre, comme un de ces symboles du dogme d'expiation enseigné par tant de légendes populaires, dans l'Europe entière, au moyen âge. Depuis près de cinq siècles, elle sollicite une voix charitable qui apaise les reproches de sa conscience, une main compatissante qui l'aide à effacer les traces de son crime et lui donne , avec une pieuse prière, une sépulture chrétienne. Chaque année elle se montre clans la nuit du 24 au 25 juin, dans cette nuit merveilleuse de la SaintJean, où le soleil s'arrête si longtemps sur notre
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hémisphère qu'on dirait qu'il ne peut s'en détacher, où la terre est pleine de miracles, où les petites fleurs des champs annoncent aux jeunes filles quel sera leur fiancé, où les bois et les eaux ont aussi des murmures prophétiques, où les rayons de l'éternelle lumière pénètrent dans les entrailles du sol et réveillent les morts qui s'avancent à la croisière des chemins pour reprocher à une femme infidèle l'oubli de ses serments, ou pour donner à un être aimé un salutaire conseil. Elle se montre, la malheureuse victime des pirates, au bord de la mer, à l'entrée d'une des grottes du Stubbenkammer, tenant en main un mouchoir taché de sang qu'elle trempe dans l'eau, qu'elle frotte d'une main convulsive, et qu'elle regarde ensuite avec une profonde douleur ; la tache qu'elle s'efforce d'essuyer est toujours aussi rouge et aussi vivace. Celui qui, en ce moment, s'avancerait vers elle avec une pieuse sympathie, la délivrerait du sinistre souvenir qui l'obsède. Elle tomberait avec calme sur le sol où elle reste ainsi éveillée, et, avant de clore les yeux en paix, elle lui révélerait l'endroit où Stortebeck a enfoui ses trésors. Je me suis trouvé par hasard, clans la nuit du 25 juin, au Stubbenkammer. J'ai entendu raconter cette histoire, qui, sous son voile étrange, renferme une grave et religieuse pensée,, et j'aurais volontiers
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tendu la main à. cette malheureuse Madeleine de Rugen, condamnée depuis si longtemps à une si rude pénitence. Mais je dois dire que je ne l'ai point aperçue, et j'ai encore manqué cette fois l'occasion de faire une bonne œuvre. Je ne parle pas de l'occasion que j'aurais eue par là de faire ma fortune : il y a longtemps que j'y ai renoncé. Avec sa rustique et modeste physionomie, avec ses humbles habitations de laboureurs, entre lesquelles apparaissent de loin en loin quelques maisons de maîtres, construites avec plus de faste que de bon goût, avec ses chroniques et ses monuments d'un temps ancien, avec ses points de vue les plus pittoresques, l'île de Rugen n'a longtemps attiré sur ses plages silencieuses qu'un petit nombre d'étrangers. Quelques archéologues allemands y abordaient pour observer les vestiges d'un de ses vieux remparts, pour déterrer quelques urnes de ses sarcophages , afin d'écrire sur les constructions des Wendes une dissertation académique. Quelques poètes y allaient en une saison de loisirs promener leur indolente rêverie. Mais un homme est venu qui, par l'intelligence et la persistance de ses travaux, a donné à ce petit coin de terre un éclat tout nouveau et en a fait un des lieux de bains les plus renommés de l'Allemagne. C'est le descendant d'une des plus anciennes familles du Nord , c'est le prince de Put-
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bus, le propriétaire de ce vaste et magnifique domaine qui, d'une hauteur couverte de taillis superbes, descend graduellement, par des champs de blé, jusqu'au bord de la mer, en face de la petite île de Wilm. Il n'y avait là autrefois qu'une immense forêt sauvage, et, au milieu de cette forêt, un grossier bâtiment qui datait du commencement du xnr siècle. En 1583, un des comtes de Putbus y ajouta une chapelle ; en 1725, un autre commença sur un vaste plan la construction du château actuel. Une des branches apanagées de cette famille résidait alors à quelques lieues de là, dans le village de Vilmnitz, où l'on voit encore ses tombeaux. Il existe en outre, dans l'intérieur de l'île, un imposant château, construit par le comte Gustave Wrangel. C'était là que l'illustre général de la guerre de Trente ans était venu se reposer de ses longues campagnes ; c'était là qu'il avait achevé sa virile carrière. À sa mort, il léguait cette propriété à la famille Brahe, cette noble famille dont le nom est inscrit pendant des siècles aux plus belles pages de l'histoire de Suède. Lorsque Riigen fut, avec la Poméranie, réuni à la Prusse, le comte Brahe vendit au prince de Putbus le château de Spyke, les bois, les quarante domaines qui en dépendaient.
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Cette magnifique propriété n'offrait à celui qui venait de l'acquérir que de doux loisirs, et il était d'une nature trop active pour s'assoupir nonchalamment dans les jouissances de la fortune. Il voulait fonder une nouvelle œuvre ; il l'entreprit en 1810, et il la continua pendant quarante-quatre ans jusqu'à son dernier jour. En 1810, il achevait le château de Putbus, commencé par un de ses aïeux, et, des vastes et épais taillis qui l'entouraient, il faisait un parc anglais d'un goût exquis, d'une solennelle beauté. De loin, on aperçoit ce château superbe, avec sa haute façade, ses larges balcons, ses blanches colonnes, et rien n'y manque de ce qui constitue une royale résidence, ni les ornements de luxe, ni les statues de bronze et de marbre, ni les serres où fleurissent dans leur éblouissant éclat les plantes des tropiques, ni les vastes bassins où se jouent les cygnes, ni la faisanderie. Ses jardins sont cultivés par une légion d'ouvriers, ses allées ombragées par des tilleuls séculaires ; d'un côté, ses fenêtres s'ouvrent sur une immense forêt, de l'autre sur la mer. Partout les grandes scènes de la nature, et partout les traces d'une main laborieuse, d'un intelligent esprit. En même temps que le prince poursuivait ce travail, il traçait le plan de la bourgade qu'il voulait
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édifier autour de sa demeure. Cette partie de l'île était à peu près déserte : il y appela des ouvriers, des marchands. Il leur donnait, moyennant une petite redevancè annuelle de
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francs, un terrain
assez étendu pour se faire un jardin, pour se bâtir une jolie maison, à la condition seulement que cette habitation s'élevât dans d'élégantes proportions et dans un alignement régulier. Peu à peu la colonie, attirée par la puissante maison seigneuriale, soutenue au besoin par sa générosité, prit plus de consistance. A mesure qu'elle grandissait, le prince, pour faciliter ses moyens de transport, perça des routes de côté et d'autre. Tout le travail qui s'opère par une compagnie de settlers dans les régions vierges de l'Amérique, défrichements, maisons de fermes et maisons d'ouvriers, ponts et chaussées, il le dirigeait et le continuait d'année en année avec une énergique et habile pensée. Un beau chemin réunit à présent le domaine de Putbus à la capitale de l'île et à l'embarcadère de Stralsund ; un autre descend au bord de la piage. Sur cette plage le prince construisit un splendide édifice pour les baigneurs. Puis, lorsque les baigneurs commencèrent à venir sur cette côte, où ils trouvaient des établissements disposés avec tant de soin, le prince fit bâtir pour eux, à côté de son
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parc, un théâtre, et, clans l'enceinte de son parc, une salle de hais et de concerts, un café, des boutiques. Avec ses propres revenus il suffisait à toutes ces dépenses. Il vivait d'une vie frugale, et il était riche, si riche, que les gens deJa campagne ont déjà fait une légende sur sa fortune : « Voyez, monsieur, me disait un jour un de ses paysans , notre prince ne possédait pas moins de quatre-vingt-dix-neuf domaines ; il voulait en avoir cent, et quand il en a eu cent, il est mort. C'est un grand malheur qu'il ait eu un tel désir ; car il était charitable, il faisait beaucoup de bien dans le pays, et nous croyons tous que les méchants esprits avaient jeté un sort sur ce centième domaine. ■» 0 philosophie du peuple, naïve sagesse des cœurs simples ! si son penchant aux merveilles l'entraîne à d'étranges conceptions, n'y a-t-il pas souvent, jusque dans ses erreurs, une saine expression de bon sens, un enseignement d'humilité et de modération ? La vérité est que le prince ne songeait point à acquérir de nouvelles propriétés, mais à féconder de plus en plus dans tous les sens sa création de Putbus. Les travaux matériels ne l'occupaient pas exclusivement. Il aimait les lettres et les arts. Il para son château d'une bibliothèque de 10 000 vo-
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lûmes, d'un musée ethnographique et d'une collection de tableaux que l'on dit très-remarquable. Pendant son séjour à Putbus, la princesse douairière était malade, sa demeure fermée. Je n'ai pu, à mon grand regret, visiter ces galeries, qui renferment plusieurs œuvres notables de l'école italienne, des statues de Thorwaldsen et quelques livres précieux, entre autres un que j'avais un grand désir de voir, le livre de prières de Philippe II, imprimé en lettres gothiques sur quarante feuillets de parchemin et orné de miniatures. Mon ami Amédée Pichot aurait été heureux si j'avais pu lui rapporter une exacte description de ce volume, pour l'adjoindre à la troisième édition de son histoire de Charles-Quint. Il y a vingt ans, File de Rtigen, avec ses 35 000 habitants, n'avait encore que des écoles élémentaires. Le prince de Putbus l'a dotée d'un gymnase. Il a lui-môme fait bâtir au milieu de sa nouvelle cité une maison pour les élèves, une maison pour le recteur, et doté généreusement cette institution. J'ai vu à Philadelphie le palais construit dans une intention de même genre avec le legs de l'orgueilleux Girard. Je suis bien convaincu que ce fastueux établissement n'est qu'une vaniteuse erreur, tandis que celui de Putbus subsistera comme une sérieuse et utile institution.
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Le 27 septembre 1854, le prince mourait dans ses domaines, et en mourant il pouvait arrêter avec satisfaction ses regards sur l'œuvre à laquelle il avait consacré sa vie. Sur un sol inculte, il avait répandu la semence du travail et de l'industrie. Sur un terrain désert, il avait formé une bourgade qui ne compte pas moins de 1500 habitants, et qui tend constamment à s'agrandir. L'hiver, cette bourgade repose dans un profond silence, sous son manteau de neige. Mais au retour du printemps elle s'éveille avec la terre qui reverdit, les arbres qui bourgeonnent, les oiseaux qui gazouillent, et tout à coup reprend une vive et joyeuse animation. Les élégantes auberges bâties autour de la place ouvrent leurs persiennes aux riantes perspectives de la mer et des champs. Des légions de cuisiniers, de glaciers, de kellners, arrivent de Berlin avec leurs fourneaux et leurs paniers de liqueurs. Des marchandes de modes et de verres de Bohême s'installent dans les boutiques du parc. Des libraires envoient aux cabinets de lecture de Putbus une nouvelle provision de poésies et de romans. Une trôupe d'acteurs reprend possession du théâtre, et pour faire voir son habileté y apporte la traduction de Mademoiselle de la Seiglière ou de la Dame aux Camélias. Les bateaux à vapeur de Stralsùnd et de Grèifswald amènent là chaque jour
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une quantité de familles qui n'y trouveront point la roulette de Bade, le tapis vert de Hombourg, mais les douces ethonnêtesjouissancesd'une nature charmante. Le parc, les jardins sont ouverts à tout le monde. Les .lilas s'épanouissent, les vieux tilleuls étendent sur les pas des promeneurs leurs ombrages embaumés ; la terre est resplendissante de verdure et de fleurs, l'atmosphère est inondée de parfums, et l'orchestre retentit dans la salle de bal. C'est un des enchantements du Nord, dans la suave beauté de ces jours d'été, où les sylphes voltigent comme des abeilles dans le feuillage des arbres, où les elfes dansent en longs cercles dans les prairies, à la lueur de la lune. C'est la magie de Titania, et cette magie, on la doit à l'heureuse conception et à la persévérance d'un seul homme. Au milieu de la grande place circulaire, entourée d'une ceinture d'élégantes maisons, s'élève un obélisque sur lequel on lit celte simple inscription :
GRÙNDUNG DES ORTES PUTBUS.
Fondation de laplace de Putbus, 1810. Tant de monuments ont été élevés aux tristes triomphes de la guerre ! Les' yeux se reposent avec joie sur ceux qui ne rappellent que les succès d'un utile labeur et d'une salutaire pensée.
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Il a bien droit à un monument, le descendant d'une famille de soldats, qui employa près d'un demi-siècle à son œuvre pacifique, le patient artiste quia, comme un autre Oberlin, fait surgir une florissante bourgade d'un sol sauvage et, comme un autre Borromée, créé sur la Baltique son Isola Bella.
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Par son fractionnement en six monarchies, en vingt-sept duchés et en quatre villes libres, par ses anciennes institutions, l'Allemagne conserve, dans ses différentes zones, le mouvement politique etlittéraire, la vitalité qui, dans les États soumis à un énergique système de centralisation, affluent de plus en plus au cœur de la capitale. L'Allemagne n'est point dans Vienne ou dans Berlin, comme la France dans Paris. Si la Prusse, l'Autriche et les monarchies secondaires, la Bavière, le Hanovre, la Saxe, le "Wurtemberg exercent à la diète germanique l'ascendant que leur donne leur force numérique, chaque principauté n'en est pas moins un État souverain, indépendant, une petite Allemagne dans la vaste contrée germanique. Chaque duché a son organisation particulière. Chaque petit prince a ses ministres, sa cour et ses généraux, et Altenburg et Rudolstadt portent le titre de capitales, tout aussi bien que Munich ou Stuttgardt. De là cette variété de régimes administratifs, d'intérêts particuliers,
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et de mœurs assez distinctes dans ces divers États qui, à la diète de Francfort, représentent une même nation, et qui parlent la même langue. La différence de leur situation géographique et les dissidences de leur dogme religieux établissent encore entre eux d'autres disparates. Le joyeux vigneron des bords du Rhin , qui vit sous un ciel tempéré et récolte les grappes savoureuses des coteaux de Rudesheim, ne peut avoir le même caractère que le paysan des marches septentrionales du Brandebourg , qui cultive péniblement un sol aride, sous un ciel nébuleux. Le pieux Bavarois, qui s'agenouille humblement aux pieds de son confesseur, observe les jours d'abstinence et honore les couvents, ne peut ressembler au fier Saxon qui, sa Bible de Luther à la main, rejette ces pieuses pratiques comme de vaines superstitions. C'est cette multiplicité de points de vue qui rend l'étude de l'Allemagne si attrayante et en même temps si difficile. On n'a pas vu l'Allemagne quand on a été se promener gaiement de Manheim à Cologne ; on ne l'a pas vue quand on a pénétré jusqu'au cœur d'une de ses monarchies. Et quand l'a-t-on vue ? Depuis vingt ans je l'ai traversée plusieurs fois en tous sens, je me suis arrêté dans ses principales cités, j'ai eu l'honneur de m'entretenir avec une partie de ses hommes les plus distingués. Aux jours de la jeu-
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nesse, en ces jours d'une vive et hardie confiance qui arrive si aisément à la présomption, j'ai cru connaître l'Allemagne. Je l'ai revue encore, et la vérité m'oblige à confesser que je ne suis pas même sûr d'en avoir réellement saisi quelques facettes. Chacun de ces petits États, dont la politique européenne tient à peine compte, et dont le nom ferré de dures consonnes aurait effarouché l'oreille de Boileau, tout autant que ceux dont il se plaignait à Louis XIV 1 ; chacun de ces petits États pourrait être à lui seul, pour un artiste, pour un chroniqueur, pour un poète, un intéressant objet d'observation. Chaque ville a quelque attribut particulier, dont elle exalte naïvement la valeur en face des autres villes : celle-ci, ses souvenirs glorieux d'un autre temps, ses traditions qu'elle conserve avec un soin religieux ; celle-là, ses édifices modernes, dont elle se glorifie ; d'autres, leurs sites pittoresques dont elles se parent comme une princesse de ses colliers de perles. 11 en est qui, par un bonheur spécial, réunissent les nobles vestiges du passé aux créations du temps actuel, et le poétique attrait du paysage aux œuvres lucratives de l'industrie. Il en est qui, à défaut de ces dons de la fortune et de ces dons de
1• Et qui peut sans frémir aborder Woerden ? Quel vers ne tomberait au seul nom deHensden?
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la nature, s'enorgueillissent à juste titre de leurs institutions scientifiques. Les universités établies çà et là à travers l'Allemagne ont donné une célébrité européenne à des villes qui, en France, n'auraient pas d'autre importance que celle d'un chef-lieu de sous-préfecture. Des livres mémorables ont été élaborés dans l'enceinte de ces petites cités. D'illustres professeurs ont attiré des flots d'étudiants de toutes les régions de la confédération germanique dans le district provincial qu'ils illustraient par leur savoir. A l'extrémité de la Prusse, dans sa demeure septentrionale de Kœnigsberg, Kant ouvrit à l'Allemagne une nouvelle voie philosophique. A Gœttingen, pendant un long espace de temps, des milliers de disciples se sont rassemblés autour des chaires de Heeren et des frères Grimm, ces deux sources inépuisables de science philologique. A Heidelberg, on venait de loin assister aux leçons de jurisprudence de Mittermaïer. L'université de Halle s'est fait un renom spécial par ses cours de théologie. Schiller, le grand poète, a enseigné l'histoire dans lapetite ville d'Iéna. Riïckert a été professeur de littérature à l'université d'Erlangen, et Uhland à celle de Tubingen. Il existe entre ces hautes écoles des divers États allemands une émulation qui entretient leur ardeur, une émulation à laquelle les suffrages du public, le patro-
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nage des princes et des considérations d'intérêt matériel donnent un puissant ressort. Si un savant se distingue au début de sa carrière, dans ses leçons de Privât docent, c'est un honneur pour le souverain du duché de l'appeler dans son université, c'est un bonheur pour une ville de le compter au nombre de ses professeurs, et comme à son traitement fixe il adjoint la rétribution des étudiants qui suivent ses cours, la science qui fait sa réputation fait en même temps sa fortune. Je me rappelle avoir assisté, il y a longtemps, à une brillante soirée chez le vénérable Hugo, le professeur de droit de Gœttingen, et, comme je me plaisais à observer l'élégance de sa maison : « Cette maison, me dit-il avec une riante bonhomie, c'est le monument matériel de mon professorat. J'en ai construit le premier étage avec les Pandectes, le second avec les Institutes de Justinien, et j'en ai achevé la toiture avec mes résumés sur l'ensemble du droit romain. » Le poète latin comprenait autrement son Exegi monumenlum. Mais, en notre cher temps de calculs positifs, plus d'un héritier préférerait à Yœre perennius des odes d'Horace les trois étages; en bonnes pierres détaille du professeur de Gœttingen. En France, dès que nous croyons sentir en nous quelque instinct littéraire, dès que nous avons com-
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posé, avec les souvenirs du collège, les cinq actes de notre tragédie classique, ou imprimé une élégie dans le journal de notre département, il nous semble que les limites de notre province sont trop étroites pour nous, et son atmosphère trop lourde. Nous ouvrons nos ailes et nous volons à Paris. Ailes d'Icare! combien s'en est-il fondu! Et parmi ceux qui ont réussi dans leur ambition, combien en est-il qui n'aient pas plus d'une fois sincèrement regretté le silence de leur vallée et l'ombre de leur clocher natal ? En Allemagne, tous les écrivains ne sont point ainsi fascinés par les promesses si souvent décevantes des grandes villes. Il est des poètes dont on entend au loin résonner la voix aimée, et qui chantent dans leur village comme l'alouette dans ses sillons. Novalis a composé, dans les plaines de Weissenfels, ses Hymnes à la nuit ; Hebel a fait, dans les vertes prairies du pays de Bade, ses idylles charmantes, ses allemanische Gedichle. L'énergique talent du comte d'Auersperg (Anastasius Grûn) s'est développé dans le calme d'un château solitaire, à l'extrémité de l'Autriche. De là, sans doute, cette fraîcheur d'émotion, cette naïve rêverie, ce vif et candide sentiment de la nature qui caractérisent la poésie lyrique allemande. Ces qualités poétiques, on peut bien les garder quelque temps dans l'arène
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tumultueuse des cités; mais elles ne se renouvellent et ne se ravivent que dans l'air pur qui retrempe le cœur, dans le calme qui le repose, dans le libre espace des champs. D'autres œuvres qui ont fait époque en Allemagne ne datent ni de Vienne ni de Berlin. Opitz, le Malherbe de la poésie germanique, vivait en Silésie dans la seigneurie de Liegnitz. D'une ville hanovrienne de 12 000 âmes, que nous avons déjà plusieurs fois citée, de la savante et féconde Gœttingen, est venu par Biïrger, par Hœlty, le premier souffle d'une nouvelle poésie allemande. Jean Paul, le colossal Jean Paul, a écrit la plupart de ses livres à Bayreuth; H. Schlegel, l'ami de Mme de Staél, allumait à Bone le feu grégeois de sa critique, et chacun sait que, pendant un demi-siècle, Wieland, Herder, Gœthe, ont fait de la jolie petite cité ducale de Weimar la métropole littéraire de l'Allemagne. Il faut dire que les écrivains trouvent en Allemagne, dans des villes très-secondaires, des ressources qui n'existent guère dans nos plus riches départements. L'Allemagne compte vingt-deux, villes universitaires, qui toutes possèdent une bibliothèque considérable, des recueils scientifiques, des librairies importantes. La plupart des autres ont un gymnase, ou tout au moins une de
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ces bonnes et solides écoles pratiques qu'on appelle realschule, et un libraire, et un éditeur, ce merle blanc, ce rara avis de nos provinces. L'organisation de la librairie allemande contribue puissamment à la diffusion des lettres dans les régions germaniques. Tous les livres publiés en Allemagne arrivent au grand réservoir de Leipzig, d'où ils sont envoyés en commission dans chaque district de l'Allemagne. La plupart de nos libraires de province se ruinent à acheter des nouveautés qui restent dans leurs magasins. Le libraire allemand n'est point exposé aux mêmes déceptions. Il peut, sans crainte, parer ses vitrines de l'ouvrage qui lui est remis en commission. S'il le vend, il le paye à l'éditeur ; sinon, il est tenu seulement de le lui rendre non coupé et non taché. En ce cas, lesjivres partis de Leipzig retournent à Leipzig, avec leur triste nom de krebsen (écrevisses), et chaque année, à la foire de Pâques, les éditeurs viennent là régler entre eux les détails de ce qu'ils ont reçu, de ce qu'ils ont vendu, et solder leurs comptes. On s'est étonné de la rapide propagation des contrefaçons belges, assurément moins correctes et souvent tout aussi coûteuses que nos publications parisiennes. Ce succès tenait en grande partie à l'habileté que les éditeurs de Bruxelles avaient eue de se plier au système de commission en usage dans toute l'Allemagne, tandis
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que les nôtres ne voulaient point admettre ce mode de placement. Mais il faudrait de gros et massifs volumes, comme en font les Allemands, pour dépeindre quelque peu la variété d'aspects de leurs principautés, et je ne sais comment j'en suis venu à écrire ces quelques pages. Me voilà sur les bords de l'Elbe, loin des cités monarchiques et des universités, attendant le bateau qui doit me conduire à Helgoland. Pourquoi donc cette digression littéraire ? A présent je voudrais en revenir à mon point de départ, et je cherche une transition convenable pour m'y ramener. Ah! les rebelles transitions ! Algues fugitives que le nageur inquiet essaye de saisir pour regagner la terre ferme, rayon plus incertain que celui de la luciole dans les sentiers où l'on s'égare, bien plus mobile que les cordes d'écorce que les Indiens du Pérou lancent d'un pic de roc à l'autre pour traverser un torrent. On nous a fait des dictionnaires de synonymes, des dictionnaires de rimes, des dictionnaires de toute sorte. Qui donc nous donnera un dictionnaire de transitions ? De peur que celle qui me manque ne résiste trop longtemps à mes vœux, ou ne s'adapte par une grossière couture à mon récit, comme une pièce d'emprunt à un manteau troué, j'aime mieux y renoncer, j'aime mieux trancher d'un coup de
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plume ce nœud gordien de l'alinéa et confesser ma pauvreté d'expédients. Je désirais parler de Hambourg, et, en jetant un coup d'œil rétrospectif sur les autres grandes villes d'Allemagne, je voulais dire qu'après l'expérience réitérée que j'en ai faite, celleci me semblait encore entre toutes la plus agréable à habiter. « Quelle singulière idée! s'écrieraient les savants et les artistes, s'ils m'entendaient formuler cette opinion. Y a-t-il à Hambourg un mouvement littéraire comme à Berlin et à Leipzig, des musées comme ceux de Dresde ou de Munich ? — Quelle singulière idée! s'écrieraient aussi les jeunes possesseurs de Rittergùter. Trouvera-t-on jamais à Hambourg rien qui ressemble à l'éclat de la société aristocra-^ tique dans les royales cités d'Allemagne?» Non, Hambourg n'a point la prétention d'enseigner solennellement, du haut d'une chaire, la philosophie ou l'histoire à la génération actuelle et aux générations futures; Hambourg n'a point d'université et point d'académie. Ses bourgmestres n'ont point réuni, comme les magnifiques souverains de Saxe$ les chefs-d'œuvre de l'école italienne dans leurs palais, ni, comme Louis de Bavière, les trésors de l'ancien art allemand. Son sénat démocratique ne ressemble point, comme celui de Rome, à une assemblée de rois; il ne voit point étinceler' dans jses réunions une quantité d'habits brodés; il ne
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pare point ses fêtes d'une multitude d'arbres généalogiques, et personne ne pourrait faire, dans ses salons cette spirituelle plaisanterie d'un vieux gentilhomme : « De grâce, madame, ne laissez pas entrer la lune par vos fenêtres ; elle ne compte que quatre quartiers. » Hambourg n'est qu'un État républicain d'une circonscription territoriale très-restreinte ; Hambourg n'est qu'une ville de commerce. Mais ses institutions assurent, à celui qui n'y apporte que d'honnêtes intentions, toutes les joies de l'immense liberté, et son commerce lui donne une multiplicité de physionomies, une animation qu'on ne se lasse ^as d'observer. Son commerce, d'ailleurs, n'est point de ceux qui restent lourdement penchés sur quelques sacs de café ou quelques balles de colon. Il est actif et entreprenant ; il rayonne au loin, et, pour se guider dans sa marche, il cherche à s'éclairer par la science. La ville de Hambourg possède une bibliothèque de plus de 2CO 000 volumes; les négociants en ont fondé, dans l'édifice de la Bourse, une autre plus spéciale, qu'ils agrandissent chaque année et qui déjà peut être citée comme une des plus belles collections européennes d'ouvrages de statistique et de géographie. A cette même Bourse arrivent régulièrement par les chemins de fer, par les paquebots, les journaux du monde entier. L'étranger est
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admis gratuitement dans ces vastes galeries littéraires. Sans en sortir, il peut parcourir dans ses gradations successives toute l'échelle des connaissances géographiques, depuis Strahon jusqu'à Humholdt. Plus heureux que le dieu Odin, à qui deux corbeaux venaient chaque jour raconter, dans leur croassement de corbeaux, les nouvelles de l'univers, il peut lui-même choisir chaque matin, dans la salle des journaux, ce qui l'intéresse le plus, et prendre à son gré, ou le dernier numéro de la Gazette de Pétersbourg, ou une revue de Bombay, ou un journal aurifère de San-Prancisco. En citant les ressources intellectuelles de Hambourg, je ne puis oublier de dire que celui qui aime et recherche les livres a la joie de trouver dans cette ville des librairies que l'on peut citer au nombre des plus importantes librairies de l'Allemagne K Quelques écrivains ont aussi illuminé d'un rayon littéraire l'écusson commercial de Hambourg. Lessing a composé dans cette ville sa célèbre Dramaturgie ; Klopstock y a vécu ; Heine y a écrit, et l'a, il est vrai, bien oublié. Bœhl de Pabre a publié ici un très-précieux recueil d'anciennes poésies espagnoles2; un autre érudit de cette même cité, M. le docteur Julius, a inséré de très-intéressantes études
1. Entre autres, celle de M. Perthes, Celles de Schubert et de Campe. — 2. Floresta de las rimas anliguas.
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sur la littérature espagnole dans sa traduction de Ticknor ; un patricienhambourgeois, M. de Lappenberg, occupe un rang distingué parmi les historiens actuels de l'Allemagne. Enfin je sais qu'on peut venir dans cette vieille cité de la Hanse avec le projet de s'y arrêter seulement quelques jours, et qu'on regrette de la quitter après y avoir passé plusieurs semaines, et même plusieurs mois. A quoi tient cette attraction? Je voudrais essayer de le dire. Je suppose que par un beau jour d'été vous arriviez au vaste édifice qu'on appelle l'hôtel Victoria, et que, par bonheur pour vous, il y reste encore une place vacante, une chambre sur l'Alster. Une chambre sur l'Alster, c'est une des jouissances idéales d'un voyage dans le Nord. Devant vous se déroulent, comme deux lacs de la Suisse, les deux bassins de cette rivière de Holstein, encadrés de trois côtés dans une éclatant* bordure de maisons colossales, de villas pittoresques, de jardins, et de l'autre, fuyant à l'horizon dans*?! fraîche verdure d'une plaine immense. C'est sans contredit l'un des tableaux les plus imposants qu'il soit possible de voir, l'œuvre de l'homme autour de l'œuvre splendide de la nature ; les constructions pompeuses de la fortune et les rêves poétiques; les rumeurs de la cité et le calme d'une scène champêtre. L'en-
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semble de ce tableau se modifie plusieurs fois dans le jour. Le lac, ce miroir du ciel, a comme le visage de l'homme, ce miroir de nos vicissitudes, ses heures sombres et ses heures d'épanouissement. Les vents du Nord ne sont-ils pas ses adversités, les nuages 'ses Mue devils, et les lueurs d'une pure aurore ses riantes pensées? L'aspect du monde qui l'entoure est plus mobile encore. Du premier ou second étage de l'hôtel Victoria, plusieurs fois dans la journée on peut avoir à la fenêtre un spectacle dont nul Opéra n'est en état de reproduire l'animation et la variété. Le matin, vous ouvrez vos stores au rayon de soleil qui vient en liant vous saluer comme un ami. La cité laborieuse est encore assoupie. Les magasins et les ateliers sont encore fermés. La laitière seulement va de maison en maison épancher ses seaux de bronze. Le silence règne de tous les côtés. Une brise fraiche^ous apporte l'arôme des jardins de l'Alster et des lointaines prairies. Le lac s'irradie aux douces claftis de l'aube, et les cygnes s'y balancent dans des flots d'azur, ces heureux cygnes à qui une bonne veuve a fait une pension pour qu'ils puissent tout l'été jouer en paix sur leur lac et s'abriter l'hiver dans une cabane. Peu à peu, la fourmilière commerciale reprend son mouvement. Les omnibus et les camions se
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pressent dans les rues. Les commis voyageurs qui ont hâte de se rendre chez leurs clients, les ouvriers qui craignent d'arriver trop tard à leurs ateliers, les armateurs qui attendent l'approche d'un navire, marchent d'un pas précipité sur les trottoirs. Les jeunes bouquetières avec leur petit jupon, leur étroit corset, leur large chapeau de paille semblable à une corbeille , poursuivent le grave banquiér qui s'irrite d'être interrompu par elles dans un de ses profonds calculs, et présentent ensuite leur modeste bouquet d'anémone à un pauvre jeune homme qui leur donne au moins un sourire. A midi, le pavillon de l'Alster est rempli d'une foule de gens de toute sorte qui font une halte dans leur course matinale, qui déjeunent, qui boivent du grog et cherchent, dans l'énorme collection de journaux que la poste vient de leur livrer, des nouvelles de leur pays, qui de France, qui de Suède, ou d'Angleterre ou d'Amérique. Car ce café reçoit, comme une succursale de la Bourse, des gazettes de. toutes les régions du globe, et le lac est là qui assiste paisiblement à cette activité tumultueuse, à ces inquiètes préoccupations, comme un philosophe qui garde au milieu des rumeurs populaires la placidité de sa pensée. Le rideau reste levé, la scène que nous regardons ne cesse d'être occupée; nul régisseur ne parait,
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nul coup de sifflet n'annonce une manœuvre théâtrale, et le soir, il s'opère un nouveau changement de décoration. Ce n'est plus la foule affairée qui court au labeur ou à la moisson de la journée dans les allées de l'Alster et dans les larges contours du Jungfernstieg. Ce sont les employés des maisons de commerce et des administrations qui, ayant achevé leur tâche, viennent avec joie, comme des prisonniers de l'industrie, respirer le grand air. Ce sont des pères de famille qui se promènent avec leurs enfants. Ce sont de jeunes beaux qui, pour cette heure de parade sur YAlameda de Hambourg, ont serré à leur cou la cravate de fantaisie, boutonné à leur poignet le gant jaune, et des femmes qui pour cette exhibition désirent aussi faire voir qu'elles n'ignorent pas la dernière prescription du journal des modes. L'enceinte, les pourtours du pavillon de l'Alster, ne sont pas assez larges pour contenir tout ce beau monde ; son office épuise sa provision de glaces et de sorbets ; son orchestre entonne coup sur coup les plus beaux chants de Mozart et de Rossini, et le lac est là qui au milieu de ces mélodies musicales, et des rires, et des éclats de voix, s'assoupit sous les étoiles scintillantes, comme une âme qui se repose sous les yeux de ses anges gardiens. Cette promenade des rives de l'Alster, avec les larges rues qui y aboutissent, c'est le quartier de la
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haute fashion, le boulevard, le Broadway, le RegentStreet, la Newsky-perspective de Hambourg. Je l'ai vu très-beau il y a quinze ans. Détruit en partie par une épouvantable catastrophe, il s'est relevé de ses ruines plus beau que jamais. On sait qu'en 1842 un incendie ravagea près d'un tiers de Hambourg. Le feu dura quatre jours, et deux mois après, on voyait encore la fumée sortir des murailles renversées par les flammes. Les compagnies d'assurance déposèrent leur bilan en payant des millions ; des établissements superbes étaient anéantis, des milliers de familles réduites à la pauvreté. Grâce pourtant à l'intelligente activité du gouvernement, à l'accord fraternel des citoyens, aux dons affectueux qui affluèrent de toutes parts, les plus vives souffrances furent promptement soulagées. Puis les terrains couverts de décombres furent déblayés, et les quartiers que le fléau avait dévastés furent reconstruits sur un nouveau plan. Il existait autrefois à Hambourg, dans les environs de l'ancienne Bourse, un labyrinthe de ruelles étroites, tortueuses, inextricables; pour mon propre compte, j'ai plus d'une fois regretté là de ne pas avoir entre les mains le fil d'Ariane. L'incendie de 1842 les a dévorées, elles ont été réédifiées sur un alignement régulier dans de larges proportions ; la plupart des magnifiques maisons du Neuer-Wall, d u Jungfernstieg et des rues
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adjacentes sont aussi splendidement sorties de leur bûcher. Hambourg est devenu une véritable, une éclatante image du fabuleux phénix. Une autre beauté de Hambourg, c'est sa verte, agreste ceinture. Si pacifique qu'elle nous apparaisse aujourd'hui, cette cité d'armateurs, de banquiers, a longtemps été armée pour le combat. La moitié de son nom lui vient d'une construction de guerre. Vers l'an 780, sur l'emplacement où s'élèvent aujourd'hui ses riches maisons de commerce, il n'y avait qu'un petit village de pêcheurs nommé Ham. Au commencement du ix" siècle, Charlemagne, qui étendait si loin son coup d'œil de soldat et son zèle de chrétien, fit construire près de ce village une forteresse (Burg) et y fonda un archevêché. L'archevêché, d'où le courageux saint Ansgard partit pour porter l'enseignement de l'Évangile dans les régions Scandinaves, excitait la fureur des païens du Nord. La forteresse destinée à protéger les rives de l'Elbe contre l'invasion des Wendes et les pirateries des Danois n'était pas assez puissante pour résister à ces hordes féroces. En 845, les Vikinge Danois pénètrent dans la paisible petite colonie, renversent ses remparts, démolissent la nouvelle église bâtie par Charlemagne, agrandie par Louis le Débonnaire, anéantissent le sanctuaire d'où la lumière évangélique devait se répandre jusqu'aux extrémités duNord.
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Bientôt pourtant la bourgade saccagée se releva de ses ruines. Sa situation au bord de l'Elbe lui assurait une importance commerciale qui de siècle en siècle n'a fait que s'accroître. Mais, à mesure qu'elle grandissait, elle éveillait de nouvelles convoitises, et il fallait qu'elle prît les armes pour défendre son indépendance contre d'ambitieux voisins. Son association avec la Hanse l'obligea aussi à avoir une marine militaire. Les flibustiers de la Baltique et de la mer d'Allemagne, qu'elle attaquait dans leurs repaires, menaçaient à leur tour de l'attaquer. Comme toutes les villes du moyen âge exposées à tant de rivalités hostiles, à tant de luttes incessantes, elle se ceignit les flancs d'une armure de pierres, elle s'entoura d'un vaste rempart. Ce rempart subsistait encore quand nos soldats y entrèrent, quand la vieille bourgade de Charlemagne, la vieille ville libre de la Hanse, fut englobée d'un trait de plume dans la carte de notre empire, sous le titre de chef-lieu du département des Bouches-de-l'Elbe. Mais en 1815, la sage cité de Hambourg se mit résolument à détruire toutes ses anciennes constructions belliqueuses, et celles que les Français y avaient encore ajoutées. Par là, elle manifestait la ferme intention de se tenir désormais en dehors de toute guerre, de garder dans toutes les collisions
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européennes une stricte neutralité. Par là aussi, elle a montré quelle attrayante décoration l'on peut faire de tant de sombres murs qui compriment si tristement tant de riantes cités. Ses remparts aplanis, sablés comme des allées de jardin, bordés de bandes de gazon, parsemés de fleurs et de massifs d'arbres, se déroulent en un long circuit, en pentes ondulantes comme un parc anglais, et à chaque pas surprennent le regard par un ingénieux ornement ou un vaste point de vue. La môme métamorphose a été opérée avec une remarquable habileté à Leipzig et à Francfort, mais il n'y a pas là le même caractère de grandeur qu'à Hambourg. Si de cette paisible enceinte on redescend dans l'intérieur de la ville, vers le quartier des affaires, quel contraste ! Quel calme poétique sur ces hauteurs verdoyantes des remparts ! quelle activité le long de ces vivantes artères du bras de l'Elbe et de l'Alster, autour de ces canaux où les bâtiments viennent décharger leur cargaison au pied des magasins! Près de là, sur le port, sur la rive droite de ce fleuve, où la marée amène chaque jour de la haute mer les plus gros navires, quel tourbillon de voiles, de chaloupes, de chariots, de marchands et de portefaix, de courtiers de toute sorte, de matelots de tous les pays ! Hambourg est, comme orr sait, la première ville commerciale du Nord, et, dans de moindres propor-
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tions, c'est, comme Liverpool et New-York, la ville du monde entier. Le port de Hambourg est, dans la plus complète extension du mot, un port franc. Nul système de prohibition n'entrave les spéculations; nulle douane n'en gêne les mouvements. De quelque côté que les navires lui arrivent, ils payent 2 pour 100 de leur cargaison et n'ont plus rien à démêler avec le fisc. Du nord au sud, de l'est à l'ouest, la libre ville de Hambourg étend sur toutes les contrées son réseau d'opérations commerciales. Elle accueille dans sa rade tous lés pavillons, elle parle toutes les langues et admet toutes les monnaies. Entre les liasses de billets de banque et de banknotes, de thalers, de roubles, de francs, de dollars, de colonnades, de doublons, de piastres et de ducats qui circulent dans les mains de ses négociants, il n'y a qu'une monnaie que personne ne peut se vanter d'avoir aperçue : c'est celle qu'elle applique elle-même à toutes ses factures, à tous ses contrats, le marc-banko et le marc courant, qui n'existent pas. Les Hollandais jouaient autrefois des sommes considérables sur des tulipes que nul jardinier n'avait vu sortir de ses plates-bandes, et Hambourg règle ses comptes de chaque jour avec un argent fictif que nul balancier n'a jamais tenu sous ses griffes d'acier.
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L'habile république de Hambourg ne se soucie point de la vanité de battre elle-même monnaie : elle laisse aux autres États cet honneur dispendieux, et se prête en riant aux singuliers colloques qu'entraîne souvent ce mode de calcul. « Monsieur, dit l'étranger à son maître d'hôtel, je vous dois tant de marcs-banko, mais il ne m'est pas possible de me procurer le moindre marc-banko. — Monsieur, reprend courtoisement le maître d'hôtel, tant de marcs-banko font tant de louis d'or, ou tant de guinées, ou tant d'aigles. » Et le compte est ainsi réglé selon la nationalité de l'étranger. Les chemins de fer qui relient maintenant Hambourg à tout le continent, ' les bateaux à vapeur et les navires à voiles qui la relient à l'Angleterre, à l'Amérique, aux plages de l'Inde et de la Chine, amènent chaque année dans ses murs environ deux cent mille voyageurs, sans compter les marins qui composent les équipages des bâtiments. Qu'on se figure la variété de physionomies qu'une telle masse d'étrangers apporte dans une ville de cent quatrevingt mille âmes, et le mouvement qu'elle lui imprime ! Sa population sédentaire est aussi composée d'une quantité de divers éléments : en premier lieu, des consuls ou chargés d'affaires des principales contrées du globe , des administrations postales de
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Prusse , de Hanovre, de Danemark; une milice de deux mille hommes, qu'elle est tenue de soudoyer en sa qualité de membre de la. confédération germanique, puis des représentants du commerce de tous les pays, des bourgeois dont le nom russe ou espagnol atteste encore la lointaine origine, plusieurs notables familles françaises descendant de celles, qui abandonnaient douloureusement leur pays après la révocation de l'édit de Nantes, ou qui le fuyaient avec horreur en 1791; De même que Hambourg accepte sans façon les effigies monétaires de tous les peuples, elle s'incline avec une parfaite mansuétude devant toutes les croyances, catholique ou grecque, anglicane ou hébraïque, et accorde à chaque communauté le libre exercice de son culte. La république hambourgeoise n'a cependant pas toujours eu cette louable tolérance; la vieille bourgade catholique de Charlemagne devint, après la rôformalion, très-hostile aux catholiques. Dans son religieux moyen âge, elle avait gardé une profonde animadversion envers les juifs. Plus sévère que la sainte cité de Rome, elle n'avait pas même pour eux un Ghetto ; elle ne leur permettait pas de s'arrêter dans ses murs. Mais, un jour, il arriva ici un homme d'un aspect étrange, portant une barbe d'une longueur démesurée et des vêtements comme on n'en avait
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jamais vu. Cet homme, dont la physionomie sans pareille éveilla la curiosité de toute la ville , se fit indiquer la demeure du docteur Paul , le plus illustre théologien de Hambourg, et demanda à discuter publiquement avec lui sur les doctrines de la Bible. C'était le héros d'un des contes les plus populaires du moyen âge , c'était le type de la race juive condamnée à errer à travers le monde, depuis l'heure du Calvaire jusqu'à la fin des siècles ; c'était Ahasvérus. La thèse qu'il soutint en face de son savant antagoniste, devant un nombreux auditoire , dura si longtemps qu'il lui fut permis de passer la nuit à Hambourg. Le lendemain, il partit pour le Schleswig. Mais l'arrêt de proscription contre les israélites était violé, la brèche était ouverte. Quelques jours après, un juif portugais veinait humblement solliciter la permission de séjourner à Hambourg , afin, disait-il, d'y échanger contre des marchandises quelques lingots, qu'il laissait comme par mégarde reluire sous son manteau. D'autres arrivèrent ensuite sous différents prétextes. De concessions en concessions, les juifs finirent par s'établir librement sur ce terrain opulent qui leur avait été si longtemps interdit. Ils y sont à présent au nombre de dix mille, et quelques-uns des principaux négociants de Hambourg sont juifs, et son plus riche banquier, M. Heine ,
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est juif. Je dois ajouter que M. Salomon Heine, mort il y a quelques années, a laissé dans cette ville un nom vénéré par son inépuisable charité, par les secours qu'il prodigua dans le cours de sa vie à ceux qui invoquaient sa commisération, de quelque religion qu'ils fussent, par les bienfaits dont il enrichit plusieurs institutions chrétiennes. Son fils, en héritant de ses biens, semble avoir hérité des mêmes sentiments. Il a déjà fait preuve plus d'une fois d'une noble générosité. Plusieurs actes de sa vie valent mieux que les poëmes de son cousin H. Heine, le cruel railleur. Avec les revenus de son territoire, qui s'étend sur un espace d'environ dix lieues carrées, avec les recettes de son port et les contributions de ses citoyens , la petite république de Hambourg a accompli des œuvres dont un grand État s'honorerait. J'avoue que j'ai toujours eu très-peu de goût pour les républiques, y compris Athènes la fantasque et Sparte la sombre puritaine. Celle de Hambourg a aussi son mauvais levain qui fermente dans son enceinte , et sa vase impure qui se soulève au vent désastreux des révolutions ; elle a aussi son antagonisme , l'éternel antagonisme de l'utopie contre la raison, des convoitises brutales contre les principes d'ordre et de conservation, de la plèbe contre le patriciat. « Depuis le meurtre d'Abel par Caïn, di-
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sait le bon Ducis, il ne faut plus s'étonner de rien. » C'est maintenant plus que jamais qu'en tout lieu on se sent ramené à cette sentence philosophique. Cependant, à l'aide de quelques concessions , la saine population de Hambourg est parvenue à prévenir des crises orageuses ou à les apaiser, et je ne crois pas qu'il soit possible à un homme sensé d'observer l'administration de cette ville sans être frappé de ses qualités. C'est vraiment un gouvernement de famille, austère sans affectation, ferme sans dureté, très-sympathique aux besoins matériels et intellectuels du pauvre, et très-occupé des intérêts généraux de la communauté. Sa police, dont on a plus d'une fois reconnu l'habileté, veille sans qu'on la voie et agit sans qu'on l'entende. Les inquisitions de la. politique n'entrent point dans ses attributions, et quiconque n'offense ni les lois de la morale ni les règles de la justice peut aisément passer sa vie à Hambourg, sans jamais se heurter à un sergent de ville. Pour subvenir à des dépenses extraordinaires, pour réparer des catastrophes comme l'incendie de 1842, Hambourg a pourtant été obligée de contracter des emprunts qui pèsent lourdement sur son budget, et je regrette d'être obligé de dire qu'une grande partie de sa dette lui a été imposée par notre occupation en 1810, et la rentrée de nos troupes
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dans ses murs en 1813. Mais des quatre-vingt-cinq cités qui, autrefois, composaient la grande ligue de la Hanse, Hambourg est restée la plus riche, la plus puissante. Il en est qui se sont affaissées sous les ruines des révolutions sociales et commerciales; il en est qui gardent à peine quelques vestiges de leur fortune première, et d'âge en âge la prospérité de Hambourg n'a fait que s'accroître. Cette prospérité, l'honnête et laborieuse ville la justifie par son intelligence et par ses vertus philanthropiques. Il n'existe pas une capitale en Europe qui renferme, proportionnellement à sa population, autant de maisons de refuge pour les pauvres et les infirmes. Quelques-unes ont été fondées par la république, la plus grande partie par des dons volontaires. M. de Lappenberg a publié un volume inoctavo qui ne renferme qu'une nomenclature des dotations qu'une quantité de citoyens de Hambourg ont successivement appliquées à des œuvres de bienfaisance. C'est le livre d'or de celte charitable bourgeoisie, un noble livre, plus édifiant et plus durable que celui de la fastueuse Venise. Dernièrement un riche banquier, M. Henri Schrœder, y a ajouté une belle page. Autour de lui, il voyait des institutions de toute sorte pour les vieillards et les orphelins, pour les aveugles et les sourds-muets, pour les filles repentantes et les
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jeunes détenus. Mais il est une classe de la société dont la philanthropie publique ne s'est guère occupée jusqu'à présent, et qui mérite pourtant un affectueux intérêt : ce sont ces honnêtes gens qui ont possédé une industrie lucrative, un patrimoine, et qui ont été précipités dans la misère par des accidents qu'ils ne pouvaient prévenir, ou par des revers auxquels ils ne pouvaient remédier, des négociants ruinés en un jour par une faillite, des hommes de cœur et d'intelligence privés à jamais de leurs forces par une maladie, et qui entraînent dans leur désastre toute leur famille. Ces malheureux sont d'autant plus à plaindre qu'ils n'osent, dans la crainte d'une humiliation, solliciter le secours de ceux qui les ont connus en une meilleure condition, qu'ils mettent leur orgueil à dissimuler leurs souffrances, et quelquefois succombent, en cachant leur misère sous les derniers débris de leur ancienne fortune. C'est à ces infortunés que M. Schrœder a voulu tendre une main secourable. Sur un terrain que le sénat de Hambourg lui a concédé, à un quart de lieue environ de la ville, s'élève un édifice d'un aspect à la fois grave et riant ; une grande façade construite dans l'ancien style d'architecture allemand, deux ailes de chaque côté, le dôme d'une chapelle au milieu, un large préau sur le devant, un vaste jardin de l'autre côté. Il y a là des appartements disposés
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avec un soin ingénieux pour cinquante familles. Chaque famille reçoit en outre une rente annuelle de cinq à six cents marcs-banko (1000 à 1200 francs.) La moitié des admissions dans cet établissement est réservée aux enfants du fondateur, l'autre au sénat. Tous ceux à qui cette pension est accordée s'installent dans l'enceinte construite par leur bienfaiteur, comme dans leur propre demeure, jouissent du préau et du jardin, et vivent là librement comme bon leur semble. Les hommes peuvent se livrer en paix, dans cette maison, à l'étude ou à quelques occupations lucratives ; les enfants peuvent se rendre aux écoles de Hambourg. Le généreux M. Schrœder n'a point voulu faire de son institution une de ces cruelles prisons de la philanthropie anglaise, un barbare workhouse, mais un port pour les naufragés de la vie, et il a pris à tâche d'embellir ce port et d'y adoucir, autant que possible, le sentiment de cette grande douleur dont parle Dante :
Nessun maggior dolore Che ricordarse del tempo felice Ne la miseria '.
M. Schrœder a consacré à sa magnifique fondation un million de marcs-banko (deux millions de francs).
1. L'Enfer, ch. X. « Il n'est pas une plus grande douleur que de se souvenir du temps heureux dans la misère. »
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Un brave homme à qui je demandais la direction que je devais suivre pour me rendre à cet établissement, et qui eut la complaisance de se détourner de son sentier pour me guider dans le mien, me dit chemin faisant : « M. Schrœder possédait douze millions de marcs-banko et avait dix enfants. Un jour, il expliqua ainsi à sa famille ses intentions : « Si je « viens à mourir, je laisse deux millions à ma femme « et un million à chacun de mes enfants. Mais si je vis «assez longtemps pour gagner encore un million, « ce sera mon denier à Dieu. » Et il a gagné ce treizième million, et il a créé l'œuvre que vous allez voir. » Que de gens, me disais-je en revenant de visiter cette touchante institution, sont loin de songer à une telle œuvre lorsqu'ils s'efforcent d'augmenter leur fortune ! Mais pour ce treizième million j'espère que le nom de M. Schrœder sera à jamais vénéré et béni.
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L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
L'Elbe n'est point un fleuve tourmenté comme le Danube, qui, depuis Trajan jusqu'à Omer Pacha, a vu camper sur ses bords tant de légions de toute sorte, et qui devient un sujet de protocoles pour les diplomates, quand il cesse d'être une arène de combat pour le soldat. L'Elbe n'est pas un fleuve galant comme le Rhin, qui chaque été se livre à tant de coquetterie devant le beau monde qui vient le voir, et, depuis Schaffouse jusqu'à Cologne, étale si gracieusement ses cascades,.ses couronnes de créneaux, ses guirlandes de pampre aux regards des romandtiques ladies et des sentimentales fraûlein, L'Elbe est un grave et robuste ouvrier qui semble n'avoir qu'une idée, celle d'accomplir honnêtement, si lourde tâche. Dans la seigneurie de Kynast, sa source s'élève à 1420 mètres au-dessus du niveau dé la mer ; mais, à quelques lieues de là, il retombe modestement à 930 mètres. A Melnick, en Bohême, il devient navigable par sa jonction avec la Moldau. De là, il s'en va par Dresde, par Torgau, par Magde-
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bourg, grossissant à chaque pas, recevant successivement dans son bassin, comme un roi sous ses drapeaux, une cohorte de cinquante rivières et de trois cents ruisseaux. Il arrive à Hambourg dans toute sa puissance, porte sur ses flots les plus grands navires, et's'épanche dans la mer du Nord par une immense embouchure. Ses rives ne sont point recherchées par les peintres, vantées par les touristes, comme celles du Rhin, du Danube, du Nectar, ou de plusieurs de nos rivières de France. Cependant, sur les confins de la Bohême et ceux de la Saxe, on ne se lasse pas de regarder ses capricieux contours, entre les hautes collines qui le dominent et les beaux bois qui l'ombragent. Il est superbe à voir de la terrasse de Brûhl, dans la noble cité de Dresde, dans la vaste plaine où son onde argentée scintille entre les épis d'or des moissons, au pied du château de la vieille ville de Meissen, autour de la forteresse de Magdebourg et au dehors de Hambourg, dans sa dernière marche vers l'Océan. Ici, ses flots sont, il est vrai, bordés, du côté du Hanovre, par une'rive plate et monotone; mais à droite, sur la terre de Holstein, c'est une succession non interrompue de coteaux pittoresques, de petits vallons qui fascinent les yeux par leur douce fraî-
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cheur, de villages industrieux, de maisons de plaisance et de rades actives. C'est d'abord Altona, ville de 35 000 âmes, port franc du Holstein. Altona n'était encore au xve siècle qu'un village de pêcheurs si peu considérable, que ses habitants n'avaient pas même d'église et se rendaient à celle de Hambourg. La réformation lui donna tout à coup un assez grand surcroît de population. Le dogme de Luther faisait de rapides progrès dans la cité qui avait été la première métropole apostolique du Nord. Les catholiques, outragés, persécutés par les sectateurs de la doctrine de Wittenberg, se retirèrent devant une majorité contre laquelle ils n'étaient pas en état de lutter, et furent accueillis avec empressement à Altona. D'autres familles, de différents pays, fuyant les mêmes hostilités, se rassemblèrent en ce même lieu. Altona acquit ainsi, par sa mansuétude évangélique, une importance inespérée. Sa position, au bord de l'Elbe, aidait à son développement commercial ; Hambourg pouvait s'inquiéter des progrès de sa jeune rivale. Plusieurs historiens prétendent que ce fut à l'instigation de Hambourg que le général Stenbock entra, en 1713, dans Altona, le fer et le feu à la main, et réduisit cette malheureuse ville en cendres. Le fait n'est nullement démontré, et il n'était pas besoin de suscitations étrangères pour
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enflammer la colère du général de Charles XII contre tout ce qui tenait au Danemark, lorsque le roi de Danemark envahissait les provinces de Suède. Quoi qu'il en soit, l'opulente Hambourg n'a plus rien à craindre aujourd'hui d'Altona. Elle l'a complètement assujettie à sa supériorité. Les deux villes ne sont qu'à une demi-lieue l'une de l'autre. Ni rempart ni fossé ne les séparent, et d'un côté le cours de l'Elbe, de l'autre une large chaussée les rejoignent. Sur cette route circulent sans cesse une quantité d'omnihus, de fiacres et de piétons. Le dimanche, les Hambourgeois vont en foule s'asseoir sur la terrasse du jardin qu'un émigré français, M. de Rainville, a établi à Altona en face de l'Elbe. Dans la semaine, les négociants d'Altona viennent traiter leurs affaires à la bourse de Hambourg. On dit que le nom d'Altona vient iïAllzûnahe (trop près). Si cette étymologie n'est point d'une rigoureuse exactitude grammaticale, elle est du moins amplement justifiée par les faits. La ville danoise est trop près de la grande ville républicaine. L'humble arbuste ne grandit pas à l'ombre des noyers. Altona est cet arbuste. Hambourg la domine et lui enlève sa séve commerciale. Hambourg en a fait une de ses promenades et un de ses faubourgs. Les gens mêmes qu'une affaire spéciale attire à
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Altona n'y demeurent pas, et je ne sais, à vrai dire, s'ils y trouveraient un hôtel convenable. Ils vont s'établir à Hambourg, et de là se rendent chez leurs commettants du Holstein, préférant la fatigue de plusieurs trajets journaliers à l'ennui de résider dans une ville qu'on se représente en général sous un aspect peu attrayant. Cependant Altona compte plusieurs maisons tout aussi riches que les plus riches de Hambourg, plusieurs fabriques considérables, quelques belles rues, entre autres le Pallmail, et un chemin de fer la relie depuis quelques années à la grande rade militaire de Kiel. Que si, au lieu de compter ce qu'il y a de navires dans le bassin d'Altona et ce qu'ils emportent de chargement de blé, il vous plaît d'occuper votre pensée d'un souvenir littéraire, venez. A l'extrémité du Pallmail, sous les vieux tilleuls de l'église d'Ottensen, reposent deux poètes : Klopstock et Schmidt. Plus d'un voyageur élèvera là son cœur vers le ciel, en se rappelant les pieuses inspirations du chantre de la Messiade. Plus d'un autre peut-être se souviendra que c'est Schmidt qui a si bien exprimé dans une de ses élégies cette inquiète et douloureuse agitation où l'on cherche de tout côté un repos que l'on ne peut trouver, où l'on se sent comme étranger dans un monde dont on ne partage ni les haines ni
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les affections, où, quand on a vainement poursuivi l'ombre décevante du bonheur par plusieurs sentiers, on entend une voix mystérieuse murmurer au fond de l'âme :
Da, wo du nicht bist, ist das Gluck •'.
A quelques lieues de là est Blankenes, dont le nom en danois signifie cap brillant. Gap brillant, en effet, par les verts monticules qui le dominent, par le royal jardin que l'archimillionnaire d'Altona, M. Bauer, a créé sur une vaste terrasse, par les jolies maisons en briques qui descendent entre des massifs d'arbres jusqu'au bord de la plage. C'est un lieu cher aux Hambourgeois, et c'est là qu'on peut avoir fréquemment le spectacle de la société allemande dans la double jouissance que lui donnent l'aspect d'un site attrayant et l'enseigne d'une auberge. Car les Allemands, et surtout les Allemands du Nord, ont un dualisme de sensations curieux à observer : chaque ville d'Allemagne, grande ou petite, a sur ses points les plus pittoresques, au penchant de la colline, au bord de la rivière, ses lustgarten, c'est-à-dire ses jardins en plein air avec de longues tables en bois rangées symétriquement, quelques berceaux de feuillage, une estrade pour
1. Là où tu n'es pas, là est le bonheur.
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un orchestre, et un cabaret. A certaines heures de la journée, si le temps est beau, tous les bancs sont occupés. Les bonnes mères de famille s'y installent avec leur tricot, les jeunes filles avec leur broderie. Les hommes graves y vont se reposer des études de leurs livres et des additions de leur comptoir. Les jeunes gens, les beaux, les lions, y voltigent et papillonnent avec une badine de jonc, et d'énormes cols de chemise qu'on appelle des voter mœrder, des parricides, probablement parce que leurs pointes démesurées menacent de poignarder le ciel. Le lieu, du reste, est commode pour ceux qui aiment, et dont les tendres sentiments sont entravés par les raisons de convenance ou les questions de fortune, que les romanciers nomment les rigueurs du sort. L'entrée du jardin est ouverte à tout le monde : nulle mère impitoyable, nul père barbare, ne peuvent en défendre l'accès au jeune téméraire qui, sans posséder une somme convenable de florins, ose élever ses vœux jusqu'aux beaux yeux de leur fille et aux beaux yeux de leur cassette. Grâce à l'heureuse institution des lustgarten, l'amant proscrit peut venir à l'ombre d'un arbuste épier un regard désiré, savourer un sourire comme un ramier altéré savoure dans le creux d'un roc une goutte d'eau, et de temps à autre engager avec celle qu'i^ aime une conversation muette par un système de
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signaux plus rapide que le télégraphe électrique et plus expressif. Tandis qu'à l'écart s'accomplit cette scène mystérieuse, qui pourrait donner plus d'un enseignement aux artistes qui jouent sur nos théâtres les rôles d'ingénues ou les rôles d'amoureux, les bonnes gens dont l'âme est affranchie de cet orage des passions font avec soin leurs préparatifs pour jouir en paix de leurs heures de loisir. Man muss sich beguem, machen. Man muss sich ruhen (il faut se mettre à l'aise ; il faut se reposer) : ce sont là les sentences qu'on entend sans cesse répéter dans ce pays d'Allemagne, qui semble, en vérité, tellement imprégné d'une pensée de calme et de repos, que je ne conçois pas comment on y allume lato-rche*1 des révolutions. Donc , en vertù'Qe ces sages axiomes^ la femme ôte son châle, la jeune fille enlève'ses mitaines, l'homme desserre aussi décemment que possible le nœud de sa cravate et allume sa pipe. Alors, clarinettes et violons, flûtes et cornets, déroulent les compositions de leur répertoire; des valses qui rappellent à de jeunes imaginations les souvenirs des bals de l'hiver dernier, des polkas qui font tressaillir sur le sable une quantité de petits pieds, des mélodies de Schubert qui font rêver. Et l'on écoute dans une douce placidité cette musique, et l'on regarde le paysage, et en ce moment il n'est si humble bour-
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geois qui n'éprouve quelque émotion d'une idéale rêverie, et qui parfois ne se surprenne à murmurer quelque phrase poétique : car les Allemands ont un penchant naturel pour la poésie, et ce penchant se développe par leur éducation. La langue de leurs poètes ne diffère point de la simple prose ; elle est accessible à toutes les intelligences et propagée dans toutes les écoles. ?• Nos poètes les plus aimés ne descendent jamais au-dessous d'un certain niveau social. Les Méditations de Lamartine, les Feuilles d'Automne de Victor Hugo, les Hymnes deM. de Laprade n'ont point pénétré dans la mansarde de l'artisan ni dans la maison du laboureur. La popularité même de Béranger me paraît une popularité très-restreinte, une popularité flottante entre les hautes classes de la société, qui réprouvent la plupart des œuvres du chantre de Lisette, et le peuple proprement dit, qui n'en apprécie pas les plus nobles inspirations. En Allemagne, au contraire, les odes guerrières de Th. Korner, les chansons de Millier, les ballades d'Uhland, sont répandues de toutes parts et universellement comprises. L'étude des poésies nationales entre dans le programme d'enseignement des écoles élémentaires et se continue par-les lectures du soir, cette noble habitude de la famille allemande. J'ai vu un jour chez le portier de la maison où je demeu-
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rais à Leipzig les œtfvres de Schiller. Ce n'était pas pour lui un livre de luxe ; il l'avait lu plusieurs fois et le relisait encore. M. de Pontmartin dit, avec une fine pointe d'épigramme, qu'il soupçonne Gœthe d'avoir composé Faust pour fatiguer nos yeux myopes. Je crois que, sans chercher longtemps, on trouverait en Allemagne plus d'un homme du peuple qui connaît son Faust (le premier, bien entendu) et qui en réciterait les plus touchants passages. J'ai souvent été tristement frappé dans nos campagnes du caractère de ces chants grossiers que nos paysans entonnent avec des éclats de voix qui outragent toutes les lois de l'harmonie, comme les strophes qu'ils articulent outragent toutes les règles de l'art, du bon goût, et fréquemment de la morale. En Allemagne, au contraire, la chanson populaire est en général naïve mais correcte, tendre mais chaste, et toujours accompagnée d'un vrai rhythme musical. Telle est une des qualités distinctives du peuple allemand, douce conquête de l'intelligence, que Mme de Staël dépeignait, il y a un demi-siècle, dans une de ses éloquentes pages, richesse innée du cœur, que les révolutions du temps et les mœurs de l'industrie ont fatalement altérée, et qui cependant frappe encore à tout instant l'étranger. Mais, à ces dons intellectuels, l'Allemand unit des besoins matériels impérieux. Il aime à se reposer en
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plein air sous les ombrages des lustgarten ; mais, pour qu'il jouisse mieux de ses loisirs, il faut qu'il arrose son gosier. Il se plaît à entendre vibrer à son oreille les sons d'un orchestre et à contempler un beau point de vue ; mais, ces satisfactions idéales seraient incomplètes s'il n'y joignait quelque agrément gastronomique. Il se délecte dans le parfum des lilas et des tilleuls en fleur ; mais il lui paraît très-convenable d'adjoindre à cet arôme énervant une solide exhalaison de fourneau. Ses aïeux honoraient leurs idoles par l'odeur de leurs holocaustes ; fidèle à cette tradition païenne, il honore le dieu Pan par l'odeur des côtelettes. Ses papilles se meuvent en même temps que son imagination. Son estomac ne veut pas être sacrifié à son esprit. L'Allemand, d'ailleurs, est un philosophe pratique qui connaît la physiologie de la pauvre espèce humaine. 11 sait qu'elle est composée de deux éléments qui tous deux doivent avoir leur subsistance. Il a même reconnu par son expérience que l'élément corporel est celui qui exige les attentions les plus continues. « La chair est faible, dit-il, et l'esprit fort : donc il faut corroborer la chair; » et il s'acquitte de cette obligation avec la plus consciencieuse persévérance. Seulement, il n'est pas difficile sur le choix des moyens qu'il emploie pour se maintenir en une bonne disposition physique. Pourvu qu'il humecte
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son palais et qu'il apaise à de fréquentes reprises son appétit, il accepte sans murmurer les affreuses mixtures d'écorce d'arbre et de chicorée qu'on lui sert impudemment sous le nom de café, et l'infâme bifteck qui semble avoir été taillé sur le poitrail d'une jument et aplati sous la selle d'un Tartare. Cependant il n'est pas insensible aux œuvres plus raffinées de la science culinaire. On cite à plusieurs lieues à la ronde des lustgarten qui ont perfectionné la cuisson de la côtelette, et on y va avec plus d'empressement se livrer aux poétiques contemplations de la nature. Les lustgarten de Blankenes ont cette glorieuse réputation : aussi sont-ils très-fréquentés. En été comme en hiver, chaque jour, de joyeuses cohortes ' vont là s'asseoir au haut du Sûllberg, mettre àTœuvre le talent de l'aubergiste, et quand elles rentrent à Altona ou à Hambourg, elles s'écrient avec le même enthousiasme : « Ah ! quel ravissant panorama et quel merveilleux rôti de veau ! » Blankenes est la dernière riante image des bords de l'Elbe. On dirait que les fées du Nord ont épuisé là ce qui leur restait d'arbres majestueux et de collines, pour composer un de leurs capricieux tableaux. Plus loin, la rive du Holslein s'aplatit, comme celle du Hanovre. Le long du fleuve se déroulent, jusqu'à la plage septentrionale de la mer
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du Nord, ces vastes plaines mornes, humides, mais fécondes, qu'on appelle les marches1. Au bord d'une de ces prairies, dépourvues de sources fraîches et imprégnées de vapeurs malsaines, au confluent de la rivière le Rhin et de l'Elbe, s'élève une ville à laquelle le Danemark attachait jadis une grande importance. Le lieu où elle fut fondée portait le triste ■nom de Désert. La ville fut nommée Glûckstadt, Ville de la Fortune, ou ville du bonheur *. Christian IV la fit fortifier, et plus d'un de ses successeurs espéra qu'elle grandirait comme Hambourg. Ces rêves ne se sont pas réalisés. Elle a eu pourtant l'honneur de résister pendant la guerre de Trente ans aux attaques du fier Wallenstein, de lutter avec la même fermeté contre l'illustre général suédois
1814,
Torsteinsson. Mais en
elle a été prise par
1815.
les Anglais ; ses remparts ont été démolis en
Sa population ne s'élève pas à plus de 6000 âmes, et son poi't et ses rues sont peu animés. Les champs monotones, silencieux, qui l'entourent, pourraient bien encore s'appeler le désert. L'étranger ne peut s'y aventurer sans s'exposer à
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être saisi par la fièvre, comme dans les plaines ma-
1. Ce mot de marche a probablement, la même origine que notre mot français marais, et le mot italien maremma, et il a la même signification. 2. Le mot glûck a cette double signification.
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récageuses de la Valachie, qui s'inclinent vers le Danube. Cependant, à travers ces steppes de l'Elbe, apparaissent, de distance en distance, de belles fermes occupées par une race de paysans robustes. Le rustique district des Ditmarses1, qui touche aux marches de Glûckstadt, défendit vaillamment, au xvi* siècle, sa liberté contre les ducs de Holstein, et ne fut subjugué qu'après une longue lutte. Ce district, que la nature a déshérité de quelques-uns de ses dons les plus précieux, a été illustré par la science. Là vécut Carsten Niebuhr, le célèbre voyageur. Là son fils Georges, le mémorable historien, passa plusieurs années de sa jeunesse. A la petite bourgade obscure de Meldorf s'est liée la pensée de celui qui explora les ardentes régions de l'Arabie, et de celui qui sonda les profondeurs de l'antiquité romaine. Les bateaux à vapeur qui descendent vers la mer s'arrêtent encore à Brunsbûttel, puis se dirigent vers Cuxhaven. Ce large port, séparé de Hambourg par le territoire hanovrien, sur un espace de vingtdeux lieues, appartenait autrefois, avec le château de Ritzebûttel, à une famille qui, comme les anciens burgraves du Rhin et les féroces familles des Knuerring du Danube, pillait les bateaux, rançon1. Le mot allemand est Dittmarschen, contraction de Deutsche Marschen, (marches allemandes.)
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liait les marchands. La riche cité commerciale, qui souffrait constamment de ces déprédations, et qui s'était plus d'une fois efforcée de les réprimer, finit par acquérir, en 1393, le domaine de cette race de flibustiers, et, depuis cette époque, elle l'a toujours gardé. Cette possession est pour elle d'une valeur inappréciable. C'est sa grande rade maritime. C'est là que s'arrêtent les bâtiments de guerre et les gros bâtiments de commerce qui ne peuvent remonter le fleuve. C'est là que stationnent les autres navires qui, pour sortir de l'embouchure de l'Elbe ou pour y entrer, attendent le vent ou la marée. C'est là, enfin, qu'ils abordent tous en hiver, quand la navigation du fleuve est interrompue par les glaces. La ville de Cuxhaven, administrée par une délégation du sénat, ne renferme pas plus de 1200 habitants. Les marins qui s'y rassemblent lui donnent parfois une étonnante animation. Dès le mois de décembre, elle garde dans son enceinte la plus grande partie des bâtiments chargés pour Hambourg. Sur ses quais circulent des matelots de toutes les nations ; dans ses tavernes, on entend résonner plus de langues qu'on n'en compta jamais dans la fameuse tour de Babel. Le fleuve, qui depuis Glûckstadt s'évase comme un entonnoir, tombe droit à la mer et se déroule
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sur une largeur de près de dix lieues. Pas un autre fleuve d'Europe n'a une si magnifique embouchure. Mais, comme toutes les magnificences denotre pauvre monde, celle-ci a ses taches fatales, ses plaies profondes. Sous ces flots, dont la vaste surface semble promettre aux navigateurs un passage si sûr, sous ces flots perfides, s'étendent des bancs de sable si vastes et si profonds que si, par malheur, un navire s'y jette, il ne s'en relève pas sans de graves avaries, et souvent il y périt. Des tonnes en bois surmontées d'un petit pavillon indiquent la direction que l'on doit suivre entre les écueils. Mais ces écueils ne gardent pas les mêmes dimensions et ne restent pas toujours aux mêmes lieux. La violence de la marée, l'impétuosité des courants quelquefois les déplacent ou en créent d'autres. Sans cesse il faut faire une nouvelle étude de ces barres mobiles, chercher de nouveaux débouchés, et fixer çà et là de nouveaux signes de reconnaissance. Nul bâtiment ne peut s'aventurer dans ces périlleux défilés sans le se^ cours d'un pilote expérimenté, et dans les brouillards d'automne, dans les nuits d'hiver, le guide le plus habile échoue souvent sur ces bas-fonds. Il y a un phare à Cuxhaven. À une demi-lieue plus loin, sur la petite île sauvage de Neuwerli, il y en a un autre dont la construction remonte jusqu'au xiu° siècle. L'île de Neuwerk s'appeluil
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alors le Nouvel OEil (Neu Oge, Auge). C'était le nouvel œil ouvert sur les périls des bateliers. En l'an 1286, la ville de Hambourg, de concert avec l'archevêque de Brème, faisait ériger là un fanal pour guider la nuit les navires ; dix ans après, le fanal était établi au haut d'un solide édifice, où, en vertu d'une bulle du pape, on érigea un autel pour y célébrer la messe. À la place de ce primitif édifice détruit en 1372, s'élève une tour gigantesque dont les murs ont quatorze pieds d'épaisseur; une citadelle, destinée à résister aux vagues orageuses qui la frappent, comme autrefois dans un siège les béliers frappaient à coups redoublés les forteresses. Mais ni les phares ni les signaux qui indiquent les endroits dangereux, ni la science pratique des pilotes ne peuvent préserver d'une fatale catastrophe tous les bâtiments qui naviguent dans ces parages. Chaque année, le fleuve cruel veut avoir sa proie ; chaque année, on voit des navires jetés sur les bancs de sable, renversés sur le flanc, démolis dans leur chute, étendant au-dessus de l'eau leurs mâts et leurs vergues, comme des bras suppliants, puis bientôt flottant pièce à pièce sur les vagues qui les ont brisés. Jadis, au temps barbare de l'épave, ces débris auraient enrichi les habitants de la côte; maintenant, ils sont recueillis avec un honnête sentiment d'équité et rendus à qui de
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droit. Les magasins de Neuwerk en sont quelquefois remplis. La ville de Hambourg emploie perpétuellement des sommes énormes à dégager de ses entraves le cours de l'Elbe, et la mer est sans cesse en lutte avec ce fleuve, qui semble irriter son orgueil, et sans cesse y refoule des amas de sable, comme pour l'obliger à se rendre humblement près d'elle par d'étroits bassins. Cette terrible mer ! que de ravages elle a faits sur ces côtes septentrionales! Avec quelle rage elle se précipite contre les remparts que l'homme oppose à ses vagues impétueuses ! Par les avalanches, des villages entiers ont été abîmés clans les vallées des Alpes. Par les volcans, Herculanum, Pomper, ont été engloutis sous des monceaux de cendres, et le sol de l'Islande enfoui sous des torrents de lave. Les débordements de la mer dans ces parages sont plus terribles que les avalanches, et parfois même plus redoutables que les éruptions des cratères. Aussi loin que remontent les anciennes chroniques de la Prise, elles racontent d'horribles désastres, elles nous montrent des communautés entières ensevelies comme l'armée de Pharaon dans les vagues.
Veniens calamitas involvit eos in mediis fluctibus.
De siècle en siècle, et parfois à. des intervalles
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trèsr-rapprochés \ ces mêmes douloureuses chroniques se continuent par les mêmes catastrophes. Les vieillards du pays disent qu'il *y a dans ces dévastations une périodicité inévitable. Les plus modérés affirment que, tous les cinquante ans au moins, la mer doit se soulever et dévorer sa proie. De la terre de Hanovre,, la mer a détaché l'île de Vangeroge et les autres petites îles dispersées comme des lambeaux au nord de la Frise orientale, entre l'Ems et le Weser. Sur cette province de la Frise, elle s'est élancée plusieurs fois avec une force irrésistible. En 1825, elle en brisait les digues, elle en lacérait le sol et le ravageait sur un espace de plusieurs lieues. A l'est de Schleswig s'étendait, il y a deux siècles et demi, une île superbe, l'île de Nordstrand, qui, dans son vaste circuit, ne renfermait pas moins de soixante-dix paroisses. En 1634, la mer se jette avec fureur sur cette terre féconde ; elle la prend entre ses flots, comme un tigre saisit sa proie entre ses griffes ; elle la comprime, elle la déchire, elle en engloutit une part dans ses abîmes et brise le reste en morceaux. Les traditions rapportent que plus de 30 000 hommes périrent dans cette catastrophe,
1- Aux xiii" et xiv» siècles, ces catastrophes se renouvellent à des intervalles de quatre ou cinq années.
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plus effroyable que les tremblements de terre de la Guadeloupe. Maintenant, à la place des vastes champs anéantis, apparaissent deux petites îles, dont l'une a conservé le nom primitif de Nordstrand, et une douzaine d'îlots qu'on appelle les Halligen. Peu de gens connaissent les lambeaux de cette terre, pareils aux fragments d'une glace. Cet archipel n'ajoute qu'une ligne sans importance aux nomenclatures géographiques, et a moins de valeur -pour le Danemark que le pauvre archipel des Perœ. Cependant, comme les Ferœ. que je parcourais avec un si vif intérêt il y a quelques années, il est curieux à observer. Je n'ai pu le voir, en ce premier voyage, autant que je le désirais. J'espère bien y retourner. Les Halligen sont des dunes d'un sol argileux, qui ne s'élèvent pas à plus de trois à quatre pieds audessus de la mer. Une herbe chétive et des touffes de joncs les revêtent çà et là d'une pâle verdure. Pas un arbre n'y élève ses rameaux, pas une plante nutritive n'y mûrit, pas un oiseau joyeux n'y gazouille, pas une source d'eau fraîche n'y fait entendre son doux murmure. C'est l'aridité du roc et le silence du désert, un sombre silence, qui n'est interrompu que par les rauques sifflements des mouettes, les rafales du vent et les mugissements des flots. À voir de loin se dessiner une de ces îles, entre les plis des
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vagues, on dirait un navire à demi submergé. A la voir de près, avec ses landes stériles, il semble qu'elle ne peut être que le point de repère d'une troupe de pétrels ; et pourtant l'homme y a construit sa demeure, au milieu des tempêtes de la mer, plus hardi que l'aigle au sommet des cimes orageuses. Toute la côte de Schleswig et de la Frise orientale, et la plupart des îles situées entre FEider et l'Ems, sont protégées, comme les rives maritimes de la Hollande, par une forte digue de 7 mètres de largeur et de 5 mètres de hauteur. Le pauvre habitant des Halligen ne peut entreprendre de tels travaux. Il se résigne à voir les funestes nappes d'eau se dérouler sur son sol, ravager ses maigres pâturages et parfois enlever ses moutons. Pour se mettre lui-même, avec sa famille, à l'abri d'une de ces fatales irruptions, il forme avec des amas de terre glaise une esplanade d'une vingtaine de pieds de hauteur ; dans cette terre, il enfonce les larges poutres qui doivent entourer son foyer. Il n'a pas la prétention d'étaler aux regards une façade élégante à plusieurs étages. Un simple rez-de-chaussée lui suffit. Ce rez-de-chaussée, surmonté d'un grenier dans lequel il enferme ce qu'il a de plus précieux, est couvert d'un épais toit'de chaume. Ses portes et ses fenêtres sont faites avec de fortes pièces
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de bois, et garnies de volets que l'on verrouille dans les ouragans, comme les sabords d'un vaisseau. Du haut de cette retraite plus solide, mais aussi plus exposée à l'inondation que les magasins construits par les Finlandais sur quatre rangs de madriers , le brave insulaire regarde fièrement les vagues qui, dans leur irruption, s'avancent souvent jusqu'au pied de sa citadelle, et quelquefois en sapent les fondements. Il connaît les emportements de cette mer au sein de laquelle il est né, et sur laquelle il a vécu comme un goéland. 11 se réjouit de ses jours de calme, et ne s'inquiète point de ses fureurs. C'est le coursier sauvage qui doit le transporter dans les régions lointaines, dont il étudie sans cesse la capricieuse allure, et dont il brave les bonds impétueux. Tous les hommes des Halligen sont marins par tempérament , par tradition , par une nécessité impérieuse, si ce n'est par goût. La mer, qui les assiège de toutes parts, la mer, qui les menace sans cesse comme une implacable ennemie, est leur élément vital. Sur leur sol aride, ils essayeraient en vain de tracer le sillon de la charrue ; il faut qu'ils tracent sur les flots le sillon du navire. Dès leur enfance , ils apprennent à gouverner une chaloupe, puis s'embarquent en qualité de matelots, et vont
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dans de lointains parages accomplir leur rude labeur. La plupart d'entre eux, avec leur intelligence innée , montent de grade en grade jusqu'à celui de capitaine et commandent des bâtiments de Glilckstadt, d'Altona, de Hambourg. Quand l'âge ou les infirmités leur prescrivent le repos, ils reviennent à leur pauvre petite île, plus petite et plus pauvre que l'Ithaque d'Ulysse. Ils ont vu, dans le cours de leurs expéditions, les magiques Antilles, les archipels embaumés des mers du Sud, des mers de l'Inde, et ils reviennent avec amour à leurs bancs de sable. Ils y rapportent ce qu'ils ont gagné dans leurs longues années de service ; ils se plaisent à déposer dans leurs demeures, comme une offrande à leurs dieux lares , les diverses curiosités qu'ils ont recueillies dans leurs voyages. Leur malheureuse terre natale ne leur donne ni fruit; ni blé, ni bois, pas même de l'eau potable. Ils recueillent avec soin, dans des citernes, l'eau des pluies, en prenant les plus minutieuses précautions pour préserver ces réservoirs de l'infiltration des flots salés. Dans les années de sèche resse, ils souffrent de la soif et voient dépérir les chétifs moutons qui sont une de leurs richesses. Il y a une dizaine d'années, Christian VIII, roi de Danemark, prenait les bains de mer dans la petite île de Fœhr, en une de ces calamiteuses saisons.
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Toutes les citernes étaient épuisées, les vaches languissantes ne donnaient plus de lait, les brebis s'affaissaient sur le sol, et un vent orageux et sec comme le Simoun soulevait les flots de telle sorte, que les bateliers n'osaient mettre leurs embarcations à la mer, pour aller sur une côte plus propice chercher la salutaire boisson. Tout à coup, dans ces heures d'anxiété, une voile apparaît à l'horizon , un navire s'avance au milieu des lames impétueuses , et ce navire apporte des tonnes pleines d'eau. Le roi acheta toute cette précieuse cargaison, et la distribua aux pauvres habitants de Pœhr, qui depuis ce jour ne cessent de parler de leur bon roi Christian. Obligés ainsi de se procurer au dehors, et souvent à grands frais, tout ce qui est nécessaire à leur subsistance, les indigènes des Halligen tiennent pourtant à leur misérable coin de terre ; c'est là qu'ils veulent avoir leur dernier gîte , c'est là qu'ils veulent achever de vivre. Ainsi le montagnard est attaché à ses rocs escarpés , à ses cimes de neige, ainsi le Lapon à ses sombres pâturages, ainsi l'Islandais à ses champs de lave. Les contrées qui donnent à l'homme de faciles moissons ne fixent point son cœur comme celle où il doit lutter et souffrir. La mère la plus tendre envers tous ses enfants éprouve une affection particu-
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lière pour celui qui, par son état débile, l'a obligée à plus de sollicitudes. Le laboureur enchaîne sa pensée à la terre qu'il défriche avec peine ; l'artisan, à l'œuvre qui exige de lui un courageux travail. Mystérieuse, inévitable loi de Dieu : dans la difficulté d'une entreprise est le plus ferme stimulant de l'homme; dans la douleur sont les liens les plus tenaces. La gaieté ne fait qu'effleurer l'âme; la douleur y enfonce ses racines. Ceux-là ne sont pas sûrs de leur affection, qui ne se sont trouvés réunis qu'en des jours de fête. Ceux-là s'aiment, qui ont éprouvé ensemble les anxiétés de la vie et l'amertume des larmes.
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« Emporle-t-on la patrie à la semelle de ses souliers, » disait Danton à ceux qui l'engageaient à fuir? Pour le fougueux tribun, né dans le déparlement de l'Aube, au beau milieu du grand pays de France, c'était difficile. En un mortel péril, je ne sais si le Helgolandais ne parviendrait pas à- emporter la sienne : tant elle est petite, cette île romantique de la mer du Nord ! Elle s'élève comme une pyramide, à 200 pieds de hauteur, et sa surface est si étroite, que si jamais le Petit Poucet, ce joyeux ami de notre enfance, venait la visiter, il serait obligé de déposer ses bottes de sept lieues, sous peine de tomber en une seule enjambée au sein des vagues, ce qui serait grand dommage. Si petite qu'elle soit, les Anglais en ont reconnu l'importance. Ils Font prise en 1807 et n'ont nulle envie de l'abandonner. Si petite qu'elle soit, elle a un grand renom. Les peuples du Nord, avec leur penchant au merveilleux, y ont noué le tissu de
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plusieurs poétiques légendes, et des historiens et des géographes ont eux-mêmes corroboré ces traditions populaires. Pierre Sachse, qui au xvne siècle publia une description de Helgoland, n'hésite pas à déclarer que c'est là, sans aucun doute, l'île décrite par Virgile dans le premier livre de l'Enéide , l'île où les Troyens se réfugièrent après la tempête soulevée contre eux par l'implacable Junon.
Est in secessu longo locus. Insula portum Efficit objectu laterum quibus omnis ab alto Frangitur inque sinus scindit sese unda reductos.
Pennant, dans son Histoire naturelle des régions polaires, dit que Helgoland est cette terre mystérieuse dont parle Tacite, ce Castum Nemus où l'on adorait la déesse Hertha. En remontant aux plus anciennes chroniques du Nord , nous voyons que l'île de Helgoland s'appèla d'abord Posete, du nom de Posta, une des divinités païennes de la Prise, que l'on représentait avec un double emblème : des javelots à la main droite, et des épis de blé dans la main gauche. Enfin, la petite île est désignée par le nom de Heiligeland, Halgoland, Helgoland, et ce nom devient l'objet de plusieurs autres versions1. Adam de
1. Les Anglais disent Heligoland; les Hollandais, Helgoland;
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Brème, le vénérable chroniqueur des Églises de l'Elbe et du Veser, dit que cette terre est'protégée par une puissance miraculeuse. Si quelque corsaire y commet quelque rapine, on peut-être sûr qu'il fera naufrage ou périra d'une mort misérable. Il y a là de pieux ermites, auxquels les pirates donnent avec respect la dixième part dé leur butin. L'île entière inspire une profonde vénération aux navigateurs et surtout aux pirates. De là vient son nom de Heiligeland (terre sainte). Une autre tradition rapporte que ce nom vient d'un de ces intrépides Vikinge Scandinaves, appelé Helga, qui, dans une de ses aventureuses expédi■ lions, aborda sur la, plage de Posete, s'en empara, s'y maria, et lui donna son nom. Mais un historien de la Prise, Jean Neocorus, rattache l'origine de ce nom à la légende des onze mille vierges. « Un jour, dit-il, sainte Ursule débarqua avec ses compagnes dans cette île, qui était alors une vaste et belle région. Les pieuses fdles y furent outragées, maltraitées, par une race de païens. Dieu, pour punir ces païens de leurs méfaits, précipita dans la mer une partie de leur île, et changea le reste en un sol aride. » Ce dernier paragraphe nous amène à une autre
les insulaires donnent à leur île le nom de Helgolunua, et s'appellent eux-mêmes Helgolunners.
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série d'hypothèses, à celles qui ont été faites sur l'ancienne étendue de cette île déjà si rétrécie, et chaque jour minée de plus en plus par les flots. M. de Decken, qui s'est appliqué, avec une prédilection particulière, à rechercher tout ce qui a rapport à Helgoland, semble disposé à croire que cette île touchait autrefois aux côtes du Danemark. «.Au nord et au nord-ouest de celte île s'étendent, dit-il, des bancs de rocs faciles à distinguer à la mer basse. Avec la sonde on peut suivre le développement de ces rocs sur un espace de trente milles, près de ceux qui tiennent au Jutland. Probablement ils ont été jadis la base d'une bande de terre engloutie peu à peu dans les vagues. » « Les Helgolandais, ajoute le même écrivain, racontent qu'il fut un temps où leur île n'était séparée de la plage du Holstein que par un canal si étroit, qu'on pouvait le traverser sur une planche. » Il est certain que, dans ces parages du Nord, il s'est opéré d'énormes bouleversements, les uns par l'action continue des vagues qui ont miné et sapé le terrain, d'autres par des convulsions violentes, par des tremblements de terre sous-marins. Les chroniques les plus authentiques en citent de nombreuxexemples. Jusqu'à quel point la configuration première de Helgoland a-t-elle été transformée par ces
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désastres ? c'est ce qu'il n'est pas possible de déterminer. En 1652, Dankwerth joignit à sa description des duchés de Holstein et de Schleswig deux cartes qui représentaient l'État de Helgoland en '800, en 1300 et en 1649. Ces cartes que Clarke, l'illustre voyageur anglais, a reproduites dans son magnifique ouvrage1, avaient été dessinées par le mathématicien danois Jean Meyer2, qui, pour les faire, s'était livré, sur les lieux, à une patiente étude de quelques anciens linéaments, et avait interrogé sur chaque point la mémoire des vieillards. Il est très-vrai, comme le remarque M. de Decken, qu'au sein d'une population isolée du reste du monde, concentrée en elle-même, les souvenirs du passé se conservent tout autrement que dans l'expansion et les perturbations continuelles des grandes villes. Les paysans de plusieurs districts de l'Écosse, de l'Irlande, de l'Allemagne et des silencieuses campagnes Scandinaves, ont encore des traditions orales qui, d'âge en âge, remontent jusqu'à une époque
1. Travels in various countries of Europa, Asia and Africa. Vol. III. Londres, 1819. 2. C'était un pauvre enfant du peuple, un simple berger, qui annonçait de l'intelligence. Un généreux gentilhomme s'intéressa à lui, se plut à lui donner des leçons, et Meyer devint un des mathématiciens distingués de son temps.
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lointaine, et l'Islande a gardé, à plus de huit siècles de distance, ses sagas païennes. Mais il y a une grande différence entre ces récits qui, par leur caractère épique ou dramatique, s'emparent aisément de l'imagination du peuple, et l'aride et sèche précision d'une ligne mathématique. La carte à laquelle Meyer applique la date de l'an 800 nous montre une île quinze fois plus étendue que l'île actuelle. On y voit un temple de Fosla ou Vesta, un autre de Jupiter, plusieurs cloîtres catholiques, des forteresses, des églises, de nombreux villages, les cours de ..dix rivières, une multitude d'arbres et une demi-douzaine de ports. Or, on sait qu'à la fin du vnc siècle, lorsque saint Willibrod aborda dans cette île, il n'y trouva qu'une seule source d^eau fraîche, et Adam de Brème écrivait, vers l'an 1074, qu'on n'y voyait pas un arbre. M. de Lappenberg, avec sa saine critique, n'a pas eu de peine à démontrer le vice radical du travail de Meyer 1, et nul autre document ne nous donne un juste indice sur les dimensions primitives de Helgoland. Les premières notions positives sur cette île datent de la fin du vir3 siècle. Plus tard, à différents intervalles, elles nous échappent de nouveau, et il
1. Vber der heemaliger Umfang und die aile Geschichte Uelgolands. Hambourg, 1830.
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serait très-difficile d'en ressaisir le fil dans l'ombre qui les enveloppe. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ses habitants provenaient de cette nombreuse race frisonne qui a donné son nom à une province de Hollande, à une province du. Hanovre, et dont les descendants occupent encore une partie du littoral du Holstein et du Schleswig. On a tout lieu de croire aussi que Radbod, chef d'une tribu frisonne, ayant été vaincu par Pépin d'Héristal, et forcé d'abandonner Utrecht, où il demeurait, vint se réfugier à Helgoland. Il s'était retiré là comme un lion blessé, qui n'aspire qu'à recommencer le combat. II combinait, sur son roc solitaire, le plan d'une nouvelle campagne , dans laquelle il devait être encore vaincu par un adversaire plus redoutable que le premier, par Charles Martel. A cette époque, une mission destinée à porter la doctrine de l'Évangile parmi les populations frisonnes s'organisait en Irlande, dans cette même île que Strabon décrivait comme une effroyable région, et que les Romains dédaignèrent de subjuguer, dans cette verte Erin que les Anglais ont prise pour l'asservir au joug le plus cruel, dans cette fervente contrée catholique à laquelle, dès les premiers siècles du christianisme, les pays du centre et du nord de l'Europe ont dû tant de salutaires leçons et de pieux enseignements.
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Saint Willibrod partit pour la Prise septentrionale avec onze prêtres ; mais tous ses efforts race qui échouèrent contre l'opiniâtreté d'une
croyait aveuglément à la puissance de ses idoles, et ne voulait point entendre parler d'un autre dogme. Pour sauver au moins quelques âmes, il acheta une trentaine d'enfants qu'il se proposait d'élever dans les pratiques du catholicisme, et il retournait vers sa terre natale, lorsqu'il fut jeté par un coup de vent sur la plage de Helgoland. Pour les apôtres de la primitive Église, de tels accidents étaient considérés comme des signes providentiels. Il y avait là aussi des païens à convertir, et saint Willibrod n'était pas homme à reculer devant les difficultés ou les périls d'une telle lâche. Il interrogea seulement ses compagnons sur les meilleurs moyens à employer pour atteindre leur but. L'un d'eux, nommé Wigbert, dit qu'il fallait attaquer résolument les sanctuaires du paganisme. Cet avis ayant reçu l'assentiment général, les' douze hardis prédicateurs s'avancèrent dans l'intérieur de l'île et démolirent deux temples. Le peuple les regardait avec une sorte de stupéfaction, attendant que ses dieux se levassent pour anéantir ces sacrilèges. Les dieux ne faisaient pas le moindre mouvement, et quelques Helgolandais, ébranlés dans leur foi par cette déception, prêtèrent l'oreille aux remon-
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trances de saint Willibrod. Trois d'entre eux consentirent même à recevoir l'eau du baptême. Encouragés par ce premier succès, les missionnaires voulurent continuer leur œuvre de destruction. Mais lorsqu'ils en vinrent à porter la hache sur l'idole de Fosta, la souveraine idole de l'île, le peuple se révolta. Radbod, qui jusqu'à ce moment n'avait point inquiété les prédicateurs chrétiens, soit qu'il se souciât peu de leur tentative, soit qu'il voulût ménager Pépin qui le protégeait, Radbod s'emporta comme ses sujets contre les ennemis de ses dieux. Les douze prêtres furent amenés devant lui. Il condamna à mort Wigbert, et obligea les autres à se rembarquer. C'était à la tin du vir siècle. Quelques années après, un autre missionnaire, saint Wulfram, revenait au même lieu poursuivre la même œuvre de prosélytisme, et se retirait sans avoir pu l'achever. Il ne fallait pas moins de trois saints pour vaincre l'obstination de cette peuplade frisonne. En 768, en 774, saint Ludger se rendit à Helgoland, et cette fois le temple de Fosta fut détruit, et tous ses adorateurs furent baptisés. A partir de cette époque, un long espace de temps s'écoule, pendant lequel la petite île disparaît des chroniques du Nord. On dirait que par sa conversion au christianisme, sa grande affaire en ce monde étant accomplie, les peuples qui l'avoisinaient n'a-
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vaient plus à s'occuper d'elle et qu'elle n'avait plus à s'occuper d'eux. Après le passage d'Adam de Brème que nous avons déjà cité, le nom de Helgoland est mentionné dans la nomenclature des possessions du Danemark au xme siècle. Plus tard, son église est enregistrée sous le nom d'église de Sainte-Ursule, dans l'évêché du Schleswig. Il est probable que les pirates du Nord, en faisant de Helgoland un de leurs repaires, en rendaient l'approche redoutable aux paisibles embarcations, que cette île fut prise ensuite par le Danemark, qui, n'y attachant aucune valeur, la laissa reprendre parle Schleswig, et qu'elle resta ainsi pendant plusieurs siècles, tantôt obscurément livrée à elle-même, tantôt soumise à ceux qui y entraient avec quelques faisceaux d'armes. Un incident d'histoire naturelle, une migration de poissons, devait raviver le nom de la colonie frisonne qui avait autrefois enflammé le zèle religieux de tant de missionnaires , occupé la pensée du vaillant Pépin et de l'héroïque Charles Martel. Les bandes flottantes de harengs, qui, depuis le xne siècle, se répandaient sur les rives du Rugen et la côte de Scanie, apparurent, en 1425, dans les eaux de Helgoland. A quoi tiennent les destinées humaines? Naguère encore, les Helgolandais vi-
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valent paisiblement sur leur étroit domaine, dans le calme de leur isolement, dans la satisfaction la plus difficile, peut-être, à obtenir en ce monde, la satisfaction de n'être point envié et de ne point envier : ne invkliaclo ne invidioso. Voilà qu'une légion de méchants petits poissons, qu'il faut ajouter comme une pénitence de plus aux rigueurs du carême, s'avise de prendre une route inusitée, et c'est fait de la quiétude du sol près duquel l'a entraînée quelque jeune folle tête désireuse d'entreprendre un voyage de découvertes. Dès que les habiles négociants de Brème et de Hambourg entrevirent à Helgoland la perspective d'une nouvelle opération commerciale, ils se hâtèrent d'y envoyer des mandataires ; ils y établirent des factoreries. Mais le duc de Schlesvvig prétendait seul user de ce privilège. Notre pauvre monde est ainsi fait, que, partout où l'on voit quelque avantage matériel à conquérir, on peut être sûr d'y trouver très-promptement une cause de procès, une raison de batailles. Le duc et les cités argumentèrent pendant quelque temps comme des avocats. Le duc voulut prouver que l'île lui appartenait depuis un temps immémorial ; les villes marchandes soutenaient que cette île, située en pleine mer, devait être libre autant que la mer. Gomme les deux partis ne pouvaient s'accorder par le raisonne-
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ment, ils en vinrent à la violence. Le duc fit incendier les factoreries des Brémois et des Hambourgeois, qui à leur tour saccagèrent la maison de douane de leur adversaire. On se battit à coups de mousquet autour de la petite île, pour quelques tonnes de harengs, comme les frégates de Hollande et d'Angleterre se sont battues au fond des glaces du Spitzberg pour la pêche de la baleine. Sur ces deux champs de bataille, il y avait une juste proportion du hareng à la baleine, et du petit navire hambourgeois au man of ivar britannique. La lutte durait encore quand, pour y mettre fin,
Survint un troisième larron.
En 1684, le contre-admiral danois Paulscn prit en une matinée l'île de Helgoland. Cinq ans après, le Danemark la rendait au Schlesvvig; mais en 1714 il la reprenait de nouveau, et, cette fois, il comprit qu'elle valait la peine d'être gardée. Il y fit restaurer le phare que les Hambourgeois y avaient érigé en 1673; il y construisit l'escalier qui rejoint la plage à la sommité de la colline : il était très-résolu à ne plus se dessaisir de ce poste maritime; mais il avait compté sans les Anglais. En 1807, les Anglais , qui ont des comptoirs sur tous les points du globe, des forteresses dans toutes les mers, s'aperçurent avec une douloureuse sur-
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prise qu'ils ne possédaient encore aucune station à l'extrémité de la mer du Nord. Ils allaient, malgré son état de neutralité , bombarder Copenhague. L'honneur anglais, a dit un de leurs orateurs, avait coulé par tous les pores. Ce n'était pas une grande affaire d'en laisser tomber quelques gouttes de plus sur une terre sans défense. Le 30 août, ils s'emparèrent de Helgoland, et, en 1814, à la paix de Kiel, ils eurent grand soin de s'en faire garantir l'entière possession. Si l'on jette un coup d'œil sur la carte, on reconnaîtra combien, en certaines occasions, les Anglais doivent apprécier l'aride plateau de Helgoland. Situé au 54° 11' de latitude, ce plateau se trouve à une distance à peu près égale. à douze ou quinze lieues, de l'embouchure des quatre grands fleuves de l'Allemagne du Nord , de l'Eider, de l'Elbe, du Weser, de l'Ems. En cas de guerre avec les puissances septentrionales,, l'Angleterre a sur son roc de Helgoland un point d'observation capital. Là, elle peut élever une forteresse redoutable et abriter une flotte sous ses canons; de là, elle peut surveiller au loin les mouvements de ses adversaires, dominer les quatre vastes artères fluviales, bloquer Brème et Hambourg, menacer le Hanovre, pénétrer dans les parages du Danemark. Déjà une fois elle a fait voir quel parti elle pou-
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vait tirer, selon les circonstances, de son île si chétive et si peu importante en apparence. Quand, par le fameux décret de Milan , toutes les contrées soumises à la domination de la France furent fermées à l'importation des denrées anglaises, l'Angleterre établit sur le petit terrain dont elle Tenait de s'emparer un marché comme on n'en vit jamais nulle part. Pendant plusieurs mois, des centaines de navires arrivaient là sans cesse avec un chargement de marchandises prohibées. En prescrivant les rigueurs du blocus continental , Napoléon oubliait qu'il est des habitudes plus fortes que la volonté la plus puissante. Pierre le Grand révolutionna la Russie et ne put parvenir à obliger les moujicks à couper leur barbe. Napoléon écrasait les armées de l'Europe coalisée, et sa suprême autorité échouait dans une simple maison bourgeoise devant quelques bribes de produits coloniaux. A aucun prix, les habitants du Nord ne pouvaient se résigner à se priver du café, du thé, du sucre qui composaient leur boisson habituelle. La bienfaisante Angleterre leur envoyait ces précieuses denrées aussi près que possible. La tentation était trop forte : on n'y résista pas. En dépit des nombreux agents de la douane, la contrebande s'organisa dans des proportions gigantesques. Des bandes de bateliers venaient à Helgoland charger
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sur des chaloupes les ballots prohibés, et les transportaient sur les côtes d'Allemagne et de Hollande, d'où on les répandait dans l'intérieur du pays. Bientôt même ces bateliers ne suffirent plus pour satisfaire à l'avidité des populations. Il y eut une ardeur de spéculation, une fièvre de fraude qui entraînèrent dans les mêmes aventures le timide bourgeois et le paysan. Des hommes qui n'avaient jamais pris part au moindre négoce se lancèrent tout à coup dans l'agitation de la vie mercantile. Des gens qui, de leur vie, n'avaient quitté la terre ferme, se jetaient dans des bateaux et allaient, à tout hasard, chercher leurs provisions de sucre et de café. Des femmes même ne craignaient pas de se diriger avec de mauvaises barques vers la plage de Helgoland, vers cet amas de fruits défendus. Les industrieux Anglais aidaient encore à ce mouvement par la facilité avec laquelle ils opéraient leurs transactions. Ils n'exigeaient point qu'on les payât en argent comptant. Tour attirer à eux un plus grand nombre de chalands, ils en revenaient au mode primitif du commerce. Ils acceptaient en échange de leurs marchandises les grains du laboUreur, le beurre ou le bétail du fermier. Plus d'un novice spéculateur fut trompé dans ses marchés, plus d'un maladroit batelier périt dans les flots avec sa cargaison. Beaucoup d'autres, capturés par la
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douane, expièrent, par la confiscation de leurs chaloupes, par de lourdes amendes, quelquefois môme par un long emprisonnement, l'audace qu'ils avaient eue d'enfreindre les lois impériales. Mais ces accidents ne refroidissaient point la passion de la contrebande ; coûte que coûte, il fallait que les habitants de l'Allemagne, de la Hollande eussent leur sucre, leur thé, leur café; et quiconque a vécu dans ces deux pays sait l'usage qu'on y fait de la bouilloire soir et matin, depuis l'office du riche jusqu'au foyer de l'artisan. L'année 1809 est, pour Helgoland, une année à jamais mémorable. Sans quitter les bords de leur île, sans s'aventurer dans la circulation frauduleuse des marchandises, les Helgolandais réalisaient chaque jour des gains considérables. Toute la population était employée à décharger les navires, à charger les bateaux de transport, et se faisait payer cher son travail. De plus, il y avait là une affluence de marchands, d'agioteurs, de marins, qu'il fallait héberger. La petite ville était un San-Prancisco envahi par le tourbillon de la spéculation. Le propriétaire y louait à un haut prix la plus étroite chambre, le pêcheur y vendait son poisson à un taux inouï, et le plus léger service était tarifé comme un labeur considérable. Il n'y avait pas assez de maisons pour loger un tel surcroît de population, ni assez de
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planches pour abriter les immenses richesses coloniales qui sans cesse s'amassaient sur le misérable terrain de Helgoland. Beaucoup de marins passaient la nuit dans leur embarcation, d'autres se disputaient un gîte sur un escalier ou sur le seuil d'une porte. On éleva à la hâte de nouvelles habitations et des hangars. On construisit même une Bourse qui, après l'heure des opérations commerciales, se transformait en salle de spectacle. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'on vit aussi, dans cette ère de bénédiction, fleurir la taverne et prospérer le tapis vert. Ce sont les justes joies de ceux qui matérialisent leur cœur pour le livrer à Mammon. Encore quelques récoltes comme celles qu'ils venaient de faire, et les Helgolandais passaient à l'état de capitalistes. Par une enquête officielle, il a été reconnu que, dans l'été de 1809, ils avaient amassé près d'un demi-million de francs. Comme ils ignoraient, dans leur honnête simplicité, l'art de placer utilement leur numéraire, ils le gardaient dans des coffres en bois qu'ils fermaient avec soin. Jusque-là, portes et bahuts, chez eux tout restait ouvert. Avec les guinées, le souci entrait dans leur demeure. Par leur richesse subite, ils apprenaient à se défier de leur voisin, à garnir d'une serrure leur cassette. Leur prospérité , rapide comme la marée, dispa-
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rut comme la marée, mais pour ne plus revenir. Déjà, en 1810, il y avait à Helgoland une telle accumulation de denrées , qu'il devenait difficile de les écouler. Une partie des cargaisons entassées en plein air, faute de magasins assez vastes pour les recevoir , s'avariait, s'abîmait ; d'autres étaient vendues en toute hâte. Bientôt la guerre brisa le réseau du système continental. Les marchands et les marins s'éloignèrent de la plage aride où ils n'avaient plus rien à gagner. La Bourse et les autres constructions nouvelles furent démolies ; la plupart des tavernes, naguère si bruyantes, furent fermées. La petite île retomba dans son silence et son isolement. Les Helgolandais avaient fait un rêve brillant ; ils ne tardèrent pas à retomber dans une triste réalité. La facilité avec laquelle ils gagnaient de l'argent les avait détournés de leurs habitudes régulières de travail ; leur contact avec les étrangers leur avait donné des goûts de luxe et de dépense : telle jeune fille qui, autrefois, s'estimait heureuse de porter son modeste vêtement de laine, voulait avoir des robes de soie et des chaînes d'or; tel brave pêcheur qui se réjouissait de boire de temps à autre à son foyer un verre de bière, s'en allait gaiement au cabaret pour y faire flamboyer un bol de punch. Les belles pièces de monnaie amassées si
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promptement dans l'armoire défilèrent l'une après l'autre comme des captives qui, trouvant la porte delà prison ouverte, s'élancent à travers champs. Un jour vint où le Helgolandais pensif pouvait aussi, dans ses mélancoliques réflexions, murmurerl'amère chanson de Heine :
Mes ducats d'or, qu'êtes-vous devenus?
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De plus, quand le Helgolandais, ramené au travail par le dénûment, remonta sur son bateau, il constata que le prix du poisson avait baissé sur le marché de Hambourg, et que les marins de la côte, organisés en compagnies, lui faisaient une redoutable concurrence dans sa profession de pilote. Ainsi dépouillée en peu de temps de l'éclat qui l'avait éblouie, dépossédée d'une partie de ses anciennes ressources, la petite île reconnaissait avec douleur le fatal résultat de sa trompeuse fortune, et entrait avec effroi dans une ère d'appauvrissement. Par bonheur, une docte faculté, qui fait plus de miracles qu'on ne pense, lui a donné une nouvelle industrie. L'homme est un être ingrat, injuste, mauvais. C'est un fait positif. Je n'ai pas la prétention de l'avoir découvert, encore moins celle d'y remédier. Entre toutes les ingratitudes dont on composerait
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une histoire assez complète du inonde, il en est une qui me revient à la mémoire, dans l'île de Helgoland, et qu'il faut que je signale. Nous sommes ingrats envers les médecins. Il y a des gens d'une charpente de fer, qui, en se pavanant de leur insolente santé, déclarent effrontément qu'ils ne sont si robustes que parce qu'ils n'ont jamais mis le pied dans une pharmacie. Il y en a qui ne négligent rien pour achever de ruiner leur constitution débile, et qui accusent de leurs infirmités les pauvres innocents médecins. Mais ce n'est rien encore. Il y a des districts entiers qui doivent leur ave-r nir, leur prospérité, à la savante et généreuse faculté de médecine, et qui l'oublient parfaitement. Que seraient pourtant les fanfaronnes cités de Spa, de Vichy, de Bagnères, sans le patronage des médecins ? Parce que la nature a ouvert çà' et là un filet d'eau très-désagréable, une source sulfureuse, bitumineuse, ferrugineuse, pense-t-on qu'elle ait accompli un beau chef-d'œuvre? C'est le médecin qui apprécie la nature de ces eaux, qui en signale l'efficacité et y envoie les malades. C'est le médecin qui peuple et anime des plages arides, des collines infructueuses. C'est le médecin qui, avec ses ordonnances, comme Amphioh avec sa flûte, bâtit des villes dans des champs déserts, et qui plus tard leur conserve la Yie et le mouvement.
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Pas une de ces villes n'a cependant encore songé à ériger, dans son enceinte, une statue au génie médical qui l'a fondée ou enrichie. Pas un hôtelier de Garlsbad ou de Trouville ne s'avisera, l'ingrat! d'inaugurer, seulement, sur sa cheminée, un buste d'Hippocrate, et les fermiers des jeux de Bade et de Hombourg, qui sacrifient tant de chevreuils à la fantaisie de leurs convives, ne sacrifieront pas un coq à Esculape, ce qui leur donnerait au moins un rapport d'idée avec Socrate. Helgoland devrait aussi rendre un solennel hommage aux médecins. Ils ont si bien démontré les qualités hygiéniques de son atmosphère, les vertus de son eau salée, qu'ils en ont fait un bain de mer très-fréquenté. On y vient des diverses régions de l'Allemagne, par raison de santé, et de plus loin, par curiosité. Celui qui s'intéresse aux phénomènes de la nature, ou à l'étude de l'homme dans ses diverses conditions, ne regrettera pas d'avoir entrepris un voyage de plusieurs centaines de lieues pour voir cet étrange petit point de l'Océan. A dix lieues de distance, on l'aperçoit comme une ligne noire à l'horizon. Peu à peu la ligne s'exhausse, s'arrondit; bientôt on distingue une grève blanche , au-dessus de laquelle se dessine une masse de craie rouge, revêtue à sa sommité
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d'une herbe verte. C'est Helgoland. Les gens du pays l'ont ainsi décrite dans leur dialecte :
Grœn is dat land Rohd de Kant' End witt de sand Das it dat wapen von Helgoland.
« La terre verte, les flancs rouges, le sable blanc : voilà les signes de Helgoland. » La longueur de l'île est de 5880 pieds, sa largeur de 1841, sa circonférence de 13 500, à peu près une lieue et demie, en sorte qu'en une heure un piéton en fait aisément le tour. Au siècle dernier, il s'y joignait encore une grève de 352 pieds de longueur, de 1050 pieds de largeur, qui en a été violemment détachée par les vagues en 1720, et qui se trouve maintenant à un kilomètre de distance. C'est ce qu'on appelle la dune ; c'es.t là que l'on va prendre les bains. Si rétrécie qu'elle soit, l'île est divisée en deux parties bien distinctes, qu'on désigne sous les noms de terre basse et de terre haute. La terre basse, qui a environ 1000 pieds de longueur, touche d'un côté à la mer, et de l'autre, à la crête escarpée qui la domine. Pour monter au-dessus de la crête, il n'y a qu'un seul chemin, c'est-à-dire un large escalier de 186 marches, construit par les Danois en 1767|
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et reconstruit par les Anglais en 1834. La terre haute est l'édifice à plusieurs étages ; la terre basse, son rez-de-chaussée ou son perron; ici, une centaine de maisons ; là-haut cinq cents : en tout, environ 3000 habitants. Tel est le chiffre de la population de Helgoland; humble et douce population, qui pourrait s'approcher d'elle sans une sympathique émotion? Elle est là au milieu de la mer comme une exilée, ou comme une troupe de marins qu'une tempête aurait jetés sur cette île, qui n'est pas, tant s'en faut, l'île féconde de Robinson. Elle est là, l'honnête peuplade, séparée du monde entier, livrée à elle-même dans l'exiguïté de ses ressources. Ni élan industriel, ni moissons agricoles. Son port n'est pas a'ssez large pour qu'elle puisse y lancer des bâtiments de commerce, et les chaînes d'écueils qui l'enlacent de trois côtés ne permettent pas aux bâtiments de haut bord de s'approcher d'elle à plus d'un demi-mille à l'ouest et à l'est, à plus d'un mille au nord. Sa surface se couvre en été d'une herbe menue où pâture un troupeau de brebis, que l'on nourrit l'hiver avec des débris de poissons bouillis. Par un pénible labeur, on tire encore de quelques champs une récolte de pommes de terre. Quant au blé et aux autres céréales, il n'en est pas question. Les Helgolandais n'ont au moins nulle peine à observer un
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des commandements que Dieu, dictait au législateur' des Hébreux : « Tu ne convoiteras ni le bœuf ni l'âne de ton voisin, » car ils ne possèdent aucun de nos utiles quadrupèdes domestiques. Il y a quelques années, l'un d'eux voulut avoir dans ses étables une vache, une vraie vache vivante. Les enfants allaient la regarder avec de grands yeux ébahis, comme dans nos villages ils regardent un chameau ou un éléphant. La mer, qui de toutes parts cerne les Helgolandais, est leur ressource essentielle, leur vrai champ de labour, leur patrimoine héréditaire ; mais le temps a encore amoindri pour eux les produits de ce domaine. Autrefois, ils exerçaient là dans un vaste rayon, à peu près sans concurrence, leur profession de pilotes; autrefois, les vents et les flots leur livraient d'abondantes épaves. Le droit d'épave a été jusque dans les derniers temps très-rudement pratiqué dans le Nord. Je ne sache pas pourtant qu'il y eût sur les rives de la Baltique et de la mer du Nord de cruels châtelains qui, comme ceux des côtes de Bretagne, attachassent dans les nuits orageuses des fanaux aux cornes d'un bœuf, pour tromper le navigateur par cette lueur perfide, et l'attirer sur les récifs. Mais, si les habitants des grèves septentrionales n'usaient point de ces féroces artifices, ils se gardaient de prêter leur assistance'
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au navire en détresse, et, dès qu'il avait succombé, s'emparaient sans scrupule de ses dépouilles. Tout le butin qu'une tempête jetait sur leurs rochers, ils le désignaient par la respectable dénomination de strandgut (bien du rivage) et le considéraient comme un don providentiel. Ils avaient à cet égard une foi si naïve, que, dans leurs prières journalières, ils demandaient à Dieu de vouloir bien leur accorder une bonne année de strandgut. Au xvie siècle, Bogislas X, le religieux souverain delà Poméranie, fit vœu, pendant un voyage à Jérusalem , d'abolir dans ses États le droit d'épave. De retour à Stettin, il promulgua à cet effet une sévère ordonnance; mais ses sujets eux-mêmes n'obéissaient pas à ses libérales intentions, et les autres princes n'avaient nulle envie de le suivre dans sa noble initiative. En 1559, le duc Adolphe de Schleswig donnait à Helgoland, par un acte spécial, un privilège de strandgut qui déterminait le mode de partage de l'épave et la portion qui devait en être réservée au prince. Ce règlement, qui fut renouvelé en 1638, 1667 et 1695, est devenu la base de l'inhumaine juridiction qui subsista si longtemps dans le Holstein. Ces coutumes barbares ont été enfin anéanties. Le droit, ou pour mieux dire le vol de l'épave, n'est
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plus toléré dans les pays civilisés, et les progrès de la science nautique, en diminuant le nombre des naufrages, ont rendu moins fréquentes ces tentations de cruauté et de rapine. Les Helgolandais ont donc cessé de demander à Dieu une grâce qui devenait de plus en plus rare, et dont il ne leur était plus permis de profiter, quand elle se manifestait à leurs yeux dans les 34 éclairs de l'ouragan. Au lieu de se réjouir de voir les bâtiments de commerce emportés par les vents, rompus par les vagues, et d'attendre qu'ils soient brisés pour en piller la cargaison, ils se hâtent de les rejoindre pour leur servir de guides moyennant une juste rétribution. Les bateliers danois et hanovriens leur ont enlevé une partie de cet emploi lucratif. Cependant, s'ils n'ont plus comme autrefois le monopole du pilotage autour de l'embouchure de l'Elbe, du Weser et de l'Eider, la position de leur île entre ces trois fleuves, et la hauteur de leur roc qui est pour eux comme un observatoire, leur donnent un avantage .particulier. De là, ils distinguent au loin les navires, et peuvent s'élancer rapidement à leur rencontre. Pour résister à la concurrence qui leur est faite, ils en sont venus aussi à construire de meilleures embarcations et à réglementer strictement leur service. Ils forment une corporation dans laquelle nul associé nouveau
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ne peut entrer sans avoir justifié de sa capacité et de sa bonne conduite devant un jury qui après cet examen lui délivre la médaille de pilote. Les bénéfices de la pêche ont diminué comme ceux du pilotage. Le hareng, poursuivi par des filets impitoyables ou ennuyé de suivre toujours la même route, a déserté les eaux de Helgoland. Le candide Benjamin Knoblauch, qui en 1643 publia sa Helgolantlia, n'hésite pas à déclarer que les insulaires ayant fait un mauvais usage du revenu que leur procurait l'abondante capture du hareng, la Providence la leur a ravie pour les ramener à leur sage simplicité. Il leur reste encore quelques pêches importantes, entre autres celle du schelllîsch et celle du homard, La première s'opère principalement aux deux froides saisons ; au mois de mars et au mois de novembre. Les grandes embarcations vont à la rencontre du schellfisch jusqu'à trente ou quarante lieues de distance ; les petites l'attendent trois semaines plus tard, à dix ou quinze lieues de l'île. Chaque chaloupe porte environ quatre mille hameçons. Dans les bonnes années, il n'est pas rare qu'elle prenne en un jour jusqu'à mille schellfischs. Une grande partie de ce poisson alimente les marchés de Brème et de Hambourg ; le reste se consomme dans l'île. La pèche du homard dure depuis le mois d'avril jus-
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qu'au mais de juillet, et recommence en automne. Elle se fait avec des filets de trente-sept brasses de longueur. Terme moyen, chacun de ces filets rapporte par jour une douzaine de homards. Une autre capture moins régulière, mais assez lucrative, occupe encore les Helgolandais : c'est celle des oiseaux de passage, qui au printemps dans leur migration s'abattent sur le sol de Helgoland pour s'y reposer de leur long trajet. Souvent on voit arriver ainsi des nuées de bécasses, d'alouettes et de grives. Les pauvres oiseaux, qui ont traversé la vaste mer, tombent parfois si épuisés de fatigue qu'un enfant peut les prendre avec la main. Leur apparition est pour les Helgolandais, comme jadis celle des cailles pour les Israélites dans leur marche à travers le désert, Un événement qui met tout le monde en émoi. Hommes et femmes, chacun court à la bienheureuse curée. Les travaux habituels sont abandonnés; les prêtres eux-mêmes, dans l'exercice solennel de leurs fonctions , ne résistent pas à l'entraînement universel. Le dimanche, on a vu plus d'un prédicateur fixer tout à coup les yeux sur les fenêtres de l'église, s'arrêter au beau milieu de son sermon, pour s'écrier : « Mes frères, voici les bécasses; » Aussitôt, il descendait de la chaire, la communauté se précipitait eh tuniulte hors dé la nef, et chacun allait s'armer de son fusil et de
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ses laeels. Un voyageur raconte qu'une fois même cette importante migration fit interrompre un mariage. Les fiancés étaient au pièd de l'autel ; le prêtre allait leur donner la bénédiction nuptiale, quand soudain un cri retentit à la porte de l'église : « Les bécasses ! les bécasses ! » Soudain , parents et amis, les témoins et les convives de la noce se précipitent hors de la nef. Le prêtre ne peut résister à l'entraînement général, et la cérémonie commencée le matin ne s'acheva que le soir après une longue chasse. C'est par la vente de ces divers produits que les Helgolandais se procurent les choses dont ils ont besoin, et ils ont besoin de tout, depuis la livre de farine et la livre de bœuf jusqu'à la tasse de lait. Leur aride plateau ne leur donne ni légumes ni fruits, pas même du bois pour allumer leur feu, et pas même un filet d'eau agréable à boire. Il existe seulement, sur la terre basse, une petite source qu'on a la bonté de décorer du nom d'eau fraîche, quoiqu'elle ait un goût assez saumâtre, et qui est absorbée par quelques familles privilégiées. Les autres sont alimentées par des citernes imprégnées de matières salines. Malgré cette cruelle pénurie, les Helgolandais ne peuvent se résoudre à transplanter leur demeure dans une autre région. Il se peut que quelques-uns
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d'entre eux, emportés par un désir d'ambition ou par un rêve aventureux, s'enrôlent dans l'équipage d'un navire étranger et voyagent en de lointaines contrées. J'en ai vu un qui avait commandé un bâtiment de commerce et fait plusieurs voyages en Russie, en Angleterre, en Espagne. Un autre, qui est mort il y a quelques années, avait séjourné à Batavia. Mais la plupart des Helgolandais ne vont pas au delà de la zone nautique où les attire la pêche, ni, dans leurs transactions commerciales, au delà de Brème ou de Hambourg; et, dès qu'ils ont fini leur tâche, ils se hâtent de revenir à leur terre natale, heureux d'amarrer leur barque sur leurs grèves sablonneuses, et de rentrer dans leur étroite cabane. Leurs relations avec les riches cités de l'Elbe et du Weser ne leur ont donné que quelques faibles idées de luxe ; leurs longs rapports avec les Danois et les Anglais n'ont introduit clans leur dialecte qu'un petit nombre de néologismes. Dans leur profession de pilotes, ils apprennent les termes de marine des autres peuples ; mais, de même que les Islandais, ils gardent à leur foyer leur langue nationale, leur vieille langue frisonne, qui, comme les langues islandaise, suédoise, hollandaise, anglaise, et comme le haut et plat allemand, dérive de la langue mésogothique.
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Dans les diverses phases par lescpielles l'île de Helgoland a passé, elle a même conservé, si ce n'est dans toutes ses formes, au moins dans ses caractères essentiels, sa libérale constitution. Les ducs de Schleswig, les rois de Danemark, n'ont point porté atteinte à cette constitution, et l'Angleterre n'a pas cru devoir se donner la peine de l'abolir. La royauté anglaise est seulement représentée à Helgoland par quelque ancien officier de marine, à qui l'on veut donner une placide retraite, et que l'on décore du titre de gouverneur. S'il lui arrive de s'ennuyer de l'oisiveté et de la monotonie de son poste, j'imagine que, de leur côté, les gouverneurs des îles ioniennes, du Canada, de l'Australie et des royaumes indiens, doivent plus d'une fois se surprendre dans leur grandeur à envier ses doux loisirs. La population de Helgoland est administrée par six magistrats qu'elle élit elle-même. Ces mandataires du peuple joignent à leurs fonctions civiles les attributions d'un tribunal de première instance. Ils sont chargés de la répression des délils, et tiennent deux fois par an des assises judiciaires. Si le plaideur veut en appeler de leur décision, il s'adresse au gouverneur, qui tranche la question en dernier ressort, ou, en une circonstance grave, la soumet au ministre des colonies,
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Pour leur triple emploi de bourgmestres, de contrôleurs des contributions et de juges, les conseillers helgolandais n'ont qu'un traitement annuel de sept cents francs ; mais leur travail administratif s'accomplit sans difficulté, et leur mission judiciaire ne trouble guère leur sommeil. Les crimes sont rares dans la vertueuse cité de Helgoland, si rares qu'on les cite, à un siècle de distance, comme des calamités publiques : un meurtre en 1719, un vol avec effraction en 1804. Les pères de famille en parlent encore à leurs enfants avec horreur. Depuis cette fameuse année de contrebande, qui jeta les Helgolandais dans une sorte de vertige, ils ont repris peu à peu leurs anciennes habitudes cle confiance. Ils ne mettent plus de clefs à la porte de leur habitation ni h leurs armoires, et ils s'endorment sans crainte des larrons. Si ces braves gens n'ajoutent rien par leur tribut au budget de l'Angleterre, si quelquefois même ils lui imposent un nouveau fardeau, ils honorent au moins le sceptre de la reine Victoria par leur moralité. Une des premières qualités qu'on exige de celui qui veut entrer dans une compagnie de pêcheurs ou de pilotes, c'est qu'il vive d'une vie honorable, et quiconque aurait détourné à son profit une parcelle de ce qui doit être partagé entre tous les membres de sa corporation, en serait à l'instant même exclu.
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Si, pour rester dans une de ces laborieuses associations, il faut être sans reproche, on pourrait ajouter que, comme le modèle de nos chevaliers, il faut être aussi sans peur. C'est une périlleuse tâche que celle que les Helgolandais entreprennent quand ils vont, dans les nuits orageuses, piloter des navires à travers les récifs qui entourent leur île, ou à travers les bancs de sable qui resserrent l'embouchure de l'Elbe. C'est un rude labeur que celui auquel ils appliquent leurs forces et leur patience, quand ils vont pêcher à quarante lieues de leur habitation, par les froides brumes de mars et les tempêtes de l'équinoxe. M. de Decken cite un exemple curieux de leur ténacité. En 1809, les liens d'une embarcation s'étant rompus, elle fut entraînée à la dérive; celui à qui elle appartenait la croyait perdue, et la regrettait amèrement, car ici une embarcation est un bien précieux ; c'est la propriété essentielle d'une famille, sa fortune, son instrument vital. Par hasard le propriétaire de la chère chaloupe apprend qu'elle est envasée près de Cuxhaven; aussitôt il part avec son fils, et, jugeant avec sa perspicacité de batelier que son petit bâtiment serait remis à flot par un coup cle vent favorable, il s'y installa et il resta là plusieurs semaines sans descendre à terre, sans aucune distraction, attendant de jour en jour, d'heure
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en heure, le mouvement qui, en effet, s'accomplit comme il l'avait prévu. Le Helgolandais s'exerce dès son enfance à son métier nautique ; mais là se borne son activité. Dès qu'il est de retour à terre, il se délecte dans la paresse, tantôt couché nonchalamment comme un lazzarone au bord de la plage, tantôt fumant sa pipe en causant avec ses voisins. Pendant ce temps, les femmes travaillent du matin au soir sans relâche. Ce sont elles qui, tout en prenant soin de leurs enfants, doivent pourvoir aux besoins journaliers du ménage, faire les provisions d'eau, fendre le bois ; ce sont elles qui, dès que la barque du pêcheur arrive dans le port, s'emparent du poisson, l'éventrent, le nettoient et le salent. Si leur noble époux a le bonheur de posséder un champ ou un jardin, ce sont elles encore qui le bêchent, l'ensemencent et en font la récolte. Enfin, dès que la saison des bains commence, ce sont elles qui transportent sur leurs épaules toutes les denrées que les bateaux à vapeur apportent dans File, et les bagages des voyageurs. On les voit gravir les cent soixantedix-huit marches de l'escalier qui conduit au quartier principal de l'île, le front couvert de sueur, le corps courbé sous leur fardeau, tandis que leurs maris les regardent, indolemment assis sur les bancs adossés à la balustrade. Leur condition me rappelle
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celle que j'observais, il y a quelques années, en Dalmalie. Le Dalmate, son fusil sur l'épaule, son poignard à la ceinture, s'enorgueillit de son caractère guerrier, se considère comme le défenseur de la famille, et croirait manquer à sa dignité s'il s'appliquait à un labeur manuel. Le Helgolandais réserve toute son activité pour sa lutte contre les flots : les occupations de la terre ne le regardent pas. Nous ne devons pas omettre de remarquer que si, au milieu de ses heures de paresse, le ciel s'obscurcit, si une tempête s'élève, il se réveille dans sa torpeur au mugissement des vagues, comme un généreux coursier au son de la trompette. Il détache l'amarre de sa barque, prend ses rames d'une main vigoureuse, et s'élance au-devant du navire qui peut avoir besoin de son secours. Toute cette race helgolandaise est remarquable par sa constitution physique. Les hommes sont grands et forts. Les femmes ont, en général, une taille élancée et une physionomie agréable. L'ancien costume frison, la longue jupe en drap rouge garnie dans le bas d'un large galon jaune, le corset en soie, la capote noire, leur donnent une apparence grave et majestueuse. Elles se marient jeunes ; mais les perpétuelles anxiétés qu'elles doivent éprouver lorsqu'elles sont dans leur demeure, tandis que leurs maris restent pendant de longues semaines exposés
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aux périls de la mer, et la pénible tâche qu'elles doivent accomplir, les fanent et les vieillissent avant l'âge. L'établissement des bains leur impose un surcroît de travail, mais il augmente leurs ressources. L'été, elles ont une quantité de fardeaux à porter sur les degrés de leur escalier, rude et triste escalier comme celui dont parle Dante; mais elles acquièrent par là le moyen de faire des économies qui leur donnent plus de sécurité pour l'avenir. Autrefois, si une de ces pauvres femmes venait à perdre son mari lorsque ses enfants étaient encore en bas âge, elle se trouvait à peu près sans ressources, incapable de subvenir elle seule aux besoins de sa famille, obligée de recourir à l'assistance de ses parents ou d'invoquer la charité publique ; maintenant elle peut gagner dans un été, jour par jour, un salaire considérable. Le mouvement régulier des bateaux, la quantité d'étrangers qui abordent à Helgoland depuis le mois de juin jusqu'au mois de septembre, ont créé dans l'île diverses industries assez lucratives : restaurants et cafés, boutiques et ateliers. Il y a une vingtaine d'années, on ne voyait à Helgoland que d'étroites maisons composées d'une cuisine et d'une ou deux pièces, avec un hangar à côté pour les instruments de pêche et les poissons
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salés. Aujourd'hui, sur la terre basse et sur la terre haute, s'élèvent de jolis hôtels à deux étages, dont la coquette façade sourit aux regards des voyageurs. De tout côté apparaissent d'autres demeures plus simples, mais très-confortables. Dès que la femme du pêcheur réunit quelques écus, elle les emploie à meubler une partie de son habitation, et met sur sa porte un écriteau pour annoncer qu'elle a une chambre à louer. On se tromperait pourtant si l'on croyait retrouver Jà le faste et le mouvement des villes de bains qui, chaque année, attirent à grand renfort d'annonces et de réclames les riches oisifs et les industriels de toutes les contrées de l'Europe. Helgoland n'a point de maisons de jeu, point de chasses bruyantes, point de bals pompeux : Helgoland est pour quelques étrangers le but d'une poétique excursion ; pour d'autres, une sérieuse, hygiénique résidence. Ses boutiques ne renferment que les marchandises les plus usuelles. Ses petites maisons à louer ont une apparence idyllique. Son édifice principal, décoré comme à Bade du nom de maison de conversation (conversations haus), n'a qu'un orgueil, l'orgueil de s'ouvrir sur une vaste pelouse ombragée par une demi-douzaine d'arbres. Ses hôtels n'étalent, aux yeux de leurs clients ni ten-tures en soie ni meubles en palissandre ; mais on
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n'y est pas obsédé par une légion de valets, cette nouvelle plaie de sauterelles. Avec la simplicité de ses habitudes et la modération de ses tarifs, Helgoland s'enrichit par le séjour des baigneurs, et remarque avec joie que d'année en année ils arrivent en plus grand nombre. Cette année pourtant, l'honnête colonie a été trompée dans son espoir. Si étrangère qu'elle soit aux grandes collisions européennes, elle a subi le contre-coup de la campagne contre les Russes. On sait que l'Angleterre avait établi dans cette île le dépôt de la légion étrangère qu'elle s'efforçait de recruter en Allemagne. Les paisibles familles bourgeoises de Brème, de Hambourg et des pays adjacents, qui, dès l'automne dernier, se plaisaient à rêver au voyage de Helgoland, se sont effarouchées de la perspective de se trouver là mêlées à une troupe de soldats, et ont renoncé à leurs projets. Quand le bateau sur lequel j'étais embarqué a jeté l'ancre dans le port, une foule d'insulaires était réunie sur la grève; deux officiers de police, parés de leur écharpe, s'empressaient d'écarter à droite et à gauche un tourbillon d'enfants, pour nous ouvrir un libre passage; une bande de musiciens soufflait dans ses clarinettes et ses cornets pour nous souhaiter la bienvenue. Mais il n'y avait avec moi que quelques passagers, et plus d'une brave femme, qui s'apprêtait à prendre son'
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UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
fardeau habituel, s'en retourna chez elle les mains vicies. Ce que j'ai vu de soldats dans l'île n'était cependant pas de nature à effrayer les plus timides Allemandes. Une frégate anglaise venait d'en emmener quatre cents ; iln'en restait qu'une trentaine, campés au haut du roc et soumis à une discipline sévère. Leur chef ne leur accordait que quelques instants de promenade par jour, et un ordre du gouverneur, placardé dans toutes les rues, défendait aux cabaretiers de leur donner à boire. Pour prix de leur enrôlement , ils recevaient quarante thalers (environ
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fr.). Il en est qui, dès qu'ils se sont vus caser-
nés dans leurs baraques en bois, ont amèrement regretté leur liberté. Il en est qui ont tente de s'enfuir, en offrant leurs quarante thalers au batelier qui voudrait aider à leur évasion ; et quelques jours avant mon arrivée, l'un d'eux s'était jeté à la mer, non point, je pense, pour se guérir du chagrin d'amour par ce saut de Leucade, mais pour échapper à la servitude à laquelle il s'était trop promptement livré. Je me suis arrêté à causer avec un jeune Saxon qui errait mélancoliquement sur la cime du plateau. Le pauvre garçon ! Il s'était enrôlé, me dit-il, dans un moment de colère, à la suite d'une querelle de village, et il avait les larmes aux yeux en parlant des plaines de Leipzig.
�IIELGOLAND.
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Il est triste de penser qu'en ce beau xix siècle, dont tant d'écrivains s'empressent de vanter les merveilleuses conceptions, on puisse réunir sous un drapeau étranger d'innocents jeunes gens qui, n'ayant pas le plus léger intérêt de patriotisme dans la guerre d'Orient, el ne se souciant pas plus des Anglais que des Russes, s'engagent à s'en aller tirer des coups de fusil aux Russes. Il est triste de voir que, dans les régions les plus florissantes de l'Europe, on trouve des malheureux qui, pour la misérable somme de cent cinquante francs, sacrifient leur liberté, qui pour vivre vont se faire tuer. Ce n'est pas sans peine cependant, et sans de trèsgrandes dépenses, que l'Angleterre est parvenue à recruter quelques centaines d'hommes dans des États qui, pour maintenir leur stricte neutralité, s'opposaient à cet enrôlement ; mais elle poursuit son œuvre avec la persistance qui est une de ses qualités distinctives. A voir les travaux qu'elle a déjà faits sur le plateau de Helgoland, et ceux qu'elle prépare, il semble qu'elle ait fixé là de graves projets. Déjà elle a construit, près des maisons de la terre haute, une cinquantaine de casernes en bois, qui, dans cette bourgade où il n'y a ni bois ni ouvriers, ont coûté des sommes considérables. Maintenant elle veut acquérir le reste du terrain, qui appartient à différents propriétaires. C'est là que
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UN
ÉTÉ AU BORD
DE LA BALTIQUE.
les Helgolandais cultivent leurs pommes de terre; et ces champs de pommes de terre, c'est leur orgueil, c'est leur joie agricole, c'est leur vigne de Nahoth. « Il faudra bien que je cède, me disait un Helgolandais que je trouvais un malin assis au bord de son enclos, et il est vrai qu'on me donne pour mon pauvre petit patrimoine plus d'argent qu'il ne vaut ; mais nul sac d'écus ne peut compenser pour moi le plaisir que j'éprouvais à posséder ce carré de terrain. Mon père l'avait acheté avec le fruit de ses économies; ma femme était heureuse de le bêcher, de le sarcler, et c'était dans ma maison une si grande joie quand on en faisait la récolte! » Peut-être l'Angleterre a-t-elle l'intention d'armer Helgoland pour tenir en échec, pour bloquer au besoin les principales places maritimes du nord de l'Allemagne. Mais si elle veut avoir là un autre Gibraltar, la difficulté n'est pas d'élever des remparts, d'ouvrir des casemates, d'aligner des batteries : ni l'argent ni les ingénieurs ne lui manquent pour de telles entreprises. La difficulté est d'affermir ces constructions sur un sol miné par les flots, sur un roc dont il est aisé de reconnaître les dégradations perpétuelles. Oui, elle a été beaucoup plus étendue qu'elle ne l'est aujourd'hui, cette île fragile de Helgoland, et la mer qui, au XVH* siècle, lui enlevait toute cette bande
�HELGOLAND. de à
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terre qu'on appelle la dune, qui, précédemment,
diverses époques, lui a enlevé d'autres terrains
plus étendus et plus fertiles, la mer continue à l'assaillir, à la saper, et sans cesse en détache de nouveaux lambeaux. Les Helgolandais ont le sentiment du danger qui les menace. Leurs petites maisons en briques sont serrées l'une contre l'autre sur la partie de l'île qui paraît la plus solide, comme des navires qui, à l'approche d'un ouragan, se serrent dans la rade où ils espèrent trouver un sûr abri. Si l'on est attiré par une poétique pensée au sommet de la falaise, d'où l'on voit de tous côtés la mer dans sa grandeur sublime ; si l'on ne se lasse pas de rester là dans un charme idéal, de noyer ses yeux et son cœur dans la lumière des flots, dans ce miroir de Dieu, dans cet emblème de l'éternité, dans cette image de l'infini, on ne peut errer sur les bords de ces plateaux friables sans crainte de les sentir tout coup s'ébouler.
à
Si l'on descend au pied de la montagne, qu'on fasse le tour de l'île à la mer basse, à chaque pas on découvre les ravages que les flots ont déjà faits, et les tranchées qu'ils ouvrent dans les entrailles de Helgoland, comme un régiment démineurs sous les bastions d'une forteresse : ici, c'est la bande sablonneuse
de
la terre basse, formée parles écroulements
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UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
successifs du plateau qui la domine; là, des grottes profondes où les vagues s'engouffrent en mugissant; plus loin, ce sont des trouées dans des rocs qui se soutiennent encore comme ^des arcs-boutants, et dont les piliers, battus sans cesse à leur base, seront un jour renversés; ailleurs, d'autres rocs ont déjà été, comme de faibles anneaux, violemment disjoints de la chaîne à laquelle ils appartenaient. Ils sont là au milieu de l'oncle, solitaires et sombres comme des sphinx qui annoncent un fatal avenir à celui qui les interroge. Dans le cimetière de Helgoland, fut enseveli, il y a quelques années, un jeune étranger. Ses parents cherchaient une consolation à la douleur de lui faire une sépulture si loin d'eux, et ils mirent sur sa tombe cette inscription :
Ruhe sanft, geliebter Sohn ; Die Erde ist uberall des Herrn.
« Repose doucement, fils bien-aimé ; la terre est partout la terre du Seigneur. » Mais l'île chôtive de Helgoland, doit-on réellement l'appeler une terre ? N'est-ce pas un vaisseau dont les bordages sont déjà crevassés, dont la quille est «. déjà ébranlée, et qui ne peut échapper à son naufrage? Plus d'une fois, en observant dans diverses con-
�HELGOLAND.
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trées les transformations accomplies par les révolutions de la nature, ou, ce qui est souvent plus douloureux, par les révolutions des hommes, plus d'une fois j'ai songé à ce symbolique poème de Rûckert. Chidher éternellement jeune a dit : « Je passais par une ville, un homme cueillait des fruits dans un jardin. Je lui demandai: « Depuis quand cette ville « existe-t-elle ? » Il me répondit en continuant à cueillir ses fruits : « Cette ville a toujours existé et elle « existera toujours. » « Cinq cents ans après, je revenais au même lieu. « Il n'existait plus là aucun vestige de la ville. Un pâtre solitaire soufflait dans son chalumeau ; son troupeau broutait les feuilles et les fleurs. Je lui demandai : « Combien y a-t-il de temps que la ville est « anéantie? » Il me répondit en continuant sa musique : « Une chose grandit, une autre disparaît ; « mais ici de tout temps s'étendit ce pâturage. » . « Cinq cents ans après, je revenais au même lieu. « Je vis une mer, je vis des vagues flottantes, où un pêcheur jetait ses filets. Quand il se reposa de son travail, je lui demandai : « Depuis combien de temps « cette mer est-elle là ?» Il me répondit en souriant : « Depuis qu'il y a des eaux dans le monde, on a « péché des poissons dans ces flots, »
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UN ÉTÉ AU BORD DE LA BALTIQUE.
« Cinq cents après, je revenais au môme lieu. « Je vis une vaste forêt. Un homme était là qui abattait un arbre avec sa hache. Je lui demandai : « De quelle époque date cette forêt? » Il me répondit : « J'ai toujours vu ces bois, et toujours ils « ont grandi. » « Cinq cents ans après, je revenais au même lieu. « J'y trouvai une nouvelle ville, où résonnaient les rumeurs du peuple. Je demandai : « Combien y a-t-il <t de temps que cette ville est construite. Qu'est de« venue la forêt, la mer, le pâturage? » La foule criait et n'entendait pas ma question. Ainsi vont les choses clans ce monde, ainsi elles iront éternellement. « Dans cinq cents ans, je retournerai au même lieu. » Mais, avant un espace de cinq cents ans, si Chidher visitait la place où s'élèvent aujourd'hui l'église, les casernes et les hôtels de Helgoland , il est probable qu'il n'y trouverait plus ni un berger, ni un bûcheron, ni un vestige d'habitation humaine. Shakspeare, le grand poète, l'a dit, et l'antiquité donnait à ses poètes le titre de votes : « Les tours couronnées de nuages, les palais pompeux, les temples solennels, le grand globe luimême avec toutes ses richesses, tout se dissoudra et
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s'évanouira connue un spectacle sans consistance, sans laisser une trace » Le tendre et gracieux poëte de la verte Erin, Thomas Moore, a dit ces vers que je répète avec une mélancolique pensée en quittant les rocs et les sables mouvants de Helgoland : « Pauvres voyageurs d'un jour d'orage, nous flottons de vague en vague, et l'éclair de l'imagination, et la lueur de la raison ne servent qu'à nous faire voir comme notre route est agitée. Il n'y a rien de calme que le ciel!. »
1. The cloud capt towers, the gorgeous palaces, The solemn temples, the great globe itself, Yea ail whioh it inherit, shall dissolve, And like this insubtantial pageant faded, Leave not a rack behind. Poor wanderers of a stormy day, From wave to wave we 're driveu, And fancy's flash and reason's ray Serve bnt to light the troubled way ; There's nothing calm but heaven.
t
2.
FIN.
��TABLE ANALYTIQUE.
I
DANTZIG.
— Transformation de l'Allemagne par les chemins de fer. — Time is moneij. — Poésie de Gœthe. — Berlin. — Jeunesse et progrès de la Prusse. — Palais et Université de Berlin. — Le roi Frédéric Guillaume IV. — La plaine de Berlin. — Route de Dantzig. —Souvenirs historiques. — La guerre. — Aspect de Dantzig. — Origine de cette ville. — Les chevaliers de l'ordre Teutonique. — La légende du riche Niklas. — Domination de la Pologne. — La réformation. — Nouvelles guerres. — Stanislas Leczinski. — Envahissement de la Prusse. — Siège de 1813. — Topographie et architecture de Dantzig. — Sculptures mythologiques. — VArthur Hof. — Intérieur de ia Bourse. — L'église Sainte-Marie. — Tableau de Van Eyck. — Légende du Christ et de la statue de la Vierge. — État
commercial de Dantzig. — Les bois de la Pologne. — Les conducteurs de radeaux >.., , ;„ 1
II
LE COUVENT D'OLIVA. — Poésie de la nature dans le Nord.— La riante campagne d'Oliva; — Saint AdalberJ. — L'offrande de la pauvre femme. — Luttes et désastres. — Nouvelles calamités. — Traité de paix d'Oliva. — Suppression du couvent. — Influence de son enseignement. — État actuel de l'édifice. — Au haut du phare, 61
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TABLE
ANALYTIQUE.
III
MARIENBURG.—
Histoire de l'ordre Teutonique. — Les charitables pèlerins de l'Allemagne à Jérusalem. — Fondation de l'ordre. — Premier hôpital et première chapelle. — Agrandissement et prospérité de l'ordre.— Herman de Salza. — Premiers règlements des chevaliers teutoniques. — Devoir des chevaliers. —Prérogatives du grand maître. —La Prusse et les Prussiens au xn' siècle. — Mythologie. — Premiers essais de conversion au christianisme. — Entreprise des chevaliers teutoniques. — Le vaillant Balke. — Un demi-siècle de guerre. — Conquête de la Prusse par les chevaliers. — Fondation de Marienburg.—Construction du château et des remparts.— Marienburg résidence des grands maîtres. — Administration de l'ordre. — Ses pouvoirs, ses bienfaits. — Conrad de Jungingen. — Guerre avec la Pologne. — Bataille de Tanneberg. — Reuss de Plauen. — Siège de Marienburg. — Paix avec la Pologne. — Paul de Reussdorf. — Époque de décadence. — Ligue des mécontents. — Guerre civile. — Nouvelle guerre avec la Pologne. — Ba'taille de Cowetz. — Affaiblissement et dénûment de l'ordre. — Les mercenaires en révolte. — Vente de la ville au roi de Pologne. — Le loyal Blumes. — Second siège de Marienburg. — Capitulation. — Traité de Thorn. — Les suites de la guerre. — Les grands maîtres à Kœnigsberg. — Albert d'Anspach. — Dernière catastrophe. — Derniers rayons de gloire de l'ordre Teutonique. — Suppression de l'ordre en 1809. — Description du château de Marienburg. 71
IV
LA CÔTE DE POMÉRANIE.
— Son caractère distinctif. — Premiers habitants de cette contrée.—Les Celtes., les Germains, les Slaves. — Physionomie des Wendes. — Leurs dieux, leurs
�TABLE
ANALYTIQUE.
dogmes, leurs cultes. — Caractère d'indépendance. — Organisation sociale. — Pouvoir absolu du père de famille. — Mariages. — Funérailles. — Labeur agricole. — Colonisation. — Le calendrier de la nature. — Enseignement du christianisme. — Inutiles efforts des missionnaires. — Nouvelles tentatives. — L'évêque Othon de Bamberg. — Boleslas. —Conversion de la Poméranie. — Invasion des Danois. — Décroissement de la population. — Colonies allemandes. — Nouvelles guerres et nouveaux désastres. — Règne de Bogislas. — La tradition du fidèle serviteur. — Heureuse campagne de Bogislas. —Bienfaisante administration. — Voyage du prince à Jérusalem. — Retour à Stettin. — La légende des paysans de Cosserow. — La réformation. — Invasion de la Poméranie pendant la guerre de Trente ans.—Les villes dans la mer. — Légende de Vineta. — Ruines des anciens édifices. — Le couvent d'Eldena et ses grottes mystérieuses. — Nouvelle prospérité de la Poméranie 149
V
L'ÎLE DE RUGEN. — Révolution du globe. — Soulèvement de^ terrain. — Ravages de l'Océan. — Étrange configuration de Rùgen. — Son climat, sa végétation. — Premières notions historiques. — La déesse Hertha. — Tradition des Lombards.
— Population slave. — Caractère audacieux des Rûgéniens. — Bateliers et pirates. — Mission catholique. —Détails mythologiques. — Garz. — Arcona, — Le dieu Swantewit. — Tentative de Canut le Grand pour subjuguer Rûgen. — Guerre des insulaires avec le Mecklembourg. — Campagne d'Ëric-Edmund. — Asservissement de Rûgen par Valdemar. — Destruction des idoles. — Nouvelle population. — État actuel de l'île. — Les seigneurs et les fermiers. — Aspect de la campagne. — Paysans de l'âge mûr.— Travail agricole et industriel. — Le hameau des pêcheurs. — Les sermons du rivage. — Tombeaux et monuments archéologiques. — La tradition des pirates. — La lé20
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TABLE ANALYTIQUE.
gende de Stubbenkammer. —Putbus. — Création du Prince. — Château , jardin , bourgade , grandes routes , établissements de bains. — La fortune du Prince. — Sa mort. — Isola Bella. .192
VI
HAMBOURG.
— Variété de mœurs et de caractères dans les divers Etals de l'Allemagne. — Importance de chaque État et de chaque petite capitale. — Illustrations littéraires et universitaires. — Librairie allemande. — Les attractions de Hambourg. — Institutions scientifiques. — Ecrivains de Hambourg. — Hôtel Victoria. — L'Alster. — Mouvement journalier de la ville. — Édifices élevés sur les ruines de l'incendie.— Origine de la ville. — Association à la Hanse. — Démolition des remparts. — Le port. — Impôt de la douane. — Monnaie invisible. — Accroissement et prospérité de Hambourg. — Population.— Le premier juif admis dans la cité. — Fortune actuelle des juifs. — Etat politique et financier de Hambourg. — Etablissements de bienfaisance. — M. Henri Schrœder et sa maison de refuge 245
VII
L'EMBOUCHURE DE L'ELBE.
— Aspect du fleuve. — Rives du Hanovre et du Holstein. — Altona. — Ottensen. — Blankenes. — Les Lustgarten. — Mélanges de poésie et de gastronomie. — Les Marches. — Glùckstadt. — Cuxhaven. — Les bancs de sable, les difficultés et les périls de la navigation à l'embouchure du fleuve. — Neuwerk. — Dévastation de la mer sur la côte et dans les îles. — Nordstrand. — Les Halligen. — Aridité du soi. — Cabanes construites sur les monticules. —Dan-
gers proportionnels des inondations. — Amour de la terre natale. — Courage et résignation 275
�TABLE
ANALYTIQUE.
VIII
HELGOLAND.
— Étroit espace de l'île. — Ancienne tradition. — Ancienne dénominalion. — Le culte de Fosta; la légende de sainte Ursule. — Hypothèses sur l'étendue primitive de l'île. — Cartes de Meyer. — Premières notions historiques. — Mis-
sions catholiques. —Saint Willibrod. — Destruction des idoles. — Nouvelle renommée de Helgoland. —La migration des harengs. — Guerre entre le Schleswig et les villes hanséatiques. — Helgoland pris par les Danois. — Envahi par les Anglais. — Importance de cette possession. — L'heureuse année de contrebande. — Rapide fortune de Helgoland. — Son déclin.— Nouvelle ressource pécuniaire. — Les bains. — Aspect de l'île dans son état naturel. — Sa circonférence. — La terre basse et la terre haute. — Stérilité du sol. — L'épave. — Produits du pilotage et de la pêche. — Le passage des bécasses. — Administration de l'île. — Caractère des habitants. — Courage des marins. — Patience des femmes. — Leur physionomie et leur costume. —La saison des bains. — La légion étrangère. — Les casernes dans les champs de pommes de terre. — Destruction graduelle de l'île par les eaux. — Le cimetière. — Le conte de Chidher. — Tout doit-il périr? 300
FIN DE LA TABLE.
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1|I: Dantzig |9
1|II: Le couvent d'Olivia |59
1|III: Marienburg |79
1|IV: La côte de Poméranie |150
1|V: L'île de Rugen |200
1|VI: Hambourg |253
1|VII: L'embouchure de l'Elbe |283
1|VIII: Helgoland |308